La bataille pour le Groenland, nouvelle frontière des industries minières

Bataille Groenland - Le Vent Se Lève
L’avion transportant Donald Trump Jr. atterrissant à Nuuk, capitale du Groenland.

De longue date, le Groenland subit des pressions multiformes pour s’ouvrir aux investissements étrangers. Entre autres procès, cette terre riche en minéraux est attaquée par la société australienne ETM, qui lui réclame une indemnisation de 11,5 milliards de dollars pour rupture de contrat. Avec Donald Trump, l’ambition des États-Unis s’affiche désormais sans fard : au nom de la « sécurité énergétique », ils souhaitent faire main basse sur le sous-sol de l’île. L’abondance de métaux rares que l’on y trouve permettrait notamment de briser le quasi-monopole conquis par la Chine dans ce secteur. L’empire du milieu, qui souhaite intégrer le Groenland dans des « routes polaires de la soie », n’est pas en reste.

Pourquoi Donald Trump est-il si intéressé par le Groenland ? Au cours de sa première présidence, en 2019, il avait déjà surpris en faisant part de son intention d’acheter au Danemark cette île de l’Arctique, sous forme d’une opération immobilière.

À l’époque, il a surtout été tourné en ridicule, notamment lorsqu’il avait lui-même tweeté une image de sa vulgaire Trump Tower plantée dans le décor serein du Groenland avec un petit mot réconfortant : « Je promets de ne pas faire ça au Groenland ». Il faut dire que 80 % de la superficie du pays est recouverte de glace et que son PIB (3,24 milliards de dollars en 2021) est généré en grande partie par les exportations de produits de la pêche et les subventions du gouvernement danois.

Beaucoup n’y voyaient que de la mégalomanie sans conséquence. Le Danemark, qui continue à conserver certains privilèges de colonisateur sur les indigènes inuits, a balayé ses remarques d’un revers de la main.

Comme un air de déjà vu

Et voici qu’au cours des semaines qui ont précédé son investiture, Trump redouble d’insistance. Selon lui, les États-Unis ont besoin du Groenland « à des fins de sécurité nationale », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Plutôt que d’y voir cette fois un simple accord immobilier avec le Danemark, le président américain n’exclut pas d’utiliser des moyens militaires ou économiques pour prendre le contrôle de l’île.

La multinationale ETM est engagée dans une procédure d’arbitrage contre le Groenland afin d’obtenir une indemnisation de 11,5 milliards de dollars

En termes de « sécurité nationale », l’Arctique revêt une importance stratégique considérable en tant que zone de transit pour les sous-marins nucléaires qui peuvent y être dissimulés sous la glace. En effet, les États-Unis ont depuis longtemps voulu stocker des missiles nucléaires dans les glaces du Groenland, notamment dans le cadre d’un projet militaire particulier datant de la Guerre froide, le projet Iceworm, sous couverture d’un autre projet très médiatisé et encore actuel, baptisé Camp Century.

Depuis la base spatiale de Pituffik, dans le nord du Groenland, que les États-Unis commandent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le personnel militaire exploite des systèmes d’alerte précoce. La base facilite également la surveillance de l’espace et la commande de satellites. Il va de soi que les missiles américains, s’ils étaient basés ici, se trouveraient à proximité immédiate de la Russie.

Pourtant, compte tenu du fait que Washington possède déjà cette présence sans avoir besoin de posséder directement le Groenland, il semble curieux que Trump souhaite aller encore plus loin pour contrôler l’ensemble du pays, même dans un contexte de tensions accrues avec la Russie et la Chine.

Rompre le monopole chinois

La raison la plus probable réside dans l’abondance de minéraux bruts cachés dans la fonte des glaces – et la lenteur avec laquelle le Groenland délivre des licences d’exploitation pour ces minéraux. Au cours des quarante dernières années, l’Arctique s’est réchauffé quatre fois plus vite que le reste du globe. Les calottes glaciaires du Groenland sont particulièrement touchées, ce qui incite les scientifiques à tirer la sonnette d’alarme sur l’élévation du niveau des mers, les phénomènes météorologiques extrêmes et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

Si certains s’inquiètent de la transformation écologique du Groenland, d’autres y voient une opportunité. La fonte des glaces rend accessibles des routes maritimes, des terres, des minéraux et des métaux qui ne l’étaient pas depuis des milliers d’années ; parmi eux, des matériaux désignés comme « critiques » pour la transition énergétique. À l’ère des catastrophes climatiques, les ressources naturelles les plus recherchées sont celles qui sont nécessaires à la fabrication des véhicules électriques, des éoliennes et des panneaux solaires. Il s’agit notamment des terres rares.

Il convient de rappeler ici la déclaration plutôt audacieuse d’une société minière australienne, Energy Transition Minerals (ETM), qui suggère que le Groenland pourrait devenir le plus important producteur occidental de terres rares essentielles. À l’heure actuelle, la Chine reste le principal exportateur de terres rares.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, la Chine domine l’extraction des minerais de terres rares (60 % du marché) et le raffinage (90 % du marché). Elle exploite cette position dominante, notamment en interdisant l’exportation des technologies d’extraction, de séparation et de raffinage des terres rares. Rompre ce quasi-monopole est un objectif clé de la stratégie industrielle « verte » de l’Occident, qui se focalise sur la sécurisation des chaînes de valeur mondiales dans ce que la chercheuse Thea Riofrancos nomme le « réseau sécurité-durabilité ».

ETM est actuellement engagée dans une procédure d’arbitrage d’investissement contre le Groenland afin d’obtenir une indemnisation pour le montant astronomique de 11,5 milliards de dollars américains. En 2021, un nouveau gouvernement groenlandais, dirigé par le parti de gauche Inuit Ataqatigiit, opposé à l’exploitation minière et plébiscité par les Inuits indigènes en quête d’indépendance, avait annulé les licences précédemment accordées à ETM en raison des risques de pollution par l’uranium.

La demande d’arbitrage d’ETM est soutenue par un fond de financement du contentieux basé à Londres. Il ne fait aucun doute que des arbitrages de cette nature se trouvent en toile de fond de l’intérêt de Donald Trump pour l’île. Le potentiel d’exploitation des terres rares est aussi très probablement la raison pour laquelle les ripostes des autres puissances hégémoniques de la transition « verte » ont été beaucoup plus vigoureuses cette fois-ci. Le Groenland promet d’être la prochaine frontière du développement des industries extractives.

Chasse au trésor dans l’Arctique

Dans ce ballet entre puissances impériales autour du Groenland, le Danemark joue un rôle central. « Le Groenland appartient aux Groenlandais », a déclaré la première ministre danoise, Mette Frederiksen, en réponse aux déclarations de Donald Trump. Ce n’est pas tout à fait vrai.

Le Groenland n’est pas un État-nation indépendant, mais une province autonome du royaume danois. Il dispose d’un certain pouvoir dévolu depuis les années 1950, mais les relations avec le Danemark demeurent tendues. La colonisation de peuplement pratiquée par les Danois, le contrôle forcé des naissances pour les femmes et les filles autochtones et l’enlèvement d’enfants autochtones – pour les éduquer comme « sujets modèles » au Danemark – sont autant d’éléments qui ont marqué l’histoire du Groenland. Le danois, et non le groenlandais, demeure la langue des élites politiques, administratives et culturelles.

L’un des principaux domaines dans lesquels le Danemark conserve un pouvoir de type colonial sur le Groenland est celui de la politique étrangère et de la sécurité, ce qui explique pourquoi Trump souhaite racheter le Groenland au Danemark. Les juristes internationaux qualifient cette rétention de pouvoir de déni du droit à l’autodétermination.

Ce n’est pas la première fois que les États-Unis tentent d’acheter le Groenland au Danemark ; l’État danois avait déjà décliné une offre en 1946. Dans un geste symbolique, lors de sa récente « excursion éclair » à Nuuk, capitale du Groenland, Donald Trump Jr a posté sur X une photo de lui devant la statue du missionnaire danois Hans Egede, apôtre de la colonisation du Groenland. Il a qualifié cette âme sœur en violence impériale de « fondateur » du Groenland.

Cette même statue avait été badigeonnée de peinture rouge et marquée du mot « décoloniser » en 2021, année au cours de laquelle les célébrations marquant les trois cents ans de l’arrivée d’Egede sur les côtes groenlandaises ont été annulées. En vertu du droit international, il ne serait pas légal pour le Danemark de « vendre » le Groenland. Mais comme le montrent les actes brutaux d’occupation et d’annexion dans le monde contemporain, de Gaza à l’Ukraine, le déni du droit à l’autodétermination est une pratique courante des États impériaux. Ce déni va régulièrement de pair avec la racialisation et la déshumanisation des populations autochtones.

Si le Danemark est le principal joueur impérial au Groenland, l’Union européenne (UE), la Russie, la Chine et divers milliardaires en sont les autres solistes. En 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue à Nuuk pour ouvrir un bureau de l’UE, destiné à marquer le « renforcement de la coopération » entre le Groenland et l’UE. L’accord de coopération prévoit des investissements dans l’éducation et les compétences sur l’île en échange de l’obtention de matières premières essentielles pour l’UE. Cela explique peut-être pourquoi l’Allemagne et la France se sont empressées de lancer des avertissements à Trump concernant l’inviolabilité des frontières.

Un rapport des services de renseignement danois publié en décembre 2024 indique que la Russie est également en train d’agir de manière plus agressive dans l’Arctique. Il suggère que Moscou est prêt à accorder à la Chine un plus grand accès à la région, même à contrecœur. En effet, la coopération sino-russe dans le cadre d’une initiative de route de la soie polaire, destinée à investir dans les infrastructures de transport dans l’Arctique, demeure une source de préoccupation pour les intérêts occidentaux dans la région.

Les milliardaires ne sont pas en reste. En 2022, Jeff Bezos, Michael Bloomberg et Bill Gates ont fait la Une des journaux en investissant dans une « vaste chasse au trésor dans l’Arctique » au Groenland. Tous ces acteurs se disputent le contrôle des ressources, tandis que les revendications des Groenlandais sont étouffées ou anéanties a coup de batailles juridiques.

Entre-temps, le premier ministre groenlandais a de nouveau exprimé son désir d’indépendance. Son appel a été ignoré de tous. L’île sera-t-elle le prochain territoire sacrifié à des fins énergétique, au nom de la transition verte ?

Le « protectionnisme interventionniste » de Trump et ses contradictions en Amérique latine

Trump Marco Rubio - Le Vent Se Lève
Donald Trump en compagnie du secrétaire d’État Marco Rubio, qui a fait de son hostilité à la gauche latino-américaine sa marque de fabrique

Les rodomontades de Donald Trump vis-à-vis de l’Amérique latine font écho à ses folles promesses de campagne. Sa surenchère protectionniste, visant à « rendre sa grandeur » à l’Amérique, pourrait avoir des effets contradictoires. Et notamment compromettre l’accès des États-Unis aux précieuses matière premières du sous-continent, également convoitées par la Chine. Pour surmonter cet obstacle, les États-Unis pourraient doubler leur protectionnisme d’une intensification de l’ingérence politique dans le sous-continent. Analyse du « protectionnisme interventionniste » hybride que la nouvelle administration s’apprête à déployer. Par Bernard Duterme, directeur du Centre tricontinental – CETRI.

Les propos tenus par Donald Trump à l’occasion de sa nouvelle investiture à la tête des États-Unis et la cascade de décrets présidentiels signés dans la foulée auront été à la hauteur des outrances de sa campagne électorale. L’Amérique latine ne fait pas exception, entre menaces commerciales, coercition politique brandie à tout va et coups de menton sur la question migratoire, de la criminalité et du narcotrafic – l’élu républicain amalgamant régulièrement ces trois phénomènes.

Avec tout ce que ses outrances peuvent avoir d’imprédictibles ou de circonstancielles, une constante, une priorié-phare : la défense de la sécurité nationale, de l’exceptionnalisme états-unien, de la suprématie de la 1ère puissance mondiale. Et un agenda – possiblement contradictoire – pour atteindre le Graal, c’est-à-dire pour « rendre sa grandeur à l’Amérique » : d’un côté, des mesures protectionnistes, isolationnistes, nationalistes en rafale ; de l’autre, des visées expansionnistes, hégémoniques, impérialistes. Un « protectionnisme expansionniste » guidé par un horizon plus affairiste qu’idéologique. Álvaro García Linera, intellectuel bolivien et ancien vice-président d’Evo Morales, parle, lui, de « néolibéralisme souverainiste » pour nommer cette « voie hybride testée ailleurs dans le monde, que l’on pense à Meloni en Italie, à Orban en Hongrie ou à Bolsonaro au Brésil précédemment »1.

Le Mexique représente 20 % du déficit commercial des États-Unis, se classant deuxième derrière la Chine et ses 35 %

Soit. Qu’en sera-t-il vis-à-vis de l’Amérique latine ? Les deux principales préoccupations de Trump tiennent en quelques mots : d’une part, y vendre plus et y acheter moins, d’autre part, y gagner le bras de fer hégémonique engagé avec la Chine. La première, strictement mercantiliste, il la rabâche depuis toujours, avec la hausse des droits de douane comme arme de dissuasion favorite, en dépit de ses limites évidentes et de ses effets contraires selon les situations. La semaine même de son investiture, sans doute conseillé par plus outillé que lui en matière économique2, il l’a d’ailleurs déjà infléchie… pour mieux y revenir trois jours plus tard, en menaçant la Colombie d’une taxe de 25% puis de 50% sur ses exportations si son président, Gustavo Petro, ne revenait pas sur sa décision de refouler les avions militaires remplis d’immigrés expulsés des États-Unis.

Contradictions d’une surenchère protectionniste

De la cinquantaine de pays avec lesquels Washington accuse une balance commerciale déficitaire, seuls cinq sont latino-américains : Mexique, Nicaragua, Costa-Rica, Venezuela, Guyana… De ceux-ci, seul le Mexique pèse réellement. D’un poids très significatif à vrai dire. À lui seul, il représente quelque 20% du déficit total des États-Unis, se classant ainsi deuxième derrière la Chine et ses 35%. Il constitue dès lors la première cible « mercantiliste » de Trump au sein du continent américain, avec le Canada (9% du déficit commercial états-unien), l’un et l’autre pourtant membres de l’« Accord Canada–États-Unis–Mexique », ex « Accord de libre-échange nord-américain » déjà renégocié au cours du premier mandat de Trump. L’annonce a donc été prononcée et réitérée à l’envi par le leader populiste : une hausse des droits de douane de 25% va venir grever, à partir du 1er février, les importations mexicaines et canadiennes.

