Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

Le déclin du Hezbollah

Hezbollah - Le Vent Se Lève
Un écran géant projetant le Secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah devant ses partisans © Bassem Khalil

Le Secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a pour l’essentiel exclu un engagement armé aux côtés du Hamas. Le « Parti de Dieu », qui maintient une rhétorique incendiaire à l’encontre d’Israël, se révèle pragmatique. Bête noire de Washington et de Tel-Aviv, pointe avancée de l’hégémonie iranienne au Proche-Orient, le Hezbollah ne jouit plus de la popularité qui était autrefois la sienne. La perspective d’une confrontation armée avec Israël est rendue improbable par l’érosion de sa base. En cause : sa participation au système clientéliste libanais, l’embourgeoisement de ses cadres et leur proximité avec les élites économiques du pays. Par Joseph Daher, auteur Hezbollah: The Political Economy of the Party of God (Pluto Press, 2016) [1].

Le Hezbollah, fort de ses cinquante mille soldats, représente une force armée significative. Elle a dissuadé les éléments les plus bellicistes du gouvernement israélien d’ouvrir un nouveau front au nord. Aux côtés d’Israël, les États-Unis ont alerté sur la possibilité d’une intervention de la milice chiite dans le conflit en cours. Au Liban, l’aura d’antan du Hezbollah n’est cependant plus qu’un lointain souvenir.

Une milice nationaliste devenue un acteur économique majeur

Le « Parti de Dieu », qui a officiellement vu le jour en 1985, a bénéficié d’un soutien politique, militaire et financier de la République islamique d’Iran. Les années passant, il a diversifié ses sources de financement au Liban et en Syrie, grâce à des activités de contrebande et de trafic de drogue. À partir des années 1990, le Hezbollah est devenu la principale voix de la population chiite au Liban, dépassant ainsi son rival, le parti Amal. Il a conquis cette prédominance grâce à son oeuvre sociale à destination de sa clientèle électorale, et à son opposition intransigeante à l’agenda de son voisin israélien. L’occupation en Palestine, la progression continue de la colonisation en Cisjordanie et les bombardements meurtriers sur Gaza, largement condamnés au Liban, ont permis au Hezbollah de capitaliser sur le rejet d’Israël.

Depuis lors, sa base s’est élargie et diversifiée. Aujourd’hui, le mouvement compte une fraction croissante de cadres issus de la bourgeoisie chiite et de la classe moyenne supérieure, particulièrement à Beyrouth. Cette évolution jure avec sa base originelle, religieuse et populaire. Dans les banlieues sud de la capitale, de nombreuses familles aisées et la plupart des commerçants sont devenus des partisans dévoués du Hezbollah. Parallèlement à la croissance du mouvement, une nouvelle fraction de la bourgeoisie, financée par l’Iran, est apparue.

Le parti a également accru son influence au sein de nombreuses entreprises privées, notamment dans les domaines de l’immobilier, du tourisme et du commerce. Sous l’influence directe du Hezbollah, ces intérêts ont gagné en importance dans la communauté des affaires du Liban.

De ce fait, le Hezbollah est devenu un acteur économique majeur. Cette combinaison d’activités, associée à sa présence dans la société civile et à sa branche armée, a dans un premier temps contribué à pérenniser sa base sociale. Le Hezbollah a également veillé à conserver sa position hégémonique au sein de la communauté chiite, maniant la carotte – multiplication des activités caritatives en faveur des plus démunis – et le bâton – répression féroce à l’encontre de ceux qui remettent en question son monopole sur l’opposition libanaise à Israël.

Accroissement de la puissance militaire et croissance du soutien populaire n’ont cependant pas été de pair. L’implication du Hezbollah dans de nombreux conflits religieux au Liban jure avec son orientation nationaliste originelle.

