« Il n’existe plus d’État de droit en Équateur » – Entretien avec Luisa González

Luisa Gonzales - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dirigeante du Mouvement de la Révolution citoyenne (Revolución ciudadana), formation de l’ancien président équatorien Rafael Correa, Luisa González fut candidate à l’élection présidentielle anticipée de 2023. Sa campagne se concentrait sur l’héritage de la période « corréiste », le bilan critique de la présidence de Guillermo Lasso et l’affirmation de la souveraineté équatorienne face aux États-Unis. Bien que favorite et arrivée en tête du premier tour devant le candidat libéral et pro-américain Daniel Noboa, elle s’est inclinée au second avec 48,17% des voix le 15 octobre, au terme d’une période électorale marquée par la disparition dans des circonstances floues de détenus politiques et des menaces de mort reçues en son encontre. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique inquiétante en Équateur, où la judiciarisation du conflit politique fait peser de lourdes menaces sur l’État de droit, et en particulier sur les membres de son mouvement. Elle insiste sur les mécanismes du lawfare qui ont poussé Rafael Correa et d’autres militants de la « Révolution citoyenne » à l’exil, face aux intimidations et à la répression, ainsi que sur l’instrumentalisation de grandes affaires judiciaires médiatisées à des fins politiques. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL : Une opération anti-mafia a été lancée en Équateur avec une grande mise en scène télévisuelle. Cette opération semble également viser des fonctionnaires et des personnalités judiciaires, ce que vous dénoncez. Que se passe-t-il en Équateur ?

Luisa González : L’affaire Métastase, qui suscite une attention considérable en Équateur, est centrée sur la lutte contre le crime organisé. D’abord, il est notable que la procureure elle-même a dissous deux unités judiciaires dédiées à la lutte contre le crime organisé, réduisant ainsi les ressources disponibles pour cette lutte.

Un exemple marquant est l’affaire León de Troya, liée au trafic de drogue. Dans cette affaire, des policiers enquêteurs ont été contraints de fuir l’Équateur, apparemment en raison de persécutions politiques, malgré la découverte de liens entre la mafia albanaise et le gouvernement de Guillermo Lasso. La procureure a tardé à agir sur cette affaire et n’a pas suffisamment communiqué sur les résultats de l’enquête.

Le cas Métastase trouve son origine dans l’enquête menée à la suite l’assassinat de Leandro Moreno, dont le téléphone portable a révélé des informations clés. Malgré la possession de ces documents depuis plus d’un an, la procureure n’a pas agi, permettant à des individus impliqués dans l’extorsion, comme Fernando Villavicencio, de se présenter à des postes politiques sans révélation publique des faits.

Dans le contexte de l’affaire Métastase, Wilman Terán, président du Conseil de la Magistrature et membre de l’équipe de la procureure générale ainsi que du président actuel de la Cour, Iván Saquicela, est au centre d’une controverse. Ces derniers l’ont soutenu pour diriger le Conseil de la Magistrature. Lors de l’élection des juges, où il semblait y avoir une tentative de contrôler le processus, des perquisitions ont eu lieu. Wilman Terán a été arrêté, sans possibilité de se défendre librement, contrairement à d’autres personnes arrêtées dans des circonstances similaires mais qui ont été libérées. Cette situation soulève des questions sur les intentions réelles derrière ces actions et la tentative de contrôler le système judiciaire.

Dans cette affaire, un élément crucial est le procès politique intenté contre la procureure générale. En tant que membres de la Revolución Ciudadana, elle nous a contactés et nous a adressé des menaces, nous informant publiquement que si nous continuions le procès politique à son encontre, des mesures de rétorsion seraient prises contre des membres éminents de notre mouvement, notamment Jorge Glas, l’ex-vice-président, et Paola Pabón, notre préfète de Pichincha [principale région de l’Équateur, NDLR]. En effet, la récente demande de localisation et d’arrestation de Jorge Glas, qui a dû chercher refuge à l’ambassade du Mexique, confirme ses intentions.

Deux événements politiques majeurs semblent pousser la procureure à créer un écran de fumée. Elle a choisi son moment pour divulguer une enquête vieille d’un an, jusqu’alors non publique. Par ailleurs, elle n’a jamais traité avec la même célérité la plainte de l’ambassadeur des États-Unis concernant l’existence de « narco-généraux ». Malgré nos demandes, cette enquête n’a pas avancé. L’ambassadeur américain, outrepassant son rôle diplomatique, s’est immiscé dans la politique interne de notre pays en lançant des accusations graves, notamment pour des faits de blanchiment d’argent impliquant des banques, des équipes de football et des journalistes. Si ces allégations sont fondées, elles devraient être transmises de manière officielle et confidentielle aux autorités compétentes pour une enquête approfondie et la poursuite des coupables, dans le but de pacifier le pays.

Au contraire, l’action de l’ambassadeur, en collaboration apparente avec la procureure, sème le trouble sans apporter de clarté sur les enquêtes en cours. La procureure, quant à elle, n’a pas fait preuve de diligence dans plusieurs affaires importantes comme celle de León de Troya, le scandale des narco-généraux, le cas Danubio ou encore les INA Papers.

LVSL : Cette procureure, Diana Salazar, a été au centre de vos critiques pendant plusieurs semaines. Quels reproches lui faites-vous ?

L. G. : L’approche de Diana Salazar dans son rôle de procureure générale montre qu’elle agit comme un acteur politique. Sa réaction initiale aux menaces d’un procès politique par la Revolución Ciudadana a été de chercher à nous intimider, ce qui témoigne d’une attitude qui dépasse les normes attendues d’un procureur impartial. De fait, la convocation de Jorge Glas à une enquête, suivant la menace qu’elle avait formulée, souligne cette tendance.

Un autre facteur de préoccupation réside dans la gestion des enquêtes par son bureau. Il est reproché à Salazar que la majorité des affaires s’en tiennent à des enquêtes préliminaires sans aboutir à des accusations formelles ou des jugements. Cette situation crée un climat d’insécurité et d’impunité, en particulier dans des cas nécessitant une intervention judiciaire rapide et efficace. La lenteur dans le traitement de dossiers médiatiques comme l’affaire INA Papers et le cas León de Troya, où des témoins clés ont été assassinés sans que des mesures de protection adéquates soient prises, accentue ces inquiétudes.

Concernant l’affaire Métastase visant le président du Conseil de la Magistrature, il est important de noter que Salazar a agi avec plus de rapidité, malgré le fait que cette personnalité appartienne à son cercle politique. Cette différence de traitement suggère une possible instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Dans ce contexte particulier, le fait qu’elle ait gardé des informations cruciales pendant plus d’un an, pour les révéler dans un moment politiquement opportun, renforce l’impression d’une manipulation judiciaire visant à consolider sa position dans un climat politique défavorable.

LVSL : Vous dénoncez le lawfare en Équateur, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, c’est-à-dire, la guerre judiciaire. Cela signifie-t-il que le système judiciaire n’est plus impartial ?

L. G. : Absolument, l’impartialité du système judiciaire en Équateur est sérieusement compromise. Nous l’avons clairement exprimé. Un exemple flagrant est le président de la Cour de Justice, Iván Saquicela. Alors qu’il devrait incarner la justice et l’équité, il a ouvertement manifesté son parti pris politique, notamment par des prises de position contre la Revolución Ciudadana. L’asile politique accordé à l’ancien président Rafael Correa en Belgique est d’ailleurs en partie dû à la reconnaissance de la partialité de M. Saquicela.

Cette tendance se retrouve dans le comportement de la Procureure Générale de l’État. Malgré les preuves disponibles, elle montre une réticence à agir rapidement dans certains cas, tandis que dans d’autres, sans preuves solides, elle intervient de façon précipitée, semblant poursuivre un agenda de persécution politique.

Mon expérience personnelle lors de la campagne présidentielle en est un témoignage éloquent. Une semaine avant le second tour, sept détenus sous la garde de l’État à la prison de Latacunga ont été mystérieusement assassinés. Ces personnes devaient fournir des témoignages liés à l’assassinat de Fernando Villavicencio, qui auraient pu, selon certains, impliquer la Revolución Ciudadana. La réaction publique à ces événements a souligné leur nature politique plutôt que judiciaire, ce qui a conduit à l’arrêt de cette démarche.

La vérité entourant la mort de Fernando Villavicencio reste inconnue. Malgré l’importance des données de son téléphone portable pour l’enquête, celles-ci n’ont pas été exploitées. À l’inverse, dans l’affaire Métastase, ils ont minutieusement examiné le téléphone de Leandro Moreno. Cette incohérence suggère une dissimulation délibérée. Ainsi, il apparaît clairement que le bureau de la procureure à la Cour Nationale de Justice opère non pas de manière indépendante, mais selon des motivations politiques et des intérêts spécifiques de ses dirigeants.

LVSL : Dans le contexte actuel, quelle évolution prévoyez-vous pour la situation en Équateur ?

L. G. : La situation actuelle semble indiquer une poursuite de la persécution politique. Des actions ont déjà été entreprises contre Jorge Glas, faisant écho aux menaces de la procureure, avec des demandes d’arrestation et d’interrogatoires pour des raisons qui restent floues. Ceci illustre la nature arbitraire de ces actions, semblant relever davantage de la persécution politique que d’une procédure judiciaire légitime. Nous avons également des inquiétudes concernant Paola Pabón, notre préfète, et d’autres membres de la Revolución Ciudadana qui pourraient faire face à des actions illégales.