On comprend mal cependant comment la mise à exécution de cette menace profiterait aux États-Unis. Outre la forte récession qu’elle provoquerait au Mexique, leur principal partenaire commercial, et l’inflation qu’elle induirait pour les consommateurs états-uniens, elle viendrait également torpiller de plein fouet le nearshoring, cette stratégie qui consiste à relocaliser la production – notamment asiatique – à proximité des frontières. Stratégie dont profite résolument l’économie mexicaine et à laquelle s’adonne pour partie les investisseurs nord-américains qui y bénéficient d’une main-d’œuvre bien meilleur marché qu’au nord du Rio Grande.

Quant au reste de l’Amérique latine, jouer avec les tarifs douaniers sur leurs exportations pour les ramener dans le droit chemin sécuritaire ou pour les inciter à acheter plus aux États-Unis pourrait, là aussi, se révéler contre-productif. Tant l’Europe (premier investisseur en Amérique latine en 2022) que la Chine sont gourmandes de ces matières premières minières et agricoles produites dans le sous-continent, dont l’entrée en Amérique du Nord deviendrait trop onéreuse3. La rivalité avec la Chine constitue précisément la deuxième grande préoccupation évoquée ci-dessus et ressassée par le nouveau président à l’endroit de l’Amérique latine. Elle s’impose à lui comme à ses prédécesseurs depuis le début de ce siècle.

Réalité de moins en moins contournable, la Chine est désormais le premier partenaire commercial de la plupart des pays de l’Amérique latine, de droite comme de gauche. Le volume des échanges sino-latino-américains, en valeur monétaire absolue, a été multiplié par vingt-cinq en vingt ans et pourrait l’être jusqu’à quarante entre 2000 et 2035 selon diverses projections4. Le résultat d’un quart de siècle de flux de capitaux, d’investissements et de crédits orchestrés par la Chine en Amérique latine, ainsi que de constructions d’infrastructures portuaires, routières, énergétiques, ferroviaires, etc., sans conditionnalités manifestes. Vingt-deux des vingt-six États latino-américains sont aujourd’hui engagés dans l’initiative stratégique chinoise des « Nouvelles routes de la soie ». Trump aura donc fort à faire pour inverser la tendance, redonner la primauté des échanges aux États-Unis et y réactualiser la « doctrine Monroe » qui considère, depuis le début du 19e siècle, toute intervention européenne – et aujourd’hui asiatique – dans les affaires des Amériques comme une menace pour la sécurité, la paix et… l’hégémonie états-unienne.

À cet égard, il n’est pas certain que menacer grossièrement le Panama de reprendre, au besoin par la force militaire, le contrôle sur son canal interocéanique (dont les ports de Balboa et de Cristóbal ont été concédés à la gestion d’une entreprise hongkongaise) soit la meilleure façon d’y parvenir. Ce le sera encore moins en appliquant un tarif douanier de 60% à toute marchandise ayant transité par l’un des quelque vingt ports sous contrôle chinois dans le sous-continent, comme le propose le nouvel émissaire de l’administration Trump pour l’Amérique latine, Mauricio Claver-Carone. Car l’enjeu pour les grandes puissances est bien de capter une part maximale des matières premières extraites des sols et sous-sols de la région – que l’on n’a jamais autant creusés que depuis le début de ce siècle. Et qui devraient l’être plus encore dans les prochaines années, au vu des besoins occidentaux et chinois en ressources clés pour la numérisation, la décarbonation et l’électrification de leurs économies5.

Enjeux sécuritaires

À côté de cette rhétorique de guerre commerciale, les vociférations du nouveau président à l’égard de l’Amérique latine portent sur la question migratoire. Ici aussi, le Mexique occupe la toute première ligne, suivie de l’Amérique centrale, historique patio trasero (arrière-cour) des États-Unis, les Caraïbes et l’Amérique du Sud. La posture est maximaliste, à deux égards : expulsion systématique et refoulement systématique. Expulsion de toute personne immigrée considérée comme illégale (au nombre de 11 millions d’après les estimations les plus sobres, dont environ la moitié de Mexicains) et refoulement de toute tentative d’entrée illégale sur le territoire. Ajoutons-y la fermeture annoncée de toute possibilité (ou presque) de postuler pour une entrée légale à la frontière Sud.

À partir de là, la question devient vite technique et à géométrie variable, tant les statuts des personnes concernées varient selon la nature des documents (d’entrée, de résidence, de travail…) obtenus ou pas, la diversité des mécanismes d’obtention échus ou pas, le sort qui va être réservé au « droit du sol » constitutionnel, au déjà ancien « Temporary Protected Status », aux plus récents « Humanitarian Parole Program » et « CBP One App », etc. C’est entendu, Trump prétend faire table rase de toute inflexion réglementaire à la ligne dure. Comme lors de son premier mandat… dont les résultats en la matière pourtant sont restés largement en-deçà de ses menaces – rappelons que l’on compte bien moins d’expulsions sous son mandat que sous celui de Barack Obama ou de Joe Biden, plus plus d’entrées illégales que sous Barack Obama, nettement moins de kilomètres de mur frontalier construits que sous ses prédécesseurs et son successeur…

La présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a rappelé que si les morts causés par le fléau du narcotrafic sont mexicains, les armes et les consommateurs sont états-uniens

Il avait alors usé du chantage économique pour contraindre le Mexique – puis les petits pays du Triangle Nord de l’Amérique centrale ensuite, avec moins de réussite – à sous-traiter l’endiguement des flux migratoires, externalisant ainsi les frontières états-uniennes le plus au Sud possible. En pays vassalisé6. Au-delà du coût humain désastreux de ces expulsions et refoulements manu militari auxquels le nouveau président se consacre tambour battant depuis ce 20 janvier, l’impact sur les remesas – envois de fonds des émigrés aux familles restées à domicile – ne va pas tarder à se faire entendre dans toute la région. Au Nicaragua par exemple, ces remesas ont atteint dernièrement l’équivalent d’un tiers du PIB, soit 1,4 fois le budget national, et financent près de la moitié de la consommation des ménages…

En interne, aux États-Unis, quelles vont être les réactions, les marges de manœuvre des contre-pouvoirs potentiels ? Ils sont déjà à l’œuvre : pléthore de juges pour défendre la Constitution, de gouverneurs ou chambres de commerce pour défendre la main-d’œuvre immigrée – vitale dans l’agriculture, la restauration, la construction, le soin, etc -, d’organisations sociales pour défendre les droits humains. À l’inverse, pour bien asseoir sa thèse qui fait de l’« invasion » migratoire – autant de « criminels », de « violeurs », de « vermine »… – la menace principale à la « sécurité nationale », Trump y a associé très vite, par décret présidentiel le jour même de son investiture, la désignation des cartels de la drogue comme « organisations terroristes étrangères ».

Désignation à laquelle pourtant le Mexique, « le pays dont les États-Unis ont le plus besoin »7, s’oppose de longue date, pour préserver sa souveraineté. Sa nouvelle présidente, Claudia Sheinbaum, a d’ailleurs déjà rappelé au nouveau locataire de la Maison Blanche que, dans ce fléau du narcotrafic contre lequel elle lutte, si les morts sont mexicains, les armes et les consommateurs sont états-uniens.8

Désunion du sous-continent face à l’interventionnisme

Reste bien sûr l’interventionnisme de Washington dans sa dimension plus politique. À écouter le président lui-même, ses priorités étant de restaurer la domination commerciale des États-Unis et de renvoyer les immigrés clandestins chez eux, il n’y a pas de nations amies ou ennemies. Il le répète à qui veut l’entendre : pas de traitement de faveur. Pour autant, les « faucons » dont il s’est entouré, notamment Marco Rubio – Affaires étrangères – et Mauricio Claver-Carone – relations avec l’Amérique latine –, indiquent que la coloration politique des gouvernements ne sera pas indifférence à la nouvelle administration9. On peut s’attendre à des alliances solides et des condamnations multiples.

Alliances sans doute avec ces leaders de la droite radicale – libertarienne, illibérale ou répressive selon les variantes – qui ont émergé ces dernières années, qu’ils occupent le pouvoir (Javier Milei en Argentine, Nayib Bukele au Salvador, Daniel Noboa en Équateur…), qu’ils y aient goûté (comme Jair Bolsonaro), ou qu’ils l’espèrent à moyen terme (Claudio Kast au Chili). Condamnations, d’un autre côté, du gouvernement cubain et du Venezuela, déjà mis sous « pression maximale » par la première administration Trump – en vain. On peut également prévoir des sanctions renforcées à l’encontre du Nicaragua dirigé par Daniel Ortega – dont les États-Unis sont toujours le premier client, et de très loin. L’issue politique de ces ingérences bilatérales de l’Oncle Sam sont incertaines : quand certains craignent une reconfiguration ultraconservatrice du champ politique latino-américain, d’autres prédisent un regain des mobilisations anti-impérialistes10.

Une chose est sûre : les progressistes au pouvoir en Amérique latine ne possèdent plus la cohésion qui avait permis à leurs prédécesseurs en 2005 de rejeter le projet nord-américain de zone de libre-échange (ALCA) sur l’ensemble du continent. Et leurs initiatives d’intégration régionale non subordonnée à l’hégémonie nord-américaine – dont l’UNASUR en 2008 et la CELAC en 2010 – ne pèsent plus aujourd’hui, en raison des alternances politiques, des frictions intrarégionales et, précisément, des dépendances concurrentielles à l’égard des puissances chinoise, européenne et… états-unienne. Dépendances qui empêchent les gouvernements latino-américains de mener, comme le rêvait encore le président brésilien Lula en 2023, une action collective non alignée en faveur d’une transition économique vers des modèles diversifiés et à plus haute valeur ajoutée. Pour sûr, Xi Jinping et Donald Trump en sont fort aise.

Notes :

1. Vincent Ortiz et Vincent Arpoulet, « L’Amérique latine face au “néolibéralisme souverainiste” de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera », Le Vent Se Lève, LVSL, 21 janvier 2025.

2. « ‘Mettre les tarifs douaniers à 20% est une très mauvaise idée, qui pénalisera les Etats-Unis’ : la réponse des deux économistes auxquels la Maison Blanche s’est référée », Le Monde, 23 janvier 2025.

3. Ander Sierra, « Las amenazas de Trump en América Latina son una oportunidad para China », Other News, 16 janvier 2025.

4. Ibidem.

5. Lire CETRI, Amérique latine : les nouveaux conflits, Paris, Syllepse, 2024 et CETRI, Business vert en pays pauvres, Paris, Syllepse, 2025.

6. Lire CETRI, Fuir l’Amérique centrale, Paris, Syllepse, 2022.

7. Luis Gómez Romero, « La guerra de Trump contra los migrantes podría convertir en enemigo al país que más necesita: México », The Conversation, 23 janvier 2025.

8. Ibidem.

9. Christophe Ventura, « Donald Trump et l’Amérique latine : une diplomatie du rapport de force », Note d’actualité IRIS/AFD, janvier 2025.

10. Observatorio en Comunicación y Democracia, « Si EEUU estornuda, a Latinoamérica le da bronquitis », Other News, 27 janvier 2025.

Ukraine : emprunter le douloureux chemin vers la paix

Zelensky paix - Le Vent Se Lève

Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne rend pourtant pas l’option maximaliste plus légitime. Une escalade entre l’Occident et Moscou serait désastreuse pour les civils ukrainiens – et européens. S’il est difficile de dire quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter, le douloureux chemin vers la fin du conflit doit être entrepris. Par David Broder, traduction Manuel Trimaille [1].

« Restez raisonnable ». Après que l’administration Biden a autorisé l’armée ukrainienne à attaquer des cibles en territoire russe par l’intermédiaire de leurs missiles longue portée, Emmanuel Macron a exhorté Moscou à ne pas réagir de manière excessive. Les autorités russes ont déclaré que les frappes de missiles ATACMS (Missile balistique tactique sol-sol à sous-munitions) impliquaient nécessairement l’engagement opérationnel direct des Etats-Unis. Le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov a évoqué un changement dans la nature même de la guerre, allant jusqu’à laisser entendre que cela pourrait pousser Moscou à recourir à son arsenal nucléaire.

L’appel à la « raison » d’Emmanuel Macron n’est guère rassurant. Cela revient à s’en remettre à l’espoir qu’en dépit des déclarations antérieures clamant la folie des dirigeants russes, ceux-ci pourraient à présent tempérer leur fureur vengeresse par des considérations rationnelles !

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent.

Les frappes de missiles ATACMS sur le territoire russe ont été présentées par les porte-paroles de l’administration Biden comme un changement de tactique en réponse à l’annonce de la mobilisation de soldats nord-coréens pour déloger les troupes ukrainiennes de l’oblast russe de Koursk. Cet argument ne convainc personne. Joe Biden a longtemps considéré ces frappes comme une ligne à ne pas franchir pour ne pas provoquer de représailles de la Russie – une position qu’il a aujourd’hui abandonnée, au terme de son mandat. Cette démarche s’inscrit également dans un contexte de transition administrative fédérale : selon les mots d’Anatol Lieven, il s’agit ou bien de forcer Donald Trump à ne pas abandonner l’Ukraine, ou bien renforcer la position de l’Ukraine en vue des négociations de paix.

L’annonce de l’utilisation par la Russie d’un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) contre l’Ukraine a mis à mal l’idée que la politique de l’administration Biden allait faire reculer Vladimir Poutine. Cette riposte offre un avant-goût de ce dont l’armée russe est capable – sans missile nucléaire pour l’instant. La thèse d’un renforcement de la position de l’Ukraine dans les négociations semble également loin de la réalité. S’exprimant sur Fox News, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui jusqu’ici insistait sur la nécessité d’expulser les troupes russes de la moindre parcelle de son territoire, est revenu sur sa position. Il a déclaré que «  des dizaines de milliers de [ses] concitoyens ne pouvaient pas périr » pour le bien de la Crimée. Annexée en 2014, la péninsule peut, selon lui, être récupérée par la « voie diplomatique » – ce qui revient à botter en touche.

« Notre combat à tous ? »

La stratégie de Zelensky a longtemps été d’internationaliser la guerre, ou du moins de l’occidentaliser, en la présentant comme une lutte existentielle pour l’Europe et les États-Unis. Côté occidental, des signes de lassitude commencent à poindre. Certains représentant de l’UE envisagent la remilitarisation – et donc de prendre le relais si Trump refuse de continuer à aider l’Ukraine – mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité. À l’approche des élections allemandes prévues en février, le chancelier Olaf Scholz, peu convaincant, semble plutôt soucieux d’assouplir sa position. Son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine – le premier depuis deux ans – a été largement perçu comme une réponse aux demandes de mettre fin à la guerre, un désir qui alimente aujourd’hui le soutien au mouvement d’extrême droit Alternative für Deutschland et au parti éclectique de Sahra Wagenknecht. Enlisé dans les crises budgétaires, Scholz cherche à se positionner dans l’interstice entre ces forces dissidentes et un establishment plus belliqueux.

Les « experts » qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles russes. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime.

