Comment Uber peut tuer l’État

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber.

Il y a 10 ans, Uber arrivait sur les smartphones. Aujourd’hui, l’application de chauffeurs rassemble plus de 110 millions d’utilisateurs à travers 700 villes dans le monde et sa capitalisation boursière dépasse les 62 milliards de dollars. À l’origine de ce succès, une idée révolutionnaire : « augmentez vos revenus en conduisant », et trois ingrédients magiques : « devenez votre patron », « gérez votre emploi du temps », « conduisez en toute liberté ». L’immense start-up, transformant notre modèle social dans sa conquête incoercible, a maintenant l’État dans le viseur. 


Dans la grande histoire des transformations de l’organisation du travail, du taylorisme avec le travail à la chaîne au toyotisme et au début de l’automatisation, l’ubérisation bénéficie des nouvelles technologies pour nous faire basculer dans le monde de « l’économie collaborative » avec de nouvelles plateformes à succès comme Deliveroo, AirBnB ou Lime, qui en plus d’inventer de nouveaux métiers (juicers pour recharger les trottinettes, par exemple) inventent de nouveaux statuts.

Vous connaissez les conducteurs d’Uber ; sachez qu’ils ne travaillent en aucun cas pour la firme. Ils sont à leur compte, ils sont auto-entrepreneurs. En effet, Uber est la première multinationale à s’être affranchie du salariat.

Un statut qui présente des avantages pour l’application comme pour ses partenaires : pas d’horaires fixes, pas de contrat de travail. Mais aussi un statut qui a un prix : pas de cotisations retraites, pas de congés payés, pas de congé maladie, pas de salaire régulier et très peu d’impôts pour la société… Ce statut fait aujourd’hui débat. Pour certains, il s’agirait de salariat déguisé, et 10 ans après, nous pouvons faire un premier constat. Si beaucoup de drivers pensaient découvrir la liberté et la facilité, Uber les a rapidement conduits vers la dépendance et la précarité.

Vous vous apprêtez à lire un papier qui retracera l’histoire du statut des travailleurs en suivant les grandes évolutions techniques, jusqu’à l’ubérisation nous faisant entrer dans un nouveau paradigme. Vous le verrez, la responsabilité de cette dernière est loin d’être minime dans l’augmentation de l’auto-entreprise en France, une solution miracle pour faire baisser les coûts du travail pour les entreprises et les chiffres du chômage pour nos gouvernants. Mais derrière ce mirage, des impacts concrets sur notre société cheminant à la décomposition progressive de notre État, avec paradoxalement le parfait consentement de nos élites. 

Avec Uber, le monde automobile révolutionne une fois de plus l’organisation du travail. Il est indéniable que les révolutions industrielles (et les luttes qu’elles ont produites) ont construit le statut du travailleur actuel et en particulier celui du salarié, mais la dernière révolution numérique va encore plus loin. Et en plus de bousculer notre société, cette fois-ci, c’est l’État-providence qui se retrouve menacé par les multinationales. Explications.

D’abord, travailleur à la chaîne tu deviendras

Mais d’abord, afin de mieux comprendre l’évolution du statut des travailleurs, il faut revenir au XVIIIe siècle en Grande Bretagne, époque de la première révolution industrielle, qui se diffusera au reste de l’Europe et du monde au cours du XIXe siècle. La découverte de la force de la vapeur grâce au charbon comme nouvelle source d’énergie révolutionne les modes de production et transforme le paysage social. Les populations quittent les campagnes pour s’installer en ville (15% de la population britannique vit en ville en 1700, contre 85% en 1900). Les pays passent d’une économie agraire à une économie industrialisée, les travailleurs s’entassent dans les usines. En France, nous assistons à une dynamique moins marquée mais assez similaire. A la fin du XIXe siècle, la seconde révolution industrielle laissera la place à de nouveaux modes d’organisation du travail, du taylorisme au toyotisme.

Mais de quoi parlons-nous ? En fait, le taylorisme consiste en une division du travail importante permettant d’augmenter les rendements par un travail à la chaîne. Elle est suivie du système fordiste, du nom du constructeur automobile américain Ford. Ici, le patron assure une augmentation des salaires de ses ouvriers afin de leur permettre de consommer les produits qu’ils vont eux-mêmes fabriquer. Cela marque l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. Le postfordisme (ou toyotisme) est un mode de production qui reprend le principe des économies d’échelle et permet la production de masse de produits différenciés, avec de hauts standards de qualité et une plus grande implication des salariés dans l’entreprise. L’organisation est à flux tendu, fluctuant selon la demande du consommateur. Dans ces modèles, les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui détiennent les outils de production. C’est un contrat passé entre un salarié et un employeur. Mais cette relation de subordination ne disparaît pas avec le déclin de l’industrie française.

“La figure de l’ouvrier est remplacée par celle du salariée, celle du patron par celle du manager” (Chamayou, 2018).

Pour revenir à l’histoire, la révolution industrielle a ainsi permis la création de nouveaux groupes sociaux, travailleurs, pauvres, rassemblés en un même lieu de production. Ces travailleurs vont, par le biais d’organisations corporatistes et syndicales, se socialiser et se mobiliser en tant que groupe pour la revendications de mesures communes, dans un intérêt commun. Une pratique favorisée par l’émergence du travail en usine. Pour comprendre l’évolution du statut de travailleur, il est indispensable de revenir sur leur outil de représentation. Ainsi, l’abrogation de la loi Le Chapelier en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui autorise la création de syndicats, joue un rôle indispensable dans l’organisation des ouvriers.

Les organisations syndicales se multiplient alors et une Fédération nationale des syndicats se créée en 1886. En 1895 est fondée la CGT, née de la fusion des Bourses du Travail et de la Fédération syndicale. Au fur et à mesure du temps, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, révélatrices d’une émergence de différents points de vue et des différentes conditions des ouvriers dans l’évolution du salariat, avec une part de moins en moins importante des ouvriers au profit d’employés du secteur tertiaire. Le syndicalisme français est divisé, le rapport de force des travailleurs également.

Les travaux des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux révèlent ainsi les rivalités qui existent entre les différents ouvriers, ouvriers spécialisés (OS) ou ouvriers qualifiés (OQ) selon la place de chacun dans la chaîne de production. La robotisation amène une modification certaine du rôle des ouvriers, avec une polarisation de leurs conditions, certains faisant des travaux dignes des machines, d’autres devant avoir des compétences de plus en plus élevées, comme les ingénieurs par exemple à qui il est demandé des compétences spécifiques.

Dans une période plus récente, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme mais avec la surveillance électronique des performances des salariés, de ses habitudes et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. La précarisation des emplois est visible lorsque l’on étudie sur 25 ans l’évolution juridique des contrats de travail.

Ainsi, le taux d’entrée en CDD a été multiplié par quatre entre 1993 (20,5%) et 2017 (84%). Les CDD sont plus courts, avec une durée moyenne divisée par 2 entre 2001 (112 jours) et 2017 (46 jours). Au sein des flux d’embauches en CDD et CDI, la part des CDD a nettement progressé, notamment à partir des années 2000, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution structurelle dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée. Le taux de rotation de la main-d’œuvre, défini comme la moyenne des taux d’entrée et de sortie, présente enfin une forte tendance à la hausse depuis 25 ans, puisqu’il s’établit à 95,8% en 2017 pour l’ensemble des établissements de plus de 50 salariés, contre 28,7% en 1993. Le salariat n’est plus synonyme de stabilité de l’emploi.

Face à ces constats, une solution miracle est alors présentée : il fallait défendre « l’autonomie », une utopie qui ne devenait possible que si l’on abandonnait définitivement le salariat.

Et il est impensable de parler de précarisation de l’emploi sans aborder la question du chômage qui, à la fin des Trente Glorieuses, est devenue ce que l’on appelle un chômage de masse et de longue durée. Un contexte favorisant l’exclusion sociale des travailleurs mais aussi une flexibilité de leurs contrats pour répondre à ce nouveau problème de société.

Alors, en auto-entrepreneur tu t’épanouiras 

La « loi Travail » en 2016 engageait la France dans la  « start-up nation » avec une économie de l’immédiateté, de l’agilité, de l’audace plutôt que la sécurité. Et si l’économie devient « collaborative », la relation de travail s’apparente de moins en moins à une relation de subordination. À la figure du salarié subordonné de la seconde révolution industrielle, se substituerait celle de l’auto-entrepreneur de la révolution numérique. Le droit du travail évolue dans ce sens, pour plus de flexibilité, pour permettre aux entreprises de répondre « à la demande », et permettre à chacun d’entrer beaucoup plus facilement sur le marché du travail.

Mais surtout, la multiplication du nombre d’auto-entrepreneurs au cours des dernières années dans le numérique, si elle a contribué à limiter l’explosion du chômage, s’est traduite par une paupérisation continue du nombre de ces travailleurs indépendants, on peut penser à des livreurs Deliveroo qui peuvent faire 40h par semaine pour finalement gagner un maigre SMIC – la moyenne du chiffre d’affaire des auto-entrepreneurs dans tous secteurs confondus se situant aux alentours de 240 euros par mois, selon Le Figaro.

 Être salarié et non auto-entrepreneur est une question de sécurité, garantie par un statut juridique.

Rappelons que plusieurs obligations découlent du contrat de travail. L’employeur est notamment tenu de fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi, verser le salaire correspondant au travail effectué, respecter les autres éléments essentiels du contrat (qualification, lieu de travail quand il est précisé dans le contrat…), faire effectuer le travail dans le respect du Code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise. Le salarié doit, quant à lui observer les horaires de travail, réaliser le travail demandé conformément aux instructions données, respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail, ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

Ces dernières années, nous assistons, à travers l’ubérisation, à une dynamique qui encourage le délitement progressif du salariat, sous des formes qui ne sont pas toujours apparentes. La lente remontée de l’emploi indépendant dans beaucoup d’économies développées ne restitue pas à lui seul toutes les facettes de cette désagrégation : à l’intérieur même du statut salarial, nombre de prérogatives issues du compromis fordiste sont en régression. Plus globalement, nous assistons à une atomisation de la relation de travail. Au-delà des emplois de petits services qui s’accrochent aux plates-formes numériques, cette tendance recouvre la montée en puissance des petites entreprises sous-traitantes, de l’auto-entrepreneuriat, des missions courtes d’intérim, des CDD de mission ou de chantier, et tout l’essaim des CDD ultracourts ; ou encore, à l’étranger, les contrats zéro heure britanniques ou les mini-jobs allemands. Tous ces petits contrats intermittents relèvent d’une remontée en puissance du travail à la tâche. Ils marquent la résurgence d’une relation de travail inégale qui s’était développée au XVIIIe siècle en Europe occidentale et qui avait constitué une des étapes de la proto-industrialisation. Vous l’avez bien compris, cela est, à juste titre, une régression, puisque tout un pan du travail bascule sous le droit commercial, relevant d’une relation de sous-traitance et n’étant plus protégé par le Code du travail.

À travers ces éléments, nous pouvons  donc considérer que le statut de salarié, héritier de toutes les avancées sociales depuis le XIXe siècle, est plus protecteur qu’un statut d’auto-entrepreneur. Pourtant, de plus en plus de travailleurs veulent être autonomes. Cela pourrait-il s’apparenter à la « peur d’être emmerdé » (Beaud et Pialoux) créant ainsi une volonté d’être son propre patron ?

Devenir son propre chef, être libre sans relation de subordination, choisir ses horaires, travailler à la tâche : un discours qui s’avère relever surtout du marketing dans le cas de plateformes numériques. 

Cette autonomie de l’auto-entrepreneur annonce implicitement la fin d’un droit important de représentation syndicale. Les lieux de socialisation sont dispersés, il devient impossible de construire une action collective, pas d’encadrement ni d’obligation de négociation collective. Et lorsque des auto-entrepreneurs essaient de se mobiliser, ils ont peur d’être remplacés illico, car les plateformes n’auront aucun mal à remplacer la main-d’œuvre par d’autres chômeurs qui cherchent à boucler leurs fins de mois difficiles. Ces plateformes peuvent en effet géolocaliser les mobilisés – à des manifestations par exemple – grâce à leur smartphone, et ne pas respecter le droit de grève en trouvant des prétextes pour « licencier » les dissidents, comme ce fut le cas avec Deliveroo.

D’ailleurs, les chercheurs Patrice Laroche et Heidi Wechtler montrent qu’aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était bien plus élevé qu’en France. Ainsi, il n’est pas étonnant que les entreprises ubérisées venant de ces contrées mettent tout en œuvre dans leur organisation interne pour éviter l’émergence du syndicalisme.

En outre, l’auto-entrepreneuriat annonce la montée inexorable d’une économie de l’accès 24 heures sur 24, de la fonctionnalité, qui exige plus de continuité mais surtout une désynchronisation des temps de travail. Cette dynamique met de façon évidente en tension nos cadres légaux de réglementation du temps de travail, léguant à un brouillage des frontières entre le monde du travail et celui de la vie personnelle. La sphère du travail n’est plus exclusivement la sphère de l’entreprise.

Et l’on pourrait se demander alors s’il s’agit bien d’une relation de collaboration ou d’une relation de subordination. C’est ainsi qu’en 2018, lorsqu’un livreur de la plateforme numérique Take Eat Easy a eu un accident au cours d’une livraison, la Cour de Cassation a décidé de requalifier son statut d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Cette décision, bien que davantage protectrice pour le travailleur qui accède aux droits des salariés, met en danger le modèle économique de l’entreprise. Car pour l’instant, le modèle économique repose sur le fait que les risques ne sont pas mutualisés et reposent uniquement sur le travailleur.

 Pour éviter de telles requalifications, ces entreprises s’attachent à  gommer tout ce qui pourrait donner l’impression que les livreurs sont liés par une relation de subordination.

Exemples de la novlangue permettant de passer entre les mailles juridiques du salariat : 

Recruter Mettre en place un partenariat
Salaire Chiffre d’affaire
Suggestion Sanction possible lorsqu’un travail n’est pas effectué
CV, ancienneté Fiche de présentation, durée de prestation
Convocation Invitation
Renvoyer Mettre fin à la relation

 

Mais cette décision de la Cour de Cassation n’a pas remis en cause le modèle ubérisé, et dans le discours politique, de nombreux acteurs interviennent pour continuer à défendre le statut d’auto-entrepreneur. La députée LREM Bérangère Couillard, qui porte la loi sur les mobilités, répète à qui veut bien l’entendre : « les travailleurs indépendants ne souhaitent pas avoir un contrat requalifié [en grande majorité], ils veulent faire indépendamment ». Ce discours fait écho chez les dirigeants de Deliveroo : « Les livreurs de [Deliveroo] ne veulent pas de requalification de contrat de travail », « deux tiers des livreurs souhaitent conserver leur statut indépendant ». Attention, rappelons qu’être indépendant ne signifie pas être autonome.

Dans les plateformes, il n’y a rien de vraiment indépendant car il n’y a pas de décisions ni de pouvoir sur  la fixation des tarifs, et les nombreuses « recommandations » faites aux drivers sont en réalité des obligations. Cette novlangue bousculant tout un cadre juridique peut légitimement suggérer qu’il ne s’agit finalement que de « salariat déguisé ».

Un livreur Deliveroo prenant sa pause sur un trottoir à Dublin, Irlande. © Ian S

Et pourtant, notre gouvernement pousse lui-même les individus à devenir des travailleurs indépendants. En fait, dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence ». Burns et Stalker, en 1961, affirmaient la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. L’innovation permise par les bouleversement liés aux numérique et à la pénurie d’emplois demande à l’État de changer les lois.

Cool, libre et collaboratif, le capitalisme triomphera.

Uber, Deliveroo, AirBnb sont-elles des plateformes vraiment collaboratives ? Il est indéniable qu’elles gagnent de l’argent grâce à des actifs détenus par des particuliers portant seuls le risque économique et qu’elles posent de sérieuses questions en matière sociale et fiscale. L’économie collaborative entre donc dans le champ de l’économie néolibérale et ces entreprises ont juste fait des valeurs du partage un slogan. Si le numérique permet un partage de ressources et de compétences à grande échelle entre particuliers avec une décentralisation de biens et services, il bénéficie d’abord à des entreprises monopolistiques qui agrègent des capitaux immenses tout en bouleversant des secteurs d’activité comme le transport, l’hôtellerie ou encore la restauration.

Leur système se nomme le peer to peer mais il nécessite en fait un intermédiaire, et c’est cette place d’intermédiaire qui aiguise les appétits des acteurs de l’économie marchande.  En outre, les plateformes sont montrées du doigts pour les risques de leurs politiques : destruction d’emplois à temps plein, baisse de la protection sociale des salariés, et surtout des revenus fiscaux qui échappent massivement  à l’impôt…

Les chercheurs Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier (2016), expliquent de manière originale les deux grandes tendances de pensée dominantes : « Au commencement de l’économie du partage étaient le consensus et l’enthousiasme. L’engouement d’alors était porté par quelques gourous aux formules grandiloquentes : l’économie collaborative était la promesse d’un monde où « ce qui est à moi est à toi » et où « la fin des hiérarchies » devenait un horizon certain. On allait même jusqu’à prophétiser « l’éclipse du capitalisme ».

Puis vint le temps des premières polémiques et des premières désillusions avec l’arrivée des GAFAM pratiquant une forme d’ethic-washing.  Il y a désormais la bonne et la mauvaise économie collaborative.

À l’économie collaborative de ces GAFAM s’oppose finalement l’économie sociale et solidaire, qui ne désigne pas seulement les entreprises du secteur marchand mais aussi de nombreuses associations à but non lucratif. Ce terme « d’économie collaborative » est porté par une part grandissante de citoyens, qui promeuvent des pratiques davantage conformes aux valeurs de solidarité et de partage. À des kilomètres de celles d’Uber, donc.

Finalement, après le désenchantement, la « collaboration » n’est en conclusion qu’une association caractérisée par le travail uniquement, dans un but d’utilité et d’efficacité. Celle-ci a un objet déterminé ainsi qu’une durée déterminée. En effet, une fois le but de la collaboration atteint, celle-ci s’arrête et n’a plus de raison d’exister. Nous pourrons alors lui opposer le terme de « coopération » qui mobilise un ensemble de capacités humaines, avec la notion de partage de connaissances. Ce « processus libre de découverte mutuelle » n’a pas d’horizon fini, ni forcément d’objet clairement établi.

À bout de souffle, sans moyens, l’État social dépérit

Si le statut d’auto-entrepreneur représente un manque de protection des travailleurs indépendants, il n’est pas sans conséquences sur l’État-providence. Car cette économie collaborative est d’abord une économie marchande, qui se passe bien, pour augmenter ses bénéfices, de passer par la case des impôts.

Avec ses 3 millions de drivers dans le monde, Uber ne paye dans ses pays d’activité ni charge salariale ou patronale, ni congé, mais prélève jusqu’à 25% du chiffre d’affaire de ses « collaborateurs ». Plus concrètement, sur 400 millions d’euros prélevés en un an en France, Uber n’en déclare qu’1 % en Hollande. Quand on regarde la situation en chiffres, Uber ne rapporte à l’État français que 1,4 millions d’Euros d’impôts par an.

On ne peut se passer du numérique, que l’on retrouve dans tous les domaines, avec la modélisation, l’analyse et le traitement des données, dont le volume et la complexité ne cessent d’augmenter. Il est également au cœur des problématiques de santé, de gestion de l’énergie et des ressources naturelles, de préservation de l’environnement, d’éducation, transformant nos modes de communication et d’information. En moins de dix ans, le numérique est venu bouleverser les besoins en compétences et les emplois. C’est pourquoi il est aujourd’hui légitimement au cœur de nombreux débats publics et politiques.

Le Président Macron a directement ouvert la voie aux multinationales du numérique pour qu’elles développent leurs activités en France. © OFFICIAL LEWEB PHOTOS

Le projet d’avenir du numérique par le gouvernement français se distingue dans le Grand Plan d’Investissement 2018-2022, où il attribue 9,3 milliards d’euros à la modernisation de l’État 100% numérique. C’est aussi une grande préoccupation du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire, pour qui le numérique représente un outil incontournable. Une question de lutte contre le chômage donc, une question sociale, mais aussi une question de souveraineté : faire émerger des start-up françaises pour éviter de subir ce que l’entrepreneur et essayiste Nicolas Colin appelle « une colonisation numérique». Bref, la conquête de tous les secteurs d’activités par des plateformes anglo-saxonnes ou encore chinoises par exemple. Il s’agit aussi d’une question de compétitivité pour la France, en augmentant les rendements et investissements de ses entreprises. Un dopage de l’activité possible car « le numérique permet un effet de masse et une fluidité des échanges » selon Anne-Sophie Novel dans La vie share, mode d’emploi. Mais où se trouvent les grands plans pour lutter contre la monopolisation et la fraude fiscale ?

Dans son ouvrage Capitalisme de plateforme. L’hégémonie du numérique (2018), Nick Srnicek dénonce « les plateformes [qui] portent une tendance inhérente à la monopolisation » précisant que « nous n’assistons pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration ». Cette nouvelle économie serait le dernier avatar du capitalisme contemporain, donc dit « de plateforme ».

Ce capitalisme 2.0 exacerbe, malgré ses innovations, les défaillances traditionnelles de l’économie de marché.

Des défaillances qui ont toujours participé à la déconstruction de l’État social dont la légitimité symbolique repose sur le devoir de garantir des emplois, même précaires en période de « crise ».

Arrivé au bout de cette vague histoire de l’ubérisation, il semble clair que la société assiste aujourd’hui à une décomposition des acquis sociaux. Une dynamique s’expliquant aussi par les concurrences déloyales issues des processus de mondialisation ainsi que par l’optimisation sociale et fiscale des multinationales, permettant d’épargner à l’État des dizaines de milliards d’euros d’impôts chaque année au point de remettre en cause sa santé financière et donc son modèle social.

La révolution numérique est par ses effets une révolution sociale. Et si l’avenir du salariat est remis en doute par l’ubérisation, nous ne pouvons pas non plus affirmer sa disparition.   Probablement, la jurisprudence viendra redéfinir ce qu’est le salariat au XXIe siècle, un salariat devant aussi s’adapter à un désir d’indépendance des travailleurs contemporains. D’aucuns, face à la bataille idéologique qui englobe ces concepts, diront cependant que ce désir doit être nuancé, car ne nous méprenons pas,  le « patron » n’a pas disparu avec l’ubérisation, il est algorithmique et se compose de challenges à réaliser. Le patron, il est dans le smartphone, et il le restera, du moins pour quelques années encore.

Demandons-nous, en allant plus loin même que la question du salariat, vers où nous porte cet interminable processus d’ubérisation ?

De l’individualisme au machinisme, Uber, Google, Facebook investissent des milliards annuellement dans le machine learning.

Quant à la Commission européenne, elle propose un investissement de 50 milliards, dans son programme Horizon 2020, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces montants ambitieux annoncent une prochaine révolution technologique qui réduira considérablement le travail humain en tendant vers l’entière automatisation de la production de bien et de service, rendant un nombre inimaginable de métiers peu qualifiés tout simplement obsolètes.

L’avenir, s’il n’est à personne, comme le disait Victor Hugo, pourrait bien finalement déjà appartenir aux GAFAM. D’autres voies semblent-elles possibles ? Finalement, difficile à savoir aujourd’hui, tant ce modèle est plébiscité. Mais certains États, comme la Californie, ont étonnamment décidé d’aller à contre-courant, en procédant à une requalification des contrats commerciaux des auto-entrepreneurs en salariés contractuels. Une politique qui s’oppose à celle de la France, où c’est une autre idéologie qui domine avec notamment le projet de loi mobilité. Tenons cet exemple comme démonstration et gardons-le en mémoire : l’ubérisation est un projet de décomposition et d’individualisation de la société qui est aussi porté par nos dirigeants.

La réforme des retraites est climaticide

En détruisant le système par répartition, la réforme des retraites favorise très fortement les mutuelles complémentaires privées. Les fonds de pension qui gèrent l’argent des mutuelles, comme l’américain BlackRock[1], sont d’ailleurs extrêmement actifs auprès du gouvernement. Pour le monde de la finance, c’est non seulement l’opportunité de planter ses crocs dans près de 340 milliards d’euros par an, mais aussi de solidifier coûte que coûte un système instable à deux doigts d’une nouvelle crise financière majeure. Or, si nous devions prendre des mesures adéquates pour réguler le changement climatique, comme laisser 80% des énergies fossiles dans le sol, le système financier deviendrait vulnérable, car beaucoup d’actifs perdraient de leur valeur (il s’agit des « stranded assets » ou « actifs échoués » en français). La crise financière qui s’en suivrait n’épargnerait personne et une partie de l’épargne des Français placée par les mutuelles privées se volatiliserait. Ainsi, cette réforme visant à passer à un système par capitalisation fait peser le double risque de remettre des pièces dans une finance organiquement anti-climat, et de rendre la protection de l’environnement incompatible avec le fait de toucher sa retraite. La véritable prise d’otage est là. Explications.