LVSL : Concernant la reconnaissance internationale de cette situation, avez-vous des exemples concrets ?

L. G. : Oui, un exemple notable est l’intervention d’Interpol. La Cour nationale de justice de l’Équateur a demandé à plusieurs reprises à Interpol d’émettre une vignette rouge contre Rafael Correa. Interpol a refusé, considérant que les charges contre lui relèvent plus de la persécution politique que de la justice. Cela est corroboré par l’asile politique accordé à Correa en Belgique, et les refus répétés d’Interpol illustrent une reconnaissance internationale de la persécution politique en Équateur.

De plus, les asiles politiques accordés à plusieurs membres de la Revolución Ciudadana en Argentine, au Venezuela et au Mexique soulignent cette reconnaissance. Ces événements mettent en évidence l’absence d’impartialité judiciaire en Équateur. Il n’existe plus d’État de droit garantissant une procédure judiciaire conforme à la loi dans notre pays.

LVSL : Comment le dysfonctionnement du système judiciaire affecte-t-il le problème croissant de l’insécurité en Équateur ?

L. G. : L’escalade de l’insécurité en Équateur est directement liée aux défaillances de notre système judiciaire. Comme je l’ai mentionné, le bureau du procureur, responsable de l’accusation et de la conduite des enquêtes jusqu’à l’établissement formel des charges, laisse la plupart des affaires en phase d’enquête préliminaire. Cela signifie que le système de justice n’est pas pleinement opérationnel. En plus, l’absence d’impartialité des juges et le manque de financement adéquat de la part du gouvernement central exacerbent ces problèmes, contribuant ainsi à l’insécurité croissante.

Cette situation engendre un sentiment d’impunité. Les criminels restent libres et, comme illustré dans l’affaire Moreno, il semble y avoir des cas où les juges sont corrompus. Le manque de surveillance efficace sur les actions des juges et sur leurs pratiques judiciaires est un problème majeur. L’Unité d’analyse financière et de lutte contre le blanchiment d’argent devrait jouer un rôle clé dans l’investigation de la corruption parmi les juges, mais cela ne se produit pas suffisamment.

La situation en Équateur est extrêmement grave et douloureuse. Nous sommes confrontés à un État défaillant, qui ne parvient pas à contrôler l’impunité et permet à la violence de se propager de façon inquiétante. Nous assistons à des crimes horribles, y compris l’assassinat d’enfants, un phénomène inédit dans notre histoire, et l’exploitation de nos enfants dans le trafic de drogue. Cette crise continuera tant qu’un gouvernement ne prendra pas des mesures sérieuses et efficaces pour y remédier.

Baltasar Garzón : « Le lawfare est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification »

Baltasar Garzón - Le Vent Se Lève

On ne compte plus les affaires délicates traitées par le juge espagnol Baltasar Garzón, des enquêtes sur les victimes de la dictature militaire argentine au mandat d’arrêt émis contre Augusto Pinochet, en passant par la coordination de la défense de Julian Assange. Plus récemment, ce défenseur du pouvoir judiciaire s’est montré critique de son instrumentalisation à des fins politiques, et s’est investi dans la dénonciation du lawfare – contraction de legal warfare (« guerre légale »), un terme employé pour critiquer la collusion entre le pouvoir judiciaire et certains secteurs élitaires. Il a intégré le CLAJUD, organe du Grupo de Puebla (plateforme de la gauche latino-américaine) dédié à la lutte contre « l’utilisation de la justice comme arme de guerre politique ». C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontré.

LVSL – Vous êtes investi dans la défense de Julian Assange. Quelle analyse faites-vous de sa situation actuelle – d’un point de vue juridique, a-t-il encore une chance de ne pas être extradé vers les États-Unis ?

Baltasar Garzón – Le cas Julian Assange est très clair d’un point de vue juridique. Il s’agit d’une persécution politique, motivée par le fait qu’il est journaliste, qu’il accomplit les devoirs que tout journaliste devrait s’imposer à lui-même – fournir des informations véridiques et les diffuser. En l’occurrence, il a permis de dévoiler des actes très graves et délictueux commis par les États-Unis. Ces délits sont le fait des agences de renseignement et de l’armée américaine dans des zones de conflit, en Irak et en Afghanistan, ainsi que de certaines sociétés multinationales, coupables de pratiques de corruption. C’est la raison pour laquelle on le persécute.

Les États-Unis appliquent à Julian Assange leur « loi sur l’espionnage » (Espionnage Act), lui qui n’est ni un espion, ni un citoyen des États-Unis, ni même quelqu’un qui aurait déjà foulé le sol des États-Unis ! Cette application extraterritoriale viole chacun des droits fondamentaux à un procès équitable. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons, et face à laquelle les autorités judiciaires britanniques ont inexplicablement donné leur aval à l’extradition ! Nous sommes encore dans une phase où il faut se prononcer sur le fond de l’affaire, qui curieusement n’a pas été abordé. L’atteinte à la liberté d’expression, la persécution politique, la disproportion d’une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prison, entre autres éléments essentiels, restent à évaluer.

Si ce n’est pas le cas, nous devrons alors recourir aux instances internationales qui pourraient mettre en évidence que c’est le droit à l’information la liberté d’expression qui sont en jeu. Cela devrait motiver chacun d’entre nous et les journalistes du monde entier, car c’est le fondement même de la démocratie qui est en jeu. Ne pas le voir ainsi est très grave.

LVSL – La défense de Julian Assange vous a attiré des critiques. Lorsque vous étiez en mission auprès de l’OEA (l’Organisation des États américains est une organisation régionale regroupant l’ensemble des États du continent américain ; Baltasar Garzón y a officié comme conseiller pour les droits de l’homme auprès de l’antenne colombienne en 2012, ndlr), certains de ses représentants vous ont reproché votre manque de manquer à votre devoir de neutralité. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette organisation régionale, accusée par la gauche latino-américaine d’être soumise à l’agenda géopolitique des États-Unis ?

BG – De toute évidence, l’une des causes fondamentales du dysfonctionnement de l’OEA réside dans le contrôle financier et politique exercé par les États-Unis sur cette institution. Depuis sa création en 1948, il s’est trouvé plusieurs secrétaires généraux pour exprimer une opposition à ce contrôle : entre 50 et 60 % du budget est fourni par les États-Unis ! Curieusement, ceux-ci n’ont pas signé la Charte de San José, au fondement du Système interaméricain des droits de l’homme [l’OEA est responsable de son application NDLR]. Ils ne respectent ni n’acceptent les décisions de cet organisme.

« Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. »

Par conséquent, au lieu de contribuer à une intégration équitable des différents pays d’Amérique latine, cela génère précisément le contraire. On peut voir une manifestation tangible de cette pente dans l’action de l’actuel secrétaire général, Luis Almagro, qui se caractérise par le non-respect des règles de l’institution elle-même, qui exigent impartialité, indépendance et non-subordination aux directives de l’un des pays en particulier. Ceux qui suivent de près les actions de Luis Almagro se rendront compte que c’est tout le contraire qui a cours (Luis Almagro a notamment été critiqué pour avoir avalisé la thèse d’une fraude électorale en Bolivie en novembre 2019, justifiant ainsi le coup d’État qui a renversé Evo Morales, ou sa défense d’une opération de regime change contre le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro, ndlr).

Cela contribue à ce que les pays latino-américains ne se sentent pas représentés au sein d’une organisation qui, initialement, avait des objectifs louables, mais qui empêche à présent l’émergence d’une structure latino-américaine de défense des droits de l’homme, d’intégration et de dialogue entre ces différents pays. Je pense que l’OEA est en crise et qu’elle doit se renouveler complètement, ou disparaître – plus tôt que tard.

LVSL – Pensez-vous que c’est le caractère panaméricain de l’OEA qui est en cause, et qu’un cadre proprement latino-américain devrait être privilégié ?

BG – Je crois aux espaces juridiques communs en Europe. L’Union européenne se développe dans l’égalité de ses membres, malgré toutes ses difficultés, qui sont nombreuses. L’espace juridique unique a été un succès, une avancée qui facilite la coopération entre les systèmes judiciaires des différents États-membres.

De toute évidence, il existe des mécanismes en Amérique latine qui vont dans ce sens, et je pense qu’il est temps de les activer pour parvenir à cet espace juridique unique qui valorise, dans l’égalité entre les différents États, l’histoire de l’Amérique latine – une histoire marquée par l’horizon d’une grande patrie (patria grande est le terme employé par la gauche latino-américaine en référence à Simon Bolivar, qui souhaitait unir les différents pays latino-américains contre l’envahisseur espagnol ; aujourd’hui, il est davantage mobilisé contre les États-Unis, ndlr), qu’il est nécessaire de retrouver dans les plans de coopération et de coordination qui sont ébauchés ici et là.

LVSL – Durant votre carrière, vous avez utilisé le droit comme un outil pour défendre les droits de l’homme. Vous avez récemment rejoint le CLAJUD, organisme dédié à la lutte contre le lawfare, soit l’instrumentalisation politique du droit. Comment analysez-vous cette extension de la sphère judiciaire dans le politique que constitue le lawfare ?

LVSL – C’est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification et de protection des droits. Le lawfare, c’est précisément l’utilisation sournoise du droit comme arme de pression politique pour limiter l’action de l’opposant, que l’on ne peut vaincre par le débat et la confrontation dialectique, et contre lequel il faut faire appel au pouvoir judiciaire. Certains, au sein de ce pouvoir, acceptent de jouer un rôle pour interférer dans des processus démocratiques, qui est étranger au fonctionnement ordinaire du pouvoir judiciaire.

