Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

“Quand Rome inventait le populisme” – Entretien avec Raphaël Doan

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/96/Gaius_Gracchus_Tribune_of_the_People.jpg
Caius Gracchus s’adressant à la plèbe romaine © Silvestre David Mirys

“Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.” déclarait l’écrivaine Marguerite Yourcenar. L’ouvrage de Raphaël Doan, énarque et agrégé de lettre classique, Quand Rome inventait le populisme (Éditions Cerf), s’inscrit pleinement dans cette perspective en décrivant les divisions socio-politiques et l’émergence d’un courant populiste lors de la fin de la République Romaine. La situation qu’il dépeint présente ainsi de nombreux parallèles avec notre époque contemporaine. Entretien réalisé et retranscrit par Xavier Vest.


LVSL — Vous avez publié, en novembre 2019, Quand Rome Inventait le populisme, où vous dressez un parallèle politique saisissant entre la fin de la République Romaine et notre époque actuelle. En quoi convergent pour vous ces deux époques historiques alors qu’elles présentent pourtant des différences considérables (façon de faire de la politique, importance de la guerre, présence du religieux, place de la violence dans la société, rôle des femmes…) ?

Raphaël Doan — Vous avez rappelé les différences évidentes entre les deux époques. Ce qui m’a frappé dans l’histoire romaine, c’est qu’il y a eu à la fin de la République un mouvement politique que les Romains eux-mêmes qualifiaient avec un terme qui ressemble à ce que nous appelons « populistes ». Les Romains avaient un mot, en latin populares, qui est utilisé dans les discours et les écrits politiques de l’époque de la même manière que le mot « populistes » aujourd’hui. Ils ont connu un phénomène politique qui ressemble au populisme actuel avec des leaders radicaux, extravagants ou vulgaires qui s’attaquent à un système, à ses « élites » et qui se présentent comme les défenseurs du peuple. Mais le plus intéressant chez eux, c’est qu’ils avaient défini un terme pour conceptualiser ce phénomène et que ce terme a la même racine que le nôtre : dans les deux cas, il renvoie au peuple. On peut donc non seulement comparer les phénomènes antiques et actuels, mais aussi l’interprétation qu’en faisaient les Romains et la nôtre.

LVSL — L’influence qu’a exercé la République Romaine sur l’imaginaire des révolutionnaires français à l’image de Robespierre ou Saint-Just est indéniable. Ces derniers lisaient les historiens antiques, comme par exemple Plutarque. Pourtant, au regard de l’organisation économique et politique, la République romaine apparaît comme un régime très inégalitaire avec une mainmise du Sénat aristocrate. Faut-il définir la République romaine comme oligarchique dans son essence ?

R.D. — La république romaine est un régime mixte, et je pense que c’est ce qui a permis la naissance du populisme. Il y a des assemblées du peuple, avec des citoyens qui sont vraiment appelés à voter les lois. Mais le régime a aussi des aspects oligarchiques et assumés comme tels, puisque d’une part, il y a le Sénat, qui est une institution non représentative regroupant l’élite aristocratique de la république romaine et qui a souvent le dernier mot sur les orientations de la politique romaine. D’autre part, même les assemblées populaires qui regroupent tous les citoyens sont en fait inégalitaires, car quand on appartient aux classes des citoyens les plus riches, ce qu’ils appellent les “centuries”, le vote compte plus que pour les citoyens les plus pauvres. Mais le fait qu’il y ait au moins quelques aspects véritablement démocratiques permet l’émergence du populisme. Comme vous avez des assemblées de citoyens ouvertes et que les débats sont libres au forum, des leaders populistes peuvent apparaître et tenir des discours antisystèmes. Je dirais que le populisme ne peut pas émerger s’il n’y a pas une forme minimale de démocratie, aussi limitée qu’elle soit, sinon il y a aucun moyen pour les populistes de s’adresser au peuple et de s’appuyer sur lui pour prendre le pouvoir. Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme. 

« Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme »

LVSL — Dans votre ouvrage vous présentez tout du long, une division entre les populares et les optimates lors de la fin de la République Romaine qui serait le pendant de l’opposition actuelle entre ce que le politologue Jérome Sainte-Marie nomme “bloc populaire” contre “bloc élitaire”. Pouvez-vous revenir sur ce clivage ?

R.D. — Jusqu’aux années -130 av J-C, il y a pas vraiment de camp politique à Rome. Il y avait des regroupements qui se faisaient au cas par cas selon telle ou telle circonstance ou tel ou tel débat, selon qu’on était pour ou contre. Mais à partir des Gracques apparaît cette lignée des populares : ce n’est pas exactement un parti politique avec des financements ou des institutions, mais un courant d’idées politiques dans lequel beaucoup de politiciens romains vont se reconnaitre et auquel ils vont faire référence. En réaction se dégage un camp plutôt conservateur, attaché aux traditions, aux institutions du Sénat et aux valeurs économiques et sociales traditionnelles, comme le droit de propriété des grands propriétaires terriens. Ces gens-là se reconnaissent sous le terme d’optimates, qui veut dire les meilleurs (optimus : le meilleur). Ils se voient eux-mêmes comme ce que j’appelle les élites, c’est ainsi qu’on peut traduire le mot. Optimates ou élites, cela peut avoir une connotation économique et sociale, en renvoyant aux individus situés tout en haut de la société. Mais cela peut aussi avoir une connotation morale. Cicéron dit que les optimates, ce sont simplement « les gens biens », honnêtes et sérieux, attachés à défendre la République, quel que soit leur statut social. D’ailleurs, aujourd’hui non plus, ceux qui défendent les élites n’assument jamais de défendre un groupe social défini  : on oppose plutôt des gens qui seraient « mauvais » ou « séditieux » à ceux qui seraient de bons citoyens, respectueux des valeurs de la République. La fracture décrite par Jérôme Sainte-Marie est particulièrement intéressante dans cette perspective, puisqu’il définit un clivage actuel entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire » ; or, cela recoupe exactement, jusque dans les termes, l’opposition entre optimates et populares à Rome. Ce sont vraiment ces deux blocs-là qu’on retrouve dans l’Antiquité et aujourd’hui.

Raphaël Doan.

LVSL — Dans cette division Populares contre Optimates, ne peut-on pas relever un paradoxe ?Aujourd’hui les tenants de l’ordre actuel comme Emmanuel Macron se présentent comme des réformateurs et voient leurs opposants comme inadaptables et conservateurs. Or c’est tout l’inverse à Rome. Cela ne révélerait-il pas ainsi quelque chose sur nos élites actuelles ?

R.D. — Oui, c’est vrai. Les optimates assument d’être des conservateurs et de vouloir le status quo, sans rien changer. Alors que des hommes politiques comme Emmanuel Macron, qui incarne aujourd’hui une forme d’anti-populisme, se définissent par le mouvement, la réforme, la transformation. Mais si on regarde comment Emmanuel Macron a été élu, comme le rappelle le dernier livre d’Emmanuel Todd, on voit que ses électeurs votent majoritairement en opposition au Rassemblement national : ils veulent conserver, dans l’ensemble, le système économico-politique tel qu’il est, éventuellement en l’aménageant ou en l’approfondissant à la marge. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ils ne veulent pas changer le système, contrairement à ce que peuvent revendiquer les populistes. Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. 

« Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. »

LVSL — De l’élection de Tiberius Grachus comme Tribun de la plèbe en -133 av J.C à la mort de son frère Caius Grachus en -121 av J.C, Rome connait l’épisode des Gracques qui tentent alors de mettre en oeuvre un programme de réformes économiques inédites qui va diviser comme rarement les citoyens libres romains. Comment arrive-t-on à cette situation de lutte sociale 10 ans après la fin des Guerres Puniques, qui avaient uni la République Romaine contre l’ennemi carthaginois et semblaient pourtant avoir renforcé la prospérité de Rome ?

R.D — À cette époque, Rome est devenue la super-puissance du monde antique. Elle n’a plus de rival géopolitique. Elle a vaincu Carthage et les empires successeurs d’Alexandre le Grand en Orient. Rome connaît alors un afflux de richesses inédit, et notamment un afflux d’esclaves, dont des prisonniers de guerres ramenés en Italie. Cette situation créé un déséquilibre économique : les esclaves constituent de la main-d’œuvre bon marché, puisqu’il faut seulement les nourrir, et toujours disponible. À l’inverse, ce n’est pas le cas des citoyens romains, qui peuvent être appelés à l’armée. Cela intéresse beaucoup les grands propriétaires terriens, qui, au lieu d’engager comme travailleurs agricoles des citoyens romains, les remplacent par des esclaves. Il y a donc de plus en plus ce que l’on appelle aujourd’hui “du chômage”, c’est-à-dire des citoyens qui n’ont pas de terres qu’ils pourraient cultiver eux-mêmes, et qui ne peuvent pas non plus cultiver les terres des autres à cause de l’arrivée massive des esclaves.

C’est à ce moment-là qu’apparaissent les Gracques : ce sont des héritiers de l’aristocratie romaine qui décident de s’occuper du problème et de répondre aux aspirations des citoyens pauvres en proposant un changement assez radical : un partage des terres au profit de ces citoyens, des distributions de blé pour les plus pauvres, et une réforme politique en donnant plus de poids aux représentants du peuple et moins au Sénat, défenseur de l’aristocratie foncière. Ils finissent par être assassinés, mais le mouvement est lancé. Tout le programme des populistes ultérieurs reprendra cette politique en dénonçant l’injustice de la répartition des terres et le sort des citoyens démunis.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Eugene_Guillaume_-_the_Gracchi.jpg
Les Gracques, sculpture d’Eugène Guillaume.

