L’axe Budapest-Tel-Aviv : au-delà des convergences idéologiques

Orban Netanyahou - Le Vent Se Lève
Visite de Benjamin Netanyahou à Budapest, 5 mars 2025

L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. Il avait d’abord été testé sur les Palestiniens, cobayes d’une surveillance étendue sur plusieurs continents. Au-delà des convergences idéologiques évidentes entre Benjamin Netanyahou et Viktor Orbán, c’est un échange de bons procédés que révèle la consolidation de l’acte Budapest-Tel-Aviv [1].

Viktor Orbán a convié son homologue israélien en dépit des accusations qui pèsent contre lui : usage de la famine comme arme de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. En vertu du droit international, cela n’aurait pas dû survenir. État-membre de la Cour pénale internationale (CPI), la Hongrie était tenue d’arrêter Benjamin Netanyahou dès son arrivée sur le sol hongrois. Or, avant même l’atterrissage du Premier ministre israélien, le gouvernement d’Orbán fait savoir qu’il ne respecterait pas ces obligations légales. En accueillant un criminel de guerre, la Hongrie affiche une fois de plus son mépris des droits humains et de la justice internationale.

Orbán avait annoncé dès novembre dernier son intention d’inviter Netanyahou, qualifiant les mandats d’arrêt de la CPI d’« honteux » et « absurdes ». Ce séjour — de deux — est le deuxième voyage international du Premier ministre israélien depuis la publication des mandats d’arrêt, après l’ovation debout qu’il a reçue au Congrès américain pour ses crimes contre l’humanité.

Péter Magyar, le visage de l’opposition à Orbán, a évité de condamner la visite de Benjamin Netanyahou

Ce n’est pas une première. En 2023, le chef de cabinet d’Orbán avait déjà confirmé que la Hongrie n’arrêterait pas Vladimir Poutine si celui-ci venait à se rendre dans le pays, bien qu’il soit lui aussi recherché par la CPI pour crimes de guerre en Ukraine. Tout en se posant en chantre de la paix sur la scène intérieure, Orbán sabote les principes de justice et d’État de droit en ouvrant les bras aux criminels de guerre les plus notoires de la planète.

Quid des critiques progressistes d’Orbán ? Elles brillent par leur silence. Le fameux « plus jamais ça » semble n’avoir plus aucune portée en Hongrie. La visite de Netanyahou aurait pu être l’occasion de protester contre l’accueil d’un criminel de guerre. Mais plutôt que de défendre le droit international, l’ensemble du spectre politique hongrois a préféré l’indifférence – ou la complaisance. Un silence qui, comme auparavant dans l’histoire du pays, risque de laisser sur la conscience collective la marque d’une complicité avec les entreprises fascisantes et génocidaires.

Moment critique

La visite de Netanyahou intervient en pleine période de tensions politiques en Hongrie. Le mois dernier, Viktor Orbán a annoncé son intention d’interdire les « marches des fiertés » dans tout le pays. Pour justifier cette attaque frontale contre les droits des personnes LGBTQ, il a invoqué la « protection de l’enfance ». Une défense des mineurs qui, visiblement, ne trouve rien à redire au massacre de dizaines de milliers d’enfants à Gaza.

Le projet d’interdiction a déclenché une vague d’indignation en Hongrie comme au sein de l’Union européenne. Des manifestations massives ont eu lieu pour défendre les droits LGBTQ et les libertés constitutionnelles. Les militants hongrois ont organisé plusieurs actions, notamment en arborant le triangle rose — symbole utilisé par les nazis pour persécuter les personnes homosexuels — sur les principaux monuments de Budapest. Dans ce contexte, la venue de Benjamin Netanyahou, combinée à cette nouvelle attaque contre les minorités et la liberté de réunion, pose aussi un défi à Péter Magyar, le nouveau visage de l’opposition.

Ancien membre du parti Fidesz, Magyar dirige le parti Tisza, une formation de centre droit relativement récente, qui enregistre de bons scores dans les sondages. À l’image des précédents adversaires d’Orbán, il adopte une stratégie que l’on peut qualifier de « centriste radicale », refusant de prendre position sur nombre d’enjeux considérés comme sensibles, afin de séduire l’électorat progressiste tout en mordant sur les conservateur. Pour l’instant, il s’est gardé de défendre les homosexuels hongrois face à cette attaque frontale contre leurs droits, recevant paradoxalement le soutien des libéraux – au lieu des critiques que pourraient générer sa lâcheté. Magyar a également évité de condamner la visite de Netanyahou, malgré les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale.

Représente-t-il une quelconque alternative pour défendre les principes démocratiques et humanitaires en Hongrie ?

Blanchir l’antisémitisme

La relation ambiguë entre Orbán et Netanyahou — utilisée comme outil de blanchiment de l’antisémitisme passé du Fidesz — avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la visite du Premier ministre israélien en Hongrie illustre plus que jamais à quel point les postures pro-israéliennes peuvent parfaitement avec un antisémisme latent. Paradoxe devient d’autant plus brûlant à l’heure où Donald Trump instrumentalise la crainte de l’antisémitisme pour justifier une nouvelle vague de répression maccarthyste — allant jusqu’à l’arrestation et la déportation de personnes critiques à l’égard d’Israël. L’affaire Mahmoud Khalil constitue un cas d’école sur la décomplexion de la droite pro-israélienne : jusqu’où est-elle prête à aller — et que peut-elle se permettre sans être inquiétée ?

Cette prétendue lutte contre l’antisémitisme est devenue le prétexte au déploiement d’un agenda ultra-conservateur. Une litanie d’« envahisseurs étrangers » — immigrés, musulmans, progressistes, féministes, personnes queer, etc — menaceraient menacer les autochtones hongrois, dans une posture obsidionale qui n’est pas sans rappeler les justifications des colons israéliens.

Cette paranoïa suprémaciste autour du fantasme d’un « grand remplacement » est pleinement assumée par Orbán, tout comme Trump ou Netanyahou. Dans son discours du 15 mars, jour de fête nationale, Orbán déclarait : « La bataille qui se joue aujourd’hui est en réalité celle de l’âme du monde occidental. L’empire veut mélanger puis remplacer les populations natives d’Europe par des masses envahissantes issues de civilisations étrangères. » Il semble admirer Israël dans son processus de fascisation à marche forcée – dont le génocide en cours à Gaza est la manifestation la plus criante.

En mars dernier, des figures majeures de l’extrême droite européenne, dont des Hongrois, se sont rendues à Jérusalem pour une conférence organisée par le gouvernement israélien au nom de la lutte contre l’antisémitisme. De nombreuses organisations et personnalités juives ont boycotté l’événement, dénonçant la présence de figures notoirement fascisantes. Lors de la conférence, Netanyahou a salué la répression brutale menée par Trump contre les manifestations pro-palestiniennes, tout en soutenant son projet de nettoyage ethnique par expulsion à Gaza. Il a également attribué la montée de l’antisémitisme à « une alliance systémique entre l’ultra-gauche progressiste et l’islam radical ».

La Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz.

