Expérimenter un capital de départ pour la jeunesse en 2022 ?

Face à la réémergence au XXIe siècle d’une société d’héritiers, dans laquelle l’origine sociale accentue les inégalités de destin et la mobilité sociale se réduit, il est impératif de mettre en œuvre des mécanismes correctifs ambitieux et innovants pour favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable. La campagne présidentielle de 2022 a d’ores-et-déjà fait émerger une idée partagée par de nombreux candidats, celle d’un « capital de départ » pour la jeunesse. Retour sur une idée pensée dans le sillage de la Révolution française, et que le prochain quinquennat pourrait enfin expérimenter.

Favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable

Dès avant la pandémie de Covid, nous vivions dans une société où un enfant de cadre dispose de 4 à 5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés, et où, réciproquement, l’origine sociale est le principal facteur pour expliquer l’appartenance à un ménage pauvre1. Dans le même temps, selon l’Observatoire des inégalités2, à l’heure où la moitié des indigents en France ont moins de 30 ans, le pays souffre d’importants écarts de patrimoine, les 10% les plus fortunés possédant en 2018 près de la moitié (46%) du patrimoine en France, les 40% les moins fortunés, environ 3%. Une minorité besogneuse se tuerait au travail pour se constituer une fortune ? Depuis les années 1980, c’est en réalité l’héritage qui joue un rôle de plus en plus disproportionné dans sa constitution. 80% des milliardaires français ont hérité de leur fortune, l’Hexagone étant en tête des pays dans cette catégorie — loin, bien loin du mythe des self-made men ayant accouché de leur richesse à la sueur de leur front3.

Or, commencer avec plus de patrimoine, ce n’est pas seulement avoir la sérénité de pouvoir mener des études supérieures sans se soucier de leur financement. C’est être davantage, à la faveur de donations, susceptible de créer ou de reprendre une entreprise, ou d’acquérir, via l’héritage comme la donation, un bien immobilier4. C’est aussi avoir plus de chances de réussir son projet de vie. Désormais, sans corrections majeures, ces fractures vont s’accentuer. Le moment est donc venu d’expérimenter un capital de départ pour la jeunesse.

Des « moyens pour commencer dans la vie »

L’idée n’est pas neuve : elle remonte à Thomas Paine (1737-1809), révolutionnaire américain d’origine anglaise s’illustrant aux États-Unis par ses idées puis comme député dans la France post-révolutionnaire, et qui propose de « créer un fonds national, duquel sera payée à chaque personne, parvenue à l’âge de 21 ans, la somme de quinze livres sterling, en compensation partielle, pour la perte de son héritage naturel, par l’introduction du système de propriété foncière »5. Pour lui, chaque individu né dans une société jugée inégalitaire – certains possédant des terres, d’autres non – devait hériter « de moyens pour commencer dans la vie ».

Dans ce texte, Thomas Paine ne s’érige pas en adversaire de la propriété mais veut défendre la cause de ceux qui en ont été privés par le hasard de la naissance. Il y observe en sus que l’émergence de la civilisation a produit une grande indigence et de l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres, et souhaite en corriger les injustices. « Chaque propriétaire, donc, de terre cultivée, doit à la communauté une redevance foncière (car je ne connais pas de meilleur terme pour exprimer l’idée) pour la terre qu’il détient ; et c’est de cette redevance foncière que le fonds proposé dans ce plan doit venir ».

Pour le révolutionnaire, le but poursuivi est d’« indemniser » ceux qui souffrent de la spoliation originelle créée par l’émergence de la propriété privée et qui a, depuis, généré « une sorte de pauvreté et de misère qui n’existait pas auparavant ». Pour compenser cette perte, Paine propose de distribuer 15 livres à tout citoyen majeur, soit de quoi acheter une vache et du matériel pour cultiver quelques acres de terre.

Un capital de départ au XXIe siècle

Au XXIe siècle, un patrimoine universel pourrait devenir la pierre angulaire d’une société dans laquelle ce vice du contrat social – naître nanti ou indigent – est corrigé, dans l’esprit de l’œuvre de John Rawls, grand penseur de l’État-providence, qui présente l’idée de la « justice comme équité »6. Pour Rawls, chaque personne doit avoir un droit égal aux libertés de base les plus étendues possible, mais compatibles avec des libertés similaires pour les autres. Par ailleurs, les inégalités sociales et économiques peuvent être tolérées du moment qu’elles offrent des bénéfices à tous, et particulièrement aux citoyens les plus désavantagés. Enfin, la société se doit de maintenir les charges et les positions, y compris élevées ou prestigieuses, accessibles à tous, dans l’esprit de juste égalité des chances.

Comme expliqué dans un ouvrage consacré au sujet7, un système de patrimoine universel n’empêche personne d’autre de réaliser son projet pendant que j’accomplis le mien avec le patrimoine que je reçois ; en ce sens, la liberté d’autrui et la mienne ne se heurtent en aucune façon, mais celles-ci sont bel et bien augmentées grâce à ce patrimoine, qui permet alors à chacun de réaliser des projets jusque-là plus difficilement atteignables.

Un patrimoine à l’usage balisé présente des avantages pour les plus démunis sous deux formes : directement, au travers du patrimoine lui-même et, indirectement, dans la mesure où il fait naître des citoyens plus instruits (grâce à l’éducation), une économie plus riche (grâce à l’entrepreneuriat) et une propriété plus étendue (via un accès accru à l’immobilier). L’amélioration serait nette pour les plus précaires puisqu’ils auraient plus d’opportunités de réaliser leur potentiel, indépendamment de leur milieu social d’origine.

Enfin, les citoyens ainsi rendus plus autonomes auraient des chances davantage égalisées d’occuper diverses positions et fonctions d’influence : un citoyen plus intelligent, plus prospère ou qui ne craint pas de perdre son toit pourrait dédier plus de temps à la vie publique ou politique, à défendre des causes qu’il juge importantes ou à user de sa liberté d’expression.

50 000 euros à 18 ans pour un master, une entreprise ou un toit

Ainsi, une formule ambitieuse offrirait à tout citoyen atteignant 18 ans 50 000 euros sur six ans, afin de lancer une entreprise, de payer pour les frais d’un master ou d’acquérir un toit. Une agence nationale pourrait aider les adolescents à anticiper l’arrivée de ce patrimoine en les informant quant à son usage.

À titre d’exemple, en 2022, près de 830 000 personnes atteindront la majorité. La première tranche annuelle de ce patrimoine décaissé sur six ans reviendrait alors à près de 7 milliards d’euros, et grimperait au fil des ans, à mesure que d’autres cohortes en bénéficieraient. 42 milliards seraient décaissés annuellement une fois que toutes les cohortes éligibles – près de 5 millions d’individus par an – en bénéficieraient. Des mécanismes de financements existent, et il s’agirait de milliards réinvestis dans l’économie.

Pour l’heure, les tentatives françaises n’ont pas abouti, peut-être par absence d’un large débat au sein de l’opinion. En 2009, une « dotation autonomie » (d’un maximum de 4000 euros) suggérée par Martin Hirsch, qui présidait alors une commission de concertation sur la jeunesse, n’avait pas obtenu l’adhésion de l’Elysée8. Plus tard, en 2016, Etienne Grass, conseiller du président François Hollande, a exploré une possible mise en œuvre9, la « dotation initiale dans la vie active » (d’un montant de 5000 euros), le dirigeant socialiste indiquant alors qu’il pourrait en faire un élément d’un agenda de second mandat.

Les baby bonds dans les pays anglo-saxons

Les travaillistes britanniques ont testé l’idée, Gordon Brown mettant en place des fonds expérimentaux (Child Trust Funds) dans les années 2000. Si la crise de 2008 et les bouleversements politiques y ont mis un terme, plus de 5 millions de Britanniques atteignant la majorité de septembre 2020 jusqu’à janvier 2029 sont éligibles à recevoir leurs parts des 9 milliards de livres de « baby bonds » détenus dans ces comptes ouverts à leurs naissances et abondés par le gouvernement en fonction du niveau de richesse de leurs familles10.

Et si, à la fin des années 1990, le débat est porté en Amérique par l’œuvre phare de Bruce Ackerman et Anne Alstott11 dans laquelle ils proposent une dotation de 80 000 dollars à chaque jeune majeur, somme à rembourser avant le décès afin de continuer à abonder un fonds dédié, il prend un nouveau tournant dans le sillage de la révolution Black Lives Matter, à partir de 2013, et des réflexions majeures qu’elle suscite sur le discours sur les « réparations » que réclament des intellectuels afro-américains face à l’enrichissement réalisé par la société américaine au travers de la mise en place, dès les débuts de la République, de l’esclavage. L’idée gagne du terrain chez les démocrates, et le sénateur Cory Booker a ainsi réintroduit en 2021 une proposition de baby bonds offrant jusqu’à 50 000 dollars à la majorité12.

Un impératif : proposer un montant élevé

Une sémantique diverse (patrimoine universel, aide individuelle, capital de départ, dotation initiale, héritage pour tous) cache une divergence de fond parmi les défenseurs de l’idée : son montant. En résumé, certains l’imaginent plus proche de 5000 euros, d’autres, de 50 000 euros. Pour y voir plus clair, on peut convoquer la pensée de Samuel Moyn, professeur à Yale, qui a renouvelé la réflexion sur la lutte en faveur de l’égalité13. Reprenant l’histoire de cette lutte des Jacobins à nos jours, il en classe les acteurs et mouvements majeurs entre partisans de deux idéaux de justice, de deux impératifs de distribution, à savoir un minimum d’autonomie (sufficiency) ou l’égalité (equality) – entre ceux qui estiment qu’il faut simplement distribuer « assez » pour permettre de dépasser le seuil de pauvreté et ceux jugeant qu’il faut faire davantage pour atteindre l’égalité, voire peut-être établir un plafond des inégalités. Moyn est clair : assez… n’est pas assez : un monde dans lequel des besoins de base sont pris en compte n’empêche pas le maintien d’énormes hiérarchies, et peut même se scinder en deux sociétés, avec des modes de vie différents, « les riches dominant leurs inférieurs économiques »14. C’est au reste un risque qui guette un pays comme la France du XXIe siècle.

Or, de nos jours, 5000 euros ne sont pas « assez ». Que l’on songe à cinq années de master, à l’apport pour une propriété15, au démarrage d’une entreprise : que ferait-on avec un si modeste pécule pour lancer une initiative s’inscrivant dans la durée et devant pouvoir définitivement arracher les individus à leur condition d’origine ? Qui, dans la frange aisée de la population, considérerait que c’est une somme conséquente pour mener un projet majeur sur plusieurs années, et dès lors, pourquoi penser que des personnes accumulant davantage d’obstacles économiques pourraient réussir en se contentant de peu ? À l’inverse, 50 000 euros pour permettre à chaque individu de bien démarrer sa vie, serait-ce si cher payé ? Une somme revue à la hausse, vers la réalisation de l’égalité, est bel et bien un impératif.

Remédier au risque de profondes inégalités en 2030

L’idée revient aujourd’hui en force dans le contexte de l’élection présidentielle de 2022, plusieurs candidats ayant présenté des formules diverses d’un capital de départ. Ainsi, Anne Hidalgo propose une dotation en capital de 5 000 euros qui doit être attribuée à chaque jeune à ses 18 ans « pour lui permettre de financer ses projets professionnels et personnels ». Jean-Luc Mélenchon offre le montant le plus généreux puisqu’il « veut verser aux jeunes de plus de 18 ans et aux lycéens professionnels : 1063 euros par mois pour tous ». Christiane Taubira entend pour sa part « créer la dotation pour l’autonomie des jeunes qui garantira à chacun pendant cinq ans 800€ mensuels », ainsi que jusqu’à 20 000 euros pour un « capital de projet » : une « Agence des Jeunesses de France qui se sera rattachée au ministère de l’enseignement supérieur sera chargée d’étudier la nature des projets présentés ». Et si le programme du probable candidat Emmanuel Macron n’est pas connu, son parti avait esquissé une prise de position sur le sujet, Stanislas Guerini proposant « un « prêt » de 10 000 euros pour chaque jeune de 18 à 25 ans ». La presse indique aujourd’hui que l’équipe de campagne étudie une piste qui se concentrerait uniquement sur les jeunes les plus modestes, et potentiellement avec des contreparties.

Justement : la reproduction sociale risque de s’accentuer d’ici 2030, dans la mesure où les destins des uns et des autres dépendront moins de la trajectoire des revenus individuels et davantage de l’importance des héritages reçus des baby-boomers16. Avec un patrimoine universel, il existerait un outil correctif innovant, favorisant l’émancipation de chacun de manière équitable.

En ce sens, le prochain quinquennat est crucial pour prévenir la métamorphose de la France en une société du privilège et pour garantir à sa jeunesse de pouvoir bien démarrer sa vie. Il pourrait, a minima et pour à peine quelques millions d’euros, constituer un moment exceptionnel pour expérimenter cette idée grandeur nature auprès d’une centaine de jeunes et d’ores-et-déjà évaluer ce faisant l’impact de ce qui ne peut être qu’une idée d’avenir dans un contexte de hausse des inégalités.

[1] « Nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie », France Stratégie, note d’analyse publiée en juillet 2018.

[2] Observatoire des inégalités, Rapport sur les riches en France, 2020.

[3] «The billionaire boom: how the super-rich soaked up Covid cash », The Financial Times, 13 mai 2021.

[4] « Inégalités de patrimoine entre générations : les donations aident‑elles les jeunes à s’installer ? », Luc Arrondel, Bertrand Garbinti, et André Masson, Insee, 2014. [1] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[5] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[6] John Rawls, Théorie de la justice, Points, 2009 [1971].

[7] Niels Planel, Abolir l’inégalité – 3 propositions radicales, Librio, 2019.

[8] « La dotation en capital pour les jeunes ne convainc pas l’Elysée », Les Échos, 1er juillet 2009.

[9] Etienne Grass, Génération Réenchantée, Calmann-Lévy, 2016. 

[10] « £9bn bonanza begins as child trust funds come of age», The Guardian, 22 août 2020.

[11] Bruce Ackerman et Anne Alstott, The Stakeholder Society, Yale University Press, 1999.

[12] « Booker reintroduces ‘baby bonds’ bill to give all newborns a $1K savings account», Politico, 4 février 2021.

[13] Samuel Moyn, Not Enough – Human Rights in an Unequal World, Harvard Belknap Press, 2018.

[14] Ibid., p. 4

[15] Il faut de nos jours un apport de 34 439 Euros pour un bien d’un prix moyen. Cf. « En 2020, l’immobilier amorce un lent rééquilibrage des grandes villes vers les périphéries et les villes moyennes », Le Monde, 4 janvier 2021.

[16] « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, note d’analyse n° 51, janvier 2017.

Pour favoriser la redistribution, taxer les grosses donations

© Mathieu Stern

Alors que l’épargne des Français a significativement augmenté en 2020 et que de nombreux jeunes se trouvent en grande précarité, le ministre de l’Économie prétend avoir trouvé la solution : défiscaliser les donations pour faire circuler cette épargne. Pourtant, aujourd’hui, un couple peut déjà transmettre près d’un million d’euros à ses deux enfants sans payer d’impôts. La défiscalisation supplémentaire proposée par Bruno Le Maire ne profiterait donc qu’à une poignée de jeunes « bien nés », qui ne consommeraient même pas cet afflux d’argent supplémentaire dont ils n’avaient pas besoin. Sans impact sur la relance de l’économie, cette mesure s’apparente donc à un énième cadeau pour les riches.