Les inégalités ont tué le dynamisme économique, la finance tente de cacher la réalité

A cause des politiques de rigueurs qui nous ont conduits à la récession, la finance utilise de nouveaux procédés pour masquer la réalité et maintenir à flot le navire boursier. Le premier moteur qui pousse le système financier sur une pente très glissante, ce sont les inégalités. En France, les rémunérations des dirigeants du CAC40 ont grimpé de 14,5% au semestre dernier. Depuis 2013, les versements de dividendes ont bondi de 60%. Parallèlement, on note une augmentation de 0,6 point du taux de pauvreté en France pour l’année 2018, et la précarité a explosé. L’essentiel de la classe moyenne est fragilisé : les prix des loyers augmentent dans les métropoles, la valeur patrimoniale des zones pavillonnaires, elle, s’écroule – la résidence principale, c’est 70% du patrimoine des déciles intermédiaires. La facture énergétique bondit à cause de l’ouverture à la concurrence. Le coût de l’usage de la voiture augmente alors qu’il faut désormais brader les diesels dont personne ne veut – la voiture, c’est entre 20% et 5% du patrimoine des déciles inférieurs. L’épargne populaire rapporte moins que ce que l’inflation fait perdre, sans compter les autres dégâts liés à une économie atone en proie au chômage de masse.

En 2017, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) – le vrai indicateur du chômage – est de 53,1 % d’ETP pour les femmes en âge de travailler et 68,6 % pour les hommes (respectivement 59,4 % et 76,4 % aux USA). Autrement dit, si l’on compte tous les temps pleins et qu’on additionne les temps partiels pour en faire des équivalents temps plein, le manque de travail équivaut à 47% de la population féminine et 31% de la population masculine. Ce chômage structurel laisse entrevoir une autre réalité bien plus préoccupante à court terme : l’imminence d’une crise financière d’ampleur inégalée.

Une crise financière imminente

Le chômage et surtout les inégalités galopantes affaiblissent le marché intérieur, ce qui pousse à la crise de surproduction. La valeur produite par la société est transférée à l’oligarchie, engendrant la précarisation de la population. Les capacités de consommation diminuent alors que la productivité de l’économie réelle augmente, la machine se grève : c’est ce que Marx appelait la baisse tendancielle du taux de profit. On invente alors de nouveaux outils financiers pour prêter aux pauvres dans l’espoir de maintenir artificiellement la consommation (crédits à la consommation, crédits logement, bourse d’études dans les pays anglo-saxons…), qu’on s’empresse de titriser (faire un patchwork d’actions ou d’obligations au sein d’un même produit financier) et de ventiler à travers le système financier mondial, en espérant que ça passe. Lorsqu’on s’aperçoit que les crédits ne pourront pas être remboursés, c’est la crise. Cela fait sans bien sur penser à 2008, à juste titre. Sauf que visiblement les banques n’ont pas retenu la leçon et ont recommencé dans cette logique encore plus fortement.

Comme l’explique l’économiste Gaël Giraud, le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70 % à 90 % sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liées aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession. Plus grave encore, la dette privée des entreprises et des ménages monte à 130% du PIB en zone euro.

Les investisseurs comptent sur les revenus de leurs investissements pour rembourser leurs dettes donc sur le dynamisme de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance, ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit succomber sous ses propres dettes. S’en suit un cercle vicieux : non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais il est contraint de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque une baisse brutale de leur valeur, et donc un krach.

Les banque comptent visiblement sur les États pour les sauver comme après 2008, puisque leurs niveaux de fonds propres demeurent largement insuffisants pour faire face à une nouvelle crise d’ampleur et que le fonds européen de stabilité financière demeure squelettique face aux enjeux. Le problème, c’est qu’entre temps les États ont été largement appauvris par leurs efforts… pour renflouer les banques.

Injecter de l’argent neuf dans le système pour tenter de rassurer les marchés

Il y a un schisme de réalité entre l’activité réelle et l’activité financière. Cette dernière brasse chaque jour 100 fois plus en valeur que les échanges qui correspondent à une activité réelle. Alors que des bulles spéculatives se font jour, comme la dette étudiante américaine, la bulle immobilière de la côte Sud-Est chinoise ou encore la solvabilité de pays comme l’Italie, il est devenu vital pour les banques de mettre la main sur de l’argent frais pour rafistoler leurs produits financiers bourrés de produits potentiellement toxiques et ainsi rassurer les investisseurs. Mais cela ne dure évidement qu’un laps de temps. Le monde de la finance est donc constamment contraint d’accaparer ce qui n’entrait auparavant pas dans la sphère marchande, comme nos retraites.

La réforme des retraites doit être l’occasion de mettre en œuvre un système par capitalisation, qui jusque-là, n’a pas réussi à s’implanter en France, et ce en dépit de nombreux dispositifs avantageux mis en place par les précédents gouvernements (dispositifs Madelin, Perco, Perp). Pas étonnant, puisque les mutuelles privées ont des frais de gestion en moyenne 5 fois plus élevés que ceux des caisses publiques. C’est logique, puisque les caisses de retraite publiques n’ont pas à rétribuer des actionnaires ou faire de la publicité, en plus de payer le personnel. Pour rester compétitives, donc, les mutuelles privées doivent proposer des taux importants à leurs clients, et donc prendre des risques sur les marchés. Or en France, nous sommes attachés à un système qui nous préserve de tout perdre en cas de mauvaise opération financière.

Mais pour les financiers, c’est une gabegie sans nom. L’argent de nos retraites ne passe pas par les marchés financiers sous forme d’épargne, contrairement au système qui domine dans d’autres pays, en particulier dans les pays anglo-saxons. Chez nous, chaque actif cotise chaque mois et cet argent va directement alimenter les retraites. Dans d’autres pays, chacun met de côté de l’argent chaque mois à la banque, dans une compagnie d’assurance ou chez un gestionnaire de fonds, qui bien souvent le placent en bourse pour gagner plus. C’est pourquoi on retrouve les lobbies de la finance à la manœuvre auprès du gouvernement français dans le cadre de cette réforme. Ainsi, comme le révèle Médiapart, l’américain BlackRock est particulièrement actif en la matière. Il s’agit de faire rentrer dans le casino du marché les quelque 340 milliards d’euros que représente chaque année l’argent qui passe par les caisses de retraite.

La finance est par essence anti-écologique

Si l’épargne des Français était placée sur les marchés par des fonds de pension, alors une partie importante servirait très certainement à financer des activités climaticides comme l’exploitation des énergies fossiles, et l’épargne serait de surcroît directement menacée si l’on décidait de mettre en place la transition écologique. Pourquoi donc ?

Comme on l’a vu, la finance s’expose à une crise à cause de la récession économique, car elle a organiquement besoin de croissance pour que les créanciers puissent payer leurs dettes. La croissance en elle-même est inenvisageable dans un monde fini, et celle-ci n’est pour l’instant pas découplée des émissions de carbone. En d’autres termes, à l’échelle mondiale, un point de PIB en plus émet à peu près la même quantité de carbone dans, puisque l’activité économique se base encore très largement sur des énergies fossiles.

D’ailleurs, on n’observe assez peu de signes de transition énergétique, et les banques continuent de financer massivement les fossiles. La plupart des banques européennes, et surtout françaises, ont dans leur bilan énormément d’actifs liés aux industries polluantes et aux hydrocarbures. C’est normal, puisque les actifs des banques sont le reflet de notre histoire. Mais loin de les remplacer au fur et à mesure par des actifs durables, elles contractent encore davantage d’actifs « bruns ».

Globalement, les niveaux de production d’énergies fossiles n’ont jamais été aussi élevés. La production de pétrole devrait augmenter de 43 % d’ici 2040 et de plus de 47 % pour le gaz selon l’Agence internationale de l’énergie. Ces projections s’appuient sur les tendances observées, mais ne tiennent visiblement pas compte de l’amoindrissement rapide des réserves, mais nous ne sommes certainement pas dans une logique de changement. D’ici 2030, le monde s’apprête à produire 50% d’énergie fossile en trop pour l’objectif 2°C, et 150% de trop pour 1,5°C. Le “production gap” le plus marqué concerne justement le charbon : la production prévue en 2030 excède de 150% le niveau compatible avec l’objectif de 2°C et de 280% celui pour l’objectif de 1,5°C.

Selon l’ONG Urgewald, plus de 1 000 projets de centrales ou unités de centrales à charbon supplémentaires ont été financés à hauteur de 745 milliards $. S’ils voyaient le jour, on produirait 28 % de charbon en plus. La Chine représente à elle seule 43% de la production mondiale de charbon et la plupart des projets d’ouverture de centrales. Entre janvier 2018 et juin 2019, Pékin a augmenté ses capacités de production électrique à base de charbon de 42,9 GW alors que le reste de monde réduisait ses capacités charbon de 8,1 GW. Mais ce n’est pas seulement elle qui les finance… Nos banques sont également largement responsables de cette situation.

Sortir des énergies fossiles menace le système financier d’un effondrement brutal

Pour rappel, les énergies fossiles représentent toujours 80 % de l’énergie primaire mondiale et contribuent à 75 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si l’on voulait rester sous la barre des +2°C, et donc limiter les chances d’emballement climatique, il faudrait que 80% des réserves connues d’énergie fossile restent dans le sol.

Il faudrait donc faire du charbon et du pétrole des actifs échoués au plus vite, c’est-à-dire d’en interdire le commerce. Mais si nous faisons cela, une grande partie de nos géants bancaires serait immédiatement en faillite, puisqu’ils ont titrisé et se sont échangés entre eux des produits qui sont liés de près ou de loin aux hydrocarbures. Lorsque les grandes banques parlent d’investissements verts, c’est donc souvent du greenwashing.

Climat ou épargne, il faut choisir

En somme, en transformant la cotisation sous forme d’épargne placée majoritairement chez des fonds de pension, votre argent servira à renforcer la valeur de produits financiers potentiellement toxiques. Il risquera en outre de disparaitre en cas de nouvelle crise financière ou de renforcement radical de la législation en matière d’énergies fossiles.  Il ne faut donc en aucun cas prendre le risque d’associer notre épargne et nos retraites à l’avenir, fortement incertain, d’un système financier qui finance aujourd’hui massivement les énergies fossiles et qui risque l’effondrement à tout instant.

Il y a donc une convergence entre système de retraite par répartition et transition écologique. En ne passant pas par la finance, mais par des caisse publiques, nous ne courrons pas le risque de voir se volatiliser notre épargne en cas de mesures fortes pour la planète. La réforme du gouvernement Macron est donc irresponsable également pour des raisons écologiques.

[1] Premier gestionnaire de fonds au monde avec plus de 6000 milliards de dollars d’actifs.

Médias et pouvoir : La juppéisation En Marche

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Edouard_Philippe_(4).JPG
©Remi Jouan

La grande mobilisation autour de la grève du 5 décembre a été l’occasion d’une période de grâce relative dans le paysage audiovisuel français : les représentants médiatiques des classes supérieures hésitent face à l’ampleur du mouvement social, face au « spectre de 1995 », et traduisent à leur tour dans leurs argumentaires décousus, les atermoiements du gouvernement au sujet de ce mauvais pas de mi-mandat que constitue pour lui cette réforme totale du système de retraite français. Une petite musique s’installe de façon lancinante : et si le gouvernement d’Édouard Philippe, « à moitié droit dans ses bottes », était en voie de juppéisation ?


La force de la mobilisation accompagnant le mouvement de grève initié le 5 décembre s’identifie à plusieurs aspects : nombre de participants aux manifestations (800 000 et 225 000 sur l’ensemble du pays selon les sources officielles du Ministère de l’Intérieur; 1,5 million et 880 000 selon la CGT pour le 5 décembre et le 10 décembre respectivement) ; ancrage territorial ample (mobilisations très fortes aussi bien dans les grands centres urbains que dans les villes moyennes et petites) ; la transversalité des professions et classes sociales concernées (cheminots, pompiers, enseignants, étudiants en passant par les avocats, les cadres et les professions libérales). Mais l’un des autres faits marquant la réussite actuelle de cette grève, c’est le spectacle saisissant que nous offre la combinaison entre les reculades successives des membres du gouvernement sur plusieurs points de la réforme, et la déconfiture des arguments libéraux sur les plateaux télés, face à la coalescence des mécontentements. Essayons d’analyser les raisons de cette crise de la parole néolibérale, gouvernementale, et médiatique.

Petite remise en contexte, tout d’abord, au cours de l’après-midi, les chaînes d’information en continu diffusant le live de la mobilisation se sont focalisées quasi-exclusivement sur les images des cortèges parisiens (BFM TV, CNEWS), lesquels semblaient pris dans les mailles d’une tactique de guerre de l’image employée précédemment par le dispositif politico-médiatique libéral. Le 1er mai dernier en effet, le cortège syndical s’était vu bloqué en milieu de parcours, au niveau du boulevard de l’Hôpital, obligeant les manifestants à reculer en créant des mouvements de foules, au motif de la difficulté d’assurer le maintien de l’ordre face aux casseurs en tête de la marche, alors que les services d’ordre de la CGT dénonçaient, le soir même, une technique violente de provocation à l’émeute de la part du gouvernement. L’épisode médiatique suivant cette journée fut mémorable : la scène choquante des manifestants cherchant à se réfugier dans les locaux de la Salpêtrière, et l’imbroglio du gouvernement et des principales chaînes d’information, pendant 48h sur le thème casseurs/pas casseurs ?

source : Twitter BFMTV

Face à la mauvaise foi gouvernementale, et aux mises en garde des services d’ordre des cortèges syndicaux, frappés par la police, on était déjà en droit de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de l’image élaborée consciemment ou non par la préfecture, qui consiste à empêcher le déroulé traditionnel des images d’un cortège défilant normalement et d’un simple cortège de tête émaillé de violences. L’empreinte télévisuelle du mouvement devient alors exclusivement violente, des scènes de désordre, de confusion, réparties sur l’ensemble du cortège, oblitérant toute image ne serait-ce que neutre du déroulé normal d’une manifestation sociale. La bataille de l’opinion semblait ainsi en partie gagnée pour le gouvernement et les médias néolibéraux, du fait de la confusion perçue par les téléspectateurs, effet compensé en partie par la piteuse communication de Castaner sur les «violents» intrus de la Salpêtrière.

Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite.

Le 5 décembre dernier, tout semblait parti pour nous offrir les mêmes images et les mêmes commentaires sur les violences ainsi que France 24, BFM et CNEWS nous l’indiquaient déjà dans leur couverture du départ de la manifestation. Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite, et le mouvement, par son ampleur ne peut être réduit à des revendications corporatistes. D’autre part, l’aggravation constante de la politique répressive a cristallisé un certain nombre de réserves dans la presse traditionnelle depuis la mort de Steve Maia Caniço cet été. L’une des manifestations principales de ces réserves quant à la politique répressive est la reconnaissance par le principal quotidien de presse nationale Le Monde, de l’emploi délibéré de la violence dans la doctrine de maintien de l’ordre actuel.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant  sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestation sociales tout court et violences.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestations sociales tout court et violences (par opposition aux manifestations écologistes et féministes). Dans un deuxième temps, la tactique se déploie sur le thème de la dissociation entre manifestants corporatistes défendant les régimes spéciaux, et manifestants perdants apparents de la réforme.

Les enseignants sont alors segmentés des autres professions mobilisées et leurs inquiétudes légitimées, ce qui permet aux éditorialistes de soutenir la parole gouvernementale en relayant les concessions salariales importantes annoncées par Blanquer avant même le début de la mobilisation. Puis vient le tour des agriculteurs, dont on rappelle que, raisonnables, adossés à la parole de la FNSEA, et donc pas dans les rues ce 5 décembre, ils bénéficieront (comme les artisans) de leur intégration dans le régime général de cotisation, et de fait profiteront d’un minimum retraite de 1000 euros. Sauf qu’il s’agit en réalité d’un minimum contributif, c’est-à-dire un minimum pour un départ à taux plein, à 40 annuités cotisées. Donc tout sauf un minimum effectif, hors durée de cotisation. Il n’y a donc aucune garantie d’un minimum retraite à 1000 euros pour ces professions en cas de carrières hachées justement, et en-dessous des seuils complets de cotisation.

Une autre composante de la mécanique argumentaire néolibérale, partagée cette fois entre la rhétorique LaRem et les éléments de pensée et de langage propres aux éditorialistes réformistes, tient à la défense de “l’écoute” du gouvernement, au découplage entre réforme systémique et réforme paramétrique pour rallier la CFDT, et insister sur la clause du grand-père pour les régimes spéciaux.

« Pas de brutalité » nous dit Édouard Philippe, abandonnant ainsi la rhétorique de l’universalité initialement adoptée. La retraite à points, qui, sans augmenter tout de suite l’âge de départ, va fonctionner par phases (y compris et surtout en ce qui concerne les augmentations de salaires compensatoires des enseignants plafonnées à 510 millions d’euros en l’état), voilà la solution ! La preuve : on s’attendait de façon imminente à ce que Laurent Berger, représentant du premier syndicat de France, en retrait des négociations, bien qu’il n’ait pas appelé à manifester, rallie le camp du soutien à la réforme en cas de report des négociations sur l’âge pivot à 64 ans… Pas de pot, la stratégie de passage en force d’Edouard Philippe vient fracasser cet espoir.

Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois obtenues les principales revendications, en soutien au reste des professions concernées.

Dernière chance pour le camp pro-réforme : jouer sur l’immonde tentative de division inter-générationnelle, baptisée « clause du grand-père ». Cette idée témoignant d’un mépris pour l’argumentaire initial sur la pseudo-égalité du système, et d’un mépris pour les français ramenés à un bloc de bœufs égoïstes uniquement consacrés à leur jouissance immédiate, et incapables de se projeter en soutien aux générations futures. Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois les principales revendications obtenues mais s’est maintenu dans la durée, en soutien au reste des professions concernées.

Pour résumer, le camp politico-médiatique libéral attendait donc que ceux qui sont déjà partisans du principe de la réforme systémique par points, et qui ne se sont pas mobilisés jusqu’à présent (exception faite des routiers), c’est-à-dire les cadres du secteur privé, et la partie aisée du secteur public, et les économistes socio-libéraux (Jean Pisani Ferry, Philippe Aghion) réaffirment un soutien de plus en plus incertain au gouvernement. Cet état de fait illustre la parfaite déconfiture du camp libéral, et donne à voir la profondeur du rapport de force engagé contre le gouvernement par les syndicats et que même l’éditorialiste des Echos semble reconnaître avec une pointe d’admiration dans la voix :

Et de fait, ce discours implicite, pernicieux, qui naturalise, impose la réforme structurelle par points (au nom d’une universalité dont le gouvernement s’est précisément séparée) aboutit par exemple à l’invitation de Daniel Cohen sur LCI le soir du 5 décembre. Présenté par David Pujadas comme « un des économistes les plus respectés au monde » (sic), et bien que critique du gouvernement en apparence, il sert dans le dispositif politico-médiatique libéral à naturaliser la légitimité du système par points jugé structurellement plus adapté à la correction des inégalités de traitement face aux carrières hachées. Ces fameuses carrières hachées, dont tous ces commentateurs semblent entériner l’existence plutôt que de se soucier de les considérer comme symptômes de la flexibilisation du droit du travail. Pas de réforme paramétrique immédiate donc, nous disent les libéraux, mais une nécessaire réforme systémique, plus juste car détruisant les régimes spéciaux liés à la pénibilité, et surtout plus juste car plus individualiste, comme nous le rappelle ce plombier militant macronien.

Avant même le 5 et le 10 décembre, la racine du mal était identifiée : les hésitations gouvernementales, les discussions depuis 18 mois et toujours pas de projet de loi, en un mot : le manque d’efficacité crée de l’angoisse. Un argument qui infantilise une fois de plus la population, renvoyée métaphoriquement à un enfant attendant sa punition, et que l’angoisse de la claque inquiète plus que la douleur physique en elle-même. Plus à droite (si c’est encore possible…), et depuis plusieurs semaines, un créneau de démarcation a été tout trouvé : la réforme par points est malsaine car visant le développement des fonds de pensions, complexe et inégalitaire (rejoignant la critique de gauche), mais en revanche, c’est à la réforme paramétrique que le gouvernement doit s’atteler sachant que le COR donne pour objectif immédiat de rétablissement des équilibres du système actuel une demi-année de travail en plus pour stabiliser les comptes sociaux à échéance 2025.

À droite donc, on critique le gouvernement pour son aveuglement idéologique et son impréparation, tout en soutenant la nécessité d’allonger la durée de cotisation. À aucun moment l’idée d’équilibrer le système par la hausse des cotisations via la hausse des salaires (des fonctionnaires directement, du secteur privé par l’investissement public dans les secteurs industriels et technologiques de pointe) n’est discutée, car renvoyée aux marécages d’un keynésianisme de mauvaise augure pour une croissance et un monde de l’entreprise pour lequel l’investissement est exclusivement corrélé aux seuls indicateurs actionnariaux.

À ces erreurs politiques, idéologiques, de confiance aveugle dans « le retour des investisseurs » qu’espère le gouvernement via cette privatisation progressive des ressources du système de retraite actuel (300 milliards d’euros environ) s’ajoute la naïveté budgétaire et l’inefficacité de la baisse des cotisations, qui orientent les entreprises vers la concurrence par les prix, via la baisse de la masse salariale, alors que la France n’a pas les moyens de lutter sur les prix, et doit se positionner par l’investissement de masse, dans les transitions technologiques nécessaires à l’industrie écologique du futur.

Au contraire, garantir pérennité du contrat de travail et du système de retraite, c’est offrir une possibilité au système productif français, via la stabilisation de la consommation intérieure, de se projeter sur la compétitivité hors-prix, l’investissement dans l’innovation technologique et les processus de production de pointe face aux Chinois et aux Américains positionnés sur les technologies de la communication et insuffisamment (même en Chine) sur la transition énergétique et industrielle nécessaire pour répondre au réchauffement climatique.

Les journalistes de télévision semblent ainsi pris en étau entre la droite LR et LREM, ne sachant à quel saint se vouer. Reprenant tout d’abord en cadence la proposition de service minimum dans les transports de Bruno Retaillau pour commencer (nouvelle occasion de remettre en cause la légitimité du droit de grève inscrit dans la constitution en renvoyant abusivement cette liberté dos à dos avec la liberté de circulation). Puis voyant la forte mobilisation, ils se rabattent sur la critique apparente des hésitations gouvernementales, tout en soutenant la stratégie gouvernementale de division corporatiste de la mobilisation comme si les Français ne se mobilisaient qu’au nom de leur égoïsme individuel et que la réforme systémique à points était hors des revendications…

L’ultime pièce du mécanisme de défense de l’argumentaire réformiste se trouve dans cette assertion répétée à longueur de plateaux ou d’interviews – en particulier face à un syndicaliste ou un opposant politique à la réforme : « le retrait de cette réforme signerait la fin du mandat de Macron ». Ce dernier étant tout entier légitimé non par la force des urnes, mais en définitive par sa capacité à réformer, c’est-à-dire détruire le programme du CNR, le modèle de la République sociale française. Demander le retrait de la réforme selon ce cadre éditorial, c’est donc formuler une demande irréaliste, et en définitive politique et non syndicale, puisqu’il s’agirait de « faire tomber Macron » au lieu de défendre les salariés, considérés comme intrinsèquement individualistes et consuméristes.

Le « parti pris » d’Arlette Chabot sur LCI lors de l’émission 24h Pujadas, le 5 décembre nous a paru particulièrement représentatif de ce cynisme réformiste propre aux élites de la télévision, convaincues encore des lois néolibérales thatchériennes, et convaincues de la mauvaise foi démagogique de toutes les forces politiques de transformation sociale dans ce pays, puisque un extrait vidéo de François Hollande, manifestant en 1995 contre la réforme des retraites, alors qu’il initiera la réforme Touraine sous sa propre mandature, est cité en modèle de cette « nécessaire » trahison libérale qui colle à la gauche depuis Mitterand.

On en appelle encore au « cercle de la raison » en 2019, alors qu’il faudrait peut-être en appeler à la Cour des comptes, pour établir un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts au sujet du système des retraites. Jean-Paul Delevoye, fragilisé par un conflit d’intérêt non-déclaré avait en effet allumé une torche de plus à côté du baril de poudre du 10 décembre, et participé à éloigner le ralliement tant attendu de la CFDT (définitivement enterré depuis le 11 décembre et l’annonce du maintien de l’âge d’équilibre à 64 ans par Edouard Philippe). Le gouvernement lui-même voit sa crédibilité renforcée après les révélations de Mediapart sur les conseils directs prodigués par Black Rock à l’exécutif au sujet de la réforme des retraites. Rappelons au passage que ce fond d’investissement, le plus puissant au monde, lorgne depuis un moment déjà sur les systèmes sociaux européens comme l’indique cet autre article de Mediapart de mai 2019.

Ces derniers participent même à la pédagogie du gouvernement quand ils nous indiquent directement sur leur site, que la loi Pacte anticipait la réforme par points, en défiscalisant les cotisations aux systèmes de retraites complémentaires. Ce qui constitue en soi un rapt fiscal de la majorité des citoyens, étant donné que ceux qui ne cotiseront pas à un système de complémentaire retraite privée, la majorité du peuple, sera donc contraint de financer ce système indirectement du fait des défiscalisations accordées par la majorité LREM. Les Macron Leaks contenaient eux-mêmes dans un échange de mail entre techniciens de la campagne sur le sujet des retraites, qu’il fallait impérativement éviter que des contradicteurs ne se penchent sur ce sujet des défiscalisations des produits de complémentaire retraite ou assurance vie.