Suite au soulèvement d’octobre 2019, le Hezbollah n’a pas hésité à mobiliser ses partisans pour intimider les manifestants dans différentes localités, y compris au centre-ville de Beyrouth ou à Nabatiyeh, au sud du pays. Entre-temps, l’embourgeoisement du Hezbollah avait induit des changements dans son orientation politique vis-à-vis du système politique clientéliste et néolibéral libanais… Opposant radical aux institutions dominantes dans ses premiers temps, il accepte désormais les structures politiques existantes – qui lui ont permis d’acquérir cette situation confortable. Au point qu’il en est aujourd’hui l’un des principaux gardiens, aux côtés du reste de la classe dirigeante.

Militarisation, confessionnalisation et érosion du soutien populaire

L’invasion israélienne du Liban en 1982 a contribué à l’émergence du Hezbollah. Avant sa création officielle en 1985, il comptait à son actif de nombreuses opérations militaires – notamment des attentats-suicides contre les ambassades occidentales. Par la suite, le développement de son appareil armé fut étroitement lié au conflit qui l’opposait à Israël. En 2000, le Hezbollah réussissait à chasser Israël du sud du Liban, mettant fin à une occupation qui avait débuté en 1978.

La guerre libano-israélienne de 2006 marque l’apogée du Hezbollah. Le Liban déplore 1.500 victimes, dont 1.200 civils, tandis qu’Israël perd 160 de ses citoyens, dont 120 soldats. Malgré l’asymétrie des pertes, Israël a échoué à reconquérir la fraction territoriale perdue, permettant au Hezbollah de brandir ce conflit comme un trophée. Au sud du Liban, meurtri par l’invasion et l’occupation israélienne, son rôle lui a permis d’élargir sa base sociale au sein de la population chiite. Et au Moyen-Orient, le Hezbollah est ainsi devenu l’un des principaux symboles de l’opposition armée à Israël.

Depuis, l’antagonisme à l’égard de l’État hébreu est cependant passé au second plan ; le Hezbollah a subordonné ses objectifs politiques à celui de son sponsor, l’Iran. Cette évolution s’est notamment traduite par l’intervention militaire du Hezbollah en Syrie, qui a considérablement renforcé sa composante militaire.

Allié au régime autocratique de Bachar al-Assad, le Hezbollah a ainsi bénéficié de nouveaux alliés politiques et d’une expérience au combat. Il a notamment élargi son arsenal et détient désormais un grand nombre de roquettes et de missiles. Bien sûr, cette militarisation du « Parti de Dieu » lui offrait des moyens de pression supplémentaires vis-à-vis d’Israël, mais après la guerre de 2006, il allait déployer ses forces à des fins qui ne concernaient qu’indirectement son voisin.

Accroissement de la puissance militaire et croissance du soutien populaire n’ont cependant pas été de pair. Au Liban, population chiite mise à part, l’isolement du Hezbollah n’a fait qu’augmenter. L’implication du parti dans de nombreux conflits religieux au Liban jurait avec son orientation nationaliste originelle. En août 2021, à Khalde, au sud de Beyrouth, des affrontements ont éclaté entre le Hezbollah et des tribus sunnites, provoquant trois décès. Au cours de ce même mois, dans le village majoritairement druze de Chouaya, de jeunes manifestants ont intercepté une fourgonnette transportant des miliciens du Hezbollah équipés d’un lance-roquettes. Ils souhaitaient cibler Israël depuis cet endroit, ont été contraints de battre en retraite sous l’assaut des jeunes druzes.

Le Hezbollah, la classe dominante et les intérêts iraniens

En octobre 2021, un autre incident majeur s’est produit à la suite d’une manifestation du Hezbollah contre le juge Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Des affrontements ont éclaté dans le quartier voisin de Tayouné, au sud de Beyrouth, opposant des combattants chiites du Hezbollah à d’autres minorités établies dans les quartiers chrétiens – probablement des membres des Forces libanaises, un mouvement d’extrême droite chrétien. Le bilan, qui s’élevait à sept décès et trente-deux blessés, avait fait craindre le déclenchement d’une nouvelle guerre civile.