Je ne dis pas que l’impunité doit prévaloir. Bien évidemment, tout dirigeant politique, juge, journaliste ou toute personne qui commet un acte criminel doit faire l’objet d’une enquête, avec toutes les armes du droit. Et s’il est coupable, il doit en assumer les conséquences. Mais ce n’est pas de cela dont nous parlons. Nous parlons précisément du contraire : l’instrumentalisation du droit à des fins différentes de celles que le droit devrait régir – à savoir la pacification et la défense des droits des citoyens. Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. Celui-ci ne devrait pas être attaqué du point de vue judiciaire, et il l’est parfois – au point que le pouvoir judiciaire peut se muer en un parti judiciaire aux mains de certains juges ou procureurs qui l’utilisent avec une visée politique.

Chili : procès politique contre Marco Enriquez-Ominami ?

© Marcello Aballay

Un procès politique ? Marco Enriquez-Ominami (MEO), figure de la gauche chilienne, encourt jusqu’à quatre ans de prison. En cause : une affaire supposée de financement illicite de campagne.Sa défense invoque la présomption d’innocence : aucune preuve formelle de sa connaissance de l’affaire n’a pu être apportée. Elle dénonce l’acharnement judiciaire dont il serait victime, ainsi que la lenteur des procédures : elles ont cours depuis 2015, et s’étendront sur au moins deux années supplémentaires. MEO a reçu le soutien de nombreux leaders de la gauche latino-américaines, dont celui du président Lula et d’Alberto Fernandez, mais aussi d’influentes personnalités issues de la droite chilienne, dont le recteur de l’Université Diego Portales, Carlos Peña González. MEO affirme que son procès s’inscrit dans un processus de persécution des mouvements « progressistes » à l’échelle du sous-continent.

Lawfare à la chilienne ?

Les avocats de la défense se plaisent à souligner l’absurdité de la situation. Quatre ans de prison sont requis contre Marco Enriquez-Ominami, mais le procès dure depuis déjà plus de sept ans – au cours desquels il aura subi de multiples privations de libertés.

Qui est Marco Enriquez-Ominami ? Candidat à plusieurs élections présidentielles du Chili, il tient un rôle important dans la coordination de la gauche à l’échelle du sous-continent. Il est notamment à l’origine de la création du Groupe de Puebla, club régional qui rassemble les mouvements de gauche et de centre-gauche d’Amérique latine. Parmi ses membres fondateurs, on trouve également les ex-présidents Lula, Dilma Rousseff, Evo Morales, Ernesto Samper ou encore Rafael Correa.

L’affaire SQM, dans laquelle MEO est inculpé, porte les initiales de la Société minière et chimique du Chili (Sociedad química y minera), entreprise privée qui a financé illégalement de nombreux mouvements. L’ensemble du spectre politique du pays est éclaboussé : plus de 180 personnalités ont été impliquées dans l’affaire, lancée par le Parquet chilien. La grande majorité a été blanchie ; dix ont été condamnés ; huit sont toujours examinés par la justice.

La défense de MEO dénonce un deux poids, deux mesures : de nombreux accusés ont été acquittés au motif qu’aucune trace de leur connaissance de ces financements n’avait été découverte – quand bien même leur mouvement aurait perçu de l’argent de l’entreprise SQM. Présomption d’innocence oblige. 51 accusés ont vu les enquêtes rapidement levées contre eux, on a classé l’affaire pour des dizaines d’entre eux, tandis qu’à une centaine d’autres, on a offert une suspension conditionnelle des procédures. Pas pour MEO – malgré l’absence de preuves, la justice chilienne refuse toujours de le déclarer innocent.

Un procès qui s’étale de 2015… à 2025 ?

Les avocats de la défense dénoncent des manœuvres dilatoires : le procès est en cours depuis 2015, et les juges examinent les éléments de la défense au compte-goutte. Dernièrement, le Parquet a fait savoir que les procédures d’enquête requéraient au minimum deux années supplémentaires… Autrement dit : l’épée de Damoclès d’une condamnation judiciaire pèsera toujours sur MEO en 2025 – année de la prochaine élection présidentielle chilienne.

« C’est précisément cela qu’on cherche. Plutôt qu’une sentence finale, l’accusation cherche à prolonger le procès, peut-être jusqu’à 2028, pour des faits qui remonteraient à 2009 ! », dénonce sa défense. Ses avocats insistent sur les fondements juridiques du droit à un procès qui s’effectue « dans un délai raisonnable. »

Ils citent des articles du droit chilien, mais aussi de la Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) : le Tribunal constitutionnel (sentence n°8995-2020) estime que « la résolution des conflits dans un temps raisonnable constitue une expression essentielle de ce procès par lequel s’effectue la résolution des conflits judiciaires », tandis que le paragraphe 217 de la sentence du 15 février 2017 de la CIDH dispose qu’un « retard prolongé peut en venir à constituer une violation des garanties judiciaires. »

Procureurs millionnaires, viol de la proportionnalité et de la présomption d’innocence

Joanna Heskia, avocate de la défense d’une autre personnalité accusée auprès de MEO, dénonce « des dépenses manifestement excessives, non seulement du point de vue de la quantité de procureurs et d’avocats impliqués (…) mais aussi en termes de proportionnalité. » Et d’ajouter : « Les peines requises sont faibles. »

Pour une peine de quatre ans de prison, l’enquête dure en effet depuis plus de sept ans. De la même manière, la magnitude des dépenses du Parquet interroge : c’est l’équivalent de 5 millions de dollars qui auront été dépensés par l’État chilien dans cette affaire. En comparaison, l’amende requise contre MEO – aux alentours de 35,000 dollars – semble dérisoire. Tout comme l’argent que l’entreprise minière est accusée d’avoir versé : 165,000 dollars.

« Contre moi, il y a dix procureurs à temps plein sur cette affaire, qui gagnent des sommes astronomiques, dénonce MEO. Ce sont des procureurs de Valparaíso, de Quilpué, de Villa Alemana, où il y a de sérieux problèmes de délinquance. » Sa défense n’a pas manqué de pointer du doigt la « bénédiction économique » que représente cette affaire pour les procureurs.

L’argument principal de la défense demeure la présomption d’innocence. Si les avocats de MEO ne nient pas qu’il y ait des irrégularités dans le financement de l’une de ses précédentes campagnes, ils avancent qu’aucun indice ne permet d’établir que MEO ait pu en avoir connaissance. « Il est impossible, irrationnel, contraire à toutes les maximes de l’expérience, de prétendre qu’un candidat puisse avoir l’œil sur tout, et, entre autres choses, se préoccuper de détails administratifs. », avance son avocat Ciro Colombara.

L’absence de preuves n’avait pas empêché la condamnation de leaders de la gauche latino-américaine. Lula avait été emprisonné, alors que de l’aveu même du juge Moro, aucune preuve n’était en possession de l’accusation. L’ancien président Rafael Correa avait été condamné à huit ans de prison pour financement illicite, sans aucune évidence empirique de sa responsabilité ; la charge retenue contre lui ? « Influence psychique » sur ses assistants. De la même manière, la vice-présidente Cristina Kirchner a été récemment condamnée à une peine de de prison par la justice argentine. Sans preuves.

Partout dans le sous-continent, l’État de droit a été écorné. Le Chili sera-t-il le prochain pays où le lawfare frappera ?

Anatomie du procès politique contre Cristina Kirchner

© Elena Malari pour Le Vent Se Lève

Après Lula, après l’ex-chef d’État équatorien Rafael Correa (condamné à huit ans de prison), c’est la vice-présidente argentine Cristina Kirchner qui écope d’une sentence de six ans de prison – pour attribution illicite de marchés publics. Si sa fonction lui confère l’immunité, le retentissement est considérable dans la vie politique du pays. L’opposition menée par l’ex-président Mauricio Macri crie au scandale de corruption. Les partisans de Cristina Kirchner – soutenus par une grande partie de la gauche latino-américaine – dénoncent de multiples vices de procédure et la dimension politique de la justice argentine. Au-delà de la rupture de la présomption d’innocence et de la partialité des juges, ils cherchent à mettre en lumière des liens incestueux entre le pouvoir judiciaire, le monde médiatique, les élites économiques et l’entourage de l’ex-chef d’État Mauricio Macri.

C’est pour « administration frauduleuse » que la vice-présidente Cristina Kirchner a été condamnée à six ans de prison. Elle est accusée d’avoir organisé une vaste affaire de surfacturations et d’allocation illicite de fonds durant sa présidence (2007-2015) en faveur de l’homme d’affaires Lázaro Baez. C’est plus d’un milliard de dollars que celui-ci aurait perçu par l’entremise de marchés publics, à l’issue de 51 contrats conclus avec les autorités argentines. Protégée par sa fonction de vice-présidente, Cristina Kirchner échappe pour le moment à la prison. Elle peut également recourir en appel à des instances supérieures : la Chambre de cassation, puis la Cour suprême. Il n’en demeure pas moins que sa condamnation porte un coup significatif au gouvernement de coalition qu’elle dirige aux côtés du président Alberto Fernandez.

Pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire

La temporalité du jugement interroge. Depuis son élection en 2007, Cristina Kirchner a fait l’objet de nombreuses demandes de mise en examen. La grande majorité d’entre elles n’ont pas été retenues, faute d’éléments probants. Les choses changent en 2015 lorsqu’elle termine son mandat et que le candidat qu’elle soutenait perd l’élection face à Mauricio Macri – partisan d’une libéralisation à marche forcée de l’économie et d’un rapprochement diplomatique avec les États-Unis. Les autorités judiciaires multiplient alors les procédures contre Cristina Kirchner.