La plupart des intervenants ont soigneusement évité d’évoquer l’antisémitisme d’extrême droite. Tandis que Netanyahou aide Orbán à blanchir l’antisémitisme du Fidesz, Orbán semble lui rendre la pareille en adoubant les projets d’épuration ethnique de Trump à Gaza. Selon le Times of Israel, Netanyahou chercherait à obtenir le soutien d’Orbán pour « bâtir une coalition de pays en faveur du plan de Trump pour Gaza ». En février, Donald Trump avait défendu l’expulsion des Palestiniens pour transformer Gaza en station balnéaire — une idée rejetée, d’après les sondages, par seulement 16 % de la population israélienne. D’autres intérêts pourraient cependant être en jeu.

De Pegasus aux pagers

Orbán n’a pas encore commenté ou soutenu les projets de Donald Trump pour Gaza. Il reste difficile de savoir à quel point il risquerait gros en adoubant une proposition aussi marquée, alors que l’exaspération grandit à son égard dans plusieurs capitales européennes. D’après un document obtenu par Politico, la coalition du chancelier allemand entrant Friedrich Merz entend pousser l’Union européenne à suspendre les fonds et les droits de vote des pays violant les principes fondamentaux du bloc — une directive qui vise sans ambiguïté la Hongrie. Mais l’Union elle-même reste divisée sur la question israélo-palestinienne.

Plus tôt cette année, la Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz. Un sondage révélait que plus de 60 % des Polonais soutenaient une telle arrestation. Finalement, Netanyahou a renoncé à faire le déplacement. Alors, pourquoi prendre le risque de se rendre dans l’Union européenne pour rencontrer Orbán ?

En 2021, un rapport révélait que des journalistes et critiques du régime hongrois avaient été ciblés par Pegasus, logiciel espion israélien. Développé par NSO Group, cet outil — acquis et utilisé par divers régimes autoritaires pour surveiller journalistes et militants — permet d’activer à distance caméras, micros et de siphonner toutes les données d’un téléphone. Si les États-Unis ont depuis inscrit NSO Group sur liste noire, la Hongrie, elle, n’a jamais reconnu ni assumé ses achats du logiciel.

Les accusations d’abus liés à Pegasus se sont multipliées, alors que des voix palestiniennes alertaient depuis des années : la population palestinienne servirait de cobaye pour les technologies de guerre (y compris psychologique) israéliennes, testées à Gaza avant d’être exportées pour des usages répressifs à l’échelle mondiale.

En 2024, une entreprise hongroise a été impliquée dans la fabrication de « pagers explosifs » utilisés au Liban et en Syrie pour terroriser et éliminer des civils. BAC Consulting aurait fourni des milliers de ces appareils, qui ont tué au moins douze personnes — dont deux enfants — et blessé quelque 2 800 autres. Une enquête du New York Times révèle que le Mossad a créé plusieurs sociétés-écrans pour commercialiser ces appareils, dont l’une serait précisément BAC Consulting, basée en Hongrie.

Ces affaires dévoilent que la convergence entre la Hongrie et Israël dépasse les affinités idéologiques : elle s’enracine aussi dans des partenariats opaques. Alors même qu’Orbán annonce vouloir recourir à des technologies de surveillance sophistiquées pour réprimer les organisateurs et les participants des marches des Fiertés, Israël pourrait bien lui en fournir les outils.

Ainsi, l’opposition hongroise a choisi de ne pas poser les questions qui fâchent sur cette visite de Netanyahou — qui restera probablement l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire hongroise du XXIe siècle. Qu’un criminel de guerre poursuivi au niveau international puisse se promener librement en Hongrie, sans la moindre opposition, ne témoigne-t-il pas du degré de fascisation de la société hongroise ?

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Viktor Orbán’s Shameful Embrace of Benjamin Netanyahu » et traduit pour LVSL.

Viktor Orbán et le conflit ukrainien : un « non-alignement » pragmatique ?

Viktor Orban - Le Vent Se Lève
Discours annuel de Viktor Orbán sur « l’état de la nation », Budapest, février 2024.

Plus que jamais, Viktor Orbán donne de l’urticaire à Bruxelles et à Washington. L’été dernier, il a profité de sa présidence tournante de l’Union européenne pour promouvoir une fin négociée de la guerre en Ukraine, à la faveur d’une large tournée internationale (Kiev et Washington, mais aussi Moscou, Pékin et Mar-a-Lago…). Défendant le « réalisme » du Premier ministre hongrois, Balázs Orbán, directeur politique de son bureau, avait réaffirmé que la Hongrie continuerait à « œuvrer pour la paix, en cohérence avec ses priorités nationales ». Mais en quoi consistent-elles, et pourquoi conduisent-elles les dirigeants hongrois à privilégier cette posture de non-alignement ? La réponse à cette question englobe quatre dimensions : la stratégie électorale du parti au pouvoir, le rôle des minorités magyarophones d’Ukraine, le rapport des dirigeants hongrois à l’intégration euro-atlantique, et la mise à jour de la géopolitique hongroise traditionnelle.

« Droite de la paix » contre « gauche de la guerre »

Par leur posture « non-alignée » et leur plaidoyer pour des négociations, les dirigeants hongrois ne servent pas seulement leurs « intérêts nationaux » perçus : ils sont attentifs à des enjeux électoraux de court terme. Les élections générales d’avril 2022, que le Fidesz [parti de Viktor Orbán NDLR] a remportées avec 54,13% des voix (son meilleur résultat électoral à ce jour), ont été fortement marquées par l’invasion russe du pays voisin.

Le candidat commun des partis d’opposition, Péter Márki-Zay, euro-atlantiste convaincu, s’était alors prononcé en faveur des livraisons d’armes à Kiev, et même de l’envoi de soldats hongrois sur le terrain, dans l’éventualité d’une intervention directe de l’OTAN. Orbán et ses troupes, qu’on aurait pu penser déstabilisées par leur proximité affichée avec le régime russe, avaient alors eu beau jeu de se poser en défenseurs de la paix et de la sécurité, contre un « camp de la guerre » incarné par la gauche libérale.

Hongrie et Russie ont en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante.

Tout relatif que ce soit cet engagement « pacifiste », si l’on garde à l’esprit le soutien d’Orbán aux bombardements israéliens sur Gaza et à l’invasion du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, il résonne dans une large partie de la population hongroise1. Comme le soulignait Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage, on peut penser qu’à l’inverse de la Pologne, des pays baltes ou de l’Ukraine, la Hongrie a réglé, avec la Révolution de 1956 puis le démantèlement du Rideau de fer, son contentieux historique avec la Russie. Bien vivace, le souvenir de 1956 reste d’ailleurs teinté de désillusions : à l’époque, les chancelleries occidentales n’étaient pas venues en aide aux insurgés hongrois qui affrontaient les chars soviétiques.