Aujourd’hui, la juppéisation du gouvernement est en marche, le Premier Ministre « droit dans ses bottes », paraît vouloir tenter l’épreuve de force en se mettant à dos y compris les syndicats réformistes pour le 17 décembre. Cependant, avec un soutien érodé de la part des médias traditionnels qui plaidaient depuis plusieurs semaines pour le découplage de la réforme systémique et de la réforme paramétrique (condition du ralliement total de la CFDT comme le rappelait Jean-Michel Apathie sur LCI), voire pour certains le retrait de la réforme par points et la seule adoption de mesures paramétriques.

Difficile de croire que le gouvernement dispose de marges de manœuvre politique suffisantes pour enrayer sa descente aux enfers avant les municipales. Et nous n’allons pas contredire Jacques Attali, pour une fois, quand il expose que le gouvernement aurait dû faire passer cette réforme dès le départ, avec la destruction du Code du Travail, quand les Français dormaient encore.

Retraites : la Macronie entre chien et loup

La retraite à 64 ans ?

Le 10 décembre, la CGT a compté 885 000 militants dans toute la France. Depuis plusieurs jours maintenant, le pays vit au rythme imposé par les grévistes et les manifestants. L’exécutif, secondé des médias, tente de garder la face et de dessiner deux camps : celles et ceux qui sont pour l’égalité et pour permettre à un système de se maintenir et les autres, qui feraient par là-même fi des lois de l’économie.


Emmanuel Macron aura au moins réussi ce tour de force de mobiliser régulièrement les Françaises et les Français contre lui. Des gilets jaunes, aux partis politiques en passant par les syndicats. La mobilisation du 5 décembre 2019 a eu cela d’intéressant que dans les cortèges, en plus des syndicats, venaient s’adjoindre des manifestants qui revêtaient le gilet jaune, symbole destituant depuis un an maintenant, ainsi que d’une exigence de considération et de dignité à reconquérir. Les forces politiques étaient également au rendez-vous, dont la France Insoumise et Europe Ecologie – Les Verts.

Des éléments de langage qui ne parviennent pas à convaincre

Le 5 décembre, plusieurs centaines de milliers de personnes se sont réappropriées ensemble la rue et depuis, les lignes de métro restent fermées dans la capitale et les pompes à essence se vident progressivement : la mobilisation ne faiblit pas. Face à cela, le gouvernement s’organise : vendredi 6 décembre déjà, par une allocution précipitée du Premier ministre Édouard Philippe, dans la cour de Matignon. Non sans gêne, celui-ci déclare : « Le gouvernement continuera à mettre en œuvre des moyens pour limiter les conséquences de ces grèves ».

À cela, il ajoute : « Nous avons la conviction que la réforme permettra aux Français de cotiser de la même façon et d’avoir les mêmes droits » car il s’agit de « créer une solidarité nationale où tous les Français sont solidaires de tous les Français, peu importe les statuts ».

Au-delà de passer outre le grand intérêt d’une grève, à savoir perturber le système pour construire des rapports de force et se faire entendre, le Premier ministre, tentant un coup de communication bien orchestré, ne venait que répéter les éléments de langage que toute personne qui s’intéresse à l’actualité politique voit défiler depuis des mois. C’est par exemple le cas lors des questions au gouvernement ou encore sur les réseaux sociaux avec les visuels et vidéos partagés par les comptes qui soutiennent l’exécutif : la réforme tend à plus d’égalité ; être contre la réforme c’est être contre l’égalité, ce qui peut sembler paradoxal à gauche de l’échiquier politique.

Dans les faits, ce sophisme fait totalement abstraction de l’intérêt des régimes spéciaux. Mettre tout le monde au « même niveau » concernant la retraite revient à occulter le fait que toutes les professions ne sont pas équivalentes en termes de pénibilité et de danger. Non, nous ne sommes pas tous égaux dans notre condition et c’est à la loi d’apporter des correctifs, pas de s’aplanir face à un étalon d’égalité dont le sens a été dévoyé.

C’est également faire abstraction des conquis sociaux et de tout un héritage politique. Mais comme le rappelait Édouard Philippe vendredi 6 décembre, les Français et les Françaises commencent à comprendre qu’il faudra travailler plus longtemps comme c’est le cas dans les pays voisins. Le 10 décembre, l’allocution du Premier ministre n’a pas convaincu. Ce dernier a encore une fois mis en avant le clivage entre les personnes mobilisées et celles et ceux qui défendent la réforme : « Je ne veux pas, dans la France d’aujourd’hui, fragmentée, hésitante, entrer dans la logique du rapport de force. Je ne veux pas de cette rhétorique guerrière, je ne veux pas de ce rapport de force ». La rhétorique demeure la même réforme après réforme, seulement cela ne passe plus. La CFDT a estimé peu de temps après l’allocution que la « ligne rouge » avait été franchie car la réforme est « lestée par un angle budgétaire ».

En effet, comment ne pas intégrer progressivement, malgré soi, ces formules toutes faites qui ne sont rien d’autre que ce que celles et ceux qui nous gouvernent veulent nous faire croire. Depuis plusieurs semaines, ce qui ne va pas aller en s’arrangeant, les éditorialistes, les bandeaux qui défilent sur les chaînes d’information en continu ne nous laissent voir qu’une issue : vous vivez plus longtemps, vous travaillerez plus longtemps et c’est quelque chose qui est nécessaire économiquement. Une fois de plus, le « there is no alternative » opère.

En faisant abstraction de l’économie, si l’espérance de vie augmente et que nous pouvons passer plus d’années sans travailler, devrions-nous nous excuser ? Plus qu’un coût, ne faut-il pas voir cela comme une chance ou un progrès ?

Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) parue en 2013 rappelait que « À 55 ans, parmi les retraités nés en 1942 et résidant en France, les femmes peuvent espérer vivre 6,4 ans de plus que les hommes. Les hommes anciens cadres ont une espérance de vie majorée de 3,3 ans comparée à celle des anciens ouvriers, et les femmes anciennes cadres de 2,3 ans par rapport aux anciennes ouvrières. Ces inégalités d’espérance de vie génèrent des différences de durée passée en retraite : 5,3 années de retraite séparent hommes et femmes et parmi les hommes, les cadres peuvent espérer percevoir leur retraite 2,8 années de plus que les ouvriers. Pour les femmes, à l’inverse, les différences de durée de retraite sont plus marquées entre cadres et ouvrières que les écarts de durée de vie. Leur amplitude est comparable à celle observée dans la population masculine ».

S’il y a deux inégalités à pointer du doigt concernant la retraite, il s’agit des suivantes : les disparités salariales une fois à la retraite et l’écart concernant les années restantes à vivre en bonne santé.

Les petits arrangements de Jean-Paul Delevoye

« Fort heureusement, le monde de l’assurance lui, n’a pas oublié de déclarer ses liens avec la réforme des retraites que vous préparez » lançait le député insoumis Adrien Quatennens lors des questions au gouvernement le 10 décembre. Et pour cause…

Si le gouvernement est si attaché à l’égalité, c’est peut-être à ces problèmes qu’il devrait commencer à s’attaquer, plutôt que d’écouter les recommandations du haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, dont l’indépendance est mise en doute après les révélations de ses liens avec le monde de l’assurance chômage.

Ce dernier n’avait en effet pas déclaré à la Haute autorité de la transparence de la vie publique sa fonction d’administrateur au sein de l’IFPASS (Institut de la formation de la profession de l’assurance). Il a également quitté ses fonctions au sein du groupe IGS le 10 décembre.

S’il reconnaît une « erreur », celle-ci peut laisser songeuse au regard de l’enjeu que constitue la réforme des retraites pour le monde des assurances.

Dans ce flou persistant, la certitude que le système est menacé

À côté de cette omission, cette révélation de Médiapart : « le premier gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock a des vues sur l’épargne française ». Le gouvernement estime que le système de répartition restera suffisant pour éviter d’avoir à placer son argent. Cependant, s’il n’encourage pas à cela, le recours à des fonds pourrait être une option pour compléter la retraite à terme. À cela s’ajoute un problème pointé du doigt par Laurence Dequay dans un article qu’elle a publié dans Marianne : outre la valeur du futur point qui ne devrait baisser en valeur, beaucoup d’interrogations. « Pour tout le reste, vertige : une abyssale série de désaccords, d’interrogations, de problèmes irrésolus. Au point que tout devra être décidé, négocié par l’exécutif et pendant de longs mois encore… », écrit la journaliste.

Si le gouvernement promet qu’il ne touchera pas à la répartition, un petit tour dans les Macron leaks peut nous interroger quant à sa sincérité. Un échange qui aurait eu lieu au début de l’année 2017 entre Alexis Zajdenweber et Jean-Luc Vieilleribiere et regroupant également David Parlongue et Alexis Kohler est particulièrement intéressant.

Regardez plutôt les captures d’écran (qui sont à manier avec précaution). Alexis Kohler est aujourd’hui secrétaire général du cabinet du Président de la République et Alexis Zajdenweber, conseiller économie, finances, industrie. Thomas Cazenave a quant à lui été rapporteur particulier pour la commission Attali sur la libération de la croissance qui proposait notamment de mettre en place un système de comptes individuels de cotisation retraite, inspiré du modèle suédois.

Dans les Macron leaks, d’autres échanges sont intéressants notamment dans les mots employés. « Le CNR est terminé », peut-on lire.

Une bienveillance à l’égard du programme de François Fillon peut également surprendre. Aussi, entre le flou concernant la réforme, le manque de lisibilité, les questionnements qui furent ceux de la campagne présidentielle légitiment la difficulté à adhérer, du moins faire confiance à ce projet pour finalement s’y opposer radicalement et vouloir imaginer une autre voie.

Si le projet global s’avère extrêmement illisible, le gouvernement joue du clivage générationnel pour désamorcer les tensions sans pour autant ne rien concéder. Au regard de la réforme proposée, des éléments de langage et des soubassements programmatiques de ce qui est proposé, une chose est sûre, le gouvernement n’a rien de “progressiste” et il ne propose une fois de plus qu’une réforme voulue par le système libéral. Le vernis est cependant plus que jamais craquelé. Combien de temps encore pourront-ils “réformer” et détruire ce qui fonde notre pacte social ?

Retraites : en marche vers la régression

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Emmanuel_Macron_en_meeting_à_Besançon.png
Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Nuit_Debout_-_Paris_-_41_mars_01.jpg
Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.

 

Gaël Giraud : « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées et auteur. Spécialisé sur les interactions entre économie et écologie, il est également l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD). Dans la première partie de cet entretien-fleuve, nous revenons notamment sur l’incapacité pour Emmanuel Macron de conduire une véritable transition écologique, sur le financement de celle-ci et la nécessaire réforme des traités européens qui la conditionne. Nouvelle économie des communs, dérive illibérale du gouvernement… Nous abordons également des questions relatives aux rapports entre foi chrétienne, laïcité et écologie. Gaël Giraud est, en plus de tout le reste, prêtre jésuite. Première partie. Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous travaillez sur les interactions entre changement climatique et économie. Vous avez par ailleurs soutenu la liste Urgence Écologie aux élections européennes. Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron ne conduit-il pas le pays vers une transition écologique ?

Gaël Giraud – Je pense que l’erreur de fond d’Emmanuel Macron, en termes de transition écologique, est de croire qu’il peut la mener dans le respect de l’interprétation actuelle des traités promue par la Commission européenne et par Bercy.

Sa stratégie européiste, si je la résume, consiste à affirmer : « Moi, je suis un bon élève de la classe européenne, je fais mes devoirs à la maison et ensuite on renégocie les traités ». Or cette stratégie est vouée à l’échec car les contraintes budgétaires, notamment sur l’interprétation de la réduction du déficit public en zone euro, sont telles que, dans le contexte actuel, elles rendent impossible le financement public de la transition écologique. D’ailleurs, elles rendent impossible le financement des services publics tels qu’on les connaît aujourd’hui en France, de sorte que notre pays est en sous-investissement public chronique : environ 3% du PIB d’investissement publics, cela ne suffit même pas pour maintenir à niveau le patrimoine public français : la France, aujourd’hui, s’appauvrit chaque année.

Qui peut croire que respecter une interprétation des traités permettra ensuite de mieux les renégocier ? Imaginez que l’on veuille vous couper une jambe pour vous aider à courir un cent-mètres-haies. Préconiser l’austérité par temps de déflation n’est pas moins absurde… Croyez-vous donc vraiment que commencer par vous faire amputer soit le meilleur moyen, ensuite, de faire comprendre à votre interlocuteur que vos deux jambes — le secteur public et le secteur privé — sont nécessaires pour courir ? La rigueur budgétaire à laquelle nous contraint l’interprétation actuelle des traités est tout simplement en train d’engendrer un effet Brünning en France : encore moins d’inflation, davantage de gilets jaunes ou rouges dans la rue, de pompiers, de policiers, de profs, d’urgentistes, d’aides-soignants en colère… et, à la fin, plus de voix pour le Rassemblement national. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tout en se présentant comme l’ultime rempart démocratique contre le fascisme, la République en marche fait le lit du Rassemblement national. Regardez l’Italie qui, depuis Berlusconi, sert de laboratoire politique à toute l’Europe avec une dizaine d’années d’avance sur nous : Renzi y a tenu le rôle que tente d’occuper aujourd’hui Macron. Ce qui n’a nullement empêché Salvini d’arriver au pouvoir, bien au contraire.

Tout aussi grave est le fait qu’en se privant des moyens possibles de financer la transition vers une société sobre en carbone, le président de la République fait perdre des années précieuses à notre pays, à l’Europe et au monde entier. Car mon expérience, c’est que, malgré la petite taille de notre économie, beaucoup de pays du Sud continuent d’observer ce que fait la France, pour éventuellement s’en inspirer. La démission de Nicolas Hulot en septembre 2018 a témoigné du fait que l’écologie ne pèse rien, aux yeux de ce gouvernement, face aux contraintes budgétaires. S’ajoute à cela des décisions incompréhensibles de la part de ce gouvernement comme, par exemple, l’extension de la liste des oiseaux éligibles à la chasse alors que l’effondrement du nombre d’oiseaux en Europe est l’une des marques de la destruction de la biodiversité dont notre modèle de société est en grande partie responsable. Nous avons perdu au moins 400 millions d’oiseaux en Europe depuis 1980. La situation n’est pas aussi tragique qu’en Amérique du Nord, où 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu depuis cette date. Voilà certainement un terrain où nous ne souhaitons aucunement entrer en compétition avec l’outre-Atlantique. La décision française, à l’origine de la démission de Hulot, est tout simplement un cadeau électoral fait au lobby des chasseurs – dont le prix du permis a, par la même occasion, été divisé par deux – et une provocation pour la conscience citoyenne des Français. Il y a, semble-t-il, une part d’improvisation et de provocation de la part de ce gouvernement à l’égard des questions écologiques qui témoigne que ce n’est nullement sa priorité. Ceci n’est pas incompatible avec une communication extrêmement rodée comme au G7 à Biarritz, destinée à donner l’illusion du volontarisme gouvernemental. Les observateurs de la politique française doivent apprendre plus que jamais à faire le départ entre les discours du président et la réalité de ses décisions politiques.

L’autre raison pour laquelle je doute malheureusement que ce gouvernement fasse la transition écologique, dans ce mandat comme dans le suivant s’il devait être réélu en 2022, c’est qu’il est extrêmement sensible au lobby bancaire et que la plupart des banques européennes, en particulier françaises, sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre-elles ont dans leur bilan énormément d’actifs hérités de la révolution industrielle et qui sont donc liés aux hydrocarbures fossiles. Rien de très étonnant à ça : le bilan de nos banques est simplement le reflet de notre histoire.

Si demain matin on décidait de faire du charbon et du pétrole des actifs échoués (stranded assets), c’est-à-dire de les interdire dans le commerce, une grande partie de nos géants bancaires serait en faillite ou proches du précipice. Ils savent très bien que ce risque de transition associé au climat (« le deuxième risque » dans la typologie esquissée par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, dans son fameux discours de 2015 sur la tragédie des horizons) est mortel pour eux. Donc, tout en faisant du green washing qui consiste à faire croire que les banques se sont mises au vert, en réalité, ces dernières n’ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d’affaires actuel. Un exemple : les fameuses obligations vertes. Deux amis, l’ancien trader Julien Lefournier et le mathématicien Ivar Ekeland, ont montré que ces obligations n’ont strictement rien de vert: elles financent en moyenne les mêmes projets que les obligations traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’à l’avenir, elles ne pourront pas financer de vrais projets liés à la transition écologique mais, jusqu’à présent, elles ont essentiellement servi à faire… de la publicité.

LVSL – Combien coûterait la transition écologique ?

G.G. – Il y a pas mal de chiffres qui circulent, mais on peut dire, en étant certain de ne pas se tromper, que c’est plus de 30 milliards et moins de 100 milliards par an pour mettre en œuvre les grands chapitres de la transition écologique en France. Soit entre 1,5 et 4% du PIB français. En quoi consiste un tel programme ? Plusieurs scénarios ont été élaborés par le Comité des experts pour le débat national sur la transition écologique commandité par la ministre d’alors, Delphine Batho, et présidé par Alain Grandjean. Ils diffèrent selon le bouquet énergétique retenu pour 2035. Mais ils ont tous en commun les mêmes étapes en matière d’efficacité énergétique : la rénovation thermique de tous les bâtiments (publics et privés), la mobilité verte avec un déploiement massif du train et du ferroutage – car nous ne pourrons pas acheminer la nourriture sur des camions électriques ou roulant à l’hydrogène – et le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà un authentique projet de société vers une France verte, sobre et juste. Ces travaux ne peuvent pas être délocalisés et ce ne sont pas des ouvriers chinois qui vont réhabiliter les combles de nos passoires thermiques. Un tel programme est donc extraordinairement créateur d’emplois locaux. À tel point que les entreprises du BTP nous préviennent : n’allez pas trop vite, nous disent-elles, car nous n’avons pas assez d’ouvriers spécialisés pour réaliser la rénovation thermique à grande échelle. Ouvrons alors des filières d’apprentissage ! Bien sûr, il y aura aussi des pertes d’emplois : notamment les emplois liés aux deux mines de charbon encore en activité sur notre territoire. Mais l’Allemagne, cette fois, est en train de donner le bon exemple en fermant toutes ses centrales à charbon et en déployant un ambitieux programme de reclassement pour les ouvriers de la mine. Au nom de quoi la France serait-elle incapable d’en faire autant ? La transition vers une société zéro carbone est aussi une très bonne nouvelle pour la balance commerciale française car elle réduit notre dépendance au pétrole, et donc à la principale importation (70 milliards chaque année), qui creuse le déficit de notre balance courante. Et qui dit moins de déficit de la balance extérieure, dit moins de déficit public car, comptablement, l’acteur qui in fine supporte le coût excédentaire de nos importations, c’est l’État.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Comment financer la transition écologique ?

G.G. – D’un point de vue macro-économique, si nous économisons plusieurs dizaines de milliards de déficit commercial, cela fait autant d’argent qui peut être dépensé autrement dans le pays. L’État pourrait donc d’entrée de jeu engager cette dépense en étant certain que cela lui reviendra sous forme de recettes fiscales simplement parce que l’argent économisé en achetant moins de pétrole se retrouvera au moins en partie dans ses caisses. Mais sans même entrer dans cette logique macro-économique qui, toute élémentaire qu’elle soit, échappe à beaucoup d’observateurs, nous disposons d’un grand nombre de marges de manœuvre inexploitées. Premièrement, la mise en place d’un grand emprunt national comme Giscard l’avait fait en 1976 pour lutter contre la sécheresse. La situation actuelle est bien plus grave que la sécheresse de 1976 : le stress hydrique dû au dérèglement climatique se fait sentir désormais chaque année dans les zones rurales françaises, il n’y a que les urbains pour ne pas s’en rendre compte. Cela justifierait amplement d’en appeler à titre exceptionnel à l’épargne nationale. Deuxièmement, on peut reconstituer des marges de manœuvre budgétaire en rétablissant l’impôt sur la fortune, car selon le rapport de la Commission des finances, le passage de l’ISF à l’IFI a fait perdre 3,5 milliards d’euros à l’État sans réel impact positif sur l’économie française, au contraire[1]. Je pense qu’il faut un grand big bang fiscal qui permette de rendre de nouveau l’impôt français redistributif, ce qu’il n’est plus aujourd’hui. Cela suppose de restituer le débat fiscal, terriblement embrouillé aujourd’hui, sur des bases saines. Je ferai prochainement une proposition dans ce sens.

Troisièmement, il faut considérer un degré de liberté que nous n’utilisons absolument pas et qui est l’interprétation de la règle des 3 % du déficit public imposée par l’article 140 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne. En fait, comme l’ont montré avec force Alain Grandjean et la Fondation Nicolas Hulot[2], il est tout à fait possible de discuter du périmètre sur lequel on applique les 3% et, par exemple, de retirer du calcul du déficit public certaines dépenses d’investissement public liées à la transition écologique. On l’a fait pour certaines dépenses associées au sauvetage des banques en 2008 et 2009, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour sauver la planète ? Par ailleurs, l’État est bien le seul acteur économique pour qui aucune distinction n’est faite entre des dépenses d’investissement de long terme, dont l’amortissement s’étale sur plusieurs décennies, et des dépenses de fonctionnement. Que diraient nos entreprises si leur comptabilité était construite sur cette confusion ?

Cela suppose une discussion avec la Commission européenne sur l’interprétation du périmètre sur lequel s’applique la règle des 3 %, mais modifier son périmètre d’application n’impliquerait pas une violation des traités. Le Comité budgétaire européen, un organe consultatif indépendant de la Commission, a rendu début septembre un rapport très critique sur l’évaluation des règles budgétaires : complexité inutile et illisibilité de règles qui échouent, de toute façon, à atteindre leurs objectifs, effets délétères sur l’activité économique et l’investissement public, réponse inadéquate aux divergences accrues des taux d’endettement public entre le Nord et le Sud… il est temps que nous révisions l’herméneutique des traités européens de fond en comble.

À mon sens, il y a des dépenses incompressibles qu’on doit retirer du calcul des 3 %. Je l’ai dit : la dépréciation du patrimoine français induit un appauvrissement national net, et donc une réduction inacceptable de notre souveraineté. Un exemple caricatural est donné par le rapport sénatorial Chaize-Dagbert[3] sur les ponts en France : 25 000 ouvrages français sont en danger de sinistre. Si nous ne voulons pas revivre la catastrophe du pont Morandi de Gênes du 14 août 2018 ou celle du tunnel du Mont Blanc d’il y a vingt ans, il faut absolument réhabiliter ces ponts dans les années qui viennent. C’est une question de sécurité nationale. Du moins, si vous voulez que vos enfants continuent de traverser des ponts en France ! De la même manière, les circuits d’adduction d’eau en milieu rural en France sont vétustes : sans une rénovation massive, Véolia, Suez ou la Saur pourraient se trouver en difficulté pour assurer l’adduction d’eau potable dans nos campagnes au cours des années à venir. C’est un service public élémentaire. Je ne vois pas le début d’une réflexion sérieuse, au gouvernement, sur ces questions et ceci, sans doute pour des raisons d’orthodoxie budgétaire qui proviennent simplement d’une interprétation parmi d’autres des traités européens.

Enfin, quatrièmement, nous disposons d’une batterie d’instruments à notre disposition qui consiste à utiliser intelligemment la garantie publique. On a mis plus de 70 milliards d’euros de garanties publiques pour Dexia. BPI France a accordé l’an dernier près de 20 milliards de garantie publique à l’export pour faciliter les exportations des entreprises françaises à l’international. Et c’est fort bien ainsi. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès lors, de mettre 30 à 40 milliards d’euros de garanties publiques pour financer la transition écologique en France ? La garantie publique reste hors du bilan de l’État et, contrairement à ce qu’on raconte parfois, ce n’est pas de la dette. Pas même de la dette en puissance, à moins que vous ne soyez convaincu que l’argent sera dépensé en pure perte…

Comment procéder en pratique ? Nous pouvons mettre en place un fonds ou une société de droit privé qui puisse jouir de la garantie publique et qui pourrait emprunter de l’argent sur le marché obligataire en vue de financer la transition. Nous l’avons fait, en France, avec la SFEF, la Société de financement de l’économie française, précisée par Michel Camdessus en 2009, afin de sauver les banques. D’ailleurs, autant que je sache, la SFEF existe toujours : nous la conservons en réserve de la République pour le prochain maelström financier. Qui nous empêche de l’utiliser pour financer la transition en France ? Dans un contexte où les investisseurs internationaux s’arrachent la dette publique française au point d’être prêts à consentir des taux d’intérêt négatifs – autrement dit : ils paient l’État français pour que celui-ci s’endette auprès d’eux, ils ne barguigneraient pas pour prêter plusieurs dizaines de milliards à une SFEF destinée à financer la rénovation thermique des bâtiments publics, la réhabilitation de nos charmantes voies de chemin de fer de 1945 en vue d’aménager des circuits courts d’alimentation, etc. On pourrait aussi utiliser intelligemment les canaux de création monétaire de la Banque centrale européenne et de la Banque européenne d’investissement qui sont tout à fait en mesure de refinancer des dépenses d’investissement liées aux infrastructures vertes.

