Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

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La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

La gauche peut-elle encore changer les choses ?

Face à la perte actuelle de repères politiques, un retour par l’angle stratégique sur l’histoire riche et multiple des gauches en France s’est imposé à un collectif d’historiens, de philosophes et de politistes. Ce dernier revient dans une série d’articles pour LVSL sur certains moments et débats clés de la famille politique qui entend penser la transformation du monde. Avant de débuter cette fresque avec la figure de Robespierre et l’épisode de la Terreur, il s’agit en guise d’avant-propos de définir la gauche face à son pendant, la droite, en revenant tout particulièrement sur l’opposition entre force de changement contre les ordres établis et puissance conservatrice. Les limites du concept de gauche seront aussi abordées à travers les critiques marxiste et populiste qui invitent à dépasser une dichotomie jugée insuffisante, voire mystificatrice ou dépassée. D’une histoire riche de victoires à un signifiant devenu aujourd’hui obsolète aux yeux de nombreux citoyens, la gauche porte en elle sa contradiction et le défi qu’elle doit surmonter pour encore changer les choses.

Pour une histoire stratégique des gauches

Au cours des dernières décennies en Occident, la situation des travailleurs et travailleuses n’a cessé de se dégrader, en dépit des percées parfois importantes des camps de gauche. L’espoir de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce en 2015, le leadership de Jeremy Corbyn au sein du Labour anglais de 2015 à 2020, les scores élevés de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 ou de Bernie Sanders au cours des primaires d’investiture démocrate de 2016 puis 2020 n’ont enrayé que partiellement le retour au business as usal et la progression d’une même tendance politique néolibérale. Un néolibéralisme qui s’exprime de manière plus ou moins autoritaire chez des dirigeants « sociaux-démocrates » et « républicains », à la rhétorique libérale teintée d’humanisme social ou aux accents violemment réactionnaires. Le cas français est particulièrement exemplaire, chaque gouvernement depuis près de 20 ans poursuivant toujours davantage le même cap, sous la direction successive de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. À l’horizon les lois du libre-marché, paradoxalement encouragées et permises par la puissance de l’État 1.

Comment penser l’objet « gauche » alors que les deux derniers présidents ont largement renforcé et accéléré les politiques entreprises par leurs prédécesseurs de droite – François Hollande se revendiquant de la gauche contrairement à Emmanuel Macron pourtant issu des flancs d’un gouvernement formé par le Parti socialiste ? Est-il même possible de penser la « gauche » alors que la plupart de ses représentants partisans les plus puissants – à l’exception de ceux de l’extrême-gauche et de Jean-Luc Mélenchon pour la France insoumise – ont récemment participé à la manifestation illégale de policiers sur des thèmes de droite et d’extrême-droite ? À cette dernière question, on tentera de démontrer qu’on peut répondre par l’affirmative, avec plus d’intérêt encore dans un contexte de perte de repères politiques et historiques.

Quant à la question du « comment », cette fresque collective reviendra selon un ordre chronologique linéaire sur un ensemble de périodes ayant marqué la riche histoire de la gauche, ou plus précisément des gauches qui ont toujours été multiples en France 2. En témoigne le terreau fertile d’un pays où est né le clivage gauche-droite, où s’est inventé le socialisme républicain, où se sont produits de nombreux soulèvements et changements de régimes entre la Révolution de 1789 et la Commune de 1871, où deux forces politiques majeures, socialiste et communiste, se sont concurrencées de 1920 aux années 1980, où a été créée la Sécurité sociale, où s’est levé l’étendard de la révolte étudiante et des idées libertaires en Mai 68… pour n’en citer que les épisodes les plus marquants.

Il nous a semblé opportun d’aborder cette histoire des gauches en France par un angle stratégique, sous la forme de l’interrogation : « La gauche peut-elle encore changer les choses ? ». La gauche a bien changé les choses par le passé, tout au moins à certains moments de sa longue histoire. Reste à savoir ce qu’il en est de son destin contemporain et comment pourrait se traduire concrètement cet « encore » qui l’invite à poursuivre son projet historique. En commençant peut-être par regarder en arrière, vers les divergences et débats stratégiques passés de la gauche en France et vers les devenirs effectifs concrets de certains de ses acteurs.

Le choix de l’angle stratégique permet d’éviter deux écueils interdépendants : le moralisme et l’excès d’abstraction consistant à s’épancher sur de grandes notions (la démocratie, la République, la justice sociale, l’intérêt populaire ou national, etc) et à les éclairer au seul prisme d’une norme jugée comme le seul bon étalon. Une de ces notions apparaît néanmoins moins plus clivante politiquement, tout au moins entre la droite et la gauche, car plus ancrée matériellement : l’égalité3, comme « passion » qui n’a cessé de nourrir la gauche. L’angle stratégique contraint à penser ensemble les valeurs et les pratiques au sein de programmes, que ces derniers prennent la forme de plans vers la prise de pouvoir ou de perspectives gouvernementales elles-mêmes.

Depuis la Révolution française, les gauches poursuivent le débat de méthodes : réformisme ou révolution, centralisme ou fédéralisme, ou encore régulation ou abolition de la propriété. Mais elles achoppent aussi sur l’idée de République, qui apparaît comme un combat au dix-neuvième siècle, puis comme un conquis partagé par l’ensemble des tendances de la gauche, bien qu’elles continuent de s’opposer quand il s’agit de mettre cette idée en pratique et en discours. Afin de mener à bien cette fresque historique, il convient de poser le plus clairement possible ce que nous entendrons par ce concept de gauche, en revenant successivement sur son origine, ses contours historiques et en esquissant, à partir de ces éléments, une définition du terme.

De la gauche et de la droite : force de changement face à la conservation de l’ordre ?

L’histoire est connue : le mot « gauche » serait né en septembre 1789 en France, lors du vote sur le veto royal à l’Assemblée constituante, alors réunie dans la salle des Menus Plaisirs à Versailles. Les adversaires du veto royal (Barnave, Robespierre) se seraient placés à la gauche du président de séance, Clermont-Tonnerre, quand les partisans de l’absolutisme se seraient placés à sa droite4. Si la généalogie de l’apparition d’une gauche en politique a pu être discutée, ce récit fondateur semble pertinent. Il témoigne de ce que la gauche est aussi bien affaire de position (dans l’espace politique) que de fonction.

Les débats entourant le terme ont toujours buté sur cette double définition de la gauche. La première, la définition topologique, plus discursive et symbolique que pratique, insiste davantage sur la fidélité de telle ou telle formation à des cultures politiques ou traditions de gauche – c’est ce qui a pu conduire certains observateurs à considérer que François Hollande, en tant que candidat du Parti Socialiste, était quand même de gauche. La deuxième définition étudiait davantage la fonction dévolue à la formation politique dans le champ de la délibération démocratique. En 1789, par exemple, la gauche se composait des partisans d’un encadrement du pouvoir royal par l’affirmation de la souveraineté du peuple.

Tout au long du XIXe siècle, la gauche, par-delà ses multiples ramifications, s’est également identifiée à la notion de « progrès », bien qu’ait émergé une forte remise en cause de ce dernier, notamment dans la deuxième moitié du siècle. Le clivage majeur est cependant resté celui opposant le camp de l’ « Ordre » à celui du « Mouvement »5. Là réside sans doute la définition la plus adéquate de ce qu’est la gauche : en opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale.

« En opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale. »

Ce clivage est par conséquent très englobant et permet de poser des repères lisibles : au départ de tout questionnement politique vient un jugement totalisant concernant le fonctionnement de la société. Il s’agit de se demander si le fonctionnement politique que l’on observe rend possible un plein épanouissement de l’individu et du collectif ou s’il semble plutôt l’entraver. Qui estime que la société ne permet pas d’accroître le bien-être individuel et collectif désirera la transformer, il serait donc de gauche. Qui estime au contraire que le système contemporain permet d’accéder au bien-être individuel et collectif cherchera au contraire à le conserver – quitte à ce qu’il faille, pour maintenir dans ses principes l’ordre politique, le réformer6.

Il est alors possible de préciser notre clivage : en fonction de l’ampleur de la transformation sociale revendiquée, on pourrait distinguer la gauche modérée (celle qui prône une transformation superficielle) de la gauche radicale (celle qui prône une transformation d’ampleur, qui attaque à la racine les principes fondateurs d’un système social et politique) et de l’extrême-gauche, qui vise à renverser absolument la table. Cette partition devrait ensuite être complexifiée : couper le politique entre désir de transformation et désir de conservation n’est évidemment pas satisfaisant. Il n’est pas question de réduire le champ politique à cette séparation en faisant l’économie de toutes les pensées qui peuvent traverser chacun des deux camps et qui les recoupent parfois. À gauche, par exemple, il ne saurait être question de nier l’existence de traditions – écologiste, communiste, libertaire, républicaine –, dont la typologie modérée/radicale/extrême ne rend pas compte. Les conflits qui sont au coeur du monde politique ne répondent pas à des logiques binaires, mais se structurent en des sous-ensembles poreux.