Les restrictions liées à la crise sanitaire ont bouleversé la situation financière des ménages français : puisqu’ils ne pouvaient plus consommer que des biens de « première nécessité », les Français ont beaucoup moins dépensé, et ce, quel que soit leur niveau de richesse. À l’inverse, les revenus ont été préservés pour la majorité des personnes, notamment grâce au télétravail et aux dispositifs d’aide comme le chômage partiel et les fonds de solidarité. Mécaniquement, cette baisse des dépenses et ce maintien des revenus ont donc provoqué une hausse de l’épargne des ménages, comme le documente le Conseil d’Analyse Économique. La Banque de France estime ainsi le surcroît d’épargne à hauteur de 110 milliards d’euros pour 2020, auxquels devraient s’ajouter environ 55 milliards en 2021. Des chiffres très souvent évoqués dans les médias, mais rarement analysés de plus près.

En 2020, un surcroît d’épargne… chez les ménages aisés et âgés

Certes, l’épargne globale a augmenté, mais les montants varient fortement selon le niveau de revenu, en raison de comportements de consommation différents. Dans une note de conjoncture, l’INSEE montre en effet que la baisse de la consommation en 2020 a davantage touché les plus riches, en particulier au moment du premier confinement : en avril 2020, les 10 % des ménages les plus aisés ont ainsi réduit leur consommation de 55 %, alors que les 30 % les plus pauvres l’ont réduite de 40 %. Ensuite, la consommation des ménages plus modestes a fortement rebondi à l’été, alors que cette reprise a été plus modérée pour les ménages les plus riches qui continuaient donc d’accumuler de l’épargne supplémentaire. Au second confinement, des tendances similaires ont à nouveau été observées, mais dans une moindre mesure. Ces différences s’expliquent par la structure de consommation des ménages : la majorité des dépenses des plus pauvres est nécessaire ou contrainte (loyers, nourriture, électricité, forfaits, etc.) tandis que ces dépenses imposées pèsent moins lourd dans le budget des plus riches, qui dépensent davantage en proportion pour des activités récréatives (vacances, sorties, etc.) très affectées par les restrictions.

Les 10 % les plus riches concentrent la moitié du surcroît d’épargne en 2020.

Ces différences de consommation entre riches et pauvres s’ajoutent aux inégalités de revenus : l’épargne accumulée pendant le confinement est donc répartie de manière très inégalitaire. Le Conseil d’Analyse Économique estime ainsi que 70 % du surcroît d’épargne est détenu par 20 % des ménages les plus aisés, les 10 % les plus riches concentrant même la moitié de ce magot. En terme de sommes épargnées, cela revient à plus de 10 000 euros mis de côté pour les 25 % les plus riches en 2020, alors que l’épargne des 20 % les plus pauvres avait même légèrement diminué entre mars et août 2020 !

Les inégalités d’épargne apparaissent également entre générations. Plus exposés aux dangers du virus et sortant donc moins, les plus de soixante ans ont davantage réduit leur consommation, même hors périodes de confinement. Les ménages de plus de 60 ans, qui ont davantage tendance à posséder de l’épargne financiarisée, ont par ailleurs bénéficié de la hausse des cours boursiers en 2020. De la même façon, les plus de 40 ans, qui ont généralement des revenus salariaux supérieurs et des emplois moins exposés que les plus jeunes, ont eux aussi davantage mis de côté. L’épargne accumulée pendant les périodes de confinement se trouve donc principalement entre les mains des ménages riches et âgés.

La réponse du gouvernement pour relancer la consommation

Afin de relancer la croissance de l’économie française, le gouvernement souhaite transformer cette épargne inactive, généralement accumulée sur des comptes courants et des livrets d’épargne, en consommation des ménages. En effet, avec la levée des restrictions sanitaires, la consommation devrait constituer le moteur de la reprise économique en France, dont la dépense de ces dizaines de milliards épargnés serait alors un levier important. Cependant, la répartition de cette épargne ne paraît pas optimale, puisqu’elle est détenue principalement par des personnes riches et âgées, dont la propension marginale à consommer, c’est-à-dire la probabilité de consommer plus, est relativement faible.

L’idée, avancée notamment par Bruno Le Maire, est donc de faire circuler cet argent à destination des jeunes, dont l’épargne accumulée a été plus faible en 2020 et qui dépenseraient ou investiraient cet argent de manière plus importante que leurs aînés. À cette fin, la piste évoquée vise à encourager les transmissions d’argent entre générations par un allègement de la fiscalité des droits des donations : de nouvelles exemptions pourraient être mises en place et les niveaux d’abattement seraient relevés. Cette mesure aurait également pour but de compenser les sacrifices auxquels les jeunes se sont astreints pendant la crise sanitaire pour protéger en premier lieu les personnes âgées : « Ça me paraîtrait juste. Les jeunes sont ceux qui ont le plus trinqué dans cette crise » indique ainsi le ministre de l’Économie.

Le gouvernement souhaite donc poursuivre une opération entamée à l’été 2020 : face à l’urgence de la crise, la majorité présidentielle avait voté une réduction d’impôt sur les donations sous la forme d’un abattement supplémentaire. Supposée temporaire, elle devait normalement s’arrêter en juin 2021. Mais elle sera vraisemblablement prolongée…

Des donations déjà largement défiscalisées, au bénéfice des plus riches

Cette proposition gouvernementale défiscaliserait donc encore davantage les donations, pourtant déjà largement exonérées d’impôt en France. Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». Les enfants peuvent en effet recevoir jusqu’à 100 000 euros par parent sans avoir à payer d’impôt sur cette donation, avec une remise à zéro du compteur tous les 15 ans. Depuis l’été 2020, les parents peuvent même donner 100 000 euros supplémentaires non imposables à leurs enfants pour créer ou développer leur entreprise, ou pour construire ou rénover leur résidence principale. Et 31 865 euros peuvent s’ajouter via des dons familiaux de sommes d’argent pour chaque parent et grand-parent. Au total, un couple avec deux enfants peut donc transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt !

Alors oui, les jeunes ont « trinqué ». Mais pas celles et ceux qui peuvent déjà recevoir 463 730 euros « seulement » de leurs parents (pour chacun des parents, 100 000 + 100 000 + 31 865 = 231 865 euros ; à noter que certains de ces abattements sont en plus remis à zéro au bout de 15 ans, ce qui permet aisément au cours d’une vie de transmettre plus d’un million à chacun de ses enfants en toute franchise d’impôt), auxquels peuvent s’ajouter 127 460 euros des grands-parents (31 865 euros pour chacun des grands-parents), soit un total de près de 600 000 euros en toute franchise d’impôt ! Une étude de l’institut Élabe a montré qu’un jeune sur deux a réduit ses dépenses alimentaires ou sauté un repas au deuxième semestre de 2020, souvent parce que ses parents n’ont pas pu l’aider. Changer la fiscalité des donations ne résoudra aucunement les problèmes de précarité de la jeunesse. En effet, selon le laboratoire d’idées Intérêt général, les trois quarts des ménages n’ont jamais reçu de donations et plus de la moitié s’attend à ne jamais recevoir ni héritage, ni donations. Les jeunes en difficulté économique font partie de cette catégorie pour laquelle les modalités de taxation des donations importent peu, les parents n’ayant malheureusement aucun patrimoine à transmettre.

En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

Par ailleurs, l’efficacité économique d’une telle mesure apparaît très incertaine. Les jeunes héritiers qui bénéficieraient de ces donations supplémentaires ne transformeraient pas ce nouvel afflux d’épargne en consommation, mais auraient davantage tendance à augmenter encore leur patrimoine. Loin d’être dans le besoin, ces jeunes investiraient l’argent en immobilier ou sur les marchés financiers, comme le fait déjà une partie d’entre eux, creusant encore plus les inégalités au sein des générations. De plus, un cadeau fiscal sans contrepartie pour relancer la consommation des jeunes riches n’assure pas que ces dépenses s’inscrivent dans une logique de croissance économique durable. En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

En outre, les donations sont davantage reçues par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, comme le montrent les travaux de Céline Bessière et Sibylle Gollac, également interrogées dans nos colonnes. Augmenter la défiscalisation des donations renforcerait donc les inégalités de genre existant déjà au sein de la jeunesse, tout en créant un effet d’aubaine pour les plus riches.

La nécessité d’une fiscalité redistributrice

Pour toutes les raisons évoquées précédemment, l’allègement de la fiscalité des donations ne permettra donc pas le rebond de la consommation ; pour cela, il faudrait plutôt prendre des mesures ciblant les classes populaires et moyennes. Si ces dernières épargnent, c’est surtout en raison d’un profond déficit de confiance en l’avenir : les incertitudes autour du chômage en hausse, de la situation sanitaire ou environnementale n’incitent pas les classes moyennes à dépenser leur argent. Dans ces circonstances, on comprend leur volonté de se protéger de futures menaces pour leur niveau de vie. Pour restaurer cette confiance et leur consommation, le gouvernement doit leur montrer un soutien particulièrement fort, en garantissant par exemple la prolongation du chômage partiel, un maintien élevé des allocations chômage, la création d’emplois publics et de projets d’investissement pour renforcer l’emploi dans les entreprises de manière compatible avec la transition écologique. Tout l’inverse de la direction prise actuellement. Ce sont pourtant les conditions pour stimuler la consommation des classes moyennes, en mobilisant notamment l’épargne accumulée.

Pour les ménages les plus pauvres, la situation économique est plus compliquée encore puisqu’ils n’ont pas du tout pu épargner pendant la crise sanitaire. Face à la hausse de la précarité engendrée par la crise, un soutien financier supplémentaire apparaît nécessaire, soutien dont il est certain qu’il sera réinjecté sous forme de consommation dans la relance de l’économie française. Puisque, par ailleurs, des milliards ont été épargnés par les plus riches et ne contribuent pas à la reprise économique, la fiscalité redistributive apparaît à la fois efficace économiquement et juste socialement. Des économistes, tels que Thomas Piketty, défendent une meilleure circulation des montants épargnés, non pas à destination uniquement des jeunes les plus aisés comme le propose le gouvernement, mais à destination de tous les jeunes. Cela répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Ce soutien pourrait par exemple prendre la forme de « chèques verts », défendus par les économistes Daniel Cohen, Philippe Martin, Madeleine Péron et Thierry Pech : avec ces chèques « valables pour une période limitée permettant d’acheter exclusivement des biens et services jugés respectueux de l’environnement », la consommation des ménages les plus modestes pourrait être stimulée de manière compatible avec la transition écologique. Une taxe unique sur l’épargne accumulée par les ménages les plus aisés pendant les confinements, redistribuée aux plus pauvres, pourrait donc mieux répondre aux objectifs du gouvernement de reprise de la consommation qu’un allègement de la fiscalité sur les donations.

Taxer l’épargne COVID pour la redistribuer répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Au contraire de la proposition du gouvernement qui s’apparenterait à un nouveau cadeau aux plus riches, une autre réforme de la taxation des transmissions est envisageable, à la fois plus juste et plus efficace économiquement. En premier lieu, il s’agirait d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages, pour prendre en compte l’ensemble des sommes reçues tout au long de la vie par une même personne, comme le détaille la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt général. Les montants transmis pourraient alors être exonérés d’impôt jusqu’à 117 000 euros (patrimoine net médian), puis taxés progressivement au-delà. De plus, le barème actuel est grevé de diverses exonérations, qui ne profitent qu’aux plus riches, puisqu’elles ne s’appliquent que pour des montants de transmissions élevés ; ces niches fiscales devraient simplement être supprimées. Même les « Jeunes avec Macron » proposent de taxer davantage les gros héritages, à rebours des propositions de leur ministre de l’économie !

Le barème progressif permettrait de récolter des recettes fiscales supplémentaires, de façon à les redistribuer à la jeunesse durement frappée par la crise. Un collectif de chercheurs, parmi lesquels Thomas Piketty et Camille Herlin-Giret, a par exemple proposé de financer un RSA jeunes avec de telles mesures. En outre, cette réforme correspondrait à l’efficacité économique recherchée par le ministre de l’Économie : si l’épargne, les donations et l’héritage étaient davantage imposés, les gros épargnants seraient en effet plus incités à consommer leur argent, ce qui le ferait circuler dans l’économie. Les sommes prélevées seraient redistribuées à tous, favorisant l’économie française, réduisant les inégalités de patrimoine et améliorant la condition financière des ménages les plus modestes. Il s’agirait d’une réforme juste et efficace, à l’inverse de celle actuellement proposée.

Soulèvements en Thaïlande : le voisin chinois veille au grain

Rassemblement étudiant à Chang Mei ©GoodMondayShoot

La Cour Constitutionnelle thaïlandaise a blanchi le général putschiste Chan-o-Cha le 2 décembre dernier, lui permettant de conserver son poste de Premier Ministre. Des milliers de manifestants demandent son départ depuis le milieu de l’été, répondant à l’appel de leaders étudiants. Légitimé par les élections de 2019 qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir, Chan-o-Cha a organisé une répression féroce dans le pays avec la complicité de la monarchie. C’est tout ce système de collusion entre élites (ce que les Thaïlandais appellent l’Ammatayathipatai) que les manifestants thaïlandais entendent aujourd’hui mettre à bas. 


[Pour une mise en contexte la situation politique en Thaïlande, lire sur LVSL, du même auteur : « Une nouvelle victoire de la junte militaire libérale »]

Une remise à plat du système politique

Les manifestants, mobilisés malgré la forte répression[1]qui a franchi un nouveau seuil récemment avec l’utilisation de balles réelles faisant six blessés, réclament en effet un changement profond du système politique thaïlandais. L’instrumentalisation de la crise sanitaire, utilisée pour justifier l’interdiction des rassemblements malgré le faible nombre de cas recensés a participé à accroître la défiance envers le régime de Chan-o-Cha. Par ailleurs, à deux occasions en 20 ans, le pouvoir issu des élections a été confisqué par l’armée avec l’approbation du pouvoir royal. En 2006 et en 2014, l’arrivée à la tête de l’État de l’opposition – le frère puis la sœur Shinawatra – s’est soldé par un coup d’État et la reprise en main du gouvernement par les forces militaires.

Les hautes sphères de la société thaïlandaise, on le voit, s’arrogent donc le droit de se substituer au scrutin populaire si celui-ci ne sert pas ses intérêts, ceux d’une classe libérale urbaine et bourgeoise. Depuis la nouvelle constitution de 2016, les pouvoirs du roi – qui passe pourtant le plus clair de son temps en Bavière sans se soucier de son pays – ont été considérablement étendus tout comme ceux du Sénat. Les 250 membres de cette assemblée sont tous choisis par l’armée.