LVSL – Les Verts sont divisés sur cette question récurrente qu’est le capitalisme. Est-il compatible avec l’écologie ? Quen pensez-vous ?

G.G. – Je pense que c’est un faux débat. J’aimerais bien que ceux qui, par exemple opposent Yannick Jadot et David Cormand sur cette question me donnent leur définition du capitalisme. Il n’y en a pas une, mais des dizaines : le capitalisme rhénan ou celui de la Suisse dans les années 60 n’a rien à voir avec le capitalisme texan d’aujourd’hui qui lui-même n’a rien à voir avec la Suède, qui n’a rien à voir avec le Japon aux heures glorieuses du toyotisme… Déjà Michel Albert faisait valoir l’affrontement entre deux types, au moins, de capitalisme. Et mon collègue Bruno Amable, lui, en identifie au moins cinq. J’ignore, donc, si la transition vers une société zéro-carbone est compatible avec le capitalisme, et je vous avoue que cette question ne m’intéresse pas. Elle sert à alimenter nos discussions de bistros, tout comme, autrefois, l’affaire Dreyfus ou l’eschatologie communiste, sans faire avancer la discussion sur la vraie question qui est : par où commence-t-on la transition ?

Il est beaucoup plus intéressant à mon avis de discuter du rapport à la propriété privée et à la finance, qui est un aspect commun aux différents capitalismes contemporains. Ce n’est certes pas le seul mais il joue un rôle central dans la financiarisation de nos sociétés. Un monde de marchandisation intégrale de l’humanité et de financiarisation de nos relations est incompatible avec la durabilité écologique. Ce qui est très important aujourd’hui c’est la lutte de tous les instants à mener contre la colonisation de nos esprits par un imaginaire managérial et cybernétique qui voudrait que tout être humain soit une marchandise, contrôlable et échangeable. Certains économistes, lorsqu’ils vont parler à l’Académie des sciences morales et politiques, expliquent qu’il est normal qu’on puisse donner un prix de marché à la vie humaine, à votre vie, par exemple. En effet, à travers la spéculation sur les actifs financiers dérivés sur les contrats d’assurance, on fixe le prix de marché de ces contrats, et donc, implicitement, on donne un prix à la vie des personnes qui ont signé ce contrat. Quand bien même les marchés financiers seraient efficients, c’est inacceptable. Et quand on sait le degré d’inefficience et d’irrationalité des marchés financiers, de tels propos deviennent quasiment criminels. De la même manière, donner un prix aux services écologiques rendus gratuitement par la nature ou à la survie de l’espèce des tigres du Bengale ne permettra pas de sauver les tigres. Au contraire, la magie noire de la marchandisation les rend alors interchangeables avec n’importe quelle autre marchandise qui posséderait le même prix. C’est cette logique qui fait dire à certains de mes collègues que la disparition programmée de la faune halieutique dans nos océans n’est pas une tragédie : la pisciculture permettra, pense-t-on, de substituer des poissons de bassins à ceux que nous péchions autrefois dans la mer. De même, la disparition programmée des abeilles donnerait lieu, entend-on, à l’invention de robots articulés qui iront polliniser à leur place. C’est évidemment du délire, qui oublie que les robots eux-mêmes ont besoin de minerais et d’énergie et que, précisément, les minerais et l’énergie ne sont pas disponibles gratuitement en quantité illimitée. La vérité, c’est que ce sont les femmes pauvres des campagnes qui iront polliniser à la main. Cela s’est, hélas, déjà vu…

Il faut sortir de cette utopie de la privatisation du monde. Ce qui suppose une révolution anthropologique en vue de renouer avec une forme d’humanisme politique, social, économique : l’être humain est intrinsèquement un être de relations aussi bien dans nos familles que dans la société, dans le monde, avec les animaux que nous aimons et ceux que nous aimons moins, avec notre environnement, avec nos morts et avec les enfants qui ne sont pas encore nés. C’est la prospérité de ces relations qu’il faut promouvoir bien davantage que la réduction du monde à un vaste supermarché.

LVSL – Quelle est lalternative ?

G.G. – La gestion et la célébration des communs. Autrement dit, la promotion de ressources partagées, aussi bien des ressources matérielles qu’immatérielles. Par exemple, comment faire en sorte qu’un étang, une forêt ou un hot spot de biodiversité en France puisse devenir un commun et ne pas être détruit en étant réduit à des marchandises ? Comment faire en sorte que la faune halieutique qui est en train de disparaître dans nos océans (sous les coups conjugués de leur acidification à cause de nos émissions de CO2, de leur réchauffement, de la pollution plastique et de la pêche industrielle en eaux profondes) puisse devenir un commun ? Tant que les poissons seront la propriété privée de celui qui les pêche, nous courrons le danger de ne plus avoir de grands pélagiens, soit les poissons comestibles dans nos mers d’ici 2040 ou 2050.

Sur Internet s’inventent énormément de rapports renouvelés à la propriété comme les logiciels libres ou le Copyleft. Le Copyleft, c’est le contraire du copyright : il donne à tous le droit d’usage d’une invention mais à la condition expresse que personne ne tente de se l’approprier de manière privative. Ce bouillonnement d’inventions sur la Toile est le symptôme que nos sociétés sont en travail : elles cherchent d’autres moyens de partager nos ressources que leur simple destruction par leur privatisation. Wikipédia est un extraordinaire commun, bien plus efficace, complet et rigoureux que son équivalent public (c’est-à-dire étatiste) : il y a moins d’erreurs sur Wikipédia que dans l’Encyclopaedia Britannica…

Et puis, les communs, c’est certainement notre rapport au monde le plus ancien, le plus archaïque : avant l’invention de la propriété privée par des juristes romains, l’humanité a toujours considéré la Terre comme un commun, une ressource appartenant à tous pourvu que l’on en prenne soin. Mais les communs ne concernent pas seulement les ressources naturelles et Internet : comment faire, par exemple, pour que le travail ne soit pas une marchandise privée ? Comment mettre fin à la régression esclavagiste qu’est l’ubérisation de nos relations au travail, laquelle se dissimule derrière la promotion du statut d’auto-entrepreneur ? Comment faire en sorte que le travail puisse être un commun ? Cela suppose une refonte radicale du droit de travail qui va à contre-courant de ce que fait le gouvernement. Nous pourrions nous inspirer des remarquables travaux d’Alain Supiot sur le sujet. De même, comment redéfinir l’entreprise aux articles 1832 et 1833 du Code civil non plus comme une boîte noire qui produit du cash pour les actionnaires qui en sont, croit-on, les propriétaires privés, mais comme une communauté de destins qui veut mettre en œuvre un projet socialement utile ? Cela suppose d’aller beaucoup plus loin que la loi Pacte qui a accouché d’une souris. Pourtant la Commission Nota-Sénart, qui m’a auditionné, avait des propositions tout à fait intéressantes. Las, elle a été bridée par Matignon et l’Élysée… Pour aller plus loin, nous pourrions, là aussi, nous inspirer du travail de Daniel Hurstel, Cécile Renouard et moi-même.

Comment, enfin, faire de la monnaie un commun ? Cela passe par la promotion de toutes ces monnaies locales complémentaires qui bourgeonnent un peu partout en France, y compris dans la Creuse. Ces monnaies sont autant de moyens par lesquels une communauté, quelle qu’elle soit, s’efforce de se réapproprier le pouvoir de création monétaire qui a été confisqué par les banques privées depuis que les États de la zone euro sont privés du droit de battre monnaie. Nous sommes de fait les seuls au monde à l’avoir fait, en mettant en place une véritable indépendance de la Banque centrale à l’égard du politique, nous avons privatisé la monnaie en Europe.

LVSL – Pourquoi ?

G.G. – Parce que la BCE n’a pas de compte à rendre auprès des États, et elle rend formellement compte ex post de ses activités auprès du Parlement européen, sans que celui-ci ne puisse intervenir en amont sur ses décisions de politique monétaire. Du coup, la BCE est largement inféodée au lobbying des banques privées et vous n’aurez aucun mal à interpréter toutes les décisions prises par Francfort depuis 2008 comme des décisions favorables aux intérêts du secteur bancaire. Je vous mets au défi de trouver une seule exception. Pourtant, croyez-vous que les intérêts du secteur bancaire privé coïncident avec l’intérêt général ?

Mais revenons aux communs : ces quatre chantiers – la promotion des ressources naturelles et des ressources de l’intelligence collective sur Internet, le travail et la monnaie comme communs -, esquissent les contours d’un projet politique très ambitieux, où la première mission de l’État ne consiste plus seulement à gérer les biens publics – ce qu’il doit continuer de faire : l’école, la santé, la poste, etc. -, mais aussi à créer les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. Voilà une utopie concrète qui va nous occuper pour plus d’un siècle. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a déjà commencé…

LVSL – Vous êtes prêtre jésuite. Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là ? Quelle relation entretenez-vous avec l’Église ? Vous vantez souvent lhéritage de la Révolution française et la sécularisation, seriez-vous donc un prêtre laïc ?

G.G. – Je n’utiliserais pas cette expression de prêtre laïc. Les jésuites ont une grande tradition d’engagement en faveur de la justice. On connaît le sort des jésuites du Salvador assassinés par la junte militaire en 1989 parce qu’ils soutenaient les pauvres. On sait moins, par exemple, que deux jésuites ont été assassinés à Moscou en 2008, parce qu’ils gênaient les collusions entre l’Église orthodoxe et le régime de Poutine. Bien sûr, nous n’avons nullement le monopole de l’engagement en faveur de la justice, même parmi les ordres religieux catholiques. Je pense notamment au Frère dominicain Henri Burin des Roziers, décédé hélas en 2017, et qui fut un ardent défenseur des paysans sans terre dans le Nordeste brésilien —un homme lumineux. Je pense à telle religieuse xavière, Christine Danel, une amie également, qui s’est rendue dans les centres de traitement d’Ebola en Guinée, au pire moment de la pandémie de 2014, pour aider à la mise en place d’un traitement de la maladie. Pour les Jésuites, disons que la promotion de la justice sociale et l’expérience de foi sont une seule et même mission. C’est ce qui m’a sans doute séduit dans l’ordre des Jésuites, avec, bien sûr, une certaine rigueur intellectuelle et, surtout, une profonde tradition spirituelle. C’est ce qui manque à beaucoup de nos contemporains, je crois : un espace de liberté intérieure. Beaucoup de jeunes sensibles à la question écologique cherchent à retrouver des espaces d’intériorité, de silence, de gratuité. Notamment pour s’évader de la prison du tout-marchandise, du tout-jetable ou du tout-détritus. Certains cherchent du côté des sagesses orientales parce qu’ils ne se sentent plus liés au patrimoine chrétien qui est, pourtant, le leur. Ou bien à cause du discrédit qui frappe à juste titre notre Église du fait des scandales liés à la pédo-criminalité. Pour ma part, je crois que le christianisme est très fondamentalement une école du désir (ce que le bouddhisme n’est pas, par exemple) et que beaucoup d’entre nous ont soif d’apprendre à découvrir le désir de vie qui sourd du plus profond d’eux-mêmes.

Je parle volontiers de façon positive de la Révolution française et de la modernité occidentale, c’est vrai. Dans son intuition de fond, elle est un produit du christianisme même s’il est vrai que des chrétiens en ont été les victimes, je pense notamment au prêtre Jean-Michel Langevin et aux martyrs d’Angers. Lorsqu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, une bonne partie de l’Église catholique a cru bon de s’opposer à la modernité, elle n’a pas reconnu que ce qu’elle avait en face d’elle, ce qu’elle a cru être son ennemie, était en partie son propre enfant. Bien sûr, il faut distinguer, au sein des Lumières, entre, disons, Rousseau et Voltaire. L’arrogance d’un Voltaire, riche commerçant esclavagiste, n’a pas grand chose à voir avec les intuitions démocratiques de Rousseau. Or, du point de vue du rapport du politique au religieux, les Lumières, disons, rousseauistes ont cherché à désacraliser le pouvoir politique : désormais, le pouvoir politique et la souveraineté n’auraient plus comme instance de légitimation un ordre sacré, transcendant fondé sur Dieu. C’est la “sortie de la religion” telle que Marcel Gauchet, par exemple, l’a thématisée. Gauchet a fort bien montré que le christianisme est justement la “religion de la sortie de la religion”. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a, semble-t-il, que dans les sociétés de tradition chrétienne que la laïcisation du pouvoir politique est aussi avancée que chez nous. Or, depuis le début de l’aventure chrétienne, la grande tradition évangélique consiste à “rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20,25).

Par ailleurs, l’autre grande leçon des religions bibliques, c’est qu’il nous faut apprendre à préférer la sainteté au sacré : Emmanuel Lévinas avais mis l’accent sur ce point en relisant le Talmud ; aujourd’hui, un théologien comme Christoph Theobald montre que cette intuition est centrale pour l’expérience chrétienne. Là où le sacré sépare (le pur de l’impur, le sacré du profane, l’homme de la femme, l’élite du peuple, etc.), l’Évangile nous apprend à découvrir les ressources de sainteté enfouies dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Il y a même de la sainteté chez les gilets jaunes ! (Rires.)

L’Église a fait l’erreur au Moyen Âge de prendre le pouvoir sur la souveraineté politique. Compte tenu de la désintégration de l’Empire romain et de la décomposition de l’Empire carolingien, il était sans doute nécessaire qu’elle assume la défense de l’intérêt général et du droit mais, après la réforme grégorienne du XIe siècle, elle a prétendu dicter ce qu’est un bon gouvernement, sacrer les rois et déposer les mauvais gouvernants. Aujourd’hui, c’est plutôt la Commission européenne qui tente de s’arroger un tel privilège, lequel n’est pas plus démocratique au XXIe siècle qu’il ne l’était sous le Pape Grégoire VII. Quand les institutions européennes font démissionner Berlusconi, tout le monde applaudit à juste titre, mais lorsqu’elles le remplacent par Mario Monti (qui, avec une étonnante inconscience, a démarré l’effet Brünning dans une Italie en pleine déflation), on est en droit de s’interroger sur le caractère démocratique de la méthode. Et quand elles obligent Tsipras à agir contre la volonté des citoyens grecs exprimée à 61,5% des voix lors du référendum du 5 juillet 2015, le doute n’est plus permis : Canossa n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’hier. L’Église, quant à elle, a mis un siècle à admettre que ce que les Lumières lui imposaient dans la violence — renoncer à se substituer au pouvoir politique souverain — venait, en vérité, de l’Évangile. Sa mission, aujourd’hui, c’est de dévoiler sans relâche les trésors spirituels dissimulés dans la création et dans le secret de nos relations sociales. Nous avons besoin de ces trésors pour y puiser l’énergie collective nécessaire à l’invention des communs sans lesquels la privatisation du monde achèvera de le détruire et de démanteler la démocratie. Finalement, l’encyclique Laudato Si’, telle que je la comprends, n’invite pas à autre chose. Les ressources d’intelligence collective partagées sont immenses mais fragiles, comme notre planète. L’État doit créer les conditions de possibilités juridiques d’émergence de ces communs ; l’Église, avec d’autres bien sûr, peut alimenter la soif spirituelle et le discernement nécessaires pour les faire émerger.

LVSL – Que pensez-vous de Pierre Teilhard de Chardin ?

G.G. – C’est un jésuite français qui a eu une intuition extrêmement forte : il y a une unité profonde entre l’évolution des conditions du vivant sur la terre et l’évolution de nos sociétés. Toute la recherche contemporaine en écologie montre que l’intuition de Teilhard était fondamentalement juste. Mes travaux au croisement de l’économie et de la thermodynamique suggèrent que l’économie est une structure dissipative analogue au métabolisme humain : nous absorbons de l’énergie et de la matière, que nous métabolisons pour fournir du travail, et nous exsudons des déchets. Ce qui signifie que la croissance du PIB ad nauseam n’est tout simplement pas compatible avec la capacité de charge finie de notre unique planète.

L’un des concepts-clefs de Teilhard, c’est la noosphère : l’intuition qu’à travers nos relations humaines se tresse un grand réseau d’idées, de paroles et d’actions en continuité avec le grand réseau du vivant. Internet, contrairement à une idée reçue, possède une empreinte matérielle très significative, à la fois en termes d’énergie, d’émission de chaleur et d’usage de minerais dans nos ordinateurs. Cette matérialité de la Toile rejoint l’intuition teilhardienne d’une continuité entre la matière et l’intelligence, même si la noosphère ne s’identifie nullement avec la sphère internet où il y a énormément de bruits, de brouillage et un flux d’information non pertinentes ou qui ne font grandir personne : pensez à la pornographie, par exemple. L’explosion de la sphère internet, par exemple, ne veut pas dire que la noosphère soit en croissance. Elle croît en revanche lorsque Wikipédia se développe, permettant un accès libre à la mise en commun de nos intelligences. Elle fera un grand pas le jour où les journaux français accepteront de rendre gratuit l’ensemble des articles dédiés au climat comme je l’ai récemment proposé dans une pétition qui a recueilli, à ce jour, 31 000 signatures…

LVSL – Quand régresse-t-elle ?

G.G. – Par exemple, lorsque des hackers russes réussissent à influencer les élections américaines et contribuent à faire élire un homme, Donald Trump, qui, au début des années 1990, était ruiné et dont les dettes ont été payées… par des oligarques russes. De là à faire l’hypothèse que Trump, en réalité, travaille pour la Russie, il n’y a qu’un pas. Les travaux de l’historien Timothy Snyder vont, hélas, dans ce sens. D’ailleurs, vous pouvez relire l’ensemble des décisions prises par Trump en matière de politique internationale depuis deux ans en vous interrogeant : servent-elles les intérêts des États-Unis ? Desservent-elles les intérêts de Moscou ? Vladimir Poutine — reçu comme un ami par notre président au fort de Brégançon pendant l’été— finance par ailleurs Matteo Salvini, Marie Le Pen et Boris Johnson. Autant de figures politiques dont le projet avoué est de déstabiliser l’Union européenne. L’ambition de Poutine, à ce sujet, est explicite : restaurer un pan-slavisme russe jusqu’en Europe de l’Ouest. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour parler d’une seule voix, et avec fermeté, face à une menace aussi grave ? Angela Merkel serait-elle la seule à avoir pris la mesure de ce danger ?

LVSL – Revenons un instant à l’Église : quel devrait être le rapport entre l’État et l’Église et entre l’État et les autres religions ?

G.G. – Le compromis français de laïcité républicaine est le bon et il ne faut pas revenir dessus. L’Église catholique a pris une juste distance vis-à-vis de la souveraineté politique. Il y a bien sûr des courants réactionnaires qui veulent de nouveau sacraliser le pouvoir politique, mêler à nouveau le sabre et le goupillon mais je ne crois pas que l’Église catholique reviendra sur le compromis dont l’Évangile est, en fait, la source première. En tout cas, pas sous l’extraordinaire pontificat de François.

LVSL – L’Église est souvent perçue comme réactionnaire au sujet des questions liées aux mœurs. Que pensez-vous du mariage pour tous, de lavortement, de la PMA ?

G.G. – Je ne dirais pas que l’Église catholique est réactionnaire. Le Magistère romain a longtemps défendu une certaine vision de la famille qui est promue aussi bien par les psychanalystes lacaniens, par exemple. Il y a une analogie très forte entre l’anthropologie lacanienne et celle du Magistère. Et je ne suis pas sûr qu’on puisse accuser les psychanalystes lacaniens d’être réactionnaires, quand bien même il existe aussi, évidemment, des psychanalystes qui ne sont pas lacaniens : pensez à Donald Winicott, par exemple.

Quoi qu’il en soit, nous assistons en Occident à la décomposition du schéma traditionnel de la famille. À titre personnel, je suis inquiet pour la croissance humaine d’un certain nombre d’enfants dans certaines familles complètement disloquées ou recomposées. Reste que les évolutions qui ont conduit à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous et à la légalisation de la PMA, me paraissent irréversibles. Ce ne sont pas les bons combats pour l’Église aujourd’hui. Le bon combat, c’est de s’opposer à la GPA. La privatisation du corps de la femme, ça, c’est inacceptable. Cela fait partie de cette grande utopie néolibérale, mortifère, de privatisation du monde. La transformation des femmes en objets de consommation procède de la même déshumanisation que la destruction de l’environnement, la maltraitance des enfants ou des personnes âgées et la foi dans la toute-puissance des marchés (relisez l’incroyable paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si’ à ce sujet). À cela, il faut s’opposer avec la dernière énergie car la GPA revient, au sens littéral, à pouvoir acheter un enfant : elle permettra, en effet, de faire venir au monde un enfant, à la demande de parents dont il ne partagera aucune part du code génétique, porté dans le ventre d’une femme qui ne sera ni sa mère génétique, ni sa mère d’adoption. Alors la vie humaine sera entièrement marchandise. Ce fantasme post-libéral signe la fin de la dignité humaine et n’a plus rien à voir avec le libéralisme classique du XVIIIe siècle.

Les nostalgiques du schéma traditionnel de la famille, quant à eux, doivent lire Emmanuel Todd et sa réécriture de la cartographie leplaysienne de la famille. Car ce qu’ils ont en tête n’est qu’un schéma parmi beaucoup d’autres : il n’y a jamais eu de schéma universel et définitif de la famille. Les structures familiales ont évolué dans le temps et dans l’espace, notamment pour s’adapter à des contraintes agraires et climatiques de long terme. L’essence éternelle de la famille est introuvable. Le modèle nucléaire-égalitariste (où l’héritage est partagé équitablement entre des enfants qui, à l’âge adulte, quittent le foyer de leurs parents hétérosexuels) est un produit de l’histoire, hérité notamment du bassin parisien, et ne s’est imposé un peu partout en Occident que récemment. Il vole aujourd’hui en éclats parce que, l’énergie étant apparemment gratuite, beaucoup de couples peuvent se payer le luxe d’entretenir plusieurs foyers. Je ne suis pas sûr que cela durera très longtemps. Par contre, il est indéniable que le statut de la femme diffère grandement d’un schéma familial à un autre. Et que, malheureusement, beaucoup de régions des pays du bassin indo-méditerranéen régressent en ce moment vers des schémas de familles communautaires (où les enfants restent dans le giron familial, même à l’âge adulte) nettement défavorables à l’émancipation des femmes. Les femmes iraniennes jouissaient sous le Chah d’une liberté qu’elles ont hélas perdue.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Observez-vous, au plus haut niveau de l’État, une dérive illibérale ? Comment se concrétise-t-elle ?

G.G. – J’observe qu’une partie de la haute fonction publique française ne croit plus en l’État au sens où elle est persuadée que la République, telle que nous l’avons construite à travers les grands compromis d’après-guerre, est velléitaire, contradictoire, n’a plus les moyens de sa politique ou n’a plus de vision. De sorte que rien ne vaudrait une bonne assemblée sanglante d’actionnaires qui maximisent leurs profits à court terme. Ces propos, que j’entends y compris à l’Inspection générale des finances, font froid dans le dos. Il est vrai qu’il y a peu, Michel Pébereau se vantait qu’il y ait plus d’inspecteurs généraux des finances ayant pantouflé à la BNP Paribas que travaillant pour l’intérêt général dans la fonction publique. Cela veut dire que la haute fonction publique elle-même doute de sa propre mission. En témoigne également le nombre de pantouflages de hauts fonctionnaires : le directeur général du Trésor français s’en va travailler pour un hedge fund chinois, le Hongrois Adam Farkas, l’actuel directeur exécutif de l’Autorité bancaire européenne, s’apprête à prendre la tête de l’Association des marchés financiers en Europe, un puissant lobby qui défend les intérêts du secteur bancaire privé. Imaginez-vous le patron de la police de Bogotá qui deviendrait le principal lieutenant de Pablo Escobar ? Remarquez, en France, nous avons nommé à la tête de l’autorité monétaire suprême un ancien cadre dirigeant de BNP Paribas puis, à la tête de l’État, un inspecteur des finances ayant pantouflé chez Rotschild… Il y a heureusement des exceptions remarquables : des hauts fonctionnaires qui ont conservé envers et contre tout un haut sens de l’État. Mais, souvent, leur intégrité pénalise leur carrière, en particulier sous l’actuel gouvernement.

Cet état d’esprit délétère participe d’une forme de sécession des élites françaises et, plus généralement, occidentales, liée au schisme éducatif du tiers éduqué supérieur. Aujourd’hui, comme mon ami Todd a été le premier à le faire remarquer, je crois, un tiers environ de la population de notre pays fait des études supérieures à l’issue d’un bac généraliste. C’est à la fois peu (les membres de ce tiers s’imaginent souvent représenter 80% de la population) et beaucoup : un tiers, cela permet de vivre dans l’endogamie quasi-complète. Si vous appartenez à ce tiers-là, demandez-vous quand il vous arrive de rencontrer quelqu’un qui n’a pas son bac. Le tiers des études supérieures ne sait plus ce qui se passe dans le reste du corps social et ne le comprend plus. D’où son étonnement, parfois sincère, face aux gilets jaunes ou à la victoire du Non au référendum de 2005 sur l’établissement du Traité constitutionnel. Lorsque la haute fonction publique, ou une partie de ses membres du moins, doute de sa mission, elle doute de l’utilité de travailler pour ceux et celles qu’elle ne rencontre plus, qu’elle ne connaît plus. Une autre fraction de cette même noblesse d’État, penche au contraire pour une démocrature, dans laquelle on imposerait les décisions technocratiques qu’elle estime être les seules raisonnables. Sans s’apercevoir que, le plus souvent, ces décisions ne servent que ses propres intérêts de court terme. Il y a là un malentendu extrêmement profond.