LVSL — Pour l’épisode des Gracques, faut-il voir cela comme un calcul politique pour accéder aux postes politiques les plus prestigieux au Sénat ou y a-t-il vraiment une intention vertueuse dans leur action politique ?

R.D. — On ne peut jamais être certain de ce qui se cache derrière les actions des hommes, encore plus quand il s’agit de l’Antiquité ! Plutarque écrit que Tiberius Grachus aurait eu l’idée de son action politique en traversant l’Italie. À l’époque, quand on faisait de la politique et qu’on devait se déplacer, faute de train, d’avion ou de voiture, on traversait vraiment les campagnes et on croisait leurs habitants de près, ce qui est moins vrai des politiques actuels. Tiberius voit alors tous les champs cultivés par des esclaves et non par des citoyens. Plutarque écrit que c’est en observant cette situation qu’il a eu l’idée de son action politique, ce qui laisse croire qu’il était convaincu par ses idées. Mais cela n’empêche pas qu’il ait eu une ambition personnelle. De manière générale, presque tous les populares, comme souvent les populistes actuels, appartiennent socialement aux élites et se servent du populisme, de l’appel au peuple, pour l’emporter sur d’autres membres des élites. C’est une manière de sortir du conflit interne aux élites pour mieux le gagner.

LVSL — Si des membres du courant des populares comme les Gracques semblent ainsi avoir des intentions vertueuses comme le dit Plutarque, y a-t-il membres de la mouvance des populares issus eux aussi de l’aristocratie qui adoptent par la suite des stratégies d’appropriation de codes populaires par pure ambition personnelle ?

R.D. — Il y a les deux. Il y a ceux qui choisissent de faire semblant d’appartenir aux classes populaires : c’est le cas de Clodius, le descendant d’une grande famille aristocratique romaine, la gens Claudia. Il se dépouille de ses apparences aristocratiques. Il change son nom pour qu’il sonne plus plébéien. Il s’appelait Claudius avec la diphtongue « au » et se renomme Clodius. Il déménage et s’installe dans un quartier populaire. Il se fait inscrire comme plébéien sur les listes électorales. Il fait tous ces changements de forme pour montrer qu’il est proche de ses électeurs. A l’inverse, Jules César, qui est aussi un éminent membre des populares, ne fait pas semblant d’être issu de la plèbe et assume ses origines aristocratiques (il disait même divines). Il est très mondain, très riche, très cultivé et il ne le cache pas ; il écrit des livres de haute littérature destinés à une élite intellectuelle. C’est quelqu’un qui assume totalement son statut d’élite, et qui dit le mettre au service des classes populaires. Je compare cela un peu à Donald Trump. On ne peut pas dire ce soit une élite intellectuelle, mais c’est une élite économique et il ne le cache pas du tout : il étale sa richesse en disant justement que parce qu’il est milliardaire, il pourra mieux servir les intérêts des Américains de la classe moyenne.

LVSL — Dans votre livre, vous évoquez longuement la figure de Cicéron dans un Chapitre ; célèbre sénateur dont l’image d’orateur, de philosophe et de sauveur de la République a traversé les siècles. Néanmoins, on retrouve dans ses discours de nombreux éléments de langage condamnant de manière caricaturale le populisme opposé au « consensus de tous les gens de bien ». Cicéron serait-il un symbole politique de l’aristocratie romaine figée ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:M-T-Cicero.jpg
Cicéron.

R.D. — Ce qui est intéressant avec Cicéron, c’est qu’il est un peu à part dans l’élite sénatoriale : il est ce que les Romains appelaient un « homme nouveau », c’est à dire un nouveau venu dans la carrière politique. Il est le premier à devenir consul dans sa famille. Il a donc un regard extérieur sur le clivage populares/optimates, mais, comme souvent les gens qui accèdent à un haut statut, il défend sa nouvelle appartenance d’autant plus âprement. Il va donc être un grand défenseur de la classe sénatoriale. Mais comme il est intelligent, il se rend compte aussi qu’on ne peut pas se contenter de dire « non, passez votre chemin » aux populistes, en conservant le status quo. Il voit l’intérêt de l’étiquette « populiste » et c’est pour ça que lui-même, pendant un temps, se définit comme populiste. Mais il précise tout de suite qu’il n’est pas comme les autres, qu’il n’est pas menteur, qu’il n’est pas violent, qu’il ne s’attaque pas à la propriété, qu’il protègera la République. Il va défendre les droits des grands propriétaires. Superficiellement, il se sert de la rhétorique populiste, mais sur le fond c’est un défenseur des élites. C’est pour ça que je le compare à Emmanuel Macron, qui a aussi ce type de discours  : il dit qu’il est un « vrai populiste » parce qu’il fait des réformes dans l’intérêt du peuple, et s’attaque aux « faux » populistes qui seraient des démagogues. C’est un procédé rhétorique que je retrouve chez Emmanuel Macron et Cicéron.

LVSL — Lors de la fin de la République romaine, les inégalités économiques explosent entre la plèbe et l’aristocratie romaine. Y a-t-il durant cette période une critique culturelle et philosophique de cette élite et de ses nouvelles valeurs liées à l’argent ?

R.D — Il y a un petit peu de cela. Ce n’est pas conceptualisé tel quel, il n’y a pas de discours anticapitaliste, et pour cause. En revanche, il y a clairement un discours contre le luxe et une forme de décadence morale. C’est assez classique dans la société romaine : les vieux romains sont censés être austères, le luxe étant assimilé à l’Orient. Au moment de l’affaire Catilina, où un arriviste a voulu renverser le Sénat, le coup d’Etat a rassemblé des Romains endettés et qui se jugeaient spoliés par les « ultra-riches ». Dans un discours, Catilina critique la hausse des inégalités : il dénonce le fait que des riches ne savent plus quoi faire de leur argent et s’achètent des dizaines de villas alors qu’il y a dans le même temps des Romains qui meurent de faim. Mais ce discours se retrouve dans les deux camps. Par exemple, Caton, qui est un sénateur très conservateur, attaché aux optimates,  dénonçait lui aussi le luxe, la corruption et la frivolité de ses collègues, en affirmant que c’était indigne des Romains, et que cela les conduirait à leur perte. C’était un tenant de la rigueur et de la transparence !

LVSL — Vous mentionnez également la figure de Jules César, qui pour vous est le populiste ultime. Aujourd’hui on a l’image d’un César, dictateur tyrannique, égocentrique. En quoi est-il alors le digne héritier des populares ?

R.D. — César est clairement un dictateur, puisque c’était une de ses fonctions officielles. En revanche, on ne peut pas dire qu’il soit tyrannique ou égocentrique. Ce n’est pas le portrait qu’en font les auteurs de l’époque. C’est quelqu’un de très intelligent, cultivé, affable, qui s’attache à prouver au contraire sa magnanimité après les guerres civiles, en pardonnant à tous ses anciens ennemis. Il a l’ambition de rassembler la société romaine après les conflits atroces et sanglants qui l’ont déchirée. Ce n’est pas quelqu’un qui essaye d’imposer son pouvoir par la force et de manière brutale. En même temps, il est ce que j’appelle le populiste ultime, l’aboutissement de la lignée des populares qu’il a menés à la victoire, sur les plans à la fois politique et militaire, puisqu’il a écrasé les armées du camp sénatorial. Il reprend et mène à bout le programme initié par les Gracques. Il poursuit les distributions de terres, notamment pour les vétérans des guerres des Gaules et des guerres civiles. Il développe les distributions de blé ou d’argent pour les citoyens pauvres et mène des campagnes de grands travaux, qui sont assez caractéristiques des programmes populistes : il s’agit de montrer leur efficacité via de grandes réalisations concrètes. César a cette stature d’homme d’État rassembleur, qui lui permet de fonder des institutions qui lui survivront sous l’Empire. Son erreur est peut-être d’avoir été trop magnanime, d’avoir laissé trop de place à ses anciens opposants au sein de son nouveau régime. Il se fait assassiner par des gens auxquels il avait pardonné, comme Brutus.

La mort de césar par Vincenzo Camuccini.

D’ailleurs, pour revenir sur les révolutionnaires français dont vous parliez tout à l’heure, il est assez étonnant qu’ils se soient inspirés de Brutus à la Révolution, puisque c’est un conservateur, partisan de l’aristocratie romaine. Bien sûr, il y a le fait que Brutus ait été un régicide, tueur de rois, et il y a aussi la référence à l’autre Brutus, son ancêtre, le fondateur légendaire de la République. Mais les deux Brutus sont des garants du règne de l’aristocratie, tandis que César se présentait comme le défenseur du peuple. Il y a donc une certaine ironie de l’histoire à voir des révolutionnaires français se revendiquer de ces figures… et cela prouve la victoire posthume de la propagande des optimates, qui se sont présentés comme les derniers défenseurs de la liberté ! 

LVSL — Dans votre conclusion, vous dites que le populisme à l’époque de Rome était une forme de lutte politique comme le syndicalisme ou la social-démocratie. Vous évoquez enfin le Brexit comme un cas d’école où l’élite gouvernementale prend en compte les mesures d’en bas. Est-ce la leçon de votre livre, les élites ne peuvent survivre qu’en s’appropriant les demandes des classes populaires ?