Manifestants exigeant la libération d’un leader du mouvement près de Bangkok, Thailand, 10 août 2020. REUTERS/Jorge Silva

Les trois principales demandes exprimées le 18 juin et plébiscitées par les manifestants ont donc logiquement été l’écriture d’une nouvelle constitution, la dissolution du Parlement et la fin de la répression des opposants. Cette dernière revendication intervient dans le contexte de l’état d’urgence – prorogé pour la 8ème fois jusqu’au 15 janvier– sous prétexte de lutter contre l’épidémie de COVID-19. Les dispositions les plus polémiques de cet état d’exception sont principalement l’interdiction de se rassembler en public mais aussi l’interdiction des « médias qui pourraient effrayer la population ou déformer la réalité »[2]. Enfin, les étudiants ont réclamé plus tardivement une réforme de la monarchie, jusqu’à ce que cela devienne la cause centrale des mobilisations ces dernières semaines.

Ce dernier point interpelle. La société thaïlandaise fait en effet partie des plus traditionnelles d’Asie, et la légitimité de la monarchie n’y est que peu remise en cause. Les manifestants désirent ainsi revenir sur l’extension des pouvoirs du roi actée en 2016. Si les manifestations sont soutenues par les classes rurales, ouvrières et les dirigeants syndicaux thaïlandais, les images des manifestations ont surtout montré que c’était la jeunesse urbaine qui se mobilisait fortement. La fracture sociologique avec les manifestations de 2014 est évidente; celles-ci étaient surtout composées de ruraux ou de « paysans urbains » [3]: « ces migrants de l’intérieur qui occupent des emplois non qualifiés dans la région de Bangkok tout en maintenant des liens forts avec leur village d’origine ». La sociologie de la contestation thaïlandaise a donc évolué pour toucher des couches différentes de la population, plus jeune et plus urbaine, aidée en cela par les technologies numériques. Le mouvement n’a pas de dirigeant défini si ce n’est un groupe d’étudiants à l’origine des trois demandes du 18 juin appelé « Free Youth ». 

La proximité chinoise, obstacle à de nouveaux développements politiques

La Thaïlande a une longue histoire récente de contestations comme en témoignent les affrontements entre partisans et opposants au coup d’État de 2006. Cependant, le gouvernement ne semble pas prêt à céder et les manifestations sont jusqu’ici restées sans écho. Les arrestations arbitraires sont légion comme celle d’Anon Nampa, avocat, ou Jutatip Sirikhan, leader étudiante, le 2 septembre. L’instrumentalisation de la justice est également dénoncée, qualifiée de « harcèlement judiciaire » par les manifestants. Les revendications les plus récentes des manifestants se sont notamment axées sur l’article 112 de la Constitution qui punit les crimes de “lèse-majesté”. Cet article a été massivement utilisé pour emprisonner les leaders de la révolte. L’intransigeance du pouvoir est renforcée par ses liens avec le régime chinois.

La Chine a en effet des intérêts économiques et politiques dans la région et la junte militaire thaïlandaise semble bien décidée à s’aligner sur l’agenda de Xi Jinping. De nombreux observateurs comme Arnaud Dubus[4], ancien correspondant de Libération à Bangkok, ont noté que le coup d’Etat de 2014 a signé un rapprochement fondamental entre les deux nations. D’un point de vue économique d’une part, le gigantesque projet de la Belt and Road Initiative (BRI) – les « Nouvelles Routes de la Soie » – pourrait en effet être contrarié par une alternance politique.

Cela s’était produit en 2018 quand le nouveau premier ministre de Malaisie Mahatir Muahamad avait bloqué des investissements liés à la BRI et dénoncé une forme de néocolonialisme chinois. En 2017, la construction de la ligne de chemin de fer transnationale voulue par la Chine et traversant la Thaïlande a été mise en place au forceps par la junte. Beaucoup ont en effet vu un traitement de faveur dans l’absence d’appel d’offres menant à l’attribution du projet à une entreprise d’État chinoise et l’impossibilité d’examen du projet par l’organe habituellement compétent. Arnaud Dubus note également que « Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économiquement dans ce projet (à propos d’un autre projet d’aménagement chinois en Thaïlande, NDLR) […] Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités »[4].

Poignée de main entre Chan-o-Cha et Xi Jinping lors d’une rencontre bilatérale à Pékin, 2014, © Reuters

Le volet militaire a également soudé la coopération avec la Thaïlande avec l’achat de nombreux engins et des entraînements communs des deux armées. L’achat récent par la Thaïlande de deux sous-marins à la Chine sur fond de pandémie – et donc de resserrement budgétaire – a également suscité la colère de la population. Le rapprochement entre les deux pays permet ainsi à la junte de se légitimer au niveau régional en commerçant avec le géant chinois et à ce dernier de mener à bien ses projets sans être empêché. La Chine est en effet le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Thaïlande, ce qui fait de l’alignement une position stratégique pour elle. Le rapprochement a de plus été facilité par le rejet occidental de la Thaïlande au moment du coup d’État militaire, là où la Chine n’accorde pas autant d’importance aux respects de principes démocratiques. Sur le plan géopolitique enfin, les deux chefs de gouvernement se sont montrés de plus en plus proche, Xi Jinping disant même lors d’un entretien téléphonique avec Chan-o-Cha que la Chine et la Thaïlande étaient « aussi proches que les membres d’une même famille »[5].

Il semble donc complexe d’envisager aujourd’hui l’élaboration d’un nouveau pacte politique en Thaïlande. Le contrôle de l’appareil d’État par les militaires – placés à des postes stratégiques depuis le coup d’État de 2014 – ainsi que la proximité chinoise soucieuse de préserver un gouvernement qui lui est très favorable semblent bloquer, à court terme, toute perspective de reconquête des libertés publiques.

Le cas thaïlandais n’est pas isolé dans la région. La progression des intérêts économiques de la Chine s’observe également au Laos ou au Cambodge. Cette domination est assumée à demi-mot par le pouvoir chinois qui expliquait vouloir créer une « communauté de destins » par le biais de la Belt and Road Initiative.

[Lire sur LVSL les articles de notre dossier « Comment la Chine change le monde »] 

 Sources :

[1] Human Rights in Asia-Pacific, Review of 2019, rapport d’Amnesty international, 2020
https://www.amnesty.org/en/documents/asa01/1354/2020/en/

[2] Govt to evoke emergency rule, Bangkok Post, 25/03/2020, https://www.bangkokpost.com/thailand/general/1885700/govt-to-invoke-emergency-rul

[3] Douzième coup d’Etat en Thaïlande, D. Camroux, Le Monde Diplomatique, 2014
https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/CAMROUX/50617

[4] La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux, A. Dubus, MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018

[5] President Xi Jinping Speaks with Thai Prime Minister Prayut Chan-o-cha on the Phone, site du Ministère des affaires étrangères chinois, 14/07/2020
https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1797958.shtml

Les jeunes sont-ils vraiment dépolitisés ?

School Strike 4 Climate Demonstrations Zagreb

La France, comme de nombreux pays partout sur la planète, connaît un fort recul de la participation électorale chez les 18-25 ans. Si l’on peut croire que nombreux sont ceux qui s’abstiennent par désintérêt total de la sphère politique, on assiste cependant à une recrudescence des mouvements sociaux impliquant la jeunesse. Alors, faut-il voir dans les positions contradictoires de la jeunesse un réel manque d’intérêt pour la politique ou un simple « ras-le-bol » des institutions et de ses représentants ?


 

Manque de temps, manque d’informations, sentiment d’injustice ou encore de non-importance… De plus en plus de jeunes choisissent l’abstention. En France, lors des dernières élections présidentielles, moins de deux jeunes sur dix ont voté aux deux tours de la présidentielle de 2017. Un phénomène qui se répète dans plusieurs autres pays occidentaux, comme au Canada, où 67 % des jeunes se sont déplacés aux élections fédérales de 2015, contre 84% pour le reste de la population. Autre exemple, l’Angleterre, où seulement 44% des jeunes Britanniques ont pris part au renouvellement du Parlement en 2010. Une situation semblable aux Etats-Unis, notamment en Californie, où les dernières élections n’ont attiré que 8,4% de l’électorat des moins de 25 ans.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette défiance des jeunes vis-à-vis du politique. En premier lieu, les dernières années n’ont été que très peu marquées par des mobilisations de grande ampleur, à l’image de mai 68, de la loi Devaquet, du « plan Juppé », ou encore plus récemment contre du Contrat Première Embauche (CPE) de 2006, mobilisations qui avaient rassemblé chacune plusieurs millions de personnes. Cela a son importance, puisque, comme en témoigne le mouvement des Gilets Jaunes, un soulèvement populaire s’accompagne généralement d’une politisation massive et rapide de la population. Par ailleurs, les défaites successives des dernières grèves et manifestations, constituent une autre explication du non-engagement des jeunes, tant au niveau politique, (que ce soit dans l’opposition ou non), que syndical. Le fort niveau d’implication qu’un tel engagement engendre, pour finalement, n’obtenir que peu de résultats, a de quoi décevoir. Un constat que partage la sociologue Anne Muxel, dans le hors-série du mensuel Sciences Humaines, Où va la France ? : « N’ayant connu que les crises sociales, économiques et aussi politiques taraudant la société française depuis une bonne trentaine d’années, les jeunes sont de fait porteurs d’une défiance globale ».

Ce ressenti trouve également sa source dans le sentiment de manque de représentation et de considération des différents élus, mais également dans un fort sentiment d’invisibilité des politiques publiques dans la vie quotidienne des jeunes. Les dernières mesures du gouvernement, baissant les APL de 5 euros pour les étudiants principalement, accompagnées de petites phrases cyniques telles que « Si à 18 ans (…) vous commencez à pleurer pour 5 euros, qu’est-ce que vous allez faire de votre vie ? », de la députée de la majorité Claire O’Petit, ne fait que renforcer ce sentiment de fracture entre une classe politique déconnectée et une jeunesse de plus en plus en proie à des difficultés économiques et sociales. Ainsi, en 2011, une enquête co-réalisée entre le CSA et de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) révèle que 75% des jeunes pensent « qu’ils ne sont ni entendus, ni reconnus dans la société, et ne se sentent pas respectés par les responsables politiques ».

75% des jeunes pensent « qu’ils ne sont ni entendus, ni reconnus dans la société, et ne se sentent pas respectés par les responsables politiques ».

Malgré tout, certains jeunes ont choisi une voix plus traditionnelle d’expression politique. En France, par exemple, 1/3 des 18-25 ans a voté Mélenchon aux élections présidentielles, porteur d’un vrai espoir pour la jeunesse. De l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis,  Bernie Sanders, qui briguera prochainement la place du représentant des démocrates pour les élections présidentielles de novembre 2020, est soutenu par une grande partie de la jeunesse américaine. Un programme qui suscite de l’espoir dans  la jeunesse, au point de vouloir s’engager dans la politique.  L’exemple le plus significatif est la montée en puissance d’Alexandra Ocasio-Cortez, élue au Congrès en 2018, à seulement 29 ans, ce qui fait d’elle la plus jeune élue du Congrès américain. Ambassadrice du Green New Deal, aux côtés de Bernie Sanders, elle est promise à une belle carrière politique avec ses discours très engagés, comme on a pu le voir récemment contre Marc Zuckerberg.

Néanmoins, là où la jeunesse reste le plus active, c’est dans les mouvements sociaux ou soulèvements populaires partout dans le monde. Preuve en est, de plus en plus de mouvements sociaux mondiaux de ces dernières années sont amorcés par les jeunes eux-mêmes. À commencer par le Printemps arabe, en 2011, débuté par une jeunesse tunisienne en quête de liberté et de démocratie. Grâce aux réseaux sociaux, la génération Y a rapidement révolutionné l’ensemble de la région du Maghreb. Sur fond de revendications économiques, avec une jeunesse sacrifiée qui n’a que très peu accès à l’emploi, les revendications des peuples vont largement dériver vers des demandes plus politiques, à savoir la demande croissante de démocratie et de participation à la vie de la société.

Autres temps, autre pays et autre revendications: le Printemps érable au Québec, en 2012, au cours duquel la jeunesse québécoise se soulève pour un autre enjeu primordial : l’accès à l’éducation pour le plus grand nombre. Un mouvement imité en France en 2018, avec les multiples manifestations contre la réforme de Parcoursup qui a mobilisé aussi bien des lycéens que des étudiants. Autre exemple, le soulèvement populaire à Hong-Kong, où la jeunesse est présente en masse pour faire face à un projet d’extradition des citoyens hongkongais vers la Chine. Plus généralement, que cela soit au Chili, au Liban ou encore en Irak, tous les soulèvements populaires actuels sont basés sur une forte implication de la jeunesse. Mais la mobilisation qui rassemble le plus ces derniers temps reste les différentes manifestations en faveur du climat, avec le mouvement Youth Climate, Greta Thunberg en tête. Lors des deux dernières grèves du climat, le 20 et 29 septembre dernier, 7 millions de jeunes ont manifesté partout à travers le monde. Face aux réactions timides des autorités internationales, les jeunes se saisissent eux-mêmes de la question environnementale, aussi bien pour sensibiliser l’opinion publique sur ce sujet, que pour instaurer un rapport de force avec les politiques et les forcer à se soucier enfin de l’enjeu principal des années à venir.

Qu’ont en commun tous ces mouvements que l’on a vu apparaître ces dernières années ? Les réseaux sociaux et leur utilisation. Le web reste un outil majeur de mobilisation chez les jeunes. Ainsi, de plus en plus de rassemblements se font grâce à une organisation sur la toile, notamment par l’intermédiaire de Facebook qui regorge d’événements politiques et militants en tout genre. Ce phénomène s’est principalement fait ressentir au moment du printemps arabe, où la jeunesse de tout le Maghreb s’est soulevée, notamment en Tunisie, par l’intermédiaire de diffusion d’informations, mais l’organisation n’est pas la seule utilité du web. En effet, à l’heure où la majorité des jeunes sont très actifs sur les réseaux, et avec le recul de l’intérêt pour la télévision, c’est également un moyen pour eux de s’informer, et a fortiori, de se politiser.

À l’avenir, il est évident que l’engagement et la re-politisation des jeunes passeront par une bonne stratégie en matière de communication numérique. Et cela, deux personnalités politiques l’ont bien compris. Bernie Sanders, en tête, lors des primaires de 2016, a adopté un plan directement tourné vers la jeunesse, un électorat qu’il souhaitait séduire, notamment à coup de vidéos Youtube, de memes et de GIFS. Une stratégie qui semble avoir porté ses fruits puisque, lors de la primaire démocrate, ils ont réussi à séduire massivement les jeunes démocrates, qui ont voté à 73% en sa faveur. Une stratégie dont Jean-Luc Mélenchon s’est largement inspiré. Entouré d’une jeune équipe de communication, le candidat s’est lancé dans une conquête de numérique, notamment en étant très présent sur les réseaux sociaux.

Un constat s’impose : la jeunesse, désenchantée par la politique institutionnelle actuelle, ne s’implique plus dans les moyens traditionnels de mobilisation. Néanmoins, elle choisit de s’impliquer autrement, notamment à travers des mouvements populaires ou des manifestations sur le climat. Dans ce contexte de remise en question de la démocratie, phénomène qui se reproduit sur une bonne partie de la planète, il est indéniable que l’engagement des jeunes passera forcément par une refonte totale du système participatif. Et pourquoi pas, par la création d’une démocratie numérique, pour inclure l’ensemble des jeunes, toutes sociétés confondues, au processus démocratique.