Au Liban, les partis politiques confessionnels opposés au Hezbollah, ainsi que de larges secteurs de la population, considèrent le « Parti de Dieu » comme le principal obstacle à l’aboutissement des enquêtes relatives à l’explosion du port de Beyrouth. Non sans raisons. Le chef de l’Unité de liaison et de coordination du Hezbollah, Wafic Safa, a ouvertement menacé d’en finir avec le juge Bitar. Même les anciens alliés du parti, comme le Courant patriotique libre, ont été de plus en plus critiques à son égard. Les principaux acteurs politiques libanais, tels que le Parti socialiste progressiste et son leader de longue date, Walid Joumblatt, continuent d’exprimer leur soutien à la lutte palestinienne dans la bande de Gaza, mais ils insistent sur leur opposition à toute implication de leur pays dans un nouveau conflit avec Israël.

Avec la crise socio-économique qui perdure depuis octobre 2019, le rejet du Hezbollah n’a cessé de croître. Au cours de cette période, le taux de pauvreté a crû en flèche, passant de 25 % en 2019 à plus de 80 %. De larges secteurs de la population sont ainsi rétives à l’engagement du pays dans un quelconque conflit.

L’immense soutien populaire dont bénéficiait le Hezbollah en 2006 fait aujourd’hui défaut. Au-delà de la scène nationale, son intervention militaire en faveur du régime syrien a également sapé sa popularité dans la région.

Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie principalement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir significativement le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël. Bien que le Hezbollah soit basé au Liban et bénéficie d’une certaine autonomie politique, il demeure fortement lié aux intérêts de la République islamique. Il n’a cessé de consolider et d’étendre le réseau d’alliés régionaux de l’Iran – qu’il s’agisse d’acteurs étatiques ou non étatiques.

Après l’assassinat de Qassem Soleimani, le commandant de la Force Qods – la branche des Gardiens de la révolution islamique principalement chargée des activités extraterritoriales et clandestines – l’importance du Hezbollah pour l’État iranien n’a cessé de croître.

Malgré les réserves du Hezbollah – partagées avec Téhéran – concernant le déclenchement d’une nouvelle guerre avec Israël, le parti doit aussi tenir compte de la nécessité de préserver sa relation avec le Hamas, et des avantages politiques qu’il peut retirer des massacres du 7 octobre.

Le conflit en cours a permis au Hamas de réaffirmer son rôle prédominant sur la scène politique palestinienne, marginalisant davantage une Autorité palestinienne déjà affaiblie. Sur le plan régional, il a entravé le processus de normalisation engagé par Donald Trump et poursuivi par Joe Biden, ainsi que le rapprochement israélo-saoudien. Une nouvelle donne de polarisation autour d’Israël que le Hezbollah compte exploiter… tout en demeurant trop faible pour enclencher un conflit ouvert.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Hezbollah Is Increasingly Isolated in the Middle East »

La scène politique libanaise à son tournant : une nouvelle opposition se prépare à la course aux législatives

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg
Place des martyrs, Beyrouth © Vladanr

L’introduction du scrutin proportionnel au Liban constitue une opportunité historique pour la création d’une plateforme politique alternative.


Par Marina Ader et Nada Maucourant Atallah

Après plus de 8 ans de blocage institutionnel et de discussions houleuses durant lesquels le Parlement libanais a étendu son mandat deux fois, celui-ci a enfin réussi à s’accorder sur une nouvelle loi électorale le 16 juin dernier. Celle-ci est basée sur un scrutin proportionnel, ce qui ouvre la voie à une plus grande représentativité pour les listes indépendantes. Les Libanais, privés d’élections législatives depuis 2009, vont pouvoir se rendre aux urnes pour choisir leur député en mai 2018.