R.D. — Je pense qu’il est impossible de résoudre la question populiste sans prêter oreille aux revendications populistes sur certains aspects. Je ne pense pas qu’on puisse faire tenir une société ou un corps politique en disant simplement « non » à tout ce que demandent les populistes. En Grande-Bretagne, on a vu que la mécanique politique menait à ce que tout le parti conservateur devienne un parti de populistes « doux ». Je pense que ce qui a causé la perte des optimates romains, c’est qu’ils n’avaient rien à proposer face aux populares. Ils défendaient le status quo, mais n’avaient rien à opposer aux revendications légitimes des classes populaires. C’est cette absence d’alternative qui peut causer la perte des camps antipopulistes. Logiquement, si les élites au pouvoir veulent rester au pouvoir, elles ont intérêt à reprendre au moins une partie de ces revendications, éventuellement de manière plus intelligente ou plus sérieuse que ce que réclament les partis populistes eux-mêmes. Finalement, quand on voit l’exemple italien, américain, britannique ou hongrois, je pense qu’il y a deux choix : soit les partis populistes arrivent au pouvoir, soit les partis au pouvoir reprennent une part des revendications populistes. Je ne suis pas sûr que l’on puisse échapper à l’une de ces deux solutions.

Jérôme Sainte-Marie : « Le macronisme est un projet minoritaire »

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Le jour de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Jérôme Sainte-Marie dans un café du quartier latin. Politologue et président de l’institut PollingVox, il publie en ce mois de novembre un ouvrage intitulé Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme aux éditions du Cerf. Enquêtes sociologiques et études d’opinion à l’appui, il y décrit la structuration du bloc élitaire qui forme la base sociale d’Emmanuel Macron. Dans ce livre, dont chaque chapitre s’ouvre par une citation de Karl Marx tirée du 18 brumaire de Louis Bonaparte, il mobilise une grille de lecture qui révèle les grandes dynamiques à l’œuvre dans le moment politique clé que nous vivons. Cet entretien est aussi le moyen de revenir sur le conflit de classes particulièrement violent qu’a constitué le mouvement des gilets jaunes et d’examiner les scénarios politiques qui s’esquissent tandis que la société française continue de se polariser autour de deux blocs antagonistes.


LVSL – Vous déployez dans cet essai une grille de lecture résolument marxiste afin d’analyser les mutations récentes du champ politique, au point de construire votre analyse en référence au 18 brumaire de Louis Bonaparte et de filer la métaphore entre la période actuelle et les années 1848-1851. Pourquoi avoir fait le choix de ces catégories analytiques ? En quoi la lecture de classes vous semble-t-elle pertinente pour analyser le moment actuel ?

Jérôme Sainte-Marie – Toute personne qui fait de l’analyse politique utilise le tronc commun de ce qui existe en sociologie politique et essaie de développer une analyse originale en s’adossant sur un cadre de pensée déjà établi, c’est donc aussi mon cas. En ce qui me concerne, il s’agit du marxisme, que j’utilise depuis longtemps dans mon activité professionnelle. La différence avec ce livre, c’est que je l’expose ouvertement. Pour mieux me faire comprendre, j’essaie de présenter quelques concepts de l’analyse historique marxiste dont le sens ne va plus de soi. Je me sers donc de la comparaison entre la période 1848-1851 et la nôtre dans la mesure où Karl Marx, dans ses deux principaux essais d’analyse politique que sont Les Luttes de classes en France et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, utilise les événements qui se déroulent sous ses yeux pour confronter ses concepts théoriques à une réalité donnée.

Donc le recours à l’histoire de la Deuxième République est d’abord lié à l’interprétation qu’en a fait Karl Marx, dont je me sers à mon tour pour analyser notre période. Il m’a aussi paru intéressant de faire une comparaison entre ces deux moments, 1848-1851 d’une part, 2017-2019 de l’autre, pour mettre en lumière des analogies, mais également des contrastes, et ainsi mieux saisir les traits saillants de notre actualité. Si je pense que les catégories d’analyse forgées par Karl Marx demeurent pour l’essentiel encore pertinentes, je considère aussi que, malgré bien des différences notamment liées à l’existence d’un puissant État social, notre régime économique et social conserve assez de similitudes structurelles avec celui d’alors pour que des comparaisons historiques soient fécondes.

LVSL – Vous liez la simplification des clivages politiques à l’œuvre avec l’émergence de deux blocs sociaux antagonistes. Vous décrivez ainsi l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron comme consubstantielle à la réunification d’un bloc élitaire. L’analyse que vous faites tranche ainsi avec l’idée généralement admise d’une élection qui se caractériserait par le brouillage des identités sociales et politiques. Pouvez-vous revenir sur la définition que vous donnez de ce bloc élitaire et sur les raisons pour lesquelles vous considérez que le vote Macron est un vote de classe ?

Jérôme Sainte-Marie – La dernière grande élection marquée par le clivage gauche-droite, qui fut aussi son chant du cygne, fut celle de 2012. Pour voir ce qui est nouveau, il faut voir ce qui a existé auparavant. Il y avait à l’époque trois grands ensembles, la gauche, la droite et le Front National, donc une tripartition. La gauche et la droite avaient fini par regrouper des catégories assez diversifiées qui tenaient ensemble grâce à des références culturelles et des réflexes conditionnés par l’Histoire. Les clivages de différentes natures se croisaient donc davantage qu’aujourd’hui, tant et si bien que ce qui fut longtemps la summa divisio de la vie politique française a été abandonnée par un électeur sur deux. On ne s’y retrouvait plus.

« L’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le choix politique. »

C’est bien plus clair aujourd’hui. Avec la crise du clivage gauche-droite dans le courant du quinquennat Hollande, chacun a été obligé de se repositionner et de reconsidérer ses attaches politiques. On revient alors aux fondamentaux du choix électoral. Ainsi, l’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le vote, de manière inégalée depuis les référendums européens, notamment celui de 2005.

Avant d’aller plus loin sur la nature du bloc élitaire, décrivons sa composition. Son noyau dur, c’est l’élite réelle. C’est-à-dire ceux qui occupent des fonctions dirigeantes dans le privé, dans la finance et dans la haute administration. Cette élite existe, possède des lieux de rencontre et essaie de coordonner son action. Le symbole de cette élite, ce qui a été la couveuse politique d’Emmanuel Macron, c’est bien sûr la commission Attali. Il en a émergé une personnalité de confiance et de capacité. Ce n’était qu’une des solutions possibles, on aurait bien pu avoir un phénomène assez proche autour de la personnalité d’Alain Juppé ou de Manuel Valls, par exemple, si les primaires ne leur avaient pas été fatales. Les gens du bloc élitaire étaient confrontés à un problème sérieux : ils estimaient que les réformes n’allaient pas assez vite, que l’aggiornamento libéral de la société française prenait du retard. En effet la gauche et la droite devaient composer avec des catégories sociales plus populaires et étaient de ce fait contraintes de faire des compromis sociaux dans la perspective du second tour. Emmanuel Macron a proposé une solution beaucoup plus radicale visant à donner une base politique et sociale cohérente à l’accélération des réformes et à la transformation du modèle social français. Il l’exprime sans ambiguïté lors de son discours fondateur du 12 juillet 2016 à la Mutualité. La bourgeoisie de gauche et celle de droite, qui n’avaient plus vraiment de raisons de s’opposer, ont vu dans la qualification annoncée de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle la possibilité de l’emporter sans faire de concessions. Pour être plus précis, à ce moment-là, c’est plutôt la bourgeoisie de gauche alors au pouvoir qui pousse Emmanuel Macron, tandis que celle de droite a encore une solution plus classique avec François Fillon. On sait ce qu’il en est advenu.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Cette élite véritable s’est adossée à ce que j’appelle l’élite aspirationnelle. Un monde qui correspond globalement à la catégorie socio-professionnelle de l’INSEE des cadres supérieurs et professions intellectuelles. Les cadres des entreprises privées, par exemple, trouvent ainsi dans le discours d’Emmanuel Macron la justification de leur être social, mais on peut aussi mentionner les cadres supérieurs du public qui ont été largement séduits par la démarche macroniste. On avait déjà assisté à une répétition générale de tout cela lors du référendum de 2005 où avaient convergé des cadres du public et des cadres du privé s’identifiant d’une manière générale respectivement à la gauche et à la droite. Ce n’est pas un hasard si, dans les cadres de La République en Marche, on trouve nombre de personnes issues de la défunte deuxième gauche, vallsistes, strauss-kahniens, rocardiens, authentiquement de gauche par ailleurs selon moi, pour la raison suffisante qu’elles se définissent comme tel. Cet univers des cadres maintient un soutien beaucoup plus important que les autres catégories de la population à Emmanuel Macron. Ces gens ont par exemple été massivement hostiles au mouvement des gilets jaunes – qui constitue de ce point de vue aussi un formidable révélateur. Phénomène d’autant plus remarquable que la politique menée par le gouvernement ne leur est pas si favorable.  C’est donc leur être social profond, la justification de leur rôle et de la source de leurs revenus, qui s’expriment.