« On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins » – Entretien avec Matthieu Bareyre autour de son film L’Époque

Extrait L’Epoque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque” dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour comprendre d’où lui était venue l’idée de ce film et ce qu’il pouvait représenter aujourd’hui. Première partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL –  C’est quoi L’Époque?

Matthieu Bareyre – « C’est nous le Grand Paris », « c’est une classe bien sage ». C’est un film maintenant.

LVSL – Avant qu’on s’interroge sur la manière dont vous avez fait ce film et pourquoi vous l’avez fait, que représente-t-il pour vous ? Pourquoi il porte ce nom-là ? 

MB – Je n’avais pas envie que mon premier film se concentre sur un détail, sur une petite partie du monde qui était le mien, ou sur un personnage. J’avais envie de prendre la mesure de tout ce qui m’entourait, en me demandant « dans quoi je vis ? Dans quoi vivons-nous ? ». D’un côté, il y avait la liberté des jeunes, ou en tout cas à laquelle aspire en général la jeunesse. Et de l’autre, il y avait un cadre : Paris, le Grand-Paris, qui me paraissait très peu propice à donner de l’ampleur à cette liberté, à répondre à ce désir de liberté.

Une des questions que j’ai posées au gens dans la rue était : « qu’est-ce qui vous empêche de dormir ? ». Et pour moi, L’Époque est un peu tout ce qui nous empêche de dormir. C’est à la fois une question, « c’est quoi l’époque ? » – que je me posais et que je pose à Rose au début du film – et un pressentiment que c’était forcément contradictoire avec la réalisation de soi. Il y avait une phrase de Mallarmé « On traverse un tunnel – l’époque – ».

LVSL – Quand vous commencez à travailler sur ce projet, vous pressentiez donc quelque chose ? 

MB – Oui. À la fois je pressentais qu’énormément de choses allaient bouger, c’est la bascule que représente Charlie. Et en même temps c’était que j’avais maintenu en moi vivaces des sentiments qui m’ont traversés depuis l’adolescence et qui étaient liés au fait d’être jeune : une insatisfaction, « c’est quoi ce monde qu’on nous lègue et qui est totalement ingérable ? ». Une insatisfaction vis-à-vis de mes aînés. 

« Dans mon film, il n’y a pas de pères, pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes »

Quand j’ai décidé à 26 ans de faire du cinéma, spontanément j’ai essayé de me tourner vers des pères, de trouver des pères de cinéma, masculin ou féminin, des aînés, des figures tutélaires, des personnes qui pourraient m’apprendre ou m’inspirer. Je me suis rendu compte que je n’en trouvais pas, qu’il y avait comme une sorte de cassure dans la transmission. Les seuls qui m’inspiraient, qui me donnaient envie d’en faire, étaient des grands-pères. C’était Marker, Godard, Rivette, Chabrol, la Nouvelle Vague et même des réalisateurs d’avant la Nouvelle Vague qui étaient déjà morts depuis longtemps. Donc c’étaient soit des grand-pères soit des fantômes, donc des gens qui ne faisaient plus du tout partie de mon monde. Rien de présent. Personne de présent pour moi.

Au bout d’un moment, j’ai eu envie de faire un film qui montrerait une jeunesse. Dans mon film, il n’y a pas de pères, il n’y a pas d’aînés, ça n’existe pas, il n’y a que la vie des jeunes, tels qu’ils sont, livrés à eux-mêmes. Et ça, je pense que c’était très important pour moi, je voulais pas de vieux quoi. Au bout d’un moment, j’ai pris une décision personnelle, intime, en me disant « puisque je ne trouve pas de père, et bien je vais faire sans ». Et je pense que ce film c’est aussi la conséquence de ça. 

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LVSL – C’est cette volonté d’entériner cette non-présence – non pas absence parce que si on parle d’absence, ça signifie qu’il y a eu présence – de ces figures tutélaires dans votre monde qui vous a guidé ? Ou ce qui prédominait c’était de faire un film sur la jeunesse, sur Paris la nuit, les événements, capter l’air du temps, voire tout ça à la fois ?

MB – J’avais des idées assez simples à l’origine du film, j’avais ce titre L’Époque. Il y avait la musique de Vivaldi, l’envie de filmer des libérations dans la nuit. Mais je pensais surtout le film comme un endroit où je pourrai m’exprimer pleinement. Si je regarde un peu avant dans ma vie, on ne m’a jamais donné la possibilité de m’exprimer vraiment. Finalement, la question n’est pas ce que pense ou dit l’auteur. Plutôt les sentiments qui me traversaient, que je sentais chez les autres et donc que je sentais chez moi. Je n’ai jamais eu un endroit où mettre tout ce que je sentais. Donc dans ce film, j’ai eu envie d’y mettre tout ce que je n’avais jamais pu dire, tout ce que je n’avais jamais pu montrer, tout ce qui était compliqué de partager parce qu’on ne nous laisse pas la possibilité de nous exprimer. Et ça prend des chemins très pervers, la façon dont on nous tient un peu dans le silence ou en tout cas quand on nous demande de dire des choses qui nous ressemble pas.

« Je voulais attraper plein de petites choses  qui seraient inventées par ma génération, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place »

Je voulais vraiment un film qui soit profondément fidèle à ce que je ressentais, du début jusqu’à la fin, qui étaient des choses, des sentiments très anciens en moi. C’était l’idée d’y mettre tout ce que je n’étais pas censé dire, tout ce que j’avais envie de remettre en question, tout ce que j’avais envie de casser. Dans ce film, je ne voulais mettre que des choses qui me semblaient neuves, des choses que moi je n’avais jamais vues. Au montage avec Isabelle Proust, on se posait toujours la question de « est-ce que cette image-là, on l’a déjà vue ? Est-ce que cette parole-là, on l’a déjà entendue ? ». On dit toujours que notre génération n’a rien inventé, on a tous entendu « vous comprenez, nous on a fait Mai 68… ».

Donc je voulais attraper plein de petites choses – des visages, des gestes, des paroles, des façons de s’approprier la ville – qui seraient en fait inventées par ma génération et que personne n’aurait encore vues, presque comme une enquête sur ce que notre jeunesse est en train de mettre en place. Ce n’est pas quelque chose de visible, de spectaculaire, ce serait plutôt des prémices.

LVSL –  Quand vous parlez de la conception du film, avez-vous senti un moment où il fallait démarrer ? Y-a t-il eu un moment où vous vous posiez des questions, où vous ne saviez pas trop où vous alliez ? Et est-ce que vous avez su quand il fallait s’arrêter? 

MB – Oui oui. Le démarrage est simple. J’ai eu une idée du film pendant la semaine de Charlie Hebdo. C’était pendant le temps de la traque des terroristes que j’ai décidé de faire ce film et que j’ai trouvé le titre. Je me suis donné un cadre. On passait manifestement dans une nouvelle période, une nouvelle ère parce que je ne voyais pas comment on allait pouvoir sortir du paradigme qu’instituait Charlie et qui était lié à la peur. C’était une période de peur qui a duré en fait jusqu’à la menace de l’élection de Marine Le Pen. Les gens ont toujours eu peur, pendant 2 ans, les gens avaient peur de tout : de Marine, de Charlie, des terroristes, du gouvernement, de sortir dans la rue. C’était vraiment une sorte de peur décuplée. C’était le cadre général. Aller jusqu’aux élections présidentielles me semblait cohérent. Ça ne voulait pas dire que les élections allaient nous faire basculer dans une autre époque, ça je n’y croyais pas du tout. Simplement ça me semblait cohérent d’un point de vue un peu extérieur.

LVSL – Quand est-ce que vous décidez d’aller jusqu’à la présidentielle, située environ deux ans et demi après ?

MB – Dès le début. Ça me semblait cohérent. Et surtout c’était un laps de temps suffisamment large pour me donner le temps de vivre, de trouver ce que j’allais faire. Des doutes, j’en ai eu tout le temps. On ne savait jamais ce qu’on allait faire, on ne savait jamais où est-ce qu’on allait sortir, qui on allait filmer. Toutes les rencontres du film sont hasardeuses,  ça s’est fait dans la rue, en boîte, en manif… Dans tout ce que nous offre Paris la nuit en fait.

Il n’y avait pas de cadre. C’était un film déambulatoire. C’est une recherche très intime, très personnelle, qui croise le temps large de l’histoire, des élections – du politique en fait – et en même temps quelque chose qui se résume à moi, ma quête personnelle. On était tout le temps en train de se poser des questions : « Est-ce qu’on est au bon endroit ? Est-ce qu’on a le bon optique (de caméra) ? Est-ce qu’on a rencontré la bonne personne ? Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? Où est-ce que va l’époque, en fait ? »

« Pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vues »

Parce qu’évidemment, quand on veut sortir le vendredi soir, il y a plein de possibilités. Donc la question c’est : qu’est-ce qui est saillant ? Qu’es-ce qui sera particulier, et pas un truc qui aurait pu se passer en 2013 ? La question c’est : qu’est-ce qui se passe en 2015 ou en 2016 ou en 2017 qui ne se passait pas avant et qui ne se passera plus après ? C’est-à-dire qu’est-ce qui n’est pas du tout général ? On cherchait du singulier, des choses très particulières.

De façon générale, pour moi ce qui est nouveau, c’est ce qui permet de mettre en avant des choses qui existent, mais que personne n’a encore vu. C’est ça qui rend une chose nouvelle. C’est de faire apparaître des choses qui sont sous nos yeux et qu’on ne sait pas voir.

LVSL – Vous disiez avoir cherché des choses particulières, spécifiques à 2015, 2016, 2017. En quoi le fait de filmer des jeunes – dont les préoccupations concernant les études notamment, ne sont pas complètement nouvelles non plus – qui font la fête est un écho direct à cette période-là ? Pourquoi ce n’est pas un moment qui peut exister en 2013 ou 2014 ? 

MB – Des jeunes qui font la fête ça a toujours existé ou en tout cas ça existe depuis longtemps. Je pense que la fête est intéressante si elle est mise en regard avec toutes nos défaites. Il y a les défaites de la semaine, le poids de la semaine, tout ce qu’on encaisse la journée, et ensuite il y a les week-ends. La question est : qu’est-ce que la fête, le week-end, la nuit, nous permettent d’exprimer qu’on ne peut jamais exprimer le reste du temps ? C’est pour cela qu’on a autant besoin de la fête. S’il y avait plein d’espaces d’expression prévus, pensés intelligemment par notre façon d’imaginer le travail, la famille etc, on n’aurait pas besoin de ça, de se lâcher à ce point. Même le terme est intéressant, on a besoin de « lâcher », ça veut dire qu’il y a trop de choses sur nous, trop de choses qui nous tiennent. Donc lâcher prise quoi. 

LVSL – Quand on lâche prise, est-ce nous qui lâchons prise sur quelque chose ou est-ce qu’on se défait des liens ? 

MB – On se défait des liens qu’on veut bien maintenir nous-mêmes en nous. C’était intéressant parce c’était des années où il y avait un raidissement du cadre – politique, idéologique, les mœurs, l’ambiance générale. Certains spectateurs sortent du film, des vieux souvent, et me disent « c’est quand même très pessimiste ». Je leur rappelle que le monde dont on hérite c’est la résurgence de la mort. Ça me rappelle Paul Valéry qui disait à la sortie de la guerre de 14 : « Nous-autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Depuis Charlie et surtout le 13 novembre, dans la conscience urbaine de métropole, c’est exactement ça. C’est le moment où on se dit « ah oui en fait on peut mourir. Sortir dehors ce n’est pas si inintéressant ». C’est ça la beauté de la vie, cette légèreté-là, le fait d’être absolument insouciant. Ça a une valeur et c’est pas normal, ce sont des choses qui se gagnent. Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte et on se rappelle que ces choses sont précaires et donc précieuses. Précieuses parce que précaires.

Et puis il y a l’idée aussi que, politiquement parlant, on ne va pas pouvoir s’appuyer sur nos aînés. Par exemple Greta Thunberg. Elle tient un discours extraordinaire : elle s’adresse à ses aînés en disant « on sait très bien qu’on ne pourra pas compter sur vous, que vous n’allez pas nous écouter, et qu’on va être obligés de se débrouiller tout seul parce que vous ne comprenez pas les problèmes qui sont les nôtres ».

« Notre génération a vécu sur des choses qu’ont gagné les générations précédentes. D’un coup, on se rend compte  que ces choses sont précaires et donc précieuses »

A priori ça n’a rien à voir et pourtant : il n’y a pas longtemps j’ai revu Mission Impossible de Brian De Palma, 1996. Un film que j’ai vu quand j’avais 10 ans à sa sortie en salles. Je n’avais jamais pris conscience que ce film raconte comment les fils prennent conscience que les pères trahissent les fils. Ethan Hunt – Tom Cruise – prend conscience que le type qu’il admirait, qui lui a tout appris, n’a pas hésité à le trahir pour sauver, en gros, sa retraite. C’est ça l’histoire de ce film, au-delà du film d’espionnage. Et ce qu’on vit aujourd’hui c’est ça. On prend conscience que ce n’est pas parce qu’on a été enfanté par des gens qu’on peut leur faire confiance. Et c’est d’une puissance hallucinante. 

Il y a toute une fiction comme quoi on est protégé. Et la seule chose qui a remis en question ça c’est les gilets jaunes. Franchement, si j’avais fait mon film après les gilets jaunes, ça aurait été très différent. Pourquoi ? Parce que pour la première fois de ma vie, j’ai vu des gens de 60-70 ans dire « nous on n’a plus de souci on est là pour nos enfants, pour nos petits-enfants, parce qu’on se dit que ça va être une catastrophe »

Donc le cadre de la fête c’est : la mort, la conscience qu’on ne peut pas faire confiance à nos aînés et qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes. On doit accepter le fait qu’on est presque des orphelins. On doit apprendre à décevoir les générations passées et à ne pas être ce qu’ils attendent de nous. Il faut arriver – c’est très dur quand on a 20 ans, on n’en a absolument pas conscience, j’en prends conscience qu’aujourd’hui peut-être parce que je suis un adolescent attardé – à comprendre que le rapport intergénérationnel est un rapport de force, presque de négociation : « vous nous demandez ça, très bien mais nous, nos problèmes c’est pas ça, c’est ça ». Comment on fait ? On grandit avec la conscience de ces questions de générations aussi. 

Dernière chose : comment peut-on admirer des gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction ? Il y a un vrai problème qui est spécifique à ma génération. C’est pour ça que dans la version salle du film il y a un panneau tenu par un blackblock en 2015 à la COP21 : « C’est le climat qui est en état d’urgence ». Il y a un problème, une cassure générationnelle. Comment peut-on admirer, écouter, suivre les conseils de gens qui nous lèguent un monde promis à la destruction? Il y a un paradoxe, il y a quelque chose qui est absolument impensable là-dedans. Et voilà on est face à ça.

LVSL – Ça me fait penser à une phrase que j’ai entendue à propos de la catastrophe écologique d’une jeune qui disait « nous actons d’une rupture de votre monde vers le nôtre, ou de notre monde vers le vôtre ». Donc on acte la rupture, la fin. On n’est même plus en résistance. Si on résistait, ça voudrait dire qu’on serait contre vous. On dit que vous n’existez plus, vous n’êtes plus là. 