Elle est notamment mise en cause dans le cas « Mémorandum contre Iran » et « Vialidad ». Le premier concerne un sordide attentat terroriste perpétré contre la communauté juive de Buenos Aires en 1994 supposément commandité par la République islamique d’Iran – ce que celle-ci a toujours nié et alors que d’autres pistes existent concernant cette attaque-, que la présidente Kirchner aurait protégée à dessein pour conserver ses bonnes relations diplomatiques avec le pays1. Le second concerne les surfacturations supposément effectuées en faveur de Lázaro Baez.

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri

Ces procès coïncident avec des nominations de personnalités politiquement alignées sur le chef d’État Mauricio Macri à la tête de plusieurs organes judiciaires, au prix de nombreuses entorses à la légalité et de modifications législatives a posteriori. Cinq jours seulement après son élection, Mauricio Macri désigne par décret deux juges à la tête de la Cour suprême et court-circuite le Sénat – dont l’approbation aurait été requise s’il avait suivi une procédure ordinaire.

L’Unité d’information financière (UIF) et l’Officine anti-corruption (OA), deux organes qui possèdent des pouvoirs étendus en termes d’investigation et de saisine des autorités judiciaires, voient leur direction renouvelée. L’UIF est confiée à Mariano Federici, ancien conseiller au Fonds monétaire international (FMI), tandis que l’OA est remise à Laura Alonso, une députée membre du parti de Mauricio Macri. Elle était alors l’une des principales figures publiques réclamant la mise en accusation de l’ex-présidente dans l’affaire « Mémorandum contre Iran »2. Puisqu’elle n’était pas avocate, condition nécessaire pour prendre la tête de l’OA, Mauricio Macri a du modifier les statuts de l’organe par décret3.

La nomination de ces personnalités – notoirement et violemment hostiles à Cristina Kirchner – a fait craindre une « politisation » d’organes censés demeurer indépendants de l’orientation idéologique de l’exécutif. L’UIF et l’OA deviennent rapidement partie prenante dans les divers procès initiés contre l’ex-présidente. Il leur est reproché de rouvrir des dossiers déjà clos par les institutions judiciaires.

À l’inverse, plusieurs personnalités qui ont pris la défense de Cristina Kirchner sont limogées par le président Macri4. Le cas de la procureure générale Alejandra Gils Carbó est emblématique. Celle-ci fait l’objet d’une campagne d’intimidation médiatique, tandis que l’exécutif cherche à la démettre. Le média conservateur Clarín va jusqu’à publier le numéro de téléphone portable de sa fille de 26 ans

Loin de déplorer ce climat de tensions, le président Macri lui-même déclare publiquement que la procureure générale ne détient pas « l’autorité morale » nécessaire pour exercer cette fonction. Acculée, elle finit par démissionner en décembre 2017.

Eduardo Casal, qui partage les vues de Mauricio Macri, est alors nommé par ce dernier – au prix d’une entorse légale : le Sénat, dont deux tiers des membres doit approuver la nomination, n’est pas convoqué5. L’autonomie de cet organe est alors fortement réduite par rapport au pouvoir exécutif. Il possède des prérogatives étendues en termes d’investigation – et récoltera des informations à charge qui seront brandies contre les partisans de Cristina Kirchner durant les procès.

Une autre réforme significative renforce la capacité de l’exécutif à recueillir des informations confidentielles. En mai 2016, Mauricio Macri initie une refonte de l’Agence fédérale des renseignements intérieurs (Agencia federal de inteligencia, AFI)6, qui consacre le secret de l’allocation de certains fonds. En a-t-il profité pour mettre sur écoute l’ancienne présidente, à présent cheffe de file de l’opposition ? C’est ce dont ses partisans accuseront Mauricio Macri, des années plus tard, dans le cadre de l’affaire « Vialidad », lorsqu’il a été découvert que les accusateurs possédaient des enregistrements illégaux de celle-ci…

Collusion entre l’exécutif et les instances judiciaires ? Les défenseurs de Cristina Kirchner pointent également le rôle des organes de presse – pour la plupart propriété de grandes fortunes nationales. « Des juges et procureurs bien identifiés ont réenclenché des procédures à des moments politiques clefs, cherchant à trouver un écho auprès des principaux médias », dénonce la chercheuse Silvina Romano7. Ils dénoncent un « harcèlement judiciaire » : sur les 650 demandes de mise en examen de l’ex-présidente, six personnes en ont effectuées entre 20 et 70. « Cette dynamique destinée à générer un consensus médiatique à l’encontre de Cristina Kirchner s’est fortement radicalisée l’année qui a précédé les élections présidentielles [de novembre 2019 NDLR] ».

Une affaire a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Macri, des hommes de média ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner

Ils pointent du doigt une presse borgne, qui scrute par le menu chacune des rumeurs touchant Cristina Kirchner, mais ignorent les nombreux cas de corruption qui éclaboussent Mauricio Macri. Le nom de ce dernier apparaît au sein des Panamá papers, dans la comptabilité d’une société offshore siégeant aux Bahamas7. Il est à l’origine du scandale « correo argentino » : une fois élu président, Macri aurait tenté d’effacer une dette contractée par sa famille envers l’État argentin. Mais le procureur en charge de cette affaire, Juan Pedro Zoni, a été démis en 2018 par le procureur général Eduardo Casal lui-même nommé par Macri… Il est également compromis dans l’affaire Odebrecht, la fameuse multinationale brésilienne du BTP ayant arrosé de nombreux politiciens latino-américains. Si au Brésil ce scandale est à l’origine de l’emprisonnement de Lula, si en Équateur il a conduit à une peine de prison de huit ans pour Rafael Correa, en Argentine la presse est demeurée relativement silencieuse concernant Mauricio Macri, et les autorités judiciaires n’ont jamais inquiété le président…

Vices de procédure

Dans l’affaire « Vialidad », c’est d’abord sur l’aspect juridique que les défenseurs de Cristina Kirchner interpellent. « Il y a de multiples vices de procédure. En aucun cas il ne s’agit d’un procès ordinaire. Plusieurs garanties ont été violées », tranche Elizabeth Gomez Acorta, ex-ministre des femmes d’Argentine.

C’est d’abord le manque d’impartialité des juges qui est déplorée. La Constitution argentine précise qu’en aucun cas un juge ne peut prononcer une sentence s’il existe un « soupçon ou une crainte de partialité » à l’encontre de l’accusé. Or Rodrigo Giménez Uriburu, l’un des trois juges à avoir prononcé la sentence contre Cristina Kirchner, a été aperçu jouant au football dans l’une des résidences personnelles de l’ex-président Mauricio Macri

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose également question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri. D’autres l’ont été par l’entremise de témoignages non pas prononcés devant les juges, comme le veut la procédure, mais lus par des intermédiaires – ce qui contrevient au code pénal argentin8.

Enfin, la défense de Cristina Kirchner déplore la violation de sa présomption d’innocence, et l’inversion de la charge de la preuve. Les multiples contrats supposément surfacturés en faveur de Lázaro Baez lui ont été attribués dans le cadre des budgets nationaux, qui ont tous été approuvés par l’Assemblée et vérifiés par des organes de contrôle autonomes. L’accusation avance que les parlementaires et les membres de ces organes auraient reçu des pots-de-vin et cédé à des entreprises de manipulation. De ceux-ci, aucune trace matérielle n’a pu être trouvée ; simplement des témoignages, dont certains n’ont pas même été prononcés par leur auteur dans l’enceinte du tribunal…

Si l’accusation de « participation à une organisation criminelle » n’a pas été retenue par les juges, Cristina Kirchner a en revanche été reconnue comme « cheffe d’association illicite ». Ce n’est pas la première fois qu’un ex-chef d’État, en Amérique latine, est condamné à une peine significative sur la base de preuves aussi faibles. Lula, alors qu’il était membre de l’opposition, avait été emprisonné, alors même que le juge Sergio Moro, pièce maîtresse de son procès, avait admis dans un échange privé ne pas détenir de preuve de sa culpabilité. De la même manière, Rafael Correa avait été condamné à huit ans de prison pour « corruption » dans le cadre de l’affaire Odebrecht ; en l’absence de preuves matérielles concernant les liens supposés entre l’ancien président et des corrupteurs affiliés à la multinationale brésilienne, les accusateurs en avaient conclu à une « influence psychique » du premier sur les seconds…

Juges et médias

C’est ainsi que Cristina Kirchner, soutenue par l’ensemble de la gauche latino-américaine, se déclare victime d’une entreprise de lawfare – une guerre judiciaire que les élites argentines mèneraient contre elle. Juges, médias, pouvoirs économiques et organes proches de l’exécutif auraient-ils concouru pour persécuter ses partisans et renforcer le pouvoir néolibéral de Mauricio Macri ?

Une affaire, révélée par les journalistes Raúl Kollman et Irina Hauser, a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse propriété du milliardaire Joe Lewis, proche de Mauricio Macri, financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Mauricio Macri, comme Leo Bergroth, ancien chef des affaires juridiques de l’Agence fédérale de renseignement (AFI) – celle-là même qui est soupçonnée d’avoir mis sur écoute Cristina Kirchner. Des hommes de média, comme le spécialiste de campagnes électorales en médias numériques Tomás Reinke. Ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner, comme Julián Ercolini, juge chargé de procès contre celle-ci à trois reprises.