Mais il y a une catégorie encore plus intéressante. Si seule la population active votait, le bloc élitaire aurait beaucoup de mal à se maintenir et Emmanuel Macron aurait certaines difficultés pour assurer sa réélection. Le problème du bloc élitaire, c’est que la population active s’organise selon une structure pyramidale et qu’il y a plus de monde à la base qu’au sommet. Mais il y a une catégorie quantitativement très importante, presque un inscrit sur trois, et qui présente des caractéristiques qui la rendent très utile pour consolider le bloc élitaire. Ce sont les retraités. Ce n’est pas seulement un exercice de style que d’établir dans ce livre un parallèle entre les retraités et les paysans parcellaires largement décrits par Karl Marx. Ces agriculteurs, de condition souvent modeste mais propriétaires, étaient en effet les plus nombreux dans la société française de son époque, de la même manière que les retraités forment la catégorie agrégée la plus importante dans la nomenclature de l’INSEE. Les retraités, comme les paysans parcellaires autrefois, ne se caractérisent pas tant par un revenu – finalement très inégal selon les situations – mais avant tout par leur statut et la source de leurs revenus principaux. La « parcelle » des retraités, dans laquelle ils se meuvent, qu’ils ne peuvent pas agrandir mais à laquelle ils tiennent énormément, c’est leur pension. Ils ont un mode d’existence sociale très particulier puisqu’ils dépendent à la fois de leur travail passé, du travail « mort » d’une certaine manière, et du travail actuel, du travail « vivant » des actifs. Leur statut a de nombreuses conséquences, quelles que soient leurs origines sociales ou politiques, notamment de les rendre dépendants du travail d’autrui et de se comporter, en quelque sorte, comme les actionnaires de la société française. On sait que les réformes libérales sont toujours plus approuvées chez les retraités que chez les autres. Il y a une caractéristique qui les rapproche des paysans parcellaires, c’est que leur moyen d’existence sociale est placé sous la garantie du pouvoir exécutif : la sauvegarde de la propriété de leur parcelle dans un cas, la garantie du versement de leur pension dans l’autre. Avec l’introduction du système à points dans la réforme des retraites, cette dépendance à l’égard du pouvoir s’accroîtra, puisque sa fixation découlera chaque année d’une décision finalement politique. Donc ces retraités ont très peur et ils ont un réflexe défensif. Ils ne se constituent pas en classe sociale en tant que telle, mais ont tendance à déléguer leur pouvoir politique aux détenteurs de l’autorité qui seront les garants de la capacité française à les nourrir via un prélèvement sur la richesse produite par les actifs et via l’endettement. Emmanuel Macron incarne la crédibilité à faire tourner la machine économique aussi bien qu’à emprunter sur les marchés financiers, contrairement aujourd’hui à Marine Le Pen. Ça ne concerne pas tous les retraités et tous les cadres, naturellement, ce ne sont jamais en sociologie que des tendances et des régularités statistiques, mais on s’aperçoit qu’avant, pendant et après l’élection d’Emmanuel Macron, il existe un soutien très marqué pour sa personne, son gouvernement et sa politique chez les retraités et les cadres supérieurs.

Par sa nature, le bloc élitaire se rapproche de ce que j’ai compris de l’idée de bloc historique d’Antonio Gramsci, non pas simplement une coalition politique ou une alliance de classes, mais une construction sociale qui se dote d’une idéologie commune produite par ses intellectuels organiques, et à l’intérieur duquel l’une des composantes exerce le leadership, en l’occurrence l’élite réelle.

On assiste ainsi par le bloc élitaire à une triple réunification. Une réunification politique de la gauche et de la droite, une réunification idéologique du libéralisme culturel et du libéralisme économique et une réunification sociologique des différentes composantes de la bourgeoisie. Rien n’est plus faux, de ce point de vue-là, que de dire qu’Emmanuel Macron représente la droite, la réaction ou le conservatisme. Son projet est celui de la bourgeoisie, une transformation constante des modes de vie, des conditions statutaires et des valeurs morales au service de la maximisation du profit, en d’autres termes la « libération des énergies » revendiquée par les promoteurs du progressisme macronien. Le mot de « Révolution » choisi pour son livre programmatique n’est pas usurpé.

LVSL – Suivant votre analyse, la réunification du bloc élitaire est actée, tandis que l’existence d’un bloc populaire politiquement structuré est encore virtuelle. Le mouvement des gilets jaunes est-il, selon vous, l’annonce de la transformation d’un bloc populaire encore éclaté en acteur historique ?

Jérôme Sainte-Marie – Il faut bien distinguer les notions électorales de notions plus larges à la fois idéologiques, sociales et politiques qui renvoient au concept de bloc. Par facilité, on pourrait dire qu’il y avait un vote populiste avec des électorats qui avaient une composante populaire plus marquée – le vote Le Pen et le vote Mélenchon. Il y avait donc deux ensembles électoraux a priori incompatibles qui se partageaient inégalement le vote populaire. Mais une composition plus populaire du vote pour telle ou telle formation ne signifie pas qu’existe un bloc populaire. Il faut bien que celui-ci dégage sa propre idéologie et se construise de manière autonome sur une base sociologiquement claire. Il me semble qu’un tel processus est en cours, et donc que le bloc populaire est de moins en moins virtuel. Son noyau dur, sur le plan sociologique, est constitué des actifs modestes du privé, ceux qui ont formé les gros bataillons des gilets jaunes première manière. Son idéologie est le souverainisme intégral.  Sa forme politique est à cette heure le vote pour Marine Le Pen et le Rassemblement national.

« La pente vers l’autoritarisme du pouvoir tient à sa condition structurellement minoritaire. »

Revenons un instant sur le noyau dur du bloc populaire, ce sont des gens du secteur privé, des salariés d’exécution, souvent précarisés voire au chômage, et des indépendants, à peu près dans la même situation. Soit précisément les gens qui étaient dans la rue à Paris et sur les ronds-points lors des journées de décembre 2018. Ils subissent de plein fouet les mutations du capitalisme français et de la condition salariale, ils connaissent des situations d’exploitation, de plus en plus souvent même d’auto-exploitation à travers l’ubérisation du champ social.  On est très près de la notion de prolétariat. Ces gens-là peuvent avoir les mêmes revenus, voire parfois des revenus supérieurs aux salariés du public, mais ils ne leur ressemblent pas. Il faut en revenir à l’origine des moyens d’existence des gens. La convergence n’est pas du tout naturelle entre des gens qui vont manifester contre les taxes et d’autres qui, précisément, dépendent de la dépense publique. C’est pourquoi le glissement du prolétariat moderne, amputé pour le moment de sa partie issue de l’immigration extra-européenne, vers le vote RN n’a pas son équivalent chez les agents du public, bien que l’on observe une évolution sensible chez les fonctionnaires de catégorie C. Les autres, la classe moyenne ou moyenne-inférieure du public, demeure souvent attachée au signifiant gauche, notamment parce que cela leur permet de se dérober du conflit de classes qui s’installe, ce que leur attentisme durant les premières semaines du phénomène des gilets jaunes a puissamment illustré.

La construction du bloc populaire, faut-il le souligner, est accélérée par un inévitable effet de symétrie vis-à-vis du bloc élitaire. Cette dynamique est on ne peut plus classique, la logique de l’affrontement étant de gommer les différences internes au profit de la montée aux extrêmes contre l’adversaire.

LVSL – Vous analysez longuement la réaction autoritaire du pouvoir face au mouvement des gilets jaunes. Diriez-vous que le raidissement du macronisme préfigure l’avènement d’un néolibéralisme autoritaire ?

Jérôme Sainte-Marie – La pente du pouvoir vers les solutions autoritaires tient à sa condition structurellement minoritaire. Emmanuel Macron l’a dit avant même son élection, notamment à l’occasion de ce fameux meeting du 12 juillet 2016. Je note qu’il dit toujours ce qu’il fait et qu’il fait à peu près ce qu’il dit. Il a fait une sorte de serment à ses futurs électeurs mais aussi à ses donateurs pour l’élection présidentielle. Le pacte qu’il a conclu peut se résumer dans l’idée de refuser ce qu’il qualifie de « petits arrangements », c’est-à-dire de ne pas faire de compromis sociaux. Il s’est engagé à réformer profondément et durablement la société française et de la mettre aux normes de la mondialisation libérale et de l’Union européenne. C’est un contrat explicite et tout à fait légitime, qui lui permet de souder autour de lui environ un tiers de l’électorat, le seul problème c’est que ce projet-là n’est pas approuvé par la majorité des Français. On ne peut évidemment pas interpréter le second tour de la présidentielle ou des élections législatives marquées par une abstention très forte comme un contrat passé avec l’ensemble de l’électorat pour ses réformes. Le macronisme est un projet minoritaire et qui, dans une certaine mesure, se satisfait de l’être.

« On est passés de l’alternance unique à l’alternance interdite. »

Il doit donc imposer à une population rétive un changement libéral qui est également un transfert de propriété. C’est particulièrement net dans le cas des privatisations d’ADP ou de la Française des jeux. Mais toute réduction de l’impôt sur le revenu, ou bien toute modification des règles de remboursement des soins, par exemple, est aussi un transfert de biens et une sorte de changement de propriétaire. Or la propriété, on y tient. Dès lors, quand vous entreprenez un transfert de propriété important dans un sens libéral, et que vous n’arrivez pas à cacher cette opération, vous êtes obligés de faire la même chose que dans le cas d’une politique de collectivisation des biens : il faut utiliser la coercition. Sans faire des analogies qu’on pourrait trouver outrancières, on a tous en tête des exemples de révolutions libérales qui se sont accompagnées d’un durcissement du pouvoir politique, pour le moins. Le libéralisme économique s’accommode très bien du libéralisme culturel mais il n’est pas du tout solidaire du libéralisme politique. Sur la base de ce constat, on note des mutations très importantes dans le domaine des libertés publiques, à travers l’évolution des comportements de la justice ou de la police. On peut aussi penser au souhait constant, qui a même été formulé à l’occasion des vœux présidentiels, de contrôle de l’information, et pas seulement sur internet. Ce projet est une atteinte à la liberté d’informer qui n’est malheureusement que très peu combattu chez ceux qui se disent de gauche, quand il n’est pas carrément approuvé. La soif d’interdiction et de poursuite judiciaire semble inextinguible dans cette mouvance qui a du mal à distinguer les notions politiques des catégories morales. Pour revenir à l’œuvre macronienne, le pouvoir de l’État sur la société s’accroît, et le pouvoir du politique sur l’État également. Tout cela est assez cohérent et rappelle l’instauration de la Vème République. Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé avant son élection son désir d’adapter les institutions à ses objectifs.