MB – C’est sur ce point que le rap français m’a beaucoup intéressé depuis 2014. J’écoute du rap depuis l’enfance. Si on regarde dans les années 90, il y avait l’idée de revendiquer de faire partie de ce monde-là  : du système, du monde blanc, de l’argent, des médias. D’avoir notre part du gâteau, d’être dedans, d’être représenté. Au bout d’un moment, un changement s’est opéré : en fait, on n’a pas besoin d’eux, on n’a pas besoin de passer chez Ardisson. Quand on voit comment il traite Nekfeu et Vald. La vidéo de Vald est extraordinaire pour ça, c’est à dire qu’à un moment donné un matin il se réveille deux jours après le passage chez Ardisson et il se rend compte qu’il a été humilié. Et là il. se dit « mais en fait je n’ai pas besoin de vous, on a nos médias, on a Youtube,  etc… ». Et ça c’est hyper important, la cassure est là. Il y a quelque chose de finissant quand on regarde même le décor de chez Ardisson, la façon dont c’est éclairé, mis en scène, on est totalement à côté de la plaque. C’est vieilli, c’est finissant.

Je trouve très intéressant ce qu’il se passe dans le rap depuis 2014, c’est fascinant pour ça. PNL c’est exactement ça : on va faire sans vous. 

LVSL – « Avant j’étais moche dans la tess, aujourd’hui j’plais à Eva Mendes ». 

MB – Tout à fait. D’ailleurs, cette phrase, ce vers de PNL c’est la forme même de leur mélancolie. C’est-à-dire qu’avant ils étaient rien, mais maintenant c’est seulement parce qu’ils ont de l’argent qu’ils sont quelque chose. Mais ils savent qu’ils ne sont pas considérés pour leur beauté intrinsèque, donc mélancolie. Donc finalement je vais faire quoi : je vais rester fidèle au moins que rien, au dealer que je fus et que j’ai toujours été.

La chose qui m’inspire le plus depuis 2014 c’est le rap français parce qu’ils ont une puissance d’autonomie qui est magnifique, enviable. Je ne vois même pas vers qui me tourner dans le cinéma actuel qui pourrait autant m’inspirer, c’est-à-dire me donner envie de faire. Eux ils me donnent vraiment envie de faire.

LVSL – Quand vous dites que la jeunesse est perpétuelle… Est-ce que finalement L’Époque n’aurait pas pu être tourné à une autre période, post-Charlie ? Là aujourd’hui avec les Gilets Jaunes, avec les grandes fêtes de la Coupe du Monde, avec tout ce qui s’est passé depuis l’élection de Macron, toute cette France-là ? 

MB – Mon rêve, ce serait de donner des caméras à une dizaine d’équipes de jeunes dans toute la France, de les envoyer faire des rushs et après je veux bien être le monteur de ce film-là.

« Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre »

C’est marrant parce qu’avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse du Grand Paris, dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province. Je filme aussi à partir de ce que je connais, de mon entourage.  C’est une chose qu’on a toujours opposée au film : le fait que ce n’est pas la province, que c’est pas ça la France, que c’est un truc très particulier. Et en même temps, quand je projette le film en province, il y a des jeunes, au Festival d’Angers par exemple, qui m’ont sauté de dessus en disant « Ce n’est même plus votre film, c’est le nôtre, c’est nous que vous avez filmés ». Et j’ai discuté avec eux pendant 2 heures et ils viennent d’Angers. Ils ne se sont pas dit « Oulala qu’est-ce que ça nous paraît loin, cette jeunesse parisienne… Ils ne parlent pas comme nous ! ». Pas du tout. Heureusement qu’une jeunesse peut parler à une autre. Heureusement qu’un film chinois peut m’émouvoir. Heureusement qu’une réalisatrice peut filmer un homme. Heureusement qu’une rencontre est possible. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rencontre. On ne sait jamais ce qui peut nous émouvoir dans un film. On n’est pas bornés sociologiquement sinon ça ne servirait à rien de faire des films. D’en faire et d’en voir.

LVSL – Cela tombe bien que vous parliez de ça, le fait que d’autres jeunes se soient reconnus, parce que je voulais vous demander si ce film aurait pu se passer ailleurs qu’à Paris. Est-ce qu’il fallait Paris ? Est-ce que vous auriez pu imaginer L’Époque à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Lille, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse ? Ou à Angers, justement ? 

MB – Non. J’aurais pu imaginer un film beaucoup plus large sur les jeunes, dans plein de villes françaises. Mais d’abord c’est ingérable d’un point de vue pratique et financier. Et surtout, ça dit quelque chose de la France. Qu’un film comme L’Époque soit seulement possible à Paris, ça dit quelque chose de la France. Le seul endroit en France où je peux rencontrer des banlieusards, des urbains, des gens intra-muros, des provinciaux, des Américains, des Japonais, c’est Paris. C’est juste que ça concentre. Et surtout ce que je trouvais intéressant c’était de montrer des gens qui ne sont pas forcément de Paris et de rester dans ce cadre-là. Parce qu’en réalité Paris n’appartient pas qu’aux Parisiens, Paris est traversée par plein de gens. C’est un endroit où tout le monde va le week-end. J’ai rencontré des Marseillais qui venait à Oberkampf, à Pigalle, Bastille ou aux Champs-Elysées. J’ai rencontré des Pakistanais. J’ai rencontré plein de gens qui viennent là parce que c’est Paris. On ne va pas non plus refaire les couleurs de l’arc-en-ciel, Paris ça reste Paris. Ici c’est Paris. Ça ne veut pas dire que c’est la France, ça n’a rien à voir. Ça veut dire que c’est Paris.

« Avec ce film, on me fait tout le temps des reproches. Moi j’avais un projet : filmer la jeunesse dans le Grand Paris. Mais le reproche principal est que finalement il n’y a pas que Paris, il faut aller en province »

Pourquoi je filme Paris ? On est aussi dans un mouvement d’homogénéisation des villes. Mon film est compris par les Londoniens et par les gens du Caire, par les gens à Séville, à Francfort aussi. Parce que les métropoles européennes, et même ailleurs dans le monde, se ressemblent de plus en plus, elles deviennent des musées à ciel ouvert, des villes froides, maîtrisées, sous contrôle. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, mais là comme j’ai voyagé en allant présenter le film je le vois bien et j’avais ce sentiment-là. C’est pour ça que le teaser du film que j’avais fait en 2016 commence par « Quelque part en Europe… » parce que je me disais qu’il faut bien qu’on comprenne que la France n’existe quasiment plus, elle ne compte pas. Il faut remettre les choses au bon niveau d’un point de vue économique, symbolique. Aujourd’hui on est entre 3 blocs : la Chine, la Russie et les États-Unis. On voit bien comment les Présidents français se démènent pour compter aux yeux de Poutine, de Trump. On a vu comment Macron s’est comporté, il fait de la gesticulation.

LVSL – Pensez-vous que le film puisse parler à toute notre génération, qu’il ait un aspect universel ou a contrario trop parisien, trop francilien, trop citadin? 

MB – Les retours que j’ai pour l’instant, même si le film n’est pas encore sorti, en tout ce que je vois, c’est qu’il y a quand même des gens qui publient des posts sur Instagram en disant « c’est notre génération », « le film de notre génération » : ce n’est pas moi qui le dis ça. Moi je n’ai jamais revendiqué le fait de réaliser un film générationnel. Jamais. Je n’ai pas dit que j’allais faire un film sur une génération. Ce n’est pas comme ça que je concevais les choses. C’est un discours qu’on peut avoir mais après. C’est parce que je vois que des jeunes disent « c’est ma génération, c’est moi », les jeunes d’Angers qui me disent « c’est notre époque, c’est nous, c’est notre film ». Ce n’est pas à moi de dire ça. Moi, j’espère que cette époque n’est pas qu’à moi. Franchement, c’est avec grand plaisir que je la donne à tout le monde parce que je n’en peux plus de ce film…. Donc L’Époque est à vous !

LVSL – Est-ce que vous pouvez dire que ce film représente un pavé dans la mare ? Il parle de la jeunesse mais il est très violent vis à vis des spectateurs.

MB – Un gars que je connais qui a grandi à Saint-Denis dans une cité m’a dit « quand j’ai vu ton film, j’ai pensé à La haine ». Et ce n’est pas la première fois qu’on me fait ce rapprochement. Personnellement, ce serait plus l’amour que la haine parce que je n’ai pas l’impression qu’il soit de ce côté-là des sentiments, de la haine. Simplement, je voulais que  ce soit une autre façon, ou plutôt nos façons de nous amuser, nos goûts musicaux, nos paroles, notre façon de nous exprimer. Ce dont je me rends compte, et que je n’avais pas vraiment prévu, c’est que le film plaît beaucoup aussi à des personnes qui sont des parents voire des grands-parents et qui me disent après les projections : « ça nous permet de rentrer dans la tronche de nos gosses ». Donc c’est intéressant. Je n’ai pas envie de mettre les gens sur le côté sous prétexte qu’ils ont 40 ou 50 ou 60 ans.

Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse. La question c’était : toi, en tant que jeune, qu’est-ce que tu es en train de vivre, tu vis quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de dormir ? Quand est-ce que tu te sens libre ? Où est-ce que tu aimes aller ? Est-ce que tu fais des rêves, des cauchemars ? Comment ça va dans ta tête ? C’était ça ma priorité.

C’est ça aussi qui est très difficile dans le cinéma. Le cinéma est un monde de vieux que ce soit dans les financements ou ailleurs. Nous, on n’a pas eu le CNC. Devant moi, je n’avais pas une seule personne de moins de 40 ans. Alors, forcément, ça ne peut pas beaucoup leur parler, ils ont d’autres priorités. Ce n’est pas qu’ils sont contre nous, c’est qu’ils ont d’autres problèmes, d’autres priorités. C’est pour ça que je parlais de rapport de force, c’est une confrontation d’intérêts. Ce n’est pas un clash générationnel, il n’y en a pas du tout, il y a juste des intérêts différents, divergents, des visions de l’avenir différentes. Et je pense qu’il faut assumer cette différence.

« Ce qui m’intéressait, c’est que ce film soit un film fait de l’intérieur de la jeunesse, pas un regard sur la jeunesse, que ça vienne de la jeunesse »

LVSL – Si on prend votre définition du nouveau, à savoir quelque chose qui est là mais dont on a jamais parlé, on peut remarquer que le film donne beaucoup la parole à des intervenants féminins, chose à laquelle on n’était pas forcément habitués par le passé. Est-ce que c’était une volonté  personnelle ou est-ce que c’est venu spontanément ? 

MB – C’est intéressant, un spectateur l’a remarqué à la première au Forum en me disant que c’était un film très féminin. Ce n’était pas du tout un trait d’époque, c’est très personnel je pense. J’ai grandi dans un univers très féminin, je m’entends mieux, depuis toujours, avec les femmes qu’avec les hommes. Il y a très peu d’hommes avec qui je m’entends bien donc spontanément je pense que je vais davantage vers des femmes.

De plus, on apprend beaucoup plus aux femmes à jouer avec leur image, leur apparence. Pour moi, les hommes sont très austères, très sérieux, très guindés, très bloqués, je les sens verrouillés partout, notamment vestimentairement, ils ne se maquillent pas. Très peu de gens s’intéressent à ce qu’ils renvoient comme image, ils sont très normés. Je ne veux pas dire que la norme ne s’exerce pas sur les femmes, la norme demande, commande aux femmes à diversifier leur apparence. Donc en soi, c’est déjà plus cinématographique que des hommes qui n’aspirent qu’à une seule chose : le costume unique.

Je me sens mieux avec les femmes, il y a un jeu qui est possible, je trouve que souvent les hommes instaurent un rapport de rivalité qui ne m’intéresse pas, peut-être que c’est moi qui l’instaure je ne sais pas. Mais voilà, c’est quelque chose que je n’aime pas, je fuis un peu la rivalité. Et avec les femmes, il ya une suspension de ça, je ne me sens pas rival, et je préfère. Le côté « jouer des coudes », ça m’épuise. Donc oui le film est plus féminin tout simplement parce que c’est comme ça que j’ai été élevé, par des femmes, auxquelles, je pense, je rends hommage d’une certaine manière.

De façon générale, quand on a une caméra dans les mains, on a un petit pouvoir. Et j’aime bien le partager, et j’aime bien le partager avec des gens qui en général n’ont pas ce pouvoir-là. Je ne sais pas si c’est être démocrate, je pense que la raison est beaucoup moins noble que ça. Disons que c’est un plaisir de mettre à mal les pouvoirs institués. Peut être qu’en soit c’est démocrate. En tout cas je sais que ça va faire bouger certaines personnes sur leur socle. Et ça me plaît.

“Faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres” – Entretien avec Matthieu Bareyre, réalisateur de L’Époque

Pour son premier long-métrage, Matthieu Bareyre a réalisé un documentaire appelé “L’Époque”, dans lequel il part à la rencontre de jeunes qu’il filme la nuit dans les rues de Paris, des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017.
Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui son travail de cinéaste et cerner sa vision de la jeunesse. Seconde partie de l’entretien réalisé par Pierre Migozzi et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Vous nous avez expliqué d’où venait le projet, ce qui l’avait fait émerger dans ce qui avait immergé en vous, mais dans son élaboration, en termes d’écritures et de pensées, comme vous disiez ne pas vous être donné de limites, comment cela s’est passé ?

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© 2019 Bac Films Distribution All rights reserved

Matthieu Bareyre – Pour des raisons de production, j’étais obligé d’écrire beaucoup parce qu’il fallait écrire un dossier. Je pense que ce film n’avait vraiment pas besoin d’une seule ligne. Il fallait le tourner et le monter. C’est très compliqué. Le système de financement français est fait pour que l’écrit passe toujours avant le tournage, ce qui est une manière de contrôler le tournage et surtout ce qui va être tourné, pour les organismes de financement. Là j’avais envie d’un film où je n’étais pas sous contrôle. Choisir ce que j’allais faire en toute liberté. Je voyais une chose écrite sur un mur en rentrant de chez une amie à 5h du matin, je revenais chez moi, je prenais la caméra, je repartais, je filmais et je retournais me coucher. Tout était très spontané, je ne voulais rien prévoir. Dès que je commence à prévoir, à imaginer, à avoir des intentions, en général c’est très mauvais. Le but, c’était de vivre. J’ai pensé à un film qui me permettrait de vivre tout ce que j’allais filmer. Et inversement, de filmer tout ce que j’allais vivre.

C’est tellement dur de faire du cinéma que j’ai beaucoup de mal à l’envisager comme une carrière. Quand j’ai fait ce film, je me suis vraiment dit que c’était tout à fait probable que ce soit mon premier et dernier film. J’étais dans cet esprit là en faisant le film. C’est comme ça que j’ai fait ce film, en me disant « de toute façon, je dois faire absolument ce que je veux dans ce film parce que je n’ai aucune assurance de pouvoir en faire un autre après ». Et je ne voudrais pas le regretter plus tard.

 « C’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer »

LVSL – En ce qui concerne le processus de fabrication du film, au sens technique du terme, est-ce que vous avez eu une méthode particulière? 