Le groupe Clarín lui-même, propriété de grandes fortunes argentines, possédait quelques griefs à l’égard de l’ex-présidente. Celle-ci avait fait voter une « loi sur le secteur audiovisuel » qui visait à limiter la collusion entre secteur privé et médias. Malgré son adoption, une décision de justice – rendue par le magistrat Pablo Gabriel Cayssials, lui aussi présent à cette réunion – avait permis au groupe Clarín d’y échapper.

Les journalistes révèlent que les protagonistes ont édité de fausses factures pour faire croire qu’ils avaient payé leur déplacement – et non le groupe Clarín. Voir son déplacement défrayé par un groupe médiatique qui ne cache pas son orientation idéologique aurait en effet contrevenu à l’impératif d’impartialité des juges.

Si donc la gauche latino-américaine exagère parfois l’importance des collusions entre élites judiciaires, médiatiques et économiques ; s’il lui arrive de crier au « lawfare » pour éviter d’avoir à traiter les affaires de corruption en son sein ; si enfin elle surestime souvent le degré de coordination des juges et des médias lors des procès dont elle est régulièrement l’objet, est-elle uniquement paranoïaque ou de mauvaise foi lorsqu’elle dénonce ceux-ci comme « politiques » ?

Notes :

1 Une partie de l’opposition accusait Cristina Kirchner de cacher à dessein des éléments compromettants pour la République islamique d’Iran. Le décès du procureur Alberto Nisman, qui souhaitait l’inculpation de l’ex-présidente, a conféré à l’affaire une portée médiatique sans précédent. Retrouvé sans vie dans sa salle de bains en 2015, il a été érigé en martyr par l’opposition.

2 Amie personnelle du procureur Nisman, Laura Alonso a témoigné devant tribunaux et médias pour accréditer la thèse d’un meurtre par des partisans de Cristina Kirchner. La thèse d’un suicide – Alberto Nisman n’était parvenu à recueillir aucun élément probant contre l’ex-présidente – est aujourd’hui privilégiée.

3 Décret 226/15.

4 Comme le magistrat Eduardo Freiler et le juge Daniel Rafecas. Ce dernier s’opposait notamment à Alberto Nisman, à qui il reprochait de porter des accusations infondées contre Cristina Kirchner dans le cadre de l’affaire « Mémorandum contre Iran ».

5 Loi 24.946, art. 5.

6 Décret 656/2016.

7 Il s’agit de Fleg Trading : https://offshoreleaks.icij.org/nodes/15002701

8 Art. 393.

Équateur : après quatre ans de répression judiciaire, le retour à un ordre démocratique ?

© Vanessa Jarrín

Depuis plusieurs années, Le Vent Se Lève analyse régulièrement l’évolution de la situation politique de l’Équateur. Tête de pont de la lutte contre le néolibéralisme sous le mandat de Rafael Correa, ce pays a connu un grand retour dans le giron de l’orthodoxie depuis l’élection de Lenín Moreno en 2017. Ce 11 avril se joue une élection déterminante pour son avenir, qui oppose Andrés Arauz, successeur politique de Rafael Correa, à Guillermo Lasso, banquier libéral et pro-américain. Nous publions cette tribune de David Adler, coordinateur général de l’Internationale progressiste, traduite par Amélie Bonot et Antoine Gaboriau. L’Internationale progressiste compte au nombre des observateurs internationaux présents en Équateur pour surveiller le bon déroulement du scrutin.

Le 11 avril, le peuple équatorien votera une dernière fois pour élire le prochain président du pays. Mais alors que nous approchons du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, les attaques contre son processus électoral s’intensifient rapidement.

Au cours du dernier mois, nous avons assisté à des appels à un coup d’État militaire, qui ont été publiés dans les journaux les plus populaires d’Équateur, à des tentatives de disqualification des candidats par de fausses accusations de fraude et, de confiscation des bases de données de vote pour un « audit » illégal des résultats du premier tour.

Ces tactiques sont conçues non seulement pour défier les institutions démocratiques de l’Équateur, mais aussi pour être exportées. Alors que la démocratie en Amérique latine est à un point de basculement, les élections équatoriennes devraient envoyer un signal à travers la région : retour de la souveraineté populaire ou continuation de la guerre légale.

Ndlr : depuis trois ans, les partisans de l’ex-président Rafael Correa subissent une série d’accusations judiciaires qui les privent la plupart du temps du droit d’exercer des fonctions politiques. Ils qualifient de guerre légale (en anglais lawfare) cette judiciarisation de la politique. Vincent Arpoulet analysait ce phénomène il y a deux ans pour LVSL, dans un article intitulé « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien ».

Les élections présidentielles en Équateur arrivent dans un contexte de grave crise économique, sociale et politique. La mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 a dévasté les communautés à travers le pays, les taux de pauvreté ayant grimpé de plus de 10 pour cent depuis le début de la pandémie et la production économique ayant chuté de plus de 10 pour cent sur la même période. Les médecins équatoriens signalent aujourd’hui un pic important de cas de Covid-19, qui vient s’ajouter à un nombre de décès parmi les plus élevés de la région.

Entre-temps, le gouvernement Moreno a été secoué par un scandale sur les vaccins. Certains de ses membres ont en effet été pris en flagrant délit de distribution prioritaire de vaccins à leurs amis – riches et puissants. Une vague de démissions du gouvernement Moreno a suivi, alimentant le mécontentement à l’égard d’un président qui figurait déjà parmi les responsables politiques les moins populaires de l’histoire de l’Équateur, avec un taux d’approbation très bas, à 7%.

Les élections du 11 avril représentent donc une occasion cruciale pour le peuple équatorien de réclamer les droits constitutionnels qui leur ont été niés par le gouvernement Moreno : droit à la santé, à un travail décent, à la souveraineté populaire… Moreno et ses alliés du Fonds monétaire international ont menacé l’ensemble des droits fondamentaux avec leur programme agressif d’austérité, de libéralisation et de privatisation. L’enjeu de cette élection pour tous les citoyens équatoriens ne pourrait revêtir une plus grande importance.

Mais une série d’acteurs politiques conspirent maintenant contre la population. Au cours des dernières semaines, nous avons une fois de plus assisté à des tentatives d’ingérence et d’atteinte à l’intégrité du processus électoral de la part d’acteurs situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Équateur.

En Équateur, le Bureau du Procureur et le Bureau du Contrôleur se sont unis pour attaquer le Conseil national électoral avec de fausses accusations de fraude électorale, demandant la confiscation de ses bases de données numériques et l’annulation du décompte des voix du premier tour.

En dehors de l’Équateur, le procureur général de Colombie s’est associé au bureau du procureur pour attaquer le candidat Andrés Arauz avec des mensonges absurdes concernant un prêt des guérilleros de l’Armée de Libération Nationale à sa campagne présidentielle.

C’est pour cette raison que l’Internationale Progressiste se mobilise à nouveau en Équateur. Lors du premier tour de ces élections, les délégations d’observation internationales comme la nôtre ont joué un rôle essentiel pour résister à ces pressions anti démocratiques. Aujourd’hui, une fois de plus, réunissant des parlementaires et des spécialistes des données du monde entier, notre délégation va parcourir le pays pour contribuer à garantir des élections libres, équitables et transparentes.

Notre délégation ne se fait aucune illusion sur l’ampleur de cette tâche. Nous avons été attaqués dans la presse, accusés de fraude et menacés d’expulsion du pays. Mais nous reconnaissons également les enjeux mondiaux de la lutte de l’Équateur et nous nous inspirons du courage du peuple équatorien pour défendre ses droits à la santé, à la dignité et à la souveraineté populaire.

Affaire Chevron : la vengeance de la multinationale contre l’avocat qui avait plaidé la cause des indigènes

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©Cancilleria del Ecuador

En août dernier, pendant la deuxième année la plus chaude enregistrée, alors que l’incendie de la forêt amazonienne faisait rage, que la calotte glaciaire du Groenland fondait, et que Greta Thunberg était accueillie par des foules enthousiastes à travers tous les États-Unis, un autre événement d’importance pour le mouvement climat se déroulait : l’arrestation d’un avocat qui, pendant plus d’une décennie, a bataillé contre Chevron et la dévastation environnementale causée par le groupe en Amérique du Sud. Par Sharon Lerner, traduction Sarah Thuillier.


Peu d’articles de presse ont couvert l’arrestation de Steven Donziger, qui avait obtenu une condamnation de Chevron, en Équateur, à payer plusieurs milliards de dollars pour la contamination massive de la région de Lago Agrio, et s’était battu pour défendre les indigènes et les fermiers présents dans la région depuis plus de 25 ans.

Ainsi, le 6 août, Donziger quittait le tribunal du Lower Manhattan dans l’indifférence générale et prenait le train jusqu’à son domicile, équipé d’un bracelet électronique fraîchement attaché à sa cheville. A l’exception des rencontres occasionnelles avec son avocat, ou de tout autre rendez-vous judiciaire, il n’a pas quitté son domicile depuis.

« Je suis comme un prisonnier politique d’entreprise, » m’a récemment dit Donziger alors que nous étions assis dans son salon. L’avocat, 1,92 mètres, grisonnant, qui était souvent pris pour le maire de New York, Bill de Blasio, lorsqu’il pouvait encore arpenter les rues de la ville, était étonnamment stoïque et résigné vis-à-vis de la situation difficile dans laquelle il se trouve, lors de mes deux visites à l’appartement qu’il partage avec sa femme et leur fils de 13 ans.