Abordons un autre facteur de durcissement des conditions de la lutte politique, la question de l’alternance. Jean-Claude Michéa parlait de l’alternance unique, soit l’alternance régulière de la droite et de la gauche pour mener des politiques publiques extrêmement proches. Désormais, elle a été remplacée par l’alternance interdite. En effet, se met en place un schéma entre ce qu’Emmanuel Macron appelle les « progressistes », seuls légitimes pour exercer le pouvoir, et les « nationalistes », qui vivent une sorte de proscription symbolique, la quasi-totalité des autorités politiques, économiques, syndicales, philosophiques et même religieuses les retranchant de la normalité démocratique. C’est un schéma étouffant pour les libertés publiques qui contribue au durcissement du régime et ressemble à un retour aux origines de la Ve République.

LVSL – Vous évoquez l’idée d’une alternance interdite, or l’émergence des gilets jaunes s’explique aussi par l’affaiblissement des forces d’opposition dont le rôle est de canaliser la contestation et de traduire les mécontentements sur le terrain politique. Cet affaiblissement de tous les adversaires de La République en Marche, à l’exception notable du Rassemblement national, relève-t-elle d’une stratégie du pouvoir destinée à éloigner la perspective d’une alternance en réduisant le jeu politique à un éternel duel Macron/Le Pen ? Quels risques fait courir le refus de l’alternance à la société française ?

Jérôme Sainte-Marie – Je suis toujours très sceptique sur l’idée que le pouvoir choisit ses oppositions, formule bien commode pour ceux qui n’arrivent plus à capter l’attention des citoyens. Pendant des mois, on nous a expliqué qu’Emmanuel Macron s’était choisi comme adversaire principal Jean-Luc Mélenchon, ce qui exaspérait les sympathisants de la France Insoumise. Aujourd’hui on nous ressort la même histoire à propos de Marine Le Pen. C’est un embarras d’honneur ou un excès d’outrage fait au Président de la République que de lui accorder un tel pouvoir. Les choses se déroulent largement par elles-mêmes. Ainsi, il y a une différence majeure entre le Rassemblement national et les autres forces d’opposition : par son idéologie, sa sociologie et ses choix politiques, il est tout à fait conforme au nouveau monde, celui qui a abouti à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

Les autres forces d’opposition pensent qu’au fond ce n’est qu’une parenthèse, un mauvais moment à passer, et qu’à la fin des fins, la loi de la pesanteur politique sera toujours marquée par l’opposition entre la gauche et la droite. Il y a une raison à cela : autant le Rassemblement national et La République en Marche ont une sociologie assez simple et cohérente, autant les autres forces politiques sont des alliages assez composites de catégories sociales aux intérêts divergents. Parfois, le parti lepéniste est placé dans l’embarras car l’agenda politique porte sur des sujets qui divisent ses soutiens, on l’a vu lors de la Loi Travail. Il n’était pas alors considéré comme l’opposant principal, rôle qui revenait dans les sondages à Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron n’y était vraiment pas pour grand-chose. Face à des mesures qui concernent à peu près toute les catégories populaires, le RN retrouve une certaine cohérence dans son discours.

À l’inverse, l’électorat de Jean-Luc Mélenchon tel qu’il a existé le jour du 23 avril 2017 était marqué par sa diversité sociologique, même s’il avait une relative homogénéité statutaire : ceux qui étaient sur-représentés en son sein et qui donnaient le « la » dans la mouvance militante étaient issus du secteur public. On pourrait même dire que la FI était le parti de la dépense publique sous toutes ses formes. Ce jour-là, ont voté dans des proportions assez équivalentes des gens des classes moyennes, des classes populaires, voire même des classes moyennes supérieures. Leur patrimoine financier était très en retard sur leur niveau de diplôme, et ils étaient relativement jeunes. Face aux enjeux contemporains, ces gens-là ont beaucoup de mal à rester ensemble parce que leurs intérêts ne sont souvent pas les mêmes. Ils divergent aussi profondément sur des sujets tels que l’immigration ou la laïcité, mais ce n’est pas ici la peine d’insister. Pour essayer de sublimer ces divergences, on a recours aux totems de la gauche, à leurs figures mythologiques d’identification ou de rejet, et à ses valeurs supposées. Ce fétichisme politique essaie de contourner la difficulté de la France insoumise à s’appuyer sur un bloc social et à partir de lui à construire une hégémonie. Du coup les formules flottent dans l’éther des constructions idéologiques, n’intéressant que ceux qui les émettent, faute de pouvoir s’ancrer dans le conflit de classes actuel. Le problème de LFI n’est pas bien différent de celui des formations de gauche ou de droite, prises à contre-pied par La République en Marche et par le Rassemblement national sur la plupart des sujets. Cependant le Parti socialiste et Les Républicains peuvent s’appuyer sur des structures partisanes et un dense réseau d’élus locaux, ce qui n’est pas le cas du mouvement regroupé autour de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL – Si on devait, à trois ans de l’élection et malgré les limites de l’exercice, faire un tour d’horizon des différentes forces politiques et des perspectives qui s’offrent à elles, quels scénarios se dessineraient pour 2022 ?

Jérôme Sainte-Marie – Je vois quatre issues stratégiques : l’union de la gauche, l’union de la droite, l’union des droites et le bloc populaire.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

L’union de la gauche est une formule qui peut permettre de remporter des mairies, qui peut permettre de sauver des présidences départementales, mais qui ne me paraît pas une stratégie adaptée pour la conquête du pouvoir national. En procédant par addition des scores réalisés aux élections européennes – et en mettant de côté le fait qu’Europe Écologie Les Verts a pris ses distances avec les marqueurs de gauche – on obtient un total qui approche les 30%. En multipliant les sigles ou les couleurs, par exemple une alliance rouge-verte, ou bien rouge, rose et verte, et pourquoi pas une petite touche de jaune, on croit additionner des forces. Cet exercice est particulièrement artificiel et piégeux dans la mesure où l’on regroupe fictivement des gens qui n’ont pas envie d’être ensemble et qui divergent profondément sur les enjeux contemporains. N’oublions jamais qu’une grande partie des gens qui se réclament de la gauche étaient très opposés aux gilets jaunes, mais surtout qu’une partie très importante des gens qui se disent de gauche – notamment ceux de la liste écologiste ou de la liste PS-Place Publique – apprécient toujours l’exécutif, à la moitié du quinquennat. Ainsi, dans le baromètre IFOP d’octobre 2019, 38% des sympathisants écologistes et 41% des sympathisants socialistes approuvent l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République. Ce n’est le cas que de 11% de ceux de LFI et de 14% de ceux du RN. L’addition artificielle des différents électorats que certains veulent s’obstiner à qualifier de gauche place donc dans un ensemble totalement hétérogène des gens qui ne pourront pas s’accorder sur un projet commun. De plus, ce terme a perdu, sauf en certains milieux, son pouvoir magique : aujourd’hui seul un Français sur cinq se considère comme « de gauche », si l’on veut bien lui présenter une séries d’items où figurent la possibilité de ne pas se positionner sur une échelle gauche-droite, solution qu’adoptent 45% des répondants. D’aucuns peuvent être sensibles aux étiquettes politiques, mais aujourd’hui les électeurs vont plus simplement voir ce qui est proposé. L’idée d’union de la gauche, à l’époque où elle a prospéré, reposait sur des accords, sur un programme commun de gouvernement organisé autour d’intérêts communs précisément, ce n’est plus possible aujourd’hui.

La seconde option c’est l’union de la droite, qui a plus de réalité. C’est la solution incarnée par Valérie Pécresse, Xavier Bertrand ou François Baroin. C’est l’idée d’une équipe de réserve, d’une équipe de remplacement, avec des choix qui sont plus modérés mais à peu près semblables aux grandes orientations de la politique d’Emmanuel Macron. Cette solution est probablement la plus combattue par le pouvoir car elle peut séduire ceux qui, au sein du bloc élitaire, se demande si la radicalité du projet macronien ne va pas aboutir à une défaite en 2022. Le problème de la droite est qu’elle est désormais resserrée sur beaucoup de retraités, sur une droite assez patrimoniale, et s’éloigne des forces les plus dynamiques du capitalisme français. Je crois aussi que le rétrécissement quantitatif de la droite est d’autant plus grave qu’il est aussi un rétrécissement démographique puisqu’elle bénéficie principalement d’un électorat âgé. Elle manque de ressources pour pouvoir exister à l’horizon 2022, d’autant que, tout simplement, elle peine à s’opposer au pouvoir en place. Elle est donc en grande partie remplacée dans ses fonctions.

« Le second tour de l’élection présidentielle structure l’ensemble de la vie politique française. »

Reste donc la perspective de l’union des droites, c’est-à-dire non plus l’union de la droite et du centre mais d’une partie de la droite et du Rassemblement national. Cette idée a connu une faveur extraordinaire dans les médias parce qu’elle permettait d’échapper à la perspective d’une victoire du bloc populaire. On a beaucoup utilisé pour cela la notion de « plafond de verre », qui traduit bien plus un refus de penser sa victoire possible qu’une réalité politique, surtout à l’heure où Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% dans les sondages d’intentions de vote de second tour. Avec une progression de 10 à 12 points en deux ans et demi, ce n’est plus un plafond de verre mais un monte-charge ! La volonté, très socialement située, de valoriser l’hypothèse de l’union des droites a abouti à une surestimation impressionnante des capacités de ceux incarnant cette solution, dont on a vu en septembre les limites évidentes. Je crois que, fondamentalement, l’union des droites ne peut pas fonctionner parce que cette perspective stratégique est abordée systématiquement en considérant que l’électorat populaire qui vote actuellement pour Marine Le Pen supportera sans problème une alliance avec des fragments d’une droite beaucoup plus bourgeoise. On considère donc les 40% accordés à Marine Le Pen par les sondages comme un socle acquis et l’union des droites sert à résoudre la question des 10% manquants. Mais cela correspond à mes yeux à une forme de synecdoque politique, on prend la partie pour le tout et probablement aux dépends du tout : cette alliance rassemblerait des gens ne regardant pas du tout dans la même direction, qui n’ont pas les mêmes conditions sociales ni la même idéologie, et ne pourra pas constituer un ensemble cohérent ni idéologiquement, ni sociologiquement, ni électoralement. À peu près les mêmes problèmes que ceux que soulèvent une hypothétique union des gauches.

C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas avoir peur de la simplicité en termes d’analyse, et de constater que ce que nous voyons est bien réel. Il y a actuellement une force ancienne, un électorat durable, qui se renforce en antithèse du bloc élitaire et d’Emmanuel Macron, c’est l’électorat du Rassemblement national. Il a pour lui d’être cohérent sociologiquement, d’avoir une idéologie qui s’organise autour des déclinaisons du souverainisme dont la question migratoire est l’un des aspects, tout cela forme une solution idéologique pas très compliquée et répondant sans détours à des demandes sociales majeures, et c’est la raison pour laquelle elle est électoralement efficace. Le bloc populaire est constitué, il est lui aussi minoritaire, mais c’est celui qui me semble être le plus capable de contester le contrôle politique des classes moyennes à Emmanuel Macron et à son bloc élitaire. Comme Marx le faisait dans le 18 brumaire, il faut aussi tenir compte du rôle des institutions dans ce jeu démocratique. François Mitterrand l’avait compris parmi les premiers dans les années 1960 : le second tour de l’élection présidentielle conditionne l’ensemble de la vie politique française. La perspective qui s’est installée d’elle-même d’un second tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron structure déjà et va continuer à structurer la vie politique française jusqu’en 2022. D’autant plus que cette perspective est construite sur des données sans ambiguïté au niveau des sondages, confirmées par le vote aux européennes. Cet affrontement du bloc élitaire et du bloc populaire comprime et fracture les représentations sociales et les forces politiques, sans laisser pour l’heure d’échappatoire politique, sinon dans des constructions militantes imaginaires autant que réconfortantes.

Tout cela nous place dans une situation de tensions très fortes, comme c’est le cas depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Cette opposition entre un bloc élitaire constitué qui exerce le pouvoir et un bloc populaire en extension, polarise et durcit le débat public. On est dans une situation qui me fait penser par bien des côtés à celle qu’a connu l’Italie dans les années 1950-1970 à l’époque où elle était dirigée par la Démocratie chrétienne, et où le principal opposant était le Parti Communiste Italien dont l’accession au pouvoir était interdite pour des raisons géopolitiques. De la même manière, l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen est combattue par les forces sociales dominantes, non pas au nom des valeurs mais parce que ce serait une menace pour nos engagements internationaux et notamment européens. On crée donc un interdit sur l’accession au pouvoir du Rassemblement national qui place le système dans une situation redoutable. Les choses se passent déjà dans la rue. Quelle que soit l’issue de 2022, on va vers une période de grande conflictualité : évidemment en cas de victoire du bloc populaire, ce n’est pas la peine de développer, mais tout aussi bien sa défaite ne résoudrait pas grand-chose et nous ferait basculer toujours davantage vers une forme de libéralisme autoritaire.


© Les Éditions du Cerf.

 

Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme.

Jérôme Sainte-Marie.

Les Éditions du Cerf. Novembre 2019.

288 pages. 18,00€.

 

 

 

Quelles stratégies face à l’hégémonie macroniste ? – par Jérôme Sainte-Marie

Crédit Photo :

Jérôme Sainte-Marie est politologue et président de la société d’études et de conseil PollingVox, il est également l’auteur du livre Le nouvel ordre démocratique (Editions du Moment, 2015) et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Suite à sa conférence à la Maison des Mines à Paris, le 30 mars 2018, il propose cette analyse comme synthèse de son intervention. 


Le Macronisme, s’il n’est pas producteur de lui-même, et renvoie à une logique de réalignement électoral à l’œuvre depuis plusieurs années, développe cependant une dynamique propre que l’on peut qualifier d’hégémonie. Face à lui, les différentes forces politiques hésitent entre tenter de se perpétuer, ou bien changer radicalement pour constituer une antinomie politique au Macronisme. La stratégie qui s’amorce sur le versant identitaire de la droite classique d’une part et celle qu’a menée en 2017 la France Insoumise sont, avec leurs contradictions, les deux tentatives les plus intéressantes pour former une hégémonie alternative.

Livrons-nous d’abord à une apologie du Macronisme, en tant que solution intelligente et efficace à un problème récurrent des élites françaises : comment solidement arrimer au modèle libéral européen un pays majoritairement réticent ?

À l’origine de cette construction politique, on trouve une crise latente depuis longtemps, mais que la proclamation du Pacte de Responsabilité en janvier 2014 allait rendre apparente. Renonçant de manière explicite à sa fonction de défense du salariat et de la dépense publique, la gauche dite de gouvernement provoqua un phénomène massif de désalignement électoral des catégories sociales qui formaient la base du Parti socialiste et de ses satellites[1]. Or, cette désaffection ne profita guère à la droite libérale, mais bien davantage au Front national, qui rassembla près de 28% des suffrages exprimés aux élections régionales de 2015. À partir de là, la présence de Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle était considérée comme acquise, et l’ensemble de la vie politique en fut transformée : le clivage gauche-droite avait vécu comme mode de régulation. La stabilité du système devenait alors menacée, en raison d’une part de l’impossibilité d’une « grande coalition » à l’allemande, d’autre part de la fin de « l’alternance unique », selon l’heureuse expression de Jean-Claude Michéa[2]. Pour les libéraux de gauche et de droite, et les forces sociales dominantes qu’ils représentent, il devint urgent de réagir. Fut alors tentée la solution Valls, venant après la promotion avortée de Cahuzac, mais elle n’apparut pas viable. Ensuite vint la solution Juppé, qui échoua malgré le renfort d’électeurs « de gauche » dans la primaire « de droite ». Ces échecs symétriques ouvrirent la voie à une solution « et de gauche, et de droite », audacieuse mais logique, celle incarnée par Emmanuel Macron[3].

L’histoire électorale du macronisme renseigne sur sa nature. Il y a d’abord l’étape de son lancement politique, où il semblerait que la haute administration joue un rôle essentiel[4], en symbiose avec la haute finance. S’il fallait mettre un visage sur cette convergence, ce serait celui de Jean-Pierre Jouyet. Quoi de plus scolairement marxiste que ce moment[5] ?

Ensuite, lorsque Emmanuel Macron lance sa candidature, il séduit d’abord les « sociaux-libéraux ». Une note du chercheur Luc Rouban, au CEVIPOF, donnait en mars 2016 un potentiel de 6% à ce vote social-libéral, définit par la conjonction d’une pratique électorale à gauche, avec une orientation libérale en matière économique. Ces sociaux-libéraux, on s’en doutait un peu, sont d’abord des cadres, des diplômés, la catégorie moyenne supérieure, plus âgée que la gauche anti-libérale, mais plus jeune que la droite libérale. Ensuite, vint le forfait de François Bayrou, qui libère l’espace central, et permet la réussite de ce qui avait échoué d’assez peu en 2007. C’est un premier élargissement de la base du macronisme, formule centrale qui devient en partie formule centriste.

Dans les dernières semaines, la menace tout à fait improbable d’une victoire de Marine Le Pen permit, en ce sens qu’elle servit de justification commode, le ralliement à la candidature Macron de personnalités, mais aussi de nombreux électeurs. La condensation de ces différentes phases aboutit à un puissant vote de classe, assez proche de celui constaté lors des référendums de 1992 et 2005, avec une présence du vote macroniste très forte parmi les personnes se considérant faire partie des catégories « aisées » ou « moyennes supérieures ».  Il faut le rappeler sans cesse, le vote de 2017 s’est organisé autour d’une variable principale : l’argent.

Ensuite, l’originalité de Macron, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’avoir une majorité pour l’emporter. Il n’a pas eu de compromis idéologique à faire. Avec 24%, il emporte tout. Reste ensuite à construire une base pérenne, socialement, politiquement, électoralement, et c’est ce qu’il réussit en grande partie ultérieurement, en détruisant le PS et en grande partie Les Républicains. Ce n’est encore une fois pas un exploit prodigieux d’un être exceptionnel : il accompagne la logique des choses. Celle de la « réunification de la bourgeoisie », imposée par l’affaiblissement de son contrôle politique sur les catégories populaires, via la gauche ou la droite.

Se construit alors ce que j’ai appelé le bloc élitaire face à un bloc populaire virtuel. D’autres ont parlé de bloc bourgeois, via une analyse davantage économique du phénomène[6]. Ce bloc élitaire est selon moi constitué par :

  • L’élite réelle, par son patrimoine, ses revenus, son statut.
  • L’élite aspirationnelle, soit le monde aliéné des cadres et des simili-bourgeois.
  • L’élite par procuration, tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir de l’élite pour défendre leur situation.