Ainsi, durant les élections européennes du printemps dernier, Orbán a teinté son discours d’une coloration « pacifiste ». Martelant le slogan « pas de migrations, pas de genre (sic), pas de guerre », il a récolté 44,82% des suffrages. Son principal opposant, Péter Magyar, ex-apparatchik du Fidesz ayant fait une entrée fulgurante sur la scène politique en dénonçant la corruption de son ancien parti, a adopté une ligne similaire sur la question ukrainienne ; il est parvenu à fédérer une large partie du vote d’opposition tout en grappillant des voix sur le Fidesz, avec un total de 29,6% des voix2.

Au secours des magyarophones d’Ukraine

Un autre point sensible de la politique intérieure hongroise a été touché par la réaction en chaîne enclenchée par les événements de Maïdan. Le renversement du président Ianoukovytch et les nouvelles lois linguistiques adoptées dans la foulée ont marqué un recul pour l’ensemble des minorités linguistiques ukrainiennes, incluant les 150 000 magyarophones de Transcarpathie (dont plus de la moitié seraient binationaux, et largement électeurs du Fidesz).

Or, depuis la chute du Rideau de fer et sur fond d’irrédentisme, la situation des minorités magyarophones des pays frontaliers a été au cœur de la joute partisane hongroise. Au début des années 2000, le Fidesz devait s’emparer du sujet face à une gauche libérale (alors au gouvernement) accusée d’y être indifférente. Ainsi, la Loi fondamentale de 2011, adoptée par le gouvernement Orbán, stipule que ces minorités font partie de la nation, et que la Hongrie « porte la responsabilité du destin des Hongrois vivant en dehors de ses frontières3 ». Ce soutien se traduit par un appui financier aux institutions des minorités magyarophones, ainsi que par l’attribution de la double nationalité sur demande.

Une loi adoptée en 2017 par la Rada ukrainienne et restreignant l’usage des langues minoritaires dans les établissements scolaires a particulièrement tendu les relations entre Budapest et Kiev. Le gouvernement hongrois s’est alors employé à retarder l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN et l’UE, la conditionnant par la protection des droits linguistiques des magyarophones de Transcarpathie4. Par la suite, en réponse au non-alignement de Budapest face à l’invasion russe, Kiev a ajouté la banque hongroise OTP à la liste des « sponsors de guerre », puis a révoqué la licence d’une série de produits vendus en Ukraine par l’entreprise pharmaceutique hongroise Gedeon Richter, enlisant les négociations avec Budapest.

Si le parti d’extrême droite Mi hazánk (Notre patrie) a revendiqué le territoire de la Transcarpathie advenant un démantèlement de l’Ukraine, on peut douter que le réalisme des dirigeants hongrois les autorise à miser sur une telle éventualité5. L’état de ses relations avec le gouvernement ukrainien n’en est pas moins en partie lié au sort de la minorité magyarophone, pour laquelle la forme institutionnelle de l’Ukraine d’après guerre sera déterminante. Ainsi, en 2015, Orbán déclarait dans une adresse à ses diplomates que, dans le contexte actuel, le gouvernement hongrois devait viser à une plus grande décentralisation de l’Ukraine bénéficiant aux minorités linguistiques6.

Cette vision des choses fournit un élément d’explication à l’appui apporté – jusqu’à récemment – par la Hongrie à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. La volonté de peser sur le sort des minorités magyarophones – en les utilisant comme levier de négociation – et, à terme, de permettre une meilleure circulation de cette main-d’œuvre à bas coût vers la Hongrie (comme c’est actuellement le cas pour les magyarophones de Slovaquie et de Roumanie), semblait expliquer cette prise de position7.

Euroatlantisme à géométrie variable

Cette démarche s’inscrivait en outre dans une vision plus large de l’intégration euro-atlantique et de la place de la Hongrie dans celle-ci. Comme la quasi-totalité des acteurs hongrois de l’ère postcommuniste, le Fidesz est, depuis sa création partisan, de l’insertion dans l’OTAN et dans l’UE. Cependant, contrairement à la gauche libérale, cet engagement est essentiellement instrumental : être membre de l’OTAN vise à « garder les Russes dehors, et les Allemands à terre8 ». Quant à l’adhésion à l’UE, elle permet de bénéficier des subventions communautaires – en échange de quoi la Hongrie fournit une main-d’œuvre peu coûteuse et mal protégée à la chaîne d’assemblage des industries ouest-européennes (à commencer par l’industrie de l’automobile allemande)9.

Le gouvernement hongrois s’oppose ainsi au caractère supranational de l’intégration euro-atlantique. S’il adhère à l’orientation néolibérale de l’UE, il la décline de manière hétérodoxe, s’assurant de conserver une certaine autonomie d’action : refus d’adopter l’euro, régulation bancaire et financière, nationalisation du secteur de l’énergie, taxation des banques, refus de l’indépendance de la Banque centrale, etc.

Dans ce cadre, l’intégration euro-atlantique de l’Ukraine (comme celles, soutenues également par la Hongrie, de la Serbie et d’autres pays des Balkans, ainsi que l’inclusion de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’espace Schengen) visait à renforcer le pôle oriental de l’UE – face à un pôle occidental considéré comme en voie de dissolution dans la supranationalité bruxelloise. Pour Orbán, les nations d’Europe centrale partagent une vision commune des relations internationales basée sur la prééminence d’États-nations défendant leurs intérêts, pratiquant entre eux des formes de coordination (à l’image du fonctionnement du groupe de Visegrád qui réunissait Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie jusqu’au schisme polono-hongrois ayant fait suite à l’invasion russe) et en capacité « de définir [leur] politique étrangère et intérieure en toute indépendance10».

Elles ont aussi en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante. La posture des élites hongroises peut ainsi être rapprochée de celle de l’oligarchie russe décrite par le chercheur Volodymyr Ischenko dans un article pour LVSL, dont le pouvoir s’est constitué en mobilisant une base étatique et nationale postcommuniste – ce qui l’amène à refuser de se fondre dans le tout normé et transnational du capitalisme occidental11. Les dirigeants du Fidesz se conçoivent eux-mêmes comme les chefs de file d’une « classe dirigeante historique » ayant à sa charge l’intérêt national, avec l’État comme outil essentiel pour asseoir son pouvoir économique et politique12.

Pour accroître ses marges de manœuvre, le Fidesz a ainsi opéré une « ouverture vers l’Est » avantageuse sur les plans économique et énergétique. La coopération avec la Russie a permis l’accès à un vaste marché agricole (du moins jusqu’à la mise en place des sanctions occidentales en 2014), à du gaz naturel bon marché, mais aussi la coordination avec Rosatom pour la construction de la centrale nucléaire de PAKS-II13. Les dernières années ont aussi vu l’installation de « giga-usines » de production de batteries électriques, propriétés de multinationales asiatiques (comme la sud-coréenne Samsung ou de la chinoise CATL), soutenues par l’introduction de dizaines de milliers de travailleurs détachés extra-européens que le Fidesz encourage, à rebours de sa propre rhétorique anti-immigration. Cet afflux de travailleurs corvéables permet de compenser la pénurie de main-d’œuvre hongroise14.