Le scrutin proportionnel : une opportunité inédite pour les acteurs non traditionnels libanais

Cette nouvelle loi remplace la loi dite de « 1960 », qui reposait sur un scrutin majoritaire à un tour — c’est-à-dire que la totalité des sièges d’une circonscription était attribuée à la liste qui obtient le plus grand nombre de voix. L’introduction d’un scrutin proportionnel constitue une première dans l’histoire du Liban. Toutes les listes atteignant le seuil électoral[1] se verront attribuer des sièges parlementaires en fonction du nombre de voix obtenues et des quotas confessionnels en vigueur[2]. Bonne nouvelle pour les « petits » candidats et les listes indépendantes qui ont désormais leur chance. « Je pense que c’est une des premières fois historiquement, qu’une telle ouverture s’offre à la société civile au Liban » nous affirme avec aplomb, Wadih Al Asmar, un des membres fondateurs du mouvement « Vous Puez »[3], lors de notre rencontre à Badaro, l’un des nouveaux quartiers branchés de Beyrouth. « Il y a eu en réalité en 2005, mais ce n’était qu’une ouverture partielle : les manifestations ont été très vite récupérées par les partis politiques et l’affaire était pliée [4] »  nuance-t-il. L’exercice démocratique semble cette fois-ci bien en marche : c’est l’occasion inédite pour une nouvelle opposition d’opérer un changement dans le paysage politique libanais en s’accordant sur un programme politique solide qui puisse défier les partis politiques traditionnels. Dans une société confessionnelle et profondément divisée, les contraintes qui pèsent sur l’émergence d’une voix d’opposition sont cependant importantes et le défi est de taille.

Une conjoncture libanaise favorable à l’émergence d’une alternative politique

En dehors de cette ouverture institutionnelle, des signaux témoignent d’un changement plus global au sein du rapport de force entretenu entre les acteurs non traditionnels (membres de la société civile, militants politiques de gauche et de l’opposition) et les élites dirigeantes. L’élection du leader chrétien Michel Aoun en octobre 2016, après presque 1 an et demi de vacance présidentielle, a notamment permis le rééquilibrage du système confessionnel, supposé maintenir un consensus entre les différentes communautés au sein du pouvoir[5]. Cependant, depuis la fin de l’occupation syrienne au Liban en 2005, un profond déséquilibre s’était instauré au sein de cette formule du partage des pouvoirs, lié à la polarisation de la scène politique libanaise entre l’alliance pro-syrienne, dite du « 8 mars » soutenue par l’Iran et celle du « 14 mars », anti-syrienne, soutenue par l’Arabie Saoudite et les États-Unis[6]. L’hégémonie de ces deux coalitions et leur influence forte dans chaque aspect de la vie politique et sociale du pays ont considérablement réduit l’espace disponible pour l’émergence d’une troisième voie civile. La fracture entre le 8 mars et le 14 mars semble toutefois aujourd’hui s’effacer, par conséquent, aucun parti ne peut, de manière crédible, accaparer la rhétorique de l’opposition politique : « les lignes de clivage entre les élites gouvernantes, dans toutes ses déclinaisons, s’estompent  ce qui laisse une marge importante pour une voix dissidente, une vraie voix d’opposition, présentant des alternatives économiques, sociales, politiques » commente le chercheur Karam Karam[7]. Par ailleurs, cette même élite rencontre aujourd’hui des difficultés économiques dans un pays à la dette publique colossale[8], tarissant les sources du clientélisme sur lequel repose largement le système libanais. Les modes clientélistes de distribution des richesses n’étant plus opérationnels, le système paraît de moins en moins crédible aux yeux de la population, rongeant peu à peu les réseaux de solidarités primordiaux.