Par ailleurs, l’opposition entre camp de la transformation et camp de la conservation n’est pas parfaite. L’historien Zeev Sternhell a par exemple mis à jour l’existence d’une « droite révolutionnaire », indiscutablement de droite du point de vue des valeurs, de la rhétorique ou du répertoire d’action, mais porteuse d’une volonté de transformation profonde fondée sur l’obsession de la régénération nationale6. On ne saurait affirmer que le fascisme ou le nazisme ont cherché à conserver l’ordre social et politique, sans pour autant que ces idéologies puissent être qualifiées de gauche. Car par-delà la méthode discriminante proposée plus haut, droite et gauche doivent être corrélées à des valeurs, d’ailleurs aussi formées par la posture d’accompagnement ou de rejet des normes dominantes des sociétés qu’elles ont traversées. La gauche semble ainsi s’identifier aux valeurs d’égalité et de justice, que l’on ne saurait associer aux idéologies fasciste ou nazie7. Les termes de gauche et de droite, dans leur capacité englobante et totalisante, invitent à penser la politique comme vision du monde et intègrent l’appréciation des thèmes cruciaux de l’organisation de la vie collective (travail, logement, environnement, etc).

Cette bipartition du champ politique semble donc particulièrement efficace. Penser la gauche comme camp de la transformation sociale ne signifie pas gommer les divergences qui animent les forces qui la composent, ni que cette définition épuise la complexité des rapports de forces internes au champ politique. Aussi la revalorisation des termes de « gauche » et de « droite » n’est qu’une première étape dans un processus de clarification du champ politique, destinée à mettre de la vivacité dans une société dépolitisée, où le brouillage des repères est entretenu par une profusion de discours contradictoires. Penser en termes de dyade gauche-droite (au sens où l’un ne fonctionnerait pas sans son antagoniste) constituerait de la sorte un point de départ, un outil de positionnement politique et, par conséquent, de politisation.

Critiques et limites du concept de gauche

Si les enquêtes d’opinion ne sont pas les seules révélatrices des tendances qui traversent les sociétés, une dynamique lourde semble néanmoins se dessiner en 2021 : l’identification de la population française à la gauche connaît une baisse historique. Au début de cette année 24% des citoyens se reconnaîtraient dans cette étiquette politique contre 38% pour la droite, selon les données du baromètre de la confiance politique du Cevipof. Cet état de fait n’a rien d’évident : le rapport de force entre gauche et droite a longtemps été inversé en France. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, si le gaullisme domine le champ électoral, l’affirmation d’une identité de droite reste minoritaire là où les idées, symboles et thèmes associés à la gauche façonnent progressivement le débat public. La période post-68 lui est particulièrement favorable, jusqu’à la déception des années Mitterrand, à la conversion des socialistes aux recettes néolibérales et à l’effondrement de l’URSS.

La perte des repères traditionnels donnant une substance à la gauche ouvre un boulevard à ses adversaires pour lui donner une nouvelle signification négative. Une droite « décomplexée » peut alors être promue durant les années 2000, ses figures de proue comme Nicolas Sarkozy se présentant en pourfendeurs d’une intelligentsia gauchiste et dépassée face au bon sens populaire. Le déclin électoral dans le monde du travail s’accompagne d’une réduction des horizons, d’un défaut de projet collectif capable d’incarner une alternative solide.

Un paradoxe toutefois demeure : malgré l’extrême fragmentation des courants et organisations de la gauche française, malgré son affaiblissement sur presque tous les plans, les demandes traversant la société brossent un autre tableau. Les articles prophétisant une disparition de la gauche s’arrêtent souvent à son expression électorale. Pourtant, les demandes touchant à la justice sociale, à la préservation de l’environnement ou à l’encadrement de l’économie restent très majoritaires. Elles tendent même à progresser dans les classes populaires. Comment expliquer alors que les Français soutiennent massivement des politiques marquées à gauche tout en plébiscitant électoralement des figures de droite ? Ce décalage invite à réfléchir avec d’autres grilles d’analyse, permettant de dépasser les limites propres à l’axe droite-gauche.

Critique marxiste de la gauche bourgeoise

La pensée marxiste est souvent considérée comme un fondement historique de la gauche. Apparaissant dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, cette doctrine aux multiples branches progresse avec le développement du mouvement ouvrier et fournit les clés d’une compréhension globale du monde, à travers l’antagonisme fondamental qui le traverse : force de travail contre puissance du capital, prolétaire contre bourgeois. Le marxisme ne peut pourtant pas être réduit à une simple courant économique remettant en cause l’inégale possession des richesses. Il met en effet à disposition une grammaire philosophique, économique et culturelle, capable de décrire les rapports de force d’une société donnée et de promouvoir leur renversement. Il se construit dans, avec, et parfois contre la gauche électorale. Cette dernière dynamique se retrouve à travers l’Histoire de l’écrasement des grèves ouvrières et des révoltes viticoles par Georges Clémenceau au début du vingtième siècle jusqu’aux politiques répressives du socialiste Manuel Valls. Une certaine gauche de gouvernement – radicale, socialiste ou social-démocrate – s’est démarquée par sa férocité vis-à-vis des révoltes populaires. Cette « gauche du capital » a construit sa légitimité sur sa capacité à pacifier les relations sociales et à encadrer toute contestation.

En parallèle se développe un mouvement ouvrier entretenant des rapports complexes avec la gauche française. Le poids du syndicalisme-révolutionnaire jusqu’à la Première guerre mondiale, influencé par un socialisme français nourri des idées de Proudhon, de Sorel ou de Blanqui, converge à certains moments clés avec une bourgeoisie libérale défendant l’héritage des Lumières. C’est notamment le cas lors de l’affaire Dreyfus, séquence durant laquelle les camps politiques se redessinent. Mais le développement des luttes de classe au cours des décennies suivantes creuse un fossé entre les partisans d’une révolution prolétarienne et les forces politiques défendant des réformes modérées dans un cadre institutionnel. Les partis socialistes et ouvriers français émergeant dans la première moitié du vingtième siècle tentent de concilier ces deux tendances, au prix de la représentation d’intérêts de classe parfois opposés. Malgré l’épreuve de la Grande guerre, la diffusion du marxisme et la révolution d’Octobre 1917 semblent un instant tracer une voie intermédiaire synthétisant les aspirations révolutionnaires et l’action parlementaire. La jonction opérée lors des grèves de juin 36, l’expérience du Front populaire et de l’unité à la base, constituent autant de mythes fondateurs d’une jonction des forces de gauche incarnant les demandes du prolétariat et de ses alliés.

« Le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. »

Mais les évènements de Mai 68 bouleversent les acteurs traditionnels et la lente décomposition du communisme français ainsi que du socialisme converti aux recettes néolibérales durant les années 80 rappellent les tensions toujours vives entre les demandes des classes populaires et les forces politiques qui prétendent les représenter. En cela, le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. En proposant une grille d’analyse et de transformation de la réalité sociale, les différents courants du marxisme s’opposent à l’idéalisme sans concret comme aux politiques libérales tentant de pacifier la lutte des classes. Qu’elle soit de gauche ou de droite, la bourgeoisie comme classe bénéficie aujourd’hui d’une hégémonie totale sur le politique et ne peut donc être un agent de transformation d’un système dont elle est la principale bénéficiaire. Pour autant, la gauche historique n’a jamais été homogène en termes sociologiques : de ses penseurs à ses militants en passant par ses représentants, elle a constitué une alliance plus ou moins fragile d’intérêts divers réunis par un même horizon politique, autour de références communes.

Populisme et dépassement du clivage gauche-droite

Les défaites que connaissent les gauches française et européenne à partir des années 80 nourrissent un autre courant théorique se proposant de dépasser l’analyse marxiste tout en faisant pièce à la montée d’une extrême droite électorale. Il s’agit des partisans du populisme de gauche, stratégie théorisée notamment par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, puis mise en pratique par divers parties émergents à partir de la crise de 2008. Le terme « de gauche » est ici paradoxal puisque le populisme (qui n’est ni une idéologie, ni un programme) se propose justement de dépasser le clivage gauche-droite au profit d’une nouvelle opposition entre le peuple et des élites. Pour ce courant, il s’agit alors d’investir le populisme d’un contenu progressiste, articulant des demandes sociales diverses portées par un sujet politique : le peuple, construit de manière inclusive et positive, comme signifiant discursif plutôt que comme pure émanation d’une réalité matérielle.

Les thèmes et symboles traditionnellement associés à la gauche sont rejetés au profit de références pouvant agréger plus largement les classes populaires : drapeau national, logos neutres ou encore figures charismatiques. Si cette stratégie n’est pas pour autant exempte de limites structurelles, elle propose un bilan critique de l’échec des expériences passées. Le fossé existant aujourd’hui entre des demandes majoritaires de justice sociale et des acteurs de gauche fragmentés et décrédibilisés oblige à repenser les termes de l’équation. Certaines forces de gauche ont pu incarner les espoirs des classes populaires pour accéder au pouvoir. Les ayant souvent déçus malgré d’incontestables succès, ces mêmes forces existent aujourd’hui avant tout pour se reproduire, comme vestiges d’un passé trop lourd à porter. Ces institutions et ce qu’elles charrient constituent alors un frein à une recomposition d’un camp populaire capable de faire pièce à l’hégémonie des classes dominantes dans tous les domaines de la vie.

1 Au sujet de cette définition paradoxale du projet néolibéral, voir : Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.
2 L’étude critique transversale qui continue à faire autorité en la matière est le travail collectif dirigé par Becker et Candar : Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, 2 tomes, Paris, La Découverte, 2004 ; édition poche, 2005. On peut également citer le récent ouvrage : Michel WINOCK (dir.), Les Figures de proue de la gauche depuis 1789, Paris, Perrin, 2019. 
3 Sur cette puissance de l’idée d’égalité comme force émancipatrice, on renvoie à Jacques Rancière, La méthode de l’égalité. Entretiens avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012.
4 Voir, pour une synthèse rapide, Michel Winock, La Gauche en France, Paris, Perrin, 2006.
5 Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, tome 1, Paris, La Découverte, 2005, pp. 342-361.
6 Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, 2000 (1978).
7 Norberto Bobbio, Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Seuil, 1996.

« Clemenceau peut apparaître comme une figure unificatrice des Français » – Entretien avec Patrick Weil

Patrick Weil couv entretien Clemenceau
Patrick Weil © Ugo Padovani pour LVSL

En septembre 1865, Georges Clemenceau se rend pour quatre ans aux États-Unis et y devient correspondant pour le journal parisien Le Temps. Ses chroniques, qui portent sur des années charnières de l’histoire des États-Unis, constituent ainsi un témoignage éclairant sur la période qui suit l’assassinat du président Abraham Lincoln et que Clemenceau qualifie de « deuxième révolution américaine ». Les articles de ce jeune médecin de vingt-quatre ans avaient déjà été traduits et publiés en anglais, mais jamais en France ; c’est désormais chose faite grâce à cet ouvrage intitulé Lettres d’Amérique, présenté par Patrick Weil et Thomas Macé, avec une préface de Bruce Ackerman. Dans cet entretien, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor au sein de la Yale Law School, nous présente un Clemenceau méconnu, dont les convictions radicales s’affirment encore davantage au contact de la démocratie américaine, pays avec lequel il entretiendra des relations jusqu’à la fin de sa vie. Mais surtout, il nous montre l’actualité brûlante de ces écrits, qui font aussi bien écho au mouvement Black Lives Matter qu’à la campagne présidentielle américaine opposant Donald Trump à Joe Biden. Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Léo Rosell.


LVSL Le séjour de Clemenceau aux États-Unis est souvent méconnu, et semble pourtant jouer un rôle important dans la formation politique de celui qui deviendra plus tard le « Tigre », ou le « Père la Victoire ». Quelles sont, alors qu’il n’a que vingt-quatre ans et qu’il tient déjà de son père une sensibilité républicaine certaine, les motivations de ce jeune médecin de Province, à quitter la France du Second Empire pour les États-Unis ? 

Patrick Weil Ce ne sont toujours que des hypothèses, je n’ai pas fait de découverte originale sur ce point, mais Clemenceau a eu une peine d’amour et il a sans doute eu envie de changer d’air. Et puis, ce qui est plus décisif peut-être, il y a le contexte politique.

C’est en effet un républicain persécuté sous le régime de l’Empire, son père a été emprisonné, et ce voyage intervient après l’assassinat de Lincoln. Clemenceau s’est joint aux manifestations des étudiants parisiens, solidaires des républicains américains anti-esclavagistes ; influencé aussi par Tocqueville, il voulait aller respirer l’air de la démocratie en action.

Déjà, sur le bateau, il recueille les impressions d’Américains qui rentrent aux États-Unis, et l’article qu’il écrit en arrivant, pour lequel il n’est d’ailleurs pas payé, est publié trois semaines après. De fait, il a déjà cette fibre de journaliste. Il a envie d’écrire, même s’il ne sait pas vraiment pourquoi. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsqu’il est battu aux élections, Clemenceau crée un journal. Il écrira toute sa vie des articles sur l’actualité ; il a quelque chose d’un journaliste dans l’âme.

Arrivé aux États-Unis, il séjourne à New-York puis fait des allers-retours à Washington où il découvre une vraie assemblée parlementaire, où les débats sont libres, où il va se former. Quand on est un jeune Français républicain, à l’époque, où peut-on observer une démocratie ? Soit en Angleterre, une monarchie avec des débats libres à la Chambre des Communes, soit aux États-Unis, une jeune république.

Clemenceau jeune Nadar
Clemenceau jeune, Atelier Nadar ©Gallica

LVSL Dans votre présentation de ces cent articles d’analyse de la vie politique et de la société américaine, vous insistez sur un parallèle intéressant avec les écrits d’un autre analyste du système politique américain, Tocqueville, qui précède Clemenceau de quelques décennies seulement. Dans quelle mesure les observations et réflexions proposées par Clemenceau viennent-elles contredire celles de son prédécesseur ? L’actualité mouvementée de la vie politique américaine  la guerre civile s’est terminée quelques mois plus tôt, Lincoln est assassiné peu après, et la procédure de destitution de Johnson aura lieu pendant ce séjour  suffit-elle à expliquer la différence de perception que ces deux observateurs français ont du système américain ?

P.W.  Si l’on se réfère à la préface de Bruce Ackerman, Tocqueville arrive dans une période relativement calme, chose plutôt remarquable puisque pendant vingt ans après l’adoption de la Constitution, il y aura des affrontements et quasiment une guerre civile au moment des élections américaines.

Ackerman justifie ainsi le titre qu’il donne à sa préface, « Clemenceau contre Tocqueville» : Clemenceau met en valeur la dimension d’affrontement national qui peut exister aux États-Unis sur les grandes questions politiques et sur les mobilisations de l’ensemble du corps politique à l’occasion des élections qu’il décrit comme un « carnaval de deux mois » où tout est permis.

Il y a donc cette dimension-là que Tocqueville n’a pas mise en valeur et qui ressort clairement dans les lettres de Clemenceau ; de ce fait, elles illustrent mieux ce qui se passe aujourd’hui, puisque surgissent à nouveau la question raciale, l’égalité vis-à-vis des droits de l’homme, ou les discriminations. En fait, les cent lettres de Clemenceau sont toujours d’actualité et éclairent parfaitement l’Amérique aujourd’hui.

LVSL Clemenceau apparaît ainsi comme un observateur attentif de la période nommée « Reconstruction » aux États-Unis, au cours de laquelle s’opère une « seconde révolution américaine », pour reprendre une expression qu’il forge et qui sera par la suite appelée à une grande postérité dans l’historiographie américaine. Selon lui, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et l’intégration des Noirs dans le corps civique constituent en effet, à défaut d’un changement de régime, une transformation politique radicale. Quelles en sont les conséquences socio-politiques, et pourquoi cet aspect occupe-t-il une place si importante dans ses réflexions sur la société américaine ? Surtout, comment cette question structure-t-elle la vie politique américaine, marquée par l’opposition entre républicains et démocrates ?

P.W.  Ce n’est pas toujours facile à comprendre pour un Français. Le Nord a gagné, et pour ce faire, ils ont déclaré libres les esclaves, ce qui n’était pas prévu au départ. De fait, la constitution fédérale donne beaucoup de pouvoirs aux États.

Le premier projet de Lincoln n’était absolument pas un projet radical, il consistait à réintégrer les États du Sud avec leurs élites. Mais progressivement, – cela montre le caractère buté des élites du Sud comme le président Johnson et d’autres –, les modérés républicains vont se rallier aux radicaux pour imposer une reconstruction, du moins d’un point de vue juridique. Il s’agit de forcer les États du Sud à intégrer dans leurs droits le treizième et quatorzième amendements, qui déclarent l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits à la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis. Ils en font une condition de la réintégration, ce qui n’est pas forcément ce que Lincoln voulait au départ.

Le jeu juridico-institutionnel est donc extrêmement intéressant dans cette période, et c’est ce que décrit Clemenceau ; imaginez ce que ça représente pour un Français qui lit ça, c’est extraordinaire. Ce sont des articles extrêmement bien écrits qui analysent à la fois les mouvements d’opinion et les dynamiques politiques – celles des élections partielles et celles des élections d’États –, ainsi que leur impact sur les élections nationales.

C’est presque de la sociologie politique : Clemenceau étudie le rôle de la presse et la façon dont celle-ci rapporte des faits. Par exemple, il constate que la presse rapporte des incidents en présentant toujours les Noirs comme les agresseurs alors que ce sont souvent les seuls morts. Il propose ainsi une analyse très fine des mouvements socio-politiques au sein de la société américaine. Il ne se trompe pas quand il écrit ses articles, notamment lorsqu’il estime que « les républicains vont reprendre ce mouvement-là », ce qui contribue à leur victoire aux élections de 1868.

Patrick Weil
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL Pour autant, cette seconde révolution semble inachevée. Pour paraphraser WEB Du Bois : « Les esclaves sont devenus libres, se sont tenus un bref instant face au soleil, puis sont revenus à l’esclavage ». Clemenceau quitte les États-Unis huit ans avant les premières lois Jim Crow qui instituent la ségrégation, mais on sent déjà sous sa plume qu’il est relativement pessimiste quant à la possibilité d’une issue positive à la « question raciale » à court terme. En tout cas, le 29 novembre 1867, il écrit : « Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que les nègres obtiendront tôt ou tard l’indépendance politique, comme ils ont obtenu l’indépendance civile, que la question noire subsistera tant qu’elle n’aura pas été réglée dans le sens de la justice. » Aujourd’hui, si les Noirs ont le droit de vote aux États-Unis …

P.W. Ils n’ont pas vraiment le droit de vote, on essaie même sans arrêt de le leur enlever. C’est quand même une caractéristique des États-Unis : il y a un parti officiel qui essaie de réduire leur droit de vote. Cela semblerait inimaginable en France qu’un parti ait comme programme d’empêcher les électeurs de voter.

LVSL – Même après la présidence Obama, ô combien symbolique sur cet aspect, comment expliquer que les inégalités raciales persistent de façon aussi criante dans ce pays, comme l’ont à nouveau rappelé les mobilisations récentes sous le slogan de « Black Lives Matter » ?

P.W.  En réalité, les Noirs ont été empêchés de voter pendant des décennies. Il y a eu d’abord des lois sur les ressources, mais le droit de vote a été ré-imposé dans les années soixante avec la loi intitulée « Voting Rights Act », qui a été précédée par la loi « Civil Rights Act » qu’a fait passer Lyndon Johnson, ce président qu’en France, on regarde avec horreur parce qu’il a accentué l’intervention au Vietnam, mais qui a en un sens été le second Roosevelt du XXème siècle au niveau des réformes sociales, pour l’égalité.

Ensuite, il reste quand même des inégalités structurelles fondamentales. Saviez-vous par exemple que dans quarante-quatre États sur cinquante, la valeur du budget affecté aux écoles publiques dépend de la valeur de la taxe sur les propriétés alentour ? En d’autres termes, plus vous êtes dans un quartier pauvre, moins l’école du quartier reçoit d’argent. Cela crée une inégalité structurelle qui n’est compensée que très légèrement par « l’Affirmative Action » [la politique de discrimination positive, NDLR] à la fin du processus, ce qui est bien sûr totalement insuffisant pour assurer le droit à l’instruction dont Clemenceau considère qu’il est fondamental pour assurer la liberté des Noirs.

Il y a également des inégalités fondamentales liées aux mécanismes de ségrégation de logement. À New-York, un système qu’on appelle les co-ops rend possible de sélectionner ses voisins et ainsi d’empêcher que des personnes de certaines couleurs ou de certaines religions vivent dans votre immeuble.

J’ajouterais une dernière chose : le second amendement consacre le droit de porter des armes, il s’agit d’un droit qui date d’une période où la population blanche avait peur des Indiens mais aussi des Noirs libres, des Noirs qui s’étaient échappés de leurs fers, ce qui constitue là encore un héritage institutionnel très puissant.

LVSL  Justement, alors que Clemenceau fustige une « guerre de races » qui sévit encore dans les États du Sud, quelle place tient son séjour aux États-Unis dans son opposition au colonialisme et à la hiérarchie des « races » d’une part, dans son engagement dans l’Affaire Dreyfus de l’autre ? Et considère-t-il que la France est aussi, à l’époque, le théâtre d’une « guerre des races » semblable à celle qui sévit outre-Atlantique ?

P.W.  Il fait plusieurs visites dans le Sud qui le traumatisent et qui vont déterminer à jamais sa position sur l’égalité devant la loi et le rejet de la colonisation. Dans l’introduction, je décris cette position qu’il gardera jusqu’à la fin. Au moment des négociations du traité de Versailles, il propose l’abolition de l’Empire : de ce fait, Clemenceau peut apparaître aujourd’hui comme une figure unificatrice des Français, précisément parce qu’il n’a jamais varié sur ce point.

Je dirais que le rôle qu’il a joué dans la défense de l’égalité et des libertés fondamentales, comme maire du XVIIIème, dans la Commune, comme partisan de l’amnistie pour les communards, comme défenseur de Dreyfus, comme partisan d’une laïcité respectueuse de la liberté de conscience, comme partisan aussi d’une liberté d’opinion et de la presse absolue, comme opposant au délit d’offense au Président de la République institué en 1881 – et qui ne sera finalement aboli que sous Hollande –, plaide en sa faveur.

Il se forge ainsi, sans que cela se sache parmi ses collègues, une identité et des valeurs républicaines qu’il va diffuser auprès du groupe de parlementaires qui les institueront dans de grandes lois. De fait, alors que chacun reconnaît les influences réciproques rapprochant la Révolution française de la Révolution américaine, on peut se demander pourquoi il n’y en a aucune entre deux pays en reconstruction républicaine, les États-Unis après une guerre civile et la France après la chute de l’Empire. De ce point de vue, Clemenceau permet de résoudre cette énigme, en faisant la liaison.

L’un des bâtisseur de la République, il en est l’incarnation, et il conserve ses valeurs même quand il change de camp dans l’hémisphère des assemblées, c’est-à-dire lorsqu’il passe de l’extrême-gauche à la droite. Il reste profondément anti-colonialiste et défend toute sa vie ses combats pour Dreyfus, contre le racisme ou pour la liberté de la presse. En ce sens, il montre que les valeurs républicaines ne varient pas selon qu’on soit de gauche ou de droite, et qu’elles ne sont pas liées exclusivement à une conception socialiste de la République par rapport à une conception conservatrice.

Patrick Weil enthousiaste
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Justement, Clemenceau a mauvaise presse à gauche. On retient souvent sa passe d’arme avec Jaurès en 1906, au cours de laquelle il l’accuse de professer une « doctrine de l’individualisme absolu », puis « une doctrine du fatalisme » en s’opposant à des réformes ouvrières ambitieuses. Dans ces Lettres d’Amérique, on est frappé par le peu de considération qu’accorde Clemenceau à la question sociale aux États-Unis, qu’il aborde surtout par le biais des relations entre Blancs et Noirs. Pourtant, il dit aspirer à une « République totale ». Pour Clemenceau, la République peut-elle être totale sans reconnaître des droits sociaux à l’ensemble des concitoyens ? La question sociale et la question ouvrière sont-elles les tâches aveugles de Clemenceau ?

P.W. Il est très clair là-dessus, d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie, il estime par exemple qu’il y a trop de fonctionnaires, que ce système n’est pas suffisamment efficace. Pour autant, il soutient le droit à l’instruction, sujet très important aux États-Unis où ce droit n’est pas reconnu.

Il croit effectivement que l’instruction est décisive dans la libération de l’individu, de sa créativité et de son potentiel, et que cette libération passe nécessairement par la reconnaissance et la garantie de ce droit. Il dit de Jaurès que ce dernier n’aime pas les êtres humains mais seulement les « êtres humains en masse », les « foules ».

LVSL Il déclare aussi que l’on reconnaît un discours de Jaurès au fait que « tous ses verbes sont conjugués au futur » …

P.W.  Oui, il n’aime vraiment pas Jaurès. Pour répondre à la question sociale, à ce moment-là en France, Clemenceau rencontre Auguste Blanqui et se pose avant tout la question des institutions qui permettraient de penser la République sociale tout en respectant le caractère individualiste de la personne humaine, ce qu’on pourrait appeler la « République totale ».

Ainsi, il essaye de penser une République qui garantirait à tous les même droits et les mêmes possibilités de développement, avec le droit de nourrir différentes visions de la République. C’est ça, selon lui, la République totale. Ce n’est en rien synonyme de République totalitaire !

LVSL  On constate à la lecture de ses articles que Clemenceau est un observateur attentif des relations entre les États-Unis et le reste du continent américain. Il mentionne notamment les velléités expansionnistes d’une partie de la classe politique américaine, à l’égard de la République dominicaine, qui préfigurent le tournant « expansionniste » de 1898. Ces observations semblent l’avoir orienté vers un certain réalisme dans sa conception des relations internationales. Il écrit notamment, dans son dernier article : « Il semble que le continent américain soit le champ clos où doivent se heurter toutes les races humaines, dans la suprême bataille de cette fatale lutte pour l’existence qui est la condition même de la vie. En vain chaque race réclame sa part de champ et de soleil. Le droit théorique n’y fait rien ; et cette part est à qui peut la prendre. Il faut ou disparaître, ou la conquérir par la puissance du muscle et du cerveau »…

P.W.  Il y a une inspiration darwiniste qui est manifeste dans sa pensée. Il est très impressionné par Darwin, mais cela ne l’empêche pas de rester attaché au droit. C’est un homme de contradictions mais, plus important, qui les assume.

Je trouve très agréable sa liberté de ton dans ses articles, on a l’impression qu’ils ne sont pas censurés, et s’il ne dit pas exactement la même chose à quelques semaines d’intervalle, il reste toujours fidèle à l’égalité devant la loi.

LVSL Dans quelle mesure son analyse de la géopolitique américaine peut-elle expliquer le réalisme géopolitique dont il fera preuve lors de sa carrière politique ultérieure, et notamment à l’issue de la Première Guerre mondiale, qui fait apparaître selon lui la priorité de la lutte contre l’impérialisme et la question allemande, pour garantir la « paix permanente » à laquelle il dit aspirer ?

P.W.  Il était très réaliste, c’est d’ailleurs pourquoi il s’est opposé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’idée de diviser l’Allemagne et de créer un État allemand tampon.

En effet, l’Allemagne restait la principale puissance de l’Europe, il avait tout de même fallu une coalition de nombreux États pour la vaincre, et Clemenceau pensait qu’il fallait conserver cet instrument de sécurité que constituait le traité de garantie de 1919, et qui n’est finalement pas rentré en vigueur du fait de la non-ratification par les États-Unis de l’ensemble de ses dispositions.

Il avait donc une conception des relations internationales empreinte d’un certain réalisme, mais qui ne l’empêchait pas de penser qu’un dialogue était encore possible avec l’Allemagne et même d’aspirer à la possibilité de vivre en paix à côté de l’Allemagne. Il disait à ce propos : « Il faudra cinquante ans d’imprégnation des droits de l’homme pour que les Allemands puissent sortir de cet arrêt démocratique, il faudra la mort de la génération qui a fait la guerre. »

Patrick Weil portrait
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Votre avant-propos suggère l’existence d’importants liens transatlantiques entre républicains français et américains, dont Clemenceau est la manifestation la plus évidente. Dans quelle mesure la sympathie politique que Clemenceau éprouve à l’égard du système américain explique-t-elle son attachement à une alliance transatlantique (une idée qu’il défendra durant de nombreuses décennies) ? 

P.W. Je pense que vous allez être sensibles à cette idée : il croyait en un espace public transatlantique. Il ne se sent pas proche de l’État américain, il se sent proche des radicaux républicains. Tout bon Français qu’il soit, il partage les mêmes valeurs que certains d’entre eux, tel Thaddeus Stevens, dont il se sent le frère – ou le petit-frère, ou du moins le disciple –, celui-ci ayant été le chef des radicaux républicains qui s’est battu jusqu’à sa mort pour faire triompher l’abolition de l’esclavage.

Il symbolise à l’époque ce qui peut-être renaît aujourd’hui autour de débats transatlantiques très vifs, par exemple le Green New Deal, notamment porté par Alexandria Ocasio-Cortez, c’est-à-dire l’idée d’une possibilité de mobilisation et d’identité collective transatlantique sur des projets internationaux. Clemenceau représente ainsi un espace public commun aux démocraties, propice au partage et à la diffusion d’idées. Quand il débarque, à New York, en 1922, contre la volonté du gouvernement français qui ne veut pas qu’il s’y rende, il rassemble les foules, et apparaît comme le seul homme politique français qui peut regrouper autant d’Américains sans intermédiaire depuis Lafayette.

« Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique ”The Tiger”. »

En 1919, le sénateur Cabot Lodge, leader de la majorité républicaine au Sénat, remarque que dans les cinémas américains, au moment des actualités, les apparitions de Wilson et de Lloyd George sont accueillies par des applaudissements polis, tandis que celles de Clemenceau « provoquaient une explosion d’enthousiasme ».

Pourquoi ? Parce qu’au printemps 1918, quand les soldats américains sont arrivés au front après que l’Amérique s’est engagée dans la guerre en avril 1917, Clemenceau était Président du Conseil depuis novembre 1917 et dès les premières semaines, on l’avait vu au front, où il passait le tiers de ses semaines avec les soldats. Les actualités avaient filmé ce vieil homme qui prenait tous les risques, chose qu’adorent les Américains. Pendant ce temps-là, leur propre Président ne va même pas voir les soldats américains à peine de retour, alors que la paix est signée. Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique « The Tiger ». Voilà la preuve que l’on pouvait aimer un vieil homme politique à l’époque, comme on peut aujourd’hui élire Biden. L’âge n’est pas rédhibitoire.

On en retient que Clemenceau pratique activement l’espace public et politique commun entre les deux rives de l’Atlantique. Par ailleurs, il parle un anglais parfait. En ce sens, cet espace politique commun n’est pas véritablement un espace politique de débats d’États, d’alliances géopolitiques. Clemenceau croit en l’alliance atlantique parce qu’il croit avant tout en l’alliance des peuples. Il croit aussi en la convergence des valeurs qui sont celles du radicalisme, qui s’inscrivent dans l’histoire de la gauche.

Georges Clemenceau
Georges Clemenceau en 1929, ©Creative Commons

LVSL – Au commencement de la IIIème République, Clemenceau se démarque par sa défense d’une liberté absolue d’opinion et d’expression, et d’un système davantage démocratique, qui passerait notamment par l’institution d’un mandat impératif. À la lecture des lettres de Clemenceau, on constate qu’il admirait la vitalité démocratique qu’il observait (ou croyait observer) aux États-Unis, où même « l’homme le plus indifférent (…) est véritablement détenteur d’une portion de l’autorité souveraine ». Dans quelle mesure peut-on penser que son séjour aux États-Unis a constitué une source d’inspiration dans sa défense d’une République plus démocratique pour la France ? Sa conception de la république évolue-t-elle d’ailleurs, entre son arrivée et son départ des États-Unis ?

P.W. Il apprend surtout là-bas l’art de la joute parlementaire. Stevens l’inspire ; il décrit son art oratoire en insistant sur le fait qu’il ne parlait que quand il avait quelque chose à dire. Après un discours de Clemenceau, les ministres incriminés démissionnaient, c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelait le Tigre : il les mangeait !

Pourtant, personne ne se disait qu’il avait appris cet art oratoire auprès de Thaddeus Stevens, c’était un peu sa formation secrète, étant donné que ses articles n’étaient pas signés de son nom et qu’il n’était pas connu. Néanmoins, il avait lui-même ce talent d’écriture précoce, dans sa plume, il y a de la verve, de la prestance, de l’humour.

Mais l’art oratoire n’est bien sûr pas la seule chose qu’il rapporte des États-Unis. Il s’y forme aussi aux libertés d’expression, d’opinion et de la presse, qu’il pratiquera à outrance jusque pendant les trois premières années de la guerre, et qui lui permettent justement de mettre en pratique cet art oratoire si particulier.

LVSL À l’approche des élections américaines, les passages que Clemenceau consacre à celles qu’il commente en 1868 attirent nécessairement notre attention. Il y décrit de façon amusée, comme vous l’avez dit, un « carnaval », reposant aussi bien sur des attaques personnelles entre les candidats, que sur les manifestations d’enthousiasme démesuré dont font preuve leurs partisans, lors des meetings notamment. Finalement, n’assistait-il pas déjà aux prémices de la « politique spectacle » ? 

P.W.  Ce qui est le plus intéressant, je pense, dans ce qu’il décrit, c’est que finalement, la violence et les attaques personnelles sont tout à fait permises à l’époque dans le contexte d’une campagne présidentielle. Dans son article du 23 septembre 1867, il décrit notamment les élections comme un « carnaval américain [qui] revient tous les quatre ans » ou comme un « dévergondage général des esprits ».

« Ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation. »

Plus loin, il précise : « Ce n’est pas que chacun ne prenne la chose au sérieux. On y attache au contraire un si grand intérêt que la fête se termine bien rarement sans émeutes et sans des batailles. Mais le jeu consiste précisément à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. Il faut avouer d’ailleurs que l’occasion est tentante. » De son point de vue, les manifestations partisanes, si elles peuvent paraître grotesques, n’en révèlent pas moins l’importance que les Américains accordent à ces élections.

Couv Lettres d'Amérique Clemenceau
Georges Clemenceau, Lettres d’Amérique, présentées par Patrick Weil et Thomas Macé, préface de Bruce Ackerman, Passés composés, 2020.

Par rapport à cette question de la politique spectacle, il est vrai que l’on entend souvent un refrain qui voudrait que « tout s’est dégradé ». Pour ce qui est en tout cas de l’exemple américain, on découvre à la lecture de Clemenceau que c’était déjà comme ça à l’époque, mais ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation.  Clemenceau parle d’un « moment », après lequel la vie reprend son cours. Mais aujourd’hui le carnaval est immuable, il ne s’arrête jamais.

De Jaurès à Sanofi, la solution coopérative

Construction d’une grange par la communauté Amish aux Etats-Unis. @randyfath

À la suite de la crise du Covid, les appels à changer l’organisation générale de notre économie arrivent de toutes parts. Ces appels se divisent en deux catégories : soit ils préconisent le retour d’un État fort, soit ils se contentent de mesures cosmétiques sans s’attaquer à la racine du problème de l’entreprise, qui n’est autre que la recherche du profit à tout prix. Pourtant, tout attendre de l’État n’est pas la seule alternative possible. Comme le fit Jean Jaurès en son temps, on peut s’appuyer sur les coopératives pour instaurer une rupture majeure : la démocratie plutôt que le profit.


Nous faisons face à une triple crise. Une crise sociale, dont on se demande comment sortir : les inégalités sont exacerbées, les salariés précarisés, les entreprises délocalisées. Une crise sanitaire, dont l’idée d’une deuxième vague nous fait frémir : les médicaments sont importés, les soignants exténués, les hôpitaux délabrés. Une crise environnementale, dont les premiers effets se font déjà sentir : la nature est surexploitée, la biodiversité menacée, le climat déréglé.

Pourquoi ? Car toute action est jugée selon une même finalité : la rentabilité. Tant que cela rapporte davantage ou coûte moins cher, les conséquences sociales et environnementales ne comptent guère. D’où vient cette logique du profit à tout prix ? On en attribue généralement l’origine au « monde de l’entreprise ». Quoi de plus logique puisque les entreprises sont au cœur de nos sociétés ? La majorité des salariés y travaillent, les consommateurs achètent leurs produits et la fonction publique n’en finit pas de copier leurs méthodes.

L’entreprise : un concept économique, divers modèles juridiques

Ici, il est cependant nécessaire de faire une distinction entre l’économie et le droit. En économie, le concept d’entreprise désigne une organisation réalisant une activité économique de production d’un bien ou d’un service. En droit, l’entreprise n’existe pas en tant que telle [1]. Pour exister juridiquement, l’entreprise doit adopter l’un des multiples modèles juridiques reconnus par la loi : association, mutuelle, société civile d’exploitation agricole… pour une propriété privée ; société d’économie mixte, société publique locale, établissement public à caractère industriel et commercial… pour une propriété publique.

Pourtant, quand on pense au monde de l’entreprise, on le réduit généralement à un seul des modèles juridiques existants : la société de capitaux (Sanofi, Total, LVMH… pour les plus connues). En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent des capitaux. Ce sont donc les actionnaires ou associés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe capitaliste « une action = une voix ». Puisque ces actionnaires attendent un retour sur investissement, les dirigeants sont élus d’après leurs capacités à rentabiliser les capitaux investis : l’activité, les salariés, les ressources naturelles ou encore le territoire d’implantation ne sont que des variables d’ajustement au service de la logique du profit. Du point de vue des salariés, la démocratie s’arrête donc aux portes de la société de capitaux. Jean Jaurès le formula d’ailleurs en ces termes : « La Révolution a fait du Français un roi dans la société et l’a laissé serf dans l’entreprise ».

Or, ce modèle juridique étant le modèle d’entreprise le plus répandu, il est le cœur de notre système économique. On comprend donc mieux pourquoi cette logique du profit s’est diffusée jusque dans les moindres recoins de notre société, au détriment de la démocratie. Pour transformer la société en profondeur, il est donc indispensable de remplacer ce cœur par un modèle productif alternatif. Pour identifier cette alternative, un petit détour par la pensée de Jaurès peut justement s’avérer utile. Ce dernier ne se limita pas à une simple critique de la société de capitaux, et défendit abondamment un modèle bien particulier : la coopérative.

La démocratisation par la coopération, pilier de la transformation pour Jaurès

Dès la fin du XIXe siècle, Jaurès s’impliqua dans plusieurs initiatives coopératives : la verrerie ouvrière d’Albi, la Boulangerie socialiste de Paris, la Bourse des coopératives socialistes…[2] A partir de ces expériences, il en déduisit que « le socialisme ne peut, sans danger, ou tout au moins sans dommage, négliger la coopération qui peut ajouter au bien-être immédiat des prolétaires, exercer leurs facultés d’organisation et d’administration et fournir, dans la société capitaliste elle-même, des ébauches de production collective » [3].

Jaurès finit même par reconnaître la coopérative comme étant l’un des piliers de la transformation de la société, au même titre que le syndicat et le parti : « Lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes les trois au maximum » [4]. Dès lors, dans sa vision de la démocratie économique, Jaurès associait les travailleurs, mais aussi d’autres parties prenantes ayant un lien avec l’activité, actionnaires exceptés. La confrontation de ces points de vue divergents ne devait pas se limiter à une simple consultation, mais bien à l’implication de chacun dans la prise de décision.

La nécessaire confrontation de points de vue divergents

Ainsi, lorsqu’il prôna l’intervention directe de l’Etat, comme en 1912 à l’issue d’une nouvelle augmentation du cours du prix des céréales, il précisa : « Bien entendu, il ne faudra pas que ce pouvoir nouveau de l’État s’exerce bureaucratiquement. Des délégués des groupes de producteurs paysans et des consommateurs ouvriers interviendront dans la gestion, à côté des représentants directs de la nation tout entière et des hommes de science les plus qualifiés » [5]. Plutôt que d’imposer par en haut le prix des céréales, avec le risque qu’il soit déconnecté de la réalité, Jaurès concevait la confrontation de ces points de vue divergents dans un intérêt commun : la définition d’un prix juste, suffisamment rémunérateur pour les producteurs et relativement modéré pour les consommateurs, avec expertise scientifique à l’appui.

La confrontation de ces points de vue divergents avait enfin pour but d’éviter la concentration de pouvoirs dans les seules mains des dirigeants politiques. Car Jaurès était bien conscient des dangers inhérents au fait de « donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien » [6]. Or, encore aujourd’hui, on peut suivre Jaurès en s’inspirant du mouvement coopératif contemporain. Et ainsi instaurer de véritables ruptures dans l’organisation générale de la production et faire primer la démocratie sur la logique du profit.

En SCOP, la démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force

Prenons d’abord les 2300 Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) que compte notre pays [7]. La SCOP n’est pas une société de capitaux, mais une société de personnes. En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent leur force de travail. Ce sont donc les salariés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe démocratique « une personne = une voix » [8]. La logique de l’entreprise s’en trouve redéfinie : le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service de l’activité et des emplois [9].

La pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux.

Serait-ce un non-sens économique ? Un modèle non soutenable ? Une fragile utopie ? Au contraire : d’une part, comme toute société commerciale, les SCOP sont soumises à l’impératif de viabilité économique. A l’inverse de nombreuses associations, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. D’autre part, les salariés de SCOP sont amenés à devenir associés de l’entreprise, afin de détenir au minimum 51% du capital. A l’inverse de nombreuses sociétés de capitaux, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers. Surtout, la pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux [10].

Quelle est la source de cette résilience ? « La démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force » nous dit François Ruffin à propos des institutions politiques au temps de la crise du Covid [11]. Or, ce qui est vrai à propos de l’Etat l’est tout autant pour l’entreprise, même si les SCOP sont généralement plus proches de la démocratie représentative que de l’idéal autogestionnaire [12].

Cette démocratie est une force : elle favorise l’efficacité des décisions qui sont prises. En effet, puisque les dirigeants sont élus par les salariés, leurs décisions bénéficient d’une plus grande légitimité [13]. De plus, comme toute personne élue, ils doivent rendre des comptes auprès de leurs électeurs. Du point de vue des salariés, cette transparence facilite les échanges et la compréhension des enjeux associés à chaque décision [14]. Enfin, qui connaît mieux l’outil de travail que les salariés eux-mêmes ? La gouvernance partagée renforce donc la pertinence de décisions prises par rapport aux besoins et atouts de l’entreprise.

La démocratie est une force : elle favorise l’engagement des salariés. Boris Couilleau, dirigeant de Titi-Floris, une SCOP de plus de 1000 salariés spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap, le résume en ces termes « Quand on est locataire d’un logement, on n’en prend pas autant soin que lorsqu’on en est propriétaire. C’est le même mécanisme avec l’entreprise : quand on devient salarié associé d’une coopérative, on fait plus attention à son outil de travail, on s’implique davantage » [15]. Aussi, quand des difficultés économiques se présentent, les coopératrices et coopérateurs sont d’autant plus prêts à faire des efforts, pouvant aller jusqu’à une augmentation ou une baisse du temps de travail, une réduction des rémunérations, une réorganisation de l’activité… puisqu’ils savent que cela servira avant tout à maintenir à flot leur coopérative et leur emploi, et non à remplir les poches d’un actionnaire extérieur [16].

L’un des véhicules adaptés de la SCOP Titi-Floris. © Titi-Floris

La démocratie est une force : elle favorise la prudence en matière de gestion financière. Ainsi, les SCOP affectent en moyenne 45% des bénéfices réalisés à leurs réserves, 43% en participation à leurs salariés, contre seulement 12% en dividendes [17]. Cette répartition équilibrée du résultat est peu banale dans le monde de l’entreprise. Elle permet à ces coopératives de disposer de fonds propres importants, que ce soit pour faire face aux difficultés économiques ou pour investir sur le long terme. A titre de comparaison, Oxfam nous rappelle que les sociétés du CAC 40 affectent en moyenne à peine 27% des bénéfices en réinvestissement, seulement 5% aux salariés, contre 67% aux actionnaires [18].

La SCIC, modèle de démocratie sanitaire ?

La SCOP n’est pas l’unique forme juridique que peut prendre une coopérative. Les 900 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) que compte notre pays sont, comme les SCOP, des sociétés de personnes. En leur sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui participent de diverses manières à l’activité. Ce sont donc les salariés mais aussi des usagers, des bénévoles, des collectivités locales, des organisations du même secteur ou encore des représentants de l’Etat, qui peuvent coopérer au sein d’une gouvernance partagée [19]. La démocratie est toujours une force, puisque la confrontation de ces points de vue divergents, chère à Jaurès, se retrouve bel et bien au service d’un intérêt commun.

On peut prendre comme exemple le centre de santé parisien Richerand, sous forme de SCIC depuis 2018. Issu du syndicalisme des industries électriques et gazières, anciennement EDF-GDF, ce centre était initialement géré par la seule caisse des œuvres sociales des électriciens et gaziers (Ccas) [20]. Le modèle coopératif a alors rendu possible l’implication dans la prise de décisions des salariés (médecins, dentistes, infirmiers, employés…), de groupes hospitaliers partenaires (AP-HP, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Diaconesses Croix Saint-Simon), de professionnels du secteur médico-social (Institut de victimologie, association Parcours d’exil), de la ville de Paris, mais aussi des patients, ce qui constitue l’innovation majeure de ce type de coopérative. En outre, comme pour une grande partie des SCIC existantes, la coopérative Richerand a fait le choix de placer l’intégralité de ses bénéfices en réserve, au profit du projet de santé et de sa pérennité [21].

Ce modèle de démocratie sanitaire devrait-il être reproduit ? C’est en tout cas la volonté qu’a récemment exprimée une grande diversité d’acteurs : à Grenoble, un collectif de salariés, d’usagers et de syndicats souhaitaient reprendre un groupe hospitalier en cours de privatisation en SCIC [22] ; dans les Côtes d’Armor, d’anciens salariés de l’une des dernières usines françaises de masques, fermée fin 2018, viennent de relancer leur activité sous forme de SCIC, avec le soutien de syndicats et de collectivités locales [23] ; dans Le Monde, une tribune prône la constitution d’un réseau de SCIC pour produire en France les principes actifs et médicaments nécessaires à notre souveraineté sanitaire [24] ; dans son dernier manifeste, Attac se demande même « Pourquoi ne pas transformer Air France, Renault et Airbus, et même la SNCF, EDF ou la Poste, en SCIC nationales ? » [25].

De Sanofi à l’hôpital public, une solution pertinente

Que ce soit en SCOP ou en SCIC, la coopération incarne donc une rupture avec la logique de la recherche illimitée du profit pour les actionnaires.

Imaginons alors une généralisation de cette rupture, qui ferait probablement la une des journaux : « A partir de 2021, le géant pharmaceutique Sanofi, comme l’ensemble des entreprises du CAC40, sera soumise à un contrôle démocratique de sa stratégie. Ce contrôle sera réalisé par des représentants de salariés mais aussi d’usagers, de professionnels de la santé, d’associations environnementales, de l’Etat… » Qui sait ce qui pourrait alors être décidé, par exemple à propos de la répartition des milliards de bénéfices que Sanofi réalise chaque année : Augmenter sensiblement la rémunération de ses salariés ? Investir massivement dans la recherche contre le coronavirus ? Dédommager décemment les victimes de la Dépakine [26] ou des rejets toxiques de son site de Mourenx [27] ?

Une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité.

Car jusqu’à maintenant, la réalité fut bien différente : entre 2009 et 2016, 95% des 37 milliards d’euros de profit réalisé par Sanofi ont été versés aux actionnaires [28]. Et même en pleine crise du coronavirus, l’entreprise n’a pas eu trop de scrupules à annoncer qu’elle distribuerait encore plus de dividendes en 2020 qu’en 2019, pour un montant total de près de 4 milliards d’euros [29]. Ou encore qu’elle vendrait son vaccin contre le COVID-19 au pays le plus offrant, alors que 80% de son chiffre d’affaires est issu du remboursement des médicaments par la Sécurité Sociale française et qu’elle bénéficie chaque année de centaines de millions d’euros de subventions publiques, notamment à travers le Crédit d’impôt recherche et le CICE [30].

Par ailleurs, une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité. De l’avis du personnel soignant, cette rupture passerait par un changement du mode de gouvernance actuel : remettre l’humain au cœur de la décision, comme ce fut le cas au plus fort de la crise du COVID-19 [31]. Concrètement, le pouvoir ne doit plus être aux mains des managers et administratifs comme c’est le cas depuis 2009, mais des personnels médicaux, paramédicaux et des usagers.

La coopération : une solution non suffisante mais plus qu’inspirante

Revenons-en au mouvement coopératif. Bien sûr, lui non plus n’est pas parfait et sa seule généralisation ne sera pas suffisante pour résoudre tous les maux de notre société. D’abord, derrière les modèles coopératifs se cachent une large diversité de pratiques et de progrès à réaliser pour nombre de coopératives : accélérer leur virage écologique, approfondir leur démocratie interne, s’éloigner des méthodes de management néolibérales… Ensuite, l’extension des principes coopératifs doit être complétée par d’autres mesures indispensables à la transition écologique : protectionnisme solidaire et écologique, contrôle démocratique du crédit, réduction de la consommation et du temps de travail… Enfin, il ne faut pas négliger les actions spécifiques à mener contre toutes les formes d’oppressions, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine… qui ne se résoudront pas magiquement lorsque les questions économiques et écologiques auront été traitées.

Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de s’inspirer des succès de la coopération pour transformer la société. Et ce, sans se limiter au secteur de la santé, puisque les SCOP et SCIC sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Parmi tant d’autres, on peut citer les services avec le Groupe Up (SCOP), l’alimentation avec Grap (SCIC), la presse avec Alternatives Economiques (SCOP), l’énergie avec Enercoop (SCIC), l’industrie avec Acome (SCOP) ou encore le sport avec le club de foot du SC Bastia (SCIC).

Car sinon, quoi d’autre ?

Car sinon, quoi d’autre ? L’imitation de la cogestion à l’allemande ? Certes, la cogestion vise à instituer la parité dans la prise de décision entre actionnaires et salariés. Mais, à quoi bon impliquer les salariés si la logique du profit continue d’avoir un rôle clé ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de subordonner intégralement cette logique à la pérennité de l’activité et d’intégrer à la gouvernance d’autres parties prenantes.

Le retour à une planification autoritaire et aux nationalisations ? Certes, la planification vise à fixer un cap ambitieux de transformation sociale. Mais, à quoi bon virer les actionnaires si les travailleurs et les citoyens restent soumis à une soi-disant élite éclairée ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de changer la société de manière démocratique et au plus près des besoins, des aspirations et de la créativité de chacun.

Bref, les germes d’une nouvelle société, plus juste, soutenable et démocratique, ne demandent ni à être copiés depuis l’étranger, ni à être ressuscités depuis un modèle dépassé. Les germes coopératifs sont déjà présents et ne demandent qu’à être développés massivement.

[1] FAVEREAU, Olivier et EUVÉ, François. Réformer l’entreprise. Etudes, Août 2018

[2] DRAPERI, Jean-François. La république coopérative: théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Larcier, 2012

[3] JAURES, Jean. Coopération et socialisme. La Dépêche de Toulouse, 24 juillet 1900, cité dans DUVERGER, Timothée. Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste? La République de l’ESS, Juillet 2017 : https://ess.hypotheses.org/391

[4] GAUMONT, Jean. Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur. F.N.C.C, 1959, cité dans DRAPERI (op. cit. 2012)

[5] CHATRIOT, Alain et FONTAINE, Marion. Contre la vie chère. Cahiers Jaurès. Société d’études jaurésiennes, Décembre 2008, Vol. N° 187-188

[6] DUVERGER (op. cit. 2017)

[7] CG SCOP. Chiffres clés 2019 : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-chiffres-cles/

[8] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scop ? : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

[9] CHARMETTANT Hervé, JUBAN Jean-Yves, MAGNE Nathalie et RENOU Yvan. La « sécuflexibilité » : au-delà des tensions entre flexibilité et sécurité de l’emploi, les sociétés coopératives et participatives (Scop)‪. Formation emploi, 2016, vol. 134

[10] Le service des études de la CG SCOP. Bilan chiffré 2019 : une progression régulière. Participer, Le magazine des Sociétés coopératives. Scopedit. Mai 2020

[11] RUFFIN, François. Leur folie, nos vies: la bataille de l’après. Les Liens qui Libèrent, 2020

[12] CHARMETTANT Hervé. Les Scop à « direction forte » : quelle place pour la démocratie ?. Centre de recherche en économie de Grenoble, HAL, 2017

[13] CHARMETTANT et al. (op cit, 2016)

[14] CHARMETTANT (op cit, 2017)

[15] Entretien réalisé par téléphone le 28 février 2019

[16] CHARMETTANT et al (op cit, 2016)

[17] Le service des études de la CG SCOP (op. cit. 2020)

[18] Oxfam France et Le Basic, CAC 40 : des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités. [Rapport], 2018

[19] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scic ? : http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-scic.html

[20] MILESY, Jean-Philippe. La santé pour tous et par tous. Economie sociale, le nouvel élan solidaire. Hors-série Politis, Mars 2019

[21] Le projet de santé de la Coopérative – La Coopérative de Santé Richerand : http://richerand.fr/le-projet-de-sante/

[22] Clinique mutualiste : Éric Piolle appelle à reporter la vente. Place Gre’net : https://www.placegrenet.fr/2020/04/22/crise-sanitaire-eric-piolle-appelle-a-reporter-la-vente-de-la-clinique-mutualiste/291787

[23] Usine de masques dans les Côtes-d’Armor : où en est le projet porté par la Région ?  France 3 Bretagne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/guingamp/usine-masques-cotes-armor-est-projet-porte-region-1845160.html

[24] « Créons un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire les médicaments ». Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/10/creons-un-reseau-de-societes-cooperatives-d-interet-collectif-pour-produire-les-medicaments_6042341_3232.html

[25] ATTAC. Ce qui dépend de nous, manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire. Les Liens qui Libèrent, 24 juin 2020

[26] Dépakine: Sanofi refuse d’indemniser les victimes. L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/depakine-sanofi-refuse-d-indemniser-les-victimes_2057667.html

[27] Sanofi ferme son usine à la pollution record. Politis.fr : http://www.politis.fr/articles/2018/07/sanofi-ferme-son-usine-a-la-pollution-record-39137/

[28] Oxfam (op. cit. 2018)

[29] Sanofi distribuera cette année un dividende un peu supérieur à l’an dernier. Boursorama : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/sanofi-distribuera-cette-annee-un-dividende-un-peu-superieur-a-l-an-dernier-dea6baa9688fc6c117808079430dfa96

[30] Des élus français s’indignent que le vaccin à l’étude de Sanofi serve prioritairement les États-Unis. BFMTV : https://www.bfmtv.com/politique/des-elus-francais-s-indignent-que-le-vaccin-a-l-etude-de-sanofi-serve-prioritairement-les-etats-unis_AV-202005140061.html

[31] NAEBEL, Rachel. Comment transformer l’hôpital en bien commun, géré par les soignants et les usagers, non par les financiers. Basta ! : https://www.bastamag.net/Manif-soignants-hopital-Olivier-Veran-salaire-segur-de-la-sante-fermeture-de-lits

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

Ils ont tué Jaurès… à nous de le faire revivre !

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

Le 31 juillet 1914, un coup de feu, à la terrasse du café du Croissant, retentit dans tout Paris, et bientôt dans tout le pays : Jean Jaurès était assassiné par le nationaliste Raoul Villain. Véritable martyr de la paix, le père du socialisme français unifié, chantre de la République sociale, fut ainsi le premier mort d’un conflit qu’il redoutait tant. Mais derrière cette figure tutélaire devenue par la suite largement consensuelle, se cache une personnalité bien plus complexe que le portrait qu’en a fait l’historiographie durant des décennies.


Madeleine Rebérioux, spécialiste du fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière et de L’Humanité, a notamment pointé du doigt ce paradoxe. « Si l’on s’est mépris sur le personnage, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, la dualité de la tradition politique issue de Jaurès – tradition social-démocrate, tradition communiste – a longtemps transformé en champ clos l’histoire de sa vie et le sens de son message ; d’autre part, son œuvre écrite, immense, mais fragmentaire, reste dispersée, si bien que son action militante est connue plutôt par la légende que par de solides études. Une fin tragique fait peser sur la vie de Jaurès l’incertitude et l’ambiguïté. »

Mais qui était donc Jean Jaurès ?

De Castres à la Chambre des députés, en passant par Normale Sup’ : itinéraire d’un enfant de la République.

