Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir

La laïcité, histoire d’une singularité française

Capture d’écran de la vidéo du discours d’Emmanuel Macron devant la conférence des Evêques de France

Lors d’un discours prononcé en avril 2018 devant la Conférence des évêques de France, Emmanuel Macron appelait à « réparer le lien entre l’Eglise et l’Etat ». Ces propos sonnent pour le moins étrangement dans un pays dont l’article premier de la Constitution stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Débattre de la « laïcité à la française » nécessite de comprendre ses origines et son évolution historique. L’ouvrage La Laïcité, histoire d’une singularité française (publié aux éditions Gallimard), écrit par Philippe Raynaud, professeur en philosophie politique à l’Université Panthéon-Assas, apporte un éclairage intéressant, bien qu’en partie contestable sur ce sujet éminemment politique.


De la catholicité à la laïcité

Afin de comprendre les origines de la singulière laïcité à la française, il convient de retracer l’histoire épineuse de ce processus. Pour Philippe Raynaud, la laïcité est tout d’abord un phénomène de sécularisation entamé lors des guerres de religion au seizième siècle. L’histoire de l’Eglise est pour lui une histoire de l’intolérance. Or, tout change avec la crise provoquée par la dissidence de Luther et de Calvin, car les églises réformées survivent au conflit et à la répression, quitte à devenir elles mêmes aussi intolérantes que l’Eglise Romaine.

Dans le cas de l’Angleterre, « l’Eglise dominante reposait sur une définition assez large de la foi pour que coexistent en son sein des doctrines différentes dont aucune ne pouvait parvenir à une victoire complète. […] Dans le cas de la France, en revanche, aucun compromis n’était possible entre l’Eglise traditionnelle et les nouveaux courants ». En France, le processus de sécularisation est allé de paire avec l’essor de l’absolutisme royal. Il a abouti à l’Edit de Nantes en 1598, garantissant le respect des libertés protestantes.

Ce processus de sécularisation de la société française fut tout sauf linéaire ; il a, au contraire, été interrompu à plusieurs reprises. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 marque une première interruption de ce processus. Il s’est toutefois poursuivi durant la période des Lumières, au travers du concept de tolérance, développé notamment par Voltaire. Encore faut-il préciser que la tolérance religieuse prônée par Voltaire ne s’étendait pas aux athées.

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression. La Révolution nationalise les biens du clergé en 1789, émancipe les juifs en 1791 et laïcise l’Etat civil en 1792. La Constitution du Directoire opère une première séparation de l’Eglise et de l’Etat (article 334) mais c’est surtout l’obligation faite aux prêtres de prêter serment devant la constitution civile du clergé qui déclenche un schisme entre prêtres « jureurs » et prêtres « réfractaires ».

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression.

Selon Philippe Raynaud, le concordat de 1802 vient au terme d’une longue période au cours de laquelle la question religieuse s’est trouvée mêlée à d’autres conflits politiques. Avec le concordat, Napoléon voulait à la fois tourner la page des guerres entre Français et réintégrer les prêtres et les fidèles de l’Eglise réfractaire sous condition d’une rupture sans équivoque avec la cause royaliste. D’abord conclu avec la Papauté, le régime concordataire est étendu aux Eglises réformées et luthériennes ainsi qu’aux juifs. La Restauration garantit l’essentiel de l’acquis révolutionnaire : la liberté de croyance et de culte, mais assure la statut de “religion de l’Etat” à la religion catholique, apostolique et romaine (article 6 de la Charte).

En réaction, l’aspiration à la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’enracine progressivement entre 1830 et 1875. La laïcité militante et la laïcité de l’Etat s’affirment véritablement avec la IIIème République : elle vote les lois scolaires de Jules Ferry en 1881 et 1882, laïcise les hôpitaux et la justice, rétablit le divorce (supprimé lors de la Restauration), cesse de subventionner les écoles confessionnelles, et donne aux facultés publiques le monopole de la collation des grades universitaires. Le débat public se radicalise lors du ministère d’Emile Combes, avec la loi du 7 juillet 1904, qui interdit toute activité d’enseignement aux congrégations religieuses, entraînant la fermeture de plus de 2 000 écoles confessionnelles, jugées concurrentes des écoles publiques. Jean Jaurès a soutenu la politique d’Emile Combes « parce qu’il considérait que la victoire complète contre le cléricalisme était la condition préalable de l’essor de la démocratie et donc des progrès futurs du socialisme ».

Le processus de « sortie de la religion » se parachève avec la loi de 1905, organisant la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », comme le stipule l’article 2. Citant Charles Peguy, Philippe Raynaud remarque que la loi de séparation fut « conçue dans un esprit combiste, mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ». En effet, avec la loi de séparation, l’Etat s’interdit désormais d’interférer dans la nomination des évêques et l’organisation du culte. Le gouvernement radical fait également le choix de l’apaisement concernant l’organisation des inventaires nécessaires à la mise en oeuvre de la séparation.

Le positionnement des républicains n’est d’ailleurs pas exempt de contradictions : s’ils luttent fermement contre l’influence des congrégations en France métropolitaine, ils n’hésitent pas à leur laisser le « champ libre » dans l’Empire colonial. De plus, en Algérie, qui était alors un département français, « la loi de séparation n’y reçut qu’une application lacunaire ».

Vers la pacification des relations entre l’Eglise et l’Etat

Les relations entre la République et l’Eglise catholique commencent à se pacifier suite à la promulgation de l’encyclique Maximam gravissimamque en 1924, qui enjoint aux évêques de mettre en place les associations cultuelles prévues par la loi de séparation, visant à gérer les biens de l’Eglise.

Si le régime de Vichy a constitué une nouvelle parenthèse dans l’histoire de la France laïque, il « produit également des divisions profondes au sein du monde catholique ; ce sont ces divisions qui, paradoxalement, ont préparé sa réintégration dans le système républicain de l’après-guerre ». En effet, la IVeme République voit l’apparition d’un tiers parti, d’inspiration démocrate-chrétien, le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Le contexte de guerre froide amène la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) à se rapprocher du MRP ; si bien que la SFIO envisage en 1956 d’ouvrir des négociations avec le Vatican en vue d’un nouveau concordat.

L’avènement de la Vème République change la donne en remodelant sensiblement la législation héritée des lois laïques : la loi Debré du 31 décembre 1959 crée deux types de contrats entre l’Etat et les écoles privées, permettant de financer sur des fonds publics la rémunération des enseignants du privé. En contrepartie, ces écoles sont soumises à un contrôle administratif et pédagogique et ne peuvent refuser d’accueillir les enfants d’autres religions. Cette loi est vivement critiquée par le Comité National d’Action Laïque (CNAL) au nom du principe suivant : « Ecole publique, fonds publics, Ecole privée, fonds privés ». La « querelle scolaire » reprend à l’occasion du projet de loi Savary prévoyant la création d’un grand service public d’éducation. Toutefois, face à la mobilisation des partisans de l’école privée, le gouvernement socialiste renonce à son projet d’intégration des écoles privées à l’Education Nationale.

Philippe Raynaud ajoute que des réformes sociétales importantes se sont déroulées durant les années 1970, sans susciter d’opposition majeure de l’Eglise. Il cite notamment la légalisation de la contraception (1967), l’instauration du divorce par consentement mutuel (1975), mais aussi la loi Veil sur l’interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Si les débats ont été virulents à l’Assemblée Nationale, la loi s’est relativement facilement acclimatée à la société française. L’épuisement de la querelle laïque sanctionne ainsi le mouvement de sortie de la religion accompli en France.

Une conception à géométrie variable de la laïcité

L’analyse de Philippe Raynaud apparaît néanmoins moins convaincante dès qu’il aborde l’actualité récente : celle-ci est entachée d’une conception à géométrie variable de la laïcité. En effet, lorsqu’il s’agit d’aborder le débat du mariage pour tous, Philippe Raynaud regrette que « ceux qui avaient des réserves sur les nouvelles conquêtes furent marginalisés dans le débat public », que « les autorités religieuses furent évidemment les premières à se sentir méprisées dans ces débats ». Il reprend ainsi à son compte les éléments de langage du discours d’Emmanuel Macron prononcé devant la Conférence des évêques de France en avril 2018. Or, Philippe Raynaud semble oublier que, dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

En revanche, lorsque Philippe Raynaud aborde la question de la place de l’islam dans la République, le propos devient plus affirmé. S’il opère une distinction salutaire entre islam et islamisme, son raisonnement semble néanmoins reposer sur une comparaison biaisée entre l’islam et les autres religions monothéistes. Selon lui, c’est l’islam en tant que tel, et non simplement l’islamisme, qui pose de nouveaux problèmes à la République. Il justifie son assertion, en affirmant que « cette religion n’est pas organisée en « Eglises », elle propose une « Loi » qui régit tous les aspects de la vie humaine et qui a vocation universelle, et sa « foi » est déposée dans un Livre réputé incréé et non pas seulement révélé, ce qui rend difficile le travail d’interprétation nécessaire à la vie civique dans une société ouverte ». Or, hormis l’absence d’Eglises organisées, la quasi-totalité des caractéristiques énoncées apparaissent transposables aux autres religions monothéistes.

Dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

De plus, l’analyse de Philippe Raynaud comporte plusieurs angles morts. Ainsi, il présente l’islam comme une nouvelle religion, « dont les fidèles sont issus de vagues successives d’immigration, auxquelles s’ajoutent un nombre non négligeable de convertis ». Or, c’est moins à l’émergence d’une nouvelle religion à laquelle nous avons assisté, qu’à l’évolution de ses pratiques religieuses. C’est-à-dire à l’enracinement de pratiques rigoristes, sur fond de délitement de l’Etat social, de communautarisation de la société, et d’ingérence de pays, comme les pétro-monarchies du Golfe, défendant une vision intégriste de l’islam.

Son analyse ne dit rien des causes de ces évolutions. Eric Martin, dans « Un pays en commun » produit une analyse intéressante des causes du développement du communautarisme. S’appuyant sur Slavoj Zizek, il constate que “nous vivons une étrange époque où nombre de problèmes d’inégalités, d’exploitation et d’injustice sont retraduits en terme de « tolérance », qui constitue le substitut postpolitique libéral aux anciens projets collectifs ». Selon lui, le concept de tolérance dépolitise la citoyenneté, « au profit d’une naturalisation de l’identité culturelle privatisée de chacun. Ceci signifie que la culture est neutralisée sur les plans politiques et collectifs et qu’elle se réduit à la particularité individuelle ou au choix de l’individu ». Il existe selon lui un lien intime entre la société tolérante postpolitique et l’individualisme néolibéral.

Le livre de Philippe Raynaud présente l’intérêt d’exposer de manière honnête les différents points de vue s’exprimant dans le débat public : de la laïcité “inclusive” incarnée par Jean Baubérot à la conception affirmée de la laïcité, telle que défendue par Henri Pena Ruiz ou Catherine Kintzler. Philippe Raynaud défend quant à lui une conception modérée de la laïcité : s’il constate, à juste titre l’échec des politiques multiculturalistes en Europe, il soutient qu’une laïcité bien comprise pourrait apparaître comme un exemple, sinon un modèle, d’une politique raisonnable et même modérée.

Quelle laïcité faut-il défendre ?

Philippe Raynaud défend une conception affadie de la laïcité, à l’heure où l’impératif de construire un peuple sur des bases politiques fermes apparaît de plus en plus urgent. À cet égard, l’analyse de Balint Demers consacrée au projet populiste québécois, publiée par Raison Sociale, semble des plus justes.

« D’abord, si le peuple à construire et appelé à être souverain est politique (et non ethnique), c’est donc qu’il acquiert son unité et son identité à travers la politique : à travers les décisions qu’il prend, les institutions dont il se dote, les luttes qu’il mène, les débats qui le traversent et les représentations qu’il fait vivre quant à l’ensemble de ces éléments. Acteur hétérogène par la multiplicité des demandes qui le constituent, il ne saurait donc être divisé sur des bases autres que celles que la politique permet justement de traiter et de dépasser. Comme le défend l’économiste Jacques Sapir, la forme de légitimité ultime permettant ce dépassement est la souveraineté du peuple. Des formes de légitimation d’un autre ordre, ethniques ou religieuses, qui ne sont pas sujettes à être débattues et tracent des frontières intangibles, rigides et souvent irréconciliables dans la sphère publique, doivent en être exclues puisqu’elles limitent l’exercice de la démocratie et de la souveraineté. C’est ce qui rend, dans une société hétérogène (…), la laïcité nécessaire au maintien et à l’approfondissement de la démocratie. De même, défendre la souveraineté du peuple requiert de rejeter et de combattre le multiculturalisme tout comme le nationalisme conservateur, puisqu’ils défendent la constitution de communautés tirant leur légitimité d’éléments ethniques ou confessionnels ».

Si la laïcité se situe au cœur du projet populiste de gauche, encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une laïcité sans exception. Elle suppose de rompre avec les pratiques dérogatoires ayant cours jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Une République exemplaire en terme de laïcité pourrait par exemple interdire la présence ès qualité de ministres ou de préfets à des cérémonies religieuses, ou pourrait se refuser à intervenir dans l’organisation des cultes ou leur financement. Enfin, un principe fondamental qu’une République laïque se doit d’observer est la garantie de la liberté de conscience, et l’égalité entre croyants et incroyants. Il en va du consentement à l’autorité et de la paix civique.

L’Élysée et la Françafrique : de Foccart à Macron

Macron et le président burkinabè © RFI

Mise en place sous le général de Gaulle, la Françafrique – réseau d’influence informel, de nature politique, diplomatique, économique et militaire – est accusée par ses détracteurs de maintenir l’Afrique francophone sous la coupe du néocolonialisme français. Les présidents français successifs proclament sa disparition, tout en veillant à ce qu’elle demeure intacte. Retour sur ce réseau d’influence occulte qui croît depuis soixante ans au sein de la Vème République, jusqu’à en dévorer son hôte.


Selon l’expression de Francois-Xavier Verschave, la Françafrique est « une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’Aide publique au développement… ». Il ajoute: « ce système auto-dégradant se recycle dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie ». (La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998).

Naissance de la Françafrique

Au moment de son accession au pouvoir en 1958, le général de Gaulle trouve un monde colonial en ébullition. La France peine à se remettre de son humiliation militaire à Dien Bien Phû (1954), de son humiliation diplomatique après la crise de Suez (1956), et subit une instabilité politique en Algérie qui précipite la IVème République vers l’abîme. Face aux mouvements politiques en faveur de l’indépendance qui émaillent l’Afrique du Nord, le général est conscient de l’incapacité de la France à tenir indéfiniment ses anciennes colonies. Souhaitant installer sa Vème République sur les décombres de la quatrième, de Gaulle s’engage donc vers le chemin de l’indépendance des anciennes colonies françaises sur toute la décennie des années 1960.

Dans ses Mémoires d’espoir, le général de Gaulle parle d’une relation « d’amitié » et de coopération avec des chefs d’État qu’il considère comme ses « amis », afin d’ouvrir « le progrès » au continent africain. En réalité, il s’agit pour la France de garder les pays nouvellement indépendants sous tutelle économique, politique et militaire. L’ancien colonisateur ne souhaite pas voir laisser les anciennes positions géopolitiques et les fabuleuses richesses de l’Afrique sortir du giron d’une économie française en plein essor.

Dans son entreprise, la France peut se targuer de contribuer à la lutte contre le communisme, en garantissant des pouvoirs qui resteront globalement réticents aux avances de l’URSS, qui fait de l’Afrique noire une priorité dans le cadre de la guerre froide –soutien à Patrice Lumumba en RDC, espoirs envers Modibo Keita au Mali ou encore Sékou Touré en Guinée. De même, le soutien des pays africains à la France dans les institutions internationales tout comme l’entretien de nombreuses bases militaires françaises en Afrique garantissent à l’armée française une projection opérationnelle sur tout le continent. En définitive, on en revient au désir du général de Gaulle de conserver la position mondiale de la France dans un monde dominé par les puissances américaines et soviétiques.

Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny (gauche) et Jacques Foccart (droite), piliers de la Françafrique.

Afin de matérialiser le vœu gaullien, Jacques Foccart est nommé à la tête du Secrétariat général des affaires africaines et malgaches en 1959. Mais Foccart est déjà un vieux baroudeur de l’Afrique : il gravite dans les réseaux gaullistes dès 1952 dans le cadre de l’Union française, cette institution voulue par la IVème République afin de garder les territoires africains dans le giron colonial français. Devenu rapidement intime du vieux général, Foccart le suit naturellement lorsque de Gaulle arrive au pouvoir en 1958.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources.

Très vite, Foccart organise un réseau d’amitié entre politiques, militaires et hommes d’affaires afin de maintenir l’emprise de la France sur le continent tout en organisant un véritable pillage de ses ressources. Celles-ci bénéficieront soit aux entreprises françaises (on pense à son ami, Pierre Guillaumat, dirigeant d’Elf), soit aux politiques français, soit aux potentats africains qui ne feront nullement, ou si peu, ruisseler leurs bénéfices vers la population. Afin de maintenir l’ensemble cohérent, Foccart s’appuie sur son grand ami Felix Houphouët-Boigny, Président ivoirien, avec un entretien téléphonique tous les mercredis. De même, le général de Gaulle se tenait informé quasiment en temps réel des évolutions politiques du continent africain par l’intermédiaire de Foccart. Mieux encore, c’est par ce secrétaire que passe les relations diplomatiques entre les chefs d’États africains et la France.

Jacques Foccart lors d’une partie de chasse à Rambouillet, 1968

Pour Foccart, la stabilité d’une Afrique dans le giron de la France passe par le soutien des chefs d’État dociles et la déstabilisation de ceux qui sont considérés comme hostiles à l’emprise française. Ainsi, en 1964, le Gabonais Léon Mba essuie un coup d’État militaire dans l’indifférence totale de la population. Très vite, les réseaux Foccart s’activent et, après de brefs combats, Mba est réintégré dans ses fonctions, avec comme vice-président un jeune prometteur : Omar Bongo. À l’inverse, Foccart soutien les opposants des chefs d’États hostiles à la Françafrique : Ahmed Sékou Touré a constamment dû subir les tentatives de déstabilisation de Foccart, tandis que le maréchal Mobutu bénéficie de sa bienveillance en République démocratique du Congo.

« Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. »

Face à une telle violence, le pouvoir politique français doit être protégé, sous peine de passer sous les fourches caudines des institutions internationales. Il incombe donc à Foccart d’être en première ligne des coups d’États, assassinats ou arrestations qui émaillent l’Afrique, souvent à son instigation. Le principe est de garder le général de Gaulle hors de tout soupçon afin de conserver son aura historique de héros national et d’homme d’État à l’extérieur comme à l’intérieur du pays. Foccart était donc conscient d’être en première ligne, comme il le confiait à Alain Pierrefitte, porte-parole du gouvernement après l’épisode du coup d’État manqué contre Léon Mba : « Il ne faut jamais que le Général soit en première ligne pour ce genre de coups durs. Il faut les régler sans lui en parler. On parle en son nom. On le met au courant quand c’est fini. Il peut toujours nous désavouer si ça rate. » (in Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir, Turpin Frédéric, CNRS éditions, 2018).

L’après de Gaulle

Les convulsions du régime gaullien avec les événements de mai-juin 1968 ne changent pas grand-chose concernant le monde africain. Foccart continue d’officier sous Pompidou, avant d’être remplacé, sous Giscard, par son adjoint, René Journiac. Sous Giscard, Journiac s’est illustré par une empoignade mémorable avec « l’empereur » de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa, qui, de colère, lui a asséné un coup de canne sur la tête. Cette offense à la Françafrique lui a rapidement coûté son trône, avec une expédition militaire aéroportée mémorable de l’armée française vers Bangui. Après la prise de la ville, David Dacko proclame la chute de l’empire et l’avènement d’une République qui abandonne la volonté de Bokassa de se doter de la bombe atomique et de se rapprocher du colonel Kadhafi en Libye.

Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds ».

En 1981, un vent d’inquiétude souffle sur la Françafrique : quelle sera l’attitude de François Mitterrand, candidat socialiste, face à l’Afrique ? Que cela n’en tienne, le « monsieur Afrique » de Mitterrand, Guy Penne, se comporte exactement comme ses prédécesseurs. D’emblée le nouveau conseiller va jusqu’à organiser un entretien entre le président et Foccart lui-même grâce à un ami commun, l’omniprésent Felix Houphouët-Boigny. Le travail de Guy Penne est tellement efficace que Foccart, s’exprimait dans une biographie peu avant son décès : « nous n’avions aucun désaccords profonds » (in Foccart parle).

Car Guy Penne a dû s’occuper d’un des plus grands adversaires de la Françafrique : Thomas Sankara. Adversaire déclaré du système, le président Burkinabé s’exprimait sur la dette comme arme de la domination occidentale sur l’Afrique lors d’un discours à Addis-Addeba lors d’un sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 29 juillet 1987 :

« La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Thomas Sankara et François Mitterrand le 17 novembre 1986 à Ouagadougou

Cette remise en question de l’hégémonie monétaire de la France et du franc CFA, monnaie des États africains dont la valeur est fixée en France, est intolérable pour le système, qui cherchera, de 1983 à 1987, à détruire Sankara par tous les moyens. Bien sûr, cette dureté est bien peu visible puisque l’on qualifiait à l’époque les relations entre le Burkina Faso et la France de « cordiale ».

La Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

Car Thomas Sankara a bien des raisons de considérer la Françafrique comme un adversaire hostile. En 1983, Guy Penne est considéré comme un acteur essentiel de l’arrestation puis de l’emprisonnement du militaire. Son passage par la prison renforce son image de héros populaire, et contribue à la révolution qui renversera l’ancien président Jean Baptiste Ouédraogo. Mais cet épisode montre, aussi, que la Françafrique ne tolérera pas un homme d’État hors de ses réseaux, et, surtout, un idéaliste souhaitant débarrasser l’Afrique de la tutelle occidentale, et en particulier française.

À l’instar de Foccart avec Guillaumat, Guy Penne sait s’entourer d’hommes capables de maintenir la cohésion du système malgré l’alternance. En particulier, Michel Roussin, ancien des services de renseignements, passé ensuite dans le cabinet de Jacques Chirac durant la cohabitation, pour terminer, aujourd’hui, dans le groupe Bolloré. De même, il a été à l’origine de l’éviction du jeune ministre de la Coopération, Jean Pierre Cot, qui fut le premier à remettre en question la politique africaine de la France. Il quitte le gouvernement en 1982.

En 1986, suite à une affaire de détournement de fonds publics, Guy Penne doit quitter le navire pour laisser la place au fils aîné de François Mitterrand, Jean-Christophe. En prenant en compte le calendrier politique, l’éviction de Penne obéit plutôt à une volonté d’éviter un « mélange des genres ». En effet, 1986 est l’année de la cohabitation et Guy Penne est trop lié avec les milieux foccardiens, qui trustent les places auprès de Jacques Chirac, nouveau Premier ministre à Matignon. Mais l’éviction de Penne ne signifie pas la fin de sa carrière politique : dès septembre 1986, il est élu sénateur.

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs aux pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement 

Bien loin d’être vaincus par l’alternance, les réseaux foccardiens ont pu prospérer grâce à l’oreille des nouveaux acteurs au pouvoir. Mieux encore, les grandes lignes de la politique de Penne trouveront leur aboutissement avec la cohabitation. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est assassiné par un coup d’État monté contre lui par Blaise Compaoré, qui gouvernera le Burkina Faso jusqu’en 2014. Gauche ou droite, la défense des intérêts de la Françafrique sur tout le reste prime. En ce sens, il est avéré aujourd’hui que les services de renseignement français ont participé de près ou de loin à l’élimination de Sankara.

La mise en place des nouveaux réseaux de la Françafrique après 1986

Très vite, la droite, à présent aux portes du pouvoir fait fructifier ses relations. Ainsi, Foccart promeut rapidement ses amis du Service d’action civique (SAC), une organisation paramilitaire, qualifiée de « police parallèle » qu’il a contribué à fonder en 1960 et qui a terminé ses activités en 1981. Parmi eux, nous retrouvons Charles Pasqua, dont Foccart  fut le mentor à la fois au sein de la SAC et de la Françafrique. Le truculent deux fois ministre sous la cohabitation (à l’intérieur entre 1986 et 1988, puis entre 1993 et 1995) comprend le système de la Françafrique et y installe ses amis corses. Parmi eux, nous comptons Michel Tomi, ou encore la famille Feliciaggi, qui couvraient les chefs d’État africains de cadeaux, avec, en retour, l’accès à des marchés publics sans concurrence. La puissance des réseaux Pasqua était telle qu’on peut même parler d’une « Corsafrique » à l’intérieur de la Françafrique, ce que l’intéressé ne dément même pas en disant : « J’ai des amis corses, et alors ? Ce n’est pas un délit ». Mieux, il ne renie pas sa vision d’un homme au-dessus des lois, avec une phrase restée célèbre : « Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

« Je préfère qu’on me prenne pour un voyou que pour un con ».

L’action de Pasqua amène indéniablement une dimension mafieuse à la Françafrique que Foccart et ses successeurs avaient subordonné aux intérêts de la présidence de la République. Dans le cas des réseaux de « Môssieur Charles », on assiste, pour la première fois à une autonomisation des réseaux de la Françafrique. Si ce vieux crocodile de la politique tient ses réseaux d’une main de fer, sa rupture avec Jacques Chirac et l’échec de ses ambitions présidentielles indique une première faille dans une Françafrique soumise à la direction de l’Élysée. En effet, après 1995, Pasqua continue d’entretenir ses relations avec l’Afrique en usant 1 % du budget du conseil général des Hauts-de-Seine (il en fut président de 1988 à 2004), pour la « coopération » avec l’Afrique. Ses mandats de sénateur, puis au parlement européen, ne le permettent pas de constituer une menace pour Jacques Chirac lors de l’élection présidentielle en 2002.

Charles Pasqua et Jacques Chirac en mai 1988.

La rupture avec Jacques Chirac amène une guerre des clans qui aura raison de la Françafrique telle que l’avait imaginée Foccart. Dans les couloirs feutrés de l’Élysée, une guerre sans merci s’engage entre :

-D’un côté, un Foccart vieillissant et ses héritiers : Pasqua, Wibaux, et un nouveau venu, l’avocat franco-libanais Robert Bourgi, qui se distinguera pour avoir trahi de Villepin, et plus tard, participera à la chute de François Fillon lors de la campagne présidentielle de 2017.

-De l’autre, une équipe composée de diplomates sous la houlette de Dominique de Villepin, avec, entre autres, Michel Dulpuch, qui sera le « monsieur Afrique » de l’Élysée entre 1995 et 2002. Foccart, lui, sera relégué à un rôle de « représentant personnel du Président » soit l’équivalent d’une disgrâce à ses yeux.

Le président de la République, Jacques Chirac, soutient largement le second groupe, qui exile rapidement Bourgi, attend que Foccart veuille bien mourir, et consomme sa rupture avec Pasqua. Lorsque le fondateur de la Françafrique meurt le 19 mars 1997, de Villepin tente de faire transiter par lui tout ce qui a trait à l’Afrique, via le Secrétariat général de l’Élysée. Mais n’est pas Foccart qui veut. Son autorité sera constamment battu en brèche par le camp adverse et ne trouvera son salut que par la tutelle de Chirac.

C’est dans ce contexte fratricide que le livre de Francois-Xavier Verschave sort. La Françafrique, le plus long scandale de la République met chaque camp face à ses responsabilités, bien que le camp Pasqua soit le plus touché, du fait même de sa nature fondamentalement mafieuse. Cependant, si les réseaux Foccart ne s’étaient pas entretués sur fond de lutte de pouvoir à l’intérieur du RPR, il aurait été peu probable que Verschave ait eu la matière suffisante pour son entreprise de dénonciation de ce système. De même, un réseau uni aurait eu tôt fait de minorer voire de passer sous silence son travail.

La Françafrique au XXIème siècle

La division entre la Françafrique « mafieuse » et la Françafrique « des diplomates » n’est pas aussi binaire qu’on ne croit. Les liens entre les différents protagonistes plongent dans les deux camps et les chefs d’États africains, à l’image d’Omar Bongo, savent cultiver leurs relations. Afin que les deux faces de la même pièce se réunissent à nouveau, il faut un homme qui soit à la foi proche de Pasqua et dans les allées du pouvoir, un homme qui n’hésite pas à être impitoyable tout en laissant une bonne part aux activités mafieuses, et, surtout, un homme capable de détruire Dominique de Villepin et ses affidés, tout en imposant le retour des copains de Pasqua à Jacques Chirac. Cet homme, c’est Nicolas Sarkozy.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République.

Très vite, après l’élection de Sarkozy à la présidence, une nouvelle génération de descendants de Pasqua gravite autour du président de la République. Mais les deux camps de la Françafrique sont à présent irréconciliables : de Villepin est empêtré dans les affaires et ne peut ralentir sa chute, Juppé est relégué à sa mairie de Bordeaux tandis que Robert Bourgi signe son grand retour. Parmi les noms à retenir de cette nouvelle Françafrique, nous pouvons citer Vincent Miclet, passé à l’école de Charles Pasqua, Pierre Haïk, avocat de Xavière Tiberi, de Charles Pasqua, de Laurent Gbagbo (lorsqu’il était président), ou encore de Jean Marie Messier. D’autres noms apparaissent, comme le clan Djourhi, impliqué jusqu’au cou dans l’affaire des financements libyens de la campagne de 2007 de Sarkozy, et, bien sûr, Claude Guéant, le sulfureux secrétaire général de l’Élysée. Le tandem qu’il forme avec Bourgi sera à l’origine de la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire.

Claude Guéant, Muammar Kadhafi, et Nicolas Sarkozy à Tripoli le 25 juillet 2007.

De Hollande à Macron, une Françafrique toujours liée au pouvoir

L’arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012 s’accompagne d’une prétendue volonté de prendre ses distances avec la Françafrique qui est devenue, par l’entremise des réseaux Pasqua/Sarkozy, une véritable organisation mafieuse autonome qui déploie ses activités en dehors du giron français, à l’instar du clan Djourhi basé à Londres. Sans poigne forte pour tenir ces hommes d’affaires, sans homme providentiel capable de se réclamer de Pasqua ou de Foccart, la Françafrique est vouée à une autonomie qui frise l’indépendance face à l’Élysée. Souhaitant mettre ses distances vis-à-vis de cet encombrant héritage, François Hollande nomme comme conseillère Afrique Hélène Le Gal, qui tente une première mise à distance avec ce réseau. Cependant cette politique se heurte rapidement au ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, qualifié par Serge Dassault de « meilleur ministre de la Défense qu’on n’ait jamais eu ». Déjà vampirisé par Claude Guéant et Robert Bourgi sous le mandat de Sarkozy, le poste de conseiller « Afrique » se vide totalement de sa substance. Néanmoins, sans ces réseaux, la France doit trouver un nouveau moyen de conserver son hégémonie dans la région.

Sous François Hollande, la France, débarrassée des reliquats des réseaux Pasqua/Sarkozy, trouve un nouveau moyen de pérenniser son emprise sur ses anciennes colonies à présent cibles des appétits américains ou chinois : la lutte contre le djihadisme. Par l’opération Serval, qui a refoulé les djihadistes au plus profond du désert, la France renforce sa présence au niveau sécuritaire, et contribue à la formation des armées maliennes et tchadiennes. Face à la résilience du djihadisme et à l’apparition de Daesh en Afrique via la Libye en 2014/2015, la France se dote de nouvelles bases militaires, notamment en Côte d’Ivoire en 2014. De même, l’opération Serval est remplacée par l’opération Barkhane qui continue la lutte contre le djihadisme. Or actuellement, les djihadistes trouvent de nouveaux terrain où se développer vers le Burkina Faso alors que Boko Haram monte en puissance au Nigéria. L’ère Jean-Yves le Drian est donc profondément marquée par cette évolution sécuritaire et stratégique de la France dans son emprise envers ses anciennes colonies. Là encore, des vieux briscards de la Françafrique sont mobilisés dans cette nouvelle orientation, comme le Président tchadien Idriss Deby, dont la longévité au pouvoir depuis 1990 lui a fait connaître les années Pasqua.

Jean-Yves le Drian lors d’un passage en revue des troupes de l’opération Serval le 22 septembre 2013.

Emmanuel Macron, annonce, lui aussi, sa prétendue volonté de s’écarter des années de la Françafrique, et nomme, après sa victoire à la présidentielle de 2017, Franck Paris au poste de conseiller pour l’Afrique. L’idée de Macron serait de remplacer les réseaux d’influence français en Afrique par un « soft power », permettant à la France de se blanchir tout en conservant son influence dans les anciennes colonies. En ce sens, Franck Paris travaille donc à la création d’un « conseil présidentiel pour l’Afrique », composé d’entrepreneurs, chercheurs, journalistes etc, qui appartiennent à la diaspora africaine en France et qui agiraient en relais entre une diplomatie élyséenne rénovée et la société civile africaine.

Au final, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

Mais c’est sans compter Le Drian et son influence. De la même façon qu’avec Hélène le Gal, Le Drian reprend la main sur la politique africaine et par son approche sécuritaire. De même, la nomination d’Édouard Philippe, directeur des affaires publiques d’Areva de 2007 à 2010 laisse un mauvais signal pour ceux qui voulaient enterrer la Françafrique. Durant cette période, Philippe protège les intérêts d’Areva auprès de l’Assemblée nationale, en particulier sur le sujet des mines d’uranium au Niger. Finalement, personne n’est dupe : la nomination du Franck Paris comme la création de ce « conseil présidentiel » n’est qu’un paravent qui cache mal la pérennisation de ces réseaux d’influence.

L’année 2017-2018 voit Macron entamer un « règne personnel » sur les sujets africains. Il débute une tournée africaine où il s’adresse directement à la jeunesse. Il vante le « défi civilisationnel de l’Afrique », s’emploie à charmer ses interlocuteurs via des discussions « sans filtre », et ouvre les archives françaises sur l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. De même, en mai 2018, Macron reçoit les deux potentats libyens les plus influents, Fayez Al Sarraj et Khalifa Haftar, et initie les accords de Paris, qui annoncent la tenue d’élections présidentielles pour le 10 décembre 2018 en Libye. C’est sans compter sur la situation locale explosive. L’organisation d’un scrutin est impossible, alors que les Italiens ne souhaitent pas voir la France s’immiscer davantage dans leur ancienne colonie. Donald Trump s’est empressé de soutenir l’Italie, réduisant à néant le poids diplomatique français et entraînant logiquement une humiliation lors de la conférence de Palerme en novembre dernier. Après cette déconvenue lourde de sens pour la position française en Afrique, Le Drian, à nouveau, reprend la main sur la question africaine.

« Désireux de peser à nouveau dans le jeu libyen et souhaitant stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains, Macron se tourne vers les seuls hommes capables de lui prodiguer l’un comme l’autre : les réseaux Pasqua/Sarkozy ».

Humilié diplomatiquement et sans poids de premier ordre, Macron doit donc se rallier à l’approche sécuritaire de Le Drian, dont la nomination au quai d’Orsay ne remet pas en question ce tropisme. Sa grande entourloupe de « soft power » est remise aux calendes grecques, et le « conseil présidentiel de l’Afrique » parqué dans les locaux de l’Agence française de développement (AFD). De plus, la mise au ban des réseaux Pasqua/Sarkozy de la Françafrique a conduit à une quasi indépendance de ces hommes d’affaires. Ils n’hésitent plus à travailler pour des investisseurs étrangers, comme le Qatar, la Turquie, l’Arabie Saoudite, etc… Il en résulte une ouverture des marchés africains qui attirent les investisseurs et que la Chine comme la Russie ne mettent pas longtemps à en voir le potentiel. Or sans ces hommes d’affaires ayant l’oreille des dirigeants africains, la France, mécaniquement, à moins de poids pour faire valoir ses arguments face à ses concurrents. Il en résulte donc une pénétration de la Chine et de la Russie, très visible en Centrafrique, et qui bouscule sérieusement la suprématie française traditionnelle dans la région. Doit-on voir dans le rapprochement entre Macron et Sarkozy le désir de la part du Président de peser à nouveau dans le jeu libyen et de stopper l’hémorragie causée par la perte de ces juteux marchés africains – l’ex-président étant l’un des seuls à même de lui fournir le réseau suffisant pour y parvenir ?

Emmanuel Macron, Brigitte Macron et Nicolas Sarkozy au stade de France le _ Mai 2018

L’indépendance accrue des réseaux françafricains se matérialise par l’émergence d’une troisième génération de la Françafrique, après les bébés Foccart et les réseaux Pasqua/Sarkozy. Ces nouveaux réseaux, constitués de jeunes loups comme Charki, Djourhi junior ou encore Julien Balkany (le jeune frère du maire de Levallois), qui inaugurent de nouvelles pratiques et de nouvelles méthodes vers une organisation hors-sol qui sera de plus en plus mondialisée.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen.

Non content de tremper avec les pires réseaux que le milieu d’affaires français est capable de produire pour réparer les erreurs de son aventurisme diplomatique puéril, Emmanuel Macron doit, aujourd’hui, courir après ces personnes afin de les réintégrer dans le giron élyséen. Au prix, probablement, de davantage de révélations dans cette collusion entre le milieu macronien et la Françafrique. Plus largement, ces milieux de la Françafrique ont toujours su graviter autour du pouvoir et se sont réinventés avec une très grande adaptabilité à chaque alternance. Cette force de ces réseaux, tout comme son étendue et sa profondeur au sein des institutions et de l’Histoire de la Vème République, amène une question : sera-t-il possible de tuer le pouvoir de la Françafrique sur l’exécutif sans abolir la Vème République ? Mais le problème peut aussi se poser en sens inverse : serait-il concevable d’abolir la Vème République sans d’abord tuer le pouvoir de la Françafrique ? Finalement, les deux se confondent tant, et partagent une histoire commune au point qu’il est quasiment impossible de les distinguer.

 

Pour aller plus loin:

Beau Nicolas, La maison Pasqua, Paris, Plon, 2002

Foccart Jacques, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, 2 tomes, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1995-1997

Pigeaud Fanny, Ndongo Sylla, L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, la découverte “cahiers libres”, 2018

Turpin Frédéric, Jacques Foccart, dans l’ombre du pouvoir,CNRS éditions, 2018.

Verschave François-Xavier, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998

Le documentaire de Silvestro Montanaro: “Thomas Sankara…et ce jour là ils ont tués la félicité”.https://www.youtube.com/watch?v=94hBLBThVdo

Sur la Françafrique version Sarkozy : https://survie.org/themes/francafrique/article/nicolas-sarkozy-et-la-francafrique

Un article du monde sur la Françafrique version Hollande: https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/07/la-francafrique-ressuscitee-d-hollande-l-africain_4993714_3212.html

Un article sur les débuts de la Françafrique version Macron: https://survie.org/themes/francafrique/article/emmanuel-macron-en-chef-militaire-au-mali-le-symbole-d-une-francafrique

Un article sur les amitiés louches de Benalla: https://www.liberation.fr/france/2019/01/06/info-libe-les-amities-louches-de-benalla_1701361

La grande débâcle du grand débat

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le grand débat, qui se termine ce samedi 16 mars, a été largement perçu par les gilets jaunes comme une mystification, une ruse visant à étouffer la contestation plutôt que d’y répondre par un changement de cap politique. L’étude de la théorie managériale et des stratégies mises en place par les multinationales depuis les années 70-80, pour contrer les activistes qui s’opposent à elles, éclaire de manière particulièrement crue les stratégies adoptées par le gouvernement Macron, afin de noyer le mouvement social le plus important de l’histoire récente.


L’étude de la théorie managériale depuis l’essor du néolibéralisme est riche d’enseignement. Le néolibéralisme est l’aboutissement pervers du capitalisme prétendument « libéral », mais en réalité appuyé sur la puissance autoritaire des États chargés de verrouiller la vie démocratique pour permettre toutes les dérégulations économiques et financières. L’un des principes fondamentaux de ce système est de ne jamais s’énoncer en tant que tel, et même de nier sa propre existence tout en accentuant son emprise médullaire sur la société.

Vous n’entendrez jamais Macron ou un de ses clones dire : « Je suis capitaliste ». Ce mot, largement absent des discours, n’est convoqué que lors de vagues annonces visant à le dompter – on se souvient de Sarkozy, notamment, après la crise des subprimes : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir »[i].

Non, Macron dira : « Je suis pour la liberté ». « Je suis pour le dialogue, la co-création de notre disruption, pour bâtir un destin en responsabilité partagée, etc. » Le langage du néolibéralisme vise à perpétuer, tout en les masquant, les dominations qui asservissent la société.

Ainsi, par exemple, le mot pauvre a pris la place du mot exploité, ce qui permet de nier le processus de l’exploitation. La figure du pauvre amène la compassion, tandis que penser l’exploitation suscite l’indignation, la révolte, la lutte. On ne parle plus d’augmenter les salaires, mais « le pouvoir d’achat » en supprimant des cotisations sociales par exemple (c’est à dire : augmenter le net en attaquant le salaire brut). Le mot entreprise a remplacé patron : Le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, c’est-à-dire le syndicat des grands patrons, s’appelait, jusqu’en 1998, le « Conseil national du patronat français ». Il fallait que le mot patron disparaisse pour que s’étouffe la critique des hiérarchies d’entreprise et de la « théorie policière de la firme », au moment précis où le management se faisait justement de plus en plus brutal. Il est plus difficile de se battre contre une entreprise, présentée comme une « co-construction collective », une « aventure en commun », que contre un patron.

Chaque loi antisociale votée par les pouvoirs successifs est toujours présentée sous un vernis réconfortant. On facilite les licenciements et instaure la précarité généralisée pour les travailleurs des classes populaires ? Non ! On sécurise les parcours professionnels ! On verrouille les portes de l’université en instaurant une sélection géographique et, fondamentalement, sociale ? C’est le contraire ! On organise l’orientation et la réussite des étudiants. Cela fonctionne aussi en-dehors du champ économique. Ainsi de la « vidéosurveillance », devenue, sous Nicolas Sarkozy, « vidéo-protection » : on peut s’indigner d’être espionné, mais pas d’être protégé ! Et ainsi de suite.