Si le contexte politique semble aujourd’hui entrouvrir la porte à une alternative, la mobilisation civile au Liban est loin d’être nouvelle. Depuis 2011 notamment, des initiatives de la société civile ont produit des mouvements relativement importants au Liban, qui préparent aujourd’hui la population au débat politique. Le mouvement « La chute du régime confessionnel » qui demandait la fin du confessionnalisme, est par exemple né sous l’impulsion des soulèvements arabes de 2011 ; le mouvement du « Comité de coordination syndicale » créé en 2013 a quant à lui uni les travailleurs du secteur public pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et le très médiatisé « Mouvement contre la crise des déchets » a réuni près de 100 000 Libanais dans la rue en août 2015. C’est à l’occasion de ces manifestations que deux principaux groupes d’activistes se sont mobilisés, « Vous Puez » et Badna Nhaseb[9], aujourd’hui encore très actifs dans l’opposition. Enfin, les élections municipales de 2016 ont ouvert la possibilité d’une transformation politique de ces contestations avec la présentation de listes indépendantes, notamment Beirut Madinati[10], qui a obtenu presque 40 % des votes à Beyrouth. De nouveaux groupes et mouvements sont en constante création.

Cette effervescence civile est symptomatique d’une véritable demande de changement politique. Mais ce n’est pas gagné pour autant : « il faut absolument être capable de proposer une offre politique qui soit cohérente, c’est-à-dire qui interpelle les gens sur leurs sources d’inquiétude et qui inspire confiance en termes de rapports de force » comme l’explique l’ancien ministre Charbel Nahas[11]. Les dernières élections du syndicat des enseignants du privé et de l’ordre des ingénieurs en sont la preuve. Si les premiers n’ont pas élu l’opposant à la coalition formée par les acteurs traditionnels, il a toutefois obtenu 43 % des suffrages. L’ordre des ingénieurs a quant à lui imposé le candidat de l’opposition, signal que le rapport de force est en train d’évoluer et qu’une opportunité de changement se présente dans le paysage politique libanais.

Les contraintes de la nouvelle loi électorale ou le reflet de l’élite politique

Cependant, chacune de ces mobilisations s’inscrit dans un contexte particulier et ne saurait témoigner d’une trajectoire conduisant linéairement vers la consécration des acteurs non traditionnels sur la scène politique. La transition vers l’arène de la politique institutionnalisée est difficile, et les contraintes sont importantes. Karam Karam souligne notamment que le « Mouvement contre la crise des déchets » reste « contextuel et thématique », résultant plus du ras-le-bol causé par les monts d’ordures s’entassant dans les rues que d’une véritable adhésion à un projet alternatif. Aucune solution durable n’a d’ailleurs été trouvée à cette crise, preuve que la pérennisation institutionnelle des revendications de ces mobilisations sociales est difficile.

La loi en elle-même n’est pas non plus née de la contestation civile, une opportunité a été créée, mais elle n’est pas l’œuvre directe de la mobilisation. Il ne faut donc pas se méprendre sur les intentions des promoteurs de cette loi dont les contraintes sont fortes et les ressorts particulièrement complexes. Les seuils électoraux sont effectivement presque impossibles à atteindre tant ils sont élevés. Alors que la Turquie était vivement critiquée pour son seuil électoral de 10 %, un des plus élevés au monde, le Liban s’apprête à mettre en place des seuils avoisinant les 20 % dans certaines circonscriptions, rendant quasiment impossible la représentation des petits partis, comme l’explique Ali Slim, chercheur à l’Association Libanaise pour des Élections Démocratiques. Au cours de leurs discussions, les promoteurs de la loi n’ont pas oublié le « vote préférentiel ». Cette dimension de la loi constitue une nouvelle contrainte à l’élection de candidats alternatifs. En effet, chaque votant doit indiquer un candidat « préféré » au sein de la liste qu’il a choisi. Celui-ci doit toutefois appartenir au caza[12] dans laquelle réside le votant, cette restriction étant en réalité un outil au service du système clientéliste libanais. Forcé de choisir un candidat « préféré » dans la liste, le citoyen se tournera plus naturellement vers la personnalité locale qu’il connaît, le Za’im (patron local en arabe), et qu’il pense susceptible de défendre ses intérêts particuliers. L’enjeu pour les candidats devient donc l’obtention de ce vote préférentiel, avec toutes les méthodes de corruption que cela peut impliquer, quitte à se déchirer au sein d’une même liste. En réalité, cette loi électorale a donc été conçue de manière à ne pas menacer directement les intérêts de l’élite au pouvoir, elle « est à l’image de ceux qui l’ont faite », conclut Wadih Al Asmar.