Cette notion de bloc pourrait être développée au-delà de la simple superposition de couches électorales. Avec Macron, nous sommes face à la construction d’un « bloc historique », notion créée par Antonio Gramsci, avec la soudure entre les intellectuels organiques et les classes sociales concernées. Ces intellectuels organiques, on voit chaque jour, chaque heure, leur mobilisation autour du projet Macron, pour œuvrer à l’unification de l’idéologie du bloc, et à la conquête de l’hégémonie de ce bloc. On a rarement vu pareille recherche d’une adaptation parfaite de la superstructure à l’infrastructure. L’idéologie professée utilise d’ailleurs de manière significative un lexique managérial[7]. De ce bloc historique, le remarquable parcours scolaire et professionnel d’Emmanuel Macron, de Sciences Po à la Commission Attali, en fait l’intellectuel organique par excellence.

En face, quelles sont les stratégies à l’œuvre ?

La rupture du conflit gauche-droite comme instrument de régulation de la vie politique française laisse, face à un bloc élitaire hégémonique, des forces dispersées, et davantage engagées dans des stratégies de survie, que dans un projet de conquête.

On peut faire très rapidement le tour des possibilités pour les prochaines années :

  1. La consolidation du macronisme, qui demeure dans sa cohérence et élargit sa base propre, avec percée aux Européennes, implantation aux municipales, et réélection en 2022. Ce scénario est à ce jour le plus probable.
  2. L’affaiblissement du macronisme, imposant une stratégie d’alliance pour 2022, afin d’éviter que les scrutins nationaux ne ressemblent aux législatives partielles actuelles. Ce scénario est douteux.
  3. La sortie du macronisme par l’identitaire, avec une formule encore difficile à imaginer pour rassembler des électeurs issus de LR, de DLF et du FN. Ce serait la fin de la Grande Coalition à la Française, remplacée par une formule d’union des droites, sans exclusive à l’égard du Front National. Ce scénario est, après le premier évoqué, le plus vraisemblable.
  4. L’échec du macronisme et sortie par la Gauche refondée, régénérée, rassemblée… Un tel scénario serait particulièrement inattendu.
  5. L’échec du macronisme et sortie par quelque chose porteur d’une critique sociale radicale, qui ressemblerait à la France Insoumise, issue de la gauche mais qui l’aurait largement dépassée. Ce n’est pas l’hypothèse qui est la plus probable, mais qui intéressera sans doute le plus, et l’on va s’y attarder.

Examinons donc par étape ce cinquième scénario. Posons d’emblée la nature de l’enjeu : dans les conditions européennes contemporaines, ce ne peut être qu’un enjeu électoral. Il s’agit donc d’obtenir une majorité au moins relative à un scrutin national, et non simplement de faire bonne figure. Ce qui peut impliquer d’abandonner des positions auxquelles on est affectivement et par tradition attaché, mais qui privent de la mobilité nécessaire à la victoire. La visée est dans cette hypothèse la conquête du pouvoir, ce qui change bien des choses.

Ceci règle selon moi la question de la sortie du macronisme par la gauche. Ceux qui se reconnaissent dans le terme, aujourd’hui, c’est à peu près 25% des Français. Encore sont-ils profondément divisés entre eux et sans doute irréconciliables. La synthèse du peuple et des élites progressistes à l’origine de la « gauche », telle qu’analysée par Jean-Claude Michéa, a vécu. C’était déjà la logique des intérêts, c’est devenu aussi celle des perceptions. Ménager les fétiches de la « gauche morale » est sans doute assez vain, elle trouvera toujours mieux ailleurs, par exemple chez Benoît Hamon : les péripéties ayant récemment affecté Le Média, avec ces défection en rase campagne, constituent un très beau cas d’école.

Jean-Luc Mélenchon a réussi à gravir jusqu’à 19% des suffrages exprimés sans utiliser le mot « gauche » dans sa campagne, et en rassemblant de fait essentiellement des électeurs qui votaient auparavant pour la gauche. Selon l’IPSOS, il fait voter pour lui les deux tiers des sympathisants du Front de Gauche, 38% des sympathisants EELV, 23% des sympathisants socialistes, mais aussi 23% des « sans partis ». Pourquoi ? Parce que le vote à gauche ne répond pas seulement à des « valeurs » souvent familialement transmises, mais aussi à des « alignements » sociaux : le fonctionnaire ou assimilé, le bénéficiaire net des aides publiques, l’employé, voyaient dans la gauche un avocat relatif de ses intérêts. C’est ce qui a volé en éclat avec le Pacte de responsabilité et le discours tonitruant qui l’a accompagné. Donc, si un courant politique remplit la fonction de la gauche, il peut se passer du terme. Ce terme, « la gauche », relie à des combats et, plus encore, à des renoncements, qui entravent tout projet hégémonique. 

Venons-en à un sérieux problème pour ceux porteurs d’une critique sociale et qui veulent constituer une hégémonie politique concurrente de celle du macronisme. Quand vous avez un parti qui représente entre 20 et 25% des gens, que ces gens ont des caractéristiques sociales qui devraient les mettre dans le camp de la France Insoumise, on doit se demander pourquoi ils n’y sont pas. Qu’un ouvrier, ayant voté « non » en 2005, attaché à des formes traditionnelles de sociabilité, et vouant aux gémonies les élites et Emmanuel Macron, choisisse le Front National, c’est une question posée à toute la classe politique, mais d’abord à ceux privilégiant une option populaire. Rappelons que si Jean-Luc Mélenchon a convaincu 24% des ouvriers ayant voté le 23 avril, Marine Le Pen en a rassemblé 37%. Or, lorsque l’on vote, surtout à un premier tour de la présidentielle, personne ne se trompe. Chacun est égal devant le suffrage, sauf à adopter des conceptions élitaires.

Donc, s’il y a une chance pour la mouvance porteuse d’une vigoureuse critique sociale de déjouer l’éclatante hégémonie macronienne, c’est selon moi en levant ce qui empêche l’ouvrier dont je parlais de voter pour elle[8].

Il importe ainsi d’identifier les verrous qui empêchent la constitution effective d’un Bloc populaire face au Bloc élitaire. Or, si l’on croit vraiment que le libéralisme macronien constitue une mauvaise nouvelle pour une bonne moitié de la population française, le contrer ne devrait pas paraître une tâche insurmontable. Je sais que je parle en un lieu où vous ne serez probablement pas d’accord, mais le principal obstacle n’est pas bien difficile à trouver : la division du bloc populaire se fait essentiellement sur l’immigration, thème que l’on doit diviser pour l’essentiel entre la question des flux migratoires et celle de l’intégration.

Durant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, dont bien sûr la question de la souveraineté nationale comme cadre démocratique. Ce moment-là a été marqué par sa progression dans les catégories populaires. Il a déplu à une bonne partie de la gauche. C’est un signe puissant. Il demeure que si le courant politique qu’il représente est unifié sur le refus de toute stigmatisation des personnes issues de l’immigration récente, intégrées dans une conception inclusive du peuple, on constate des orientations diverses sur la question aujourd’hui centrale des flux migratoires. Notons la vitalité d’un courant « no border » plus proche du Pape François que des positions traditionnelles du mouvement ouvrier. C’est un nœud de l’orientation à prendre pour ce courant politique : la gauche, ou bien le peuple.

En conclusion, une stratégie qui viserait à une conquête du pouvoir – il en existe d’autre, par exemple de constituer un pôle de gauche rénové capitalisant tranquillement sur au maximum un quart de l’électorat, sans visée hégémonique réelle – doit affronter des problèmes sérieux, et les résoudre sérieusement.

Une telle stratégie implique la constitution d’une hégémonie adverse à celle efficace, car cohérente, du macronisme. Celui-ci est un puissant catalyseur social. Son existence impose un effet de symétrie. Face à un bloc élitaire, un bloc populaire est une formule prometteuse. Qu’il puisse devenir hégémonique impliquerait cependant que l’on accepte qu’il soit populaire, et qu’il soit un bloc.


[1] Pour une présentation détaillée de la théorie des alignements électoraux, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Presses de Sciences Po, 2000.

[2] De cette convergence de la gauche et de la droite dites de gouvernement sur les sujets essentiels, au-delà de la mise en scène de leur dissensus, la couverture de Paris Match en mars 2005 offrait une image saisissante : François Hollande et Nicolas Sarkozy, souriants, côte à côte pour appeler les Français à voter « oui » au référendum sur le TCE.

[3] Le caractère inéluctable d’une restructuration de la vie politique française par l’alliance nécessaire des libéraux de gauche et de droite, à l’occasion de la présidentielle 2017, était expliqué dans Le Nouvel ordre démocratique, écrit au printemps 2015, avant que se soit déclaré Emmanuel Macron. Ceci pour souligner que la personnalité de celui-ci, aussi talentueuse soit-elle, a joué un rôle très subalterne dans l’événement.

[4] Voir entre autres la tribune publiée dans Le Monde du 21 février 2018, « La haute administration, le véritable parti présidentiel ».

[5] « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Karl Marx, Les Luttes des classes en France, 1850. Ironiquement, en 2017, la banque d’affaires, expression la plus pure du capital, sera représentée par elle-même.

[6] L’Illusion du bloc bourgeois, Bruno Amable et Stefano Palombarini, Raisons d’agir, mars 2017.

[7] Pour une analyse serrée de la production d’un tel discours à visée idéologique par les écoles de commerce, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[8] Problématique développée dans les conditions américaines par Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, éditions Agone, 2008.