Plus largement, la politique occidentale oscille entre tentation isolationniste et fuite en avant belliciste – celle-ci étant même présentée comme un potentiel levier de réindustrialisation ! Mais même en Ukraine, de nombreux signes indiquent que la mobilisation contre l’invasion de février 2022 ne peut durer pour toujours. Si la quantité de soldats mobilisables diminue, le nombre de déserteurs ou d’objecteurs de conscience ne cesse de s’accroître. Des millions d’Ukrainiens se sont admirablement battus pour la défense de leur pays et ont œuvré à maintenir la cohésion d’une société meurtrie et éprouvée. Mais si, comme le dit Zelensky, « des dizaines de milliers » d’individus n’ont pas à mourir pour la Crimée, beaucoup semblent douter que les villages du Donbass qui passent régulièrement d’un camp à l’autre en vaillent davantage la peine.

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise devraient accepter les Ukrainiens. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent. Face à une puissance ouvertement impérialiste, il n’y a aucune raison de principe à préférer la discussion à la lutte armée. Pour autant, tous les jusqu’au-boutistes occidentaux ne se font pas « l’écho des voix ukrainiennes », ainsi qu’ils aiment à le dire.

Il est évidemment difficile de jauger, même théoriquement, la volonté du peuple ukrainien – compte tenu notamment de la chute drastique de la population durant la guerre, des quelques sept millions de réfugiés ayant quitté le pays (dont plus d’un million en Russie), et du fait que des millions d’autres vivent sous occupation russe. Néanmoins, les enquêtes d’opinion permettent d’entrevoir une tendance : elles suggèrent que si, au cours des deux premières années de la guerre, une large majorité d’Ukrainiens préféraient une victoire sans concession à la fin des hostilités, la moitié de la population est aujourd’hui favorable à des pourparlers imminents.

Ils n’envisagent sans doute pas que les négociations aboutissent à un quelconque compromis éclairé, ou garantisse une coexistence pacifique. Ils savent que seule la logique de la force brute s’appliquera. Leur pessimisme est le produit d’une société brutalisée par la guerre, traumatisée par la peur du pire. Les pourparlers conduiraient, à l’évidence, à l’imposition de la volonté russe à son voisin. Les Ukrainiens s’attendent à de nombreuses humiliations, et une mutilation de leur souveraineté.

Pour Volodymyr Zelensky, Kiev « ne reconnaîtra pas légalement » l’amputation de son territoire post-1991. Cette formule semble destinée à laisser libre cours à des solutions ambivalentes. Les dirigeants russes pourraient bien se contenter de transformer l’Ukraine en une zone de « conflit gelé », où l’absence de paix définitive légitimerait une ingérence permanente dans la politique ukrainienne.

Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre.

Les experts occidentaux qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles qui en résultent et s’abattent sur l’Ukraine. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime. En Allemagne, le parti dont la base électorale est la moins disposée à s’engager dans l’armée – les Verts – est précisément la plus belliciste. Mais la rhétorique militariste possède une cohérence interne qui lui est propre. Ses envolées et ses outrances, allant jusqu’à vanter le statut de « co-belligérants » des Européens, ont conduit à une posture que bien peu sont capables d’assumer.

Cheminer vers la paix

Face aux logiques d’escalade, il s’agit de ne pas oublier la pression populaire en faveur d’une issue pacifique en Russie même. Celle-ci est aujourd’hui fragmentée. Loin d’atteindre des dimensions propices à un soulèvement, l’opposition à la guerre demeure largement inorganique. Dans les communautés les plus directement concernées par le conflit, il ne serait pas exact d’affirmer que les millions de gens qui fuient « votent avec leurs pieds » – étant donnée la multitude de facteurs possibles permettant d’expliquer leur départ. Sans doute existe-t-il une opposition importante à la guerre en Russie, mais elle n’a jamais esquissé l’ombre d’une remise en cause du régime. Quant aux scissions internes à l’élite dirigeante, même la tentative de putsch mené par Yevgeny Prigozhin en juin 2023 semble à présent relever de l’histoire ancienne…

Les responsables ukrainiens ont envisagé des élections en 2025 : plus démocratiques sans doute dans leur forme que leurs homologues russes, elles seraient peu susceptibles de proposer de véritables alternatives. Les difficultés susmentionnés en matière de sondages d’opinion s’appliquent également au processus électoral lui-même, et la répression, par le pouvoir politique, des individus considérés comme des traîtres n’augure rien de bon en terme de crédibilité démocratique… L’élection d’un président-chef de guerre, dans le contexte d’une Ukraine militarisée, partiellement occupée et sous la tutelle de ses protecteurs occidentaux, constituerait un usage à tout le moins limité de la souveraineté populaire. Au moins, cela permettrait à la majorité des Ukrainiens d’avoir une influence tangible et reconnue sur la suite des événements, bien qu’aucun consensus ne soit à espérer. Tout gouvernement cherchant à engager des négociations pour la paix peut s’attendre à rencontrer une résistance considérable, voire violente.

Le choix de Biden d’autoriser l’utilisation des missiles ATACMS n’était pas uniquement une décision américaine : il répondait à une demande du gouvernement de Zelensky. Mais la légitimité démocratique d’un président en fin de mandat qui engage un tournant historique dans les relations internationales, susceptible de devenir incontrôlable, est on ne peut plus discutable. Il est peu probable qu’un tel spectacle et les conséquences qui en découleront renforcent la détermination de l’opinion publique américaine ou occidentale à soutenir l’accroissement de l’aide à l’Ukraine. Il existe des courants, en Europe de l’Est et dans les capitales de l’UE tout entière, qui promettent de se battre jusqu’à la victoire et vont jusqu’à se présenter comme à même de prendre le relais si, sous Trump, la conditionnalité du soutien des États-Unis à Kiev devait s’endurcir. Mais les sondages, qui ne sont plus mis à jour sur le site du Parlement européen, suggèrent que les différents mouvements qui mêlent dissidence, pacifisme, découragement et lassitude ont sapé ce prétendu consensus.

Joe Biden appartient à une génération de Guerre Froide. Pourtant, il semble oublieux de la logique de dissuasion mutuelle qui, autrefois, retenait les États occidentaux d’entrer en conflit trop direct avec Moscou. Néanmoins, les populations de l’Ukraine (en particulier celles à faibles revenus et en âge de combattre) et de l’UE sont peut-être plus attentives à ce que pourrait signifier une nouvelle escalade. Si cette guerre est effectivement une « lutte existentielle » contre l’Occident et ses valeurs, les positions et intérêts de ces démocraties ne peuvent pas être ignorés. Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre. Nous avons besoin d’un plan concret pour que l’Europe puisse sortir de cette guerre. Et vite.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to End the War in Ukraine ».

La Syrie est-elle entre les mains d’Erdoğan ?

Erdogan - Syrie - Le Vent Se Lève

L’ampleur de l’ingérence turque en Syrie fait peu de doutes. Les partisans d’Erdoğan ne manquent pas de voir la main d’Ankara derrière le renversement de Bachar al-Assad. Si la conquête de Damas par le groupe islamiste sunnite Hay’at Tahrir al-Sham (HTS -Organisation de libération du Levant) est une bonne nouvelle pour la Turquie, celle-ci devra composer avec une mosaïque d’acteurs aux intérêts contradictoires. Outre le nationalisme kurde et l’avancée d’Israël, elle devra faire face au désir d’indépendance d’une population syrienne qui ne souhaite pas troquer une tutelle (iranienne) pour une autre (turque). Il est peu probable qu’une véritable hégémonie se recompose après la chute de Bachar al-Assad : c’est plus probablement un conflit prolongé, peut-être à bas bruit, qui attend la Syrie. Article par Cihan Tuğal, orginellement publié par la New Left Review, traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Les cercles progouvernementaux turcs sont euphoriques. Non seulement une coalition dirigée par des islamistes sunnites a renversé le dictateur qu’ils exécraient, mais ils sont également convaincus que leur président a orchestré l’opération. Au tout début des Printemps arabes, l’AKP escomptait qu’ils débouchent sur la formation de gouvernements sur un « modèle turc », combinant conservatisme religieux, démocratie formelle et gestion néolibérale de l’économie. Les islamistes syriens semblaient correspondre à ces réquisits.

Un temps, la violente répression d’Assad contre les manifestations civiles a rendu impossible une telle transition. C’est alors que la Turquie entreprit d’armer une série de milices rebelles, à la suite des puissances occidentales, de la Russie et de l’Iran, dans une course à la militarisation et à la confessionnalisation du conflit. Il en a résulté une partition de facto du pays en régions distinctes – chiites, sunnites et kurdes. Au moins quatre millions de Syriens se sont réfugiés en Turquie, alimentant un sentiment anti-immigrés. Le blocage semblait sans fin. Jusqu’à ce que la semaine dernière, des forces dirigées par des islamistes s’emparent de Damas…

Conflits d’interprétation, guerres des récits

Depuis lors, les journaux islamistes saluent en Erdoğan « l’instigateur de la révolution syrienne », « le conquérant de la Syrie » ou encore « le plus grand stratège du XXIè siècle ». Alors qu’une partie de la droite turque avait commencé à douter de la stratégie syrienne du gouvernement, la jugeant responsable de la crise des réfugiés, ses partisans semblent désormais confortés dans leur position. Avec le renversement d’Assad, ils s’attendent à la fois à une reconsolidation interne du pouvoir autour de l’AKP et à une augmentation massive de l’influence turque dans la région – beaucoup annonçant la fin effective du contrôle occidental.

En revanche, l’opposition considère la chute d’Assad comme le résultat d’un jeu américain dans lequel Erdoğan et les jihadistes ne sont que des pions. Alors que les partisans du pouvoir anticipent une Syrie démocratique et islamique sous influence turque, les « kémalistes » et leurs alliés centristes craignent sa partition de jure et l’émergence d’un État kurde – dont ils rendent Erdoğan responsable. Au cours de la semaine écoulée, les deux camps ont cherché à amasser des indices à l’appui de leur position. La réalité ne se satisfait pas de ces caricatures. L’incertitude demeure quant à l’identité des commanditaires en Syrie. À ce stade précoce, une chose est déjà certaine : bien que pour l’instant l’équilibre des forces ait évolué en faveur d’Erdoğan, les fantasmes d’une restructuration impériale turque de la région reposent sur des fondements fragiles.

La Turquie contrôle plusieurs factions armées dans le nord de la Syrie, organisées au sein de la coalition connue sous le nom d’Armée nationale syrienne (ANS, anciennement Armée syrienne libre). La Turquie espère que l’ANS éliminera les Forces démocratiques syriennes soutenues par les Américains, et subordonnera les Kurdes syriens à un gouvernement islamique à Damas. Erdoğan souhaite également voir des fonctionnaires affiliés à la l’ANS dans le cabinet post-Assad. Cependant, l’influence de la Turquie sur le groupe HTS, qui a mené l’offensive sur Damas – est limitée.

Début décembre, la Turquie s’est entretenue avec la Russie et l’Iran dans le but apparent de mettre fin aux hostilités plutôt que de déposer Assad. Plus tôt, à la mi-novembre, Erdoğan avait lancé des appels publics pour qu’Assad soit inclus dans un régime de transition. Loin d’être le maître d’œuvre de la campagne, il semble donc qu’Erdoğan ait été contraint de donner le feu vert après que le HTS ait pris l’initiative. L’ANS a participé à l’offensive, mais ne l’a pas dirigée. Des frictions ont également été signalées entre les HTS et l’ANS, et même – ce qui est révélateur – l’arrestation de certains cadres de l’ANS pour maltraitances envers des civils kurdes.

Que représente réellement le groupe HTS ? Son ancrage dans l’État islamique et le Jabhat al-Nusra (une scission syrienne d’Al-Qaïda), son inscription sur la liste officielle des groupes terroristes dressée par Washington, le rendait peu propice à entretenir de bonnes relations avec l’Occident. Pourtant, les États-Unis et l’Union européenne se sont montrés relativement satisfaits lors de sa descente sur Damas. L’impératif d’affaiblir le rôle régional de l’Iran primait celui de combattre l’islamisme…

En Turquie, l’opinion sur le groupe est divisée. L’opposition affirme que le HTS est une création des États-Unis et d’Israël, tandis que les partisans d’Erdoğan insistent sur le fait que la Turquie a armé et entraîné ses hommes au cours des dernières années. Une autre rumeur veut que le HTS ait été formé par les services de renseignement britanniques. Certains experts affirment que l’assaut sur Damas n’aurait pas pu réussir sans l’implication des agences de renseignement occidentales ; d’autres soutiennent que ces agences ont été trompées ou débordées par le HTS. Salih Muslim, un éminent dirigeant kurde du Parti de l’union démocratique (PYD), décrit quant à lui les HTS comme faisant simplement partie du « paysage Syrien », et avec lesquels les Kurdes souhaiteraient coexister…

Jihadisme en costume

À ce stade, il est impossible de savoir lequel de ces récits est le plus proche de la réalité des faits. Mais on ne peut ignorer le fait que les islamistes ont gagné la sympathie des peuples de la région ; en raison de leur capacité d’action, ils sont parfois perçus comme le seul espoir de changement face au statu quo. Quels que soient les commanditaires de HTS, le groupe est certainement l’expression d’une tendance profonde – de massification, d’institutionnalisation et de respectabilisation internationales des groupes jihadistes. Ces trois dynamiques rivalisent parfois les unes avec les autres, mais ce dernier rebondissement dans le drame syrien les a vues se combiner dans le HTS.

En d’autres termes, quel que soit l’enchaînement exact des événements, il ne fait aucun doute que la mouvance islamiste – et particulièrement sa branche jihadiste – a gagné du terrain dans la région. L’opposition turque, y compris à gauche, insiste sur le fait qu’il s’agit d’un islamisme à la solde des Américains.

Pourtant, une rétrospective des fluctuations d’Erdoğan face aux Américains rappelle que l’Occident joue avec le feu en s’acoquinant avec de tels groupes. Après tout, l’AKP a d’abord été l’incarnation d’un Islam à la sauce américaine, combinant libertés individuelles, valeurs familiales, conservatisme religieux, libre-échange et réalignement diplomatique pro-occidental. Toutefois, au fil des ans, il s’est attaqué aux libertés individuelles, subordonnant libre-échange, famille et religion à un modèle de développement d’État-parti aux ambitions régionales démesurées. Fût-ce aux dépens de l’influence américaine.

Des centaines de frappes aériennes israéliennes ont eu lieu en Syrie depuis le détrônement d’Assad, et Netanyahou a déclaré qu’il avait l’intention de transformer le plateau du Golan en territoire israélien. Qu’il réussisse ou non, Israël souhaite accroître son influence sur la région, après avoir détruit les capacités militaires de son rival du nord – à l’encontre de la rhétorique des partisans d’Erdoğan, selon lesquels le triomphe du HTS représente un coup d’arrêt à la puissance occidentale, ou à « l’expansionnisme israélien ».