La difficile consolidation des mouvements civils dans une société aux divisions profondes

L’impact institutionnel réduit des acteurs civils et alternatifs s’explique aussi en partie par les puissantes contraintes que présentent les structures de la société libanaise — dont la prédominance des solidarités claniques, confessionnelles, et communautaires est bien connue. Comment faire vivre la notion de citoyen, quand l’État, décomposé par 25 ans de « Néo-libanisme économique »[13], n’est même pas capable d’assurer les services les plus basiques en matière d’eau, d’électricité, de santé ou d’éducation ? Comment porter sur le devant de la scène des demandes transversales quand l’élément confessionnel constitue encore une part importante de l’identité libanaise, qui, en plus de régir les institutions politiques, régule l’essentiel des rapports sociaux et informels ? Plus encore, comment panser les cicatrices de la guerre civile, dans un pays où aucun exercice de mémoire collective n’a été mené ? L’afflux de plus d’un million et demi de réfugiés syriens (soit plus de 20 % de la population) a par ailleurs eu pour effet de renforcer le sentiment de minorité des chrétiens du pays, ravivant ainsi les tensions confessionnelles. Cet afflux ajoute également une pression démographique considérable sur des infrastructures publiques déjà défaillantes, dans un contexte économique morose. Ces relents confessionnels vont être une nouvelle fois exploités par les acteurs politiques traditionnels, qui, en divisant la population, justifient leur légitimité de leaders communautaires.

Mais ces contraintes sont aussi liées à la sphère civile elle-même. Parfois traversée par ces lignes de fracture, elle finit par reproduire elle aussi certains mécanismes de division, que ce soit à propos de la question du Hezbollah[14] ou de la Syrie[15]. La difficile définition d’une identité collective explique les difficultés à rassembler au-delà du cercle de militants habituels, souvent issus de classes sociales éduquées et urbaines. D’autant plus que la palette d’acteurs est riche de nuances et ne constitue pas un bloc monolithique : elle va de Sabaa, un nouveau parti « ni de droite ni de gauche » selon son secrétaire général Jad Dagher — dont la communication parfaitement rodée n’est pas sans rappeler le macronisme à la française — à l’extrême gauche de Badna Nhaseb. Elle inclut aussi bien de nouveaux groupes d’entrepreneurs, des membres de Beirut Madinati et ceux du mouvement fondé par Charbel Nahas. Le défi est de trouver un consensus sans perdre de vue la nécessité de se doter d’un programme national au fondement politique cohérent, afin d’être crédible sur l’arène de la compétition électorale. C’est en effet un moment charnière pour les acteurs non traditionnels, un test de la capacité d’adaptation et de mutation de leurs modes d’action, de la voie contestataire et informelle à la voie institutionnalisée ; en bref, c’est la transition délicate de la rue aux urnes qui est ici en jeu.

“Le temps du sérieux est venu”, slogans d’un nouveau parti politique libanais, Sabaa

Des mouvements sociaux à l’entrée dans la compétition électorale : espoirs et défis

Les différents acteurs alternatifs l’ont d’ailleurs bien compris et ont commencé leur action en ce sens. Des discussions sont en cours et tendent vers la création d’une plateforme politique, capable d’offrir des propositions politiques à la hauteur des demandes qui ont émergé ces derniers mois. L’action est principalement menée par les membres des mouvements d’opposition précités déjà présents sur la scène libanaise (« Vous Puez », Badna Nhaseb, « Citoyens et Citoyennes dans un État », etc.). Les groupes de travail se structurent, les discussions se précisent, et doivent donc aboutir à la création d’une coalition qui se fonde sur un socle politique clair et surtout, dotée d’un processus d’action unifié capable d’aller à la confrontation politique. L’unification est effectivement la clé de voûte de cette action. Elle ne sera efficace que si ses membres, provenant de mouvements sociaux et politiques disparates, arrivent à dépasser leurs querelles antérieures. Si tel est le cas, « cela pourrait être un mouvement fondateur pour commencer à lancer une vraie opposition au Liban, surtout que les lignes de clivage s’estompent, et la loi offre l’opportunité de s’organiser dans tout le Liban » affirme le chercheur Karam Karam.