MB – Oui, la méthode consistait à n’en avoir aucune. Avec Thibault Dufait, l’ingénieur du son c’était à chaque fois de remettre en question tout ce qu’on nous disait de faire ou tout ce qu’on aurait pu nous apprendre, soit à l’école soit ailleurs. On voulait trouver une façon de faire qui n’était jamais des règles, qui était surtout liée à des contextes, des situations, des contraintes liées aux personnes, au respect des personnes. On n’avait aucune règle. S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, c’est ça. Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de liberté.

Prendre le matériel le plus léger possible, trouver la caméra la plus petite possible… C’est extraordinaire les outils qu’on nous offre aujourd’hui et malheureusement le cinéma n’en a pas encore pris la mesure puisqu’on continue à avoir des tournages assez lourds. Il y a eu toute une recherche technique importante au début du projet qui a duré plusieurs mois, pour trouver un dispositif, à la fois le plus léger mais aussi et surtout le plus éloigné du cinéma. Qu’est-ce qui ressemblait le moins à du cinéma et qu’est-ce qui ressemblait le plus à ce que les gens dans la rue que j’allais rencontrer connaissent ? C’est-à-dire le smartphone. C’est pour ça que j’ai opté pour la Black Magic. 

LVSL – Qu’est-ce qui ne fait pas cinéma ? Que ne fait pas le cameraman ?

Déjà c’est une apparence, si on arrive avec une grosse caméra sur la tête, on nous prend pour la télé ou pour une équipe de tournage d’un court-métrage de fiction. J’avais écrit un manifeste qui s’appelait Autre chose que du cinéma. C’est un esprit de contradiction, à chaque fois que je vois que des choses sont faites, je n’ai pas envie de les faire. J’ai envie de trouver autre chose, d’essayer autre chose, d’aller vers autre chose. J’ai une approche très technique en fait. J’aime beaucoup les appareils de prise de vue, j’aime beaucoup m’intéresser à ce qui sort. J’avais vu 3 fois Adieu au langage au cinéma en 2014 où Godard fait plein d’expérimentations, avec plein d’appareils qu’il trouve, qu’il pousse dans leurs retranchements, leurs limites. On avait l’idée de mettre à mal la technique, faire des contre-emplois…

 « S’il y a bien quelque chose à retenir de la Nouvelle Vague, Ce n’est pas du tout une question d’esthétique, c’est une question de libertés »

LVSL – Quand vous dites que vous êtes allé chercher des gens pour les filmer, pour trouver des choses que vous ressentiez, ça me fait penser à Philippe Katerine, lors de la cérémonie de remise des Césars, qui a dit, en parlant à son personnage comme s’il existait, quelque chose comme « J’ai peut-être trouvé en toi des choses que j’avais en moi ».

MB – Que ce soit une fiction ou un documentaire, faire un film est toujours un autoportrait à travers les autres. C’est une rencontre. On ne sait plus à la fin ce qui relève de soi et ce qui relève des autres. Tant mieux d’ailleurs. C’est un mélange, on mêle nos âmes, nos corps, nos regards. A la fin, le but c’est que le film nous change, autant pour les gens filmés qui se redécouvrent autrement sur grand écran que pour le réalisateur.

J’ai arrêté de voir mes parents, mes amis, ma famille de façon générale. J’ai totalement refondé mes amitiés. Je n’avais pas d’attaches suffisamment fortes. J’avais envie de rencontrer des gens avec qui je puisse faire du cinéma, ça revient à rencontrer des acteurs, c’est la même chose. C’est ça qui se passe quand on rencontre un acteur avec qui on s’entend parfaitement bien. Des gens qui ont envie de jouer au cinéma. Parce que c’est un jeu. Il faut qu’il y ait un plaisir, sinon c’est trop dur.

LVSL – Il y aussi la question du choix qui se pose. Ce que ces personnes vous donnent, vous le filmez, vous le montez, mais il y a la question de « qu’est-ce que vous gardez ? ». Le fait ou non, parmi toutes les personnes que vous avez filmés, de les mettre au montage, de choisir certains moments. Ce que vous gardez de ces personnes, c’est ce que vous gardez de vous ?

MB – La question est plutôt liée au public aussi : quelles images valent la peine d’être vues et revues ? Parfois, on m’a donné des choses très belles mais qui n’étaient pas suffisamment intéressantes d’un point de vue cinématographique pour être gardées dans le montage. Pour moi, il y a eu des choses très importantes dans les rushs que j’avais montés, des choses très intimes. Mais il faut se poser la question : « est-ce que telle parole, tel geste, tel moment, telles actions, est-ce que ça sert les personnes ou est-ce que ça les dessert ? ». C’est la priorité. De faire en sorte qu’on les écoute, qu’on les regarde et qu’on les écoute : c’est être disposé à entendre et regarder.

LVSL – Oui quand vous filmez ce policier, assez jeune, avec sa caméra, devant la cinémathèque, d’une certaine manière vous l’écoutez pendant cette scène. Ou pas du tout ? Parce qu’il me semble assez jeune ce policier. 

MB – Lui, il joue le plan avec moi. C’est ça qui est magnifique.

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LVSL – Et vous parliez de jeu, jouer à faire l’acteur, jouer à faire du cinéma, il le fait ce policier, consciemment ou inconsciemment. 

MB – D’ailleurs c’est très rare qu’un policier, qu’un CRS accepte de jouer le jeu. Même à l’époque en fait. Ce sont des choses que les gens découvrent aujourd’hui mais c’était déjà très dangereux à l’époque.

LVSL – Pendant la loi El Khomri, on s’en rendait bien compte… 

MB – Oui depuis la loi Travail en fait. Mais pour moi la bascule c’est plutôt depuis la COP21.

LVSL – Pour avoir des chiffres qui relèvent un peu de l’anecdote mais qui permettent de mesurer le travail accompli et l’ampleur de la tâche qui a été la vôtre, on va passer à quelques questions « bassement matérielles » à présent…

MB – Bassement cinématographiques ! (rires)

LVSL – Le temps de tournage ? 

MB – Du 6 mai 2015 à juin 2017.

LVSL – Combien d’heures de rushs vidéos ? 

MB – 250 je pense.

LVSL – Donc 250 heures de rushs pour un film d’une heure et demie ? 

MB – 1h30 pile la version salle. J’ai fait une version de 2h45. Il y a 24 mois de montage, le montage a commencé alors que le tournage n’était pas fini. Le dé-rushage a commencé en septembre 2016. Il y a plein de types de montage qui ont été faits sur le film. Pour faire court, j’avais un truc que j’ai finalement abandonné : faire un film de raccords d’images. C’est-à-dire de mettre côte à côte des images, de faire un film de raccords, que les raccords se sentent, se voient. C’était l’héritage de Godard de faire du rapprochement d’images. Ou de Marker. 

« Au début on a plein d’idées en tête mais il faut apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous »

LVSL – « Mettez 2 trucs qui n’ont rien à voir côte à côte et voyez après » ?

MB – Exactement. Mais c’est pas du tout ce qui a été retenu finalement, on est allés vers quelque chose de beaucoup plus séquencé d’abord, au début je pensais à un film de fragments. Ce que je voulais, ce que je projetais, c’était faire un film assez populaire, et je me suis rendu compte que faire un film de fragments, c’est laisser beaucoup de gens sur le carreau parce que c’était très indigeste, quasiment expérimental. J’ai fait une version comme ça très longue qui est franchement imbitable. Progressivement, le film s’est séquencé, il y avait des séquences de plus en plus longues avec cette dimension du temps de la rencontre. Il fallait qu’on sente un peu la rencontre avec des personnes et en même temps le côté très précaire parce que des fois ces rencontres duraient 1/4 d’heure et pouvaient être très belles. À chaque fois, c’est du hasard. Bon des fois les rencontres ont duré 2 ans et sont devenues des amitiés très fortes…

À partir de là, le film a trouvé sa forme. Je pense qu’au début on a plein d’idées en tête et il faut parvenir à chasser ses idées, et ensuite apprendre à regarder ce qu’on a vraiment face à nous. C’est comme ce sculpteur italien qui prend des troncs d’arbre et qui épouse les formes naturelles du tronc au lieu de le de le césurer, de le casser, de lui imposer une forme prédéterminée. On est allés vers ce que nous donnait la matière filmique.

LVSL – C’est comme cette fable du sculpteur à qui on dit : « comment avez-vous fait pour faire une si belle statue ? ». Et lui répond : « Non mais la statue était déjà-là dans le bloc de marbre, moi je n’ai fait qu’enlever ce qui était en trop.”

MB – C’est un peu ça avec plein de guillemets parce que le film n’est pas si naturel que ça. C’est quand même un film qui impose quelque chose. Quand j’évoquais un album de rap, c’est un film violent à tous niveaux : dans sa façon d’aimer, dans sa façon de rapprocher, de disjoindre, de ne pas montrer. Il y a des choses qui ne sont pas montrées, c’est violent de ne pas les montrer. Nocturnes, mon moyen-métrage, était un cri. Celui-là… Je sais pas ce que j’aurais cassé si j’avais pas fait ce film, ça c’est sûr.

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LVSL – C’était une volonté dès le début de brasser ? De donner la parole à tout le monde, vraiment tout le monde ? 

MB – Ce n’était pas du tout l’idée de brasser, c’était juste rencontrer et donner la parole à du monde. C’était surtout faire des rencontres, il y avait une ivresse de la rencontre pendant le film. On n’en avait jamais assez. J’espère qu’on a retranscrit ça dans le film. J’espère qu’on aura tout le temps envie de rencontrer de nouvelles personnes. Je suis passionné par ça. Pour mon prochain film, qui est une fiction, ce que j’attends avec impatience, c’est le casting. Parce que j’adore ça. J’adore, non pas seulement rencontrer, mais aussi trouver des personnes selon mon cœur. Donc dans le film, je n’ai gardé que des gens que j’adore. Faire un film, c’est être condamné à revoir au moins mille fois les mêmes images, donc il faut beaucoup les aimer, il faut beaucoup aimer ces gens pour mener à bien le projet.

LVSL – Quand vous dites cela, vous parlez d’aimer les personnes en général ou ce qu’ils vous donnent quand vous filmez ?

MB – Ce qu’ils me donnent, ce qu’il se passe dans le plan. C’est leur expression, leur façon de faire, leur façon de parler. C’est ça que je trouve génial. C’est aussi le plein d’expressions, comme par exemple celui qui dit « Quand tu prends de la drogue, bah tes soirées ne finissent pas à 2h mais moi mes soirées elles finissent à 15h, à 17h, à 18h ». Moi à ce moment-là, je suis mort de rire, je trouve ça génial ! Parce que c’est sa norme à lui, il se rend pas compte que pour des gens ça paraît extraordinaire de faire une soirée jusqu’à 17h, pour lui c’est normal. Quand Mala, le dealer, dit : « on n’est pas six pieds sous terre, on est six pieds sur terre ». Comment tu veux inventer ça ? Tu pourras passer 15 jours devant ta page de scénario, tu ne trouveras pas ça. Même quand je fais de la fiction, ce sera très documenté. C’est un prélèvement sur mon expérience personnelle.

LVSL – Il y a une démarche empirique du coup ?

MB – Très empirique. Je ne crois vraiment qu’à ça. Personnellement je me sens incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Je ne me verrai pas penser un truc abstraitement. Je n’aime pas trop les choses qui sont pensées de loin. C’est pour ça que le film Shéhérazade (de Jean-Bernard Marlin, ndlr) m’a plu, parce que je sens la rencontre. Je sens que quelqu’un a vraiment fait l’expérience en profondeur de quelque chose.

LVSL – Il y a une scène qui m’a marqué dans le film, c’est celle avec les jeunes qui font la fête, où ils parlent de leurs contradictions, elle est très belle et en même temps infiniment glauque. Cette petite rue, où il y a une petite lumière, où finalement on se cache presque au coin de quelque chose pour s’exprimer, pour exister, pour s’amuser, pour faire cette fête….

MB – Ce sont les lumières orangées de Paris qui disparaissent peu à peu. C’est la rue Oberkampf. Cette séquence est aussi un montage parallèle, ce n’est pas seulement les jeunes de Science Po. Le projet du film est de montrer à la fois les différences et les ponts entre des jeunesses qui semblent à priori très différentes. Au fond, les dealers de Colombes qui viennent sur les Champs-Élysées, ils ne font pas autre chose que les jeunes de Science Po qui viennent à Oberkampf. Ils font la même chose, ils ont les mêmes bouteille de Cristaline dans lesquelles ils font leur mélange. Vald dit : « petite potion dans Vittel, y’a que comme ça qu’j’vois la vie belle ». Ils ont la même façon de s’amuser. Et on voit très bien leurs différences, mais ce que je trouve intéressant, c’est qu’ils font le même geste. C’est pour ça que j’ai monté les deux scènes en parallèle. Sarah et Sofiane lèvent les bras en l’air. Ils veulent s’évader.

« Quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante »

Je suis content que ça vous plaise. Je vois bien la différence de réception. Dès que ce sont des personnes plutôt bourgeoises, plutôt âgées, il y a beaucoup de condamnations. Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être, les jeunes qu’ils projettent une fois qu’ils sont vieux. C’est-à-dire des jeunes cultivés, qui, dès qu’ils ouvrent la bouche, sont censés dire des choses savantes, intelligentes, coordonnées, argumentées. Mais je suis désolé, souvent ce sont des projections rétrospectives. 

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Ce que je voulais moi, ce n’était surtout pas ça, c’était de l’involontaire, des choses que seule l’énergie de la jeunesse pouvaient me donner. C’est un truc qui est aussi biologique,  quand on a 20 ans, on a une énergie qui est hallucinante. J’adore cette scène-là parce qu’il y a plein de choses hyper importantes qui sont dites de leur vie. Ça peut paraître absolument dérisoire de savoir si on se drogue ou non. Ça paraît dérisoire seulement à des gens qui n’ont plus ces problèmes-là. Quand j’avais 15 ou 16 ans, savoir si je devais tirer sur une douille à une soirée, c’était une vraie question. Si je devais me défoncer, si je devais faire comme les autres… Ce sont des questions que l’âge recouvre et qui ensuite sont regardées avec mépris et condescendance. Mais c’est hyper important. Qu’est-ce qu’on apprend à l’école ? A quoi ça sert de faire des études ? Quand on a 16 ou 18 ans, quand on va voir un conseiller d’orientation, on est démunis. On se rend compte que les aînés sont aussi démunis que nous face à notre propre devenir. Y’a une phrase de Nekfeu   dans Humanoïde, de son dernier album  : « Qui a conseillé la conseillère d’orientation ? ».

« Souvent, les vieux attendent des jeunes qu’ils soient les jeunes qu’ils n’ont pas réussi à être »

LVSL – Les adultes projettent trop, donc ? 