Faillite des sondages, crise du PS, phénomènes Macron et Mélenchon : Entretien avec Jérôme Sainte-Marie

Crédit Photo :

Jérôme Sainte-Marie est politologue, et préside la société d’études et de conseil PollingVox. Il a récemment écrit Le nouvel ordre démocratique aux Editions du moment où il analyse la crise de confiance généralisée envers le système représentatif en France. Il a accepté de répondre à nos questions alors que les commentateurs traditionnels de la vie politique, dont les analyses ont été régulièrement démenties ces dernières années, font face à une remise en cause croissante de leur légitimité.


LVSL – Impossible de commencer sans évoquer la crise de légitimité que traverse actuellement le milieu du sondage politique. Que ce soit dans le cas du Brexit, des élections aux États-Unis ou de la primaire de la droite en France, les pronostics se sont presque toujours avérés faux. Vous dirigez vous-même un institut de sondage, comment analysez-vous cette situation ?

Jérôme Sainte-Marie – A l’évidence, et bien que les trois cas soient très différents, ce ne sont pas des performances remarquables pour les instituts de sondage ! Je ne parlerai que de ce que je connais bien, les études d’opinion faites en France. Même si j’avais pu écrire dans le Figaro peu avant le scrutin que la nature même de la primaire rendait les intentions très volatiles, je ne m’attendais pas à un tel écart entre les derniers sondages réalisés et le résultat final. La remontée de François Fillon avait été perçue, et commentée, mais son ampleur a étonné.

Le problème n’a pas été la taille de l’échantillon et la fameuse « marge d’erreur » qui en résulte, car les sociétés de sondage avaient fait l’effort d’interroger de 10 à 15 000 personnes à chaque fois pour en extraire ceux se disant certains de participer à la primaire. De ce fait, avec des échantillons d’environs 800 électeurs, on pouvait attendre des résultats fiables. Tout le problème fut, et l’on retrouve cela pour la primaire de la « belle alliance », que l’opinion ne se cristallise pas vraiment dans ce genre de campagne. Avec une offre politique assez semblable, il était vraiment très facile pour un électeur de droite d’aller de Sarkozy à Fillon en passant par Juppé, ou l’inverse. Les quatre millions d’électeurs étaient eux-mêmes, sociologiquement assez semblables, et d’une culture politique homogène. De plus, il est évidemment impossible pour une primaire d’utiliser les controversés mais bien utiles « redressements politiques », fondés sur les votes antérieurs déclarés.

J’insiste sur le fait que l’on retrouve exactement les mêmes fragilités pour la prochaine primaire. Or, vous l’aurez remarqué, les sondages dits d’intentions de vote, intitulé très abusif lorsque l’opinion n’est pas encore formée, exercent toujours la même fascination. J’ai bien noté la décision du Parisien (qui ne commandera plus d’enquêtes d’opinion jusqu’à l’élection présidentielle), et je la trouve assez étrange. Ce journal passe d’une consommation frénétique de micro-sondages à l’emporte-pièce, destinés selon toute apparence à faire parler du titre quelques heures, à une abstinence intégrale. C’est regrettable, car il existe de précieuses informations à tirer d’une étude d’opinion, lorsqu’elle est menée de manière rigoureuse.

LVSL – Ces derniers temps, Emmanuel Macron semble s’être installé dans le champ médiatique comme la nouvelle coqueluche. Il n’est pas le premier à jouir d’une telle exposition médiatique et de « bons sondages ». Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bulle ou d’un phénomène plus profond ?  

JSM – Distinguons les deux éléments de votre question. Tout d’abord, qu’Emmanuel Macron soit devenu l’enfant chéri des médias dominants n’a rien que de très logique. C’est un schéma constant. Dans les années 50 il y eu Pierre Mendès-France, puis dans la décennie suivante Valéry Giscard d’Estaing ministre, Jean Lecanuet un temps, et puis Michel Rocard dans les années 70. Dans le quinquennat qui s’achève, on a connu le même engouement avec Manuel Valls et, chacun veut l’oublier, Jérôme Cahuzac. C’est la figure classique du poulain politique dont s’entiche la superstructure – Karl Marx, toujours très clair, disait, dans les Luttes de classes en France, la Banque. Le produit politique de l’année, si l’on veut. Il faut qu’il parle bouleversement, et pourquoi pas révolution, terme chéri des banquiers d’affaires si l’on en juge par le titre du dernier ouvrage d’Emmanuel Macron, semblable au singulier près à celui de Matthieu Pigasse.  Et bien sûr, derrière ce tumulte,  il faut qu’il y ait une pensée parfaitement conforme aux intérêts dominants. Comme le Capital ne vote pas, il faut bien qu’il fasse voter. L’idée de l’alternance unique, pour reprendre le mot de Michéa, est pour lui la meilleure. Mais cette formule, le va-et-vient entre gauche libérale et droite libérale, est un peu épuisée. Alors il faut mimer une démarche antisystème…

Pour Emmanuel Macron le moment décisif sera selon moi courant février, lorsque les gens qui ne s’intéressent au jeu électoral que par intermittence, notamment parmi les catégories populaires, commenceront à faire leur choix. Il est tout à fait possible qu’alors Emmanuel Macron voit son niveau annoncé se rapprocher de son socle réel, les libéraux de gauche, soit moins de 10% du corps électoral. Après, les capacités d’auto-destruction du Parti socialiste sont telles qu’il pourrait devenir par défaut le candidat de la gauche de gouvernement. Ce serait assez ironique, mais pas totalement immérité.

LVSL – Une autre personnalité semble jouir d’un regain de popularité. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci s’appuie notamment sur une forte visibilité sur les réseaux sociaux, il connait d’ailleurs un succès inédit sur Youtube. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit possible de matérialiser cette popularité en réussite électorale ?

JSM – La configuration est là très différente. Il y a un électorat passé de Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il a rassemblé 11,1% des suffrages exprimés en 2012. C’était un score important, d’autant que la tentation du vote utile à gauche en faveur de François Hollande était très forte. Cela donne à penser sur la notion de vote utile, d’ailleurs. La radicalisation du discours politique libéral à droite lui donne une chance : comme les électeurs anticipent l’élimination de la gauche dès le premier tour, ils pourraient être tentés par un vote d’opposition, un vote qui prépare l’éventuel conflit social que provoquerait l’application du programme de François Fillon. Cela permet à Jean-Luc Mélenchon d’étendre son influence à gauche. Tout la question est de savoir s’il pourra aller au-delà, c’est à dire concilier ce signifiant épuisé, la gauche, avec le peuple, la multitude et, car la vie politique se joue dans un espace fini, la nation. Il le tente, et c’est cela pour moi l’originalité fondamentale. Les moyens d’expression qu’il s’est choisis – mélange de traditions et d’innovations, d’émissions classiques et de vidéos, etc – fonctionnent aussi parce qu’ils illustrent ce pari idéologique.

LVSL – La primaire du PS va bientôt avoir lieu. Dans un contexte de division de la gauche on constate de fortes disparités idéologiques entre les candidats et un affaiblissement historique de la social-démocratie. Croyez-vous que les élections de 2017 seront l’occasion de l’éclatement du PS et d’une recomposition de la gauche maintes fois annoncée ?

JSM – Je ne vois pas la même chose que vous. Où sont les disparités idéologiques ? L’espace politique de cette primaire est des plus réduits. Au fond, c’est ce qui reste quand on a soustrait Jean-Luc Mélenchon d’un côté, Emmanuel Macron de l’autre. Un peu comme si le Parti socialiste dans les années 1970 avait été amputé du CERES et de la nouvelle gauche. Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une compétition politique, on essaie de donner l’impression de clivages, on transforme les fissures en crevasses et les crevasses en abîmes. Chacun y trouve son compte, les candidats comme les médias. La réalité est que s’affrontent pour l’essentiel des gens ayant gouverné ensemble, et qui sont peu ou prou solidaires du bilan du quinquennat écoulé.

Pour parler d’avenir, si le candidat socialiste devait être battu dès le premier tour de la présidentielle, ce qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus vraisemblable, il y aura sans doute un phénomène très intéressant. Admettons que ce soit François Filon contre Marine Le Pen. En ce cas, je suis persuadé qu’une bonne partie des cadres éminents du Parti Socialiste seront tentés par une formule droito-compatible. Face à une candidate stigmatisée, il sera aisé d’habiller son arrivisme d’oripeaux républicains. D’ailleurs, et le second tour des élections régionales l’ont montré, les réflexes conditionnés fonctionnent encore dans l’électorat. Evidemment, tous n’iront pas, et l’on aura alors une possibilité réelle d’éclatement du Parti Socialiste, d’autant que celui-ci est fragilisé par ses déroutes électorales aux scrutins locaux, notamment les municipales.

Il se pourrait qu’il y ait un schéma trinitaire renouvelé par rapport à aujourd’hui. Non plus un duel gauche-droite avec un FN en tiers exclu, mais une opposition entre la droite (élargie aux réformateurs libéraux de tous bords) et le FN (sous une appelation renouvelée probablement, tenant l’union des souverainistes), avec une gauche recomposée, un peu comme Podemos ou le Labour actuel, occupant la position dominée mais irréductible qui est depuis trente ans celle du parti lepéniste. La campagne électorale est précisément l’occasion d’éviter ce schéma, ou, s’il se réalise, de faire en sorte qu’il existe encore un débouché politique pour ce que l’on appellera par habitude le mouvement ouvrier, ou le mouvement social. Il vaudrait mieux en ce cas, si je puis m’avancer sur ce point, éviter de s’enfermer dans ce signifiant « gauche ».