Mais ce mercredi-là, alors que la lumière d’hiver faiblissait dans son salon et que le chargeur de son bracelet électronique de rechange clignotait sur une étagère près de nous, son optimisme concernant la bataille épique qu’il menait contre l’une des plus importantes compagnies pétrolières mondiales parut chanceler. « Ils essaient de m’anéantir. »

Donziger n’exagère pas. Pendant le procès équatorien contre Chevron, en 2009, la compagnie a clairement énoncé comme stratégie à long terme de le diaboliser. Depuis Chevron a multiplié les attaques envers Donziger, dans ce qui est devenu l’une des plus amères et des plus interminables affaires de l’histoire des lois environnementales. Chevron a engagé des détectives privés afin de suivre Donziger, a publié un article pour le diffamer, et a réuni une équipe juridique composée de centaines d’avocats appartenant à 60 cabinets qui ont mené une efficace campagne à son encontre.

De fait, Donziger a été radié du barreau et ses comptes bancaires ont été gelés. Désormais, il a un privilège sur son appartement, doit payer des amendes d’un montant exorbitant, et il lui a de plus été interdit de gagner de l’argent. Depuis le mois d’août, son passeport lui a été confisqué par le tribunal qui l’a également assigné à résidence. Chevron, dont la valeur boursière s’élève à 228 milliards, possède les fonds nécessaires pour poursuivre son acharnement envers Donziger aussi longtemps qu’il lui plaira.

Dans un communiqué envoyé par e-mail, Chevron a affirmé que « toute juridiction respectant les règles de la loi considérerait la décision frauduleuse du tribunal équatorien comme illégitime et inapplicable». Le communiqué affirmait également que « Chevron continuera à mettre tout en œuvre afin de mettre les acteurs de cette mascarade face à leurs responsabilités, y compris Steven Donziger, qui a usé de corruption et d’une série d’autres actes illégaux dans son entreprise équatorienne de mascarade judiciaire contre Chevron. »

Le processus qui a mené à la réclusion de Donziger était, tout comme que l’épique bataille légale dans laquelle il s’est engagé pendant plusieurs décennies, remarquablement inhabituel. Le confinement à domicile est son châtiment pour avoir refusé de produire son téléphone portable et son ordinateur, ce qui avait été requis par quelques avocats de Chevron. Pour Donziger, qui venait d’endurer 19 jours de dépositions et avait déjà fourni à Chevron une grande partie de son dossier, il était inacceptable d’accéder à cette demande. Il fit donc appel selon l’argument que cela nécessiterait qu’il viole l’engagement qu’il avait pris auprès de ses clients. Néanmoins, Donziger avait mentionné qu’il céderait ses appareils s’il perdait en appel. Mais, en dépit du caractère civil de cette affaire, le juge du tribunal fédéral qui présidait au litige entre Chevron et Donziger depuis 2011, Lewis A. Kaplan, l’a poursuivi pour outrage criminel.

Autre étrangeté légale, en juillet, Kaplan a désigné un cabinet privé pour poursuivre Donziger après que la cour de district des États-Unis pour le district sud de New York ait refusé de s’en charger, un fait presque sans précédent. De plus, et comme l’avocat de Donziger l’a souligné, il est probable que le cabinet choisi par Kaplan, Seward & Kissel, ait des liens avec Chevron.

Pour rendre l’affaire encore plus extraordinaire, Kaplan a contourné l’usuel système d’affectation aléatoire et a choisi lui-même une de ses proches connaissances, le juge de district Loretta Preska, pour superviser l’affaire défendue par le cabinet qu’il avait également choisi. C’est Preska qui a condamné Donziger à l’assignation à résidence et requis la saisie de son passeport, bien que Donziger se soit présenté au tribunal plusieurs centaines de fois, sans jamais menacer de s’y soustraire.

L’Equatorien Manuel Silva fournit les preuves d’un déversement d’hydrocarbures à Lago Agrio le 14 décembre 1998. Les indigènes équatoriens ont poursuivi Texaco, accusant la compagnie d’avoir transformé la forêt tropicale locale en une décharge de déchets toxiques par leur activité de forage pétrolier.

Un témoin mis en cause

Malgré les démêlés actuels de Donziger, le procès contre Chevron en Equateur fut une victoire spectaculaire. Ce feuilleton à rebondissements commence en 1993, lorsque Donziger et d’autres avocats portent un recours collectif à New York contre Texaco, en tant que représentants de plus de 30 000 fermiers et indigènes de la région amazonienne, concernant la contamination massive causée par les forages opérés dans la région. Chevron, qui a acquis Texaco en 2001, insiste sur le fait que Texaco a nettoyé la zone concernée et que le reliquat de pollution était le fait de son ancien partenaire, la compagnie pétrolière nationale d’Equateur.

A la demande de Chevron, les actions judiciaires concernant le « Chernobyl amazonien » furent transférées en Equateur, où les tribunaux étaient « impartiaux et justes », selon les mots des avocats de la compagnie dans une note ajoutée au dossier au moment de l’affaire. Le transfert en Equateur, où le système légal n’a pas recours aux jurés, a peut-être été également motivé par la possibilité de ne pas être confronté à un jury. Dans tous les cas, un tribunal équatorien s’est prononcé contre Chevron en 2011 et a condamné la compagnie à verser 18 milliards de compensation, un montant ultérieurement réduit à 9,5 milliards . Après des années à se débattre avec les conséquences sanitaires et environnementales de l’extraction pétrolière, les plaignants amazoniens appauvris avaient remporté un jugement historique sur l’une des plus importantes sociétés dans le monde.

Mais Donziger et ses clients n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire sur Goliath. Bien que le jugement ait par la suite été défendu par la Cour Suprême Équatorienne, Chevron a immédiatement fait savoir qu’elle ne paierait pas. A la place, Chevron a déplacé ses actifs hors du pays, rendant ainsi la collecte de la somme impossible par les pouvoirs équatoriens.

Cette année, Chevron a rempli un formulaire de plainte du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations act (RICO), la loi sur les organisations influencées et corrompues par le racket, à l’encontre de Donziger à New York City. Bien que la plainte demande à l’origine presque 60 milliards de dommages, ainsi qu’un procès civil comportant des pénalités financières de plus de 20 dollars permettant à l’accusé de se présenter à un jury, Chevron a abandonné ses revendications monétaires deux semaines avant le début du procès.

Dans son communiqué, Chevron déclare que la compagnie souhaite « centrer la plainte RICO sur l’obtention d’une injonction entravant la poursuite des méthodes d’extorsion de Donziger à l’encontre de la compagnie. »

En fait, le jugement fut rendu uniquement selon la volonté de Kaplan, qui décida en 2014 que le jugement équatorien était caduc, puisque obtenu par « fraude flagrante » et que Donziger était coupable de racket, extorsion, fraude électronique, blanchiment d’argent, obstruction à la justice et altération de témoignage. Cette décision s’articulait sur le témoignage d’un juge équatorien, Alberto Guerra, qui affirme que Donziger l’a payé pendant le premier procès et que le jugement à l’encontre de Chevron a été rédigé par une autre personne.

Guerra était un témoin controversé. Chevron avait eu l’occasion de le briefer à plus de cinquante reprises avant son témoignage, l’avait payé plusieurs centaines de milliers de dollars et avait arrangé l’installation du juge, accompagné de sa famille, aux États-Unis, assortie de l’allocation d’une généreuse somme mensuelle représentant 20 fois le salaire qu’il recevait en Équateur. En 2015, lorsque Guerra témoigna lors d’une procédure d’arbitrage internationale, il reconnut avoir menti et modifié son récit à plusieurs reprises. Selon Chevron, les inexactitudes présentes dans le témoignage de Guerra n’affectent en rien la foi qui doit être portée à ce témoignage. Pour sa part, le juge Kaplan affirme que « sa cour aurait rendu exactement le même jugement, avec ou sans le témoignage d’Alberto Guerra ». Dans sa déclaration, Chevron affirme que le départ de Guerra aux Etats-Unis s’est fait pour la protection de celui-ci et que la cour, après enquête, a conclu que les contacts entre la compagnie et le juge équatorien n’étaient rien d’autre que « appropriés et transparents ».

Les avocats de Donziger affirmèrent que les changements dans le témoignage de Guerra invalident ses accusations premières de corruption, lesquelles ont été continuellement niées par Donziger. En dépit de l’émergence de nouvelles preuves après l’issue du procès et de l’appel, le tribunal a refusé de considérer ces nouveaux éléments et a rendu un verdict défavorable à Donziger en 2016.

Si Donziger avait effectivement été accusé de corruption, un jury aurait affirmé la crédibilité de Guerra. A contrario, dans l’affaire RICO, une affaire civile, la décision concernant un témoin clé est revenue à une seule personne, Kaplan, qui a décidé de le croire. Cette décision a entraîné toutes les défaites judiciaires essuyées depuis par Donziger, selon certains observateurs de l’affaire Chevron.

« Dès que Kaplan a dit : « Je crois ce témoin ; je considère Donziger comme coupable d’avoir corrompu un juge », dès que ces mots ont été prononcés, c’en était fini de Donziger. C’était la pierre angulaire de toutes les autres accusations à son encontre. Et si l’on supprimait cette accusation, toutes les autres n’existaient plus. », affirme l’avocat et professeur de droit à Harvard, Charles Nesson. « Il a été condamné de façon effective pour corruption, sur la base des conclusions d’un seul juge, dans une affaire où la corruption n’était même pas au nombre des accusations », déclare Nesson à propos de Donziger. « J’enseigne les preuves, que vous devez prouver ce que vous affirmez. Mais la preuve dans cette affaire est des plus faibles. »

Nesson, qui a représenté Daniel Ellsberg dans l’affaire des Pentagon Papers et les plaignants dans l’affaire W.R. Grace, décrite dans le livre et le film « Préjudice », utilise l’affaire Donziger dans son cours « Procès équitable » comme exemple de procès résolument inéquitable. « Donziger incarne un individu engagé dans un procès civil aux rapports de force asymétriques qui peut désormais se voir refuser un procès équitable. », explique-t-il à ses étudiants.

Nesson est l’un des juristes qui pensent que Kaplan aurait un parti pris pour Chevron, une compagnie que le juge a présentée comme « une compagnie d’une importance considérable pour notre économie, qui emploie des milliers de personnes à travers le monde et fournit un ensemble de services tels que l’accès à du pétrole, de l’huile de chauffage et d’autres fuels et lubrifiants indispensables à notre vie quotidienne. »

A contrario, le juge a également fait montre d’une antipathie marquée pour Donziger, selon l’ancien avocat de ce dernier, John Keker, pour qui l’affaire n’est qu’une « farce dickensienne » dans laquelle « Chevron utilise ses ressources illimitées pour écraser le parti adverse et remporter le procès par la force plutôt que par le mérite. » Keker s’est retiré de l’affaire en 2013 après s’être rendu compte que « Chevron remplirait n’importe quel formulaire de plainte existant, sans se soucier que celle-ci soit sans fondement, dans l’espoir que le tribunal utilise ces plaintes contre Donziger.

L’interdiction de travailler, de voyager, de gagner de l’argent et de quitter son domicile, qui pèse actuellement sur Donziger, montre le succès éclatant de la stratégie de Chevron. Mais au moment même où sa vie est suspendue à l’issue de ce procès, l’affaire Donziger dépasse de loin l’importance de la vie de ce simple avocat.

« Cela ne devrait être rien de moins que terrifiant pour n’importe quel activiste défiant le pouvoir des grandes compagnies et de l’industrie pétrolière aux États-Unis. », déclarait Paul Paz y Miño, le directeur associé d’Amazone Watch, une organisation ayant pour objectif la protection de la forêt tropicale et du peuple indigène du bassin amazonien. « Ils ont bien montré qu’ils dépenseraient sans compter pour gagner cette affaire », dit-il à propos de Chevron. « Rien ne les arrêtera ».

C’est vraisemblablement pour les plaignants amazoniens que l’affaire Chevron peut être la plus dévastatrice, eux qui n’ont jamais reçu de verdict malgré les centaines de fosses à ciel ouvert remplies de déchets et les eaux contaminées et les sols sur lesquels ont été déversés des millions de litres de pétrole brut et des milliards de litres de déchets toxiques. Tout ce qui est arrivé à Chevron depuis est « bien peu de chose comparé au fait que Kaplan ait rendu les dommages effectivement causés par la compagnie complètement hors de propos », selon Nesson.

Mais les derniers rebondissement dans l’affaire Chevron pourraient également être particulièrement inquiétants pour les activistes du climat. A peine 20 sociétés sont responsables d’un tiers des gaz à effet de serre émis dans l’ère moderne ; Chevron se classe en deuxième position, derrière Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company). Il est de plus en plus clair qu’agir contre la crise climatique nécessitera de se confronter à ces méga-émetteurs, dont les ressources allouées aux litiges éclipsent celles de n’importe quel individu.

Obliger Chevron et les autres compagnies à réparer les dégâts causés par leur production pétrolière accélérerait la transition écologique en vue de se passer des énergies fossiles, selon Rex Weyler, un défenseur de l’environnement qui a cofondé Greenpeace International et dirigé la première Greenpeace Foundation. « Si les compagnies pétrolières sont obligées de payer le véritable prix de leur production, ce qui inclut ces coûts environnementaux, cela rendra les systèmes d’énergie renouvelables plus compétitifs », affirme Weyler.

De même, Weyler a le sentiment que le mouvement pour le climat devrait se concentrer sur l’affaire Chevron, et la bataille judiciaire dans laquelle est engagé Donziger. « L’une des actions les plus efficaces que les activistes pour le climat pourraient réaliser actuellement pour changer le système serait de ne pas laisser Chevron s’en tirer avec la pollution de ces pays, que ce soit l’Equateur, le Nigeria ou n’importe quel autre endroit ». Alors que certains défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont essayé d’attirer l’attention sur l’affaire Donziger et sur son harcèlement par Chevron, Weyler pense que les cris d’indignation devraient se faire entendre plus largement.

Après avoir vu ce qui était arrivé à Donziger et à certains de ses anciens alliés, poursuivis par Chevron en tant que « complices extérieurs », les gens pourraient avoir peur de s’élever contre les compagnies. Donziger lui-même vit dans la peur. Aucune peine n’est établie pour le cas où un juge vous déclare coupable d’outrage criminel envers le tribunal, ainsi Donziger passe ses journées à s’inquiéter de ce qui va lui arriver ensuite. « C’est effrayant », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucune idée de ce qu’ils prévoient. »

Mais Weyler signale que Chevron, qui pourrait encore être forcée de s’acquitter du jugement à plusieurs milliards de dollars, prononcé à l’étranger, a également peur. « Ils ont peur d’un précédent. Chevron n’est pas le seul à être inquiet, l’industrie de l’extraction toute entière craint un précédent. » affirme Weyler. « Ils ne veulent pas être tenus responsables de la pollution causée par leur activité. »

Article initialement paru sur le site de The Intercept et traduit par Sarah Thuillier pour Le Vent Se Lève.

Lawfare : la légalisation des procès politiques ?

Jean-Luc Mélenchon en compagnie de Fernando Haddad, candidat malheureux face à Jair Bolsonaro © Joka Madruga, agencia PT.

« Le lawfare, en plus de constituer un sérieux danger pour les démocraties nationales, est utilisé pour engendrer la violation systématique des droits sociaux. Il résulte d’un dévoiement des actions judiciaires en combinaison avec des opérations multi-médiatiques ». C’est par ces mots que le pape François dénonce la pratique du lawfare (contraction des mots anglais law et warfare), c’est-à-dire un processus de judiciarisation de la politique – autrement dit, une immixtion accrue du pouvoir judiciaire dans la sphère politique, au point qu’elle finirait par en déterminer le cours. Une pratique dénoncée en Amérique latine par les ex-présidents Rafael Correa, Cristina Kirchner ou encore Lula da Silva, et en Europe par Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon. Au-delà de ces phénomènes particuliers, les débats autour du lawfare posent la question de la véritable nature du pouvoir croissant des juges et des médias, à l’heure où judiciarisation de la vie politique et médiatisation de la pratique judiciaire marchent main dans la main.


L’Amérique latine, laboratoire du lawfare

Au sens strict, la pratique du lawfare remonte à l’existence du pouvoir judiciaire. L’histoire des régimes constitutionnels occidentaux est scandée par des épisodes spectaculaires d’immixtion des juges dans les processus politique – de la tentative avortée d’impeachment du président des États-Unis Andrew Johnson en 1868 à celle de Richard Nixon un siècle plus tard.

Cristina Kirchner, présidente d’Argentine (2007-2014) et Rafael Correa, président d’Équateur (2007-2017). © Présidence de la République d’Équateur, Flickr.

C’est en Amérique latine que ce phénomène politique resurgit avec une ampleur inattendue. Plusieurs acteurs politiques majeurs de ces dernières décennies ont été la cible de procédures judiciaires, dont ils pointent du doigt le caractère éminemment politique ; on les accuse de détournement de fonds ou de complicité dans des affaires de corruption. C’est ainsi que l’ex-chef d’État brésilien Lula – emprisonné depuis un an –, l’ex-président équatorien Rafael Correa – en exil en Belgique –, ainsi que Cristina Kirchner – ciblée il y a peu par de nombreux procès – qui a dirigé l’Argentine de 2007 à 2014, ont fait les frais de ces accusations. [lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa à Bruxelles]

Ces trois ex-présidents dénoncent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques, au service des élites économiques, et dans la perspective de promouvoir un agenda néolibéral – qu’ils critiquent tous trois avec plus ou moins de radicalité. Ils déplorent aussi la partialité des médias à leur encontre, accusés, en amont, d’effectuer un travail d’investigation policier et mensonger, et, en aval, de relayer les accusations judiciaires de « corruption » sans recul critique.

Un bref aperçu des pratiques qui ont cours au Brésil, en Équateur et en Argentine permet de constater un biais évident des juges et des grands médias en leur défaveur. Les récentes révélations du journal américain The Intercept établissent que le procureur Deltan Dallagnol, figure clef du procès de Lula, a contribué à son emprisonnement tout en confessant par ailleurs ne détenir aucune preuve de sa culpabilité. En Équateur, un récent scandale de corruption a éclaboussé l’actuel président Lenín Moreno et son entourage ; la justice équatorienne, qui cible son opposant Rafael Correa, n’a entamé aucune procédure dans le camp de la majorité présidentielle. De la même manière la justice argentine, trop occupée à inculper l’ex-présidente Cristina Kirchner, n’a aucunement inquiété l’entourage de l’actuel chef d’État Mauricio Macri, pourtant abondamment cité dans les Panama papers.

Le président équatorien Lenín Moreno, successeur et adversaire de Rafael Correa © Présidence de la République d’Équateur.

Ces divers procès ont pour point commun d’accompagner et de faciliter le retour en force des factions les plus néolibérales de ces pays respectifs. Les procès intentés à l’ex-président Lula et ses proches ont permis de neutraliser l’opposition au président brésilien Michel Temer, qui a mis en place des mesures de dérégulation économique d’une ampleur historique suite à son arrivée au pouvoir en 2015 ; ils permettent actuellement d’affaiblir l’opposition à l’actuel président Jair Bolsonaro, qui les perpétue. Les procès visant Rafael Correa s’accompagnent de plans d’austérité mis en place par Lenín Moreno, sous l’injonction du FMI, et privent l’opposition équatorienne de son représentant le plus populaire. De la même manière, la mise en accusation judiciaire de Cristina Kirchner a permis de disqualifier la principale opposante aux réformes néolibérales très dures mises en place par le président Mauricio Macri.

Jair Bolsonaro en compagnie de son ministre Sergio Moro, pierre angulaire du procès qui a conduit Lula en prison. © José Cruz, Agência Brasil.

À cette relative parenté idéologique des partisans de la pratique du lawfare s’adjoint une indéniable homogénéité sociologique. Ce sont les mêmes acteurs que l’on retrouve systématiquement derrière ces mises en accusation : des figures clefs du pouvoir judiciaire, appuyées par les principaux médias nationaux. Les opposants au lawfare dénoncent régulièrement la proximité du pouvoir médiatique et du pouvoir judiciaire avec certaines fractions des élites économiques et politiques nationales. Il n’est que de voir le poste actuellement occupé par Sergio Moro, l’un des juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula et actuellement ministre de la justice du gouvernement de Jair Bolsonaro, pour comprendre que l’étanchéité du pouvoir judiciaire par rapport aux autres pouvoirs est souvent toute relative. De la même manière, une rapide analyse de la structure de propriété des principaux médias latino-américains, possédés par les représentants de pouvoirs économiques locaux ou internationaux, permet d’expliquer leur biais en défaveur des ex-présidents inculpés, et leur absence de recul critique à l’égard des accusations qui leur sont portées.

Judiciarisation de la vie politique, médiatisation de la pratique judiciaire

Ces cas de lawfare spécifiques à l’Amérique latine illustrent-ils la dérive conjoncturelle d’un système judiciaire et médiatique en proie à l’influence des pouvoirs économiques et politiques ? Ou la judiciarisation de la politique elle-même contient-elle en germe ces éléments anti-démocratiques ? Cette interrogation soulève la question du rôle que médias et juges doivent occuper dans un cadre démocratique – et de la frontière entre justice ordinaire et procès politique.

D’aucuns estiment que la régulation de la vie politique par un pouvoir judiciaire impartial et des médias libres de tous les pouvoirs permettrait son assainissement. Journalistes d’investigation à l’affût d’affaires de corruption et pouvoir judiciaire vigilant pèseraient comme une épée de Damoclès sur les principaux acteurs politiques, les contraignant à une vertu sans compromis. La salubrité de la vie publique aurait pour condition la transparence absolue des acteurs politiques, et leur vulnérabilité permanente à l’égard de la justice. Ériger le pouvoir médiatique et judiciaire (supposés imperméables à toute influence exogène) au rang de chefs d’orchestre de la vie démocratique permettrait d’instaurer une course à la probité, et une sélection des représentants politiques les plus aptes à représenter dignement le corps social.

Cette perspective repose sur un postulat hautement contestable : la possible neutralité de tous les acteurs du pouvoir judiciaire, et surtout des principaux médias. C’est ici que se situe le nœud du problème : la judiciarisation de la politique est indissociable d’un travail d’enquête et d’investigation journalistique en amont ; d’une médiatisation théâtrale des procès en aval. Les médias, générateurs « d’affaires », catalyseurs d’indignation publique, juges de la probité des suspects, des accusés et même des juges, s’imposent comme des acteurs incontournables des procès qu’ils sont en capacité de susciter, d’influencer, de juger. Autrement dit, la judiciarisation de la politique est indissociable de la médiatisation de la pratique judiciaire – entendue non seulement comme la plus grande publicité accordée aux « scandales » politiques, mais comme l’élévation des grands médias au rang d’acteurs clefs des processus judiciaires.

Les grandes « affaires » politiques de ces dernières années ont en effet souvent été déclenchées par la publication d’informations confidentielles, elles-mêmes obtenues à l’issue d’un long travail d’investigation – que l’on pense aux « révélations » de journalistes qui ont scandé « l’affaire Fillon » ou à celles, plus récentes, relatives à Jean-Luc Mélenchon. Normaliser ce processus de judiciarisation de la politique revient donc à donner aux acteurs en capacité d’obtenir des informations confidentielles un pouvoir quasi-discrétionnaire sur les représentants. Parmi ces acteurs on trouve les médias, mais aussi les agences de renseignement privées et les services secrets : autant d’entités dont il serait naïf de penser qu’elles puissent un jour revêtir une quelconque forme « d’impartialité » ou de « neutralité » – d’autant plus lorsque la frontière entre ces divers acteurs n’est pas totalement hermétique.

La surveillance de l’ex-journaliste François Ruffin par une agence de renseignement affiliée à Bernard Arnaud est emblématique de la porosité entre le monde médiatique, celui des affaires et du renseignement privé. Les « GAFA », entités politiques hybrides qui tiennent à la fois du média, de l’entreprise multinationale globale et de l’acteur semi-étatique, ouvrent de nouvelles perspectives dans la capacité des pouvoirs constitués à obtenir, contrôler et diffuser une information confidentielle à même de faire tomber des personnalités politiques.

La course à la « transparence » absolue dans un contexte d’asymétrie cognitive

Dans la course à la « transparence » promue par les principaux médias d’investigation, il est un processus qui reste dans l’ombre, caractérisé par une opacité totale : celui par lequel l’information confidentielle qui conduit aux « scandales » politiques est obtenue, diffusée – ou tue. Si les « scoops » publiés par les journalistes d’investigation suite à des enquêtes ou à des écoutes ont pu déclencher des « affaires » judiciaires, il arrive que l’inverse se produise, et que les médias diffusent des informations fournies à dessein par des magistrats. Une journaliste d’investigation du Monde n’affirme-t-elle pas : « nous avons pour règle de nous caler sur les instructions. Nous ne faisons pas d’enquête d’initiative » ?

Instrumentalisation de la caisse de résonance médiatique par des magistrats désireux de servir leur agenda ? Utilisation du pouvoir judiciaire par des journalistes d’investigation souhaitant faire tomber une personnalité politique ? Ces deux phénomènes ne semblent aucunement contradictoires ; ils participent d’un renforcement conjoint du pouvoir des juges et des médias. Ils contribuent par là-même à l’émergence d’un champ médiatico-judiciaire, caractérisé par sa capacité à accéder à des informations confidentielles puis à les diffuser avec un écho national.

Comment ne pas voir que la judiciarisation de la politique renforce indubitablement les pouvoirs constitués ? Les principaux médias nationaux, les services secrets d’un État, les magistrats ou encore les services de renseignement privés détiennent des moyens considérablement plus importants que n’importe quel acteur politique dans la collecte d’informations confidentielles. Dans ce contexte d’asymétrie cognitive, la généralisation des procès qui ciblent les figures politiques pour pratiques illégales ne peut que renforcer les plus aptes à obtenir de telles informations.

Les représentants du pouvoir médiatique et judiciaire, parés des atours de la neutralité, émancipés des querelles partisanes qui fracturent le monde politique – « l’impartialité » des juges n’ayant d’égal que « l’objectivité » des journalistes -, affirmeront n’agir qu’au nom de la vérité et de la loi, révélant des affaires de corruption punissables par n’importe quelle législation. Le sens commun le plus élémentaire n’y trouve la plupart du temps rien à redire. Qui souhaite vivre dans un pays dans lequel Patrick Balkany peut continuer à sévir en toute liberté ? Bien souvent, le problème ne tient pas à la véracité des faits révélés ni à leur caractère répréhensible, mais au récit politique dans lequel s’inscrit leur révélation – un récit dont médias et journalistes se présentent comme de simples acteurs, alors qu’ils en deviennent les narrateurs. La surexposition des agents, comme souvent, invisibilise les structures, et la focalisation sur le vice de l’individu voile les soubassements viciés du système qui les meut. Le lawfare ne serait-il finalement qu’un moyen parmi tant d’autres de dépolitiser des enjeux politiques et de neutraliser des rapports de force ?

Ces considérations ne délégitiment aucunement le travail des journalistes et des juges visant à lutter contre la corruption, ni ne signifie que l’interférence des pouvoirs médiatique et judiciaire dans la sphère politique soit toujours néfaste. Le lawfare est cependant bien plus qu’une formule rhétorique. Dans la dynamique actuelle d’asymétrie cognitive croissante, d’hybridation accrue entre public et privé, d’immixtion toujours plus poussée de l’agenda de grands groupes économiques dans les principaux médias, l’inflation des « affaires » et la normalisation des procès à même de provoquer des assassinats politiques ne peut que laisser présager le renforcement d’un champ médiatico-judiciaire ; jusqu’à lui donner le pouvoir de décider du tempo de la délibération démocratique, sous le prétexte d’en défendre le fonctionnement ?