Au centre des priorités politiques de cette plateforme se trouve la reconstruction de l’État, exsangue après 25 ans de politiques néolibérales. Les questions de service public, d’éducation, de santé, du renforcement des institutions, de lutte contre la corruption sont prioritaires chez tous les acteurs que nous avons rencontrés dont la plupart sont des militants de la société civile de longue date, des chercheurs, des consultants ou travailleurs d’ONG. Comme Gilbert Doumit, militant et membre de Beyrouth Madinati, l’analyse « la priorité est est de changer la relation entre le citoyen et l’État », de miner, peu à peu, les causes profondes du confessionnalisme afin de rendre caduque la rhétorique communautaire exploitée par les partis au pouvoir, plutôt que d’attaquer frontalement le système confessionnel : « le confessionnalisme sera mort quand le Libanais aura l’intime conviction que lorsqu’il s’adresse à un agent public, celui-ci va le servir indépendamment de sa confession » analyse Wadih Al Asmar.

Quid des questions internationales et sécuritaires, celles notamment liées au conflit syrien, ou des armes du Hezbollah ? Autant de sujets qui paraissent incontournables dans l’actualité libanaise, au moment où la milice célèbre la victoire contre les terroristes implantés à sa frontière, suite à des offensives menées indépendamment de l’armée nationale. Conscients du fort potentiel de discorde de ces sujets, le discours de ces nouveaux acteurs politiques reste prudent. De fait, analyse Karam Karam, « ces nouveaux acteurs n’ont pas besoin d’aller libérer ni le Golan ni la Syrie », évoquant la nécessité d’un « réalisme politique », sous peine de « gâchis ». Si même l’élite politique, qui se déchire depuis plus de 25 ans, a réussi à s’accorder afin de conserver le pouvoir et leurs intérêts, tout est donc bien possible.

Bien que cette plateforme a été pensée à l’occasion d’une échéance électorale, sa vision est toutefois tournée vers le long terme. Elle s’appuie notamment sur la perte de légitimité du pouvoir politique en place. Les élites au pouvoir n’ayant pas su répondre aux inquiétudes et aux demandes des Libanais, c’est l’occasion de faire changer le comportement des acteurs établis et de modifier les rapports de force. En somme, l’enjeu de cette échéance électorale n’est pas tant d’obtenir un maximum de sièges au Parlement que de faire peur à l’establishment que de rebattre les cartes de la politique libanaise afin de parvenir à opérer un changement dans le paysage politique. Dans un tout autre contexte, l’exemple français illustre cette hypothèse : si le Rassemblement Bleu Marine ne représente que 8 sièges à l’Assemblée Nationale française, on ne peut négliger sa présence remarquée dans le paysage politique français et sa capacité à influencer l’opinion publique. Avec l’arrivée d’une opposition capable de répondre aux craintes et aux inquiétudes de la population tout en proposant une alternative sérieuse pour le futur, les comportements des acteurs traditionnels, des élites politiques comme des chefs confessionnels, devront inévitablement évoluer et se repositionner selon les attentes de la population. Il est toutefois difficile de se prononcer sur le temps que mettront les Libanais à adopter un nouveau modèle. Même si l’édifice est branlant, Rome ne s’est pas faite en un jour, alors qu’en sera-t-il du nouvel échiquier politique libanais ?

