Projet de réforme du lycée : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne ?

La commission mise en place par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education Nationale, vient de rendre sa copie. Déjà, la plupart des syndicats s’inquiètent d’une réforme qui risque fort d’aggraver un peu plus la déliquescence du système éducatif français.

Le lycée « modulaire » : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne

L’une des principales pistes explorées dans le rapport de la commission Mathiot, chargée de réfléchir à la réforme du lycée, est la mise en place d’un lycée dit « modulaire ». Concrètement, cela signifie que les filières que l’on connaît aujourd’hui (Littéraire, Economique et Sociale, Scientifique) disparaîtraient. Tous les lycéens auraient un tronc commun de cours (en Français, LV1, Histoire-Géographie…) et, en parallèle, se spécialiseraient en choisissant un couple de matières aux horaires renforcées parmi neuf couples possibles, parmi lesquels Mathématiques-SVT, Lettres-Histoire, Sciences Economiques et Sociales-Histoire. L’argument avancé par la commission est que cela permettrait aux élèves une orientation plus souple et graduelle.

Cette idée n’est pas une invention de la commission, qui est allée puiser dans un modèle si cher aux partisans du gouvernement : le Royaume-Uni.

Une fracture territoriale accrue

Cette réforme est symptomatique de la politique mise en place par Emmanuel Macron depuis son accession au pouvoir : tout pour les métropoles, tout pour les plus riches, et les autres n’auront qu’à se débrouiller. En effet, ce projet renforcerait considérablement des inégalités territoriales déjà criantes, entre grandes métropoles et France périphérique.

Dans les faits, seuls les lycées les mieux dotés auraient les moyens de proposer l’intégralité des neuf couples de disciplines proposés aux lycéens. Dans les établissements à dimension plus modeste, où le nombre d’élèves et donc d’enseignants est plus faible, le nombre de couples de matières proposés pourrait plutôt tourner autour de cinq.

Dès lors, quelle solution pour les jeunes vivant dans ces espaces déjà délaissés, et souvent économiquement sinistrés ? Les plus favorisés d’entre eux choisiront l’internat du lycée de la grande ville la moins éloignée tandis que le plus grand nombre devra subir son orientation. S’en suivront perte de toute motivation et entrée dans l’enseignement supérieur avec un bagage scolaire qu’ils n’auront pas choisi et qui bridera leurs choix d’orientation.

Un accroissement des inégalités à prévoir

De nombreux spécialistes du monde éducatif, mais aussi des syndicalistes, affirment que cette réforme, loin de régler le problème flagrant des inégalités en milieu scolaire, le creusera encore plus. On peut ici s’appuyer sur le même exemple que la commission Mathiot, à savoir le Royaume-Uni. Le SNES-FSU, premier syndicat enseignant, a publié une note à ce sujet. A la lecture de celle-ci, on s’aperçoit que la prétendue « liberté » donnée aux élèves dans la construction de leur projet d’orientation est en réalité complètement bridée par de multiples déterminismes.

L’orientation genrée est particulièrement forte dans ce type de système. Ainsi, parmi les dix couples de matières les plus fréquemment choisis par les garçons, 7 ne contiennent que des disciplines scientifiques, et tous en contiennent au moins deux. A l’inverse, chez les filles, 4 des couples de matières les plus fréquemment choisis ne contiennent aucune matière scientifique. Ces dernières privilégient les matières littéraires. Certes, ce clivage est également très fort en France, notamment dans les études supérieures où les filières scientifiques les plus reconnues socialement (écoles d’ingénieur notamment) sont nettement dominées par une population masculine. Est-ce toutefois une raison pour aggraver ces inégalités déjà très fortes ?

Outre les inégalités de genre, les inégalités sociales sont également particulièrement fortes dans ce type de système. En éducation comme en économie, derrière les beaux discours sur la « liberté de choix » se cache bien souvent la liberté pour les riches de rester entre eux et de ne pas partager le savoir et donc le pouvoir avec les classes populaires.

Ainsi, en Grande-Bretagne, les lycéens issus de milieux favorisés (on parlerait, en France, des enfants de cadres et  de professions intellectuelles supérieures) sont surreprésentés dans les filières scientifiques, qui sont socialement valorisées. A l’inverse, les lycéens issus de milieux populaires (enfants d’ouvriers, d’employés) se retrouvent essentiellement dans les filières littéraires ou techniques, à la reconnaissance sociale moindre.

Ce clivage social accru s’explique justement par cette prétendue « liberté » laissée aux jeunes dans la construction de leur orientation. En effet, cette liberté de choix favorise mécaniquement les classes aisées, qui disposent du capital culturel et social nécessaire pour offrir la « bonne » orientation à leurs enfants. Confrontés très tôt aux professions socialement valorisées, les jeunes sauront, avec l’aide de leurs parents, choisir la filière qui leur permettra de reproduire le schéma social dans lequel ils ont grandi : leurs parents, au courant de l’actualité économique, politique et culturelle, sauront guider leurs enfants vers une voie porteuse, tout en valorisant l’école et le goût de l’effort et de la réussite personnelle. Au contraire, l’orientation des enfants d’origine sociale plus modeste est nécessairement plus difficile, car ils ne disposent pas de relations ou d’un milieu familial qui pourraient les aider à faire leur choix.

Demain, avec une telle réforme, ces déterminismes sociaux déjà particulièrement forts dans le système scolaire seraient donc très probablement accrus, et l’ensemble serait justifié par les sempiternelles tirades gouvernementales sur la « revalorisation des filières professionnelles » qui, si elle est une réalité dans le discours dominant, n’a encore jamais eu d’effet concret dans le monde réel.

Derrière la prétendue réforme, toujours des suppressions de postes

Emmanuel Macron et son gouvernement ne s’en cachent pas : au cours du quinquennat, 120 000 postes de fonctionnaires doivent être supprimés. Avant l’élection présidentielle, nous présumions déjà que l’Education Nationale serait fortement touchée par cette décision dans la mesure où ce ministère est celui qui emploie le plus.

Bien entendu, le gouvernement a assuré que l’éducation était une de ses priorités, en témoigne le dédoublement des classes de CP dans les zones difficiles, les fameuses classes à 12 élèves. Si cette mesure est bonne sur le papier, elle se fait sans aucun moyen supplémentaire, ce qui lui retire toute efficacité. Mais surtout, c’est une opération de communication très habile, qui masque le véritable plan social en cours dans l’enseignement secondaire.

Ces suppressions de postes ont déjà commencé, de façon discrète : le gouvernement a réduit le nombre de postes offerts aux concours de recrutement pour la prochaine session. C’est-à-dire que celui-ci prévoit, sur le long terme, de réduire le nombre d’enseignants, alors que le nombre d’élèves grandit d’année en année.

Mais cette réforme du lycée permettrait d’aller encore plus vite. En effet, celle-ci prévoit une baisse du temps de cours hebdomadaire des lycéens, qui oscille aujourd’hui entre 27 et 30 heures. Cela permettrait de passer de 142 000 enseignants au lycée aujourd’hui à 117 000 demain, soit environ 25 000 postes supprimés rentrée après rentrée, d’après les estimations du SNES. Dans les années 80, le ministre socialiste de l’Education Nationale Claude Allègre rêvait de « dégraisser le Mammouth » : les libéraux en rêvaient, Macron le fait.

Ainsi, loin de répondre aux problèmes auxquels cette réforme prétend s’attaquer, elle ne ferait que les creuser… Au bénéfice de ceux qui ont porté Macron au pouvoir.

Emmanuel Maurel : “Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant”

©Vincent Plagniol

Député européen, animateur de la gauche du Parti Socialiste, et désormais candidat à la tête du PS, Emmanuel Maurel nous livre ses déceptions, ses espoirs et ses ambitions pour la social-démocratie. Avant de prendre d’assaut la rue de Solférino – avant qu’elle ne déménage -, Emmanuel Maurel revient sur les causes de l’échec de Benoît Hamon, sur l’état de la social-démocratie en Europe ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à présenter sa candidature à la tête du PS. Analysant la succès de Macron, il défend une large unité de ce qu’il appelle la gauche pour croiser le fer avec le Président de la République.

LVSL – Dans l’entretien que vous nous aviez accordé l’an dernier, vous disiez qu’il n’était pas impossible que l’électorat de gauche considère que le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. C’est précisément ce qui s’est produit durant l’année 2017. Comment analysez-vous cet écartèlement de la social-démocratie française entre la France Insoumise et En Marche ?

Emmanuel Maurel – Si on prend la dernière année du quinquennat de François Hollande, on a clairement un Parti Socialiste que les gens ne reconnaissent plus, parce qu’il s’est largement éloigné de ses fondamentaux. L’horizon d’attente de l’électorat socialiste a été perturbé par des mesures inexplicables et inexpliquées : la déchéance de nationalité et  la Loi Travail qui se termine par un 49-3 calamiteux. Elles scellent le sort des socialistes, d’autant plus qu’elles concluent une séquence politique qui avait été commencée par Manuel Valls, lequel avait théorisé les gauches irréconciliables. Arrive la primaire, marquée par une forme de dégagisme. François Hollande n’est pas en mesure de se représenter, Manuel Valls le supplée : il est battu, assez largement ; arrive la candidature de Benoît Hamon, qui était en rupture avec le socialisme gouvernemental des deux dernières années qui venaient de s’écouler. On aurait pu croire que c’était une nouvelle chance donnée au socialisme français pour cette présidentielle, mais Benoît Hamon a joué de malchance : il a été desservi par une longue suite d’abandons et de trahisons de la part de ceux qui étaient censés le soutenir, qui culmine avec le ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron.

“On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.”

Le paradoxe, c’est que Benoît Hamon, qui gagne la primaire en s’émancipant clairement du parti socialiste, est sanctionné par les électeurs parce qu’il appartient au Parti Socialiste. Il endosse un bilan gouvernemental qu’il a quand même en partie contesté, et il est victime de ce que je redoutais lorsque nous nous sommes rencontrés : un double vote utile. On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Si on rajoute à cela une campagne présidentielle où Benoît Hamon a mis en avant un certain nombre de thèmes certes intéressants, mais qui ont pu désorienter l’électorat traditionnel, on se retrouve avec un score historiquement bas et une situation complètement inédite, puisqu’en 2012, le Parti Socialiste avait à peu près tout, alors qu’il flirte aujourd’hui avec une forme de marginalité électorale. Ce qui est inédit, c’est la vitesse avec laquelle se produit ce décrochage. Évidemment, toute la question qui se pose maintenant, c’est comment relever ce parti dans ce contexte très difficile.

LVSL – Au niveau européen, la crise de la social-démocratie s’est confirmée avec le score assez modeste du SPD allemand, la chute du Parti Démocrate italien, la défaite des sociaux-démocrates tchèques… Pensez-vous qu’il soit possible de reconstruire la social-démocratie au niveau européen ? Que pensez-vous de la thèse d’une tripartition des forces politiques, sous la forme d’une déclinaison entre trois formes de populismes : des forces populistes réactionnaires, des forces populistes néolibérales (Macron, Albert Rivera…) et des forces populistes de gauche ?

Emmanuel Maurel – Je ne crois pas qu’on puisse, dès aujourd’hui, prédire un tel scénario. Il est vrai que dans la plupart des pays européens, à quelques heureuses exceptions près – britannique, portugaise –, la social-démocratie a subi des échecs électoraux soit mineurs, soit majeurs. Le SPD, autour de 20%, est confronté à une situation tragique : soit il s’allie avec Merkel, ce qui était le choix fait lors des deux mandats précédents, s’aliénant une partie de l’électorat populaire qui ne se reconnaît pas dans ce programme dont la clef de voûte reste l’orthodoxie budgétaire ; soit ils ne font pas d’alliance, déclenchent de nouvelles élections, dont tout porte à croire qu’ils vont les perdre et que l’extrême-droite va encore progresser. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les dirigeants du SPD comme des traîtres parce qu’ils s’apprêtent à gouverner avec Merkel : ils sont dans une situation extrêmement compliquée. Cette situation n’est pas nouvelle : elle vient du refus d’une alliance rouge-rose-vert par Gerhard Schröder en 2005 (aux élections législatives), alors même qu’une majorité de gauche aurait été possible au Bundestag entre le SPD, Die Linke et les Verts allemands. Le SPD choisit la grande coalition avec Merkel parce qu’il refuse de gouverner avec Die Linke. À ce moment-là, il rentre dans une spirale infernale, où le SPD devient le partenaire privilégié de la CDU, imposant certes un certain nombre de réformes – c’est grâce au SPD qu’il y a eu le Smic en Allemagne, ce qui n’est pas rien –, mais en échange de l’acceptation du cap économique austéritaire fixé par la chancelière.

Emmanuel Maurel ©Vincent Plagniol pour LVSL

“Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.”

Dans d’autres pays, la social-démocratie s’effondre. Aux Pays-Bas, le Parti Travailliste stagne autour de 8% ; dans l’Europe de l’Est, les sociaux-démocrates vont très mal, et on vient de parler de la France. Il faudrait avoir une analyse plus nuancée de l’Espagne, où le PSOE ne s’effondre pas face à la concurrence de Podemos, bien qu’il soit à un niveau plus bas que dans les années 80.

Il existe plusieurs exceptions à cette situation. En Angleterre, Jeremy Corbyn a réussi à régénérer le Labour Party en s’appuyant sur la jeunesse et les syndicats. L’accession du Labour au pouvoir, qui paraissait impensable il y a cinq ans, est aujourd’hui possible. L’exception portugaise est intéressante : après des années d’austérité, le Parti Socialiste – qui n’effectue pas de révolution doctrinale majeure – assume un accord avec deux partis de gauche très différents : le Bloco de Esquerda (dans la lignée de Podemos) et le Parti Communiste portugais, sur une ligne orthodoxe. On doit cela au talent d’Antonio Costa : le Bloco et le Parti Communiste se détestent. C’est pourquoi il passe un accord avec l’un et avec l’autre, sur la base d’un contrat de gouvernement. Il n’y avait aucun programme commun avant les élections, mais Costa a fait preuve de pragmatisme, préférant gouverner avec des partis de gauche plutôt que d’entrer dans une hypothétique grande coalition. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.

La situation italienne est encore différente. Le Parti Démocrate n’est pas en mauvaise posture dans les sondages (il oscille entre 23 et 25% dans les sondages), mais son problème est structurel : il opte clairement pour le social-libéralisme. Le reste de la gauche n’est pas résiduel mais est très émietté : il faut donc craindre que le Parti Démocrate confirme cette orientation.

La vérité, c’est que la social-démocratie est traversée par des contradictions majeures. Je le constate tous les jours au groupe socialiste au Parlement Européen, au point qu’à mon avis, très vite vont se poser des questions essentielles : les socialistes pourront-ils continuer à travailler ensemble malgré ce clair-obscur qui fait que dans un même groupe cohabitent le PSOE, des gens qui sont capables de s’allier avec la droite, et d’autres qui sont favorables à l’union de la gauche ? Le moment de vérité va arriver assez vite ; les élections européennes de 2019 peuvent être un moment clef de la recomposition de la gauche européenne.

LVSL – Dans ce contexte, dans quelle démarche s’inscrit votre candidature au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste ?

Emmanuel Maurel – Je présente ma candidature avec une conviction : le Parti Socialiste français a encore un avenir. Pas pour des raisons de marketing qui me feraient dire qu’il y a « un espace entre Macron et Mélenchon», je ne considère pas l’électorat en termes de parts de marché, mais je pense qu’il y a une utilité historique du socialisme français. Pour moi, la seule façon de survivre et de rebondir, c’est de sortir des sables mouvants de l’ambiguïté. Aujourd’hui, c’est de cela dont il s’agit : ma candidature s’inscrit sous le sceau de la clarté et de l’authenticité à gauche. Clarté par rapport au nouveau pouvoir : nous devons être dans une opposition résolue à Macron, avec lequel nous avons une différence de nature : le macronisme est l’un des avatars du modèle néolibéral, et il faut le dénoncer. Ça n’a pas toujours été le cas, parce les premiers mois du quinquennat Macron ont été marqués par une très grande confusion chez les socialistes français, qui ont voté de trois manières différentes au Parlement.

“Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche.”

©Vincent Plagniol

Clarté aussi par rapport au bilan : le Parti Socialiste vient de passer cinq ans au pouvoir, et il est impossible d’y revenir si on est incapable d’avoir un retour critique sur cette période, qui a été marquée par une perte de repères et par une pratique du pouvoir qui s’émancipait peu du modèle présidentialiste dans lequel tout est soumis à l’exécutif, dans lequel le parti, comme le groupe parlementaire, ne jouissent d’aucune autonomie. On a couru à cette catastrophe : à force de se taire, on laisse le Président et le Premier Ministre faire des erreurs, parfois majeures. Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche. Je parle de toute la gauche ; il ne faut ostraciser personne. Quand bien même on serait critiqué, même de façon très dure, par la France Insoumise ou le Parti Communiste, il faut savoir être unitaire pour deux, pour trois, pour dix. Ça a toujours été une conviction chez moi : on ne pourra revenir au pouvoir et réincarner la transformation sociale que si on est capable de faire intervenir dans ce combat toutes les forces politiques qui sont aujourd’hui dans le camp qu’on appelle « la gauche », même si certains refusent de s’en revendiquer, bien qu’ils en soient largement issus.

Ce que je propose, c’est aussi d’en revenir à un certain nombre de fondamentaux. La gauche n’a pas seulement perdu des électeurs : elle a aussi perdu des repères. Il lui faut une boussole.

LVSL – De quels fondamentaux parlez-vous ?

Emmanuel Maurel – Je trouve par exemple ahurissant que le Parti Socialiste ne parle plus des salaires, qui restent quand même au cœur de la question de la répartition entre le capital et le travail. Les gens n’arrivent pas à comprendre que, sous un gouvernement socialiste, non seulement on n’augmente pas les salaires, mais qu’en plus un ministre de l’économie (Michel Sapin) encourage les entreprises à ne pas le faire. C’est pour ces raisons que je disais que les gens ne se reconnaissent pas dans le Parti Socialiste. Jusqu’à présent, la gauche était associée, dans l’esprit des gens, à des conquêtes sociales, notamment en matière de droit du travail. Or, la loi Travail, la loi Macron, l’ont détricoté.

“Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.”

Il faut renouer avec ce qu’on n’aurait jamais du cesser d’être : des partageux. C’est quand même notre filiation historique. Ce n’est pas parce que le monde a changé, que de nouveaux problèmes sont apparus, que l’on doit renoncer à ce qui fait notre modèle génétique, c’est-à-dire le partage : partage des richesses, partage des pouvoirs, partage des savoirs, et bien évidemment l’émancipation, qui passe bien sûr par l’approfondissement de la démocratie, mais aussi par la mise en place de la démocratie sociale et de la démocratie dans l’entreprise. Voilà les fondamentaux. Je le répète souvent, ce qui me vaut d’être qualifié d’archaïque.

Autre point fondamental : il y a désormais un lien évident entre la question sociale et la question écologique. Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.

LVSL – Le socialisme français s’est longtemps appuyé sur une forme d’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes urbaines. Il trouvait des réservoirs de voix importants dans la jeunesse. On voit aujourd’hui que cette dernière se tourne de plus en plus vers Jean-Luc Mélenchon ou Marine le Pen, tandis que les classes moyennes urbaines se partagent plutôt entre Mélenchon et Macron alors que les classes populaires plongent dans l’abstention. Quelle stratégie la social-démocratie française doit-elle avoir pour renouer avec ces secteurs ?

Emmanuel Maurel – Il faut renouer avec le corps central du socialisme : les employés et les ouvriers. Pour ça, il ne suffit pas de le dire. Il faut que nos préoccupations et nos mots d’ordre soient en résonance avec nos déclarations. Je parlais tout à l’heure des salaires, il faudrait aussi parler des services publics, qui ont été largement dégradés durant ces dix dernières années alors qu’ils contribuent à l’égalité entre les territoires. C’est une condition indispensable si on veut remettre un peu d’égalité dans les territoires, et donc s’adresser à cette France-là qui se sent assez justement délaissée. Je ne sais pas s’il faut parler de la « jeunesse » en termes spécifiques, mais il y a quand même un décrochage qu’on constate, et qui se vérifie sur des choses très concrètes. Je parlais avec un ami récemment, qui me racontait la réalité de l’expulsion locative. Chaque année, il y a des dizaines de milliers de gens minés par des dettes locatives de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros, qui se retrouvent devant le tribunal d’instance, devant lequel ils négocient des sur-loyers de 10, 15, 20€ par mois, pour ne pas être expulsés. Le Président explique que la baisse des APL de 5€ est une mesure indolore. La vérité, c’est que 5€ pour plein de gens, c’est une catastrophe humaine. Perdre 5€, c’est subir la menace d’être expulsé de son logement.

“Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.”

Le combat pour le logement, par exemple, est central si on veut renouer avec la jeunesse dans son ensemble, et notamment avec la jeunesse précarisée. Il y a des mots d’ordre concrets qui répondent à des situations vécues, quotidiennes, et qui doivent déboucher sur des mobilisations, des luttes : c’est pourquoi je prenais ces exemples. Un sujet qui, à mon avis, va monter dans les mois à venir, est celui de l’hôpital public. Sa situation est très préoccupante, son personnel est sur-saturé de travail, alors qu’il n’y a rien de plus emblématique du modèle social français que l’hôpital public tel qu’on l’a construit dans l’après-guerre. Il me paraît prioritaire de s’ancrer dans la quotidienneté de la vie des gens. Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.

LVSL – Revenons sur Macron et sa stratégie politique. Cela fait sept mois qu’il est arrivé au pouvoir, et on a l’impression qu’il a réglé la crise de régime qui couvait en France. Que pensez-vous de la pratique macronienne du pouvoir ? Pensez-vous que cette régénération de la Vème République garantira une base solide à son pouvoir ?

©Vincent Plagniol

Emmanuel Maurel – La première vertu, c’est l’honnêteté. Macron est habile, professionnel dans sa communication, et malin politiquement. D’une certaine façon, il nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela. La stratégie politique de Macron bénéficie du fait qu’il a méticuleusement observé le début des deux quinquennats précédents, et décidé de faire exactement l’inverse. Je pense qu’il est obsédé par l’idée de ne pas répéter les erreurs du début du quinquennat Sarkozy et du quinquennat de Hollande. Il suffit d’observer sa façon de procéder – aussi bien dans la gestion de sa vie privée que de sa vie publique –, d’incarner une forme d’autorité, de volontarisme, de diplomatie française gaullo-mitterrandienne à l’étranger, pour conclure qu’il faut prendre Macron au sérieux.

“Macron nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela.”

On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française. Il faut comprendre cet état de grâce qui perdure dans une partie de la société – produit de l’idéologie dominante relayée par les médias de masse qui sont relativement enamourés du Président – pour expliquer le fait que la popularité de Macron reste relativement haute. Cette situation pourrait décourager certains à gauche.

Les plus anciens me racontent qu’un phénomène similaire s’est produit avec Giscard. Quand il est arrivé au pouvoir, il bénéficiait du même a priori favorable et du soutien des élites économiques. Il a mis en place ses réformes économiques inspirées par le libéralisme à la française qu’il a couplées avec des réformes de société, ce que ne fait pas Macron. Giscard est resté haut dans l’opinion pendant des années. Jusqu’au milieu de l’année 1980, Giscard était encore crédité de 58% des voix face à Miterrand. Il y avait l’idée de l’inéluctabilité de la réélection de Giscard, qui réapparaît aujourd’hui losqu’on dit que Macron en a encore pour dix ans à la tête de la France… Ça n’a pas été le cas pour Giscard.

Et je pense qu’à un moment, Macron ne pourra pas échapper à la réalité de sa politique, qui a été exprimée de façon très factuelle et en même temps très brutale par la dernière étude de l’OFCE, qui montre que l’essentiel de la réforme fiscale qu’il a faite profite aux très riches, alors que les ménages les plus pauvres en sont les grands perdants. Cette réalité-là lui collera à la peau d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, il augmente la CSG, baisse les APL, supprime quasiment l’ISF et met en place une flat tax sur les revenus financiers. De fait ce n’est pas une politique qui peut se prétendre équilibrée :  c’est une politique de classe.

LVSL – On peut aussi penser que Macron réussira à mobiliser un socle électorat assez large – bien que loin d’être majoritaire – pour se faire réélire grâce aux institutions de la Cinquième République, et que le mécontentement populaire ne sera pas suffisant…

Emmanuel Maurel – Je pense que Macron méconnaît quelque chose de très profond chez les Français : l’aspiration à l’égalité. Et c’est ce qui le rattrapera. Macron est persuadé que la France est enfin mûre pour les grandes réformes libérales que l’élite appelle de ses vœux depuis des années. Je pense que Macron représente en réalité davantage une fin qu’un commencement : c’est la fin du cycle néolibéral. Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il sera rattrapé par sa politique. Même les classes moyennes, qui pouvaient lui faire confiance pendant un moment, se rendront compte que sa politique est extrêmement déséquilibrée en faveur des vrais possédants (dont ne font pas partie les classes moyennes). Il faut cependant prendre en compte que Macron bénéficie d’une opposition à gauche qui n’est pas suffisamment rassérénée et unie pour lui poser problème.

“On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française.”

Venons-en maintenant à sa pratique des institutions. Macron avait joué habilement la carte de l’horizontalité durant sa campagne, il surjoue à présent la verticalité, avec une défiance par rapport aux corps intermédiaires. Cependant, à trop négliger les corps intermédiaires, ils finiront par réagir. Prenons par exemple le mépris de Macron pour les élus locaux : ces derniers restent encore un lien très fort entre les citoyens, même les plus modestes, et les institutions. Macron supprime les emplois aidés, demande des économies totalement impossibles à réaliser aux collectivités : cette confrontation qui a commencé lors du congrès des maires va s’amplifier. Macron se prive de ces corps intermédiaires qu’il connaît mal et pour qui il a peu de respect. Il faut aussi prendre en compte la confrontation inéluctable avec le monde syndical, qui est exclu de la pratique politique d’Emmanuel Macron. À un moment, je pense que le fait de passer outre ces corps intermédiaires va lui poser problème.

Rien ne sera possible cependant si la gauche, toute la gauche, ne relève pas la tête. Il faut prendre en compte le fait que Macron, contrairement à ce que je lis ici et là, n’a absolument pas fait reculer l’extrême-droite ; l’extrême-droite reste assez forte en France, hélas, et les déboires actuels au sein du FN ne l’empêcheront pas forcément de prospérer. Pour nous, militants de gauche, le combat face à Macron et à Wauquiez – la droite pourrait retrouver un peu de vigueur avec lui – ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite est encore vivace et prospère, notamment dans les classes populaires. Ce problème n’est pas derrière nous, contrairement à ce que certains amis du président essaient de faire croire.

LVSL – Vous souhaitez amorcer une dynamique unitaire à gauche. Quels peuvent être les contours de ce rassemblement, quels relations le Parti Socialiste doit-il entretenir avec le Parti Communiste, la France Insoumise et Génération.s ? Sur quelles fondements cette opposition peut-elle prendre forme ?

Emmanuel Maurel – On l’oublie trop souvent, mais l’opposition se construit parfois très concrètement au Parlement par exemple. Le groupe socialiste, le groupe communiste et le groupe France Insoumise ont déposé un recours au Conseil Constitutionnel contre les ordonnances : il y a eu une convergence concrète, au niveau parlementaire, sur un point précis. Je pense que c’est ce qui va se passer dans l’avenir : au fur et à mesure que Macron va avancer et déployer son agenda de réformes, une opposition va se cristalliser dans laquelle on retrouvera les différentes familles de la gauche. C’est vrai au Parlement, ce sera vrai également dans la société. L’unité ne se décrète pas, elle se construit. Elle se construit dans les luttes, qu’elles soient locales ou nationales. Cela pourra commencer avec l’université, mais aussi avec l’hôpital public, la réforme de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie… Il est alors possible qu’on assiste à la naissance d’un front commun qui rassemblera de plus en plus largement au fil du quinquennat. Pour cela, il faut savoir être disposé au dialogue avec toutes les forces de gauche. Il est donc urgent que nous, socialistes, soyons clairs quant à notre rapport à Macron : c’est l’un des enjeux du quinquennat.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

La sélection à l’université : comment en est-on arrivé là ?

Le 15 janvier dernier s’est ouverte la plate-forme PARCOURSUP, qui prend le relais d’APB (Admission Post Bac) pour l’inscription des nouveaux bacheliers à l’université. En 2017, près de 630.000 élèves de Terminale étaient inscrits sur la plate-forme APB, un chiffre en augmentation constante depuis des années. La nouvelle procédure PARCOURSUP, issue du projet gouvernemental modifiant l’accès aux études supérieures, se caractérise par la possibilité pour les universités de sélectionner les lycéens en fonction de leurs résultats dans le secondaire. De plus, cette réforme amène un profond changement de l’organisation de l’enseignement supérieur à travers l’année de césure et l’individualisation des parcours, qui vont, selon les opposants à la réforme, renforcer les inégalités sociales à l’université. À l’heure où ce nouveau dispositif est vivement critiqué, il faut retracer l’historique de cette loi pour en comprendre la logique sous-jacente.

Sélection ou pas sélection ? La bataille des mots

« Orientation et réussite des étudiants » : c’est le nom de l’actuel projet de loi qui vise selon la ministre de l’Enseignement Supérieur Frédérique Vidal à assurer un accompagnement pédagogique pour les lycéens afin d’obtenir une place dans la filière universitaire qui leur convient le mieux. Cependant en face de cela , les opposants à la loi n’hésitent pas à évoquer une « sélection pour trier les étudiants », reprochant à la Ministre de mettre en place une « sélection qui ne dit pas son nom ». La première bataille qui s’enclenche est sémantique.

Du BAC à l’appréciation subjective, une sélection dans les faits

Pour savoir ce qu’il en est, regardons dans les faits ce qui pose problème. Le projet de loi vise à la modification de l’article L612-3 du code de l’éducation, qui pose les conditions d’accès à l’université. La première modification qu’il convient de noter est celle de la suppression de la priorité académique, dispositif qui donne le droit à tout bachelier d’obtenir une filière non sélective de son choix dans l’académie où se trouvait son lycée. Cette première modification n’est pas anodine puisqu’elle transforme la nature même du BAC, qui fut pensé non simplement comme un certificat d’études du secondaire mais aussi comme le premier diplôme du supérieur, donnant droit à des études.

La suite du processus s’apparente au fonctionnement même de PARCOURSUP. Mme Vidal explique que la procédure s’effectue en plusieurs phases, jusque-là rien de nouveau par rapport à APB. La première étape, qui est essentielle, concerne la publication d’attendus nationaux par le ministère, ou locaux qui sont remontés par les universités. Ceux-ci servent d’indication à destination des lycéens, parents d’élèves, professeurs de lycées et d’universités pour juger de l’adéquation d’un profil avec les différents cursus… Rien de contraignant (légalement) pour le moment, et c’est justement là que les phases suivantes de PARCOURSUP interviennent.

“Les universités se pratiquent déjà une sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil.”

Les vœux émis par les lycéens reçoivent un avis de la part des professeurs principaux et du conseil de classe de 2nd trimestre avec comme bases ces fameux attendus. Le but de ces vœux est qu’ils soient examinés par les lycéens mais aussi les établissements du supérieur qui auront accès à leurs dossiers. Puis c’est à ces mêmes établissements, sur la base de ces avis, des attendus, et des résultats du lycéen, qui tranchent en fonction de la nature des filières (non sélectives, sélectives et « en tension »). Pour les filières non sélectives, jusque-là ouvertes grâce à la priorité académique, le dispositif du « oui si » entre en jeu, permettant d’accepter la filière à condition de se conformer aux recommandations de l’établissement (année de césure, cours de rattrapage, cursus professionnels etc.). Mais en plus de cela, grâce à la catégorie « sous tension », qui regroupe 170 filières en France, les universités pourront faire valoir un « non » même à un lycéen de l’académie. Et tout cela, dans un contexte où les universités se plaisent à pratiquer déjà la sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil. 2

Cette réforme fait passer la condition d’acceptation du bachelier de la simple acquisition du BAC, des critères donc objectifs de qualification, à des critères subjectifs : l’appréciation d’un dossier fourni par le lycéen. C’est une sélection sur dossier qui s’applique dans les faits et qui marque le règne de la subjectivité, sans véritable garantie juridique au plan national, comme critère de validation et d’acceptation.

Pourquoi cette réforme : les argumentaires

Pour ses partisans, cette réforme veut panser les deux maux qui affectent aujourd’hui l’université : le taux d’échec relativement fort et, argument favori mis en avant, le tirage au sort. En effet, le taux d’échec à l’université déclenche souvent des polémiques quant à son étendue véritable et à son calcul. « 60% des nouveaux inscrits à l’université n’obtiennent pas leur licence » selon les chiffres annoncés par le Ministère, bien que de nombreuses organisations contestent la lecture des chiffres 3. C’est donc l’idée que cette réforme va adapter la demande de formation et la « compétence » de chacun à suivre lesdites formations. Ensuite, deuxième raison avancée, le tirage au sort. Ce dispositif était celui qui s’appliquait dans les filières dites sous tension. Résultat de ce dispositif : c’est près de 80.000 lycéens qui n’avaient pas d’affectation l’été dernier. Une situation impossible à tenir, qui avait en effet soulevé des contestations lors de la rentrée dernière et qui est aujourd’hui critiquée tant à droite qu’à gauche. La nouvelle loi entendrait ne plus laisser la place au hasard pour décider de l’avenir du lycéen.

Cependant, si le diagnostic semble être le même, les solutions diffèrent. D’un côté, le flanc droit, représenté tant par la Confédération des Présidents d’Université (CPU), la Fédération des Associations Générales Etudiantes (FAGE), ou la droite universitaire de l’UNI avancent la solution de la sélection.

De l’autre des syndicats étudiants comme l’UNEF ou Solidaires Étudiants, des syndicats professionnels SNESUP, CGT, FO et SUD des collectifs comme le groupe Jean-Pierre Vernant ou l’Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES) 4 , tirent un diagnostic structurel et mettent en avant le manque de moyens humains et financiers à l’université qui s’est caractérisé par un budget de l’ESR (Enseignement Supérieur et de la Recherche) en très faible augmentation depuis des années. Celui-ci, avec la hausse considérable du nombre d’étudiants, conduirait à une situation où les demandes sont supérieures à l’offre, menant à un déficit de places ou à des baisses du nombre d’heures de cours. 5.

Pourquoi cette réforme ? Dix ans de politiques libérales à l’université

Depuis plusieurs années déjà, la France vit une augmentation conséquente de sa population étudiante du fait d’une tendance générale à la hausse démographique dans le pays mais aussi à une hausse de réussite au baccalauréat général. Ce constat devrait mener naturellement à une augmentation des moyens financiers et humains à l’université pour répondre aux besoins, mais c’est sans compter sur les projets politiques des gouvernements successifs.

Il suffit de revenir à la phrase de Noam Chomsky sur la stratégie pour privatiser un service public : « commencez par baisser son financement. Il ne fonctionnera plus. Les gens s’énerveront. Ils voudront autre chose. C’est la technique de base pour privatiser un service public. ». Une véritable leçon de tactique néolibérale qui marche aussi pour l’université et la mise en place de la sélection.

Pour comprendre les premiers pas de cette modification de l’ESR, nous pouvons revenir notamment sur deux réformes récentes : la loi LRU de 2007 et la loi Fioraso de 2013. La loi LRU de 2007 sur l’autonomie des universités instaure la gouvernance universitaire par le local et l’entrée du privé (non élu) dans les conseils universitaires à travers les personnalités extérieures. Les universités disposent de pouvoirs accrus sur leurs politiques de gestion budgétaire, de recrutement du personnel, devenant ainsi non plus des traductions locales d’un service public national mais une nouvelle entité, un acteur autonome qui se sépare peu à peu de l’État. Ces universités deviennent aussi par là concurrentes entre elles. Évidemment, il n’est pas encore question de privatisation et les universités ne sont pas des établissements de droit privé totalement indépendants de l’appareil étatique.

Par la suite, c’est la loi Fioraso de 2013 qui entre en jeu. Issue des négociations entre les organisations syndicales et le gouvernement de l’époque, cette loi entend apporter des nouveautés dans deux domaines. Dans le domaine social, elle augmente les bourses sur critères sociaux (bourses étudiantes), garantie offerte aux syndicats suite aux négociations. Dans le domaine de l’enseignement supérieur elle instaure l’obligation pour les établissements du supérieur de s’intégrer dans une communauté d’établissements avec d’autre établissements du supérieur, ces nouvelles entités portant le nom de COMUE. Celles-ci, pouvant sous certaines conditions construire de nouvelles formations ou des structures de recherche, visant « la promotion à échelles nationale et internationale » dans une logique concurrentielle et élitiste de l’enseignement supérieur. Après la multiplication des acteurs de l’ESR en concurrence les uns aux autres, on ajoute des mégastructures souvent incohérentes renforçant le phénomène de compétition universitaire dans la pure tradition de la marchandisation du savoir.

Les premières étapes semblent claires, création d’un marché et promotion de la logique de l’université d’élite notamment avec les offensives légales de l’autonomie universitaire et des COMUE. Mais cette promotion de l’élitisme à l’université ne s’arrête pas là. C’est par la promotion d’abord budgétaire que cela s’applique, notamment au travers de mise en place d’IDEX (Initiative D’excellence), ayant pour but de promouvoir des ensembles pluridisciplinaires de « rang mondial ». Et ajouter à cela les arguments répétitifs des classements internationaux des « meilleurs universités », comme le classement de Shanghai n’offrant pas la meilleure place à la France. Au passage, il convient de rappeler que la plupart de ces classements et notamment celui de Shanghai sont souvent critiqués pour ce qui est de leur pertinence6.

Un rapport de force institutionnel des plus défavorables

Cela fait 10 ans que cette logique dans l’enseignement supérieur est à l’œuvre, voire plus encore si l’on remonte à la réforme LMD ou au processus de Bologne. Une contestation idéologique qui n’a pas forcément eu de répercussion dans le rapport de force que veulent opposer les collectifs et les syndicats à cette loi. Alors que le débat sur la sélection traîne depuis quelques années et notamment à la suite du fiasco APB, les pions du gouvernement sont déjà avancés. Qu’en est-il de la contestation ?

Aujourd’hui dans le monde universitaire, les principaux opposants à la loi restent les syndicats. Du côté professoral, la majorité acquise par le SNESUP ne semble pas porter ses fruits. Au sein du syndicat majoritaire de l’ESR, la division fait rage, et s’est traduite par des oppositions fortes des différentes lignes ou tendances politiques pendant le dernier congrès de 20177. Malgré une prononciation contre le Plan Étudiant, l’action du syndicat peine à faire émerger une contestation efficace. De l’autre côté, si d’autres syndicats semble vouloir s’imposer (comme la CGT FERC SUP, SUD éducation ou FO), la composition des conseils nationaux témoigne d’une hégémonie encore très forte du SNESUP.

“Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement.”

Beaucoup plus attendu : le mouvement social étudiant. Celui-ci est l’objet de beaucoup d’espérance de contestation pour des raisons historiques et en particulier en France. L’UNEF, syndicat étudiant historique installé depuis plus de 100 ans, est très opposé à la sélection à l’université. Cependant celui-ci est en perte de vitesse et ce depuis plusieurs années. En témoignent les défaites électorales successives dans les élections universitaires au profit de la FAGE, qui est favorable à la réforme. L’effondrement électoral de l’UNEF ne semble pas profiter à d’autres structures plus radicales sur l’échiquier politique. En témoigne la situation de Solidaires étudiants qui ne parvient pas à obtenir un représentant national et dont l’amélioration des résultats ne suit pas mécaniquement la baisse de l’UNEF. C’est plutôt du côté de la droite universitaire qu’est apparue une certaine dynamique, représentée à travers l’UNI. Ou encore du côté des corporations étudiantes, de la FAGE ou de PDE, qui profitent de la dynamique. Des organisations qui ont renforcé leurs positions en investissant le terrain de la « vie étudiante » qui semblait abandonnée par les syndicats. Et ces organisations corporatistes, se sont déjà prononcées en faveur à la sélection. 8

Quant au rapport de force institutionnel, les 312 députés auront vite fait de régler la situation dans un parlement tenu par les “Marcheurs”.