Derrière cette entreprise de destruction méthodique du langage, et à travers lui de la pensée, s’organisent des stratégies précises, parfois issues de la théorie militaire, afin de vaincre les poches qui résistent encore à cet ordre destructeur du monde que l’on impose sous l’enrobage du pragmatisme et de la rationalité. À ce titre, les stratégies employées par Emmanuel Macron et ses soutiens pour contrer le mouvement des gilets jaunes sont riches d’enseignements.

Macron au prisme du management guerrier

Quand on étudie l’histoire du néolibéralisme, dont le management actuel (qui inspire et fascine nos gouvernants) est à la fois l’expression pratique mais aussi théorique, on réalise que ces techniques ne sont pas du tout neuves. Au cours des années 70 et 80, de nombreuses multinationales furent mises en accusation par des réseaux d’activistes qui combattaient leurs pratiques : Nestlé fut accusée de vendre du lait en poudre toxique à des populations rongées par la pauvreté ; Shell de collaborer avec le régime Sud-Africain, etc.

Pour faire face à ces oppositions citoyennes qui menaçaient leur expansion et leur chiffre d’affaires, ces grandes entreprises eurent alors recours à des armées de conseillers occultes et de spin-doctors qui, sous couvert de redorer leur image, travaillaient en réalité à annihiler leurs opposants. Le mot armée n’est pas exagéré, puisque certains parmi les plus célèbres de ces drôles de docteurs venaient directement de l’institution militaire.

L’un d’eux, Ronald Duchin, qui fut assistant spécial au ministère de la Défense américain, a un jour détaillé au cours d’une conférence la méthode qu’il convenait d’employer pour faire face à des activistes. Ceux-ci se diviseraient en quatre catégories : les radicaux, qui s’attaquent à une entreprise en particulier mais veulent en réalité combattre le système dans son ensemble ; les opportunistes, qui cherchent de la visibilité, du pouvoir, parfois un emploi ; les idéalistes, qui sont à la fois sincères et crédibles – qui se battent réellement pour un monde meilleur–, mais aussi crédules, qui peuvent facilement se laisser manipuler ; et les réalistes, des pragmatiques prêts au compromis.

Pour Duchin, la stratégie est claire : il faut négocier avec les réalistes (sur des bases qui conviennent à l’entreprise attaquée) et « rééduquer » les idéalistes, c’est-à-dire les convertir en réalistes en leur faisant gober les maigres avancées qu’on aura concédées dans la négociation. Privés des réalistes et des idéalistes, les radicaux perdent en crédibilité et paraissent s’arc-bouter sur des positions extrémistes, dangereuses. Il est alors évident que les opportunistes sauront choisir le bon camp.

Grégoire Chamayou, dans son ouvrage La Société ingouvernable[ii], décrit ce processus et ajoute, en reprenant l’exemple de Nestlé, dont le « défenseur », R. Pagan, était un ancien des services de renseignement militaires américains : « Lors du boycott de Nestlé, l’objectif à moyen terme des activistes était d’imposer un ‘code de conduite’ aux firmes du secteur. Plutôt que de refuser cette perspective, Pagan la reprit à son compte et engagea d’interminables négociations sur les termes du code. Il s’agissait d’en embrasser officiellement le principe pour mieux en saboter le contenu. (…) C’était là une nouvelle tactique, fondée sur le dialogue. »

Quarante ans plus tard, ces doctrines semblent plus que jamais toujours en usage.

Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes

Le 17 novembre 2018, une France restée trop longtemps silencieuse – celle des invisibles des villes et des campagnes, celle des déserts médicaux et du recul des services publics, celle des abstentionnistes, des humanistes et des écologistes orphelins de perspectives partisanes, celle des anarchistes et des communistes conséquents, celle des syndicalistes de terrain ulcérés par leurs bureaucraties fossilisées, celle des classes moyennes menacées par le déclassement et même de quelques bourgeois en sécession – surgit sous le tintamarre des klaxons enfiévrés en arborant un signe devenu, déjà, fédérateur et peut-être même universel : le gilet jaune.

“Plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.”

Dès le départ, le pouvoir s’enfonça dans son aveuglement et sa surdité, lui qui avait vaincu, quelques mois plus tôt, les étudiants et les cheminots, réputés si coriaces ! Il croyait encore pouvoir répondre à une colère ancienne et aux ressorts multiples par de la communication et de l’enfumage, reprenant tous les classiques du genre technocratique, annonçant des reports de hausse et autres miettes distillées à dose homéopathique mais vendues à grands renfort d’hyperboles pour donner l’impression d’avoir pris la mesure du problème. Un flottement au sommet : la taxe à l’origine de la révolte serait repoussée de six mois ; non, finalement, elle serait annulée. Cette déroute dans la communication, devenue le mode principal (voire unique) de la gouvernance actuelle, dévoilait la cassure nette qui s’était produite : plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.

Pourtant, les grands médias, relais serviles et obstinés de la glose gouvernementale, n’avaient pas ménagé leur peine : qu’il fut à la fois amusant et terrible de voir, semaine après semaine, d’acte en acte, les éditorialistes et leurs perroquets s’essouffler à prédire un essoufflement du mouvement qui perdurait pourtant, encore et encore, se propageait de ville en ville, et se poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes. Comme il était drôle de voir enfin se révéler la faiblesse de ces procédés éculés : si cracher sur un mouvement de cheminots, uniquement soutenu, grosso-modo, par la galaxie traditionnelle de la gauche dont on connaît la déroute actuelle, était chose aisée, tenter d’abattre par les mêmes ressorts paresseux un mouvement populaire réellement intersectionnel, c’était se tirer une balle dans le pied tout en offrant un regain soudain de popularité à des médias situés hors de l’officialité : Le Monde Diplomatique, Le Média, Brut et Russia Today en tête.

Comme l’allocution larmoyante du président le 10 décembre et les clopinettes qu’il avait concédées au peuple soulevé n’avaient pas infléchi le cours de la mobilisation – qui a eu, au contraire, tendance à la fois à se démultiplier en élargissant le champ de ses revendications, et à se radicaliser devant l’afflux de blessés, de mutilés, d’emprisonnés et de morts directement imputables à la répression organisée par le pouvoir–, il fallait trouver d’autres astuces, changer de tactique.

On commença par réclamer aux gilets jaunes qu’ils se dotent de représentants ; certaines figures du mouvement, désignées comme modérées, furent investies, à la fois par le pouvoir et ses relais médiatiques, comme des interlocuteurs à-même de négocier avec le gouvernement. D’autres s’imposèrent par leur audience sur les réseaux sociaux et devinrent ce que l’on appelle des bons clients audiovisuels. Les premières – notamment Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur – furent rapidement et massivement rejetées par le reste des gilets jaunes, en raison de leurs liens ou de leurs sympathies passées ou actuelles avec le régime de Macron. Les autres, comme Eric Drouet ou Maxime Nicolle, sans jamais avoir été investis d’un quelconque rôle par le mouvement lui-même, devinrent les cibles de la hargne éditocratique, puis ministérielle et présidentielle, et, enfin, policière et judiciaire.

Comme la diversion par les représentants ne fonctionnait pas bien, le pouvoir chancelant eut alors recours à une nouvelle ruse bien vite reconnue comme telle : le grand débat. Outre les shows présidentiels – véritable campagne électorale aux frais de l’État complaisamment relayée par les chaines de désinformation en continu–, où le mépris du peuple et des élus et la novlangue technocratique le disputaient souvent au vide abyssal de perspectives ouvertes par ces « échanges », l’arnaque mise en œuvre par Emmanuel Macron et son équipe de communicants fut dénoncée, d’abord discrètement puis plus frontalement, par celle qui aurait dû être chargée de l’organisation de ces débats : Chantal Jouanno[iii].

Refusant de faire de ce moment, qu’elle voyait comme un processus de nécessaire refondation démocratique de notre vie collective, une simple opération de propagande, cette dernière avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre concrète des débats, de leur impartialité et de leur transparence, à qui de droit. Sourd, aveugle, mais pas indolent, le pouvoir avait rapidement réagi : une campagne de presse s’organisa aussitôt contre l’impudente, qui fut conspuée en raison de la hauteur de sa rémunération – certes scandaleuse, mais qui n’était pas de son fait à elle. Sa démission fut ainsi masquée en un pataquès moral profondément douteux : elle quittait le grand débat mais conservait son poste, et donc sa rémunération, objet du scandale. Macron était alors libre d’organiser sa mise en scène comme il l’entendait, c’est-à-dire avec des sujets de discussion préétablis d’avance et une parole du président (ou de ses mercenaires ministériels) mise au-dessus de celle des sans-culottes et du reste du tiers-état invité à communier dans le grand bain tiède de l’autoritarisme libéral travesti en démocratie.

Des ressorts anciens

Noyer la contestation dans des débats interminables avec des militants cooptés par la multinationale contestée, telle était la stratégie centrale de R. Pagan pour contrer les activistes qui attaquaient Nestlé.

Cette tactique fut employée dès après le 17 novembre par le gouvernement, sans grand succès. On se souvient de la façon dont le système avait tenté de diviser le mouvement en promouvant les soi-disant « Gilets jaunes libres », à renforts de couvertures dans la presse papier et d’adoubements éditocratiques divers. Là encore, le management néolibéral nous fournit la clé de lecture de cette stratégie : elle vise à la fois, selon Chamayou, à « donner aux opposants un os à ronger pour mieux les détourner des tâches offensives », mais permet aussi « de coopter certains groupes de pression adverses. » Il s’agit, au fond, d’identifier les fameux « réalistes ». Invités à la table des négociations, on leur offre, « en échange de la résolution du problème, du pouvoir, de la gloire et de l’argent. Une fois que cette organisation [ou, ici, ces gilets jaunes désignés] accepte, elle convainc le public que le problème est résolu. »

“L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts.”

Voyant échouer leur manœuvre, Macron, ses soutiens et l’oligarchie médiatique, toujours inspirés par le management guerrier façonné dans les années 80 (baptisées, en France, « les années fric »), ont alors sorti le grand débat de leur chapeau. Chamayou nous explique pourquoi en décortiquant les techniques mises en œuvre dès cette époque par les multinationales contestées de toutes parts : « L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts. (…) Le nouveau maître-mot fut le dialogue. (…) À la persuasion à sens unique, détestable pratique du passé, on préfère à présent l’écoute réciproque, l’entente mutuelle, la communication relationnelle, empathique, fondée sur le consensus, la cocréation d’une compréhension partagée entre les parties prenantes, l’horizontalité, la reconnaissance, le rapport à l’autre, et ainsi de suite ad nauseam. »

Cette novlangue constamment mobilisée par le pouvoir vise à camoufler ses véritables intentions, à nier, en l’énonçant, la réalité de ce qui se joue réellement : « Dialoguer avec les opposants permet de repérer au plus tôt les périls qui affleurent, d’identifier des problèmes potentiellement controversés avant qu’ils n’atteignent l’arène publique. » Ici, l’objectif est clair : il convient avant tout de « relocaliser la confrontation dans un forum privé, la confiner loin de l’espace public. On prive ce faisant les activistes de leur principale ressource, la publicisation des problèmes (…). »

L’aboutissement de cette stratégie, lorsqu’elle est victorieuse, est double : d’un côté, elle permet de disqualifier les « radicaux », c’est-à-dire la véritable menace qui pèse (au choix) sur les entreprises, le pouvoir, ou le système tout entier ; surtout, « en mettant l’accent sur le consensus comme objet du dialogue, il s’agit de disqualifier toute politique dissensuelle ». Soit de faire, en somme, de ses opposants des extrémistes. Par ailleurs, négocier des miettes bien enrobées avec les opposants que l’on aura cooptés permet aux entreprises ou aux pouvoirs de « bénéficier de transferts d’image », c’est-à-dire de s’arroger le pouvoir symbolique et la sympathie attachés aux activistes pour se refaire sa réputation à bon compte, puisque ceux qui me combattaient hier acceptent aujourd’hui de travailler avec moi, voire pour moi.

On le voit bien : lorsqu’un pouvoir refuse de céder sur le fond de sa politique – ce qui se comprend, pour Macron, puisqu’il est en service commandé par l’aristocratie financière du pays et du monde, qui saura le récompenser ensuite – il ne lui reste que deux armes : la communication et la ruse. Communiquer pour donner l’impression d’agir, sans bouger d’un millimètre ; et la ruse : c’est-à-dire une série de diversions (dont la campagne récente autour de l’antisémitisme est une belle illustration) afin de minorer le mouvement et le laisser pourrir sur pied.

Pour contrer la propagande hypnotique du gouvernement qui voudrait enfermer la contestation dans un dialogue qu’il a verrouillé d’avance, Grégoire Chamayou nous fournit dans son remarquable ouvrage une explication fondamentale qu’il serait bon de toujours garder à l’esprit : « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. »

Les gilets jaunes l’ont bien compris, eux qui reviennent chaque samedi agiter les centres-villes et empêcher la chape du grand débat de s’abattre comme un couvercle sur leur mobilisation ; qui reconstruisent opiniâtrement, semaine après semaine, leurs constructions de fortune sur les ronds-points que la police a pour ordre de détruire ; qui organisent des actions de blocage, des festivals, des débats publics, des assemblées générales, des commissions diverses, et bientôt une nouvelle “assemblée des assemblées” – une puissante expérience citoyenne et démocratique qui se tient à l’échelle du pays ; bref : qui luttent et saturent l’espace public de leurs revendications et contestations. Jusqu’à la victoire ?

[i] https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/09/25/le-discours-de-nicolas-sarkozy-a-toulon_1099795_823448.html

[ii] La fabrique éditions, 2018.

[iii] https://reporterre.net/Les-vraies-raisons-du-depart-de-Chantal-Jouanno

 

Le Canada de Justin Trudeau, paradis du macronisme

Sommet du G7 (Crédit photo : Le Devoir)

Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont souvent présentés par la presse française comme deux jumeaux de la politique. Ces deux leaders politiques affichaient d’ailleurs une franche complicité lors du G7, organisé en juin 2017 au Canada. Alors que s’engage la pré-campagne pour les élections fédérales de 2019, nous pouvons dresser un premier bilan du mandat de Justin Trudeau, qui dirige le Canada depuis Octobre 2015. Le Canada est-il l’autre pays du macronisme ? Quelle sera l’issue des prochaines élections fédérales d’octobre 2019 ? 


Les profils d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau comportent de nombreux points communs. Charles Thibout, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) déclarait à Europe1 qu’ils « incarnent l’archétype du jeune cadre dynamique qui débarque en politique » et qu’ils « jouent beaucoup, dans leur communication politique, sur leur esthétique et leur jeunesse. »

Par exemple, Justin Trudeau a fondé tout un récit politique autour d’un combat de boxe organisé en 2012, où il a affronté victorieusement un Sénateur conservateur : « Ce combat a lancé une image nouvelle du jeune homme. Plusieurs militants libéraux et journalistes ainsi que le grand public ont découvert un Justin Trudeau qui n’avait pas froid aux yeux. À l’époque, (…) il n’était qu’un simple député. (…) C’était toujours payant de gagner lorsque vous êtes le négligé. »

Justin Trudeau et Patrick Brazeau Photo : La Presse canadienne / Fred Chartrand

Justin Trudeau et Emmanuel Macron partagent aussi un discours commun : l’opposition entre “progressisme” et “populisme”, et la promotion du premier aux dépens du second. Tous deux ont été élus au cours d’un moment populiste. En effet, lors des élections fédérales de 2015, un vent de changement soufflait au Canada. Les Canadiens étaient “tannés” des 9 années de gouvernement du Parti Conservateur de Stephen Harper. Déjà en 2011, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) avait réalisé une percée lors des élections fédérales.  Le PLC  d’alors était “carbonisé” par le “scandale des commandites”, une importante affaire de corruption.

“Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie.”

Lors des élections fédérales de 2015, Justin Trudeau est parvenu à renouveler l’image du PLC et à déjouer le scénario d’une victoire du NPD. Comment ? En contournant habilement sur sa gauche un NPD en voie de recentrage. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, reconnaît que Justin Trudeau a “mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire.” Une fois menée à bien cette stratégie de contournement, le “vote utile” a fait la différence et lui a garanti la victoire. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, dresse un bilan sans concessions du mandat de Justin Trudeau : “Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper (…). Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, (…) Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.”

Un “progressisme” réduit aux acquets

Le “progressisme” défendu par Justin Trudeau concerne surtout les questions de société. Son gouvernement a légalisé l’aide médicale à mourir, ainsi que l’usage du cannabis à des fins récréatives, promu la parité dans la formation du gouvernement et mis en oeuvre des politiques généreuses d’accueil des réfugiés Syriens.

Toutefois, dès lors qu’il s’agit des questions sociales ou des autochtones, les politiques menées sont beaucoup plus timorées. Son gouvernement a par exemple refusé  d’augmenter le salaire minimum à 15$ / heure, alors que certains États des USA (New York ou la Californie) ont décidé d’atteindre cette cible à plus ou moins brève échéance et que la province d’Alberta s’y est également engagée. Il se contente de mesures ciblées, telles que l’allocation pour les enfants, plutôt que d’un plan de lutte global contre la pauvreté. Plusieurs experts ont d’ailleurs déploré le manque d’ambition de la stratégie des libéraux en matière de lutte contre la pauvreté.

Grève de Poste Canada (Crédit photo : La Presse Canadienne)

Sur la question du droit du travail, le gouvernement s’inscrit dans la continuité du gouvernement Harper, en ayant recours à des lois spéciales forçant le retour au travail de salariés en grève. C’est ce qui s’est produit en Novembre 2018, lorsque le gouvernement Trudeau a décidé de briser le mouvement de grèves tournantes des employés de Poste Canada.

Ce mouvement portait sur les salaires, la charge de travail et les conditions de travail des employés en milieu rural. Le président du STTP, Mike Palacek accuse : « Justin Trudeau révèle son vrai visage en poursuivant le programme antisyndical de son prédécesseur, Stephen Harper. Il sait que nous avons toujours été disposés à négocier de bonne foi et à conclure, rapidement, des conventions collectives équitables pour nos membres. Il aurait très bien pu ordonner à Postes Canada de faire de même. »

Sur la question des Autochtones, Justin Trudeau a certes ouvert une “enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées” (1 200 victimes de 1980 à 2012). Les victimes s’inquiètent néanmoins des suites de cette enquête et demandent le prolongement de son mandat. En outre, le Comité des Nations Unies contre la torture se dit préoccupé par la stérilisation extensive forcée ou contrainte” de femmes et de filles autochtones au Canada, y compris de récents cas au Saskatchewan.

Par ailleurs, le gouvernement Trudeau a fait le choix d’un relatif statu quo s’agissant du cadre juridique qui lie les peuples Autochtones à l’État fédéral. Point de reconnaissance de leur droit à l’auto-détermination, comme le propose Québec Solidaire. Pour sortir du cadre juridique actuel (la Loi sur les Indiens qui a créé le système des réserves), il mise sur une simple loi… et refuse de satisfaire la revendication des peuples Autochtones, qui consiste à encadrer leurs relations avec le gouvernement fédéral par le droit international (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples Autochtones).

Trudeau, l’éco-tartuffe

On comprend aisément pourquoi le gouvernement Trudeau hésite à élargir les droits des peuples Autochtones. En effet, les Premières Nations sont en première ligne des luttes écologistes, dans la mesure où les projets extractivistes menés au Canada constituent une atteinte directe à leurs conditions matérielles d’existence, ainsi qu’à leur cosmogonie.

Manifestation contre Kinder Morgan (crédit photo National Observer)

Le projet d’extension de l’oléoduc Kinder Morgan constitue un exemple chimiquement pur des contradictions du gouvernement Trudeau. D’un côté, il signe les Accords de Paris (COP21). Et “en même temps”, il décide de financer à hauteur de 12 milliards de dollars canadiens, les travaux d’extension d’un oléoduc, permettant d’exporter, depuis la Colombie-Britannique, le pétrole issu des sables bitumineux d’Alberta. Ce projet a été temporairement stoppé, suite à la saisine par de nombreux peuples Autochtones de la Cour d’appel fédérale. Dans son jugement, prononcé le 30 août 2018, la Cour d’appel fédérale a annulé “le décret d’approbation du pipeline, invalidant du fait même le certificat d’approbation des travaux émis par le gouvernement fédéral. La Cour a renvoyé l’affaire au gouvernement pour qu’il corrige deux lacunes : 1) le processus d’examen vicié de l’Office nationale de l’énergie et 2) le non-respect du gouvernement de son obligation à consulter les peuples autochtones.”

Le gouvernement Trudeau a décidé de poursuivre ce projet d’extension d’oléoduc (cédé par la compagnie Kinder Morgan), en dépit de ses impacts environnementaux, directs (risque de pollution des cours d’eau en cas de déversements) et indirects (augmentation des exportations d’un pétrole ayant une forte empreinte écologique), et des doutes qui pèsent la viabilité économique du projet. En effet, dans le contexte de baisse des cours du pétrole, la plupart des compagnies pétrolières se sont retirées des projets en Alberta, car jugés non rentables. En somme, loin de mettre un terme à l’extraction de pétrole sale, le gouvernement Trudeau poursuit la “fuite en avant” engagée durant le gouvernement de Stephen Harper.

La poursuite des politiques de libre-échange

Le Canada est lié par de nombreux accords de libre-échange conclus sous les gouvernements libéraux et conservateurs, dont le plus connu est l’ALENA, qui lie le Canada, les États-Unis d’Amérique et le Mexique. Cet accord a conduit le Canada à arrimer son économie à celle des États-Unis, si bien que le Canada exporte à présent plus des trois quart de ses marchandises vers les USA. Les exportations du Canada vers les USA sont passés de 183 milliards de dollars en 1994 à plus de 450 milliards de dollars en 2015.

Justin Trudeau a poursuivi la politique menée par le gouvernement conservateur en matière d’échanges commerciaux, en signant l’Accord économique et commercial Global (Traité AECG ou CETA en anglais) avec l’Union européenne le 30 Octobre 2016, et l’Accord de Partenariat Transpacifique avec 10 autres pays (dont le Chili, le Mexique, l’Australie, le Vietnam, la Malaisie, etc.) le 8 mars 2018. Là encore, son gouvernement fait le choix du “business as usual” plutôt que d’une véritable transition écologique fondée sur la relocalisation des activités.

Collectif Stop CETA

Ces deux accords commerciaux présentent des caractéristiques communes : opacité des négociations, diminution importante des droits de douane entre pays signataires, et introduction de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).

Ces mécanismes soulèvent de nombreuses inquiétudes. Ils ont donné lieu à des multiples contentieux et indemnisations en faveur des entreprises transnationales, notamment dans les pays signataires de l’ALENA (dont le chapitre 11 a introduit ce type de mécanisme). Par exemple, “en 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.”

Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA a fragilisé ce modèle économique fondé sur l’expansion du libre-échange. Les USA ont décidé à la fin du mois de mai 2018 d’imposer des taxes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium sur leurs échanges avec l’Union européenne, le Canada et le Mexique.

L’Administration Trump a poussé son avantage lors de la renégociation de l’ALENA. D’une part, Trump a négocié séparément avec le Mexique et isolé son “partenaire” canadien. D’autre part, le nouvel accord (l’AEUMC) a permis aux USA de consolider leurs gains ; le Canada ne parvenant qu’à maintenir certains acquis. Les USA ont, par exemple, obtenu le maintien des tarifs sur l’acier, l’aluminium et le bois d’oeuvre (ces tarifs ont été instaurés avant l’arrivée au pouvoir de Trump). En revanche, le Canada a été contraint d’ouvrir en partie son marché du lait aux produits américains.

Autrement dit, Trump est protectionniste lorsqu’il s’agit de barrer la route aux importations de pays tiers, et libre-échangiste pour ses propres exportations. Une des rares avancées de cet accord concerne la suppression du chapitre 11 de l’ALENA relatif au règlement des différends entre investisseurs et États au travers de tribunaux d’arbitrage.

Une diplomatie brouillonne et alignée sur les USA

Le bilan de Justin Trudeau est très critiqué en ce qui concerne sa politique étrangère. Jocelyn Coulon, ex conseiller de Justin Trudeau sur les affaires internationales, confiait récemment au journal Le Devoir (quotidien de référence au Québec) que “le bilan diplomatique du gouvernement Trudeau, c’est que nous sommes en froid avec les quatre grandes puissances de la planète – États-Unis, Chine, Inde et Russie. (…) Le gouvernement et la bureaucratie semblent incapables de juger ce qui se passe dans le monde et de s’y adapter. L’époque de la diplomatie de la canonnière, où on disait “on ne touche pas à l’homme blanc”, c’est fini”.

Le gouvernement Trudeau a multiplié les faux pas. Il s’est brouillé récemment avec la Chine, en procédant (à la demande des USA) à l’arrestation de la directrice financière de Huawei pour le Canada en décembre 2018. La Chine a répliqué en procédant à l’arrestation de deux ressortissants Canadiens.

Les relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite sont marquées par de fortes contradictions : soutien au blogueur Raif Badawi, accueil d’une réfugiée saoudienne, et “en même temps” signature d’un contrat de vente de blindés canadiens pour une valeur de 15 milliards de dollars canadiens…

Le Canada est également pointé pour son soutien à l’opposition vénézuélienne. Le Groupe de Lima (un bloc qui inclut le Canada et une douzaine de pays d’Amérique latine) s’est opposé à l’investiture de Nicolas Maduro. Les diplomates Canadiens “ont maintenu des contacts étroits avec M. Guaido” (qui tentait d’unifier l’opposition). Ils ont apporté une aide précieuse à l’opposition “en facilitant les conversations avec des gens qui étaient à l’extérieur et à l’intérieur du pays”.

Elections fédérales 2019 : vers une défaite de Justin Trudeau ?

Les prochaines élections fédérales auront lieu le 21 Octobre 2019. Justin Trudeau aborde ces élections lesté par son bilan mitigé sur les questions sociales et environnementales, mais fort d’indicateurs macro-économiques au beau fixe : croissance du PIB de +2,2% en 2019, taux de chômage de 5,9% 2019 (contre 7% en 2016). Le Canada compte accueillir un million d’immigrés d’ici 2021 pour faire face à la pénurie d’emplois.

Un certain nombre de signaux faibles indiquent que ces élections sont loin d’être jouées d’avance. Le Parti Libéral vient de perdre plusieurs élections provinciales : en Ontario avec la victoire du candidat du Parti Conservateur, Doug Ford, et au Québec contre un parti de droite, la Coalition Avenir Québec. Les Conservateurs ont également remporté plusieurs élections partielles : à Rideau Lakes (Ontario) ou à Chicoutimi-Le Fjord (Québec). Un sondage réalisé en mars dernier ainsi qu’un sondage réalisé tout récemment donnaient les Conservateurs gagnants face à Justin Trudeau.

A l’inverse, l’affaiblissement du Nouveau Parti Démocratique (dont le nouveau leader Jagmeet Singh peine à s’affirmer) et la “normalisation” du Québec (la “question nationale” ne constituant plus un déterminant central du vote Québécois) pourraient renforcer le Parti Libéral.

Toutefois, si le Parti Libéral était favori jusqu’à récemment, l’affaire SNC- Lavallin pourrait inverser la donne. En effet, le Parti Conservateur d’Andrew Scheer est en progression constante dans les intentions de vote, depuis l’éclatement de l’affaire en février 2018. Dans cette affaire, Justin Trudeau est accusé d’avoir tenté de faire pression sur la ministre de la Justice, afin d’éviter un procès criminel à la SNC – Lavallin ;  société d’ingénierie accusée de fraude et de corruption. Voilà qui replonge le Parti Libéral dans les affres du scandale des commandites, qui avait déjà causé la défaite du Parti Libéral dans les années 2000.

Au delà de ces causes conjoncturelles, l’influence des Conservateurs sur le champ politique Canadien s’explique, selon Jonathan Durand Folco par “un renversement de pouvoir entre l’Est et l’Ouest du Canada causé par une lame de fond économique, démographique et idéologique capitalisée efficacement par la stratégie et le discours conservateurs.” Il appuie son analyse sur un ouvrage co-écrit par John Ibbitson et Darrell Bricker “The big shift”. Au final, le scrutin d’Octobre pourrait être marqué par le retour aux affaires des Conservateurs…

 

 

 

 

« Un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte » – Entretien avec Virginie Rozière

Virginie Rozière au Parlement Européen, photo © Parti Radical de Gauche

Une directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte est actuellement en discussion au niveau européen, où interagissent le Conseil européen, le Parlement et la Commission. La France agit méthodiquement pour affaiblir la protection des lanceurs d’alerte. Virginie Rozière, députée européenne PRG, a récemment dénoncé dans Libération l’attitude du gouvernement français qui tente de s’allier aux pays illibéraux pour bloquer des avancées. Entretien réalisé par Pierre Gilbert et Edern Hirstein.


LVSL – Vous avez récemment dénoncé l’attitude de certains pays du Conseil dans une tribune publiée dans Libération. Pouvez-vous revenir sur les principaux éléments de blocage dans les négociations sur ce dossier ?

Virginie Rozière – Nous considérons au Parlement qu’un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte. Une protection des lanceurs d’alerte est avant tout une protection de la personne contre les représailles potentielles de son employeur. Or, aujourd’hui, certains États membres, dont la France, veulent obliger le lanceur d’alerte à d’abord signaler les atteintes à l’intérêt général à l’employeur avant de pouvoir alerter les autorités compétentes dans un second temps. S’il ne fait pas ça, le lanceur d’alerte se verra privé du bénéfice de la protection que cette directive européenne entend mettre en place. Pour moi il y a une réelle hypocrisie, parce qu’on ne peut pas dire d’un côté qu’on veut protéger le lanceur d’alerte des représailles de l’employeur et conditionner cette protection en exposant celui-ci aux représailles. La position de la France, de la Hongrie et de l’Autriche prétend protéger le lanceur d’alerte, mais crée les conditions qui, par construction, font que la protection qu’on veut mettre en place devient inopérante.

LVSL – Cette semaine, le président Emmanuel Macron a écrit une lettre sur sa vision de l’Europe qui marque le début de sa campagne européenne. Pourtant, selon la présidence roumaine, la France pourrait former potentiellement une minorité de blocage sur les lanceurs d’alerte, avec notamment la Hongrie et l’Autriche, gouvernés par la droite radicale. Est-ce que cela vous étonne ?

VR – Ça me déçoit et ça me désole. Quand on se prétend le « grand progressiste européen », c’est assez étrange de faire alliance avec des régimes comme celui d’Orban en Hongrie et de Kurz en Autriche, qui ne sont pas du tout des exemples en matière de libertés publiques, en plus sur un texte aussi central pour le fonctionnement de la démocratie. Cela montre une volonté de maintenir des freins, des intimidations pour entraver la parole des lanceurs d’alerte. C’est désolant. Ceci dit, entre la France, l’Autriche et la Hongrie, il n’y a pour l’instant pas de minorité de blocage. Nous avons aussi l’impression que des États membres qui pouvaient être hésitants finissent par se dire, grâce à la pression des ONG, des lanceurs et de l’opinion publique, qu’il serait peut-être bon d’être un peu plus souple dans les conditions de signalement afin d’élargir la protection des lanceurs d’alerte. J’espère donc qu’en définitive la France se retrouvera en minorité sans pouvoir bloquer le texte.

LVSL – Le gouvernement français est rétif à l’idée de laisser la possibilité aux lanceurs d’alerte de choisir quel est leur meilleur canal de signalement. Comment expliquez-vous cette position, que doit par ailleurs défendre la ministre Nicole Belloubet ? Est-ce qu’il s’agit d’une simple défense du système mis en place avec la loi Sapin II ? 

VR – Effectivement, c’est pour défendre la loi Sapin II. Mais il faut se pencher sur les arguments qui sont avancés pour mettre en place cette obligation. L’idée est de dire qu’on est pour la mise en place de canaux de signalement internes au sein des entreprises, parce que c’est vertueux, ça permet une meilleure gestion, plus de probité à l’intérieur de l’entreprise – ce qui est vrai. Mais pour être certain que ces canaux internes soient utilisés, on veut mettre une obligation de les utiliser en premier. C’est là que le raisonnement ne fonctionne plus. Si on prend ne serait-ce que l’étude d’impact de la Commission européenne – qui n’est pas réputée pour être la plus libertaire qui soit, celle-ci montre que quand a des canaux de signalement internes disponibles, sans pour autant qu’il y ait d’obligation de les utiliser en premier, ils sont utilisés dans 90% des cas de lanceurs d’alerte. Quand vous êtes en face d’un dysfonctionnement, vous n’avez pas forcément envie de vous lancer dans des procédures judiciaires ou administratives lourdes. Vous n’avez pas forcément envie d’être exposé, ni de vous mettre en danger. Si vous avez la conviction que le problème peut être résolu à l’intérieur de l’organisation, et si vous avez confiance dans les mécanismes qui sont mis à votre disposition, vous les utilisez.

Restent les 10% de cas où il y a un signalement direct auprès d’une autorité et non dans l’organisation. Dans ces cas-là, c’est généralement parce que vous n’avez pas confiance dans l’organisation sur sa capacité à traiter l’alerte, parce que vous pensez que le cas est tellement grave qu’il nécessite d’être traité et d’entraîner des conséquences qui ne peuvent être mises en œuvre que par une autorité externe. Cette idée de dire que, si vous obligez les gens à utiliser le canal interne, ils l’utiliseront, et que si vous ne les obligez pas, ils iront systématiquement à l’extérieur, est complètement fausse. Elle montre aussi l’idée que le gouvernement se fait de la conscience citoyenne. Ça veut dire qu’on considère que les citoyens sont par construction irresponsables et vont agir selon des motivations irrationnelles ou uniquement dans un esprit de nuisance, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des citoyens.

Le gouvernement défend le canal externe, mais uniquement à la condition qu’il soit impossible d’avoir traité le problème en interne. Cela signifie que si on arrive à démontrer que vous avez pu effectuer le signalement dans votre organisation avant, il est possible de lever le bénéfice de la protection. C’est donc une insécurité juridique supplémentaire qu’on fait peser sur la tête d’un lanceur d’alerte. Encore une fois, c’est contradictoire avec l’idée d’une protection qui libère la parole. Cette insécurité juridique est faite pour dissuader les lanceurs d’alerte de parler, en leur laissant une alternative où il n’y a que deux mauvais choix. Pour ces 10% de cas qui nécessiteraient un traitement externe ; soit ils iront en interne en s’exposant à des représailles, des destructions de preuves, des dissimulations de preuves et des réactions négatives de l’organisation ; soit ils iront directement en externe en sachant que l’organisation peut les attaquer et tenter de prouver qu’ils auraient dû passer par le canal interne et ce afin de vous retirer le bénéfice de la protection.

LVSL – Pourriez-vous rapidement revenir sur la loi Sapin II ? Comment est-il possible d’articuler la défense des lanceurs d’alerte avec le secret stratégique et la défense de l’intérêt national ? 

VR – La loi Sapin II date de 2016. Elle a le mérite d’exister car il n’y avait pas grand chose d’horizontal, seulement quelques mesures sectorielles, mais pas de texte horizontal sur la protection des lanceurs d’alerte en France. Son point faible est sur la hiérarchie des canaux. Le but affiché est d’encourager les entreprises à mettre en place ces canaux de signalement internes. La loi Sapin II a donc été une avancée, mais nous avons désormais l’occasion d’améliorer le texte par le bais de la directive européenne. On aurait tort de s’en priver. La France pense souvent qu’elle a le meilleur texte d’Europe, mais ce n’est pas le cas. On a plusieurs pays qui protègent les lanceurs d’alerte, en Europe et dans le monde et qui ont une protection qui s’approche plus de ce que nous défendons au Parlement avec cette souplesse entre le canal interne et le canal externe. Et ce n’est pas pour autant qu’on a vu déferler des quantités de nouveaux lanceurs d’alerte qui viendraient prendre d’assaut les autorités administratives. L’expérience des faits montre que les craintes de la France ne sont pas fondées. Elle pourrait vraiment s’inspirer de ce qui existe pour améliorer la loi.

C’est un des points qu’on a en débat en ce moment. Le Conseil voudrait qu’on exclue du champ tout ce qui relève de la sécurité nationale. C’est une notion beaucoup trop floue, beaucoup trop large, dont on connaît les abus dans l’utilisation qui pourrait en être faite, y compris pour des lois de restriction de libertés qui ont pu être passées ces dernières années en France. Dans le compromis qui doit être trouvé, on doit bien évidemment protéger des choses comme le secret de la défense nationale par exemple, qui ont toujours fait l’objet de régimes particuliers, mais qui ont des définitions bien précises, bien cadrées et bien arrêtées sur le plan légal. Cependant, on ne peut pas se laisser enfermer dans des limitations aussi larges et aussi floues que celles des questions de sécurité nationale.

LVSL – Vous avez été en contact régulier avec des lanceurs d’alerte dont Irène Frachon, qui a révélé le scandale du Mediator. À cette occasion, vous avez été confrontée à leur expérience, à leur parcours singulier et in fine aux souffrances que ça implique de s’engager pour défendre l’intérêt général au prix de son emploi, de sa santé pour certains, de sa liberté parfois. Cela a-t-il eu une incidence sur votre travail en tant que rapporteuse ?

VR – Bien sûr. Et on a aussi le cas LuxLeaks. Le Parlement européen a quand même remis le prix du citoyen européen à Antoine Deltour en 2015. Et en 2016, il était sur le banc des accusés de la justice luxembourgeoise, donc on a une responsabilité. On ne peut pas considérer que quelqu’un qui joue un rôle éminent pour défendre et faire avancer la démocratie européenne se retrouve devant la justice pour les mêmes agissements. Forcément, on est touché, imprégné de cette réalité humaine, parce que c’est à chaque fois des parcours ubuesques : une personne seule, très courageuse, qui par refus de l’injustice souvent prend cette décision de parler. J’ai aussi échangé avec Raphael Halet, l’autre lanceur d’alerte de LuxLeaks, qui nous a raconté la semaine qui avait précédé sa décision de s’exprimer. Il disait qu’il n’en dormait pas. Il s’agit d’un dilemme intérieur. C’est toujours une situation personnelle, avant l’alerte et encore plus après l’alerte. Ces situations sont dures et lourdes. Ce qui en ressort, c’est la solitude du lanceur d’alerte, d’abord dans son dilemme intérieur, et puis ensuite face à une machine qui se met en route : la mobilisation des moyens par les grandes entreprises, la machine judiciaire, médiatique, et souvent l’impression d’être dépassé par les événements, d’être complètement submergé par tout ce qui peut arriver. Donc oui forcément ça joue, mais c’est quelque chose qu’on a essayé de prendre en compte dans les protections qu’on a imaginées. On ne peut pas rééquilibrer totalement un rapport de force qui, par nature, est complètement inégal, mais on peut essayer de mettre en place des mécanismes pour amortir, compenser et limiter l’impact de ce que vont subir les lanceurs d’alerte. Les ONG nous ont aussi beaucoup aidés. Elles permettent d’avoir le recul, car elles ne sont pas directement impliquées, mais ont cette expérience d’accompagnement quotidien des lanceurs d’alerte. Cela permet de sortir des situations individuelles, d’avoir un panel de situations et d’identifier des schémas qui se répètent. Ensuite, on peut agir de manière efficace pour résoudre le maximum de situation.

À propos d’Irène Frachon et du scandale du Mediator… C’est un scandale d’une ampleur que je n’imaginais pas avant de la rencontrer et d’en discuter avec elle. On est a près de 4000 victimes pour 5 millions de personnes exposées, sur plus de 30 voire 40 ans. Il s’agit d’une personne qui a d’abord sollicité l’agence du médicament en pensant que ça allait se résoudre. Puis face à l’inaction et à la collusion de l’agence du médicament française avec le laboratoire Servier, elle a voulu porter ça publiquement, avec une censure de son livre, une censure des articles et des journaux, une condamnation des magazines qui avaient relayé l’information, pour finalement avoir gain de cause devant les tribunaux. C’est d’autant plus saisissant que derrière, c’est un crime avec des victimes, avec une dimension humaine particulièrement forte. J’ai pu rencontrer des familles des victimes du Mediator et j’ai constaté qu’il s’agit de vies brisées par la cupidité d’un laboratoire pharmaceutique.

LVSL – Vous évoquiez dans votre tribune la violence des corrupteurs et le fait que les lanceurs d’alerte aient révélé, au cours des dix dernières années, un chapelet de scandales de plus en plus éclairants sur le fonctionnement du capitalisme financier. À la lumière de votre expérience, et en tant que députée européenne, pensez-vous que l’Union européenne soit en mesure de réguler cette violence, cette corruption, qui semble être inhérente au fonctionnement du capitalisme financier ?

VR – J’ai l’impression que la lutte contre la corruption est une lutte perpétuelle. Le phénomène se réinvente au fur et à mesure qu’on met en place des mécanismes pour le contrer. Cela nous exonère pas de la responsabilité d’essayer de tout faire et de le limiter, mais c’est vrai que c’est une forme de course à l’armement. La capacité à témoigner, à lever le voile, est essentielle. Elle permet d’aller toucher et saisir des situations qui, s’il n’y avait pas les lanceurs d’alerte, resteraient dissimulées, parce qu’on sait aussi la capacité qu’a le capitalisme financier et corrupteur à se réinventer et à toujours mettre en place les mécanismes de dissimulation. La figure du lanceur d’alerte est donc essentielle car elle reste celle qui permet de plonger au cœur de ces agissements, même quand tout est organisé pour dissimuler les choses. Il est aussi de notre devoir de prendre en compte le risque individuel qui est pris. On a parlé des représailles juridiques et économiques, du harcèlement judiciaire. Ce sont des choses que la protection qu’on veut mettre en place au niveau européen vise à compenser ; à d’une part interdire les représailles, à les pénaliser, à obliger à les condamner, à obliger à la compensation intégrale du préjudice subi par le lanceur d’alerte en cas de représailles ; à affirmer d’autre part la légalité, la légitimité juridique de la divulgation de l’alerte par rapport à d’autres secrets qui pourraient exister. On pense évidemment au secret des affaires, à des obligations de confidentialité, mais aussi à empêcher des incriminations, comme le vol, le recel, qui sont régulièrement utilisées pour attaquer les lanceurs d’alerte. Cette protection est celle qu’on essaie de mettre en place. Les États auront eux aussi une responsabilité : il faut que la sanction soit exemplaire, qu’elle ait une valeur plus dissuasive qu’elle ne l’a aujourd’hui, à l’endroit de puissances économiques qui sont capables de mobiliser des moyens colossaux. C’est là que réside le principal ressort de la violence. Tant que l’autorité publique ne s’érigera pas véritablement en protecteur, y compris sur le plan de la sanction financière, la course à l’armement entre le corrupteur et les pouvoirs publics reste déséquilibrée.

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Les gilets jaunes et la résurgence des chants populaires : la rue réinvente ses refrains

Le mouvement des gilets jaunes confirme de semaine en semaine son caractère inédit et imprévisible. Pourtant, par-delà ses revendications politiques et sociales, le mouvement ressemble aussi à un coup de force culturel. A travers les chansons, les images, les inscriptions, que ce soit des tags ou des tracts, il a su créer ses propres signes. Il y aura,  tout aussi assurément dans les mois et les années à venir, des livres, des pièces, des films pour évoquer le mouvement. Dans l’immédiat, le vecteur indétrônable de cette nouvelle culture de la rue reste le chant. Chant de manifestants, chant de combat ou de parodie, retour sur l’itinéraire exceptionnel de ces refrains populaires.


Sur le plan culturel, le monde politique se révèle souvent fécond. Les inventions à partir de détournements de la parole politique sont d’ailleurs un grand classique des réseaux sociaux et les humoristes traditionnels trouvent dans ce contexte une importante source d’inspiration.

Toutefois, l’irruption sur la scène politique de la parole nouvelle des gilets jaunes, celle d’une population jusque-là inaudible, génère une production artistique qui déborde très largement les cadres habituels de la satire ou du pamphlet. On ne compte plus les hymnes, les « chansons officielles » et clips qui fleurissent sur la toile. Détournement de classiques de la chanson française, textes originaux chantés ou rappés, performances chorégraphiques, montages photos, fresques urbaines, le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse. Porté par une puissante lame de fond politique, cet art populaire parvient ainsi à arracher à l’espace publique de furtives fenêtres d’expression, à l’image du “portrait de Marcel” à Dions, vite effacé par les forces de l’ordre.

le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse.

Éphémères météores expressives ou premiers jalons d’un réveil culturel ? Pour l’heure il est impossible d’en juger, mais le phénomène a déjà de quoi susciter une réflexion historique. Parce qu’elle vise avant tout à représenter et incarner un sentiment collectif, l’expression populaire se situe à l’opposé des acceptions institutionnalisées de l’art qui s’articulent autour des notions d’œuvre, d’auteur, d’individualité, ou de recherche esthétique. Plus anonyme, plus diffuse, plus chaotique, la genèse de ces objets culturels comporte une irréductible et fascinante part de mystère. À la manière des tics de langage, des figures de style ou des blagues, ils traversent l’espace social sans qu’on puisse en identifier l’origine ou la fin.

Du stade aux ronds-points : la genèse du refrain politique

Exception faîte de la Marseillaise, le refrain le plus entendu les samedi après-midi est sans doute celui qui suit :

Emmanuel Macron, oh tête de con

On vient te chercher chez toi

Emmanuel Macron, Emmanuel Macron

On vient te chercher chez toi

Si le texte semble clairement avoir été constitué dans le cadre même des mobilisations et de ses slogans appelant à la destitution, la mélodie utilisée est plus ancienne. Popularisée cet été par des supporters français à l’occasion d’un but de Benjamin Pavard lors des huitièmes de finale du mondial de football. Elle s’est imposée à une très large fraction du corps social, conquis par ces paroles de circonstance :

Benjamin Pavard, Benjamin Pavard,

Je crois pas que vous connaissez,

Il sort de nulle part,

Une frappe de bâtard,

On a Benjamin Pavard

Loin d’être originale, la mélodie était cependant déjà très répandue dans la sphère footballistique. Ainsi à l’été 2016 lors de l’Euro qui se déroule en France, les supporters britanniques entonnaient déjà à tue-tête, toujours sur le même air :

Don’t take me home

Please, don’t take me home

I just don’t wanna go to work

I wanna stay here

And drink all your beer

Frappés par le chant britannique, les supporters français, à l’instar des gilets jaunes, n’ont fait que lui inventer un nouveau texte pour un nouveau contexte. Le chant des gilets jaunes serait ainsi une création d’outre-manche ? Pour sa mélodie, sans doute. Mais l’ancienneté et la richesse des échanges culturels avec nos voisins anglo-saxons laissent supposer un phénomène autrement plus complexe. Car, dans les stades anglais, le refrain servait aussi à faire les louanges des joueurs français ! Dans un article intitulé The complete history of the Dimitri Payet song, un certain Sean Whetsone documente, vidéos à l’appui, l’histoire du refrain. Chant revendicatif, protestant contre le projet d’un club de football de vendre l’un de ses joueurs, le texte s’adapte à toutes les situations et patronymes, comme ce fut le cas pour Yohan Cabaye, milieu de terrain à Newcastle :

Don’t Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

I Just Don’t Think You Understand,

That If You Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

You’re Gonna Have A Riot On Your Hands

Cette pratique, que l’auteur fait remonter au delà de 2012, s’est ensuite transformée en expression plus pacifique et plus consensuelle de la fierté d’avoir dans son équipe favorite un joueur jugé particulièrement brillant. Ainsi la version dédiée au joueur d’Arsenal en 2015 :

We’ve got Payet, Dimitri Payet !

I just don’t think you understand.

He’s Super Slavs man, he’s better than Zidane.

We’ve got Dimtri Payet !

Et c’est sans doute de cette version que se sont inspirés les supporters français pour manifester leur enthousiasme à l’égard de Benjamin Pavard, comme en atteste la correspondance du préventif « I don’t think you understand » à sa déclinaison française « Je crois pas que vous connaissez ».

Quant à la musique, elle serait encore plus ancienne. Sean Whetsone situe son origine dans la reprise d’un tube des années 1990, “Achy Breaky Heart” de l’américain Billy Ray Cyrus. Si le parcours mélodique est à peu près fidèle au refrain originel, son caractère en sort largement modifié. La transformation d’une mélodie chantée seule par un professionnel en un vaste refrain repris par plusieurs milliers de bouches en a gommé le folklore américain pour en faire une manifestation de lyrisme collectif.

Le chant, un catalyseur politique historique

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”. Force est de constater toutefois un parallélisme dans les dimensions protestataires des deux versions qui toutes deux réclament une forme de contrôle, de pouvoir sur le destin de personnalités publiques : « Don’t sell Cabaye » s’est transformé en « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi ».

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”.

L’existence d’un tel chant peut bien sûr paraître anodine au regard des enjeux et du tragique de la situation française. Son succès fulgurant s’appuie néanmoins sur des mécanismes d’une profondeur historique que l’on aurait tort de négliger. Le souci de simplicité vocale et mémorielle est une constante de l’histoire de la musique occidentale, et en particulier de l’histoire liturgique. Des premiers chants chrétiens aux chorals luthériens, la dimension fédératrice du chant collectif a toujours été l’un des principaux leviers de diffusion et de conservation de la foi. Et les premiers fondateurs de l’État-nation sauront s’en souvenir : aujourd’hui encore, toute nation a son hymne national.

Par ailleurs, le fait de composer des mots sur un air déjà très répandu remonte au moins au bas Moyen-âge, activité que l’on nommait contrafacta. Au XIè siècle, qui voit naître la lyrique troubadour au sud de la Loire, la pratique était couramment admise chez les élites artistiques et intellectuelles de l’époque. Le statut éminemment public du répertoire supposait alors une forme de propriété collective d’un patrimoine musical et poétique commun : un air comme un poème, célèbre ou anonyme, appartenait à tout le monde. L’impressionnante audience de l’air Pavard-Macron suggère donc que la pratique – déjà massivement attestée par les historiens de la Révolution Française – a survécu jusqu’à nos jours. Avec la Marseillaise, la devise républicaine et les constantes références à 1789, elle est une trace supplémentaire de l’étonnante vivacité de notre héritage historique.

L’extraordinaire capacité de mobilisation de la victoire footballistique nous donnait déjà une idée de l’existence d’affects transversaux touchant une écrasante majorité du corps social. Le fait que ce refrain soit passé de chant de joie à chant de révolte nous renseigne sur la nature éminemment politique des affects en question. Mais il nous donne aussi des éléments quand au sens que l’on peut donner à l’adjectif « populaire » qui ne peut se confondre tout à fait avec « majoritaire », « dominé » ou même « citoyen ». Sous cette perspective, le populaire n’est pas l’émanation d’usages sociologiquement situés ou de pratiques institutionnalisées. Il est un bien commun, une force qui va sans propriétaire, une grammaire affective à disposition du nombre, et dont le politique se saisi depuis déjà des siècles pour mener ses batailles.

 

 

 

Les gilets jaunes : le retour du corps des pauvres

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.


Le gilet jaune… et le corps qui le revêt

Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.

Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.

Corps à corps

La spectaculaire irruption des corps populaires se joue ensuite sur les plateaux de télévision : le contraste éloquent entre gilets jaunes, députés et ministres ne réside pas seulement dans les discours mais aussi dans les attitudes, les postures, les vêtements, les manières de se tenir, d’intervenir. Si bien qu’en une telle arène, les corps des gilets jaunes apparaissent toujours déplacés, dans le sens le plus littéral du terme. Ces corps ne sont plus à leur place, c’est-à-dire à la place – souffrante, soumise, réifiée – que leur a assignée le capitalisme néo-libéral. Ils ne sont plus à leur place d’objets : objets de reportages, de commentaires ou de statistiques savamment décryptées. Le scandale vient de ce que les corps des pauvres sont désormais « invités » à la table des experts et des éditorialistes. Et les pauvres, hélas, se tiennent souvent mal, obligeant parfois les journalistes à leur donner quelques leçons de maintien. L’entre-soi feutré et le jeu bien réglé des discussions entre belles personnes s’en voient singulièrement perturbés. La confrontation des habitus fut, avant même celle des idées, la démonstration la plus flagrante de ce corps à corps entre classes sociales que les gilets jaunes ont imposé.

Le corps à corps recherché dès les premières expressions du mouvement lui confère un caractère indéniablement insurrectionnel. Le corps à corps occupe le vide inquiétant laissé par des « corps intermédiaires » méprisés et disqualifiés, parfois par le pouvoir lui-même[1]. C’est que les gilets jaunes, lassés des formes galvaudées d’une démocratie représentative qui ne tient plus ses promesses, ont d’emblée souhaité s’approcher directement du corps et du cœur du pouvoir, tout particulièrement de son incarnation présidentielle. Dès le 17 novembre, les chaînes d’information en continu diffusent à l’envi les images des manifestants attroupés devant l’Élysée. Ce désir de confrontation physique, qui s’assouvit parfois en simulacres d’exécution d’Emmanuel Macron, a quelque chose de troublant. Il explique l’obstination des gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées, place de la Madeleine ou de la Concorde, jamais très loin du Palais. Corps contre corps : la violence qui se déchaîne certains samedis rappelle à tous, comme l’explique Juan Branco[2], que la politique n’est pas un simple jeu, une lutte des places ou une partie d’échecs entre gens de bonne compagnie. Les tenants de l’ordre sociopolitique qui défait les corps, les marque et parfois les détruit, comprennent alors que la violence qu’ils imposent, lorsqu’elle devient trop insupportable, risque de se retourner contre eux.

Le corps dérobé d’Emmanuel Macron

Mais dans ce corps à corps, l’un se dérobe. Les gilets jaunes exhibent des corps maltraités ou épuisés, traversés d’affects et de soubresauts. Aux convulsions du corps social, ils attendent que le pouvoir réponde de manière incarnée. Non pas seulement par les mots et les concepts, mais par l’action et le geste, quelque chose qui montrerait que le pouvoir lui-même est touché, dans son corps, par ce qui se déploie sous ses yeux. Or, le pouvoir continue de lui présenter un corps sur papier glacé. La théorie des deux corps du roi élaborée par Kantorowicz est bien connue : le roi est doté d’un corps physique, terrestre, mortel et d’un corps mystique et immortel symbolisant la communauté politique. Emmanuel Macron a surinvesti le corps mystique dès le soir de son élection et son apparition dans l’obscurité de la cour du Louvre, au risque de se couper de la réalité du corps social. Lorsque le président va « au contact », comme aiment le dire les conseillers en communication, les gestes et les mots sont souvent maladroits, perçus comme hautains et méprisants.

La réception de l’allocution du 10 décembre est de ce point de vue très intéressante. Les signes physiques de fatigue ou de nervosité, les indices d’un trouble qui pouvaient manifester l’émotion du corps touché, ont été scrutés avec autant d’attention que les annonces politiques. Les mains du président, ostensiblement posées à plat sur la table, ont suscité l’interrogation et la raillerie. Le geste, quelle que soit son intention, rate son objectif, semble faux et affecté. L’été dernier, Emmanuel Macron a pourtant lui-même mis en scène un corps à corps avec le peuple (« qu’ils viennent me chercher ») exposant, du moins verbalement, son corps physique mais en le dérobant dans le même temps puisqu’un tel défi, opportunément filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, était lancé depuis la cour de la maison de l’Amérique latine devant un aréopage de ministres. Paradoxalement, le corps du président s’exposait faussement pour protéger son propre garde du corps… C’est sans doute dans ce double retranchement du corps présidentiel, dans cette inaccessibilité jupitérienne et bravache qu’une partie du mouvement des gilets jaunes prend ses racines.

Un épisode apparemment anodin et superficiel de cette crise politique majeure révèle la mesure de ce qui se joue au niveau du corps présidentiel et de sa difficulté à s’incarner. Un article du Monde daté du 22 décembre rapporte les paroles d’un député de la majorité affirmant qu’Emmanuel Macron « ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué » et ajoutant : « il se maquille même les mains ». Si l’information fut reprise par la presse people comme par la presse la plus sérieuse, c’est que l’on sent bien qu’elle est grosse d’une vérité plus profonde qu’il n’y paraît et qu’elle dépasse de loin l’anecdote de communicant. Ce maquillage permanent et intégral qui recouvre « même les mains », soit l’outil de travail des classes les plus modestes, est l’ultime signe d’un corps présidentiel faux et lisse incapable d’être touché ou de toucher. Isabelle Adjani, dans un article qui là encore a largement débordé les pages de la presse légère, parle d’une « impossibilité tactile […] avec le corps du pauvre »[3]. Alors que les gilets jaunes exposent sans fard des corps que l’on a longtemps voulu enfermer dans la honte, « se met[tent] à nu »[4] selon les mots de l’une des figures du mouvement, le pouvoir continue d’exhiber le corps artificiel et distant qui a pourtant miné sa légitimité et qui « accuse », pour reprendre le terme d’Édouard Louis, la distance glacée de sa politique au service des dominants. Il y a peu, le président a prononcé ses vœux debout face aux Français, optant pour une verticalité frontale qui met en scène un corps inébranlable, qui ne fléchit pas. Alors que les gilets jaunes, physiquement et métaphoriquement, exhibent marques et empreintes, blessures et fêlures, le pouvoir s’en tient à l’apparente impassibilité, aux illusions de la surface. La révolte des gilets jaunes est fondamentalement une protestation contre cette négation toute néo-libérale de ce qui est fragile et précaire et qui s’inscrit à même la peau, celle qu’on essaie de sauver quand tout semble perdu, celle qu’on laisse parfois quand on n’en peut plus.

[1] Sur ce point, voir la tribune de Guillaume Le Blanc (« Les deux corps de la manifestation ») parue dans Libération le 6 décembre 2018.

[2] “Là-bas si j’y suis”, 21 décembre 2018, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Juan-Branco-desosse-Macron.

[3] Interview donnée dans Elle, paru le 28 décembre 2018.

[4] Ingrid Levavasseur, aide-soignante, intervenait dans La Grande explication le 29 novembre 2018.

Macron et les médias : comment la presse a renoncé à son rôle de contre-pouvoir

Pendant la campagne présidentielle 2017, Emmanuel Macron avait défrayé la chronique par la complaisance sans précédent des médias à son égard, confinant parfois à l’adoration. Très logiquement, une presse bouche bée d’admiration devant le candidat Macron n’est pas subitement devenue une presse violemment critique à l’égard du Président Macron, suite à son élection. Ce que l’on craignait s’est réalisé : la presse, qu’elle soit publique et privée, faillit à son rôle de contre-pouvoir. Elle accepte l’auto-censure, mais aussi une censure d’Etat qui croît de manière inquiétante depuis l’investiture d’Emmanuel Macron.


Une grande partie des titres de la presse privée sont détenus par des amis du pouvoir. S’ils se permettent de temps à autre d’émettre des critiques à l’égard du Président, ils ne se départissent jamais de leur admiration pour Emmanuel Macron. En juin, François Pinault, propriétaire du Point, avait déclaré dans un entretien au Monde que Macron, selon lui, “ne comprenait pas les petites gens” et qu’il craignait que le Président “mène la France vers un système qui oublie les plus modestes”. Le gouvernement n’a pas tardé à riposter par la voix de Benjamin Griveaux, pointant du doigt l’ironie de la situation : un magnat de la presse milliardaire, exilé fiscal, s’intéressait soudainement aux “petites gens”. François Pinault a alors très vite fait le choix de rétro-pédaler pour indiquer qu’il éprouvait une “grande admiration” à l’égard de l’action menée par Emmanuel Macron, regrettant la “polémique excessive” provoquée par ses propos.

Un petit couac finalement assez emblématique du compromis tacite qui lie pouvoir politique, grandes fortunes et détenteurs de titres de presse : on ne s’attaque pas entre nous.

La presse privée, quelque part entre Gala et la Pravda

Ce n’est certes pas dans le Point que l’on trouvera une contestation particulièrement vive du pouvoir et des politiques menées par Emmanuel Macron. Entre autres intellectuels de renom, Bernard-Henri Lévy y tient un bloc-note hebdomadaire, qui oscille entre le tract macroniste et l’homélie dirigée contre les “démagogues”, les “populistes” et autres “factieux”.

Le son de cloche n’est pas tellement différent du côté de l’Express, dont les Unes, qui érigent Emmanuel Macron en demi-dieu, oscillent entre Gala et la Pravda.

Cet hebdomadaire est financé par Patrick Drahi, à qui Emmanuel Macron avait facilité le rachat de SFR lorsqu’il était ministre avec un contrat de 14 milliards d’euros. Echange d’amabilités : en octobre 2016, Bernard Mourad, PDG de SFR France (propriété de Patrick Drahi) intégrait l’équipe de campagne du candidat devenu Président. Pourquoi mettre fin à une alliance qui fonctionne si bien ?

L’Obs, Libération et le Monde constituent-t-ils une bouffée d’air frais dans ce magma macronien ? Il suffit de se pencher sur le traitement médiatique que ces journaux effectuent à l’égard des divers mouvements sociaux qui ont scandé l’ère Macron (manifestations contre les ordonnances sur le travail, grèves des cheminots, Gilets Jaunes) pour comprendre qu’il n’en est rien. Les quelques égratignures que ces médias se permettent à l’égard de l’action présidentielle ne sont rien en proportion de la violence qu’ils déchaînent contre ces mouvements sociaux. Un parti-pris qui n’a en dernière instance pas grand chose de surprenant si l’on prend en compte le fait que l’Obs et le Monde sont propriétés de Xavier Niel – qui estimait il y a peu que le Président Macron était à l’origine de “lois fantastiques” – ou que Libération est une propriété du multi-milliardaire Patrick Drahi. Celui-ci, dans un souci de pluralisme, a en effet racheté le journal “de gauche” Libération après avoir racheté le journal “de droite” l’Express.

Si les Unes sont moins dithyrambiques qu’elles ont pu l’être auparavant, les grands n’oublient jamais de réaffirmer publiquement leur soutien au Président.

La complaisance de la presse privée pour le pouvoir en place n’est pas neuve. Ce qui l’est davantage depuis l’investiture d’Emmanuel Macron, ce sont les tentatives de la part de l’exécutif visant à encadrer l’information.

Quand “En Marche” estime être sous-médiatisé

L’année 2018 a débuté sur les chapeaux de roue avec un projet de loi relatif à l’encadrement du traitement médiatique des élections européennes, projet qui a valu au gouvernement des réprimandes de la part du Conseil d’Etat. Ce texte prévoyait de modifier la répartition du temps de parole accordé aux partis dans l’audiovisuel public. Il était projeté que le temps alloué à chaque liste pour les européennes soit proportionnel à la taille du groupe parlementaire de chaque parti. Une telle mesure aurait scandaleusement avantagé les partis qui disposaient des groupes les plus importants en termes d’élus.

Selon les calculs des journalistes de Marianne, la liste LREM aurait pu voir son temps augmenter de 20 minutes à 51 minutes sur les deux heures totales de diffusion de clips de campagne, soit une augmentation de 155%. Toujours selon Marianne, le groupe Les Républicains serait lui passé de 20 à 32 minutes. A contrario, la France Insoumise aurait quant à elle perdu 18 minutes d’antenne, passant de 20 à 2 minutes.

Cette démarche ne peut que faire sourire lorsqu’on se souvient qu’en juin 2017, En Marche avait saisi le Conseil Constitutionnel concernant la durée des émissions de campagne dans l’optique des élections législatives, protestant contre une supposée sous-médiatisation des candidats macronistes ; c’était avant de pouvoir faire siennes les règles du jeu.

Cette tentative de contrôle de la presse qui s’est soldée par un échec cuisant pour l’exécutif ne constitue pas un cas isolé…

“Cela s’appelle de la communication, pas du journalisme”

En février 2018, Marie Roussel, journaliste de France 3 Hauts-de-France avait publiquement dénoncé le fait qu’elle avait été empêchée de suivre la visite de L’Oréal faite par Edouard Philippe et Bruno Le Maire. Elle avait déploré dans la vidéo présente ci-dessous l’accès à un “joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur. Elle rappelait à la fin de sa vidéo coup de gueule ce qu’était un reporter : “c’est celui qui rend compte” avant de préciser qu’elle n’avait rien vu de la visite car “Matignon et le groupe L’Oréal verrouillent tout”. Cela “s’appelle de la communication, pas du journalisme”, concluait-elle.

En février 2018 toujours, la présidence avait choisi de déménager la salle de presse en dehors du Palais de l’Elysée, ce qui avait été perçu par l’Association de la presse présidentielle comme une “entrave à leur travail”.

Dans le même temps, comme le rapporte Acrimed “alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre”

Le communiqué du ministère de l’Intérieur assumait parfaitement ce comportement : “Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits”.

Quand des amis de Macron prennent la tête de chaînes publiques 

En mars 2018, Bertrand Delais était élu par le Bureau de l’Assemblée Nationale pour prendre la tête de La Chaîne Parlementaire (LCP). La particularité de ce documentariste ? Il est publiquement reconnu comme étant un proche d’Emmanuel Macron. Il a notamment réalisé le documentaire En marche vers l’Elysée, documentaire très complaisant avec le nouveau pouvoir qui avait été diffusé sur France 2 très peu de temps après l’élection.

Parmi les documentaires tournés pendant la campagne, celui-ci avait la particularité de donner la parole au candidat Macron pendant la campagne. Le réalisateur a également publié plusieurs billets sur le HuffPost : contributeur régulier, ses articles traitent de la scène internationale jusqu’en 2017, année à partir de laquelle ils ont globalement tous pour sujet Emmanuel Macron. Les analyses à son égard, on s’en doute, sont globalement très laudatives.

C’est que l’amitié qui unit le Président de la République au Président de la chaîne parlementaire ne date pas d’hier. Les deux hommes se connaissent en fait depuis 2011 ; “à l’époque, on se voyait une fois par mois” avait confié le documentariste au Figaro. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que les intervenants sur LCP ne soient pas des critiques particulièrement acerbes de l’action présidentielle ?

Les nominations pleuvent au royaume de la technocratie… En avril 2018, c’est au tour de Sibyle Veil, camarade de promotion de l’ENA d’Emmanuel Macron d’être nommée présidente de Radio France. Elle avait auparavant travaillé pour Nicolas Sarkozy. S’il ne s’agit pas là directement de la nomination d’une amie comme peut l’être interprétée la nomination de Bertrand Delais, sa nomination témoigne encore une fois de la porosité entre le monde politique et médiatique, censé incarner un “quatrième pouvoir” – dont on voit cependant depuis longtemps qu’il se distingue de moins en moins du premier pouvoir…

Ce rapport instrumental entretenu avec la presse, considérée par l’Elysée comme un relais communicationnel, ne se manifeste jamais mieux que lors des apparitions médiatiques du Président. Le 12 avril 2018, “Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin” (Acrimed). Cette vidéo est mise en ligne sur le site de l’Elysée, faisant de cet entretien de plus d’une heure dans la presse un support de communication. Il avait lui-même choisi l’interviewer et le lieu où se déroulerait l’interview à savoir une école dans l’Orne. Le 15 avril, il fait le choix d’être interviewé par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin.

La loi fake news : une tentative d’institutionnalisation de la censure

En mai 2018, la proposition de loi sur le secret des affaires était adoptée malgré la méfiance et les critiques de personnalités politiques et de journalistes qui voient en elle un “outil de censure inédit”. Le Conseil Constitutionnel avait été saisi par 120 élus de la France Insoumise, du Parti Socialiste et du Parti Communiste.

Ce texte qui constitue en fait la transposition d’une directive européenne permet dorénavant de lancer des poursuites judiciaires à l’encontre – entre autres – de journalistes qui enquêteraient ou agiraient tels des lanceurs d’alerte.

En juin 2018, c’est une proposition de loi très contestée, la loi “fake news”, qui a pris forme. Cette loi a été adoptée dans la nuit du 9 au 10 octobre. Depuis le vote de cette loi, les juge des référés peuvent désormais être saisis pour faire cesser la diffusion d’informations considérées comme “fausses” (“fake”) pendant les trois mois qui précèdent un scrutin. De même, le CSA pourra ordonner la suspension de la diffusion “d’un service contrôlé par un Etat étranger”, s’il “diffuse de façon délibérée de fausses informations de nature à altérer la sincérité d’un scrutin”.

Cette loi n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Que l’on considère d’abord la difficulté qu’il y a à trouver une définition relativement consensuelle de “fake news”. C’est la question de l’objectivité de l’information qui se pose : quelle différence entre une vraie et une fausse information ? Quel critère d’objectivité permet de distinguer entre une “fake news” et une information vérifiée ? Quelle dose de subjectivité humaine intervient dans le processus de sélection et de construction des informations ? Ces questions épineuses sont tout simplement ignorées par les partisans de la “loi fake news”.

Cette loi intervient dans un contexte de chasse aux “fake news” lancée par les entreprises multinationales et les grands médias aux mains de capitaux privés. à quelques semaines de la présidentielle, Facebook avait signé un partenariat avec 8 médias français privés, destiné à “fact-checker” l’information – autrement dit, à censurer les informations considérées comme des “fausses nouvelles”. Les réseaux sociaux, dont on avait pu penser un temps qu’ils constituaient un espace de liberté par rapport à la presse privée dominée par le pouvoir de l’argent, risquent à leur tour de voir leur contenu régulé par le pouvoir de l’argent.

La paille et la poutre

Lors de l’affaire Benalla, Emmanuel Macron fustigeait “une presse qui ne cherche plus la vérité”, “un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire”. Le Président Macron prenait ainsi le contre-pied du candidat Macron, qui en pleine affaire Fillon avait appelé celui-ci à respecter le pouvoir judiciaire et médiatique, affirmant “qu’on ne peut pas prétendre présider la France en étant contre tous les contre-pouvoirs“. Le voilà donc à attaquer la presse avec les mêmes armes qu’il conspuait pendant les élections.

Les dernières semaines ont vu un accroissement inquiétant des violences perpétrées par les forces de l’ordre contre les journalistes qui cherchaient à couvrir les manifestations de Gilets Jaunes. Ce ne sont pas moins de vingt-quatre journalistes et photographes qui ont annoncé vouloir porter plainte pour violences policières suite au traitement dont ils ont été victimes durant la journée du 8 décembre.

https://twitter.com/yannforeix/status/1071366611750264832

Depuis quelques mois, les médias français sont sujets à un encadrement toujours plus important de la part de l’exécutif, auquel s’est ajouté, ces dernières semaines, une répression policière accrue contre les journalistes et reporters.

Sous couvert de vouloir contrôler l’information, et en filigrane de lutter contre certains médias comme Russia Today (RT), accusés de propager des fake news pour déstabiliser le pouvoir, c’est l’ensemble de la presse qui voit planer au-dessus de sa tête une épée de Damoclès.