L’optimisme est tout de même de mise étant donné la différence du contexte libanais par rapport au reste de la région. Le Liban est, parmi les pays arabes, un pionnier de la transition démographique[16] et a connu un exode rural massif dès les années 1950. Charbel Nahas affirme en effet que « la société libanaise s’est déjà depuis longtemps adaptée en termes démographiques, migratoires et d’éducation, des thématiques que les autres sociétés arabes continuent d’affronter actuellement ». Ce qui expliquerait la possibilité d’une transition vers davantage de démocratie via la voie institutionnelle, et non dans le tumulte des révolutions qui ont pu agiter la région. Le pays des Cèdres serait-il donc enfin prêt à commencer les réformes dont il a tant besoin ? Rendez-vous en mai prochain pour la première étape.

 

[1] Le seuil électoral est déterminé en divisant le nombre de voix exprimés par le nombre de sièges donné dans chaque circonscription, c’est-à-dire que dans une circonscription offrant 4 sièges parlementaires, les listes devront atteindre 25% des voix exprimées pour placer un candidat.

[2] Des sièges sont réservés aux communautés religieuses en fonction de la répartition confessionnelle supposée dans chaque circonscription donnée. Le Parlement compte au total 64 députés chrétiens et 64 députés musulmans.

[3] « Vous Puez » est un des principaux mouvements contestataires, constitué en août 2015 lors de la crise des déchets au Liban, durant laquelle les ordures ont jonché les rues de Beyrouth et de la région du Mont Liban pendant 8 mois. La crise est toujours sous-jacente.

[4] Référence à la « Révolution du Cèdre » de mars 2005 la réunissant plus d’un million de personnes dans la rue réclamant la fin de l’occupation de la Syrie, accusée de l’assassinat du Premier Ministre, Rafic Hariri. Le mouvement a abouti au départ des troupes syriennes après 29 ans d’occupation.

[5] Le confessionnalisme politique est un système de gouvernance assurant la représentation des 18 communautés reconnues par l’État. Le président est chrétien maronite, le Premier Ministre sunnite et le président de l’assemblée nationale chiite.

[6] Fait respectivement référence aux manifestations pro-syrienne du 8 mars 2005 et anti-syrienne du 14 mars 2005

[7] Karam Karam est chercheur, auteur d’une thèse sur le secteur associatif au Liban, Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2006, 361 p.

[8] 160 % du PIB, soit proportionnellement, la 3ème dette la plus importante au monde.

[9] « Nous voulons des comptes » est un mouvement qui réunit plusieurs groupes à l’identité très marquée à gauche : anciens du parti communiste, nationalistes arabes, militants laïques indépendants… Refusant l’étiquette de société civile, ils insistent sur leur dimension de militant politique.

[10] « Beyrouth, ma ville » est une liste électorale indépendante réunissant intellectuels, artistes, urbanistes créée lors des élections municipales de mai 2016

[11] Charbel Nahas est l’ancien ministre des Télécommunications (2009-2010) et du Travail (2011-2012). Il est considéré comme une figure progressiste de l’opposition.

[12] Un caza (district) est une entité administrative au Liban. On en compte 27 dans tout le pays. Chaque circonscription comporte plusieurs caza.

[13] Concept emprunté à Georges Corm pour désigner les politiques d’après-guerre (Le Liban Contemporain : Histoire Et Société, Paris : La Découverte, p237) : l’alliance du néolibéralisme (privatisations des services publics, attraction des capitaux du Golf…) et du confessionnalisme.

[14] Le Hezbollah, milice chiite membre de la coalition du 8 mars est militairement engagé aux côtés de Bachar Al-Assad depuis 2011. Le « Parti de Dieu » tient par ailleurs sa popularité de son efficace système de prestation de services sociaux (santé, éducation, emploi).

[15] La question du soutien à Bachar Al-Assad (et de l’intervention du Hezbollah) ou à la révolution syrienne a engendré des débats politiques majeurs au Liban, auxquels la sphère civile n’est pas hermétique. L’élite au pouvoir tente toutefois aujourd’hui d’adopter un discours consensuel.

[16] Verdeil Eric, Faour Ghaleb et Velut Sébastien, Atlas du Liban, éd. CERMOC-CNRS Liban, 2007, 224 p.

Crédit :

© Vladanr (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg)