Crise du logement : la difficile mobilisation contre les gestionnaires d’actifs

Manifestation pour le droit au logement début 2023 devant l’hôtel de ville de Paris. © Compte Facebook de l’association Droit au Logement

La spéculation foncière n’a rien de neuf. Mais ces dernières décennies, de nouveaux acteurs richissimes se sont engouffrés sur le marché immobilier : les gestionnaires d’actifs. Ces mastodontes financiers investissent à tour de bras dans les grandes métropoles, souvent via des sociétés sous-traitantes, pour réaliser de belles plus-values sur les logements, bureaux, entrepôts, ou commerces qu’ils achètent. Face à l’explosion des coûts du logement, les contestations se font néanmoins de plus en plus fortes. Pourtant, le mouvement social français autour de cet enjeu reste encore peu développé par rapport à nos voisins. Extrait de L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, ouvrage d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert aux Editions d’Amsterdam.

« Fonds de pension, cassez-vous ! » Ce graffiti, aperçu à Marseille en 2016, sur la palissade d’un chantier de la rue de la République, rappelle l’opposition locale que peut susciter l’action des grands investisseurs. Comme l’a montré l’urbaniste Susan Fainstein, l’existence – ou l’absence – de contre-pouvoirs est aussi importante pour comprendre la plus ou moins forte hégémonie de la finance et de l’immobilier. À New York et à Londres, ces secteurs ont acquis, à partir des années 1980, un pouvoir d’autant plus fort sur les politiques urbaines qu’il n’était pas contrebalancé par d’autres acteurs et par des mobilisations populaires. Aujourd’hui, la contestation de l’empire urbain des gérants d’actifs immobiliers fait face à des vents contraires. D’un côté, ce pouvoir alimente une fermeture du jeu démocratique, notamment illustrée par le Mipim. De l’autre, les luttes urbaines sont ravivées par la critique de la métropolisation et des grands projets « inutiles et imposés »

C’est dans ce contexte qu’il s’agit d’interroger l’émergence de contestations contre la financiarisation des villes et sa déclinaison sous forme de gestion d’actifs immobiliers. À côté de concepts plus établis dans la critique militante comme celui de gentrification, le terme « financiarisation » est en effet devenu la cible de différentes formes de mobilisation. La variété de ces formes de résistances dessine un continuum : il y a, à un pôle, les contestations « par le bas », menées par la société civile sur le terrain des luttes urbaines, mais qui, en France, paraissent limitées en nombre et en intensité ; au pôle opposé, se trouvent des acteurs qui empruntent des voies plus officielles ou institutionnelles. On constate aussi des reconfigurations spatiales, avec l’émergence de nouveaux acteurs, scènes et échelles de mobilisation transnationales, à l’image de la campagne #StopBlackstone contre le mastodonte du secteur. Ainsi, à mesure qu’il se déploie dans les villes et les quartiers, le secteur de la gestion d’actifs agrège contre lui des acteurs susceptibles de contester son pouvoir en nouant des alliances par-delà leur environnement immédiat.

D’une certaine manière, les effets politiques de la financiarisation ne concernent pas seulement les pratiques des acteurs qui la confortent, mais aussi, selon une logique dialectique, les formes de contestation qui s’y opposent. Si la question de leur multiplication et de leur succès reste entière en France, elles dessinent un nouveau paysage, celui des mobilisations contre Blackstone et son monde

Des luttes populaires en demi-teinte 

Promoteurs et élus déplorent régulièrement la multiplication des recours juridiques et des oppositions locales aux projets immobiliers. En France, les mobilisations contre les opérations financées par des gérants d’actifs ou contre la financiarisation dont ils sont porteurs demeurent néanmoins sporadiques – voire exceptionnelles – et largement incidentes. Pour dénoncer le mal-logement, certains collectifs ont occupé des bâtiments détenus par divers grands propriétaires. 

C’est le cas de l’association Droit au logement (DAL), dont les premières occupations, fortement médiatisées dans les années 1990, ont contribué à mettre la crise du logement à l’ordre du jour gouvernemental. Cette pression a contribué à l’annonce d’un plan d’urgence en faveur de l’hébergement d’urgence et de l’insertion, notamment fondé sur la réquisition d’immeubles laissés vacants par les investisseurs institutionnels. 

Ces pratiques restent d’actualité : en 2018, le DAL a par exemple occupé des bureaux vides appartenant à Amundi dans le 13e arrondissement de Paris, appelant le gouvernement à « appliquer la loi de réquisition sur les biens appartenant à de grands propriétaires privés, pour loger en urgence les personnes sans logis, vivant des situations de grande précarité dans la rue ». D’autres lui ont emboîté le pas, comme Jeudi Noir, collectif de jeunes militants proche des milieux écologistes et qui ciblait principalement le patrimoine de propriétaires privés, notamment celui des compagnies d’assurance et des fonds de pension, pour obtenir des victoires sur le terrain judiciaire et médiatiser la crise du logement. Ce type d’action vise donc les gérants d’actifs parmi d’autres propriétaires privés entretenant délibérément la vacance.

Et la ville, elle est à qui ? 

D’autres mobilisations ont ciblé prioritairement et explicitement les gérants d’actifs, au nom de la lutte contre la spéculation immobilière et, à mesure que le vocable s’est diffusé au sein des réseaux militants, contre la « financiarisation ». La plus massive a concerné la réhabilitation d’une artère du centre-ville de Marseille construite sous le Second Empire, durant le premier âge d’or de la propriété urbaine actionnariale. Entamée en 2004, dans le cadre du vaste projet d’urbanisme « Euroméditerranée », le réaménagement de la rue de la République a progressivement été perçu comme une menace par les classes populaires, dont une partie s’est mobilisée contre les deux sociétés de gestion d’actifs qui y détenaient des logements et des commerces. La concentration de la propriété et la similarité avec les opérations de vente à la découpe qui défrayaient alors la chronique nationale ont fourni des conditions favorables à l’émergence de cette mobilisation locale inédite

Avec l’appui de l’association Un Centre-ville pour tous (CVPT), les collectifs de locataires et associations d’habitants ont lutté contre les tentatives d’éviction menées à coups de non-renouvellement des baux et d’intimidation des locataires. Ils ont « partiellement » gagné leur bataille juridique en obtenant une obligation de relogement par les propriétaires. Ils exigeaient aussi que les gérants d’actifs s’engagent à vendre des immeubles à des organismes HLM pour qu’une partie de ces locataires y soient relogés. En définitive, le relogement des « locataires “récalcitrants” » a permis d’acheter la paix sociale et, plus généralement, « servi d’alibi » au reste des opérations. Mais l’association CVPT revient à la charge en 2016. Après la publication d’une enquête sur les stratégies et les montages fiscaux des gérants d’actifs en question, ainsi que sur la vacance des commerces de rez-de-chaussée et des logements qu’ils possèdent encore, elle demande des comptes aux pouvoirs publics. Son bilan est sans appel : la réhabilitation « a été une opération de spéculation financière, soumise à la dictature du taux de profit, au mépris des habitants, entreprises, acteurs culturels et commerçants initiaux. Sombre bilan pour la municipalité qui avait tout misé sur la capacité de la finance privée à rénover la rue, et pour les habitants qui vivent un désert social. » 

À la même époque, un collectif rassemblant des habitants, des militants d’Attac et de Jeudi noir et des élus communistes et écologistes se mobilise dans le 3e arrondissement de Paris, où Blackstone souhaite réhabiliter un îlot pour y réaliser 24 000 mètres carrés de bureaux. « Contre la transformation de quartiers du 3e en placements financiers », les tracts du « groupe des 24 000 » rappellent que la « vie de quartier vaut plus que leurs profits ». Concrètement, le collectif réclame une évolution du projet : des logements sociaux, une crèche, des locaux pour l’économie sociale et solidaire et l’accueil des associations. Entre manifestations et déambulations, pétition, happening au siège de Blackstone, échanges avec l’adjoint de la mairie de Paris chargé du logement, il multiplie les modes d’action. Sa mobilisation est relayée sur le terrain institutionnel par des élus communistes et écologistes.

Cependant, l’exécutif parisien est déterminé à poursuivre le projet. Jean-Louis Missika, alors adjoint chargé de l’urbanisme, déclare qu’il « présente d’autres attraits, répond à d’autres besoins » que le logement social, comme le développement économique : « Il permet de maintenir et ramener au cœur de Paris des entreprises que l’on avait vu partir [en banlieue] ces dernières années. » Une ligne de défense qui montre que l’argument de la concurrence entre territoires peut servir à contrer les demandes de la population mobilisée. En l’absence de débouchés au niveau municipal, la mobilisation s’essouffle. En 2018, Blackstone revend l’opération achevée à la branche immobilière de la compagnie d’assurance Generali, pour un montant trois fois plus élevé que son prix d’achat.

Des difficultés conjoncturelles ou structurelles ? 

Au-delà de ces deux épisodes, rares sont, en France, les contestations populaires qui ont visé les gérants d’actifs. Ailleurs, les mobilisations citoyennes combinant action directe et bataille juridique se sont multipliées, par exemple à New York, contre des fonds prédateurs, ou au Canada, contre des foncières cotées en Bourse. À Berlin, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté pour l’expropriation des fonds d’investissement devenus propriétaires des logements sociaux. À Barcelone, des exilés et militants ont occupé la rue et mené une campagne de dénonciation pour exiger, avec succès, leur maintien à un loyer modéré dans un hôtel détenu par Blackstone. De même, plusieurs centaines de locataires madrilènes ont combattu les hausses de loyer exigées par cette société, y compris devant les tribunaux, et certains ont obtenu gain de cause. Ces deux derniers exemples viennent s’ajouter aux nombreuses mobilisations menées par la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH), qui a déployé une variété de tactiques pour lutter contre l’endettement et les expulsions causées par l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2009 : groupes de parole et ateliers de recherche, présence lors des expulsions pour les freiner et occupations d’agences bancaires pour forcer les créditeurs à abandonner les poursuites, campagnes auprès des pouvoirs publics à diverses échelles, notamment européenne. Par-delà les traditions militantes propres à chaque pays ou ville, comment expliquer ce décalage français ? 

La faible politisation des marchés où se concentre l’activité d’investissement constitue une première piste. Parce que les bureaux, commerces et entrepôts privilégiés par les gérants d’actifs en France suscitent traditionnellement moins de mobilisations que le logement, leur choix de se tenir à l’écart du secteur résidentiel a pu contribuer à les préserver de la critique. Cet évitement est d’ailleurs délibéré pour certains gérants d’actifs, car, en plus d’être moins rentable, le logement est perçu comme politiquement sensible. La mauvaise presse associée aux ventes à la découpe est encore vive dans les mémoires. Dans le prospectus du fonds résidentiel Bepimmo, Blackstone joue cartes sur table, encouragé en cela, il est vrai, par les obligations réglementaires de communication : des « critiques », « manifestations » et campagnes médiatiques « pourraient amener [le fonds] à renoncer aux opportunités d’investissement et à être soumis à de nouvelles lois, litiges et changements dans la surveillance réglementaire ».

La comparaison internationale confirme cette inégale politisation. Si les luttes contre la financiarisation semblent plus vives ailleurs, elles portent exclusivement sur le logement. Pourtant, notre enquête a démontré que la concentration des gérants d’actifs dans l’immobilier non résidentiel s’accompagnait d’effets allant bien au-delà des murs des bureaux ou des commerces, que ce soit en matière de développement territorial, d’urbanisme, de transition écologique et d’artificialisation des sols, d’inégalités patrimoniales et même de risque financier systémique. 

Maintenant qu’ils s’intéressent au logement et à l’environnement, la donne va-t-elle changer ? Difficile de se livrer au jeu des prédictions, mais certaines caractéristiques de la financiarisation laissent penser qu’au-delà des types d’objets concernés, des défis structurels se dressent face aux mobilisations. La géographe Desiree Fields souligne les difficultés liées à la « distance » : une distance spatiale, au sens où l’infrastructure de la gestion d’actifs permet à des investisseurs d’opérer à l’échelle globale via toute une chaîne d’intermédiaires ; mais aussi relationnelle, car la multiplication des intervenants et instruments rend potentiellement plus difficile l’identification des donneurs d’ordre, l’imputation des responsabilités et, in fine, la défense de revendications. On est loin du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, qui luttait au sein de l’usine contre un patronat local. Le capitalisme urbain financiarisé met en jeu d’autres subjectivités – ménages endettés, locataires menacés d’expulsions – et opère à une échelle qui, de plus en plus, est mondiale. Comment s’opposer à un gérant d’actifs dont l’identité n’est pas forcément connue, parce qu’il a recours à de multiples prestataires de gestion, et qui intervient pour le compte d’une multitude d’investisseurs, dont des fonds de pension colossaux en charge des retraites du secteur public ?

L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, Editions d’Amsterdam, 2023.

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Loi pouvoir d’achat : électoralisme et protection des patrons

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances depuis 2017. © AIEA Imagebank

Le 9 mai dernier, la Banque de France annonçait dans son point de conjoncture que l’inflation atteindrait 5,6% en glissement annuel en 2022, soit un niveau record depuis l’année 1985. Alors que les commentateurs évoquent cette nouvelle phase économique avec effroi, le gouvernement vient de mettre sur la table un projet de loi autour du pouvoir d’achat, clairement insuffisant face à la crise sociale. Le détail des mesures dévoile deux orientations phares : le refus d’augmenter la rémunération du travail au détriment de celle du capital et une attention particulière à l’électorat âgé. Analyse.

Première grande loi du nouveau quinquennat, le « paquet pouvoir d’achat » présenté par le gouvernement Borne cherche à contenir la colère sociale qui gronde, dans un contexte de forte inflation. Indexation des retraites et des prestations sociales sur l’inflation, réduction de 18 centimes du prix du carburant à la pompe, indexation du barème de l’impôt sur le revenu et de l’indice de révision des loyers, mise en place provisoire du chèque alimentaire, triplement de la « prime Macron » : les mesures sont de nature différente. A première vue, il y en a un peu pour tout le monde. Cependant, comme souvent, le diable se niche dans les détails.

Protection des propriétaires et des retraités

La principale mesure concerne l’indexation pérenne des retraites sur l’inflation, qui aura pour conséquence de préserver sous un dôme protecteur le pouvoir d’achat des retraités. Si cette mesure va dans le bon sens et sera particulièrement utile pour ceux qui touchent une petite retraite, il est cependant utile de rappeler que les retraités possèdent la majeure partie du patrimoine existant en France et qu’ils jouissent d’un niveau de vie 9,5% plus élevé que celui du reste de la population. Indexer les pensions de retraites sur l’inflation revient donc à reverser entièrement la charge de l’impôt invisible que constitue l’inflation sur les actifs et sur les jeunes. Compte tenu de du fait qu’Emmanuel Macron a récolté 37.5% des suffrages chez les plus de 65 ans alors qu’il n’a réuni que 19% chez les 25-34 ans au premier tour de l’élection présidentielle en 2022, cette mesure s’apparente à du pur clientélisme électoral.

Ensuite, l’Etat prévoit d’indexer le barème de l’impôt sur le revenu afin de veiller à ne pas prélever davantage d’impôt aux agents ayant réussi à négocier leur revenu à la hausse. Cela ne s’applique donc qu’à ceux qui ont réussi à renégocier leur salaire ou à ceux dont les revenus du capital (marge sur vente d’actifs financiers, revenus locatifs…) ont augmenté. Pour les autres, cela ne changera rien.

Concernant le logement, l’Etat prévoit une indexation de l’indice de révision des loyers sur l’inflation. Elisabeth Borne a en effet laissé entendre qu’ils devaient suivre l’inflation, afin de soutenir les « retraités comptant sur les revenus locatifs pour arrondir leurs fins de mois ». Là encore, cette mesure s’adresse majoritairement à une catégorie d’agents économiques aisés et âgés ayant eu la possibilité d’accumuler un patrimoine et d’en obtenir des revenus. Mécaniquement, ces hausses de loyers seront en défaveur d’une classe d’actifs n’ayant aucune garantie de voir leur revenu suivre la cadence.

L’indexation des prestations sociales et la mise en place du chèque alimentaire sont les seules mesures profitant majoritairement à la classe moyenne active et aux jeunes. Il est à noter qu’en plus du goût paternaliste de la mesure, la transformation du chèque alimentaire en dispositif pérenne s’avère laborieuse et est constamment repoussée depuis deux ans

L’Etat a aussi annoncé une hausse minimale de la rémunération des agents du secteur public, en faisant croître le point d’indice de 3,5%, ce qui traduit une baisse de pouvoir en terme réel. En n’envisageant pas une indexation sur l’inflation, l’Etat refuse à ses propres employés le traitement qu’il accorde aux retraités et à ceux qui vivent de leurs revenus locatifs. En outre, le revenu des agents du service public repose de plus en plus sur un système de primes, a priori non sujettes à revalorisation.

Alors que l’indexation des prestations sociales suggère une protection des agents économiques les plus défavorisés, la classe moyenne basse tirant ses revenus uniquement de son salaire semble être dans l’angle mort des mesures gouvernementales annoncées. Or, dans un contexte de faible syndicalisation, les négociations pour obtenir des hausses de salaires s’annoncent difficiles. Ainsi, ces travailleurs devraient être les grands perdants des années à venir.

Quarante ans de victoires du capital sur le travail

Alors que les nouvelles générations manifestent davantage leur inquiétude quant à la faiblesse de leurs salaires, notamment par les démissions en masses suite à la crise sanitaire, les mesures énoncées ne semblent pas mettre cette catégorie de travailleurs sans patrimoine au centre des préoccupations politiques.

Ce constat se situe dans le prolongement d’une tendance économique initiée en 1983 lors du tournant mitterandien de la rigueur. Le gouvernement, souhaitant porter l’estocade à la boucle prix salaire, a procédé à la désindexation des salaires sur l’inflation, ce qui a été le point de départ d’une baisse continuelle de la part du PIB allouée à la rémunération du travail et donc à une hausse de la rémunération du capital. Nombre de rapports d’institutions internationales et même du ministère de l’Economie attestent ce fait, qui fait désormais consensus parmi les économistes pour expliquer pourquoi le travail « ne paie pas ».

Seul le SMIC demeure indexé sur l’inflation, ce qui pourrait annoncer un tassement de la distribution des salaires vers le bas de la distribution dans les années à venir, notamment dans les secteurs où les négociations salariales ne sont pas aisées. En bref, il conviendrait de s’interroger plus largement sur les critères de réussite économique d’une nation développée : lorsqu’une richesse est créée, en quoi la captation de celle-ci par la marge commerciale des entreprises ou par la distribution de dividendes, qui constituent une rémunération du capital, serait-elle plus bénéfique qu’une hausse de la rémunération du facteur travail ?

Remettre le travail au centre des préoccupations

Quand bien même cela paraîtrait suranné ou même franchement old school, la priorité doit être donnée à l’augmentation des salaires, pour éviter leur décrochage par rapport au niveau de l’inflation. Comme pour les retraites et d’autres revenus, cela pourrait se traduire par une indexation des salaires sur l’inflation. C’est en tout cas ce que proposent par exemple le député François Ruffin ou Jonathan Marie, membre du collectif des Économistes atterrés. Interrogé sur cette possibilité, le gouvernement répond qu’il est impératif d’empêcher la formation d’une « boucle prix-salaire », c’est-à-dire d’un cercle dans lequel les salaires et les prix augmenteraient continuellement, se nourrissant l’un l’autre.

Quel crédit accorder à cet argument ? D’abord, il conviendra de se demander si les libéraux se sont posé la même question concernant les revenus du capital depuis la mise en place du Quantitative Easing en 2015, qui a donné lieu à une explosion du niveau des marchés financiers dans les pays développés et donc du patrimoine des détenteurs de capital. Par ailleurs, si cette boucle s’est déjà observée dans l’histoire économique, les conjoncturistes indiquent qu’un tel risque n’est, pour l’heure, pas à l’ordre du jour. Enfin, une augmentation régulière des revenus du travail en fonction de l’inflation affaiblit mécaniquement les revenus du capital, procédant à ce que Keynes appelait « l’euthanasie des rentiers ».

La crise inflationniste constitue un moment politique au cours duquel les salariés ne doivent pas relâcher leurs efforts pour arracher des augmentations de salaire. Aussi, la forme de ces augmentations de salaire ne saurait déroger au cadre de protection sociale en vigueur par soucis d’économie : la généralisation du versement des primes dérogatoires (« prime Macron », prime d’activité, prime d’intéressement…) donnent l’illusion d’augmenter le revenu à très court terme, mais sont en réalité des victoires politiques a minima: elles ne donnent pas toujours lieu à des cotisations chômage ou des cotisations retraite, ce qui crée une perte de recette pour les caisses de financement des dispositifs afférents. La généralisation de ces pratiques participe donc à détricoter les filets de sécurité dont la crise COVID a achevé de nous convaincre du bien fondé. Par ailleurs, il pourrait s’agir de gains éphémères dont la pérennité n’est pas garantie : tout spécialiste en droit du travail sait qu’il est juridiquement bien plus aisé de retirer une prime que de baisser un salaire.

Enfin, et afin d’éviter le risque de boucle prix-salaires, une dernière solution devrait être envisagée : le « paquet pouvoir d’achat » blocage des prix », c’est-à-dire leur contrôle par l’Etat, au moins sur les produits de première nécessité. De facto, cela équivaut à un contrôle des marges des entreprises, notamment celles de la grande distribution. Une telle mesure instaure donc un contrôle fort du marché, dont la fonction première est de fixer un prix, par l’Etat. Elle doit cependant être bien pilotée pour ne pas spolier excessivement tel ou tel acteur économique, et suppose des moyens de contrôle importants. Si la NUPES est attaché à ce dispositif, les autres forces politiques, et notamment les macronistes, le rejettent vigoureusement, ce qui lui donne peu de chances d’être instaurée.

Dès lors, la précarisation d’un grand nombre d’actifs est une épée de Damoclès pour l’économie française. Les travailleurs ont déjà perdu tous les arbitrages budgétaires et monétaires majeurs depuis la crise de 2008. La période actuelle semble cependant propice à un renversement de tendance : combien de temps encore les Français accepteront-ils de perdre en pouvoir d’achat ? La loi en discussion permettra peut-être au gouvernement de gagner un peu de temps, mais la tendance générale à l’appauvrissement lui promet une rentrée sociale compliquée.

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

Pourquoi la “France moche” continue de s’étendre

© Jean-Louis Zimmermann, Wikimedia Commons

Vous en avez tous traversé et visité des dizaines : ces zones commerciales immondes et toujours plus vastes faites de ronds-points, de parkings, de voies rapides, d’échangeurs autoroutiers, de panneaux publicitaires et bien sûr de centres commerciaux type “boîte à chaussures”, qui saturent les entrées d’agglomérations dans toute la France. Une forme d’urbanisme hérité des Trente Glorieuses et du développement fulgurant de la société de consommation organisé autour du culte de l’automobile personnelle, perçue à l’époque comme le moyen de locomotion moderne, simple d’utilisation et surtout incarnant la liberté individuelle de déplacement sans contrainte de temps et d’espace.


Les critiques à l’égard de ce paysage urbain, qualifié de “France moche” par un numéro désormais célèbre de Télérama, sont légions : il contribue à la destruction des terres agricoles, à la pollution atmosphérique et visuelle, aux embouteillages, à la perte de lien social, à la faillite des commerces traditionnels, à la précarisation de l’emploi. Son rôle clé dans l’aliénation produite par la société de consommation, la dégradation de l’environnement et la concentration économique du secteur commercial n’est donc plus à décrire.

Certains argueront cependant que de telles immondices, malgré leurs conséquences incontestablement nocives, sont nécessaires à l’économie moderne et à la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Même sans considérer la superficialité et la nocivité profonde du gaspillage encouragé par de telles structures, il est pourtant difficile de donner raison aux défenseurs de la croissance de ces zones commerciales périphériques. En effet, non seulement leurs effets négatifs ne sont plus à prouver, mais surtout l’intérêt de nouvelles zones commerciales est discutable, voire inexistant. Il paraît donc crucial de se demander pourquoi la “France moche” continue chaque année de progresser au détriment des terres agricoles, d’un environnement naturel déjà bien mal en point et des petits commerces au bord de l’agonie. Comment expliquer une croissance sans fin au mépris de la rationalité économique censée être assurée par la “main invisible”?

 

Une aberration économique

Le développement des centres commerciaux en périphérie des agglomérations faisait sans doute sens durant les décennies de croissance forte et de frénésie consumériste qu’ont connu les retraités actuels, tant la demande de biens de consommation de toutes sortes explosait année après année ; une demande à laquelle les commerces traditionnels de centres-villes ne pouvaient faire face, en raison du manque crucial de surface commerciale pour s’étendre et d’aménagements conçus pour le moyen de locomotion d’une nouvelle ère : l’automobile. Ainsi la France, inspirée par les Etats-Unis, vit naître son premier supermarché en 1958 dans la banlieue parisienne, répondant à tous les besoins alimentaires sous un même toit et proposant des prix plus attractifs que les différents commerçants, incapables de lutter devant les économies d’échelle et le prix du terrain très attractif dont bénéficiaient les grandes surfaces.

Au fil des décennies, l’engouement ne se dément pas, les magasins s’étendent de plus en plus et se retrouvent cernés par de plus petits commerces qui viennent chercher le client là où il est désormais. Ce développement intensif, toujours à l’horizontale, fait naître des espaces urbains d’un nouveau genre, organisés autour de la seule fonction de l’achat et de la consommation, jusqu’à atteindre les 66 millions de mètres carrés en 2015. A tel point que nous sommes le pays européen où les supermarchés et hypermarchés possèdent la plus grande part de marché du commerce, avec 62% des commerces en périphérie, contre 33% en Allemagne, selon une étude de 2012 du cabinet Procos. Alors que la croissance économique ralentit progressivement depuis la fin des années 1970, le risque de saturation commerciale augmente d’autant plus. Entre 1995 et 2015, l’augmentation moyenne des surfaces commerciales atteint 4% tandis que celle de la consommation est de seulement 1% !

“la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.”

La situation actuelle contraste donc radicalement avec les décennies de l’après-guerre : le taux de vacance commerciale, c’est-à-dire le pourcentage de surface dédiée à la vente actuellement inutilisée, a atteint les 10.4% en 2015. Une étude de 2014 réalisée par la fédération commerçante spécialisée Procos a même évalué l’augmentation moyenne de la vacance dans les centres commerciaux à 50% en seulement deux ans après avoir étudié 750 d’entre eux. La même étude évalue également le surplus potentiel de surface commerciale à un montant compris entre 30 et 40 millions de mètres carrés d’ici à 2020 !

L’ampleur du phénomène est inégale sur le territoire, les villes de taille moyenne – entre 10.000 et 100.000 habitants – en souffrant bien plus que les autres, notamment celles à l’écart des grands pôles urbains. Certes, cela s’explique par de nombreux facteurs, dont la dépopulation et le chômage important – d’où un potentiel de vente plus faible – que beaucoup de villes moyennes subissent à cause du processus de concentration des activités à haute valeur ajoutée dans les métropoles suite à la mondialisation. Néanmoins, la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et, par ricochet, à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura malheureusement fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.

Robert Ménard a fait de Béziers et son centre-ville déserté un des laboratoires des villes Front National ©Pablo Tupin-Noriega (Wikimedia France)

Et pourtant, la construction de nouvelles surfaces commerciales bat son plein : environ 2 millions de mètres carrés supplémentaires par an, en plus des surfaces de moins de 1000 mètres carrés qui ne font plus partie des statistiques depuis 2008, selon Martine Donnette, ancienne commerçante, auteur et fondatrice de l’association En Toute Franchise, qui défend les petits commerçants face aux hypermarchés. Ce rythme de création est non seulement ridicule dans un contexte de saturation d’espaces commerciaux disponibles – un ridicule accentué par le fait que la vétusté de la large majorité d’entre eux n’est pas démontrée – mais il est encore plus surréaliste quand on sait que la consommation des Français stagne, et que cela ne semble pas prêt de changer.

Par ailleurs, le développement des services “drive” (quoi qu’on en pense par ailleurs), permettant de récupérer sa commande sur le parking sans entrer dans le magasin, ainsi que celui de la livraison de nourriture à domicile, conduisent à penser que les surfaces commerciales sont vouées à décroître, remplacées par de simples entrepôts. Enfin, l’ouverture partielle mais grandissante des magasins le dimanche depuis la Loi Macron de 2015 répartit la consommation hebdomadaire sur 7 jours au lieu de 6 alors que le montant total demeure le même, d’où des coûts supplémentaires d’ouverture pour un chiffre d’affaire identique. Sans même évoquer les contraintes pour les travailleurs, cette forme de libéralisation va donc surtout rogner davantage les marges des petits commerçants aux produits souvent déjà plus chers que ceux des grands groupes et ne disposant pas de pouvoir de pression sur les fournisseurs, tandis que ceux qui n’ouvrent pas tous les jours risquent de perdre du chiffre d’affaire…

Conjonction d’intérêts vicieux entre pouvoirs publics et grands groupes

Ce portrait désastreux et insensé a pourtant un explication simple : le bétonnage est un business juteux et largement encouragé par les autorités. Qu’il s’agissent de Mercialys (Casino), de Fongaly (Cora), d’Immochan (Auchan), de Carmilla (Carrefour), d’Inter Ikea Center Group (Ikea), tous les acteurs majeurs de la grande distribution possèdent tous des filiales immobilières aux noms plus ignobles les uns que les autres, qui viennent concurrencer les “foncières” leaders que sont Klépierre, Unibail et Altarea Cogedim. Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.

Comme le résume très bien un article de Slate, la valeur du terrain peut très rapidement être multipliée par mille entre la valeur d’origine du terrain agricole et celle du bâti dédié à la vente ! Avec des terres agricoles disponibles à la pelle pour de nombreuses années encore et considérant le fait que leurs propriétaires sont souvent prêts à vendre en échange d’un bon chèque leur permettant d’arrondir les fins de mois misérables que leur rapportent les prix d’achats de la grande distribution, peu importe la saturation latente du parc commercial français quand un potentiel de profits élevés, rapides et fiables existe.

“Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.”

Profitant également de la dépendance des petites enseignes aux grandes pour drainer de la clientèle, les bailleurs offrent des loyers faibles aux grandes surfaces – souvent issues du même groupe – et des baux plus chers aux petits. Ce procédé permet de pousser les enseignes en perte de vitesse vers la sortie et assure de confortables revenus permettant au minimum l’équilibre financier grâce aux enseignes bien portantes en période de crise. Surtout, cette activité économique est bien plus rentable, et plus rapidement, que la vente elle-même, un marché très concurrentiel dans lequel les invendus peuvent rapidement s’accumuler. Et peu importe si cela enlaidit les paysages et risque de déboucher sur une forme de “retail apocalypse” comparable à celle visible aux Etats-Unis où les faillites et licenciements de grandes entreprises commerçantes sont de plus en plus nombreux et laissent derrière eux des “dead malls”.

Les Dead Malls sont le symbole des échecs financiers des centres commerciaux aux Etats-Unis. Ici à Tucson en Arizona. ©Acc78 at English Wikipedia

Pourquoi les pouvoirs publics, pourtant garants de l’intérêt général, demeurent-ils si passifs ? D’abord, l’arsenal législatif et réglementaire pour limiter ces abus s’est considérablement affaibli ces dernières années. Par ailleurs, il est parfois difficile pour les maires de dire non à des projets de développement économique dans le contexte de disette que l’on connait. En effet, alors que les dotations aux communes vont encore diminuer et que l’Etat se serre la ceinture en fermant des administrations ou en supprimant des garnisons qui procuraient des revenus importants à des villes secondaires, rares sont les maires qui refusent de booster l’économie locale avec une nouvelle enseigne et l’emploi qu’elle offre au secteur déjà moribond de la construction. Par ailleurs, l’apparition d’un nouveau centre commercial est souvent mise au crédit de l’administration sortante lorsqu’arrivent les élections municipales. La mairie est alors heureuse de pouvoir jouer la carte de la création d’emploi et du dynamisme économique de leur commune, même si le bilan financier est rarement bénéficiaire une fois pris en compte les coûts de construction des infrastructures nécessaires et les avantages fiscaux consentis pour attirer les investissements.

A ce titre, le soutien du maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy contre vents et marées au grand projet inutile de méga-centre commercial et de divertissement Europacity, porté par Immochan et son partenaire chinois Dalian Wanda, est l’exemple parfait. Dans cette commune sinistrée du Nord de Paris – au taux de chômage avoisinant les 20% -, l’argument de la création d’emplois utilisé par le groupe Auchan a su faire mouche pour légitimer ce méga-projet de 3,1 milliards d’euros à l’objectif extrêmement ambitieux de 30 millions de visiteurs par an dès l’ouverture programmée en 2024, malgré l’opposition musclée d’agriculteurs, de biologistes, de coopératives d’alimentation biologique et de la section locale de la CGT.

“L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente.”

Les maires étant souvent condamnés à voir les projets des “foncières” se réaliser dans la commune voisine en cas de refus, leur marge d’action s’est réduite comme peau de chagrin. De même, la loi Royer de 1973 qui encadrait le développement de centres commerciaux a été progressivement démembrée avec la fin de l’obligation d’obtention d’un certificat d’urbanisme en 1996 (d’où la possibilité, par exemple, de construire en zone inondable) ou la disparition de la nécessité de comparer le nombre d’emplois créés et ceux potentiellement détruits. La loi de modernisation de l’économie portée en 2008 par Nicolas Sarkozy a même supprimé les réglementations concernant les densités de mètres carrés commerciaux par zones en fonction du nombre d’habitants.

Depuis 2014, les associations environnementales sont également privées de leur capacité à engager des recours contre ce type de développements tandis que la loi Macron empêche depuis 2016 la destruction des constructions illégales, un article auquel s’était opposé, entre autres, l’actuel président de l’Assemblée Nationale François de Rugy ! Et, dans le cas où les surfaces de vente ne trouveraient pas preneurs, les Sociétés d’Investissements Immobiliers Cotées (SIIC), peuvent depuis 2002 les faire figurer à l’actif de leur compte de bilan et ainsi gonfler leur patrimoine et attirer de nouveaux financements pour le bétonnage suivant. L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente. Quant à la qualité de l’emploi créé, les responsables politiques feraient bien de la reconsidérer quand on connait la prévalence du temps partiel forcé, des licenciements abusifs, des horaires contraignants, la faiblesse des salaires, le manque d’opportunités de mobilité professionnelle ascendante et les taux élevés de turnover

Espérer une réponse à la hauteur de la part de l’Etat dans ce domaine s’apparente malheureusement à un voeu pieux dans l’immédiat. Face à cette catastrophe annoncée et  à la situation critique de nombreuses villes moyennes, le gouvernement a annoncé par la voix du ministre Jacques Mézard avoir entamé la création d’un plan dédié à ces dernières. Quand la montagne accouche d’une souris… Notons pourtant que les idées simples et rapides à mettre en place ne manquent pas : deux députés communistes ont proposé un amendement au projet de budget 2018 visant à taxer les parkings des surfaces commerciales de plus de 2500 m² afin de financer des infrastructures de transport tandis que le maire écologiste de Grenoble a appelé le gouvernement à suspendre l’installation de grandes surfaces en périphérie, s’inspirant de ce qui est déjà fait en Wallonie.

Le rééquilibrage du marché délirant des surfaces commerciales viendra sans doute plutôt d’un revers violent de la main invisible obligeant nombre de verrues architecturales du capitalisme contemporain à mettre la clé sous la porte ou à licencier. Compte tenu de la saturation du parc commercial, de la quasi-stagnation de l’activité économique comme du pouvoir d’achat et des possibilités de “dégraissement” du personnel encore renforcées et simplifiées par les deux lois travail, la pression toujours plus forte des actionnaires ne devrait pas tarder à éliminer les surcapacités latentes en matière de supermarchés; les licenciements à venir chez Pimkie en témoignent. En février dernier, Régis Schultz, président de Monoprix membre du comité exécutif du groupe Casino, a même demandé un moratoire sur de nouveaux centres commerciaux de périphérie, preuve que l’enseigne craint que cela finisse mal. Comme dans toute bulle spéculative, il suffit de peu pour que l’euphorie s’arrête soudainement ; or, d’une petite remontée des taux d’intérêt à un scénario de crise financière mondiale d’une ampleur inégalée, les nuages s’amoncellent. Il est sans doute temps.