Conflits inter-impérialistes sans stabilisation hégémonique

Il serait toutefois erroné de prédire l’avènement d’une hégémonie américano-israélienne totale, si l’on entend par là une combinaison efficace de l’usage de la force et du consentement, plutôt qu’une domination fondée sur une violence brute. Il est peu probable qu’un véritable pouvoir hégémonique émerge de cette tournure chaotique des événements. Il est également peu probable que nous assistions à l’émergence d’un État libre et démocratique, tout comme à une partition définitive. Le scénario le plus plausible pour les années à venir est celui d’un conflit prolongé, peut-être relativement contenu, avec un renforcement de la puissance militaire, diplomatique et commerciale de la Turquie. Cette issue constituerait une victoire pour Erdoğan, mais bien en-deçà des fantasmes de ses partisans.

Le principal danger pour l’expansionnisme turc réside dans l’affirmation du pouvoir kurde. Toute paix stable devra passer par l’autonomie ou l’indépendance des Kurdes syriens, désormais officiellement reconnue par les États occidentaux. Pour les Kurdes eux-mêmes, les conséquences de cette formalisation seraient ambivalentes. Passe encore le fait de perdre leur statut de héros pour la gauche internationale. Surtout, ils sortiraient également de leur isolement et deviendraient une « composante comme une autre » du système étatique international en décomposition. Les Kurdes turcs seraient entre-temps abandonnés à leur sort, tout en étant galvanisés par le processus de normalisation qui se déroule au sud.

L’AKP (ainsi que son partenaire néo-fasciste, le MHP) a pris contact avec Öcalan, le chef emprisonné de la guérilla kurde, peu avant que le HTS lance sa campagne à Alep (ce que de nombreux anaystes considèrent comme une preuve que la Turquie était déjà au courant de l’opération anti-Assad). Cependant, le gouvernement a également suivi cette ouverture par une répression sévère contre le Parti kurde officiel et leurs maires élus, indiquant ainsi que tout accord avec Öcalan se ferait aux conditions du gouvernement turc – et entraînerait de grandes pertes pour le mouvement dans son ensemble.

Pour l’instant, les monarchies du Golfe sont quant à elle mises à l’écart. Leur récente tentative de réhabiliter Assad, en acceptant finalement la Syrie au sein de la Ligue arabe, a échoué. Mais elles finiront elles aussi par entrer dans ce jeu de pouvoir, compliquant encore les tentatives d’un acteur unique, que ce soit la Turquie ou les États-Unis, d’affirmer un leadership clair. La Chine, discrète jusqu’à présent, pourrait également entrer dans la mêlée, au moins en tant que puissance coercitive douce. Alors que de plus en plus de pays rivalisent d’influence, essayant de remodeler la région à leur image, la Turquie verra ses ambitions maximalistes s’évaporer.

La rivalité inter-impérialiste en cours comporte également une dimension économique. La Syrie a été dévastée par des guerres par procuration entre plusieurs pays, qui ont non seulement coûté la vie à un demi-million de personnes et en ont déplacé plus de dix millions, mais qui ont également détruit les infrastructures et les finances du pays. Aujourd’hui, le potentiel d’investissement – pour reconstruire à partir des ruines – a aiguisé l’appétit des entrepreneurs du monde entier. En 2018, lorsque la Turquie a perdu 56 soldats lors d’une opération militaire, l’un des principaux conseillers d’Erdoğan eu cette célèbre remarque : « Nous fournissons des martyrs, mais les entrepreneurs turcs obtiendront une plus grande part du gâteau. » Les marchés semblent d’accord, les actions des entreprises du secteur de la construction ayant fortement augmenté ces derniers jours.

Il n’est toutefois pas certain que ce type d’investissement dans les infrastructures puisse réellement décoller, étant donné la trajectoire incertaine des conflits militaires, en particulier dans le nord et le sud du pays. Les États-Unis et leurs alliés ont réussi à détruire bon nombre de leurs ennemis régionaux, mais ils n’ont pas été en mesure de mettre en place des accords fonctionnels et durables. La chute d’Assad changera-t-elle la donne ? Cela reste à voir. Mais une chose est certaine : là où l’impérialisme néolibéral américain a échoué, les desseins de l’expansionnisme islamo-turc ont encore moins de chance de se réaliser.

La guerre économique Chine/États-Unis menace-t-elle la mondialisation ?

« La Chine veut-elle vraiment la guerre ? » s’interroge Arte dans son émission Le Dessous des cartes. Quelques mois plus tard, LCP devait consacrer un DébatDoc d’une heure et demie sur « les deux Chine irréconciliables », Taïwan et la République populaire de Chine (RPC). Dans le débat médiatique, jamais la « menace chinoise » n’aura été si présente. Au-delà des tensions en mer de Chine ou de la question taïwanaise, c’est la rivalité sino-américaine qui alarme les commentateurs. Et sur laquelle butte leur réflexion. La guerre économique entre Washington et Pékin ne clôt-elle pas une ère de « doux commerce », à laquelle tous deux ont contribué ? Benjamin Bürbaumer, économiste et Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux, consacre son dernier ouvrage à cet enjeu. Dans Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), il défend que l’on assiste moins à un reflux de la mondialisation qu’à une intensification de la lutte pour en forger les contours.

Dès l’introduction, l’auteur se place en faux avec les explications couramment invoquées pour comprendre l’expansion chinoise. Aux théories qui naturalisent les rivalités entre États – souvent dérivées d’une « nature humaine » intrinsèquement belliqueuse -, Bürbaumer oppose une analyse fondée sur l’économie politique. Ce faisant, il sort du cadre qui domine encore largement le champ des relations internationales. Il écarte d’emblée l’explication de la rivalité sino-américaine par le « piège de Thucydide », cité ad nauseam, qui fait reposer la confrontation entre une puissance dominante et son concurrent sur une « tendance transhistorique [des États] à se faire la guerre »1.

De même, il refuse d’opposer des chefs d’État, qui seraient responsables de la montée des tensions, au « doux commerce » des firmes multinationales. Pour l’auteur, il est indispensable de « tenir compte de l’interpénétration des intérêts économiques et des stratégies politiques »2, de leur complémentarité, pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans cet affrontement, c’est-à-dire le basculement d’une hégémonie à une autre.

Une mondialisation forgée par les intérêts américains

Pour ce faire, Benjamin Bürbaumer dresse un large panorama historique. Il rappelle que Washington ne prêtait pas grande attention à la Chine avant les années 1970, mais que l’intérêt pour ce vaste marché fut attisé par une crise de rentabilité qui a affecté le capital américain au début de la décennie. Pour remédier à la baisse conjoncturelle des profits, une partie du patronat a opté pour une « solution spatiale », selon le terme de David Harvey – autrement dit, l’extension de l’activité économique vers les marchés étrangers où les taux de profits sont plus élevés que sur le territoire national.

Mais pour que la captation de la survaleur hors des frontières soit possible, il était indispensable pour la bourgeoisie américaine d’exercer un certain contrôle sur le système économique mondial. L’impératif de maîtrise des flux commerciaux et financiers, passant par une prépondérance américaine dans les organisations internationales chargées de modeler la mondialisation (FMI, Banque Mondiale, OMC), se doublait d’une volonté de sécuriser les infrastructures stratégiques (routes maritimes, ports, réseaux routiers, télécommunications, etc.).

Face à la suraccumulation des capitaux chinois, il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. C’est ainsi que l’on comprend le projet des « Nouvelles routes de la soie ».

Dans cette entreprise, la Maison Blanche joue un rôle de premier plan en adoptant une politique étrangère rigoureusement alignée sur l’agenda des firmes multinationales. Adossé à l’appareil d’État américain, le « capital transnational » s’est alors attelé à la construction d’une mondialisation organisée selon ses intérêts.

Dans ce contexte, la Chine est devenue une cible de premier choix, alors que le pays s’ouvrait à la mondialisation pour stimuler sa croissance. Bürbaumer détaille la manière dont la libéralisation du pays s’est effectuée de manière graduelle et contrôlée, afin de moderniser son industrie sans perdre la main sur la production. Par l’établissement de zones franches, l’assouplissement de la planification ou le sacrifice de la législation sociale chinoise sur l’autel de la compétitivité, les entreprises d’État se sont acclimatées à l’économie de marché. Du pain béni pour le capital américain, qui s’est empressé de faire de la Chine son principal sous-traitant.

Plus que de l’investissement direct à l’étranger, le capital américain se sert de sa position de sa prédominance dans les chaînes globales de valeur pour exercer une emprise sur les firmes chinoises : « Les chaînes globales de valeur sont aussi des chaînes globales de pouvoir. […] Une chaîne de valeur ne peut avoir qu’un seul leader, mais le nombre de fournisseurs potentiels ne connaît pas de limite précise. Des fournisseurs de composants à faible complexité peuvent être trouvés dans plusieurs pays, mais seul le leader détient la propriété intellectuelle et l’accès au marché des consommateurs finaux »3.

Quand la Chine veut redessiner l’ordre mondial

L’essor de l’économie chinoise a donc été assuré par son intégration dans une mondialisation supervisée par les États-Unis dans l’intérêt de ses entreprises. Aussi comprend-on pourquoi la volonté de la Chine de sortir d’une position subordonnée est au cœur de l’affrontement actuel avec les États-Unis. « Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation fondamentalement sino-centrée du marché mondial »4.

La Chine, cependant, n’allait pas tarder à autonomiser son développement du cadre fixé par les États-Unis. Aussi Bürbaumer détaille-t-il les manoeuvres de la RPC, visant à prendre le contrôle des infrastructures clés de la mondialisation (normes techniques, routes commerciales, innovations technologiques et réseaux numériques) et à internationaliser sa monnaie. Si la croissance chinoise est portée, depuis les années 1990, par des politiques économiques orientées vers l’export, les dirigeants du Parti ont rapidement pris conscience des fragilités inhérentes aux économies extraverties. En d’autres termes, la bonne santé économique du pays reposait presque entièrement sur la stabilité (ou la hausse) de la demande extérieure et sur le libre-accès aux circuits commerciaux.

À ces vulnérabilités s’est ajoutée une tendance à la surproduction et à la suraccumulation de capitaux, pour lesquels il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. Le défi pour les autorités chinoises était alors de restreindre leur dépendance au commerce extérieur – et à une mondialisation forgée par les États-Unis. Le projet des Nouvelles routes de la soie (NRS), lancé en 2013, répond à l’objectif de doubler les exportations de marchandises par des exportations de capitaux. Il pose les fondements de la conquête des marchés par l’investissement productif et le crédit – la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, concurrente de la Banque asiatique de développement, est créée à cet effet dès 2014 – tout en participant au remodelage du système économique mondial.

La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés – et ouvre une brèche pour la puissance ascendante.

En ouvrant de nouvelles routes maritimes ou terrestres, en construisant des infrastructures de transport (ports, aéroports, gazoducs, oléoducs) dans des dizaines de pays en développement, la RPC s’assure la maîtrise de son commerce extérieur – « contrôler les infrastructures, c’est contrôler les flux »5. La mise au point d’un réseau commercial alternatif permet, entre autres, de contourner les goulets d’étranglement tenus par les compagnies américaines. Dès lors, le corridor Chine-Pakistan et le port de Gwadar deviennent indispensables à l’approvisionnement énergétique de celle-ci en cas de blocage du détroit de Malacca par les États-Unis ; un passage où transite actuellement 80% des importations de pétrole chinoises.

Enrayer le déclin des États-Unis

Les États-Unis prennent conscience de leur déclin, et tentent de le contrecarrer. À ce titre, l’analyse que fait l’auteur de la « bataille des puces » est éclairante6. Il met en lumière l’échec des sanctions imposées à la Chine pour freiner son progrès technologique dans le domaine des semi-conducteurs. Alors que, depuis 2018, Washington prive les Big Tech chinoises de tous les équipements que le pays est incapable de produire (logiciels, machines à haute précision) ainsi que des brevets occidentaux, la Chine poursuit sa course à l’innovation avec des réussites significatives.

Malgré les restrictions imposées par les États-Unis à ses partenaires, Huawei est parvenu à lancer en septembre 2023 un nouveau smartphone, le Mate 60 Pro, fonctionnant grâce à des puces de sept nanomètres, avec un écart technologique de seulement cinq ans par rapport au leader mondial des semi-conducteurs, l’entreprise taïwanaise TSMC.

Il faut mesurer la menace que représente l’essor de la Chine pour la suprématie américaine. Le rapport final de la Commission de Sécurité nationale sur l’Intelligence artificielle, rendu public en 2021, pose un constat alarmant pour les États-Unis : si la Chine devançait son rival américain sur le plan technologique (par exemple en devenant leader de l’intelligence artificielle), elle serait en mesure de remettre sérieusement en cause la suprématie militaire et économique des États-Unis. Face au danger chinois, les Américains choisissent de riposter en renforçant la contrainte tant sur leurs alliés que dans les périphéries de leur sphère d’influence.

Bien sûr, de telles méthodes coercitives peuvent être efficaces sur le court terme, mais cette stratégie conduit à saper la confiance des pays dominés envers leur hégémon. Les sanctions économiques offrent un cas d’école : elles peuvent faire plier les utilisateurs du dollar pendant un temps, mais elles poussent in fine certains États à se tourner vers des moyens de paiement alternatifs, et donc à édifier des infrastructures financières alternatives. Celles-ci entament la suprématie monétaire des États-Unis.

L’exclusion de la Russie du système interbancaire SWIFT dès 2022 a ainsi constitué un « effet d’aubaine pour le renminbi », générant une réorientation des transactions extérieures russes vers l’architecture financière chinoise7. Indirectement, les sanctions américaines ont intensifié l’internationalisation monétaire de leur principal concurrent. Corollaire : le pouvoir d’attraction des États-Unis s’érode à chaque crise nouvelle, tandis que la Chine ne cesse de gagner du terrain dans le cœur des pays du « Sud global ».

Ces trois dernières années, l’hypocrisie de la politique étrangère américaine, en apparence soucieuse de défendre les droits de l’homme dans le monde, a été révélée avec plus de netteté que par le passé. Aux condamnations de l’invasion russe en Ukraine et à la sévérité des sanctions répond un business as usual diplomatique face aux crimes contre l’humanité – d’une ampleur sans précédent au XXIè siècle – commis par Israël à Gaza.

S’appuyant sur une perspective gramscienne, Benjamin Bürbaumer fait remarquer que toute hégémonie repose sur l’articulation entre consentement et coercition. La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés et ouvre une brèche pour la puissance ascendante. Ainsi, par contraste avec l’occident libéral dominé par les États-Unis qui conditionne son aide par des plans d’ajustement structurel et autres mesures d’austérité, « la Chine est […] peu à peu apparue comme une option de développement sans douleur, sans crises ni risque de mécontentement populaire dans les pays concernés » par l’aide qu’elle fournit8.

Mondialisation ou impérialisme ?