Né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859, Jaurès est issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale. Brillant élève, il obtient une bourse pour préparer l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand, et est reçu premier au concours en 1878, avant de passer l’agrégation de philosophie en 1881. Il devient professeur au lycée d’Albi, puis à la faculté des lettres de Toulouse.

En 1885, il entre à la Chambre comme député centre-gauche de Carmaux, ville de verriers et de mineurs. Battu aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à son travail de recherche, rédigeant ses thèses de philosophie.

Cette période aura une importance théorique majeure pour son engagement et l’élaboration de sa pensée. La préparation de sa thèse secondaire, rédigée en latin, sur les origines du socialisme allemand, lui permet d’approfondir les œuvres de Hegel et de Fichte, de lire les socialistes pré­-marxistes, ou encore d’aborder Lassalle et Marx. Par ailleurs, sa thèse principale sur « la réalité du monde sensible », le mène à la conclusion que la politique ne doit être que la médiation de la métaphysique dans le monde.

Du républicanisme au socialisme

D’abord républicain, Jaurès va connaître une conversion progressive aux principes du socialisme. En 1892, il est confronté à un épisode de véritable lutte des classes, qui sera décisif dans sa conversion au socialisme, lorsqu’il défend les mineurs de Carmaux en grève. Ces derniers protestent en effet contre le licenciement de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Ce renvoi est dénoncé par les mineurs comme une atteinte au suffrage universel et aux droits de la classe ouvrière à s’exprimer en politique. Élu député en janvier 1893, Jaurès sera ainsi jusqu’à sa mort, sauf entre 1898 et 1902, le député des mineurs et des paysans de Carmaux.

Ses apports à la philosophie politique ont souvent tenu une place secondaire dans des études qui mettaient volontiers l’accent sur son action politique et ses combats, pour l’unité du socialisme et pour la paix. La pensée politique de Jaurès témoigne pourtant d’une foi très vive, presque messianique, dans la révolution. Dans leur ouvrage Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson insistent sur cette dimension très longtemps oubliée de la pensée de Jaurès.

En effet, dans La question sociale, les injustices du capitalisme et la révolution religieuse, il estime que « Ce qui nous inquiète, surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité que l’humanité a créé enfin par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs et un ordre social qui fait de la guerre entre les hommes, hypocrite ou violente, la condition même de la vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines. » Ainsi, le projet socialiste de Jaurès est essentiellement une « révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle ». « Il sera en même temps une grande révolution religieuse », assène-t-il, pour clore la première partie de son article.

Le combat pour la République sociale

Cette révolution religieuse doit aboutir à la République sociale, garantissant la concorde sociale et l’émancipation humaine. La dimension messianique apparaît à nouveau lorsqu’il affirme que « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. […] Dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. […] C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. »

Bien sûr, Jaurès oppose cet horizon au contexte politique et social dans lequel il évolue. Il pointe particulièrement du doigt le paradoxe qui régit selon lui la république bourgeoise, à savoir le fait qu’« au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme le seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. »

L’unité achevée

Pour Jaurès, réaliser l’unité ne se réduit pas à constituer une force politique nouvelle, mais doit aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat.

Il est en même temps convaincu qu’une telle unité ne peut se faire que dans et par la République, car « sans la République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République est vide ». Ainsi transparaît sa filiation et son admiration pour la Révolution française, dont il se fait l’historien dans l’Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), « histoire marxiste, nationale en même temps que républicaine », selon Madeleine Rebérioux.

Toutefois, la réalisation de cette unité est difficile, avec une gauche française particulièrement morcelée. La constitution de la SFIO s’opère en avril 1905, et confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, malgré les différentes contestations émanant du parti. Il en partage la direction avec Jules Guesde. Cette création avait été précédée, un an plus tôt, par celle du journal L’Humanité, sous-titré « quotidien socialiste ». En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.

Il jouit alors d’une immense popularité que son charisme d’orateur, son courage et son dévouement lui valent auprès des masses populaires.

L’engagement pour la paix

Jaurès n’en demeure pas moins également l’une des figures majeures du pacifisme d’avant-guerre, un martyr pour la paix, dénonçant le fait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il va plus loin, en déclarant qu’il « n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité ».

Son combat pour la paix est d’autant plus cohérent que nul n’a semblé vivre aussi dramatiquement l’approche de la guerre que lui. Jaurès crut pourtant trouver du côté du mouvement ouvrier un appui pour empêcher la catastrophe qu’il voyait venir. De congrès en congrès, il chercha à obtenir de l’Internationale des moyens de prévenir le conflit. Malheureusement, l’opposition de la social-démocratie allemande fit échouer son appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.

« Ce héros mort au-devant des armées » (Anna de Noailles). Ils ont tué Jaurès !

Ce dernier engagement lui coûtera la vie. L’assassinat de Jean Jaurès a lieu le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, au café du Croissant, rue Montmartre, près du siège de L’Humanité. Raoul Villain, étudiant nationaliste proche de l’Action française, est l’auteur de ce crime, revendiquant avoir tué un « ennemi de sa patrie ».

La presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes », comme Léon Daudet ou Charles Maurras, condamnaient depuis des années les déclarations pacifistes de Jaurès et le désignaient comme l’homme à abattre, aussi en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.

Cet assassinat provoqua le ralliement de la gauche française dans sa majorité à l’Union sacrée. Son assassin Raoul Villain fut quant à lui acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze. La veuve de Jaurès fut même condamnée à payer les frais de justice. Ainsi se conclut un jugement dans lequel la justice, si chère à Jaurès, ne pesait pas grand-chose face à l’élan nationaliste qui suivit la victoire française.

De la SFIO au FN : une mémoire disputée

Mais depuis cette mort tragique, qui se réclame encore de Jaurès ? Quel est son héritage ?

Rares sont les villes qui ne comptent pas une rue, une place, une statue ou une école Jean Jaurès. Dès le 1er août 1914, une station de métro Jean Jaurès est créée à Paris … pour remplacer la rue d’Allemagne !

Des films, pièces, poèmes et autres chansons rendent également hommage au socialiste, et notamment la chanson de Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?, dans laquelle le chanteur nous interpellait : « Demandez-vous belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps de souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

Si la mémoire de Jaurès est évidemment portée par la gauche, de son entrée au Panthéon en 1924 sous le Cartel des gauches aux commémorations de son assassinat, chaque année, par L’Humanité et des partis de gauche, cette mémoire a pu devenir de plus en plus consensuelle, Jaurès ayant été cité aussi bien par Nicolas Sarkozy que par le Front national, à titre d’exemple.

Durant la campagne des élections européennes de 2009, Louis Aliot avait même fait diffuser des affiches comportant la mention suivante : « Jaurès aurait voté Front national ». Cette campagne avait bien entendu suscité une vague d’indignation à gauche, la figure de Jaurès étant mobilisée par un parti xénophobe qu’il aurait naturellement combattu, comme l’explique notamment l’historien Vincent Duclert.

On assiste donc à un véritable conflit de mémoire autour de la figure républicaine qu’incarne Jaurès. Cela justifie plus que jamais la nécessité de se réapproprier sa pensée et ses enseignements, pour réaffirmer l’actualité de son discours et le libérer des convoitises issues des mouvements d’extrême-droite, vautours éhontés de sa mémoire.

Mais que peut bien encore nous dire Jaurès, plus d’un siècle après sa mort ? Théoricien de la grève générale, Jaurès aura certainement beaucoup à nous apprendre, à l’aube des manifestations contre les projets de casse du Code du Travail prévus par le gouvernement.

Dans ses Études socialistes, il s’attache à dessiner les contours d’une grève générale efficace, estimant qu’il faut avant tout se concentrer sur « les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique », et rendre la lutte la plus concrète possible, rappelant que « pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! […] ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis. » Ce qui n’empêche pas de chercher dans le même temps à « conquérir légalement la majorité », pour réaliser la République sociale.

Sa confiance dans la République et son admiration de la Révolution lui inspirent par ailleurs un patriotisme sincère, qu’il sait parfaitement articuler à l’internationalisme. Cette conception de la nation, développée dans L’Armée nouvelle, et résumée par la formule « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup y ramène », pourrait inspirer une partie de la gauche en voie de refondation.

Enfin, le dernier combat de Jaurès peut continuer à nous inspirer : maintenir la paix est toujours d’actualité, alors que des tensions entre grandes puissances mondiales s’accentuent. Le gouvernement français, s’il rend hommage à Jean Jaurès, participe d’un accroissement des tensions diplomatiques entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump. Les relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, prises dans des jeux d’alliances, ne sont pas davantage rassurantes. Le combat pour la paix doit ainsi se perpétuer, car comme Jaurès le disait si bien lui-même, « la grande paix humaine est possible. »

Jaurès reste ainsi une grande source d’inspiration, une figure républicaine tutélaire, et une boussole pour des forces progressistes en recomposition, qui se sont trop longtemps éloignées de leurs principes fondamentaux. À nous de faire revivre Jaurès, et avec lui ses idées et sa vision du monde.

 

Pour aller plus loin :

Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

Henri Guillemin, L’arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966.

Madeleine Rebérioux, Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Maspero, 1975.

Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005

Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014.

Éric Vinson, Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Paris, Albin Michel, 2014.

Crédits :

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/79/Jean_jaures.jpg. L’image est tombée dans le domaine public.

Une de L’Humanité, le lendemain de l’assassinat de Jaurès. La © Gallica / BNF – http://gallica.bnf.fr/proxy?method=R&ark=bpt6k253902z.f1&l=3&r=0,48,519,614