En avril 2023, menacé par des sanctions américaines, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest

Avec l’invasion russe, le gouvernement hongrois, dont les relations s’étaient déjà envenimées avec son voisin, a dû choisir entre un alignement sur les positions occidentales compatible avec l’intégration de l’Ukraine, et un non-alignement autorisant le maintien de ses coopérations énergétiques avec la Russie. Prévoyant la défaite de l’Ukraine et de l’OTAN, Orbán a choisi d’emprunter la seconde avenue, plus en phase avec les intérêts de la classe dirigeante hongroise et avec une stratégie géopolitique de long cours – celle d’un pays-traversier.

Pays-traversier dans le nouvel ordre mondial

Cette posture géostratégique a une histoire ancienne : on en trouve des traces dès les fondations de l’État médiéval hongrois, alors que le roi István se rattache à l’Occident européen en se convertissant au catholicisme, tout en maintenant l’indépendance du pays et ses liens avec Byzance. Fin juillet 2024, à l’occasion de son intervention annuelle à l’Université d’été de Bálványos, un village magyar de Transylvanie (Roumanie), Orbán a exposé la manière dont il cherche à reconduire cette logique dans le cadre des bouleversements géopolitiques en cours15.

La défaite annoncée de l’OTAN en Ukraine cristallise à ses yeux une érosion de la domination occidentale, et un déplacement du centre de gravité mondial vers l’Est. La réélection de Donald Trump entraînerait, pour Orbán, un recentrement des États-Unis sur leur arrière-cour continentale, forçant l’UE à construire son « autonomie stratégique » sur les plans militaire, technologique, énergétique et diplomatique, indépendamment de l’OTAN. L’affaiblissement consécutif des partisans de la supranationalité bruxelloise freinerait leurs velléités fédérales, ce qui contribuerait à la consolidation d’un bloc nationaliste des États d’Europe centrale.

Dans ce contexte, un petit pays comme la Hongrie, historiquement à mi-chemin entre Orient et Occident, devrait garantir son indépendance en s’appuyant sur les divers blocs géopolitiques en présence, refusant de participer à leur affrontement et travaillant plutôt à sa « connectivité » avec ceux-ci. Depuis quelques semaines, Orbán parle aussi de « neutralité économique ». Des concepts avec lesquels il cherche à moderniser la posture du pays-traversier : la Hongrie agirait alors comme un point de passage de tous les côtés en fonction des intérêts nationaux, chaque « connexion » accroissant sa marge de manœuvre et ses capacités de négociation.

Ainsi, il note qu’aux yeux du gouvernement chinois, la Hongrie joue le rôle de porte d’entrée dans l’UE, justifiant l’important « partenariat stratégique » entre les deux pays16. C’est ce qui légitime, aux yeux d’Orbán, que la Hongrie reste membre de l’UE : combiné à la posture de pays traversier non-aligné, ce positionnement la rend attractive aux yeux des puissances orientales. Pour autant, le premier ministre hongrois n’exclut pas complètement un Huxit [« Hungary Exit », déclinaison hongroise d’un Brexit NDLR], conditionnant celui-ci par une « offre » – jugée peu probable – de la part du parrain étatsunien17. Non-alignement, certes – mais un non-alignement pragmatique, voire transactionnel.

Soutenabilité du « non-alignement » en question

En somme, tournant le dos à l’engagement occidental dans le conflit russo-ukrainien, le Fidesz solidifie sa base électorale contre ses adversaires de l’opposition libérale, défend les droits linguistiques des minorités magyarophones d’Ukraine tout en les utilisant comme levier, soutient les intérêts de la classe dirigeante hongroise à l’intérieur de l’UE et poursuit une stratégie géopolitique de long terme visant à insérer la Hongrie comme pays-traversier dans le nouvel ordre mondial. Mais, par-delà la guerre en Ukraine, cette dernière avenue est-elle soutenable dans le contexte des bouleversements à venir?

Dans une intervention récente, le politologue Péter Tölgyessy, anciennement député du Fidesz, avançait que l’alliance entre Orbán et Trump – advenant que celui-ci soit bel et bien réélu -, pourrait se fracturer sur la question du rapport avec la Chine. L’ex-député András Schiffer, souverainiste de gauche, soulignait quant à lui que la stratégie du gouvernement hongrois reposait entièrement sur sa capacité à rester membre de l’UE, malgré des tensions avec Bruxelles qui ne cessaient d’aller en s’envenimant – et, peut-on ajouter, la fragilité de la construction européenne elle-même.

La stratégie géopolitique hongroise repose bien sur ce jeu d’équilibre précaire. Par exemple, en avril 2023, sous pression des États-Unis et dans le contexte de menaces de sanctions contre des responsables du régime par le Congrès états-unien, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest18. De même, en janvier 2024, Budapest était forcée d’entériner un plan d’aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine, après que Bruxelles l’a menacé de couper son financement communautaire, d’attaquer sa monnaie et de miner sa crédibilité sur les marchés financiers19. Le gouvernement hongrois mise bien sur la réélection de Donald Trump pour entraîner un désengagement des Nord-Américains hors d’Ukraine. L’isolationnisme de celui-ci, dans le cas d’une éventuelle seconde présidence, est pourtant loin d’être garanti, compte tenu du bilan russo-ukrainien de son premier mandat et du profil de ses soutiens et donateurs20

De la chute de la Couronne hongroise face aux Ottomans à l’effondrement du « Royaume » de Horthy pendant la Seconde Guerre mondiale, l’histoire hongroise compte moult exemples de régimes qui, ayant fragilisé leur population et leurs équilibres stratégiques, virent leur pouvoir anéanti, avec des conséquences graves pour la souveraineté du pays. Advenant une crise ou un différend international majeur avec ses partenaires, le gouvernement du Fidesz pourrait manquer des ressources nécessaires pour maintenir son non-alignement, tant son souverainisme repose sur une série de dépendances – énergétiques, industrielles, diplomatiques – et de contradictions – au premier chef desquelles l’alliage entre nationalisme et néolibéralisme – qu’il pourrait être difficile de surmonter.

Note :

1 Le gaz azéri, dont le gouvernement hongrois souhaite augmenter l’importation, y étant sans doute pour quelque chose : Interfax, « Hungary wants to increase gas purchases from Azerbaijan and Turkey – Szijjarto », (31 août 2023): https://interfax.com/newsroom/top-stories/94145/

2 Pour le moment, Péter Magyar reconduit les positions du Fidesz sur la plupart des sujets (rapport à la nation et à l’Union européenne, politique économique et fiscale, immigration, etc.), tout en dénonçant la corruption du parti au pouvoir et son rapport conflictuel avec ses adversaires et ses partenaires européens. Ce qui, souligne par la bande, le degré d’hégémonie auquel est parvenu le régime d’Orbán.

3 Ministère de la Justice de Hongrie, « Loi fondamentale de la Hongrie », (2024) : https://njt.hu/jogszabaly/fr/2011-4301-02-00

4 Andrzej Sadecki et Tadeusz Iwański, « Ukraine–Hungary: the intensifying dispute over the Hungarian minority’s rights », Center for Eastern Studies, no. 280 (14 août 2018) et Christian Lamour, « Orbán Placed in Europe: Ukraine, Russia and the Radical-Right Populist Heartland », Geopolitics, 29, no. 4, (2024):1297-1323

5 Fait notable, dans son entretien avec Tucker Carlson, Vladimir Poutine a explicitement abordé le sort des minorités magyarophones de Transcarpathie.