En retraçant les trajectoires inverses de la Chine et des États-Unis, Bürbaumer décrit au fil des pages, et sans le nommer explicitement, un processus de transition – le passage d’un impérialisme dominant à un autre. Dans la littérature marxiste, l’impérialisme renvoie à un stade du développement capitaliste, marqué par une concentration du capital qui génère de gigantesques monopoles. Ceux-ci ont besoin, pour maintenir ou accroître leurs profits, de prolonger leurs activités économiques et financières en dehors des frontières nationales. Adossés à leur État respectif, les monopoles entrent en lutte ou coopèrent, en fonction de la conjoncture et des circonstances historiques, pour s’approprier les marchés extérieurs et les sources de matières premières.

En évitant de convoquer ce concept pour expliquer les rivalités sino-américaines, alors qu’il lui a entièrement consacré son premier livre, Benjamin Bürbaumer est contraint à des circonlocutions qui obscurcissent le raisonnement plus qu’elles ne l’éclairent9. Ainsi l’ouvrage est-il paru sous le titre pour le moins énigmatique du « capitalisme contre la mondialisation ». En introduction, l’auteur justifie cette formule comme suit : « Le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation »10. Le recours au terme de mondialisation, opposé de surcroît au capitalisme comme s’il s’agissait de deux réalités indépendantes et antagoniques, brouille la compréhension des phénomènes internationaux.

Ce qu’il exprime est en réalité beaucoup plus simple : le développement capitaliste de la Chine a été permis par son intégration subordonnée au système impérialiste dominé par les Américains. Pour des raisons économiques et politiques qui sont décrites dans le livre, la Chine a su autonomiser sa production et devenir elle-même une jeune puissance impérialiste, maniant les mêmes armes que son rival américain (investissement à l’étranger, crédit, construction d’infrastructures, création d’institutions internationales de portée régionale ou globale, etc.). Elle ne s’érige donc pas contre la mondialisation mais contre une mondialisation, ou plutôt contre un système économique mondial organisé par et pour les États-Unis et qu’elle cherche à supplanter.

C’est là que réside la thèse centrale de l’ouvrage – et à laquelle nous adhérons. Nous comprenons la difficulté de manier la terminologie marxiste dans les travaux académiques, tant celle-ci a perdu sa puissance d’évocation pour le lectorat français depuis la chute de l’URSS et la marginalisation du Parti communiste français. Nous pensons néanmoins qu’il est indispensable de réinvestir ce champ théorique qui conserve, à travers la notion d’impérialisme, un intérêt certain pour la compréhension des réalités géopolitiques contemporaines.

En somme, la réflexion de Benjamin Bürbaumer, bien que parfois embarrassée de formulations détournées, met en lumière un phénomène clé : la montée en puissance de la Chine, loin de s’opposer à la mondialisation, en redessine les contours pour répondre à ses propres intérêts impérialistes.

Notes :

1 Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024, p. 14

2 Ibid., p. 9

3 Ibid., p. 155

4 Ibid., p. 12

5 Ibid., p. 132

6 Ibid., p. 151

7 Ibid., p. 208

8 Ibid., p. 226

9 Voir Benjamin Bürbaumer, Le souverain et le marché, théories contemporaines de l’impérialisme, Paris, Editions Amsterdam, 2020

10 Benjamin Bürbaumer, Chine/Etats-Unis, p. 9

Importations de gaz de schiste en Europe : nouvelle dépendance létale pour le climat

Un navire transportant du gaz naturel liquéfié (GNL). © Venti Views

L’année 2023 s’est terminée avec la COP28 de Dubaï, dont l’une des lignes directrices principales était la sortie des énergies fossiles. Cet objectif est contrecarré les importations croissantes de gaz de schiste en Europe – sous la forme de Gaz naturel liquéfié (GNL) -, en pleine expansion depuis le conflit ukrainien. Sa nocivité climatique concurrence celle du charbon. Tandis qu’une série d’acteurs privés, notamment américains, s’enrichissent par ces ventes, l’Union européenne multiplie les renoncements en matière de transition énergétique.

Article originellement publié sur le site de notre partenaire Lava Media.

Il était une fois l’histoire d’une énergie fossile trop chère et jugée incompatible avec les objectifs climatiques mais qui, en l’espace de quelques années, est devenue une énergie d’avenir. À tel point qu’on signe des contrats d’importation sur trente ans à plusieurs milliards d’euros. Ce récit est celui du gaz de schiste des États-Unis – qui établit à quel leur hégémonie sur le Vieux continent constitue une menace pour le climat.

En réalité, ce pays est assez pauvre en gaz naturel « facile » à trouver dans le sol, celui qu’on appelle conventionnel. Par contre, il possède d’importantes réserves de gaz plus difficile à extraire, et donc beaucoup plus cher, que l’on nomme non conventionnel, et dont le plus connu est le gaz de schiste. Celui-ci nécessite l’utilisation de technologies lourdes comme la fracturation hydraulique pour fissurer les roches de schiste dans lesquelles le gaz est contenu.

Lors de la fracturation de la roche visant à extraire le gaz de schiste, des pertes de méthane – au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes.

À partir des années 70, le gaz de schiste a commencé à être extrait par quelques petites compagnies qui osaient investir dans cette exploitation risquée. Cette production, restée marginale aux États-Unis jusqu’au début des années 2000, a connu un véritable essor en 2008 grâce à Wall Street. Pour éteindre l’incendie de la crise des subprimes, une politique de quantitative easing consistant à inonder l’économie américaine de millier de milliards de dollars a été rapidement mise en place. Cet argent « gratuit » à disposition des entreprises a permis au privé d’investir massivement dans des technologies jugées risquées, comme celles de l’exploitation du gaz de schiste.

Choc des empires et crise climatique

Ainsi, les États-Unis sont passés de plus gros pays importateur de gaz à l’autosuffisance en la matière, grâce à une production de gaz de schiste qui a été multipliée par 12 entre les années 2000 et 2010. Sans cet argent facile octroyé par l’État, l’essor de cette exploitation fossile n’aurait sans doute pas eu lieu. Ayant produit du gaz en surplus par rapport à leurs besoins domestiques, les États-Unis ont cherché à l’exporter. Mais ils ont été confrontés à trois problèmes de taille. Le premier réside dans le prix plus élevé du gaz de schiste sur le marché par rapport au gaz conventionnel. Le deuxième, dans la mauvaise presse au plan climatique et environnemental qui accompagne cette énergie. Le troisième, les contraintes en termes de transport.

Acheminer du gaz depuis les puits du Texas jusqu’à nos logements : tel fut le premier défi à relever. Le moyen de transport le plus simple et donc le moins cher est de garder cette énergie sous forme de gaz et de la déplacer par d’immenses gazoducs. C’est de cette manière que le gaz russe était importé en Europe – notamment via Nord Stream, saboté en septembre 2022. Les gazoducs ne nécessitent pas d’infrastructure de transformation majeure entre la production et la consommation, le gaz naturel une fois importé pouvant être directement introduit dans le réseau.

L’autre technologie de transport est celle du Gaz naturel liquéfié (GNL) qui consiste à refroidir et compresser le gaz naturel pour le rendre liquide. Ensuite, il est embarqué dans des bateaux spécialisés – méthaniers – jusqu’au client pour y être décompressé et injecté dans le réseau de distribution. Contrairement aux gazoducs, le GNL peut donc être transporté dans le monde entier. La contrainte est de disposer de terminaux de compression et décompression du gaz aux points de départ et d’arrivée et de méthaniers. Ce qui ne compte pas pour rien dans la facture du GNL, puisqu’il n’existe pas de gazoduc qui traverse l’Atlantique ou encore le Pacifique. La solution était donc d’utiliser le GNL pour les exportations de gaz étasunien en développant des terminaux sur les côtes.

La deuxième épine dans les pieds pour vendre ce GNL est d’ordre environnemental et climatique : l’impact en la matière du gaz de schiste est bien documenté par de nombreuses recherches scientifiques et ONG. La fracturation hydraulique nécessite en effet l’utilisation d’une grande quantité d’eau ainsi que de produits chimiques. Elle cause des pollutions majeures au niveau des nappes phréatiques et des écosystèmes marins. L’exploitation de gaz de schiste va même jusqu’à provoquer des séismes. Ces phénomènes ont déjà des effets concrets sur la santé de milliers d’individus.

C’est par exemple le cas pour les 420.000 personnes exposées aux émissions toxiques des forages de gaz de schiste de TotalEnergies au Texas. Les habitants s’organisent depuis des années contre la mise en place de puits de forage à quelques mètres de crèches et d’écoles publiques qui provoquent de nombreux symptômes de vertiges, maux de têtes ou encore saignements de nez. En plus des impacts environnementaux, l’exploitation du gaz de schiste accroît le réchauffement climatique. Lors de la fracturation de la roche, des pertes de méthane – gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes. Que l’on ajoute à cela la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction de ce gaz, et l’on pourra estimer qu’il est jusqu’à deux fois plus néfaste que le gaz conventionnel. Au point d’avoir un impact climatique… plus mauvais encore que le charbon.

L’abandon de cette énergie fossile avait été érigée en priorité par la COP28. C’est une grande victoire des producteurs de gaz – et donc des États-Unis – d’avoir fait reconnaître le gaz comme une « énergie de transition » pour remplacer le charbon. « L’expert » en énergie de Bloomberg, Javier Blas, avait déclaré, euphorique : « Ne parlons plus de Gaz naturel liquifié mais bien de Carburant liquifié de transition ». Les mots sont fleuris, mais la réalité demeure : si le GNL est une énergie de transition, celle-ci nous achemine vers des énergies plus polluantes que les précédentes.

Malgré son impact climatique et environnemental désastreux, les profits gigantesques qu’engendre à présent le gaz de schiste pour les producteurs américains justifient son exploitation croissante. Une trajectoire en rupture complète avec les impératifs de transition climatique, qui nécessiterait de cesser net tout investissement dans les énergies fossiles, si l’on en croit l’Agence internationale de l’énergie (IEA). La même agence signale que dès 2030, les États-Unis à eux seuls seraient responsables du dépassement des volumes mondiaux de GNL estimés acceptables dans les scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C…

Il restait aux producteurs à trouver un client fidèle pour ce gaz. Or, les acheteurs européens ne voulaient pas de cette énergie plus chère que le gaz issus de Norvège ou de Russie – à l’image environnementale désastreuse qui plus est. Ce, avant le 24 février 2022…

Nouvelle ruée vers l’or pour les géants du gaz

L’Europe est fortement dépendante pour son approvisionnement en gaz. En 2021, elle importait 83% de son gaz naturel. Jusqu’en 2021, ses importations étaient issues pour près de la moitié de Russie. Ce choix était notamment justifié par le faible coût de ce gaz abondant et acheminé par gazoduc. De son côté, Gazprom, la compagnie publique russe qui a le monopole sur les exportations de gaz, effectuait un lobbying intense auprès des autorités européennes. À titre d’exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avait été engagé comme représentant de commerce par l’entreprise russe…

Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie devait brutalement mettre fin à cette configuration. Les Européens ont alors tenté de se passer au plus vite du gaz russe. Ainsi, en novembre 2022, la part d’importation de Russie du gaz européen n’était plus que de 12,9%, alors qu’elle était de 51,9% une année plus tôt. Si près de 40% de l’approvisionnement en gaz était manquant sans qu’aucune pénurie significative fasse son apparition, c’est qu’une autre source avait remplacé la précédente… Les États-Unis et leurs compagnies gazières sont les premiers profiteurs, et de loin. Comme l’explique un article du magazine Forbes, les exportations de gaz des États-Unis vers l’UE sont devenues une nouvelle ruée vers l’or. Ainsi, entre 2021 et 2022, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe ont augmenté de 119%, faisant de l’Europe le premier marché d’exportation.

Cette hausse s’est poursuivie en 2023. Cette nouvelle donne constitue une victoire pour les géants du gaz américain. Depuis plusieurs années, les autorités américaines font pression pour ouvrir le marché européen à leurs exportations. D’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie ou la Norvège. Ensuite, sous Donald Trump puis Joe Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. La diplomatie américaine a été particulièrement active, notamment en Europe de l’Est, pour retourner la situation en sa faveur.

Autre manifestation de ce lobbying : lors du huitième Conseil de l’énergie entre les États-Unis et la Commission Européenne en 2018, son président Jean-Claude Juncker avait convenu avec Donald Trump de renforcer la coopération stratégique entre les deux parties en matière énergétique. L’objectif étant d’accroître les importations de GNL au nom de la sécurité énergétique européenne.

L’Europe, de son côté, encouragée par les géants du secteur et par les États-Unis, y a vu une échappatoire à la crise du gaz russe. En développant de nouveaux terminaux de GNL dans ses ports, elle escomptait réceptionner du gaz issu du reste du monde. Le plan REPowerEU, réponse de l’UE à la crise du gaz, prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Alors qu’il existait 38 terminaux de GNL en Europe en 2021, huit nouveaux terminaux de gaz liquéfié sont aujourd’hui en cours de construction et 38 autres ont été proposés.

Le plan REPowerEU – réponse de l’UE à la crise du gaz – prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Cela équivaut à doubler la capacité d’importation européenne. L’explosion de la demande de GNL alimente aussi les investissements du côté des producteurs. Les experts du secteur estiment que la demande de gaz européenne explique à elle seule l’ensemble de la croissance mondiale des investissements dans la production de GNL.

Volte-face anti-écologiste de l’Union européenne

Pour justifier ces investissements, l’Union européenne avance l’impératif de la sécurité des approvisionnements. Ces nouveaux terminaux seraient nécessaires pour ne pas manquer de gaz en cas de coupure complète des approvisionnements russes. On peut émettre des doutes sur ce récit. Tout d’abord, les terminaux européens actuels ne sont utilisés qu’à hauteur de 60% de leur capacité – il y a donc une marge très large pour accueillir de nouvelles cargaisons de gaz si nécessaires. Si l’Europe respecte ses engagements climatiques, les besoins gaziers, y compris en GNL, devraient commencer à baisser dès 2024, même en tenant compte d’une interruption complète des importations russes. Le risque est donc grand que ces infrastructures soient très au-dessus des capacités effectivement nécessaires.

Suite à la guerre en Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable.