MB – Quand je disais, L’Époque c’est nous le Grand Paris – c’est la phrase de Médine – et c’est une classe bien sage. Ça a été prononcé par les CRS à Clichy. Et souvent les aînés veulent qu’on soit « une classe bien sage » qui connaît son texte, qui connaît sa poésie, qui connaît son poème. Et ce sont des choses que je ressens même encore aujourd’hui. La jeunesse n’en finit jamais. Parce que j’ai fait un premier film, on me parle encore comme à un jeune. On se retrouve dans une situation absurde, on parle de « jeunes cinéastes » pour des gens qui ont 44 ans, juste parce qu’ils ont fait un premier film. Il faudrait dire qu’il n’y a pas de film de jeunes cinéastes en France. Peut-être que c’est lié au cinéma, qu’on a besoin d’avoir suffisamment vécu pour filmer. Harmony Korine a fait Gummo quand il avait 23 ou 24 ans. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours très rare. 

LVSL – C’est ce que disait la Nouvelle Vague, ils défendaient l’idée qu’on n’avait pas besoin d’avoir suivi le système classique du schéma artisano-industriel français pour devenir cinéaste, d’avoir été premier assistant pour être réalisateur ou d’avoir été opérateur pour être chef-opérateur. Leur position était, grosso-modo, « s’il n’y a pas besoin d’avoir un diplôme pour être écrivain ou peintre, et bien pour être réalisateur, c’est pareil ».

MB – Mais il ne faut pas croire que ça a été aboli. Maintenant ça se passe ailleurs. Ça passe par une façon de nous parler, une façon de nous faire comprendre qu’il va falloir attendre. Et moi, ce que je trouve hallucinant, c’est que L’Époque sorte alors que j’ai 32 ans. Dans un cinéma sain, un système bien portant, c’est un film que plusieurs personnes auraient pu faire à 25 ans, peut-être pas à 20 ou 15 ans évidemment, mais à 25 ou 27 ans ça me semblerait sain. Il y a un délai de 5 ans que je ne comprends pas.

C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salles, c’est une exception à la règle ce film. Le système du cinéma français n’est surtout pas fait pour qu’un film comme L’Époque voie le jour. Moi j’ai 33 ans et je ne me considère pas vraiment comme un jeune cinéaste. Je ne vois pas comment. Jeune, j’avais sentiment de l’être quand j’avais 22 ans. Aujourd’hui j’ai le sentiment d’être adulte, pas jeune, adulte. Ça n’a rien à voir.

« Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique »

LVSL – On a institutionnalisé tout ce qui a été l’exception ?

MB – En un sens oui. Vous parlez d’institutionnalisation, mais à mes yeux il s’est passé un truc ahurissant concernant ce que l’on appelle « le cinéma d’auteur » : aujourd’hui on parle du cinéma d’auteur pour justifier un système de production basé sur l’écrit, sur le scénario. Il y a une divinisation du scénario aujourd’hui en France qui est extraordinaire. Et tout ça en invoquant la Nouvelle Vague, le cinéma d’auteur au sens où les réalisateurs seraient aussi les auteurs de leur scénario. Mais la Nouvelle Vague a quand même inventé la notion d’ « auteur » pour parler de cinéastes, Fritz Lang, Howard Hawks, des Américains qui n’écrivaient pas leur scénario. Pour dire en fait c’est la mise en scène qui est analogue à ce que pourrait être l’écriture chez un auteur de roman.

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LVSL – Comme la caméra stylo de Hitchcock. 

MB – Voilà c’est exactement ça. Mettre en scène est une forme d’écriture. L’écriture filmique. Aujourd’hui, l’auteur, dans le cinéma français, il n’est pas du tout celui qui met en scène. C’est celui qui écrit. C’est absurde mais il faut défendre le cinéma d’auteur contre lui-même. Il faut défendre la mise en scène, le montage, et tout ce qui relève de la vue, de la vision, de l’acte de regarder, contre le fait d’écrire. Je n’ai rien contre le fait d’écrire, là je suis en train d’écrire une fiction. Mais je suis contre le fait que le financement d’un film soit entièrement fondé sur l’écriture. 

Pour des fictions, on pourrait demander pas plus de 5 ou 10 pages. Même pas un story-board, juste une intention. Et ensuite, dire : « faites un essai avec un acteur et envoyez-nous une scène ». On peut faire ça aujourd’hui, on a la liberté, la légèreté de faire ça. On peut envoyer au CNC ou autre, 5 ou 10 min d’un essai avec un comédien, pour voir. C’est comme là qu’on jauge un réalisateur : qu’est-ce qu’il est capable de faire avec un comédien, un caméra et un son. Là je pense que, rien qu’avec cette base-là, on pourrait avoir un cinéma français qui serait mille fois plus intéressant. Parce que, à l’arrivée, on fait entrer des films sur la base de ce qui constitue le cinéma : des sons, des images et la rencontre entre des gens qui veulent être vus et des gens qui veulent regarder. C’est beaucoup plus intéressant que de passer 2, 3, 4 années parfois à blinder un scénario qui est progressivement complètement vidé de sa vie par toutes les commissions par lesquelles il passe, les regards, etc… C’est fait pour tuer la vie. S’il y a quelque chose à revendiquer aujourd’hui, c’est ça. Pour moi c’est le cœur du combat artistique et esthétique à mener.

« C’est un film que j’ai totalement arraché. Ce n’est pas un film normal. Il est anormal que L’Époque sorte en salle, c’est une exception à la règle ce film »

L’Époque a été fait dans cet état d’esprit-là. Oui moi j’ai écrit 110 pages, un dossier énorme dans lequel j’ai parlé de plein de choses : des personnes que j’ai rencontrées, de ma méthode de tournage, de ce que c’est pour moi Paris, de ma génération, de la jeunesse que j’ai envie de montrer à l’écran… Mais ça ne vaut pas grand chose face à 5 minutes de rushs. Et c’est du temps perdu pour moi, en tant que réalisateur.

LVSL – Est-ce que le film est profondément français dans sa représentation de la jeunesse ?

MB – Au Caire quand j’ai projeté le film – ça a du sens de projeter ce film là-bas puisqu’ils sont dans une dictature atroce depuis 2014 – les gens, les spectateurs cairotes me disaient « c’est incroyable, je me rends compte que j’ai les mêmes problèmes que les gens à l’écran ». Ça ne veut pas dire qu’ils le regardent comme des Français, qu’il n’y a pas une spécificité française. De toute façon, le film ne vient pas de nulle part. Il vient d’une tradition française, il vient de Vigo, de Godard – bon lui c’est un Suisse mais c’est le plus Français des Suisses – il vient du collage. C’est un collage mon film. Avec le recul, des fois je me dis que la forme à laquelle il ressemble le plus, c’est l’album de rap. C’est moins un collage au sens de Braque, Picasso et compagnie, ou les surréalistes, le film n’est pas du tout un collage surréaliste. Il y a un côté vraiment album de rap.

« Je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film »

LVSL – C’est peut-être ça qui crée ce langage universel du film ?

MB – Il faut croire qu’il l’est. Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir essayé de gommer des spécificités.

LVSL – Est-ce que L’Époque est un film populaire ? 

MB – Populaire parce que je ne voudrais pas qu’il y ait un bagage particulier, qu’on ait besoin de connaître des choses pour aimer le film. De façon générale, j’aime toutes les formes de cinéma mais je regarde beaucoup de fictions grand public. J’ai découvert le cinéma comme ça. J’ai plein de cinéphilies différentes mais je ne peux pas faire un film qui ne soit pas ouvert. Je veux l’ouvrir à tout le monde. Je veux que tout le monde puisse aller le voir. Quand on fait un film comme ça, ce n’est pas pour s’adresser à quelques personnes. Ce n’est pas un essai ce film, je n’ai pas essayé quoi que ce soit. Je voulais vraiment proposer quelque chose. Ce n’est pas un essai c’est une proposition de cinéma. 

« L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran »

Et surtout, je voulais que les jeunes que je filme puissent aller voir le film sans être mis sur la touche au bout d’un quart d’heure. Ce film, j’en ai l’assurance, je sais qu’il plaît, qu’il est accessible, à toutes les personnes que j’ai filmées, que ce soit les jeunes de Sciences Po ou que ce soit des gens qui ont grandi en faisant du vol à l’arraché aux Francs-Moisins, à Saint-Denis. C’était très important pour moi parce que c’est un film qui est fait pour relier, c’est un film de rencontres. Et c’est un film de rencontres aussi après la projection. C’est pour ça que j’ai refusé que le film soit vendu à Netflix, pas parce que j’ai quelque chose contre Netflix. J’aimerais beaucoup faire un film pour Netflix. C’est intéressant d’un point de vue cinématographique de penser un film, un type d’image, un type de son, faits pour être regardé sur un écran grand comme la main. Parce que pour moi Netflix c’est ça, c’est même pas le grand écran familial, c’est le smartphone.

Mais L’Époque, je l’ai pensé depuis le début pour la salle, pour le grand écran. C’est pour ça qu’il y a eu un ingénieur du son qui était avec moi pendant deux ans dans la rue. Le film est très immersif, c’est une expérience sonore aussi, il est très musical. La forme est musicale. Quand je disais album de rap, un album de rap, ça s’écoute. J’ai pas dit « morceau », j’ai dit « album ». J’admire beaucoup la composition des albums de rap, ceux de Nas, d’Eminem, de Kendrick Lamar, ce sont des compositions, c’est une cohérence globale.

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LVSL – Vous parliez de votre envie que le film réunisse et ça me ramène à un plan du film qui est absolument sublime, je vais oser le mot. C’est celui de l’eau qui semble glisser sur la Statue de la République et où les couleurs reflétées passent de bleu-blanc-rouge à terne. 

MB – Ce plan a une histoire. En fait, je l’ai fait pour la première fois en photo, en argentique. Le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats du Bataclan. Je me suis baladé dans la rue, je suis allé à République, il avait plu ce jour-là donc le sol était mouillé. Donc j’ai fait une première version photographique. Après, durant la période de « Nuit debout » ils ont installé un mur d’eau. Il était très tard, peut-être 4h du matin. On était en train de déambuler après une évacuation Place de la République. Et on a eu cette idée avec Thibault, on s’est postés là, moi visuellement j’ai vu le truc. Et après à l’image j’ai inversé le plan. J’ai retourné l’image. C’est un plan qui plaît beaucoup parce qu’il est très symbolique. C’est vraiment fort. Peut-être que des gens le trouvent trop lourd, je ne sais pas. C’est toujours dur de jouer avec le symbole.

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LVSL – Ce plan semble constituer un écho direct avec la première bande-annonce du film – qui date du 2 ou 3 avril 2016, donc pendant le tournage – [1] qui ne contenait qu’un seul plan, sur la Statue de la République aussi, mais avec un mouvement de caméra inversé, le haut du monument se retrouvant en bas de l’image. Qu’est-ce qu’il raconte pour vous ce plan de cette Statue de la République qui se retourne, qu’on vient chercher presque à l’envers ? 

MB – C’est la République qui a la tête à l’envers, qui est complètement retournée, qui ne marche pas sur ses deux jambes. C’était ça dans ma tête, un monde qui a la tête à l’envers, un renversement de toutes les valeurs. Une sorte de perte de sens. C’était une manière de ridiculiser le symbole. Je trouvais ça comique, elle n’est plus du tout imposante, on se demande juste « qu’est-ce qu’elle fait là ? ».

LVSL – Libération avait fait il y a quelques années un spécial Cinéastes et la question était la même pour tous : « pourquoi filmez-vous ? ». Ce sera donc notre mot de la fin :  pourquoi filmez-vous ? 

MB – Je vais répondre par une citation de Damso : « Le temps, je voudrais le manier ».

 

Liens vers 2 scènes coupées au montage final du film :

  • https://www.youtube.com/watch?v=-RtPvNxc_6o
  • https://www.youtube.com/watch?v=GhTWW2K96SY
  1. https://www.youtube.com/watch?v=x1d8ImStJks

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Le temps “des jolies colonies de vacances” est-il révolu ?

Sorti en 2006, le film Nos jours heureux avait réuni 1,5 million de spectateurs, avant de devenir culte pour toute une génération. Dans le même temps, les colonies de vacances traversent une crise multiforme profonde qui les fait peu à peu disparaître. Comment expliquer la désaffection du public pour ces structures qui participaient autrefois de la promesse d’égalité républicaine ? 


Alors que trois associations du secteur – la Jeunesse en Plein Air, l’Union Nationale des Associations Familiales et Solidarité Laïque – annonçaient qu’un Français sur trois dont 3 millions d’enfants ne partiraient pas en vacances cet été, cette question est plus pertinente que jamais. Il est temps d’interroger et de comprendre les maux que rencontrent ces colonies, qui ont pourtant permis à des générations d’enfants de partir en vacances, et qui continuent à imprégner l’imaginaire collectif. Auparavant creuset de la mixité sociale, les “colos” ciblent de plus en plus un public particulier, en prenant en compte l’âge, le genre ou encore le milieu social, et séparent là où elles créaient avant du commun.

Temps de socialisation exceptionnels chargés de représentations qui façonnent l’imaginaire collectif, les colonies de vacances ont été créées afin de donner un accès à la nature à la jeunesse populaire. Elles apparaissent en 1876, sous l’égide d’Hermann Walter Bion, pasteur suisse qui souhaite trouver un remède à la mauvaise santé des enfants défavorisés de Zurich. Des instituteurs et institutrices encadrent alors 68 enfants pendant deux semaines. Elles se développent en Europe pour ensuite s’exporter de l’autre côté de l’Atlantique sous le nom de Summer Camps.

En France, leur développement est entre autres le fait des entreprises, par le biais des comités d’entreprises. Elles sont donc initialement destinées aux enfants des employés, mais rejoignent néanmoins le système éducatif au sortir de la Première Guerre mondiale. Intrinsèquement liées aux patronages laïcs et paroissiaux, elles connaissent un âge d’or entre les années 1930 et les années 1960. Plus largement, l’essor des colonies de vacances est lié à l’évolution urbaine et politique du pays. C’est même contre les villes qu’elles se construisent, l’idée étant d’envoyer les enfants hors de cette dernière afin qu’ils se ressourcent et qu’ils échappent à de mauvaises conditions sanitaires. Les enfants étaient en effet les premiers touchés par les épidémies de tuberculose, contre laquelle l’État commence à lutter en 1916 avec la loi dite Léon Bourgeois et la création de dispensaires d’hygiène publique.

Elles se structurent également du fait des tensions entre les forces catholiques et républicaines. Alors que la République occupe un espace croissant, des patronages urbains puis des colonies menées par des prêtres sont mises en place, et ce dès les années 1880. Les municipalités s’emparent alors de l’objet des colonies de vacances pour en faire une vitrine de leur action sociale, comme en témoigne l’exemple d’Henri Sellier, maire de Suresnes, qui en plus de son action en faveur des Habitations Bon Marché se fait un ardent défenseur de ces colonies. L’historienne Laura Downs note que les trois quarts des enfants de cette municipalité partent ainsi en colonie de vacances au début des années 1930. En ce sens, les colonies de vacances constituent un moyen de définir des politiques urbaines sociales.

Une lente évolution

De leur genèse à aujourd’hui, la philosophie des colonies de vacances a évolué, passant ainsi d’une démarche sociale et hygiéniste à une volonté de recréer de la mixité sociale. Dans les années 1930, il s’agissait davantage d’occuper le temps libre dans la lignée des réformes conduites par le Front Populaire. Les Trente Glorieuses correspondent quant à elles à une volonté de démocratiser l’accès à la culture et aux loisirs.