Inversement les deux tiers du corps social français qui ne font pas partie de cette élite de masse ne se sentent plus représentés par des médias entièrement financés par et pour le tiers éduqué supérieur, lequel cumule tous les pouvoirs : financiers, économiques, politiques et, parfois, même culturels. Les autres, la majorité donc, ont l’impression d’être abandonnés par les privilégiés des centres-villes métropolitains. Dans bien des régions rurales de France, les trains s’arrêtent de moins en moins, il n’y a plus d’hôpital, plus de banque, la Poste et les écoles ferment. Les jeunes, évidemment, s’en vont… Certains protestent avec raison contre cet abandon incompatible avec le pacte républicain entre nos concitoyens. Les gilets jaunes ne sont qu’un aspect de cet immense malaise social. Le Grand débat national organisé à la suite des premières manifestations de décembre était un simulacre de discussion qui n’a pas permis la prise en compte sérieuse des revendications des deux tiers. Je crains que cela ne s’aggrave dans les mois et les années à venir. Et quand je vois des policiers français tirer avec des LBD sur des pompiers français, je m’interroge : l’élection de Marine Le Pen aurait-elle davantage divisé les Français ? Je n’en suis plus certain aujourd’hui. Encore une fois : le paradoxe de ce gouvernement, c’est qu’il gouverne pour une toute petite élite et, pour les autres, semble n’avoir rien d’autre à proposer que la violence et le mépris de classe. Le Rassemblement national aurait-il fait autrement ? Il est vital pour le débat démocratique que la scène politique française sorte de ce duel en miroir entre Le Pen et Macron.

LVSL – Pour finir, votre expérience au Tchad et à lAFD vous a ouvert sur les relations internationales. On observe un retour des politiques protectionnistes dans les pays qui sont les plus influents aujourdhui : Chine, États-Unis, Russie, Allemagne, Japon… la France, de son côté, brade son industrie stratégique, comme Alstom, et ses fleurons nationaux (ADP…). Ce qui faisait la puissance française est largement dilapidé. Pourquoi à votre avis ? Pensez-vous que les élites françaises soient les idiotes du village-monde ?

G.G. – Je ne crois pas qu’elles soient les idiotes de la globalisation. Ce phénomène de fuite de Varennes que je caractérisais à l’instant me semble important et grave : la sécession des élites par rapport au reste du corps social a des racines profondes. La Révolution française a consacré la défiance de la noblesse vis-à-vis du Tiers ordre. Depuis lors, les élites françaises restent traumatisées par la peur des États-Généraux et de la Jacquerie — ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre, ni de l’Allemagne.

La grande peur des bourgeois de centre-ville au moment de l’acte IV des gilets jaunes procède d’une sorte de résurrection de cette hantise séculaire vis-à-vis d’un peuple français qui, si on ne le mate pas par la violence comme l’armée versaillaise a décimé les Communards, est capable de couper la tête du roi. Le fait est qu’aujourd’hui les élites parisiennes ont davantage comme terrain de jeu le monde cosmopolite des élites des autres capitales de la planète que le reste du territoire national. Un homme d’affaires du centre-ville parisien se sent plus proche d’un collègue du centre-ville londonien ou new-yorkais que de son compatriote d’Aulnay-sous-Bois. Dès lors, une partie de ces élites n’a plus aucun scrupule à brader les trésors industriels nationaux français du moment que cela semble servir ses intérêts à court terme. De la même manière, beaucoup de ceux qui se retrouvent à des postes de régulateur financier n’ont aucun scrupule à bloquer toute initiative qui nuirait aux intérêts des banques ou des fonds spéculatifs, vers lesquels ils pantouflent ensuite afin de bénéficier de paiements pour service rendu. Voilà pour l’explication socio-psychologique, si l’on veut.

Évidemment, ce n’est pas elle qui est mise en avant par les apôtres du libre-échange. Cette démission est généralement justifiée par les contes de fées du doux commerce de Montesquieu, qui n’ont pourtant aucun fondement analytique. En présence de mobilité du capital, je ne connais aucune justification rigoureuse du libre-échange y compris au sein de la théorie économique la plus favorable au néolibéralisme. Les travaux empiriques effectués, y compris par le GATT, ces derniers 40 ans, montrent que ces gains nets apportés par la suppression des barrières douanières sont très faibles : de l’ordre de quelques centaines de milliards de dollars, ce qui est ridicule comparé aux sommes en jeu (le revenu annuel mondial est de l’ordre de 70 trillions de dollars). Qui plus est, le seul vrai gagnant du libre-échangisme des quarante dernières années semble être la Chine.

Il est temps de revenir à une compréhension raisonnable du protectionnisme. Pour cela, il faut commencer par se défaire du mythe selon lequel le libre-échange serait synonyme de paix et le protectionnisme rimerait avec la guerre. Deux exemples : en 1868, la France et la Prusse ont signé un accord de libre-échange et deux ans après, elles se faisaient la guerre. Inversement, pendant les Trente glorieuses, tous les pays de l’Ouest européen étaient protectionnistes : pourtant, nous ne nous sommes pas fait la guerre.

La globalisation marchande des trente dernières années a essentiellement permis à l’Occident de continuer à orienter la production des ressources minières d’Afrique et d’Amérique du Sud à son profit tout en bénéficiant des produits manufacturés chinois bon marché et des bénéfices commerciaux, chinois également, recyclés dans les marchés financiers occidentaux via le rachat de dette publique américaine. Cette ère-là est close depuis la crise financière de 2008 mais le monde n’a pas encore trouvé de nouveau cycle global. La mise en place d’une régulation intelligente du commerce international et, en particulier, des flux de matières premières dont nous avons absolument besoin pour sauvegarder la souveraineté de la France, est une nécessité si nous voulons éviter les prochaines guerres qui seront celles de l’eau, de l’énergie et des minerais. Les travaux historiques de Christophe Bonneuil, encore un ami, montrent que l’économie française joue le rôle d’un parasite depuis plus d’un siècle en matière de flux de matière : mis à part la biomasse, nous importons la quasi-totalité de la matière dont nous avons besoin pour vivre. Si, en Europe, nous nous accrochons à cette idéologie sans fondement scientifique qu’est le libre-échange, nous allons tout simplement nous priver des moyens de négocier un juste commerce des produits dont nous avons besoin. Pendant ce temps, la Chine et les États-Unis continuent de piller le sous-sol de nombreux pays du Sud. En d’autres termes, le plus sûr moyen de courir vers des guerres de l’eau, du pétrole ou du cuivre dans les années qui viennent, c’est de ne pas réguler le commerce, de ne pas entamer une négociation maintenant. La réforme de la gouvernance du FMI, par exemple, réclamée par de nombreux pays émergents, serait une première étape. La réforme de l’OMC également. À l’inverse, la guerre civile syrienne est née en 2011 d’une pénurie d’eau prolongée, très mal gérée par la dictature de Bachar el Assad. Le libre-échange est la meilleure recette pour étendre le chaos syrien au reste du monde. Et mes travaux, avec Olivier Vidal et Fatma Rostom notamment, montrent que nous ne pourrons pas continuer à augmenter indéfiniment l’extraction de cuivre sur la planète[4]. Qui, en France, se soucie de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre et d’améliorer l’efficacité du recyclage du cuivre que nous gaspillons aujourd’hui ? Cela aussi, ça fait partie des défis de l’industrialisation verte.

Lire la deuxième partie de l’entretien : Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ».

[1] https://bit.ly/2onhdcS

[2] Alain Grandjean, Agir maintenant – notre plan pour un New Deal vert, LLL, 2019.

[3] http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-609-notice.html

[4] Olivier Vidal, Fatma Zahra Rostom, Cyril François, Gaël Giraud,“Global Trends in Metal Consumption and Supply: The Raw Material-Energy Nexus”, Elements, 2017, 13(5), pp. 319-324, et “Prey–Predator Long-Term Modeling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price, and Cost of Production”, Environ. Sci. Technol, 2019, 53(19), 11323-11336.

Jérôme Sainte-Marie : « Le macronisme est un projet minoritaire »

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Le jour de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Jérôme Sainte-Marie dans un café du quartier latin. Politologue et président de l’institut PollingVox, il publie en ce mois de novembre un ouvrage intitulé Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme aux éditions du Cerf. Enquêtes sociologiques et études d’opinion à l’appui, il y décrit la structuration du bloc élitaire qui forme la base sociale d’Emmanuel Macron. Dans ce livre, dont chaque chapitre s’ouvre par une citation de Karl Marx tirée du 18 brumaire de Louis Bonaparte, il mobilise une grille de lecture qui révèle les grandes dynamiques à l’œuvre dans le moment politique clé que nous vivons. Cet entretien est aussi le moyen de revenir sur le conflit de classes particulièrement violent qu’a constitué le mouvement des gilets jaunes et d’examiner les scénarios politiques qui s’esquissent tandis que la société française continue de se polariser autour de deux blocs antagonistes.


LVSL – Vous déployez dans cet essai une grille de lecture résolument marxiste afin d’analyser les mutations récentes du champ politique, au point de construire votre analyse en référence au 18 brumaire de Louis Bonaparte et de filer la métaphore entre la période actuelle et les années 1848-1851. Pourquoi avoir fait le choix de ces catégories analytiques ? En quoi la lecture de classes vous semble-t-elle pertinente pour analyser le moment actuel ?

Jérôme Sainte-Marie – Toute personne qui fait de l’analyse politique utilise le tronc commun de ce qui existe en sociologie politique et essaie de développer une analyse originale en s’adossant sur un cadre de pensée déjà établi, c’est donc aussi mon cas. En ce qui me concerne, il s’agit du marxisme, que j’utilise depuis longtemps dans mon activité professionnelle. La différence avec ce livre, c’est que je l’expose ouvertement. Pour mieux me faire comprendre, j’essaie de présenter quelques concepts de l’analyse historique marxiste dont le sens ne va plus de soi. Je me sers donc de la comparaison entre la période 1848-1851 et la nôtre dans la mesure où Karl Marx, dans ses deux principaux essais d’analyse politique que sont Les Luttes de classes en France et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, utilise les événements qui se déroulent sous ses yeux pour confronter ses concepts théoriques à une réalité donnée.

Donc le recours à l’histoire de la Deuxième République est d’abord lié à l’interprétation qu’en a fait Karl Marx, dont je me sers à mon tour pour analyser notre période. Il m’a aussi paru intéressant de faire une comparaison entre ces deux moments, 1848-1851 d’une part, 2017-2019 de l’autre, pour mettre en lumière des analogies, mais également des contrastes, et ainsi mieux saisir les traits saillants de notre actualité. Si je pense que les catégories d’analyse forgées par Karl Marx demeurent pour l’essentiel encore pertinentes, je considère aussi que, malgré bien des différences notamment liées à l’existence d’un puissant État social, notre régime économique et social conserve assez de similitudes structurelles avec celui d’alors pour que des comparaisons historiques soient fécondes.

LVSL – Vous liez la simplification des clivages politiques à l’œuvre avec l’émergence de deux blocs sociaux antagonistes. Vous décrivez ainsi l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron comme consubstantielle à la réunification d’un bloc élitaire. L’analyse que vous faites tranche ainsi avec l’idée généralement admise d’une élection qui se caractériserait par le brouillage des identités sociales et politiques. Pouvez-vous revenir sur la définition que vous donnez de ce bloc élitaire et sur les raisons pour lesquelles vous considérez que le vote Macron est un vote de classe ?

Jérôme Sainte-Marie – La dernière grande élection marquée par le clivage gauche-droite, qui fut aussi son chant du cygne, fut celle de 2012. Pour voir ce qui est nouveau, il faut voir ce qui a existé auparavant. Il y avait à l’époque trois grands ensembles, la gauche, la droite et le Front National, donc une tripartition. La gauche et la droite avaient fini par regrouper des catégories assez diversifiées qui tenaient ensemble grâce à des références culturelles et des réflexes conditionnés par l’Histoire. Les clivages de différentes natures se croisaient donc davantage qu’aujourd’hui, tant et si bien que ce qui fut longtemps la summa divisio de la vie politique française a été abandonnée par un électeur sur deux. On ne s’y retrouvait plus.

« L’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le choix politique. »

C’est bien plus clair aujourd’hui. Avec la crise du clivage gauche-droite dans le courant du quinquennat Hollande, chacun a été obligé de se repositionner et de reconsidérer ses attaches politiques. On revient alors aux fondamentaux du choix électoral. Ainsi, l’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le vote, de manière inégalée depuis les référendums européens, notamment celui de 2005.

Avant d’aller plus loin sur la nature du bloc élitaire, décrivons sa composition. Son noyau dur, c’est l’élite réelle. C’est-à-dire ceux qui occupent des fonctions dirigeantes dans le privé, dans la finance et dans la haute administration. Cette élite existe, possède des lieux de rencontre et essaie de coordonner son action. Le symbole de cette élite, ce qui a été la couveuse politique d’Emmanuel Macron, c’est bien sûr la commission Attali. Il en a émergé une personnalité de confiance et de capacité. Ce n’était qu’une des solutions possibles, on aurait bien pu avoir un phénomène assez proche autour de la personnalité d’Alain Juppé ou de Manuel Valls, par exemple, si les primaires ne leur avaient pas été fatales. Les gens du bloc élitaire étaient confrontés à un problème sérieux : ils estimaient que les réformes n’allaient pas assez vite, que l’aggiornamento libéral de la société française prenait du retard. En effet la gauche et la droite devaient composer avec des catégories sociales plus populaires et étaient de ce fait contraintes de faire des compromis sociaux dans la perspective du second tour. Emmanuel Macron a proposé une solution beaucoup plus radicale visant à donner une base politique et sociale cohérente à l’accélération des réformes et à la transformation du modèle social français. Il l’exprime sans ambiguïté lors de son discours fondateur du 12 juillet 2016 à la Mutualité. La bourgeoisie de gauche et celle de droite, qui n’avaient plus vraiment de raisons de s’opposer, ont vu dans la qualification annoncée de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle la possibilité de l’emporter sans faire de concessions. Pour être plus précis, à ce moment-là, c’est plutôt la bourgeoisie de gauche alors au pouvoir qui pousse Emmanuel Macron, tandis que celle de droite a encore une solution plus classique avec François Fillon. On sait ce qu’il en est advenu.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Cette élite véritable s’est adossée à ce que j’appelle l’élite aspirationnelle. Un monde qui correspond globalement à la catégorie socio-professionnelle de l’INSEE des cadres supérieurs et professions intellectuelles. Les cadres des entreprises privées, par exemple, trouvent ainsi dans le discours d’Emmanuel Macron la justification de leur être social, mais on peut aussi mentionner les cadres supérieurs du public qui ont été largement séduits par la démarche macroniste. On avait déjà assisté à une répétition générale de tout cela lors du référendum de 2005 où avaient convergé des cadres du public et des cadres du privé s’identifiant d’une manière générale respectivement à la gauche et à la droite. Ce n’est pas un hasard si, dans les cadres de La République en Marche, on trouve nombre de personnes issues de la défunte deuxième gauche, vallsistes, strauss-kahniens, rocardiens, authentiquement de gauche par ailleurs selon moi, pour la raison suffisante qu’elles se définissent comme tel. Cet univers des cadres maintient un soutien beaucoup plus important que les autres catégories de la population à Emmanuel Macron. Ces gens ont par exemple été massivement hostiles au mouvement des gilets jaunes – qui constitue de ce point de vue aussi un formidable révélateur. Phénomène d’autant plus remarquable que la politique menée par le gouvernement ne leur est pas si favorable.  C’est donc leur être social profond, la justification de leur rôle et de la source de leurs revenus, qui s’expriment.

Mais il y a une catégorie encore plus intéressante. Si seule la population active votait, le bloc élitaire aurait beaucoup de mal à se maintenir et Emmanuel Macron aurait certaines difficultés pour assurer sa réélection. Le problème du bloc élitaire, c’est que la population active s’organise selon une structure pyramidale et qu’il y a plus de monde à la base qu’au sommet. Mais il y a une catégorie quantitativement très importante, presque un inscrit sur trois, et qui présente des caractéristiques qui la rendent très utile pour consolider le bloc élitaire. Ce sont les retraités. Ce n’est pas seulement un exercice de style que d’établir dans ce livre un parallèle entre les retraités et les paysans parcellaires largement décrits par Karl Marx. Ces agriculteurs, de condition souvent modeste mais propriétaires, étaient en effet les plus nombreux dans la société française de son époque, de la même manière que les retraités forment la catégorie agrégée la plus importante dans la nomenclature de l’INSEE. Les retraités, comme les paysans parcellaires autrefois, ne se caractérisent pas tant par un revenu – finalement très inégal selon les situations – mais avant tout par leur statut et la source de leurs revenus principaux. La « parcelle » des retraités, dans laquelle ils se meuvent, qu’ils ne peuvent pas agrandir mais à laquelle ils tiennent énormément, c’est leur pension. Ils ont un mode d’existence sociale très particulier puisqu’ils dépendent à la fois de leur travail passé, du travail « mort » d’une certaine manière, et du travail actuel, du travail « vivant » des actifs. Leur statut a de nombreuses conséquences, quelles que soient leurs origines sociales ou politiques, notamment de les rendre dépendants du travail d’autrui et de se comporter, en quelque sorte, comme les actionnaires de la société française. On sait que les réformes libérales sont toujours plus approuvées chez les retraités que chez les autres. Il y a une caractéristique qui les rapproche des paysans parcellaires, c’est que leur moyen d’existence sociale est placé sous la garantie du pouvoir exécutif : la sauvegarde de la propriété de leur parcelle dans un cas, la garantie du versement de leur pension dans l’autre. Avec l’introduction du système à points dans la réforme des retraites, cette dépendance à l’égard du pouvoir s’accroîtra, puisque sa fixation découlera chaque année d’une décision finalement politique. Donc ces retraités ont très peur et ils ont un réflexe défensif. Ils ne se constituent pas en classe sociale en tant que telle, mais ont tendance à déléguer leur pouvoir politique aux détenteurs de l’autorité qui seront les garants de la capacité française à les nourrir via un prélèvement sur la richesse produite par les actifs et via l’endettement. Emmanuel Macron incarne la crédibilité à faire tourner la machine économique aussi bien qu’à emprunter sur les marchés financiers, contrairement aujourd’hui à Marine Le Pen. Ça ne concerne pas tous les retraités et tous les cadres, naturellement, ce ne sont jamais en sociologie que des tendances et des régularités statistiques, mais on s’aperçoit qu’avant, pendant et après l’élection d’Emmanuel Macron, il existe un soutien très marqué pour sa personne, son gouvernement et sa politique chez les retraités et les cadres supérieurs.

Par sa nature, le bloc élitaire se rapproche de ce que j’ai compris de l’idée de bloc historique d’Antonio Gramsci, non pas simplement une coalition politique ou une alliance de classes, mais une construction sociale qui se dote d’une idéologie commune produite par ses intellectuels organiques, et à l’intérieur duquel l’une des composantes exerce le leadership, en l’occurrence l’élite réelle.

On assiste ainsi par le bloc élitaire à une triple réunification. Une réunification politique de la gauche et de la droite, une réunification idéologique du libéralisme culturel et du libéralisme économique et une réunification sociologique des différentes composantes de la bourgeoisie. Rien n’est plus faux, de ce point de vue-là, que de dire qu’Emmanuel Macron représente la droite, la réaction ou le conservatisme. Son projet est celui de la bourgeoisie, une transformation constante des modes de vie, des conditions statutaires et des valeurs morales au service de la maximisation du profit, en d’autres termes la « libération des énergies » revendiquée par les promoteurs du progressisme macronien. Le mot de « Révolution » choisi pour son livre programmatique n’est pas usurpé.

LVSL – Suivant votre analyse, la réunification du bloc élitaire est actée, tandis que l’existence d’un bloc populaire politiquement structuré est encore virtuelle. Le mouvement des gilets jaunes est-il, selon vous, l’annonce de la transformation d’un bloc populaire encore éclaté en acteur historique ?

Jérôme Sainte-Marie – Il faut bien distinguer les notions électorales de notions plus larges à la fois idéologiques, sociales et politiques qui renvoient au concept de bloc. Par facilité, on pourrait dire qu’il y avait un vote populiste avec des électorats qui avaient une composante populaire plus marquée – le vote Le Pen et le vote Mélenchon. Il y avait donc deux ensembles électoraux a priori incompatibles qui se partageaient inégalement le vote populaire. Mais une composition plus populaire du vote pour telle ou telle formation ne signifie pas qu’existe un bloc populaire. Il faut bien que celui-ci dégage sa propre idéologie et se construise de manière autonome sur une base sociologiquement claire. Il me semble qu’un tel processus est en cours, et donc que le bloc populaire est de moins en moins virtuel. Son noyau dur, sur le plan sociologique, est constitué des actifs modestes du privé, ceux qui ont formé les gros bataillons des gilets jaunes première manière. Son idéologie est le souverainisme intégral.  Sa forme politique est à cette heure le vote pour Marine Le Pen et le Rassemblement national.

« La pente vers l’autoritarisme du pouvoir tient à sa condition structurellement minoritaire. »

Revenons un instant sur le noyau dur du bloc populaire, ce sont des gens du secteur privé, des salariés d’exécution, souvent précarisés voire au chômage, et des indépendants, à peu près dans la même situation. Soit précisément les gens qui étaient dans la rue à Paris et sur les ronds-points lors des journées de décembre 2018. Ils subissent de plein fouet les mutations du capitalisme français et de la condition salariale, ils connaissent des situations d’exploitation, de plus en plus souvent même d’auto-exploitation à travers l’ubérisation du champ social.  On est très près de la notion de prolétariat. Ces gens-là peuvent avoir les mêmes revenus, voire parfois des revenus supérieurs aux salariés du public, mais ils ne leur ressemblent pas. Il faut en revenir à l’origine des moyens d’existence des gens. La convergence n’est pas du tout naturelle entre des gens qui vont manifester contre les taxes et d’autres qui, précisément, dépendent de la dépense publique. C’est pourquoi le glissement du prolétariat moderne, amputé pour le moment de sa partie issue de l’immigration extra-européenne, vers le vote RN n’a pas son équivalent chez les agents du public, bien que l’on observe une évolution sensible chez les fonctionnaires de catégorie C. Les autres, la classe moyenne ou moyenne-inférieure du public, demeure souvent attachée au signifiant gauche, notamment parce que cela leur permet de se dérober du conflit de classes qui s’installe, ce que leur attentisme durant les premières semaines du phénomène des gilets jaunes a puissamment illustré.

La construction du bloc populaire, faut-il le souligner, est accélérée par un inévitable effet de symétrie vis-à-vis du bloc élitaire. Cette dynamique est on ne peut plus classique, la logique de l’affrontement étant de gommer les différences internes au profit de la montée aux extrêmes contre l’adversaire.

LVSL – Vous analysez longuement la réaction autoritaire du pouvoir face au mouvement des gilets jaunes. Diriez-vous que le raidissement du macronisme préfigure l’avènement d’un néolibéralisme autoritaire ?

Jérôme Sainte-Marie – La pente du pouvoir vers les solutions autoritaires tient à sa condition structurellement minoritaire. Emmanuel Macron l’a dit avant même son élection, notamment à l’occasion de ce fameux meeting du 12 juillet 2016. Je note qu’il dit toujours ce qu’il fait et qu’il fait à peu près ce qu’il dit. Il a fait une sorte de serment à ses futurs électeurs mais aussi à ses donateurs pour l’élection présidentielle. Le pacte qu’il a conclu peut se résumer dans l’idée de refuser ce qu’il qualifie de « petits arrangements », c’est-à-dire de ne pas faire de compromis sociaux. Il s’est engagé à réformer profondément et durablement la société française et de la mettre aux normes de la mondialisation libérale et de l’Union européenne. C’est un contrat explicite et tout à fait légitime, qui lui permet de souder autour de lui environ un tiers de l’électorat, le seul problème c’est que ce projet-là n’est pas approuvé par la majorité des Français. On ne peut évidemment pas interpréter le second tour de la présidentielle ou des élections législatives marquées par une abstention très forte comme un contrat passé avec l’ensemble de l’électorat pour ses réformes. Le macronisme est un projet minoritaire et qui, dans une certaine mesure, se satisfait de l’être.

« On est passés de l’alternance unique à l’alternance interdite. »

Il doit donc imposer à une population rétive un changement libéral qui est également un transfert de propriété. C’est particulièrement net dans le cas des privatisations d’ADP ou de la Française des jeux. Mais toute réduction de l’impôt sur le revenu, ou bien toute modification des règles de remboursement des soins, par exemple, est aussi un transfert de biens et une sorte de changement de propriétaire. Or la propriété, on y tient. Dès lors, quand vous entreprenez un transfert de propriété important dans un sens libéral, et que vous n’arrivez pas à cacher cette opération, vous êtes obligés de faire la même chose que dans le cas d’une politique de collectivisation des biens : il faut utiliser la coercition. Sans faire des analogies qu’on pourrait trouver outrancières, on a tous en tête des exemples de révolutions libérales qui se sont accompagnées d’un durcissement du pouvoir politique, pour le moins. Le libéralisme économique s’accommode très bien du libéralisme culturel mais il n’est pas du tout solidaire du libéralisme politique. Sur la base de ce constat, on note des mutations très importantes dans le domaine des libertés publiques, à travers l’évolution des comportements de la justice ou de la police. On peut aussi penser au souhait constant, qui a même été formulé à l’occasion des vœux présidentiels, de contrôle de l’information, et pas seulement sur internet. Ce projet est une atteinte à la liberté d’informer qui n’est malheureusement que très peu combattu chez ceux qui se disent de gauche, quand il n’est pas carrément approuvé. La soif d’interdiction et de poursuite judiciaire semble inextinguible dans cette mouvance qui a du mal à distinguer les notions politiques des catégories morales. Pour revenir à l’œuvre macronienne, le pouvoir de l’État sur la société s’accroît, et le pouvoir du politique sur l’État également. Tout cela est assez cohérent et rappelle l’instauration de la Vème République. Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé avant son élection son désir d’adapter les institutions à ses objectifs.

Abordons un autre facteur de durcissement des conditions de la lutte politique, la question de l’alternance. Jean-Claude Michéa parlait de l’alternance unique, soit l’alternance régulière de la droite et de la gauche pour mener des politiques publiques extrêmement proches. Désormais, elle a été remplacée par l’alternance interdite. En effet, se met en place un schéma entre ce qu’Emmanuel Macron appelle les « progressistes », seuls légitimes pour exercer le pouvoir, et les « nationalistes », qui vivent une sorte de proscription symbolique, la quasi-totalité des autorités politiques, économiques, syndicales, philosophiques et même religieuses les retranchant de la normalité démocratique. C’est un schéma étouffant pour les libertés publiques qui contribue au durcissement du régime et ressemble à un retour aux origines de la Ve République.

LVSL – Vous évoquez l’idée d’une alternance interdite, or l’émergence des gilets jaunes s’explique aussi par l’affaiblissement des forces d’opposition dont le rôle est de canaliser la contestation et de traduire les mécontentements sur le terrain politique. Cet affaiblissement de tous les adversaires de La République en Marche, à l’exception notable du Rassemblement national, relève-t-elle d’une stratégie du pouvoir destinée à éloigner la perspective d’une alternance en réduisant le jeu politique à un éternel duel Macron/Le Pen ? Quels risques fait courir le refus de l’alternance à la société française ?

Jérôme Sainte-Marie – Je suis toujours très sceptique sur l’idée que le pouvoir choisit ses oppositions, formule bien commode pour ceux qui n’arrivent plus à capter l’attention des citoyens. Pendant des mois, on nous a expliqué qu’Emmanuel Macron s’était choisi comme adversaire principal Jean-Luc Mélenchon, ce qui exaspérait les sympathisants de la France Insoumise. Aujourd’hui on nous ressort la même histoire à propos de Marine Le Pen. C’est un embarras d’honneur ou un excès d’outrage fait au Président de la République que de lui accorder un tel pouvoir. Les choses se déroulent largement par elles-mêmes. Ainsi, il y a une différence majeure entre le Rassemblement national et les autres forces d’opposition : par son idéologie, sa sociologie et ses choix politiques, il est tout à fait conforme au nouveau monde, celui qui a abouti à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

Les autres forces d’opposition pensent qu’au fond ce n’est qu’une parenthèse, un mauvais moment à passer, et qu’à la fin des fins, la loi de la pesanteur politique sera toujours marquée par l’opposition entre la gauche et la droite. Il y a une raison à cela : autant le Rassemblement national et La République en Marche ont une sociologie assez simple et cohérente, autant les autres forces politiques sont des alliages assez composites de catégories sociales aux intérêts divergents. Parfois, le parti lepéniste est placé dans l’embarras car l’agenda politique porte sur des sujets qui divisent ses soutiens, on l’a vu lors de la Loi Travail. Il n’était pas alors considéré comme l’opposant principal, rôle qui revenait dans les sondages à Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron n’y était vraiment pas pour grand-chose. Face à des mesures qui concernent à peu près toute les catégories populaires, le RN retrouve une certaine cohérence dans son discours.

À l’inverse, l’électorat de Jean-Luc Mélenchon tel qu’il a existé le jour du 23 avril 2017 était marqué par sa diversité sociologique, même s’il avait une relative homogénéité statutaire : ceux qui étaient sur-représentés en son sein et qui donnaient le « la » dans la mouvance militante étaient issus du secteur public. On pourrait même dire que la FI était le parti de la dépense publique sous toutes ses formes. Ce jour-là, ont voté dans des proportions assez équivalentes des gens des classes moyennes, des classes populaires, voire même des classes moyennes supérieures. Leur patrimoine financier était très en retard sur leur niveau de diplôme, et ils étaient relativement jeunes. Face aux enjeux contemporains, ces gens-là ont beaucoup de mal à rester ensemble parce que leurs intérêts ne sont souvent pas les mêmes. Ils divergent aussi profondément sur des sujets tels que l’immigration ou la laïcité, mais ce n’est pas ici la peine d’insister. Pour essayer de sublimer ces divergences, on a recours aux totems de la gauche, à leurs figures mythologiques d’identification ou de rejet, et à ses valeurs supposées. Ce fétichisme politique essaie de contourner la difficulté de la France insoumise à s’appuyer sur un bloc social et à partir de lui à construire une hégémonie. Du coup les formules flottent dans l’éther des constructions idéologiques, n’intéressant que ceux qui les émettent, faute de pouvoir s’ancrer dans le conflit de classes actuel. Le problème de LFI n’est pas bien différent de celui des formations de gauche ou de droite, prises à contre-pied par La République en Marche et par le Rassemblement national sur la plupart des sujets. Cependant le Parti socialiste et Les Républicains peuvent s’appuyer sur des structures partisanes et un dense réseau d’élus locaux, ce qui n’est pas le cas du mouvement regroupé autour de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL – Si on devait, à trois ans de l’élection et malgré les limites de l’exercice, faire un tour d’horizon des différentes forces politiques et des perspectives qui s’offrent à elles, quels scénarios se dessineraient pour 2022 ?

Jérôme Sainte-Marie – Je vois quatre issues stratégiques : l’union de la gauche, l’union de la droite, l’union des droites et le bloc populaire.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

L’union de la gauche est une formule qui peut permettre de remporter des mairies, qui peut permettre de sauver des présidences départementales, mais qui ne me paraît pas une stratégie adaptée pour la conquête du pouvoir national. En procédant par addition des scores réalisés aux élections européennes – et en mettant de côté le fait qu’Europe Écologie Les Verts a pris ses distances avec les marqueurs de gauche – on obtient un total qui approche les 30%. En multipliant les sigles ou les couleurs, par exemple une alliance rouge-verte, ou bien rouge, rose et verte, et pourquoi pas une petite touche de jaune, on croit additionner des forces. Cet exercice est particulièrement artificiel et piégeux dans la mesure où l’on regroupe fictivement des gens qui n’ont pas envie d’être ensemble et qui divergent profondément sur les enjeux contemporains. N’oublions jamais qu’une grande partie des gens qui se réclament de la gauche étaient très opposés aux gilets jaunes, mais surtout qu’une partie très importante des gens qui se disent de gauche – notamment ceux de la liste écologiste ou de la liste PS-Place Publique – apprécient toujours l’exécutif, à la moitié du quinquennat. Ainsi, dans le baromètre IFOP d’octobre 2019, 38% des sympathisants écologistes et 41% des sympathisants socialistes approuvent l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République. Ce n’est le cas que de 11% de ceux de LFI et de 14% de ceux du RN. L’addition artificielle des différents électorats que certains veulent s’obstiner à qualifier de gauche place donc dans un ensemble totalement hétérogène des gens qui ne pourront pas s’accorder sur un projet commun. De plus, ce terme a perdu, sauf en certains milieux, son pouvoir magique : aujourd’hui seul un Français sur cinq se considère comme « de gauche », si l’on veut bien lui présenter une séries d’items où figurent la possibilité de ne pas se positionner sur une échelle gauche-droite, solution qu’adoptent 45% des répondants. D’aucuns peuvent être sensibles aux étiquettes politiques, mais aujourd’hui les électeurs vont plus simplement voir ce qui est proposé. L’idée d’union de la gauche, à l’époque où elle a prospéré, reposait sur des accords, sur un programme commun de gouvernement organisé autour d’intérêts communs précisément, ce n’est plus possible aujourd’hui.

La seconde option c’est l’union de la droite, qui a plus de réalité. C’est la solution incarnée par Valérie Pécresse, Xavier Bertrand ou François Baroin. C’est l’idée d’une équipe de réserve, d’une équipe de remplacement, avec des choix qui sont plus modérés mais à peu près semblables aux grandes orientations de la politique d’Emmanuel Macron. Cette solution est probablement la plus combattue par le pouvoir car elle peut séduire ceux qui, au sein du bloc élitaire, se demande si la radicalité du projet macronien ne va pas aboutir à une défaite en 2022. Le problème de la droite est qu’elle est désormais resserrée sur beaucoup de retraités, sur une droite assez patrimoniale, et s’éloigne des forces les plus dynamiques du capitalisme français. Je crois aussi que le rétrécissement quantitatif de la droite est d’autant plus grave qu’il est aussi un rétrécissement démographique puisqu’elle bénéficie principalement d’un électorat âgé. Elle manque de ressources pour pouvoir exister à l’horizon 2022, d’autant que, tout simplement, elle peine à s’opposer au pouvoir en place. Elle est donc en grande partie remplacée dans ses fonctions.

« Le second tour de l’élection présidentielle structure l’ensemble de la vie politique française. »

Reste donc la perspective de l’union des droites, c’est-à-dire non plus l’union de la droite et du centre mais d’une partie de la droite et du Rassemblement national. Cette idée a connu une faveur extraordinaire dans les médias parce qu’elle permettait d’échapper à la perspective d’une victoire du bloc populaire. On a beaucoup utilisé pour cela la notion de « plafond de verre », qui traduit bien plus un refus de penser sa victoire possible qu’une réalité politique, surtout à l’heure où Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% dans les sondages d’intentions de vote de second tour. Avec une progression de 10 à 12 points en deux ans et demi, ce n’est plus un plafond de verre mais un monte-charge ! La volonté, très socialement située, de valoriser l’hypothèse de l’union des droites a abouti à une surestimation impressionnante des capacités de ceux incarnant cette solution, dont on a vu en septembre les limites évidentes. Je crois que, fondamentalement, l’union des droites ne peut pas fonctionner parce que cette perspective stratégique est abordée systématiquement en considérant que l’électorat populaire qui vote actuellement pour Marine Le Pen supportera sans problème une alliance avec des fragments d’une droite beaucoup plus bourgeoise. On considère donc les 40% accordés à Marine Le Pen par les sondages comme un socle acquis et l’union des droites sert à résoudre la question des 10% manquants. Mais cela correspond à mes yeux à une forme de synecdoque politique, on prend la partie pour le tout et probablement aux dépends du tout : cette alliance rassemblerait des gens ne regardant pas du tout dans la même direction, qui n’ont pas les mêmes conditions sociales ni la même idéologie, et ne pourra pas constituer un ensemble cohérent ni idéologiquement, ni sociologiquement, ni électoralement. À peu près les mêmes problèmes que ceux que soulèvent une hypothétique union des gauches.

C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas avoir peur de la simplicité en termes d’analyse, et de constater que ce que nous voyons est bien réel. Il y a actuellement une force ancienne, un électorat durable, qui se renforce en antithèse du bloc élitaire et d’Emmanuel Macron, c’est l’électorat du Rassemblement national. Il a pour lui d’être cohérent sociologiquement, d’avoir une idéologie qui s’organise autour des déclinaisons du souverainisme dont la question migratoire est l’un des aspects, tout cela forme une solution idéologique pas très compliquée et répondant sans détours à des demandes sociales majeures, et c’est la raison pour laquelle elle est électoralement efficace. Le bloc populaire est constitué, il est lui aussi minoritaire, mais c’est celui qui me semble être le plus capable de contester le contrôle politique des classes moyennes à Emmanuel Macron et à son bloc élitaire. Comme Marx le faisait dans le 18 brumaire, il faut aussi tenir compte du rôle des institutions dans ce jeu démocratique. François Mitterrand l’avait compris parmi les premiers dans les années 1960 : le second tour de l’élection présidentielle conditionne l’ensemble de la vie politique française. La perspective qui s’est installée d’elle-même d’un second tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron structure déjà et va continuer à structurer la vie politique française jusqu’en 2022. D’autant plus que cette perspective est construite sur des données sans ambiguïté au niveau des sondages, confirmées par le vote aux européennes. Cet affrontement du bloc élitaire et du bloc populaire comprime et fracture les représentations sociales et les forces politiques, sans laisser pour l’heure d’échappatoire politique, sinon dans des constructions militantes imaginaires autant que réconfortantes.

Tout cela nous place dans une situation de tensions très fortes, comme c’est le cas depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Cette opposition entre un bloc élitaire constitué qui exerce le pouvoir et un bloc populaire en extension, polarise et durcit le débat public. On est dans une situation qui me fait penser par bien des côtés à celle qu’a connu l’Italie dans les années 1950-1970 à l’époque où elle était dirigée par la Démocratie chrétienne, et où le principal opposant était le Parti Communiste Italien dont l’accession au pouvoir était interdite pour des raisons géopolitiques. De la même manière, l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen est combattue par les forces sociales dominantes, non pas au nom des valeurs mais parce que ce serait une menace pour nos engagements internationaux et notamment européens. On crée donc un interdit sur l’accession au pouvoir du Rassemblement national qui place le système dans une situation redoutable. Les choses se passent déjà dans la rue. Quelle que soit l’issue de 2022, on va vers une période de grande conflictualité : évidemment en cas de victoire du bloc populaire, ce n’est pas la peine de développer, mais tout aussi bien sa défaite ne résoudrait pas grand-chose et nous ferait basculer toujours davantage vers une forme de libéralisme autoritaire.


© Les Éditions du Cerf.

 

Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme.

Jérôme Sainte-Marie.

Les Éditions du Cerf. Novembre 2019.

288 pages. 18,00€.

 

 

 

Romaric Godin : « Les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social »

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour Le Vent Se Lève.

Nous avons retrouvé Romaric Godin au siège de Médiapart, dans le XIIe arrondissement parisien. Journaliste économique, passé par La Tribune où ses analyses hétérodoxes l’ont fait connaître, il travaille désormais pour le site d’actualité dirigé par Edwy Plenel. En septembre dernier, il publie son premier livre La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire paru aux éditions La Découverte. Dans cet essai, il développe ce qui constitue selon lui la spécificité du moment Macron et analyse les racines sociales et économiques profondes qui ont présidé à l’avènement du néolibéralisme autoritaire qu’il dépeint. Propos recueillis par Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie Buquen et Dany Meyniel.


LVSL – Vous commencez votre ouvrage en faisant une nette distinction entre le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme, quelle spécificité attribuez-vous au néolibéralisme ?  

Romaric Godin – Ce que j’ai essayé de montrer, c’est quelle était la nature du néolibéralisme, qui est souvent mélangée avec d’autres notions par les milieux militants, notamment l’ultra-libéralisme ou simplement le libéralisme, etc. Or il me semblait quand même que le moment actuel, enfin depuis 40 à 50 ans, avait une particularité par rapport à ce qu’on a pu connaître dans d’autres phases du capitalisme, notamment avant la crise de 1929 ou au XIXe siècle, qui étaient aussi des moments très libéraux. Mais la grande différence par rapport à ces moments-là, la caractéristique du néolibéralisme, c’est qu’on a, au niveau mondial, un mode de gestion du capitalisme qui s’appuie sur un État au service du capital contre le travail. On peut ainsi définir le néolibéralisme non pas uniquement comme un ensemble de théories, ou comme une théorie cohérente, mais plutôt comme un mode de gestion du capitalisme, comme un paradigme dominant qui trouve dans chaque économie particulière un mode d’inscription propre, mais qui relie l’ensemble des capitalismes nationaux entre eux dans un même ensemble. On a eu après la crise de 1929 un autre paradigme plutôt keynésien-fordiste, et maintenant on est passés au paradigme néolibéral qui lui-même, depuis 2008, est entré dans une phase de crise.

Ce néolibéralisme se définit donc par la non prise en compte de l’État. La grande leçon de la pensée autrichienne, de Hayek et Mises, c’est de dire que le marché est le lieu de la justice – là-dessus il n’y a pas de doute -, mais que si on le laisse aller tout seul, il crée des excès et du chaos. On a donc besoin de la puissance publique pour, d’une part, encadrer le marché, et d’autre part le développer pour que toutes les sphères de la société soient marchandisées, puisque ce marché reste, une fois qu’il est encadré, le porteur de la justice. Cette idée a été beaucoup développée par les ordolibéraux allemands, plus encore que par les Autrichiens : l’État doit être au service de la marchandisation du monde et, dans le cadre du marché, du capital contre le travail puisque le travail n’est qu’une matière première au service du marché.

« On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail. »

Donc on a cette structure-là, d’où découle d’abord la mondialisation des biens et des services, c’est-à-dire leur libre circulation, puis la financiarisation, c’est-à-dire la capacité des capitaux à pouvoir s’allouer librement, et donc de façon optimale. Les États aident à la marchandisation et en même temps, par la pression de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services, se retrouvent dans une obligation de mener cette politique néolibérale. Il y a donc un cycle qui se met en place, qui est le propre du néolibéralisme, ce qui n’était pas forcément le cas dans les phases précédentes de la pensée libérale et on voit d’ailleurs qu’il y a des libéraux qui s’opposent à cette vision du néolibéralisme qui est considérée comme un étatisme par certains. Il y a donc aussi un débat au sein de la pensée libérale autour de cette question. Reste qu’aujourd’hui le capitalisme est géré dans une optique néolibérale, et pas dans une optique libertarienne ou libérale manchestérienne du XIXe siècle. Chez les néolibéraux, il y a aussi cette idée qu’on peut se défendre des accusations d’ultra-libéralisme en disant : « on ne détruit pas l’État, on continue à assurer des revenus minimums pour les plus pauvres, on continue à développer des assurances sociales même si ces assurances sont de plus en plus privées ». En tout cas, on n’est pas dans la destruction complète de l’État. On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail.

LVSL – Pour marquer le contraste vis-à-vis du libéralisme manchesterien…

RG – Exactement. Et c’est quelque chose qu’on voit très bien notamment dans les premiers temps du néolibéralisme avec les gouvernements de Thatcher ou de Reagan, où on voit des déficits publics qui continuent à augmenter ou qui baissent assez modérément, puisque la dépense publique reste importante, elle n’est simplement pas employée de la même façon, c’est-à-dire qu’elle est moins dépensée dans la sphère sociale et beaucoup plus dans la sphère dite régalienne. C’est d’ailleurs ce que défend le gouvernement français avec le budget 2020 puisqu’il demande et je le cite, le « réarmement de l’État régalien » par une augmentation du budget de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice. L’augmentation du budget de la Justice, ce n’est pas pour les tribunaux, elle est au contraire concentrée sur la création de postes de gardiens de prisons. C’est une vision de l’État qui est punitive et vraiment régalienne au sens traditionnel du terme.

LVSL – Votre ouvrage met en exergue une contradiction : la France est à la fois le pays de la résistance au néolibéralisme depuis 1945 et la nation européenne qui a été peut-être parmi l’une des plus précoces dans son développement par l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?

RG – Il faut distinguer l’histoire de la pensée néolibérale et celle du paradigme néolibéral. Dans la pensée néolibérale, la France joue un rôle fondamental. D’abord, le néolibéralisme naît en France en 1938 avec le colloque Walter Lippmann ; puis il y a de grandes figures, notamment Jacques Rueff. Ces figures-là sont très critiques dès la mise en place du modèle social de l’après-guerre. Dès les années 1950, sous la IVe République, on commence à avoir une volonté de détricoter ce que l’on vient de mettre en place dans la période de l’immédiat après-guerre. Cela s’accentue sous la Ve République, avec le fameux rapport Rueff-Armand remis en 1960 au gouvernement, qui est en fait l’ancêtre de tous les rapports Minc, Attali, qui vont se succéder au cours des années 1990-2000. Il dit que le modèle social français est un obstacle à la compétitivité de l’économie, et à sa modernisation. Au cours de la période gaulliste, on tente d’introduire un peu plus de libéralisme dans l’économie française, un peu plus de compétition, etc. Seulement, on est dans un autre paradigme dominant au niveau mondial, qui est le paradigme keynésien, donc il n’est pas possible en réalité de détruire ce modèle, parce qu’on a besoin de créer une demande intérieure, on a besoin de créer la société de consommation pour que le capitalisme de l’époque puisse fonctionner. Le gaullisme est donc déjà une sorte d’équilibre entre une volonté néolibérale et une réalité keynésienne. Dans les années 1950-1960, la France est un modèle hybride entre le néolibéralisme et le modèle keynésien.

« En 1983, les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail. »

Lorsqu’arrive l’effondrement du paradigme keynésien dans les années 1970, on pouvait imaginer que, compte tenu de l’importance de la pensée néolibérale en France, celle-ci bascule à son tour dans un paradigme néolibéral. En réalité, la France va conserver sa structure hybride. On va changer de paradigme et la France s’intègre dans ce capitalisme. Il y a un certain nombre de réformes néolibérales, mais en même temps, elle parvient à maintenir un équilibre en conservant un bloc important de transferts sociaux et de solidarité. Même au cours de cette période néolibérale, ce bloc est encore renforcé, via le RMI sous Michel Rocard, les 35 heures, la réforme de l’assurance chômage où l’on met fin à la dégressivité, où l’assurance chômage est assez généreuse : on a un renforcement de ce modèle redistributif parallèlement au développement d’un certain nombre de réformes néolibérales. Se développe à ce moment-là un modèle hybride d’un autre type que celui des années 1960. La classe politique cherche à imposer le modèle libéral, mais la société et la volonté populaire défendent le modèle social et l’équilibre entre travail et capital que l’on avait construit dans les années de l’après-guerre.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Il y a ici un paradoxe et une continuité de l’économie française qui essaie toujours de trouver une sorte de voie moyenne. Jusqu’en 1983 il y a des modernisateurs de gauche, qui pensent que la modernisation va se faire par les nationalisations, par l’organisation de la production, par la planification – c’est des constructions du programme commun puis du programme du parti socialiste en 1981. En 1983 tout ceci est abandonné et les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite l’étaient depuis les années 1950. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale, entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail.

LVSL – Cette introduction du néolibéralisme va s’accélérer dans les années 1980 puis 1990 et 2000 et les gouvernements successifs, que ce soit dès 1983 avec le tournant de la rigueur, avec le gouvernement Chirac en 1986, Balladur en 1993 etc., vont poursuivre peu ou prou le train des réformes et la mise en place de cet agenda avec plus ou moins de zèle. Comment, après 10 ans de Sarkozy et de Hollande, se distingue le moment macroniste ? Y a-t-il une différence de nature ? Qu’est-ce qui fait sa singularité ?

RG – Je pense qu’il faut distinguer ce qu’il s’est passé dans les années 1980, 1990 et 2000 de ce que je considère comme le tournant qui est l’année 2010. Le vrai tournant de la politique française c’est l’année 2010. Je vais revenir sur la spécificité Macron, mais on a effectivement en 1983 cette unité des élites, la première tentative d’une politique néolibérale qui se met en place. Elle est extrêmement impopulaire parce qu’elle est réalisée par un gouvernement qui devait précisément rompre avec la première tentative néolibérale de Raymond Barre, Premier ministre en 1976, qui met en place un plan de réformes dès 1977. Première tentative, échec absolu en 1986 avec une défaite historique de la gauche. La droite revient sur un programme thatchérien et tous ces gouvernements mettent en place des réformes très dures, avec l’idée de réaliser en France ce qu’ont réalisé Thatcher et Reagan, c’est-à-dire un choc néolibéral. Il se trouve qu’à la différence de ce qui se passe aux États-Unis et au Royaume-Uni, non seulement le corps social réagit – il a réagi aussi au Royaume-Uni – mais encore le gouvernement n’arrive pas à dépasser cette résistance et doit revenir en arrière. En 1986, même si beaucoup de choses ont été faites, on se souvient qu’après le mouvement étudiant, on est revenu sur la réforme des universités qui était une réforme très néolibérale, destinée à modeler l’enseignement supérieur sur les besoins de l’offre productive. Il y a aussi eu au cours de la même période la réforme de la SNCF qui est abandonnée suite à une très longue grève des cheminots. Surtout, il y a la défaite de 1988, où ceux qui ont été entièrement battus en 1986 reviennent au pouvoir en se présentant comme moins néolibéraux que la droite. Se met en place l’idée qu’on ne peut pas, en France, avancer sur ces réformes néolibérales si on n’offre pas des compensations au corps social. C’est ce que Rocard avait compris d’une certaine façon dès 1988 et ce que va comprendre ensuite Jospin, ce que va un peu continuer Raffarin dans des proportions moindres. Et c’est là que se développe ce modèle hybride dont je parle.

Quand il se fait élire en 2007, Nicolas Sarkozy compte aller très loin dans le néolibéralisme puisque son idée, c’est de rallier au néolibéralisme une partie de l’électorat du Front National, en alliant néolibéralisme et discours xénophobe, anti-immigration, sécuritaire… En 2007 il y arrive, il commence à faire des réformes assez violentes, puis vient la crise qui le bloque; et en 2010, on a un tournant. Plusieurs éléments témoignent alors du changement assez radical d’un Sarkozy qui, pendant la crise de 2008, s’était converti au keynésianisme, était pour la moralisation du capitalisme et contre les paradis fiscaux, etc. En 2010 qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une réforme des retraites contre laquelle il y a une résistance très forte dans la rue, assez inédite, et la réforme passe quand même. Donc on n’écoute plus la résistance. Première chose. Deuxième chose, il y a la fameuse promenade de Deauville de 2010 avec Angela Merkel où il accepte d’appliquer la politique d’austérité que lui demande l’Allemagne. La chancelière estime que pour lutter contre la crise qui se développe en Grèce, en Espagne et en Irlande, il faut une politique d’austérité, pour rassurer les marchés financiers. Et il faut que tout le monde la fasse. L’Allemagne convainc la France de l’imiter. On l’a oublié mais les budgets 2011 et 2012 votés par la majorité UMP sont extrêmement austéritaires.

« Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française. »

À ce moment, on a quelque chose qui est de l’ordre du tournant parce qu’à la différence de ce qu’il s’est passé jusqu’ici, on réalise des réformes sans compensation pour le corps social, des réformes que l’on impose. Il assez significatif de constater que cela arrive au moment où est rendue la deuxième version du rapport Attali, qui commence par ces mots : « le temps est venu ». On entre dans le moment où les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social. Traditionnellement et comme on pouvait s’y attendre, Sarkozy est battu en 2012 en grande partie sur cette question de la politique économique, puisque François Hollande est élu en grande partie parce qu’il dénonce le monde de la finance et l’austérité de Sarkozy. Sauf que François Hollande est un néolibéral convaincu et bascule très rapidement dans une austérité cette fois fiscale à partir de 2012, puis, à partir de 2014 avec le gouvernement Valls, dans une politique de réformes structurelles très forte, notamment par la loi El Khomri.

Qu’est-ce qui différencie cette période 2010-2017 de ce qui va advenir avec Macron ? C’est que ces réformes sont faites par des partis traditionnels. L’UMP d’un côté, et le Parti Socialiste de l’autre, qui doit trouver des alliés : écologistes, communistes… Lorsque ces partis font ces réformes-là, ils sont toujours confrontés à une opposition interne. Typiquement, c’était les frondeurs pour Hollande. Pour Sarkozy, on voit bien qu’il y a une partie de l’électorat qui l’avait rejoint en 2007 et qui l’a abandonné en 2012 en raison de cette politique d’austérité. En réalité, ces partis-là ne peuvent pas aller très loin dans les réformes. Ils ne peuvent pas faire un choc néolibéral franc, parce qu’ils ont des problèmes de majorité. Ces deux politiques ont été très fortement critiquées par les élites néolibérales, qui y voyaient une politique de petits pas, alors qu’il n’y avait plus de compensations, mais c’était trop de réformes ponctuelles et non des réformes vastes destinées à transformer la politique économique, la culture économique et le tissu économique français. Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française.

« La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. »

À la différence des autres, il va constituer une base sociale qui est acquise à cette idée, constituée en fait de ceux que l’on appelle les « gagnants de la mondialisation », ou ceux qui croient l’être, ou ceux qui ont un intérêt à ce que la politique soit du côté du capital plutôt que du travail, ou qui s’identifient à cette politique pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça représente à peu près un cinquième de l’électorat français, qui sait exactement ce qu’il veut : en bref, il veut les conclusions de la commission Attali. Emmanuel Macron est l’homme qui s’identifie à cette base sociale, qui s’identifie aux intérêts du capital, qui va pouvoir mener une politique néolibérale franche et un choc de réformes structurelles sur l’économie française. C’est là-dessus qu’il va construire son programme électoral, autour de l’idée de « libérer les énergies » etc., soit la version communicante des réformes structurelles destinées à libérer le capital en France.

La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. Sarkozy et Hollande ont commencé cette politique, mais ils devaient faire avec des contre-pouvoirs internes de type électoral ou politique. Le parti de Macron vise quant à lui à appliquer ces réformes néolibérales : il est constitué pour ça. Est présente l’idée qu’il faut faire un choc très fort dès le départ, le quinquennat commence par les ordonnances sur le code du travail qui achèvent la loi El Khomri. Donc tout ce qui avait été retoqué pour des raisons d’équilibres internes au Parti Socialiste dans les lois El Khomri a été recyclé par les ordonnances Macron sur le code du travail. C’est l’achèvement de ces réformes-là, c’est la fin de la politique des petits pas. Et tout le quinquennat Macron va être le quinquennat de ces réformes structurelles que les politiques d’avant ont refusé ou rechigné à faire.

LVSL – Vous revenez dans votre livre sur l’épisode des gilets jaunes et sur l’inévitable face-à-face entre le pouvoir d’une part et les classes populaires de l’autre, et prédisez par ailleurs un durcissement de la politique macronienne et l’avènement d’une démocratie autoritaire. Cependant en matière sociale, le pouvoir a beaucoup communiqué sur l’acte II du quinquennat, placé sous les auspices de la concertation et du dialogue. Quel crédit apporter à ce nouveau discours ? Est-ce que la stratégie de chocs structurels permanente est pérenne ?

RG – On commence à voir que l’acte II est une vaste blague pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune des réformes structurelles qui sont en chantier n’ont été remises en cause, que ce soit la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. Tout ça continue de façon très claire. Surtout, se poursuit un continuel travail de sape de l’État social tel qu’il a été construit après la guerre. Le deuxième acte de la réforme du marché du travail, c’est la réforme de l’assurance chômage qui a été imposée d’en haut, par l’État. C’est typiquement ça le néolibéralisme. L’État qui décide de lui-même, sans écouter les partenaires sociaux, sans essayer de construire un compromis entre le capital et le travail, le patronat et les syndicats, qui décide de prendre acte de l’incapacité des deux partis à trouver un compromis, qui n’essaie pas de prendre un peu d’un côté et un peu de l’autre, mais choisit de mener une politique franchement du côté du capital. En faisant quoi ? En détruisant les droits des chômeurs, avec un recalcul des allocations chômage qui va provoquer dans les mois et les années qui vont venir un appauvrissement des chômeurs qui sera très fort.

« On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé, et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail. »

Les chômeurs seront obligés de travailler et donc de se conformer à l’offre de travail, c’est ça le néolibéralisme, c’est forcer les gens à rentrer sur le marché. Même si ça ne correspond pas à leurs vœux ou à leur formation : « je n’ai plus rien pour vivre, il faut que je trouve un travail, n’importe lequel ». Cette réforme de l’assurance chômage touche aussi les cadres, qui devront trouver un emploi très rapidement pour éviter cette dégressivité. On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail.

Ça ne représente à terme que deux milliards et demi d’économies, mais sur la structure et le fonctionnement de l’économie et de la société françaises, c’est quelque chose de majeur, c’est un changement continuel. Le régime d’assurance chômage qui avait été maintenu depuis l’époque Jospin était un des filets de sécurité sociaux les plus développés d’Europe et c’était quelque chose qui permettait justement à la société française de trouver son équilibre. Là, on le détruit. Donc l’acte deux comme un acte « social », rien que par cette réforme, c’est déjà très contestable. Deuxième réforme, c’est l’article 3 du projet de financement de la Sécurité sociale qui entérine dans la loi la non-compensation des baisses de cotisations pour la Sécurité sociale. C’est-à-dire que l’État décide de baisses de cotisations pour favoriser le profit et l’accumulation du capital. Depuis 1994 on compensait, parfois on trouvait des moyens techniques de ne pas le faire, mais en général on compensait ces baisses de cotisations. Ça avait été décidé sous Édouard Balladur en 1994 avec la loi Veil – quand je dis que dans les années 1990 on essayait toujours d’avoir un peu d’équilibre, en voici un exemple. Cette politique n’est plus compensée, ce qui veut dire que la Sécurité sociale devra réaliser des économies pour compenser les baisses de cotisations accordées aux employeurs : c’est la Sécurité sociale, donc le système social et donc les filets de sécurité sociaux qui vont financer la politique néolibérale du gouvernement.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Quant à la réforme des retraites, comme c’est explosif, ils essaient de diluer en faisant une fausse deuxième concertation… Mais cette réforme des retraites est toujours à l’agenda, le Président de la République l’a annoncée pour l’été 2020. Son principe ? C’est de passer d’un système où nous avons des prestations définies (vous avez tant d’annuités, vous avez telle retraite) à un système de cotisations définies (vous savez combien vous cotisez, combien de points vous acquérez, puis on va calculer selon la valeur du point combien ça va vous faire en pension). De quoi dépendra la valeur du point ? D’un critère qui n’a jamais bougé qui est que la dépense de retraite dans le PIB doit être de 14%. Comme on va avoir plus de retraités dans l’avenir, on va diviser la distribution et on va paupériser les retraités. Ce sont les retraités qui, par la baisse de leurs prestations, vont payer ce système et payer surtout le fait que le système soit à coût défini. Quelles en seront les conséquences ? Si vous voulez avoir une retraite de qualité ou en tout cas suffisante pour vivre, devant cette incertitude, vous devrez prendre une retraite privée par capitalisation à côté. La seule fonction de cette réforme, c’est de développer l’assurance retraite privée.

« On fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire : c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion. »

Trois éléments très importants attaquent l’État social et le compromis social français dans le cadre de cet acte deux. Pendant ce temps, on nous explique que l’acte deux est un acte social parce qu’on baisse l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu touche 40% des contribuables français et sa baisse est financée par le déficit de la Sécurité sociale, par la poursuite de l’austérité dans l’hôpital qui va devoir encore cette année économiser 800 millions d’euros alors qu’il se trouve dans une crise épouvantable, par le gel des APL – enfin, la « contemporéanisation des APL » – qui est en fait une baisse des prestations, par l’assurance chômage comme je vous l’ai dit. En somme, on fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire: c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion.

Maintenant est-ce-que ça fonctionne ? Si l’on considère le mouvement des gilets jaunes, on peut penser que même si la révolte a un point de départ financier avec la taxe carbone, la réflexion a ensuite pris un peu de hauteur et elle s’est posée la question de savoir si l’on doit avoir des marchés partout, est-ce-que je dois être soumis en permanence à cette tension de l’offre et de la demande, est-ce-que je ne suis qu’un consommateur ? tout ça a été présent dans la révolte des gilets jaunes et s’est diffusé… En baissant l’impôt sur le revenu, on envoie le message qu’on n’est qu’un consommateur, qu’on peut par ailleurs baisser les prestations, qu’on peut réduire la croissance des dépenses publiques parce que tout ça va être compensé par la libération du pouvoir d’achat, mais c’est un jeu de dupes et il n’est pas à exclure que dans le contexte français ce jeu de dupes ne soit pas couronné de succès…

LVSL – Malgré la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron poursuit sa politique au point que celle-ci prend des allures de fuite en avant. À ce propos, vous évoquez dans votre livre l’avènement d’une « démocratie autoritaire », à quoi ressemblera-t-elle selon vous ?

RG – Dans la réponse aux gilets jaunes, il n’y a eu aucune concession sur les réformes structurelles engagées. La réforme du marché du travail est toujours là, la réforme de la SNCF est toujours là, les privatisations ont été lancées, et surtout la réforme de la fiscalité du capital qui, avec la réforme du marché du travail, est un des points centraux de la politique néolibérale de Macron, n’a pas été remise en cause : il en a fait une ligne rouge absolue. Même si elle ne se résume pas à ça, un des éléments centraux de la politique néolibérale c’est le creusement des inégalités. Les derniers chiffres qu’on a eus sur les inégalités en 2018 sont extrêmement inquiétants. Tout le monde s’est concentré sur cette histoire de taux de pauvreté hors compensation des APL, mais la réalité c’est que l’indice de Gini a augmenté comme jamais en France : c’est le produit de la réforme de la fiscalité du capital et c’est aussi l’un des éléments déclencheurs de la crise des gilets jaunes. On demande aux gens de payer plus pour l’essence alors qu’on a libéré des milliards pour les plus fortunés. Alors comment fait-on lorsque l’on a cette politique et en face un corps social qui rejette cette politique inégalitaire ? C’est pour ça que les baisses d’impôt sur le revenu ne sont pas forcément certaines d’être couronnées de succès. De fait, la baisse d’impôt arrive en 2020 mais les gens qui payaient l’ISF ne le paient plus depuis 2018 et nous parlons du même montant : c’est cinq milliards, donc eux ont déjà gagné quinze milliards quand les onze millions de ménages concernés par la baisse de l’impôt sur le revenu auront gagné cinq milliards… On n’est pas dans la réduction des inégalités, quoiqu’ils en disent.

« La poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort. »

Alors comment on fait face à ça ? On fait taire les oppositions, d’une certaine façon je n’ai même pas besoin de vous dire à quoi ça va ressembler, c’est déjà là. C’est la loi anti-casseurs qui autorise la police à arrêter en amont des manifestants, c’est une loi qui autorise à verbaliser des gens qui sont sur des endroits de manifestation. C’est une loi qui interdit d’aller dans une manifestation en se protégeant des gaz lacrymogènes, des flash-ball, de la répression policière. Je ne vais pas m’étaler, tout le monde le voit, la répression s’était déjà durcie sous Sarkozy et sous Hollande, c’est contemporain de l’évolution vers un néolibéralisme plus radical. Le maintien de l’ordre à la française reposait jadis sur l’idée selon laquelle « on cogne dur mais on ne fait pas de blessés », maintenant c’est « on fait un maximum de blessés ». Je vous rappelle quand même que l’État chinois a présenté la loi anti-casseurs française comme un modèle dans le cas de Hong-Kong, ils ont même tweeté là-dessus… Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur chilien peut s’étonner qu’on l’embête sur la répression des manifestations, la France fait la même chose.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Nous sommes face à un paradoxe que j’ai résumé sous le terme – qui est sans doute contestable – de « démocratie autoritaire », d’une démocratie qui fonctionne a minima, mais qui fonctionne, on a des élections où personne ne vous dit pour qui voter : vous votez dans l’isoloir, il n’y a pas de pression sur l’exercice du vote. Mais en parallèle vous avez une répression policière, une répression d’État extrêmement forte pour dissuader le corps social de réagir aux réformes néolibérales. Il y a une sorte d’étouffement des contestations qui correspond à une évolution dans le modèle français puisque jadis les gouvernements étaient confrontés à une contestation du corps social et devaient répondre à cette contestation, parfois aussi par la répression, soyons honnêtes, mais cette répression devait s’accompagner de politiques d’apaisement. C’est terminé, nous n’avons plus de politiques d’apaisement : la poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort.

LVSL – Élargissons la focale et considérons les grands équilibres européens. À l’issue de l’élection de 2017, les ambitions françaises au niveau européen étaient claires : rentrer dans les clous budgétaires et obtenir en échange des progrès en matière de budget européen. Depuis dix ans désormais, l’élaboration des politiques d’austérité se justifie par la contrainte européenne. Quel regard portez-vous sur la stratégie européenne d’Emmanuel Macron à l’heure où l’Allemagne montre de réels signes de faiblesse ?

RG – Regardez ce que dit Emmanuel Macron, notamment dans une interview à Ouest-France juste avant l’élection : il explique que l’Allemagne a réussi parce qu’elle a fait des réformes et qu’elle attend maintenant de nous qu’on fasse la même chose… Les réformes structurelles engagées sont similaires à ce qu’avait fait l’Allemagne dans les années 2000, ce sont des réformes Hartz à la française. Ainsi l’Allemagne serait satisfaite et on serait récompensés de nos efforts par un changement de politique outre-Rhin… C’était ça l’idée de Macron et c’est un échec complet, l’Allemagne est totalement indifférente à ce qui se passe en France, et de toute façon cette politique de course à l’échalote des réformes est toujours perdue d’avance parce qu’il faut toujours aller plus loin. Face à ça, Macron n’a aucune stratégie alternative et poursuit donc cette pseudo-stratégie où il prétend pouvoir arracher quelque-chose à l’Allemagne. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On aurait toutes les raisons de penser que l’Allemagne est en situation de faiblesse et que la France peut lui imposer des éléments de relance budgétaire et d’investissement. Rien du tout : dans le débat allemand la France est totalement absente, ça ne compte pas, la volonté d’Emmanuel Macron n’a aucune incidence sur le débat outre-Rhin autour de la relance budgétaire et de l’investissement public. Si l’Allemagne relance un jour et investit – ce qui me semblerait étonnant – ce ne sera pas grâce à Macron et certainement pas grâce à ses réformes ou grâce à la croissance pseudo-supérieure – on ne parle quand même que de 1,3%, de la France par rapport à l’Allemagne. Nous sommes donc là dans une impasse totale. On a bien du mal à définir une politique européenne de Macron. C’est au coup par coup, en termes de vision globale de l’Europe il n’y a rien du tout…

« Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital. »

Je souhaite juste rajouter un élément qui me semble important : même si l’Union européenne est effectivement une structure qui économiquement était constituée autour d’une idée libérale, peut-être même une structure punitive comme on l’a vu pendant la crise de la dette ; dans le cadre français ce n’est pas l’Europe qui demande. L’Europe demande, mais en réalité si nous avions un gouvernement qui ne le faisait pas je ne sais pas ce qu’il se passerait. La pression et la volonté de réforme viennent du gouvernement français. C’est Macron qui décide de réformer. C’est la politique française qui décide d’utiliser l’Europe pour mener à bien ses politiques. Ces politiques de réforme ont été mises à l’agenda par un candidat devenu président de la République et qui a décidé de son propre chef d’en faire le socle d’une politique européenne. Effectivement ça échoue, mais on ne peut pas dire en France, comme par exemple dans le cas de la Grèce ou de l’Italie, qu’il y ait eu une sorte d’ultimatum de l’Europe pour réaliser ces réformes – quand bien même l’Union Européenne pousse dans ce sens. Je ne suis pas en train de dire que l’Europe n’y est pour rien, mais Macron ne peut pas se prétendre soumis à une pression européenne qui le contraindrait à mener ces réformes. C’est lui qui a défini sa politique européenne, il explique devoir faire des réformes pour obtenir des concessions allemandes, or ce n’est écrit nulle part, c’est absurde et c’est lui qui le définit…

LVSL – De la même manière qu’en 1981 la gauche est arrivée au pouvoir en France tandis que s’amorçait déjà le cycle thatchérien et reaganien, n’a-t-on pas l’impression que l’élection d’Emmanuel Macron – célébrée comme une divine surprise un peu partout en Europe – s’inscrive à contretemps d’un cycle mondial déjà finissant qui était celui du néolibéralisme triomphant, à l’heure où les frontières et certains régimes autoritaires ou simplement protectionnistes se mettent en place un peu partout ?

RG – Je pense qu’effectivement le néolibéralisme est arrivé à sa limite. À l’origine, pourquoi le néolibéralisme intervient ? Parce que la capitalisme keynésien était à bout de souffle, il était soumis à la pression du monde du travail qui voulait aller plus loin – souvenez-vous de tous les mouvements des années 1960 et 1970 qui poussent vers une plus forte autogestion des travailleurs, vers davantage de concessions de la part du capital; et surtout les profits baissent. À cela il faut ajouter tous les symptômes de la crise du keynésianisme que sont les désordres monétaires, l’inflation, etc. Le néolibéralisme propose une solution et promeut une politique en faveur du capital pour relancer le taux de profit. Il a été mis en place dans le cadre de la mondialisation, qui a permis d’obtenir une relance des taux de profit par une baisse des coûts de production, par la financiarisation, etc. Quels sont les grands défis aujourd’hui ? La transition écologique, les inégalités et dans certains cas le rejet du consumérisme. Le néolibéralisme est incapable de répondre à ces défis-là. Il est même incapable de répondre au défi de la croissance économique puisqu’elle ne cesse de ralentir, que la croissance de la productivité ralentit elle aussi et que pour créer du profit il est en permanence obligé de comprimer le coût du travail. Va s’engager une fuite en avant du néolibéralisme qui va créer toujours plus d’inégalités et toujours plus de dégradations écologiques…

Le néolibéralisme n’a plus d’autre solution que de tourner à vide. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale où celui-ci est incapable de répondre aux défis du moment mais reste sans alternative. Nous sommes donc, comme vous l’avez dit, face à une sorte de fuite en avant.

La France avait un système mixte et équilibré, qui aurait pu être une forme de modèle pour ceux qui cherchent à sortir du néolibéralisme, et c’est à ce moment-là qu’on décide, nous, de faire notre révolution thatchérienne. On est effectivement totalement à contre-courant et à contretemps des défis du moment. Au niveau mondial, il y a des révoltes un peu partout directement ou indirectement liées à cette crise du néolibéralisme. Liées également à une crise de la démocratie puisque le néolibéralisme c’est l’idée de la démocratie tempérée, de la démocratie qui ne s’occupe pas des choses sérieuses, c’est à dire de l’économie et des marchés. Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle, et ça tout le monde le sait, tout le monde le sent, la crise grecque en est d’une certaine façon l’illustration. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital.

Face à cette loi-là, les révoltes démocratiques et sociales se multiplient partout dans le monde. La première de ces révoltes c’est d’ailleurs les gilets jaunes en France. La demande des gilets jaunes, c’est quoi ? Vous ne pouvez pas nous faire payer si vous ne faites pas payer les riches et, deuxièmement, on veut avoir notre mot à dire : c’est donc une crise sociale et démocratique. Le mouvement des gilets jaunes a été structurant, ce n’est pas pour rien qu’on les revoit au Chili, en Irak, en Égypte, à Hong-Kong Les gilets jaunes sont la première grande crise du néolibéralisme.

À cela, vous avez trois réponses. La première réponse c’est de continuer comme avant, on ne s’occupe de rien et on va au désastre, vers une crise climatique et sociale aiguë et vers la confrontation. La deuxième réponse, c’est que face à ces désordres provoqués par la crise du néolibéralisme, celui-ci s’allie pour survivre avec des tendances fascistes ou autoritaires. En France, on commence à évoluer vers une vision plus autoritaire de la société et il s’opère ainsi une sorte de fusion entre le néolibéralisme et le néofascisme comme on le voit dans les pays de l’Est déjà, ou dans une moindre mesure avec Trump, ou à partir de 2015 avec le durcissement du régime chinois qui correspond à une crise de croissance. On ne peut pas exclure de voir advenir, à droite de Macron, cette fusion entre les néolibéraux et les néofascistes. Face à la crise, le corps social réclamera de l’ordre et on entrera dans un régime autoritaire qui, économiquement, sera le sauvetage de l’ordre existant. Puis le troisième scénario, qui est plus hypothétique, c’est que l’on arrive à proposer autre chose, à sortir de ce cadre néolibéral.

Dans le capitalisme, hors du capitalisme, peut-être que c’est mal poser la question, je n’en sais rien. En tout cas, on peut imaginer que quelque chose propose une alternative, ce qui n’est pas évident parce que la société est depuis cinquante ans travaillée par ces tendances néolibérales. Les luttes sont très individualisées, centrées sur différentes questions, les gilets jaunes vont parler de démocratie directe, du prix de l’essence, de niveau de vie dans certains cas, les hôpitaux vont demander davantage de moyens, les cheminots vont parler du statut des cheminots, etc. Il est très difficile de faire le lien entre toutes ces luttes et surtout de les transcender pour que ces luttes se transforment et puissent proposer un changement de paradigme économique et social. Le défi est là. Il y a quand même quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence…


https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.htmlLa guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. Romaric Godin.

Éditions La Découverte, 250 pages, 18€.

 

 

 

 

 

Les gilets jaunes responsables du « trou de la Sécu » : analyse d’une manipulation médiatique

À l’occasion du nouveau Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS), passé en première lecture à l’Assemblée nationale malgré une fronde ralliant l’opposition à une partie de la majorité, ressurgit un refrain qui avait déjà entonné cet été : “Les gilets jaunes ont coûté cher au pays”, auquel s’ajoute la rengaine tant attendue sur le “trou de la Sécu”. Non content de faire porter aux gilets jaunes le chapeau des échecs de sa politique de baisse de cotisations sociales, le gouvernement, bien aidé par certains éditorialistes, essaie de masquer aux Français le véritable objectif de la non-compensation par l’État des comptes sociaux. Explications par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Depuis cet été, une petite musique s’est installée dans la sphère médiatique à l’instigation du gouvernement : les mesures « sociales » censées répondre à la crise des gilets jaunes seraient à l’origine des difficultés budgétaires du gouvernement, alors que d’autres analyses tendraient à démontrer l’impact relativement positif de ces mesures. Reprise en cœur, entonnée en cadence, cette ritournelle revient ces derniers jours avec la question de la réduction du déficit public, dont le montant actuel s’élève à 3,1 % de PIB pour 2019 au lieu des 2,2 % initialement prévus dans le Projet de loi de Finances pour 2019.

RTL gilets jaunes sécu
Capture d’écran, site RTL.fr

La sanction ne se fait pas attendre : la Commission européenne rappelle le gouvernement français à l’ordre, et le ministre de l’économie et des finances de plaider le contexte social ainsi que le ralentissement économique structurel en Europe. Pourtant un doute surgit : les 10 milliards « offerts aux gilets jaunes » ne seraient-ils pas un écran de fumée destiné à cacher une réalité plus crue, à savoir le coût économique et social des politiques néolibérales du gouvernement Philippe, notamment les baisses de cotisations sociales liées à la conversion du CICE en baisse de « charges » ? Un petit retour historique s’impose pour saisir la profondeur des débats autour de ce nouveau PLFSS, qui constitue une menace majeure contre le modèle social français, en passe d’être sacrifié sur l’autel du néolibéralisme et de la flexisécurité. 

Le modèle social français, enfant chéri de la Révolution et du mouvement ouvrier

L’histoire du modèle social français, dont la Sécurité sociale a pu apparaître comme l’aboutissement, s’inscrit en effet dans le vaste cycle des révolutions qui découlent à la fois des principes de la Révolution française, et de l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Les principaux acteurs de la mise en place du programme du Conseil national de la Résistance et en particulier de la Sécurité sociale étaient ainsi convaincus de vivre une période révolutionnaire.

En juin 1793 déjà, la République montagnarde proclamait une nouvelle Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissait pour la première fois des droits sociaux au peuple, en instituant que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » À travers ce droit et cette « dette sacrée » de la Nation envers l’individu, se profile déjà le principe de la Sécurité sociale, en lui associant un droit au travail garanti par l’État, et en reconnaissant des droits sociaux à ceux qui ne peuvent travailler, à savoir les invalides, les personnes âgées, ou encore les femmes enceintes.

Ces mesures prévues de façon très précoce, à l’aube de la Révolution industrielle, visent essentiellement les plus pauvres, et ne sont pas, contrairement à la Sécurité sociale, une émanation du travail à vocation universelle. Elles consacrent plutôt la « reconnaissance constitutionnelle d’un droit à la protection sociale » à travers une « dette nationale », selon l’historien Guy Perrin, qui insiste par ailleurs sur « l’influence personnelle de Robespierre dans l’extension des droits de l’homme à la protection sociale ». Toutefois, ce droit est longtemps resté théorique, puisque les Montagnards n’ont eu ni les moyens ni le temps de les appliquer, avant leur chute et l’avènement de la République thermidorienne, d’essence nettement plus libérale.

Les transformations sociales du XIXe siècle, marquées par l’apparition du prolétariat et la constitution du mouvement ouvrier, vont rappeler l’urgence d’une telle législation. Cette reconnaissance d’un droit à la protection sociale des travailleurs est ainsi au cœur de l’idéologie socialiste, qui s’est développée en réponse à la question sociale et aux préoccupations liées aux conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière marquées par l’insécurité, la misère et l’insalubrité, et aux inégalités de classes de manière plus générale.

Les premières mutuelles ouvrières de secours apparaissent dans ce contexte de lente organisation de la classe ouvrière, dès le début du XIXe siècle. En 1848, les ouvriers parisiens réclament un droit au travail garanti par l’État, ainsi que le droit à la protection en cas de maladie ou d’incapacité, qui aboutissent à l’établissement des Ateliers nationaux.

L’Internationale ouvrière réaffirme elle aussi, en 1904, le droit aux soins, aux retraites et à l’indemnisation du chômage : « Les travailleurs de tous les pays ont donc à réclamer des institutions par lesquelles la maladie, les accidents, l’invalidité soient le mieux possible prévenus. »

Ces revendications sont au cœur de la pensée républicaine et sociale de Jean Jaurès, qui affirmait par exemple à Albi en 1906 que : « La République, stimulée par le socialisme, pressée par la classe des travailleurs, commence à instituer cette assurance sociale qui doit s’appliquer à tous les risques, à la maladie, comme à la vieillesse, au chômage et au décès comme à l’accident. »

« Telle est la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, et dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, par les représentants des travailleurs eux-mêmes. »

Faisant écho aux oppositions qui émanaient déjà de certaines organisations contre la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, la CGTU se prononçait contre le projet d’Assurances sociales présenté en 1920, en raison de son opposition au versement ouvrier, affirmant que « c’est la classe ouvrière qui finira par solder les assurances sociales ».

La Sécurité sociale telle qu’elle est envisagée à la Libération reprend donc les revendications principales de cette longue tradition. Couverture des risques, volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau », gestion par les travailleurs eux-mêmes : tous ces principes trouvent déjà bel et bien leur expression dans les luttes antérieures des partisans d’une République sociale et du mouvement ouvrier. En ce sens, 1945, en plus de tourner la page de la guerre, doit aussi renouer avec l’esprit de 1936 et des conquêtes du Front populaire.

Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération vise à justifier la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

Dix ans plus tard, Pierre Laroque mettait en perspective la dimension révolutionnaire du projet de Sécurité sociale avec l’histoire des révolutions : « Peut-être y a-t-il aussi à cet échec partiel des volontés révolutionnaires de la Sécurité sociale une autre raison que nous retrouvons dans toute l’histoire politique française depuis un siècle et demi, c’est que les transformations profondes en France […] se sont toujours faites par des révolutions violentes et brutales. » Ce commentaire démontre en tout cas l’inachèvement de cette « révolution », terme auquel on préférera d’ailleurs rapidement l’expression moins ambitieuse et moins clivante de « réforme de structure », qui se généralise dès l’automne 1945, alors que les communistes entrent au gouvernement fin novembre, et avec eux Ambroise Croizat, au ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

Réformer la “Sécu”, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

« Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. »

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif tandis qu’en 1995, l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

La portée polémique était manifestement assumée et recherchée de la part du candidat d’En Marche!, dans sa stratégie d’établissement d’une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour ce tenant du nouveau monde, que le modèle social français appartient désormais au passé.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause. Le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public en hausse cette année de 0,1 %.

À travers cette stratégie inconsciente, les chroniqueurs étant sincèrement (idéologiquement) convaincus de leurs arguments, se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs du PAF impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie »

Ainsi la stratégie globale déployée par le pouvoir politique libéral est entérinée par l’acquiescement quotidien des chroniqueurs médiatiques court-termistes, et laisse le citoyen sans perspective d’explication de la cohérence d’ensemble de ces politiques, dont l’objectif est de grever d’année en année le budget de fonctionnement des services publics (4,2 milliards d’économies réalisées dans le budget de la santé cette année encore).

Toute cette rhétorique du Français fainéant et naïf face aux impératifs budgétaires est alimentée et diffusée dans la société par deux facteurs. D’une part, l’homologie d’intérêts entre sphère médiatique et sphère politique décrite par Pierre Bourdieu (cf. Langage et pouvoir symbolique, partie II, ch.2), qui fait que les chroniqueurs n’ont pas besoin de réagir à autre chose qu’au stimulus apparemment décousu de l’actualité quotidienne – dont le rythme est donné par le gouvernement – pour rendre service à la fois à leur propre carrière de commentateur audiovisuel ou écrit, mais dans le même temps au discours dominant. En passant du coq à l’âne en permanence, la chronologie thématique de l’écosystème médiatique donne le spectacle d’un monde complexe, incompréhensible pour le Français moyen, surtout en matière économique, ce qui tend à légitimer l’idéologie dominante de l’ensemble de la classe sociale bourgeoise à laquelle appartiennent les acteurs des mondes politiques et médiatiques : le néolibéralisme. 

Deuxième facteur, donc: la cohérence interne de l’idéologie néolibérale qui donne leurs directions aux politiques publiques, et dont la formule pourrait être résumée par Christian Morrison, dans son rapport de 1996 pour l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » : rendre dysfonctionnels les services publics, afin de légitimer davantage leur privatisation auprès de l’opinion, puisque le marché est meilleur gestionnaire de l’accès aux services que l’administration étatique. De la même façon que l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire s’appuie ainsi sur le traditionnel usager mécontent face à la grève des cheminots, ici, la ritournelle de la nécessité de réformer le système de retraites et de santé est soutenue par les séquences médiatiques autour du déficit des comptes de la Sécurité sociale.

Mais la volonté du gouvernement de ne plus compenser les pertes des comptes sociaux, révèle ici une faille dans le dispositif classique « usager mécontent = nécessité de réformer », qui repose lui-même sur le mythe que « la concurrence fera baisser les prix et améliorera les services ». En effet, en créant une levée de boucliers jusque dans sa propre majorité, le gouvernement donne ici une image trop criante de sa cohérence néolibérale, et rend difficile la tâche d’explication-justification (cf. « pédagogie ») dévolue aux médias, ces derniers doivent composer avec l’argument donné par le gouvernement : hausse des déficits à cause des mesures gilets jaunes inopinées, rappel à la rigueur de la Commission européenne …

« Le gouvernement révèle au grand jour son intention véritable. D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux, tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé. »

En réalité la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux? 

L’argument fallacieux de « la faute aux gilets jaunes » cache en effet une couleuvre que même une partie de la majorité présidentielle ne parvient pas à avaler. En revenant sur la disposition de la loi Veil de 1994, qui impliquait la compensation par l’État de toute baisse de cotisations sur le déficit de la Sécurité Sociale, le gouvernement tente à nouveau de surfer sur la vague médiatique de l’été : la faute aux gilets jaunes, à hauteur de 2,7 milliards selon eux. Mais il révèle surtout au grand jour son intention véritable. 

D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux (ne pas rembourser les baisses de cotisations, c’est agir sur le budget de la Sécurité sociale), tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.

Enfin, la non-compensation des baisses de cotisations entérinée par le nouveau PLFSS renforce à long terme la projet de société néolibéral prôné par les plus grands fonds d’investissement du monde, comme Black Rock, qui organise un puissant lobbying auprès de la Commission européenne en vue de l’ouverture des systèmes de retraites européens au modèle par capitalisation. Rappelons au passage que Black Rock détient 5% du capital d’Atos, entreprise dont Thierry Bretton était le patron avant d’être désigné par Emmanuel Macron comme candidat au poste de commissaire aux questions industrielles et numériques.

Les usages modernes de la figure de l’exclusion, le conflit apaisé

https://pxhere.com/fr/photo/1556715
Homme assis dans la rue, en 2018. Domaine public

Le 25 février dernier, déposées par la rosée macronienne matinale, la twittosphère découvrait des photos du président de la République, en habits de ville, accroupi aux côtés du Samu Social, bien décidé à partager bienveillance et humanité avec les victimes de l’exclusion. Au-delà de la simple opération de communication, sur le modèle de celles que l’espace politico-médiatique nous délivre quotidiennement, ces clichés révèlent la logique profonde qui porte, aujourd’hui, la figure de l’exclu, victime d’un conflit apaisé, avec beaucoup de sang mais sans armes, avec un lit d’abattus sans aucun responsable.


Le champ politique est un espace où le langage règne en maître. Il est la voix qui porte les idées, organise les pensées, les traduit autant qu’il les modèle. Plus que ce qu’il dit, il nous intéresse pour ce qu’il nous dit de la politique et de l’état actuel du champ des idées. On sait avec Gérard Noiriel et Lucien Febvre que « faire l’histoire des mots, c’est déjà introduire le doute sur les évidences de tous les jours »[1]. Le social est ce qu’il nous semble être. Il est ce que nous en percevons. Et en ce sens, les discours sont parmi les premiers actes de mise en forme du social. La politique est elle aussi un monde comme volonté et représentation. Toutes les communautés qui nous classent et où l’on se classe en retour sont des constructions historiques auxquelles les actes de langage ont largement participé[2]. La sociologie américaine, et Goffman en tête, nous en a beaucoup dit sur les procédés qui s’opèrent lors de la construction des catégories et des frontières qui les bordent. L’usure de l’usage arrose l’idée facile d’une réalité donnée, immuable, et d’un discours qui ne fait que la dire, oubliant que ce qui dit, fait.

En France, les années 1980 ont bouleversé les lignes idéelles qui s’étaient fixées autour d’une gauche dont les stratégies électorales avaient poussé à la réaffirmation révolutionnaire[3] et d’une droite au pouvoir depuis de nombreuses années, et donc enfermée dans son incarnation du système. La gauche – et pas seulement socialiste – voyait dans la stratégie d’opposition, la clé de la victoire. Pour gravir les marches du pouvoir, il fallait s’opposer fermement. Pour cela, il fallait affirmer ostensiblement un camp, marquer d’un trait épais la frontière avec l’autre camp, garder dans le sien tout ce que l’on voulait pour jeter dans l’autre tout ce que l’on haïssait. En s’asseyant du côté des perdants, des possédés et des exploités, pour se définir comme pour s’imaginer triomphant, il fallait dessiner un autre, c’est-à-dire des gagnants, des possédants, des exploitants. La partition sociale s’opérait alors selon une logique haut-bas. Un tel schéma faisait donc des victimes des victimes du système – et dans le verbe de gauche, des victimes du capitalisme – et des exploitants des coupables. Ce type de lecture est indissociable d’une dimension collective constituée par – Arendt l’a fort justement souligné – la conscience et la défense d’un intérêt commun, lesquelles encouragent l’instinct de conservation.

Nombreux sont les travaux à avoir souligné le rôle du discours de classe sur l’existence de la classe. Il est acquis que « les partis font les groupes qui font les partis »[4]. On sait avec l’étude profonde de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur La Condition ouvrière que les raisons économiques et industrielles – certes décisives – n’épuisent pas à elles seules l’explication de la dissolution de ce qui était le mouvement collectif le plus important du siècle passé. La conscience de classe s’étant progressivement évaporée, la conscience, et donc la défense, des intérêts communs disparaissaient dans le feu du même incendie. Nombreux sont ceux à avoir analysé l’émergence de la figure individuelle et à avoir souligné les raisons socio-économiques, industrielles et culturelles la gouvernant. Les recompositions à l’œuvre engagent un processus de repositionnement idéelles. L’analyse des termes qui les composent – en l’occurrence, l’exclusion – nous permettra d’en esquisser quelques traits importants.

« Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie »

Tout ce que l’on a dit sur les processus de catégorisation et d’identification et tous les développements dont cela découle se retrouvent résumés dans ce vers d’Éluard : « Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie ». L’ouvrier d’hier, cœur de la classe ouvrière, tout en pouvant s’incarner individuellement, ne cessait d’être réinscris dans son ensemble et donc dans le mouvement collectif. L’immigré était un travailleur immigré, pris dans le conflit de classe et intégré à ce titre dans les rapports sociaux. Les grands conflits sociaux – en France comme ailleurs – étaient des vecteurs privilégiés d’intégration des immigrés qui se retrouvaient embarqués dans des problématiques françaises au même titre que les français. Dans le conflit de classe, la double identité de travailleur immigré penchait en faveur de la première. Les entreprises étaient, dans le vocabulaire de la gauche, des matrices des rapports d’exploitations et produisaient des exploités. Et par le pouvoir des mots, les ouvriers ont cessé d’appartenir à la classe ouvrière, les travailleurs immigrés sont devenus de simples immigrés, l’entreprise est devenue le lieu de tous nos espoirs de croissance, une terre de dialogue et un ensemble apaisé, et les exploités sont devenus des exclus. La réalité change – ainsi que l’a perçu Bourdieu – non pas parce que l’on agit sur elle, mais parce que l’on agit sur les perceptions qu’en ont les acteurs.

Les socialistes sont entrés dans la décennie quatre-vingt par les portes du pouvoir. On ne refera pas l’histoire de l’expérience socialiste[5], mais on se servira de ses conclusions pour comprendre la place centrale qu’a acquis le consensus. On l’a dit, les socialistes misaient, avant 1981, sur le conflit partisan pour s’imposer – il s’agissait de délégitimer la droite et se montrer comme sa meilleure alternative –, une fois au pouvoir, pour espérer y rester, il fallait désormais investir l’union. Ce n’est pas un hasard si l’idée de dialogue se déploie dans ces années, et que les signes d’ouverture politique se multiplient. Le conflit pour gagner, son apaisement pour rester.

La décennie quatre-vingt-dix donne à voir des rapprochements symptomatiques entre droite et gauche, jusqu’à établir des consensus non sur les réponses, mais sur les termes de la question. Par exemple, on s’accorde pour faire de la sécurité une priorité ou de l’immigration une grille de lecture. Il suffit de voir avec quelle facilité les termes à la mode circulent d’un bout à l’autre de l’échiquier politique pour s’en convaincre. Ainsi en va-t-il de la diversité, historiquement défendue par la gauche, captée par la droite, appropriée par l’entreprise, puis finalement admise et revendiquée par tous. Ainsi en va-t-il également de la figure de l’exclu qui est, en ce sens, révélatrice des mouvements idéels. Ces deux exemples – et tous ceux qui fonctionnent sur leur modèle – se distinguent par la forme de dépolitisation qui les animent (ou feint de les animer).

En marge !

Plonger – ne serait-ce que très brièvement – aux origines contemporaines du terme d’exclu dans le champ politique nous donne les premières clés de compréhension, comme toujours avec la démarche généalogique. On perçoit avec Chantal Guérin[6] que lorsqu’au milieu des années quatre-vingt, le terme s’est imposé, il triomphait d’un ensemble d’autres modes de lecture du social («  pauvreté, marginalité, précarité… »), et était utilisé pour qualifier tous ceux qui étaient devenus pauvres dans un contexte où rien n’aurait pu les en empêcher. Malgré les politiques de lutte contre le chômage, malgré l’hyperactivité législative, malgré toute la bonne volonté sociale – pensait-on – on n’avait pu empêcher ces pauvres de le devenir. Dès lors que le fatalisme règne en maître, les tenants de l’action détournent le regard. Très rapidement, on comprend que le terme est dépassionné, déconflictualisé et dépolitisé.

« La notion d’exclusion laisse de côté l’idée d’un choix ou d’une volonté plus ou moins délibérée de la part de ceux qui excluent. »

En passant du domaine savant au domaine commun, les usages de l’exclusion se sont déplacés. Tentons d’y voir plus clair pour comprendre ce qu’elle nous dit de l’état actuel de la compétition idéelle.

Mille victimes, aucune tête

Le premier constat qui s’impose tient dans cette idée : l’exclusion est traitée comme un absolu. S’ajoute à cela, une série d’autres remarques. Sa dépolitisation se fait par l’instauration du régime de l’évidence. Dès lors, l’analyse – si tant est qu’un tel qualificatif ne surestime pas de trop ce dont il est question – se borne aux conséquences, s’évitant de penser aux causes. On déplore l’exclusion, c’est-à-dire l’état de fait, et non pas ce qui l’engendre, c’est-à-dire le processus. Remonter aux causes, c’est réinscrire l’exclusion dans son mouvement, c’est restituer le cadre systémique qui est le sien et c’est, enfin, rappeler qu’il existe des acteurs dans ces conflits sociaux.

Ainsi, la première conséquence de ce traitement de l’exclusion s’avère être la disparition des acteurs. Il s’agit d’un conflit sans acteur identifié, désincarné. Se contenter des conséquences, c’est laisser à l’ombre ceux qui – sinon produisent – autorisent les causes. Michel Wieviorka le disait ainsi, « La notion d’exclusion laisse de côté l’idée d’un choix ou d’une volonté plus ou moins délibérée de la part de ceux qui excluent. » Autrement dit, on « exclut la question de l’origine de l’exclusion », écrit Jeannine Verdès-Leroux, pour n’en faire qu’une « calamité abstraite » (Guérin). L’importante mise à distance de toute responsabilité encourage largement son invisibilisation.

On se contente d’être exclus, ni par, ni de, mais simplement exclu.

Le consensus l’emporte sur le conflit, permettant à tous de s’émouvoir occasionnellement de la misérable situation des exclus, et de s’en arrêter à ce bref partage sentimental. Il ne s’agit pas de dire qu’il est aisé – et même possible – d’en finir avec l’exclusion, mais bien de noter que l’on a cessé – et, en réalité, jamais tenté, c’est au cœur du terme – de remonter la chaîne causale. S’évanouissent ainsi les points de vue propices à une pensée en système. On se contente d’être exclus, ni par, ni de, mais simplement exclu.

Précisément, c’est cette dimension consensuelle qui a donné à l’exclusion une carrière, et Henri Rey d’écrire ainsi, « Le succès de la notion d’exclusion tient à cette élision du conflit. »

On pourrait également ajouter à cela que le discours sur l’exclusion encourage l’exclusion ou, pour le dire avec Élias, l’exclusion façonne chez ceux qu’elle atteint ce qu’elle leur reproche.

Voilà donc établi que l’exclusion est un thème déconflictualisé, sans acteur identifié et dont le succès tient précisément à ces deux dimensions. Tentons, pour franchir un pas supplémentaire, de comprendre ce que cela nous dit des modes de lecture des rapports sociaux et de déceler les usages qu’ils autorisent.

Tournent les idées entre les frontières qui s’affaissent

Avec le mot, on saisit l’orientation du discours et le mode de lecture des réalités sociales. Il s’agit toujours ici de considérer, d’après un point de vue bourdieusien, que ce qui est, est ce que l’on décrit. L’exclusion illustre, ce qui ne veut pas dire explique, le passage d’une logique haut-bas, jadis hégémonique et aujourd’hui inaudible, à une logique dedansdehors. Du premier schéma, on était gagnant ou perdant, voire victime ou coupable, du second on est inclus ou exclus. Le monde marche à grand pas, ce qui ne peuvent suivre sont exclus et nous ne pouvons rien pour eux. Le marche ou crève inspiré d’un Darwinisme (social) mal lu puis mal compris n’a pas la patience que réclament les analyses causales.

Le schéma vertical a donc cédé le pas à un schéma circulaire, non pas dans la réalité sociale, mais dans sa description. Il ne s’agit nullement de dire que l’on ne pourrait plus lire la société à partir d’une ligne de fracture verticale, mais d’établir que cela a cessé d’être fait. Ainsi, l’exclusion fonctionne comme l’un des exemples – et ils sont nombreux – de la fabrique du consensus qui a largement occupé le champ politique ces dernières décennies, et qui s’est traduit par une tendance forte à la circularité idéologique et au brouillage des distinctions. On peut ainsi mesurer l’évolution idéologique à partir de l’une de ces manifestations.

Se pose maintenant une question : que faisons-nous de l’exclusion ? Dès lors que « tout se passe comme si dans l’exclusion aucune volonté humaine n’était en jeu », on comprend que celle-ci prenne alors « une sorte de statut d’intempérie ou de catastrophe naturelle face auxquelles il n’est que mobilisation humanitaire. »[7]

La compensation morale du renoncement

Ses nuances occultées, ses causes délaissées et ses acteurs invisibilisés, l’exclusion est pourtant largement investie. Elle est un outil taillé aux dimensions des exigences politiques. Elle permet à la fois l’exposition des considérations sociales, les déversements empathiques emplies d’humanisme circonstancié, tout en dispensant d’une analyse sérieuse qui conduirait inévitablement à la mise en cause systémique, c’est-à-dire à la responsabilisation des présents.

Comment se comporter face à la manifestation évidente d’un des travers du système que l’on incarne ? La réponse choisie tient dans cette mobilisation humanitaire qui fonctionne comme une compensation morale au renoncement à changer les structures qui produisent l’exclusion. Beaucoup plus que les notions de précarité, de pauvreté, de misère – et à plus forte raison d’exploitation ou de quelqu’une des notions inscrit dans ce champ lexical du conflit – l’exclusion permet de tirer de la situation sociale une image de marque tout en autorisant l’économie d’une pensée qui conduirait à la remise en cause de celui qui l’énonce.

Il y aurait long à dire sur ce qui distingue l’exclusion des exclus. Alors que la première est coupée de toutes ses origines, les seconds tendent toujours à être plus que de simples exclus. Malade, drogué, inactif, punk, asocial, etc., l’exclu ne tient pas tout entier dans l’exclusion, il la déborde. Si bien que chacune de ces caractéristiques, qu’on lui ajoute toujours, peut être retenue comme cause plutôt que comme conséquence de l’exclusion. Un tel schéma trace une frontière entre l’exclusion – combat sans ennemi et lutte sans victime visible – qui permet, lorsque l’on s’oppose frontalement à elle, d’exprimer ses considérations sociales, et les exclus – responsables autant, si ce n’est plus, que victimes – que l’on renvoie à leur propre faute. Cette distinction permet d’isoler encore davantage la lutte contre l’exclusion de toute pensée causale, de toute identification d’acteurs.

Et c’est ainsi que l’une des incarnations du système qui produit l’exclusion peut venir s’agenouiller, une nuit d’hiver, aux côtés du Samu Social pour plaindre les victimes.

[1] Noiriel, G., Le Creuset français, Le creuset français (édition revue et augmentée). Paris, Seuil, 2006, p.9.

[2] Wallerstein, I., Balibar, E., Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997, 344 pages.

[3] Dans le cas socialiste, sans retisser une histoire largement racontée, on notera simplement que le congrès de Metz (1979) fut l’occasion de réaffirmer la ligne qui l’avait emporté à Épinay (1971), largement encouragée par le CERES, bâtie sur une volonté de rompre avec le capitalisme, en opposition avec la ligne du réalisme notamment conduite par Michel Rocard.

[4] Lefebvre, R., Le socialisme français et la « classe ouvrière », Nouvelles Fondations, 2006, p.64.

[5] Hoffman, S., Ross, G., L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France contemporaine, Paris, PUF, 1988.

[6] Guérin, C., « L’exclusion et son contraire », in Gauthier, A. (dir.), Aux frontières du social : L’Exclu, L’Harmattan, Paris, 1997, pp.41-68.

[7] Ibid.