Les entreprises gazières profitent de la situation de crise pour faire approuver en urgence des investissements collectivement inutiles et qui risquent ensuite d’enfermer le continent dans une dépendance longue vis-à-vis d’une source d’énergie polluante. D’ailleurs, toujours au nom de cette crise, plusieurs pays européens ont signé des contrats d’approvisionnement en GNL américain sur 25, voire sur 30 ans. C’est donc au-delà de 2050, date à laquelle nous devrions être complètement sortis des énergies fossiles pour respecter les objectifs climatiques…

Tous les scrupules environnementaux sur le gaz de schiste semblent s’être évanouis. Le 28 février 2022, soit 4 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Robert Habeck, Vice-chancelier de l’Allemagne déclarait encore fièrement dans la presse : « Il y a différents fournisseurs [de gaz], cela ne doit pas être les États-Unis […] L’UE va se fournir en gaz naturel ailleurs dans le monde, on ne veut pas du gaz issue de la fracturation hydraulique des États-Unis ». Les convictions du Vice-Chancelier n’auront pas survécu six mois. Le 16 août, il annonçait la signature d’un mémorandum pour maximiser l’utilisation des capacités d’importations de GNL du pays…

Les États-Unis récoltent les fruits de leur politique et se repeignent alors en sauveurs. Alors qu’il participait à un sommet de l’UE à Bruxelles en mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé que 15 milliards de mètres cubes de GNL étasunien, devenu entre-temps le Freedom gas, seraient livrés à l’UE pour l’aider à remplacer le gaz russe. Les États-Unis et l’Union européenne ont lancé une « task force commune sur la sécurité énergétique ». Un extrait des textes communs donne une idée des objectifs :

La Commission européenne « travaillera avec les États membres de l’UE pour garantir une demande stable de GNL américain supplémentaire jusqu’en 2030 au moins ». Pour s’assurer de la fidélité de ce nouveau client modèle, les États-Unis ont aussi lancé en novembre 2023 un nouveau train de sanctions, visant les exportations de GNL russe, qui représentent toujours 12% des importations de GNL de l’Europe. Ces sanctions seront même soutenues par l’Union européenne.

Ainsi, l’Union européenne substitue en catastrophe sa dépendance au gaz russe à une autre, aux conséquences environnementales et sociales dramatiques. Ce choix n’est pas le fruit du hasard, ou de la main invisible du marché, mais bien d’un lobbying intense, d’une stratégie en cours depuis une vingtaine d’années. Les États-Unis tirent profit de l’isolement de la Russie et du contexte de nouvelle guerre froide pour inonder le monde avec leur gaz de schiste. Cette nouvelle ruée vers l’or les pousse à développer de manière faramineuse leurs capacités de production de gaz de schiste. Au point qu’ils prévoient de tripler leurs capacités d’exportations d’2030 et ainsi d’écraser la concurrence mondiale…

Ces importations de gaz de schiste se font au prix fort, et ce sont les plus pauvres qui en paient la facture. Suite à la libéralisation du marché du gaz, son prix d’achat est maintenant fixé par les bourses. Or, la guerre en Ukraine en a fait exploser les cours. Le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable. Au pic de la crise, chaque bateau rempli de gaz des États-Unis traversant l’Atlantique pour vendre sa cargaison en Europe rapportait entre 80 et 100 millions de dollars à son propriétaire. 850 bateaux ont fait cette traversée en 2022. De l’or en barre pour les vendeurs de gaz, dont les coûts de production n’ont pas augmenté, mais qui ont pu écouler leur GNL en Europe à un prix bien plus élevé qu’aux États-Unis. Début 2024, les prix européens du gaz restent quatre fois au-dessus du prix américain.

En Europe, la facture mensuelle des importations de gaz est passée d’environ 5 milliard d’euros par mois en 2019 à près de 27 milliards en 2022 au pic de la crise et 12 milliards aujourd’hui. Bien sûr, tous les fournisseurs de gaz à l’Europe en ont profité, de la Norvège au Qatar, en passant par la Russie. Mais avec le tarissement des exportations russes et la montée du GNL américain, les États-Unis se profilent comme le premier profiteur de cette hausse des prix.

Ces profits alimentent la machine du secteur pétrolier. Jusqu’il y a une dizaine d’années, de nombreux experts gaziers estimaient que cette technologie n’avait pas d’avenir, en raison de son bilan environnemental, mais aussi de son coût, plus élevé que celui des forages traditionnels. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : la demande renouvelée alimente des prix élevés à l’exportation, tandis que les technologies se sont standardisées et améliorées, faisant baisser fortement les coûts de production du gaz de schiste. Par le jeu des fusions et acquisitions, les plus petites entreprises qui avaient commencé l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et qui deviennent aujourd’hui très rentables se sont muées en nouveaux géants du secteur, comme ConocoPhillips. D’autres ont été rachetées par les géants « traditionnels » comme ExxonMobil ou Chevron. La production de gaz de schiste représente maintenant un lobby puissant, qui fait pression sur l’administration Biden pour accélérer les procédures d’autorisation de construction de nouveaux puits et de nouveaux terminaux de GNL pour exporter le gaz produit.

Gestion publique, paix et coopération internationale

L’histoire du gaz de schiste américain est une nouvelle démonstration de la contradiction profonde entre le mode de production dominant et les intérêts de la vaste majorité de la planète. Que ce soit l’on parle des travailleurs américains – qui financent par leurs impôts l’exploitation de cette énergie fossile à la place du renouvelable, et en subissent les conséquences environnementales – ou européens forcés de payer des factures hors de prix, les antagonismes d’intérêts sautent aux yeux. Tant que l’une des deux sources fondamentales de développement de nos économies, à savoir l’énergie, sera pilotée par logique de profit à court-terme d’une poignée de multinationales, toute transition énergétique et climatique digne de ce nom peut être renvoyée aux oubliettes. Comme ne cessent de le répéter les climatologues, chaque dixième de degré compte. Dès lors, chaque dixième de dépendance en moins aux énergies fossiles aussi.

De même, le défi climatique à relever est en contradiction directe avec l’évolution impérialiste des relations internationales. Les scénarios du GIEC qui permettent de limiter le plus possible le réchauffement climatique se basent sur des choix de société basés sur une très forte coopération internationale. Or la paix, condition nécessaire avant de pouvoir coopérer, est sans cesse mise à mal par les intérêts des grandes puissances. Les milliards qui vont dans la guerre ne vont pas dans le climat. Les conflits et leur renforcement sous couvert d’intérêts économiques ne font que retarder la transition climatique nécessaire et servent de prétexte pour les géants du gaz et du pétrole.

Amorcer une politique mondiale de lutte contre le changement climatique et ses conséquences implique de mettre fin à l’hypocrisie des classes dominantes des pays du Nord, sans cesse mise en lumière lors des différentes COP. Partage des technologies de transition sans brevets, vente d’éoliennes et de panneaux solaires et non d’énergies fossiles et d’armes : telle devrait être la nouvelle ligne directrice des relations internationales. L’Europe ne pourra porter un modèle de transitions qu’en remplaçant sa dépendance à l’agenda des États-Unis par une gestion publique de l’énergie qui planifie la transition – et par une diplomatie indépendante, qui promeut la coopération internationale.

Le cas Henry Kissinger

À côté de la foule d’éloges qui a suivi le décès de Henry Kissinger, certaines voies timides ont rappelé les crimes dont sa carrière a été entachée – au Chili, au Laos ou au Cambodge – et les massacres commis par les alliés des États-Unis sous son secrétariat d’État – en Argentine ou au Timor-Oriental. Henry Kissinger n’a pourtant rien d’un monstre impérialiste. Il est une simple incarnation, sans faux semblants, de la politique étrangère américaine. Par René Rojas, Bhaskar Sunkara, Johan Walters, traduction et édition par Albane le Cabec [1].

Dans la tempête médiatique qui a suivi le décès de Henry Kissinger, dénonciations enflammées et souvenirs chaleureux se sont mêlés. Sans doute, aucun autre personnage de l’histoire américaine du XXe siècle n’a été aussi violemment vilipendé par certains et  vénéré par d’autres.

Mais du moins, aucun de ses admirateurs n’oserait le qualifier de sex-symbol. Les temps ont changé. À l’époque où Kissinger était conseiller à la sécurité nationale, le Women’s Wear Daily publiait un portrait élogieux du jeune homme d’État, le décrivant comme « le sex-symbol de l’administration Nixon ». En 1969, selon ce même article, Kissinger a assisté à une fête mondaine de Washington, tenant sous son bras une enveloppe classée « Top Secret ». Devant la curiosité des invités, Kissinger aurait noyé le poisson avec une boutade : l’enveloppe contenait son exemplaire du dernier magazine Playboy. 

Mais ce que contenait en réalité l’enveloppe était une ébauche du discours de Nixon sur la « majorité silencieuse ». Un discours tristement célèbre qui traçait une ligne de démarcation entre la décadence morale des pacifistes et la realpolitik sans failles de Nixon.

Au cours des années 1970 – alors qu’il ordonnait les bombardements des populations laotiennes et cambodgiennes et fermait les yeux sur les massacres au Timor Oriental et au Pakistan – Kissinger était connu comme « le playboy de l’occident ». Il aimait être photographié, et les photographes le lui rendaient bien. Il était d’ailleurs un incontournable des pages de gossip, en particulier lorsque ses liaisons avec des femmes célèbres ont été révélées au public.

Alors que Kissinger fréquentait la jet set de Washington, lui et le président – un duo si étroitement lié qu’Isaiah Berlin les a baptisés « Nixonger » – prétendaient mépriser l’élite progressiste, dont la moralité décadente, assuraient-ils, ne pouvait conduire qu’à la paralysie. Un mépris affiché pour les élites qui ne l’empêchait nullement de se complaire dans les soirées branchées de la haute société.

Cette élite, d’aucune sont prompts à l’oublier, l’aimait en retour, et cet engouement ne s’est pas arrêté dans les années 1970. En 2013, pour l’anniversaire de Kissinger, qui fêtait ses quatre-vingt-dix an, on comptait des invités bipartisans de choix : Michael Bloomberg, Roger Ailes, Barbara Walters, le « vétéran de la paix » John Kerry, ainsi que quelques trois cent autres stars. Un article paru dans Women’s Wear Daily, qui continuait à publier des portraits de l’homme politique, rapportait que Bill Clinton et John McCain avaient porté un toast ensemble pour complaire à l’invité d’honneur de la soirée. Le sénateur McCain a probablement parlé au nom de tous lorsqu’il déclarait qu’il ne connaissait « personne qui soit plus respecté dans le monde qu’Henry Kissinger ».

En réalité, le monde tendait plutôt à détester Henry Kissinger. L’ancien secrétaire d’État évite même soigneusement de se rendre dans plusieurs pays, de peur d’être arrêté et jugé pour crimes de guerre. En 2002, un tribunal chilien lui a demandé de répondre de son rôle dans le coup d’État de 1973. En 2001, un juge français a envoyé des policiers dans la chambre d’hôtel parisienne de Kissinger pour lui remettre une convocation à un interrogatoire où il devait être entendu sur le même coup d’État, au cours duquel plusieurs citoyens français ont disparu. Apparemment imperturbable, l’homme d’État a fui en montant à bord d’un avion pour l’Italie. À peu près au même moment, il a annulé un voyage au Brésil à la suite de rumeurs d’arrestation. Il est clair que Kissinger ne souhaitait pas s’étendre sur son rôle dans l’Opération Condor, le projet qui, dans les années 1970, a uni les dictatures sud-américaines afin de faire disparaître les opposants politiques. Un juge argentin enquêtant sur l’opération avait d’ailleurs déjà désigné Kissinger comme l’un des « accusés ou suspects » potentiels dans une future inculpation pénale.

Il n’y a qu’aux Etats-Unis que Kissinger est intouchable. C’est dans ce pays qu’est mort l’un des bouchers les plus prolifiques du XXe siècle, aimé des riches et des puissants de tous les bords politiques. La raison de la fascination bipartisane pour Kissinger est simple : il était un fin stratège lorsqu’il s’agissait de défendre le capitalisme américain à un moment critique du développement de cet empire.

Il n’est pas étonnant que l’establishment ait vu en Kissinger un si précieux atout. Il incarnait ce que les deux partis au pouvoir avaient en commun : leur volonté de garantir les conditions les plus favorables pour les investisseurs américains de par le monde. Kissinger a su maintenir l’empire américain dans sa situation de suprématie mondiale, même lorsque cette prédominance semblait sur le point de s’effondrer.

Et pour cause : avant la Seconde guerre mondiale, préserver le capitalisme était une affaire relativement simple. Les rivalités entre les puissances capitalistes avancées conduisaient périodiquement à des guerres spectaculaires, mais elles perturbaient relativement peu la marche en avant du capital à travers le monde. En prime, elles offraient des opportunités régulières de renouvellement des investissements – une manière de retarder les crises de surproduction du capitalisme.

Bien sûr, à mesure que les puissances capitalistes affermissaient leur contrôle sur les territoires dont elles s’emparaient, l’impérialisme rencontrait une opposition de plus en plus intense. Mais les luttes de libération aboutissaient rarement à autre chose qu’à la domination par une nouvelle puissance capitaliste. Tout au long de cette période, le colonialisme – comme le capitalisme – apparaissait comme un système indestructible.

Mais après la Seconde Guerre mondiale, l’axe de la politique mondiale a changé. Lorsque la guerre a cessé de faire rage en Europe, les élites ont découvert un monde méconnaissable : Londres en ruine, l’Allemagne en morceaux, divisée par deux de ses rivaux, et l’Union soviétique, dont le développement économique et industriel avait connu une percée jamais vue dans l’histoire, jouissait désormais d’une forte influence géopolitique. Enfin, les États-Unis avaient, en quelques générations seulement, supplanté la Grande-Bretagne en tant que puissance militaire et économique sans rivale sur la scène mondiale.

Mais plus important encore, la Seconde Guerre mondiale envoyait un signal aux peuples colonisés : l’impérialisme pouvait être vaincu. La domination européenne était à l’agonie. Une période historique caractérisée par des guerres entre puissances du Nord a cédé la place à une période de conflits anticoloniaux soutenus par les pays du Tiers Monde.

Les États-Unis, sortis première puissance mondiale de la Seconde Guerre mondiale, auraient été les perdants de tout réalignement mondial restreignant la libre circulation des capitaux. Dans ce contexte, le pays assume donc un nouveau rôle géopolitique, celui de garant du système capitaliste mondial.

Mais garantir la santé du système dans son ensemble ne se réduit pas à assurer la domination des entreprises américaines. Il s’agit d’administrer un ordre mondial propice au développement et à l’épanouissement d’une classe capitaliste internationale. Aussi les États-Unis sont-ils devenus les principaux architectes du capitalisme atlantique d’après-guerre – un régime commercial qui liait les intérêts économiques de l’Europe occidentale et du Japon aux stratégies des entreprises américaines. En d’autres termes, pour préserver un ordre capitaliste mondial qui défendait avant tout les entreprises américaines, les États-Unis devaient favoriser le développement capitaliste de leurs rivaux. Cela signifiait créer de nouveaux centres capitalistes, comme le Japon, et faciliter le rétablissement d’économies européennes saines.

Les pays européens ont rapidement perdu leurs colonies, et les mouvements de libération nationale menaçaient les intérêts fondamentaux que les États-Unis s’étaient engagés à protéger, perturbant le marché mondial unifié que le pays souhaitait coordonner. La promotion des intérêts américains a donc acquis une dimension géopolitique plus large. L’élite au pouvoir à Washington s’est engagée à vaincre les obstacles à leur hégémonie partout où ils surgissaient. À cette fin, la sécurité nationale des Etats Unis a déployé une série de moyens : soutien militaire aux dictatures ; sanctions économiques contre les gouvernements socialistes ; ingérence électorale ; manipulations commerciales ; commerce d’armes tactiques ; et, dans certains cas, interventions militaires.