Cependant, tous les enfants ne partent pas. La crise des banlieues dans les années 1980 a permis de prendre conscience que la jeunesse issue des quartiers restait en fait exclue de ces colonies : il s’agira donc de les y intégrer et de tenter par là-même de prévenir les tensions particulièrement redoutées en saison estivale.

Laura Downs écrit dans Childhood in the Promised Land : Working-class movements and the colonies de vacances in France qu’ « il s’agissait de créer et ouvrir l’esprit de “voyage républicain”, connaître les personnes et les paysages de la campagne ». Elle indique aussi dans l’Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours que « le paysage faisait partie d’un projet politique et social ».

En 1913, plus de 100 000 enfants partent en colonies, tandis que ce chiffre atteint 4 millions en 1960. Selon la sociologue Magali Bacou et le géographes Yves Raibaud, ils n’étaient plus que 1,2 million en 2016. Les colonies de vacances ont certes une excellente image mais de moins en moins de familles se pressent pour y envoyer leurs enfants. Dès lors, comment comprendre cette désaffection a priori paradoxale ?

Un système en perte de vitesse

C’est aujourd’hui le modèle théorique, économique et social sur lequel reposent les colonies qui vacille et qui est remis en cause par l’évolution des pratiques. Les villes offrent davantage d’infrastructures qu’avant, notamment des terrains sportifs ou des piscines municipales relativement accessibles à tous. De même, de plus en plus de familles partent en vacances, ce qui rend le besoin d’envoyer son enfant en colonie moins pressant. Aujourd’hui, entre 60 et 70% des familles partent en vacances.

D’autres éléments structurels expliquent aussi cette désaffection. Les bâtiments militaires ou religieux désaffectés servaient notamment à accueillir les enfants : ces bâtiments ont aujourd’hui été détruits ou bien induisent une charge financière trop importante pour la remise aux normes, l’entretien ou la restauration. Une étude du CNRS montre ainsi qu’il n’existe plus qu’un tiers du patrimoine des bâtiments encore en fonction en Vendée ou dans les Alpes-Maritimes.

Les normes venant encadrer les colonies ont également augmenté, ce qui a entrainé une hausse des prix des séjours. Sur le plan politique, les projets ont longtemps été portés par des municipalités communistes et par des syndicats, comités d’entreprise ou mouvements d’éducation populaire. Mais la perte d’influence de ces forces dans la société durant les dernières décennies a mené de fait à un affaiblissement inéluctable de ces structures et de ces projets.

Les colonies reposaient également sur un pilier central qui était celui du brassage social, tant du côté de l’Église que des syndicats ouvriers. Aujourd’hui, les structures ont tendance à se scinder en deux. On trouve d’une part une augmentation constante de l’offre de séjours à thèmes, qu’il s’agisse de séjours linguistiques ou sportifs. Ils coûtent de plus en plus cher et constituent une offre de prestations pour les classes les plus aisées. De l’autre côté, il s’agit des colonies dites « des quartiers », qui ont été pensées au tournant des années 1980 pour prévenir les étés, saisons tendues dans les quartiers populaires.

Les classes moyennes ont quant à elle des difficultés grandissantes à assumer un coût financier important souvent compris entre 400 et 600€ la semaine. De plus, si des aides existent, notamment celles distribuées par les Allocations Familiales qui permettent d’alléger le coût d’un départ en colo, peu de familles ont conscience de leur existence et sur les 20 millions d’euros prévus à cet effet, une grande partie demeure inutilisée.

Une évolution qui suit celle de la société

La désaffection pour les colonies de vacances n’est pas sans lien avec les modifications profondes de la société. Tout d’abord, la baisse de mixité sociale au sein même des colos n’est pas sans rappeler la fragmentation territoriale grandissante. Les groupes sociaux autrefois friands et demandeurs de colos se sont divisés et fragmentés : nombre d’ouvriers ont quitté les villes et les grands ensembles pour s’installer dans le périurbain et les maisons individuelles qu’elles proposent. Aussi, l’accès à un jardin s’est développé et permet d’envisager un accès si ce n’est à la nature, au moins au grand air et aux loisirs qui y sont liés.

Pour ce qui est des quartiers et des espaces où se retrouve une grande partie de la population issue de l’immigration, les syndicats et la structuration ouvrière d’antan n’ont plus la même influence, notamment du fait de la difficulté que rencontrent ces populations pour accéder au marché du travail. Ainsi, les réseaux militants qui organisaient certaines colonies ont aujourd’hui disparu et peu de dispositifs sont offert aux enfants de ces quartiers. S’ils partent, c’est notamment grâce à des centres sociaux et parce que leurs parents ne partent pas, là où a contrario les enfants des classes moyennes partent en famille. À une sédentarité contrainte s’oppose donc une mobilité de plus en plus importante qui ne concerne pour les départs en vacances qu’une minorité des Français. La proposition 19 du Plan Borloo suggérait pour pallier cela d’envoyer les enfants des quartiers populaires en colonie de vacances gratuitement.

Si elles constituent indubitablement des œuvres sociales, les colonies de vacances voient leur ADN transformé du fait de l’intégration des logiques de marché et du tourisme. Les structures organisatrices tant publiques que privées se livrent à une concurrence de plus en plus importante et se sont dotées de catalogues, sites ou encore de campagnes de communication pour donner à voir leur offre. L’essor du marketing engendre une hausse des frais pour les familles, si bien que certains séjours se voient logiquement réservés aux familles les plus aisées.

Les sites spécialisés dans l’offre de colonies de vacances proposent ainsi des séjours référencés par classe d’âge et genre, là où les colonies traditionnelles avaient vocation à rassembler, intégraient une mixité tant sociale que de genre. Les activités proposées induisent des coûts importants. Un séjour estival sur le site Djuringa pour prendre des cours d’équitation est par exemple facturé 557€, somme à laquelle il faut encore rajouter des frais de dossier. Ces sites sont en définitive plus proches du tourisme que de la colo, tout en continuant à s’appeler “colonie de vacances”. C’est par là-même tout un esprit, une promesse d’égalité qui se trouvé dénaturée au profit de séjours qui permettent de se distinguer et séparent.

Le dernier élément en ce sens est celui de la transposition de la directive de la commission européenne n°2015/2032 du 25 novembre 2015 dans le droit français. Cette directive a engendré la colère des petites structures à la fin de l’année 2017 car elle met en péril les petites associations qui organisent des colonies de vacances en faveur d’un mastodonte façonné par des fusions-acquisitions. Les colonies de vacances ne relèvent plus d’une direction spécifique dans un ministère dédié mais de la Direction Générale des Entreprises. Si cette modification du droit n’a pas été médiatisée, elle correspond à une remise en question de l’implication des associations qui organisent les séjours et qui correspondent aujourd’hui pour deux tiers d’entre elles à des associations d’éducation populaire.

Ce tournant n’est toutefois pas récent. Il s’observe dès les années 1970 avec l’intégration de la logique de rentabilité dans les lettres et documents ministériels qui les évoquent. Il s’agit désormais de produire une offre de vacances, la philosophie et les fondements du départ se trouvant ainsi relégués au second plan. Si les colonies de vacances telles qu’elles étaient chantées par Pierre Perret ne sont plus à l’ordre du jour et ne répondent plus aux attentes d’une société qui a évolué, l’enjeu est de réinscrire dans l’imaginaire social la promesse des colonies de vacances dans un contexte où un nombre croissant d’enfants ne part pas en vacances.

À ce basculement vers une logique marchande s’ajoute l’émergence d’une triste réalité. Outre une illustration supplémentaire de l’effritement de la promesse républicaine, l’accès réduit aux infrastructures et séjours induisent des conséquences désastreuses pour les enfants. 121 personnes sont par exemple mortes par noyade entre le 1er juin et le 5 juillet 2018. Cette donnée masque en fait une situation très préoccupante dans les quartiers populaires, un collégien sur deux ne sachant pas nager à l’entrée en 6ème. Ce chiffre est lié au manque et à la vétusté de certaines infrastructures, les piscines Tournesol en premier lieu. Construites à la fin des années 1970, ces structures préfabriquées, incarnation d’un État fort à l’origine de politiques publiques, ferment les unes après les autres du fait de leur mauvais état. Les enfants se voient ainsi privés de tout accès à la natation, les collectivités locales n’ayant pas les financements nécessaires pour reconstruire des piscines.

Piscine Tournesol de Fagnières

Ainsi, la déprise des colonies de vacances constitue une illustration supplémentaire de l’effritement de la promesse républicaine. Cet effritement a une incidence directe sur les enfants des classes moyennes et populaires, qui se voient privés d’une part du plaisir de partir, de changer d’air et d’autre part d’un socle de compétences que la “colo” permettait d’acquérir. Le modèle néolibéral éloigne en ce sens les citoyens les uns des autres et prive les plus fragiles d’entre eux d’un droit à vivre, à jouir de son temps libre en s’extrayant de son quotidien.

Pour aller plus loin :

Magalie Bacou et Yves Raibaud, « Les jolies colonies de vacances, c’est fini ? », CNRS Le Journal, juillet 2016.

Ifop, « Les Français et les colonies de vacances », sondage pour la Jeunesse en plein air, Mai 2016.

Centres de loisirs, mini-camps, colos : quand les parents et les adolescents font le choix du collectif, Ovlej, Dossier d’étude n°187, Décembre 2016.

Tellier, Thibault. « Laura LEE DOWNSHistoire des colonies de vacances, de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009, 433 p. », Histoire urbaine, vol. 34, no. 2, 2012, pp. 163-165.

Crédits photos :

ipernity.com

La politisation de la jeunesse à la suite du mouvement social

Crédits photos
De gauche à droite Roxane Lundy, Vincent Dain et Taha Bouhafs

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur la politisation de la jeunesse à la suite du mouvement social avec comme invités Roxane Lundy (jeunes génération.s), Vincent Dain (LVSL) et Taha Bouhafs (Jeunes insoumis).

Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

« March for Our Lives » : la génération post-2001 se soulève contre le port d’armes

Premier mouvement social de masse du mandat de Donald Trump, la March for Our Lives est aussi la plus grande manifestation anti-armes à feu de l’histoire des États-Unis. La mobilisation est d’ores et déjà historique, et couronnée de succès en Floride, où la législation a été modifiée. Mais au-delà de la question des armes, le 24 mars a des allures d’acte de naissance pour une nouvelle génération politique.


Les images étaient impressionnantes, samedi 24 mars, à Washington. 800 000 personnes sont descendues dans les rues de la capitale américaine pour réclamer un contrôle plus strict de la vente d’armes à feu dans le pays. Des mobilisations similaires ont eu lieu un peu partout aux États-Unis : 850 villes concernées, pour un million et demi de manifestants en tout. Le mouvement « March for Our Lives » (littéralement, « marcher pour nos vies ») est déjà à inscrire dans les livres d’histoire comme la plus grande manifestation anti-port d’armes de l’histoire américaine. Seul Donald Trump ne s’en est peut-être pas encore rendu compte, lui qui, pendant la Marche, jouait au golf dans sa propriété de West Palm Beach, en Floride.

Tout un symbole, qui reste en travers de la gorge de nombreux Américains : c’est à peine à quarante-cinq minutes de ce terrain de golf que la « March for Our Lives » puise ses origines. À Parkland, plus précisément. Le 14 février dernier, Nikolas Cruz, 19 ans, entre dans son ancien lycée et massacre quatorze élèves et trois membres du personnel avec un fusil d’assaut militaire AR-15. C’était déjà la trentième fusillade depuis le 1er janvier 2018 sur le sol américain, la dix-huitième en milieu scolaire…

Les succès de la mobilisation en Floride

© Mike Licht, Flickr

Avec 495 morts depuis début 2017, la chose en est devenue presque routinière aux Etats-Unis : les tueries de masse rythment l’actualité, dans un pays qui concentre 40 % des armes en circulation dans le monde. Alors pourquoi la tuerie de Parkland a-t-elle donné naissance à un véritable mouvement de fond, qui semble bien parti pour durer ? La réponse réside sans doute dans la capacité des survivants de Parkland eux-mêmes à se mobiliser rapidement après le drame, et à faire bouger les lignes dans l’État de Floride.

Ainsi, le 7 mars, le Parlement de Floride a adopté une loi restreignant l’accès aux armes à feu, et ce contre l’avis du lobby pro-armes, la NRA. La chambre étant à majorité républicaine, un camp politique particulièrement financé par l’argent de l’industrie des armes, le tour de force est à saluer. Certes, ce n’est au fond qu’une petite avancée : si l’âge légal pour acheter une arme recule de 18 à 21 ans, si les armes à crosse rétractable (comme le fusil d’assaut qui a servi dans la tuerie) sont interdites et si les délais d’attente à l’achat sont rallongés, la loi ouvre aussi la possibilité d’armer les enseignants et le personnel scolaire… Mais le symbole est là : des jeunes de moins de vingt ans, qui n’ont pas encore la majorité électorale, ont réussi à peser plus lourd que les lobbys.

Le soulèvement d’une jeunesse post-9/11

Car c’est sans doute ça, la véritable rupture historique de ce 24 mars : l’entrée dans le champ politique d’une nouvelle génération, qui fait partie de ces 4 millions d’Américains qui, d’ici 2020, pourront voter pour la première fois. Si la marche de samedi était transgénérationnelle et relativement transpartisane (bien qu’à forte majorité démocrate), les jeunes étaient en surnombre, et en tête de cortège. Cette génération-là est née entre 2000 et 2003, n’a pas connu le 11 septembre 2001, n’a pas dans son imaginaire politique la chute des Twin Towers, totem traumatique indépassable des générations précédentes. Les marcheurs de samedi ont été bien plus marqués par les errances et les mensonges de la politique de Bush au Moyen-Orient, par les dérives du Patriot Act, que par le patriotisme tous azimuts de leurs parents, voire de leurs grands frères et grandes sœurs. Ils étaient trop jeunes pour voter en 2016, mais soutiennent pour la plupart Bernie Sanders : ils sont progressistes et ont envie de changement. Leur poids électoral en 2020 pourrait jouer dans les Etats les plus stratégiques, Floride en tête.

Une militante tenant une pancarte à l’effigie d’Emma Gonzalez © Robb Wilson, WikiCommons

Déjà, des figures hypermédiatisées ont émergé, des visages qu’on s’attend à retrouver régulièrement sur la scène politique américaine ces prochaines années. À l’image d’Emma Gonzalez. Jeune femme de 18 ans, crâne rasé, jean troué, ouvertement bisexuelle et d’origine cubaine : si l’Amérique anti-Trump a un visage, c’est sans doute celui de la porte-parole des survivants de Parkland. C’est elle qui, samedi, a fait taire la manifestation pendant six minutes et vingt secondes de silence (soit le temps qu’il a fallu à Nikolas Cruz pour éliminer ses 17 victimes à Parkland). Certains commentateurs la présentent déjà comme l’avenir politique de la communauté latino-américaine en Floride.

Reste à voir maintenant si la « March for Our Lives » parviendra à pousser les autorités à s’attaquer à l’inamovible droit au port d’armes au niveau fédéral, ce qui sous-entendrait une modification de la Constitution. Une seule chose est sûre, ces jeunes n’en sont qu’au début de leur combat, et commencent à peine leur parcours politique.