6 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1314-1315

7 Gábor Egry, «Beyond Electioneering : Minority Hungarians and the Vision of National Unification», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

8 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1315.

9 Peter Wilkin, « The Rise of ‘Illiberal’ Democracy: The Orbánization of Hungarian Political Culture », Journal of World-Systems Research, 24, no. 1 (2018): 7.

10 Orbán enrobe ce constat dans des considérations ethnoculturelles et confessionnelles caractéristiques du nationalisme conservateur hongrois, qui selon lui expliquent aussi d’autres différends avec les pays occidentaux, par exemple sur les questions sociétales. Viktor Orbán, « Conférence de Viktor Orbán à la XXXIIIème Université libre et Camp d’étudiants de Bálványos », (Site officiel du premier ministre hongrois, 27 juillet 2024) : https://miniszterelnok.hu/en/conference-de-viktor-orban-a-la-xxxiiieme-universite-libre-et-camp-detudiants-de-balvanyos/

11 En attestent les importants transferts de ressources, d’entreprises et capitaux opérés par le gouvernement hongrois au profit de proches du Fidesz. Volodymyr Ischenko, « La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien », (Le Vent se lève, 13 juin 2023) : https://lvsl.fr/la-crise-du-bonapartisme-post-sovietique-et-le-conflit-ukrainien/

12 Ces mots ont été prononcés par un proche d’Orbán alors que le Fidesz se trouvait dans l’opposition. Ils se réfèrent à la noblesse hongroise patriote qui, pendant des siècles, s’était considérée comme responsable de la souveraineté et des intérêts du Royaume, puis de la Nation, face aux occupants ottomans et autrichiens. Cité dans Zsolt Enyedi, « Plebeians, citoyens and aristocrats or where is the bottom of bottom-up? The case of Hungary », dans European Populism in the Shadow of the Great Recession, sous la dir. de Hanspeter Kriesi et T. S. Pappas (Colchester : ECPR Press, 2015) : 240.

13 Christian Lamour, Op. cit., 1298. András Szabó et András Pethő, « Orbán blocked the idea that could have pushed out Russia from Hungary’s nuclear plant expansion », (Direkt36, 7 mai 2024) : https://www.direkt36.hu/en/volt-egy-otlet-az-oroszok-kiszoritasara-a-paksi-bovitesbol-de-elbukott-orbanon/.

14 Dans les dernières années, environ 700 000 Hongrois ont quitté le pays pour travailler à l’étranger. Valérie Gauriat et Zoltan Siposhegyi, « Hungary calls for foreign nationals to bridge labour gap despite hardline immigration policies », (Euronews, 21 septembre 2023) : https://www.euronews.com/2023/09/21/hungary-calls-for-foreign-nationals-to-bridge-labour-gap-despite-hardline-immigration-poli et Edit Inotai, « Be My Guest Worker: Hungary Forced to Confront Attitudes to Immigration », (Reporting Democracy, 6 décembre 2023) : https://balkaninsight.com/2023/12/06/be-my-guest-worker-hungary-forced-to-confront-attitudes-to-immigration/

15 Viktor Orbán, Op. cit.

16 Avec, par exemple, des investissements chinois de 3,5 milliards d’euros en 2022, la construction de l’antenne d’une université chinoise à Budapest, un accord-cadre avec Huawei, la participation chinoise à la construction du lien ferroviaire à haute vitesse entre la Hongrie et la Serbie ou encore l’inauguration d’une nouvelle liaison aérienne entre la Chine et la Hongrie. La Tribune, « Après Moscou, Viktor Orban continue sa tournée diplomatique à Pékin et inquiète les Européens » (8 juillet 2024) : https://www.latribune.fr/economie/international/apres-moscou-viktor-orban-continue-sa-tournee-diplomatique-a-pekin-et-inquiete-les-europeens-1001799.html

17 « Je ne pense pas que les États-Unis nous fassent une offre économique et politique qui nous donne une meilleure chance que notre appartenance à l’Union européenne. Si nous en recevons une, il faudra l’examiner » : Viktor Orbán, Op. cit.

18 Flora Garamvolgyi, « Viktor Orbán’s political allies in Hungary in sights of US sanctions », (The Guardian, 13 avril 2023) : https://www.theguardian.com/world/2023/apr/13/viktor-orbans-political-allies-in-hungary-in-sights-of-us-sanctions et Dr. András Rácz, « Upping the Stakes: US Sanctions Force Hungary to Shift Policy on Russia’s International Investment Bank », (German Council on Foreign Relations, 18 avril 2023) : https://dgap.org/en/research/publications/upping-stakes-us-sanctions-force-hungary-shift-policy-russias-international

19 Serge Halimi, « L’Europe au pas cadencé », (Le Monde diplomatique, mars 2024) : https://institutions-mondediplo-com.bibelec.univ-lyon2.fr/2024/03/RIMBERT/66649

20 Politicoboy, « Donald Trump, la candidat antisystème? », (Le Vent se lève, 19 août 2024) : https://lvsl.fr/donald-trump-le-candidat-antisysteme/

Comprendre l’hégémonie d’Orban, en tirer des leçons

© Kay Nietfeld

Viktor Orbán est en voie d’être réélumalgré douze années à la tête du pays, une politique de démantèlement de l’État de droit, d’accroissement des inégalités, de détournement de pans entiers de l’économie à la faveur des proches du pouvoir. Comprendre cette hégémonie importe d’autant plus que le régime mis en place par le Fidesz fait figure de laboratoire des extrêmes droites européennes, inspirant des figures comme Éric Zemmour et Marine Le Pen[1]. Pour appréhender l’hégémonie du Fidesz, il faut cependant s’extraire de l’actualité et plonger dans le temps long de l’histoire hongroise, où l’échec des révolutions a conduit à une polarisation du champ politique opposant nationalisme conservateur et progressisme cosmopolite. Avec, à la clé, un avertissement pour la gauche : lorsque celle-ci se laisse dissocier de la nation, le péril guette.

Nationalisme démocratique et antidémocratique

Les travaux du politologue hongrois István Bibó (1911-1979) constituent un outil précieux pour saisir cette évolution. La déconnexion entre nationalisme[2] et démocratie que celui-ci observe en Hongrie dès la seconde moitié du 19ème siècle n’a rien perdu de son actualité. Bibó conçoit la nation comme une construction politique et historique, au sens où celle-ci n’a pas de substance en elle-même, mais résulte d’une « entreprise commune[3] » qui s’échelonne dans la durée et à l’intérieur d’un territoire circonscrit. Et ce n’est qu’à travers un long processus de construction nationale que des liens d’appartenance reliant les membres d’une communauté politique rendent possible sa démocratisation[4]. Bibó établit ainsi un lien étroit entre nation et démocratie. Il voit dans les révolutions dites « bourgeoises » d’Europe occidentale un processus par lequel les masses populaires arrachent la nation des mains de l’aristocratie pour les refonder démocratiquement[5], donnant ainsi naissance à un « nationalisme démocratique[6] ».

Toutefois, la géopolitique hongroise n’est pas la même que celle de l’Europe occidentale, débouchant sur une histoire bien différente. Soumise à plus de 150 années d’occupation ottomane (1526-1699) puis à la domination de l’empire des Habsbourg (1699-1918), la Hongrie a vu son processus de construction étatique et national considérablement ralenti[7]. L’assimilation des minorités linguistiques à la majorité magyare a stagné, conduisant à une segmentation toujours plus grande du pays sur des bases ethniques, phénomène renforcé par sa forte hiérarchisation féodale[8]. À la veille de la Révolution hongroise de 1848, la proportion de Magyars en Hongrie est de seulement 41,5%[9]. Certes, cette révolution voit la cristallisation d’un nationalisme démocratique, des demandes de démocratisation y étant articulées avec une lutte de libération nationale contre la domination autrichienne. Cependant, le mouvement ne peut s’appuyer sur le même genre d’identification nationale par-delà les différences linguistiques qui avait caractérisé la Révolution française[10].

Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Si la noblesse hongroise révolutionnaire[11] prône majoritairement une conception politique et unitaire de la nation calquée sur le modèle français, les minorités linguistiques construisent leurs propres nationalismes et portent des demandes démocratiques et culturelles spécifiques. La guerre d’indépendance contre les Habsbourgs se double rapidement d’affrontements avec des insurgés des nationalismes minoritaires (les seconds sont d’ailleurs soutenus par les premiers). Lorsque les révolutionnaires hongrois réalisent que le succès de leur entreprise exige de prendre en compte les demandes des minorités, il est déjà trop tard. Quelques semaines après l’adoption de lois linguistiques avant-gardistes, la révolution est brisée par l’intervention de l’armée impériale russe, venue prêter main forte aux Habsbourgs.

Les peuples paient leurs défaites comme ils tirent profit de leurs victoires. L’échec de 1848 a, observe Bibó, des conséquences tragiques sur la politique hongroise jusqu’au 20ème siècle, et, peut-on ajouter, jusqu’à aujourd’hui. L’une d’entre elles est la déconnexion qui s’opère progressivement entre nationalisme et démocratie[12]. En effet, les élites hongroises craignent que l’octroi de plus en plus de droits aux minorités linguistiques ne conduise au démantèlement du pays. Durant les années 1903-1906, un grand schisme traverse le nationalisme hongrois, opposant d’un côté les partisans de la démocratisation et des droits des minorités et de l’autre les défenseurs de la nation d’abord. Les premiers, nourris des idées libérales et socialistes et fascinés par le modèle occidental[13], se détournent de la lutte de libération nationale, car synonyme selon eux d’arriération et considérée comme l’apanage des élites au pouvoir. En parallèle, les seconds se cabrent dans une conception de plus en plus conservatrice et ethnicisante de la nation et dans la défense des privilèges des élites, convaincus que la démocratie est une menace pour la survie du pays.

Durant l’entre-deux-guerres, le régime nationaliste et ultraconservateur de l’amiral Horthy radicalise cette opposition en désignant comme adversaire principal les partis des gauches libérales et marxistes. Ceux-ci sont faussement tenus responsables du Traité de Trianon (1920) qui a rendu très concrète la fragilité de la nation. En effet, l’indépendance du pays y est entérinée au prix de la perte des 2/3 de son territoire[14] et de 3,5 millions de locuteurs hongrois désormais citoyens des états voisins[15]. Bien qu’il soit dans les faits responsable de la signature du fameux traité, le régime Horthy passe les 20 années subséquentes à réclamer le retour des territoires perdus, ce qui le conduit à faire alliance avec l’Allemagne nazie et à collaborer à l’extermination des Hongrois d’origine juive. La déconnexion entre nationalisme et démocratie ne pouvait être plus totale.

Le nationalisme démocratique renaît lors d’un événement auquel Bibó prend une part active. La Révolution de 1956 est un authentique mouvement national-populaire, s’opposant à la dictature stalinienne, à la domination soviétique et articulant lutte de libération nationale et demandes de démocratisation. Toutefois, tel un écho de ce qui s’est passé en 1848, la révolution est brisée par l’intervention de l’Armée rouge, empêchant encore une fois la nation de se refonder sur des bases démocratiques. Par la suite, la sortie du communisme (1988-1990), 10 ans après la mort de Bibó, se passe dans des conditions bien différentes.

En effet, le processus se déroule sans l’implication active des masses populaires. La mise en place de la démocratie libérale et de l’économie de marché – avec son lot de privatisations, de concentration des richesses et de chômage, comme dans tous les pays de l’ancien bloc de l’Est – est le fruit de concertations entre les politiciens au pouvoir et ceux de l’opposition démocratique, sous la houlette du FMI et de l’Union européenne. Comme décongelé par la fonte du glacier communiste, le vieux clivage politique hérité des années 1930 refait surface. Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Comment le Fidesz a construit son hégémonie

Tout au long de son histoire, la société hongroise a donc été incapable de se démocratiser en profondeur, étant de multiples manières privée de sa souveraineté. Cela a conduit à une opposition contreproductive entre nationalisme et démocratie, que la sortie du communisme a été incapable de surmonter. C’est dans ce contexte qu’émerge le Fidesz et qu’il construit patiemment son hégémonie. Pour ce faire, il s’appuie sur les héritages politiques du passé et profite des espaces laissés vacants par ses adversaires. À terme, il s’ancre résolument dans la tradition du nationalisme antidémocratique tout en se revendiquant, du moins dans sa rhétorique, du nationalisme démocratique. Cette évolution peut être résumée en quatre étapes.

1- D’abord, à la fin du régime communiste, le Fidesz est un mouvement de la jeunesse à la fois nationaliste et (néo)libéral se réclamant des révolutions de 1848 et 1956. Il a quelque chose du parti générationnel, nombre de ses électeurs d’aujourd’hui l’accompagnant depuis ses débuts fougueux et contestataires.

2- Ensuite, les élections de 1994 marquent l’effondrement du Forum démocratique hongrois (MDF, le parti de la droite nationaliste arrivé au pouvoir lors des premières élections libres en 1990) et l’alliance gouvernementale du Parti socialiste hongrois (MSZP, héritier du parti unique) avec les libéraux (SZDSZ). Cela ouvre un espace à la droite de l’échiquier, qu’Orbán et ses troupes s’empressent d’occuper pour en devenir la principale force politique. Pour ce faire, le Fidesz a revêtu les habits du nationalisme conservateur et développe un discours critique de la mondialisation et du libéralisme, s’adressant principalement à la classe moyenne.

Après une victoire électorale et quatre années passées au pouvoir (1998-2002), Orbán est battu dans les urnes par la coalition socialiste-libérale. Cette défaite électorale prend cependant a posteriori des allures de victoire culturelle. En effet, le Fidesz est parvenu à souder son électorat et à incarner le « camp de la nation », là où ses adversaires incarnent celui de la démocratie et du progrès social. Aux termes de cette élection, des symboles autrefois consensuels comme le drapeau hongrois, la cocarde tricolore ou encore le slogan sportif « hajrá magyarok ! » (« aller les hongrois » !) deviennent des signes d’appartenance à la droite nationaliste, et Orbán peut clamer que, mêmes vaincus, ses électeurs ne sont pas minoritaires, car « la nation ne peut être dans l’opposition[16] ».

3- Ensuite, les années qui suivent voient le Fidesz s’employer à dissocier le camp socialiste-libéral de la démocratie et du progrès social, tout en cherchant les articuler à son propre projet politique. Le parti d’Orbán opère un tournant populiste, opposant « les gens » au « gouvernement de banquiers » de la gauche libérale. Il soutient aussi le référendum d’initiative populaire qui, en 2004, parvient à bloquer la privatisation des hôpitaux lancée par la coalition au pouvoir. Ce virage n’empêche pas une nouvelle défaite électorale, au printemps 2006, face au nouveau premier ministre socialiste, Ferenc Gyurcsány, qui promet une « nouvelle Hongrie » et un train de mesures sociales.

La montée au pouvoir du Fidesz n’a donc rien d’irréversible, la population restant sensible au projet associé à la gauche libérale. Un événement inattendu vient cependant brasser les cartes. À l’automne 2006 fuite dans la presse un enregistrement secret dans lequel, quelques semaines après la campagne électorale, Gyurcsány s’adresse à son caucus et admet avoir menti sur la situation économique réelle du pays afin d’être reporté au gouvernement.

Il justifie ainsi le renoncement – acté au cours de l’été – à ses engagements sociaux-démocrates au profit d’une sévère cure d’austérité commandée par Bruxelles. En quelques phrases, le premier ministre a rompu avec ce qui était au cœur de l’identité politique de son camp : la démocratie et le progrès social. Au cours de l’automne, le Fidesz soutient les manifestations, sévèrement réprimées, qui embrasent la capitale et qui semblent vouloir rejouer, à exactement cinquante ans d’écart, la Révolution de 1956.

Le parti d’Orbán a beau jeu d’associer la gauche libérale au régime communiste et de se poser en héritier des luttes de libération nationale. En affirmant, depuis Londres, que les révolutionnaires de 1956 ne luttaient pas pour la démocratie, mais bien pour une Europe unie[17], Gyurcsány ne fait que renforcer un clivage qui oppose désormais son camp à celui de la nation et de la démocratie. L’équilibre politique de la Hongrie postcommuniste, qui opposait deux camps au poids électoral comparable, est rompu, et le Fidesz peut désormais se revendiquer du nationalisme démocratique.

4- Finalement, la crise de 2008 et la cure d’austérité qu’elle entraine achèvent de briser la popularité des partis de la gauche libérale. Le Fidesz a le champ libre, d’autant plus que l’émergence d’un parti populiste d’extrême droite, le Jobbik, élargit son espace politique et lui permet de se poser comme la force centrale de la politique hongroise[18].

Malgré un programme aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale.

En 2010, le parti d’Orbán est élu avec 53% des voix. Le virage nationaliste est manifeste. Le Fidesz rompt avec le FMI et ses prêts assortis de mesures d’austérité, renvoie aux calendes grecques l’entrée de la Hongrie dans l’euro pour conserver sa souveraineté monétaire, procède à une forte régulation du secteur financier, met fin à l’indépendance de la Banque centrale et nationalise le secteur de l’énergie. Les conflits qui en résultent avec les multinationales, les banques et Bruxelles contribuent à sa réélection en 2014, Orbán construisant un clivage entre les partis d’oppositions présentés comme à la solde des puissances étrangères et sa propre vision d’une économie qui serait au service du peuple et sous contrôle démocratique.

Les contradictions du Fidesz et la faiblesse des alternatives

Dans les faits, l’alliage entre nationalisme et démocratie opéré par le Fidesz se révèle superficiel. En témoigne la réécriture de la constitution, sans référendum ni participation des citoyens et des partis d’opposition, et ce grâce à la majorité de 2/3 détenue par le parti à l’Assemblée nationale. De même, le gouvernement modifie le mode de scrutin afin de faciliter, aux élections subséquentes, l’obtention de telles majorités. Celles-ci sont rendues nécessaires dans la nouvelle constitution pour le vote des « lois cardinales » qui couvrent un grand nombre de domaines (dont la politique fiscale). Le verrouillage du système politique est complété par la dégradation des contre-pouvoirs et la diffusion par les médias publics de la propagande gouvernementale.

Au niveau économique, la politique d’Orbán est néolibérale, même si elle peut être qualifiée d’hétérodoxe[19]. En effet, le Fidesz poursuit la déconstruction de l’État social, qu’il considère comme insoutenable du point de vue de la compétitivité économique, s’en remettant plutôt à la théorie du ruissellement pour lutter contre les inégalités. Disant vouloir constituer une « bourgeoisie nationale », il délègue de larges pans de l’économie aux amis du régime, à l’image de Lőrincz Mészáros, ami d’enfance d’Orbán devenu milliardaire en quelques années. Le Fidesz s’emploie en outre à mettre le marché de l’emploi au service des intérêts des industriels de l’automobile allemande en maintenant le bas niveau des salaires et en affaiblissant le Code du travail[20].

Néanmoins, l’opposition ne parvient pas à exploiter les contradictions du Fidesz et à y proposer une alternative. Le sort des deux partis antisystèmes qui ont émergé lors de l’élection de 2010 en est révélateur. À l’extrême droite, le Jobbik mêlait discours anti-rom, antisémitisme, ultraconservatisme, et critique radicale de la mondialisation, élargissant un espace politico-culturel qui renforçait l’hégémonie du Fidesz[21]. Il s’est ensuite lancé dans un long processus de dédiabolisation qui l’a amené à rejoindre l’alliance des partis d’opposition visant à déloger Orbán, aux côtés de ce qui reste du MSZP et du nouveau parti libéral (Coalition démocratique – DK) de Gyurcsány.

À gauche, le LMP (Lehet más a politika – La politique peut être autrement), de tendance écologiste et altermondialiste, s’est fracturé sur la question de l’alliance avec les autres partis d’opposition. Le chef de l’aile parlementaire András Schiffer, un souverainiste de gauche, était partisan d’une ligne autonome, alors que Gergely Karácsony, un écologiste social-démocrate (aujourd’hui maire de Budapest), militait activement pour une stratégie de rassemblement. À terme, c’est ce dernier qui remporte la mise, et le petit parti qu’il a créé entre temps (Párbeszéd – Dialogue) tout comme le LMP moribond se sont joint à l’alliance de l’opposition.

De manière inattendue, celle-ci a désigné comme candidat au poste de premier ministre Péter Márki-Zay, le maire de Hódmezővásárhely, une ville du sud-est du pays. Les principaux observateurs s’attendaient pourtant à ce que la primaire mette en scène un duel entre Karácsony, le candidat de l’aile gauche de l’alliance, et Klara Dobrev, la candidate de la DK (et épouse de Gyurcsány). Márki-Zay, outre de n’être affilié à aucun parti politique (ce qui a probablement contribué à sa victoire), n’a cependant rien d’une figure antisystème. Conservateur, néolibéral et européiste, il déclare dans un entretien[22] avec le média de gauche Pártizán que la meilleure manière de vaincre Orbán est de ne rien changer à sa politique fiscale régressive, tout en promettant de livrer une lutte sans merci à la corruption.

Dans le même temps, malgré un programme commun aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Plus largement, son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale. Alors que le Fidesz a repris à son compte la vieille politique d’équilibre entre Orient et Occident[23] (pratiquée par le roi István à l’an mil comme par le communiste János Kádár), le programme commun annonce une politique étrangère recentrée sur l’Union européenne et l’Alliance atlantique. L’électorat de l’opposition est un miroir de ce positionnement : il est principalement urbain, jeune et aisé, là où celui du Fidesz est rural, âgé et pauvre[24].

L’on peut penser que, même si elle devait être victorieuse dans les urnes, l’opposition resterait « minoritaire » dans la société, faute d’avoir brisé l’hégémonie du national-populisme de droite et de proposer un projet global de refondation nationale et démocratique. Ainsi, 12 ans après son arrivée au pouvoir, le Fidesz peut continuer attribuer à son adversaire le rôle auquel ce dernier est associé depuis 2006 : celui d’un occidentalisme/européisme mettant en péril les intérêts nationaux et populaires. L’alliance avec le parti de Gyurcsány – dont le nom agit toujours comme repoussoir pour une large partie de la population – vient renforcer cette impression. Qu’il passe quelques années hors du gouvernement ou qu’il remporte de nouveau les élections, le Fidesz pourra continuer à se revendiquer de la nation et de la démocratie, malgré le traitement qu’il inflige à la première et le peu de cas qu’il fait de la seconde.

Pour ce faire, il continuera à inventer de nouveaux ennemis menaçant le pays (Soros et ses ONG, les réfugiés du Moyen-Orient ou la théorie du genre) et des slogans (de la démocratie illibérale à la démocratie chrétienne) oblitérant ses propres contradictions. Il y a pourtant de l’espace, dans l’échiquier politique hongrois, pour une alternative susceptible de tirer profit des faiblesses bien réelles du parti d’Orbán. Il faudrait pour cela une renaissance de ce nationalisme démocratique qui traverse l’histoire hongroise depuis le 19ème siècle, mais qui aujourd’hui n’a pas de véhicule politique.

Notes :

[1] Max-Erwann Gastineau et Pierre Lann, «Pèlerinage en Hongrie : “Eric Zemmour est plus proche de Viktor Orban que ne l’est Marine Le Pen”», (Marianne, 2021), https://www.marianne.net/politique/le-pen/eric-zemmour-est-plus-proche-de-viktor-orban-que-ne-lest-marine-le-pen

[2] Chez Bibó, le terme « nationalisme » n’a pas la connotation négative qu’il peut avoir en France ou Europe occidentale. Il correspond plus simplement à une entreprise de construction de la nation, ce qui est proche de la définition proposée par Michael Billig dans son ouvrage canonique Banal Nationalism (1995).

[3] István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, (Paris : Albin Michel, 1993), 423.

[4] Ibid., 133.

[5] Ibid., 132-133.

[6] Ibid., 159. Le nationalisme démocratique de Bibó est ainsi très proche de ce que Gramsci appelait le « national-populaire » et de ce que Laclau et Mouffe désigneront comme la « révolution démocratique ».

[7] Ibid., 134.

[8] Ibid., 139 ; 402-403.

[9] Le pays compte 24,4% de minorités de langue slave (Slovaques, Serbes, Croates, Ukrainiens, etc.), 19,3% de Roumains, 11,6% d’Allemands et 4% de Juifs. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, (Paris : Hatier, 1996), 241.

[10] István Bibó, Op. cit., 150.

[11] La bourgeoisie hongroise était à cette époque extrêmement faible numériquement, de sorte que c’est une petite et moyenne noblesse au poids disproportionnée qui a pris en charge les tâches politiques nationales et révolutionnaires, à l’inverse de ce qui s’est passé en Europe occidentale. Cela a eu des conséquences politiques importantes, les convictions nationalistes, démocratiques et libérales côtoyant, au sein même de ces élites, de vieux réflexes de domination typiques de leur caste. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Nations d’Europe (Paris : Hatier, 1996), 214-216.

[12] István Bibó, Op. cit., 156-158.

[13] Une des grandes revues progressistes de l’époque s’appelle d’ailleurs Nyugat, qu’on peut traduire par « Ouest » ou « Occident ». Il y a tout de même, au sein de la gauche, quelques figures qui tentent de concilier progrès social, démocratisation et émancipation nationale, à l’image du politologue Oszkár Jászi et du poète Endre Ady. Cette tentative de renouveler le nationalisme démocratique ne parviendra cependant pas à s’imposer, broyée par la bipolarisation politique qui se met alors en place.

[14] La « Grande Hongrie », un territoire en partie mythique dont les contours n’ont cessé d’être déplacés au fil des siècles comprenait, dans le cadre de l’empire austro-hongrois, en plus de la Hongrie actuelle, la Transylvanie, le sud de la Slovaquie, le nord de la Serbie, etc.

[15] Miklós Molnár, Op. cit., 339-341.

[16] András Bozóki, «Consolidation or Second Revolution? The Emergence of the New Right in Hungary», Journal of Communist Studies and Transition Politics 24, no. 2 (2008): 226.

[17] Melinda Kovács, Magyars and Political Discourses in the New Millennium: Changing Meanings in Hungary at the Start of the Twenty-First Century, (London : Lexington Books, 2015), 6.

[18] Kristóf Szombati, The Revolt of the Provinces : Anti-Gypsyism and Right-Wing Politics in Hungary, (New York, Oxford : Berghahn Books, 2018), 116.

[19] János Mátyás Kovács, «The Right Hand Thinks : On the Sources of György Matolcsy’s Economic Vision», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

[20] András Simonyi, «Hungary is Germany’s ‘China problem’ — and Biden should take note», (The Hill 2021), https://thehill.com/opinion/international/532747-hungary-is-germanys-china-problem-and-biden-should-take-note

[21] Le parti d’Orbán a d’ailleurs adopté plusieurs propositions puisées dans le programme du Jobbik, afin de lui couper l’herbe sous les pieds.

[22] Partizán, «Karácsony visszalép Márki-Zay javára | Exkluzív páros interjú», (2021), https://www.youtube.com/watch?v=gGgLg86Iu98

[23] Notons que dans l’histoire de la Hongrie, la rupture de cette politique d’équilibre a à plusieurs reprises signifié la perte ou l’absence de souveraineté pour le pays.

[24] Reuters, Op. cit.

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

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Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.