Tout au long de sa carrière, ce qui a le plus inquiété Kissinger a été la possibilité que des pays subordonnés agissent de leur propre chef pour créer une sphère d’influence et de commerce alternative. Les États-Unis n’ont pas hésité à mettre un terme à de telles initiatives indépendantes lorsqu’elles ont émergé.

Les politiques poursuivies par Kissinger visaient donc moins à promouvoir les profits des entreprises américaines qu’à garantir des conditions florissantes pour le capitalisme. C’est un point important, souvent négligé par les études sur l’impérialisme américain. Trop souvent, les analyses critiques supposent qu’il existe un lien direct entre les intérêts de certaines entreprises américaines à l’étranger et les actions de l’État américain. Et dans certains cas, cette hypothèse peut être étayée par l’histoire – comme par exemple le renversement par l’armée américaine en 1954 du réformateur social guatémaltèque Jacobo Árbenz, entrepris en partie grâce au lobbying de la United Fruit Company.

Mais dans de nombreux cas, cette hypothèse obscurcit plus qu’elle n’éclaire. Après le coup d’État contre Salvador Allende au Chili, l’administration Nixon n’a pas fait pression sur ses alliés de la dictature militaire pour qu’ils restituent aux sociétés américaines Kennecott et Anaconda les mines précédemment nationalisées. Restituer les propriétés confisquées aux sociétés américaines aurait pourtant été une mince affaire mais l’objectif principal du duo « Nixonger » était de chasser Allende du pouvoir pour que la voie démocratique du Chili vers le socialisme ne menace plus le capitalisme dans la région.

Contrairement aux idées reçues, la lutte contre l’expansionnisme soviétique n’a guère été un facteur important dans la politique étrangère américaine pendant la Guerre froide. Les plans américains visant à soutenir le capitalisme international par la force ont été décidés dès 1943, alors qu’il n’était pas encore sûr que les Soviétiques survivent à la guerre. Et même au début de la guerre froide, l’Union soviétique manquait de volonté et de capacité pour s’étendre au-delà de ses satellites régionaux.

Les mesures prises par Staline pour stabiliser le « socialisme dans un seul pays » sont apparues comme une stratégie défensive, la Russie cherchant alors à consolider un cercle d’États tampons pour la protéger des invasions occidentales. Pour cette raison, une génération de militants de gauche en Amérique latine, en Asie et en Europe interprète la soi-disant « guerre froide » comme une trahison en série de Moscou envers les mouvements de libération à travers le monde. Malgré les discours publics de Kissinger en faveur de la « civilisation de marché occidentale », la menace d’expansion soviétique n’a été en réalité qu’un outil rhétorique dans la politique étrangère américaine.

Il est donc compréhensible que la structure de l’économie mondiale n’ait pas radicalement changé après la chute de l’Union soviétique. Le tournant néolibéral des années 1990 a représenté une intensification du programme mondial que les États-Unis et leurs alliés avaient toujours poursuivi. Et aujourd’hui, l’État américain continue de jouer son rôle de garant mondial du capitalisme et du libre échange – même lorsque les gouvernements du Sud, craignant les répercussions géopolitiques, évitent d’affronter le capital américain. Par exemple, à partir de 2002, Washington a commencé à soutenir les efforts visant à renverser le président populiste de gauche vénézuélien, Hugo Chávez, alors même que les géants pétroliers américains poursuivaient leurs forages à Maracaibo et que le pétrole vénézuélien continuait d’affluer vers Houston et le New Jersey.

En fin de compte, le bilan macabre de Kissinger doit être étendu au-delà de son adhésion aux atrocités commises au nom de la puissance américaine. Il faut cesser de considérer Kissinger comme un monstre impérialiste, mais plutôt tel qu’il était : une simple incarnation de la politique américaine. Cela favoriserait une critique de la politique étrangère américaine qui subvertit systématiquement les ambitions populaires au nom de la protection des intérêts élitaires, américains et étrangers.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Verdict on Henry Kissinger »

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien

« Préoccupations sécuritaires », « autodétermination », « choix civilisationnel », « projet impérial », « impérialisme » ou « anti-impérialisme » : ces notions fleurissent depuis le commencement du conflit. La plupart des commentateurs, de gauche ou de droite, hostiles ou favorables à l’OTAN, évoquent « la Russie » comme un acteur monolithique, qui agirait pour défendre ses intérêts et sa vision du monde – que ce soit pour protéger ses frontières, dans un accès de paranoïa, ou pour réaliser un sinistre dessein expansionniste. Les dynamiques internes de la société russe sont laissées de côté. Comprendre la nature de la classe oligarchique russe, de son régime d’accumulation et de ses contradictions est pourtant riche d’enseignements quant aux raisons de l’invasion ukrainienne. Par Volodymyr Ischenko, chercheur à l’Université libre de Berlin et auteur de Towards the Abyss: Ukraine from Maidan to War (Verso, 2023). Traduction par Albane le Cabec [1].

Le débat portant sur les « intérêts » russes dans ce conflit est particulièrement pauvre. D’un côté, certains assimilent le positionnement de Vladimir Poutine à celui de la société russe, sans questionner les raisons de son insistance sur l’appartenance des Ukrainiens et des Russes à un peuple unique. D’autres tiennent au contraire ses déclarations pour systématiquement mensongères – ou simplement stratégiques -, et ne reflétant pas les « vrais » objectifs poursuivis en Ukraine.

À leur manière, ces deux postures jettent un écran de brouillard sur les motivations du Kremlin. Comprendre « ce que veut vraiment Poutine » requiert d’aller au-delà de quelques citations sélectionnées dans ses grands discours. Une analyse des intérêts financiers en jeu – fût-ce pour ensuite les rattacher à un discours – est autrement plus éclairante.

Le concept d’impérialisme a été brandi – souvent à tort et à travers -, y compris par certains analystes, marxistes, pour désigner les intérêts et la démarche du Kremlin. Le contexte post-soviétique diffère pourtant de celui où il a été théorisé, notamment par Lénine. Sa génération avait analysé l’impérialisme de sociétés capitalistes en voie d’expansion et de modernisation, tandis que les sociétés post-soviétiques connaissent des phases de crises, de dé-modernisation et de périphérisation : des différences de taille, qui exigent à tout le moins quelques précisions. 

En Russie, le rôle de l’État est plus important qu’ailleurs dans la reproduction de la classe dirigeante, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Si l’on s’en tient au prisme « marxiste » classique, la situation russe échappe aux explications traditionnelles. L’expansion du capital financier russe ne fournit pas un motif évident pour cette agression – que l’on songe simplement aux sanctions occidentales sur une économie russe fortement mondialisée. Pas davantage que la conquête de nouveaux marchés – l’Ukraine n’attire pratiquement pas d’investissement direct étranger. Pas plus que le contrôle des ressources stratégiques – quels que soient les gisements miniers se trouvant sur le sol ukrainien, la Russie aurait besoin d’une industrie en expansion pour les absorber, ce que les sanctions économiques limitent fortement…

Face à cette difficulté, certains ont alors prétendu que la guerre pouvait procéder une forme « politique » ou « culturelle » d’impérialisme. Une explication peu convaincante – elle impliquerait que la classe dirigeante russe soit prise en otage par un maniaque nationaliste avide de pouvoir, obsédé par une « mission historique » de restauration de la grandeur nationale…

Or, Vladimir Poutine n’est ni un idéologue fanatisé (des politiques de cette nature se sont révélées marginales dans tout l’espace post-soviétique depuis deux décennies), ni un fou. Et il faut bien admettre qu’il ne s’est pas outre mesure émancipé de l’agenda de la classe dominante russe. Alors, de quoi est-il le nom ?

Le capitalisme politique – en Russie et ailleurs

Qui dirige la Russie ? Un marxiste répondrait que « la classe capitaliste » est aux commandes. Un quidam de l’espace post-soviétique s’en prendrait simplement aux « voleurs, aux « escrocs », aux « mafieux ». Une réponse plus médiatique consisterait à faire référence aux « oligarques » – terme qui met en évidence l’interdépendance entre les entreprises privées et l’État.

Historiquement, « l’accumulation primitive » du capital des pays de l’ex-bloc soviétiques s’est produite grâce à la désintégration de l’État et de l’économie soviétiques. Le politologue Steven Solnick qualifie de « pillage de l’État » le processus par lequel les membres de la nouvelle classe dirigeante ont privatisé ce qui appartenait aux entités publiques – souvent pour quelques dollars. Ils ont bien sûr tiré profit de leurs relations informelles avec les dirigeants du nouvel l’État, et des lacunes d’un système juridique intentionnellement conçu pour faciliter l’évasion fiscale et la fuite des capitaux.

L’économiste marxiste russe Ruslan Dzarasov désigne cette accumulation initiale comme une « rente d’initiés ». On retrouve bien sûr ces pratiques dans d’autres parties du monde, mais le rôle de l’État est ici bien plus important dans la création et la reproduction de la classe dirigeante russe, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Ces phénomènes sont plus généralement subsumés par le concept de « capitalisme politique » – ou « capitalisme d’État », dans ses variantes. De nombreux penseurs, comme le sociologue Hongrois Ivan Szelenyi, ont développé ce concept traditionnellement défini par Max Weber comme l’exploitation de la fonction politique par la classe capitaliste, visant à maximiser l’accumulation de richesses. Partant, les « capitalistes d’État » – que l’on nommera ici, par commodité de langage, oligarques – désignent la fraction des détenteurs de capitaux dont le principal avantage concurrentiel provient de leur mainmise sur les institutions publiques – contrairement à ceux qui tirent leur pouvoir d’une main-d’œuvre bon marché ou d’innovations. Les oligarques n’existent pas seulement dans les pays post-soviétiques : ils tendent à bourgeonner sur les ruines des États qui ont joué un rôle structurant dans l’économie, accumulé d’importants capitaux, puis se sont brutalement ouverts au secteur privé.

Il est possible, sur ces fondements, d’aller au-delà des déclarations du Kremlin portant sur sa « souveraineté » ou ses « sphères d’influence ». Si les avantages que procure l’État aux oligarques sont fondamentaux pour l’accumulation de leur richesse, ils n’ont d’autre choix que de défendre le territoire sur lequel ils exercent un tel contrôle.

Ce besoin de « marquer le territoire » est moins fondamental pour les autres catégories de détenteurs de capitaux. Les classes dominantes « traditionnelles » ne dirigent pas l’État directement : en Occident, les institutions étatiques jouissent d’une autonomie substantielle par rapport à la classe dominante, qu’elles servent indirectement en établissant des règles qui permettent l’accumulation. Les oligarques, en revanche, n’exigent pas de l’État la simple mise en place de règles : ils souhaitent un contrôle beaucoup plus immédiat sur les décideurs politiques – lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes.

Bien sûr, de nombreuses icônes du capitalisme entrepreneurial classique ont bénéficié de subventions de l’État, de régimes fiscaux préférentiels ou de diverses mesures protectionnistes. Mais, contrairement aux oligarques, leur survie et leur expansion sur le marché ne dépendent que rarement des partis au pouvoir ou des régimes politiques en place. Le capital transnational survivrait sans les États-nations dans lesquels son siège social est situé – comme en témoigne les projets de villes entrepreneuriales flottantes, « indépendantes » de tout État-nation, rêvés par les magnats de la Silicon Valley comme Peter Thiel. Les oligarques, à l’inverse, ne peuvent survivre dans la concurrence mondiale sans le territoire duquel ils tirent une rente.

Les conflits de classe à l’ère post-soviétique

Un tel « capitalisme politique » est-il viable sur la longue durée ? Après tout, l’État doit bien puiser ses ressources quelque part pour pérenniser cette redistribution ascendante… Comme le note Branko Milanovic, la corruption demeure un problème endémique du « capitalisme politique » – que l’on songe simplement à la Chine, modèle le plus abouti en la matière, où les institutions du Parti communiste ont été fragmentées par de multiples réseaux clientélaires. De telles réalités freinent les tendances à la modernisation de l’économie. Pour le dire autrement, il n’est pas possible de puiser éternellement à la même source : le « capitalisme politique » doit muer en une forme qui lui permette de maintenir un taux de profit élevé via des investissements en capital ou une exploitation intensive du travail – sans quoi la source des rentes finira par se tarir.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes des pays voisins de la Russie, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration régionale.

Or, le réinvestissement et l’exploitation de la force de travail se heurtent à des obstacles structurels dans le capitalisme post-soviétique. D’une part, les oligarques eux-mêmes hésitent à s’engager dans des investissements à long terme, ayant à l’esprit que la prospérité de leur modèle dépend de la présence au pouvoir d’un certain clan. Aussi, il est généralement plus opportun pour eux de transférer leurs bénéfices vers des comptes offshore, dans une logique de profit immédiat. D’autre part, la main-d’œuvre post-soviétique, urbanisée et qualifiée, n’est pas bon marché. Les salaires relativement bas de la région n’ont été rendus possibles qu’en raison de la vaste infrastructure matérielle et des institutions de protection sociale que l’Union soviétique a laissé en héritage. Cet héritage représente un fardeau énorme pour l’État, mais il n’est pas si facile de l’abandonner sans provoquer un grognement populaire immédiat.

Dans une logique que l’on peut qualifier de « bonapartiste », Vladimir Poutine et son entourage ont cherché à mettre fin à cette guerre de « tous contre tous » qui a caractérisé les années 1990, équilibrer les intérêts de certaines fractions de l’élite, et en réprimer d’autres. Ce, sans altérer les fondements de ce « capitalisme politique ».

Alors que cette expansion prédatrice du capitalisme russe commençait à se heurter à ses limites internes, les élites ont cherché à l’externaliser pour soutenir leur taux de rente, en augmentant le bassin d’extraction. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’intensification des projets d’intégration menés par la Russie, à l’instar de l’Union économique eurasiatique. Ils se sont heurtés à deux obstacles.

Le premier, relativement mineur, réside dans la résistance des classes dominantes locales. En Ukraine, les oligarques comptaient bien conserver leur propre droit souverain à récolter des rentes d’initiés sur leur territoire. Ils ont alors instrumentalisé le nationalisme anti-russe pour légitimer leur revendication sur la partie ukrainienne de l’État soviétique en désintégration – sans réussir à développer un projet national fondé sur le développement.

Le célèbre titre du livre du second président ukrainien Leonid Koutchma – L’Ukraine n’est pas la Russie – illustre bien ce problème. Si l’Ukraine n’est pas la Russie, alors qu’est-elle ? L’échec des oligarques post-soviétiques non-russes à surmonter la crise de l’hégémonie qu’ils traversaient a fragilisé leur pouvoir, in fine dépendant du soutien russe, comme en Biélorussie ou au Kazakhstan.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration de la Russie. Une telle configuration offre une première réponse pour comprendre les raisons de l’invasion de l’Ukraine.

Il faut également rappeler que la stabilisation toute « bonapartiste » des institutions, imposée par Poutine, a favorisé la croissance d’une classe moyenne. Si une partie de celle-ci était financièrement liée au régime, la grande majorité était exclue de ce « capitalisme politique ». Les principales opportunités de revenus et de carrière pour ses membres résidaient donc dans une intensification des liens politiques, économiques et culturels avec l’Occident. On ne s’étonnera donc pas que cette classe moyenne ait été au premier poste de propagation du softpower occidental.

Ce contre-projet, profondément élitaire par nature, explique son peu de succès en Russie et dans le reste de l’espace post-soviétique – bien qu’une alliance avec les factions nationalistes anti-russes aient pu, en Ukraine et ailleurs, lui fournir une audience non négligeable. Aujourd’hui encore, la mobilisation des Ukrainiens contre l’agression russe n’implique pas qu’ils soient unis autour d’un tel projet.

La discussion sur le rôle de l’Occident dans l’invasion russe est généralement centrée sur la menace que représenterait l’OTAN pour la Russie. C’est un élément mis en avant par la classe dirigeante russe. Il est aisé de comprendre pourquoi : la classe oligarchique russe ne survivrait pas dans un modèle économique « à l’occidentale ». Les programmes « anti-corruption » mis en avant par les institutions européennes et nord-américaines constituent une pièce fondamentale dans leur agenda de lutte contre le « capitalisme politique » : pour les oligarques russes, le succès de ce programme signifierait la fin de la poule aux oeufs d’or.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe par rapport à ceux-ci lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme.

En public, le Kremlin tente de présenter la guerre comme une bataille pour la survie de la Russie. L’enjeu sous-jacent est cependant la survie de la classe dirigeante russe et de son modèle oligarchique. La restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial lui fournirait un certain répit. On comprend donc la rhétorique tiers-mondiste du Kremlin, qui tente de populariser sa vision géopolitique auprès des élites du « Sud global ». Celles-ci, à leur tour, obtiendraient le droit à leur propre « sphère d’influence ».

Crises du bonapartisme post-soviétique

Il faut garder à l’esprit les intérêts contradictoires des classes oligarchiques post-soviétiques, des classes moyennes et du capital transnational pour comprendre la genèse du conflit actuel. La crise de l’organisation politique aux fondements du « capitalisme politique » a servi de catalyseur.

Les régimes « bonapartistes », comme ceux de Vladimir Poutine ou d’Alexandre Loukachenko, se nourrissent d’un soutien passif et dépolitisé de la population. Ils tirent leur légitimité de leur capacité à surmonter le désastre de l’effondrement post-soviétique – une matrice hégémonique bien faible. De tels régimes, fortement personnalisés, sont fragiles en raison des problèmes de succession. Aucune règle n’émerge pour la passation du pouvoir, pas davantage qu’une idéologie à laquelle le nouveau dirigeant devrait se raccrocher. Aussi la succession constitue-t-elle l’un des talons d’Achille de l’oligarchie post-soviétique. Ces phases constituent des moments de fragilité, durant lesquels les soulèvements populaires ont de meilleures chances de réussir.

De tels soulèvements se sont accélérés à la périphérie de la Russie ces dernières années : le mouvement « Euro-Maïdan » en Ukraine (2014), les soulèvements arméniens, la troisième révolution au Kirghizistan, le soulèvement raté en Biélorussie (2020) et plus récemment l’insurrection au Kazakhstan. Dans les deux derniers cas, le soutien russe s’est avéré structurant pour assurer la survie du régime. En Russie même, les rassemblements « pour des élections équitables » organisés en 2011 et 2012, ainsi que les mobilisations ultérieures inspirées par Alexeï Navalny, soutenus pas la classe moyenne pro-occidentale, ne sont pas anodins. À la veille de l’invasion, l’agitation populaire était en hausse, tandis que les sondages établissaient une baisse de confiance en Vladimir Poutine – et une hausse de ceux qui souhaitaient sa mise à la retraite.

Aucun de ces soulèvements n’a pourtant représenté une menace vitale pour l’ordre oligarchique post-soviétique. Ils n’ont fait que substituer une fraction de la classe dominante à une autre, aggravant la crise de la représentation contre laquelle ils étaient précisément apparus – raison de leur caractère endémique.

Comme le souligne le politologue Mark Beissinger, les phénomènes de type « Maïdan » constituent des soulèvements civiques et urbains qui, contrairement aux révolutions sociales du passé, n’affaiblissent que temporairement le régime en cours, par un renforcement conjoncturel de la « société civile » issue de la classe moyenne. Ils ne parviennent à instaurer un ordre politique alternatif, pas davantage que des mutations démocratiques durables, encore moins un infléchissement égalitaire des structures économiques. Dans les pays post-soviétiques, ces soulèvements n’ont fait qu’affaiblir l’État – et rendre les oligarques locaux plus vulnérables aux assauts du capital transnational, à la fois directement et indirectement, notamment via les ONG pro-occidentales.

L’Ukraine constitue un cas d’école. Une série d’agences « anti-corruption » ont été obstinément promues par le FMI, le G7 et la « société civile » ukrainienne suite au soulèvement « Euro-Maïdan ». Ils n’ont pourtant mis fin à aucun cas majeur de corruption au cours des huit dernières années. Leur principale réussite réside dans l’institutionnalisation de la surveillance des principales entreprises d’État par des ressortissants étrangers et des militants anti-corruption, réduisant ainsi les opportunités de récolter des rentes d’initiés pour les oligarques locaux. Aussi les élites russes ont-elles des raisons objectives de craindre les institutions occidentales…

Consolidation de la classe dirigeante russe

Divers facteurs conjoncturels permettraient de comprendre pourquoi l’invasion a été enclenchée à ce moment précis – et les raisons de son caractère désastreux : avantage temporaire de la Russie dans les armes hypersoniques, dépendance de l’Europe en énergie russe, répression de l’opposition – « pro-russe » – en Ukraine, enlisement des accords de Minsk de 2015, échec des services secrets russes en Ukraine, etc. Il s’agit ici d’esquisser à grands traits le conflit de classe à l’origine de l’invasion : celui qui oppose des oligarques souhaitant soutenir leur taux de rente par une expansion territoriale, et un capital transnational allié aux classes moyennes exclues de ce « capitalisme politique ».

Ce conflit ne se manifeste pas seulement par cette facette impérialiste. La répression qui s’abat sur les manifestants en Biélorussie et en Russie même en découle également. L’intensification de la crise d’hégémonie post-soviétique et l’incapacité de la classe dirigeante à développer un leadership politique, moral et intellectuel constituent des causes déterminantes dans l’escalade de la violence.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe à leur égard lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme. Dans le même temps, la crise des régimes périphériques exacerbe la menace qui pèse sur la classe dirigeante russe. Les fractions les plus « souverainistes » des oligarques russes ont la main haute par rapport aux plus « compradores », – même si celles-ci comprennent qu’avec la chute du régime, ils seraient également perdants.

En déclenchant la guerre, le Kremlin a cherché à contrecarrer cette menace – et à tendre vers l’horizon d’une restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial. Comme le suggère Branko Milanovic, la guerre confère une légitimité au découplage entre la Russie et l’Occident malgré ses coûts extraordinairement élevés – et plus le temps passe, plus la machine arrière paraît improbable. Elle permet également à la classe dirigeante russe de renforcer son organisation politique et sa légitimité idéologique. Ne voit-on pas poindre les signes d’une transformation vers un régime politique autoritaire, idéologisé et mobilisateur ?

Pour Vladimir Poutine, il s’agit essentiellement d’une autre étape dans le processus de consolidation post-soviétique entamé au début des années 2000, consistant à apprivoiser les oligarques russes. Le récit de la prévention des catastrophes et de la restauration de la « stabilité » constituait une première étape. Un nationalisme conservateur plus articulé lui emboîte le pas, dirigé à l’encontre d’acteurs extérieurs – comme les Ukrainiens et l’Occident – ou intérieurs – les « traîtres » cosmopolites.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Behind Russia’s War Is Thirty Years of Post-Soviet Class Conflict »

Leonel Fernández : « De la diplomatie du dollar à une relation d’égal à égal »

Nous avons rencontré Leonel Fernández, président de la République dominicaine à trois reprises (1996-2000, 2004-2008, 2008-2012). Il revient dans cet entretien sur l’histoire de son pays, marquée du sceau de l’impérialisme américain. Sur les défis géopolitiques de l’Amérique latine et l’intégration régionale, à laquelle il cherche à contribuer en s’investissant dans le Grupo de Puebla. Et sur sa propre présidence, caractérisée par des relations cordiales aussi bien avec les États-Unis de Barack Obama que le Venezuela de Hugo Chávez.

LVSL – Votre pays possède une longue histoire conflictuelle à l’égard des États-Unis. À quand cela remonte-t-il, et quels ont été les principaux épisodes de friction ?

Leonel Fernández – L’émergence des États-Unis comme empire remonte à la fin du XIXème siècle. L’impérialisme s’est étendu via la diplomatie du dollar, sous la présidence de William Howard Taft. Il s’est servi de la dette contractée par notre peuple. Initialement, c’est auprès d’institutions financières européennes que la République dominicaine était endettée. Puis, ce sont les Américaines qui sont devenus les créanciers de la République dominicaine, de Haïti, du Nicaragua, etc.

Il faut rappeler à quel point la situation politique de ces pays était chaotique : il ne s’agissait pas de démocraties consolidées. Un état de guerre civile permanent subsistait. Les risques de défaut sur la dette ont fourni une justification à l’occupation militaire des États-Unis. Bien sûr il s’agissait d’un prétexte, d’une instrumentalisation de la diplomatie du dollar pour déployer une force militaire.

En 1965, nous avons subi une nouvelle occupation de la part des États-Unis. Elle faisait suite à une insurrection populaire commencée dix ans plus tôt, que nous avons nommée Révolution d’avril. Elle était dirigée contre un groupe putschiste qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Juan Bosch. Celui-ci incarnait des demandes démocratiques et sociales largement partagées par la population dominicaine mais a été pointé du doigt comme communiste. Cela a fourni une justification à son renversement par la caste militaire, des secteurs de l’Église catholique et les États-Unis dirigés par John F. Kennedy. Celui-ci ne souhaitait pas que la République dominicaine se convertisse en un second Cuba.

Raison pour laquelle nous avons été envahi en 1965… alors que nous n’avons jamais conçu cette révolution comme socialiste. Nous souhaitions simplement que Juan Bosch revienne au pouvoir. Il n’avait rien d’un communiste, c’était un démocrate progressiste avec des vues amples sur les questions sociales. C’était également un grand intellectuel et un grand écrivain, important pour l’identité nationale dominicaine.

Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de l’euro, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

Aujourd’hui, 10% de la population dominicaine vit aux États-Unis. C’est une population bi-culturelle, bien intégrée. Raison pour laquelle nous souhaitons avoir des relations apaisées avec les États-Unis, constituée notamment d’échanges culturels, scientifiques, universitaires. Ce, malgré ce passé sombre.

LVSL – Les relations se sont-elles améliorées avec les États-Unis ?

LF – Du fait des occupations militaires, il existait un sentiment anti-impérialiste très fort dirigé contre les Américains. Le parti auquel j’appartenais, fondé par Juan Bosch, s’intitulait Parti de la libération dominicaine – libération contre une forme de domination impériale. J’ai baigné dans une atmosphère de nationalisme révolutionnaire. De nombreuses voies – celle de la révolution armée, notamment – ont constitué une impasse. Seule l’option électorale a abouti.

Et je pense que les temps ont changé. De par notre proximité géographique, nous nous situons nécessairement dans la sphère d’influence des États-Unis. Une grande partie du tourisme des investissements, viennent des États-Unis – dans une moindre mesure, du Mexique. La géographie s’impose : nous devons nous entendre avec les États-Unis.

LVSL – L’idée d’une monnaie commune pour le sous-continent, visant à libérer l’Amérique latine du dollar, a été défendue par plusieurs leaders progressistes, notamment par Lula. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

LF – C’est une question complexe. L’Amérique latine est en crise. Avoir une monnaie commune avec des pays si différents n’est pas chose que l’on pourrait facilement instituer. Il faudrait passer outre la résistance des banques centrales de chaque pays. Je dirais donc que c’est une option à discuter plus en détails.

Il faut prêter attention à un phénomène important en matière monétaire : celui des crypto-monnaies. Je les perçois comme une réaction du secteur privé face au monopole des États en matière monétaire. J’y vois le dernier visage du néolibéralisme : il s’agit de la privatisation du privilège régalien de battre monnaie. Certains États ont répliqué, avec justesse, en instituant des moyens de paiement électroniques. Une éventuelle monnaie commune devrait prendre en compte cette révolution numérique.

Je ne crois pas que le futur de l’Amérique latine réside dans la mise en place d’une monnaie unique. Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de la monnaie unique, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

LVSL – En tant que président, vous avez vécu une période constituée par d’importants projets d’intégration régionale, portés notamment par le président vénézuélien Hugo Chávez et le président brésilien Lula da Silva. Quel rôle a tenu la République dominicaine ?

LF – Nous avons joué un rôle sous-régional, qui correspond à notre ancrage caribéen. Nous entretenons des liens étroits avec la communauté caribéenne (CARICOM), et nous sommes membres de l’association des États des Caraïbes (AEC).

Le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) et Leonel Fernádez © PSUV

À une échelle plus large, nous sommes membres du système d’intégration d’Amérique centrale (SICA) de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Nous avons ainsi adhéré à toutes les organisations dans lesquelles nous pouvions jouer un rôle significatif, pour promouvoir une identité latino-américaine dans une optique d’intégration.

Il faut ajouter que nous avons été exclu de plusieurs programmes d’aide internationale depuis que nous avons acquis le statut de pays à revenu moyen – les aides se focalisant sur les pays à faibles revenus.

LVSL – L’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), menée par Cuba et le Venezuela, demeure l’organisation régionale la plus « politique » de cette période. Pourquoi la République dominicaine n’en est-elle pas devenue membre sous votre présidence ?

LF – Ce n’était pas une organisation qui correspondait à notre zone géographique, ou dans laquelle nous aurions pu jouer un rôle significatif.

En revanche, nous avons été membres de Petrocaribe, une organisation très importante pour la République dominicaine. Elle est née d’un geste de solidarité du président Hugo Chávez. L’idée était de permettre aux pays-membres d’avoir accès au pétrole à un prix préférentiel : le Venezuela nous le fournissait à 40 % en-dessous du prix du marché. Cela a beaucoup joué dans la stabilité macro-économique de la République dominicaine sous ma présidence.