Bifurcation sur le terrain de la bataille politique

Du point de vue des institutions en place, il est clair que le rapport de force, pour les opposants à la loi, est déjà perdu. Et le gouvernement en semble conscient, disposant de tout l’arsenal législatif lui permettant d’approuver la réforme, même au mépris d’une véritable discussion avec les « partenaires sociaux ». Il n’est plus question de cultiver sa position dans la société, mais bien d’appliquer le plus rapidement possible la réforme au risque d’apparaître impopulaire auprès d’administrations ou de parents d’élèves qui pourraient approuver la réforme mais ne sont pas d’accord avec son application actuelle. Face à cela, il n’y a qu’un mouvement social d’ampleur qui peut régler la question, donnant la possibilité de contrebalancer le pouvoir du gouvernement. Aujourd’hui, celui-ci fait ouvrir sa plate-forme alors que le législateur n’a pas définitivement tranché.

Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement. Entre adhésions moins fortes, défaites électorales ou succession de mouvements perdus10, le possible mouvement de jeunesse paraît dur à enclencher pour les organisations traditionnelles. La stratégie de négociations initiée par l’UNEF en 2013 se fondait sur une majorité acquise dans les conseils universitaires et avec en face un acteur politique ouvert aux négociations. Cette situation n’est plus la même lorsque la stratégie des pouvoirs publics est celle du « tout ou rien », imposant une blitzkrieg normative sur plusieurs sujets, par exemple la question de la réforme du Code du travail ou la suppression de l’ISF.

Les organisations syndicales (professionnelles, étudiantes et lycéennes) ont quant à elles décidé de se mettre en ordre de bataille et appellent déjà à une mobilisation le 1er février.

Une contestation du côté lycéen ?

Lors de la mobilisation Devaquet de 1986, ce sont les lycéens qui furent les acteurs principaux de la mobilisation. Étant le groupe le plus touché par la réforme, les étudiants ayant déjà leur place à l’université, la mobilisation avait pris de l’ampleur en premier lieu dans les lycées. La réforme actuelle est assez semblable sur la question de la sélection. Des syndicalistes lycéens ont déjà commencé le travail de mobilisation et en particulier de blocage, méthode souvent utilisée dans la contestation lycéenne.

La contestation de 1986 était aussi l’occasion d’une politisation accrue dans le milieu, ce qui a conduit des années plus tard à la création des premiers syndicats lycéens.

Dans ce milieu très peu syndiqué mais engagé, c’est l’occasion d’une contestation contournant toute forme traditionnelle d’organisation. Reste à voir ce que vont faire les organisations lycéennes ainsi que la masse des lycéens concernés par la réforme, qui apprennent petit à petit l’ampleur de l’attaque.

La situation aujourd’hui

La réforme commençait déjà à s’appliquer grâce au forcing effectué par le ministère. Elle comprendra la mise en place de la sélection pour l’entrée à l’université, la destruction du BAC en tant que premier diplôme du supérieur et la possibilité de contractualiser les relations étudiants/établissements au travers du mécanisme du « oui si », mettant en place l’individualisation des parcours. C’est tout le fonctionnement des universités qui est remis en cause avec cette loi qui ouvre la voie à une dérégulation constante de ce service public. En pleine concertation avec les établissements du supérieur, le gouvernement fait face à la contestation d’organisations étudiantes qui met en avant la fin des diplômes nationaux, l’individualisation des parcours, le risque sur les statuts des établissements ou de la fin de la compensation. Tout cela accompagné d’annonces sur la réforme du BAC qui devrait prochainement voir le jour et qui accentuent cette dérégulation juridique de l’enseignement et des qualifications. Si cette offensive unilatérale du gouvernement fait du bruit, cela ne semble pas freiner ses ambitions.

De leur côté, les lycéens commencent à appréhender la réforme, de quoi espérer que la mobilisation démarre pour opposer un rapport de force et une coupure politique à la dynamique Macron.

Sources :

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid30617/notes-flash.html

http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl0391.asp

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/le-plan-etudiants-accompagner-chacun-vers-la-reussite.html

http://www.ares-infos.org/2013/06/03/retour-sur-la-loi-lru-au-lendemain-de-ladoption-de-la-loi-fioraso/

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid81469/22-juillet-2013-juillet-2014-que-change-loi-relative-enseignement-superieur-recherche.html

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid51351/initiatives-d-excellence.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_au_Conseil_national_de_l%27enseignement_sup%C3%A9rieur_et_de_la_recherche

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_dans_les_%C5%92uvres_universitaires

http://www.snesup.fr/rubrique/chiffres-cles-adherents-resultats-des-elections

http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2016/10/05/selection-en-master-laccord-de-la-honte/

http://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/11/24/fin-de-la-compensation-a-luniversite-la-ministre-prise-la-main-dans-le-sac/

http://www.ferc-cgt.org/mobiliser-contre-le-plan-etudiant

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/12/09/le-gouvernement-compte-reformer-les-universites-par-ordonnances/

http://unef.fr/2017/04/28/non-a-lautorisation-du-tirage-au-sort-a-luniversite-les-etudiant%C2%B7e%C2%B7s-refusent-cette-nouvelle-forme-de-selection/

http://www.uni.asso.fr/

http://www.groupejeanpierrevernant.info/

http://www.cpu.fr/

https://unl-sd.org/lunl-sd/

1Le projet de Loi Devaquet a vu le jour en 1986 et a du être retirer à la suite d’une contestation lycéenne importante. Celui-ci prévoyait une mise en place d’une sélection à l’entrée de l’Université.

2http://unef.fr/2016/07/19/sosinscription-capacites-daccueil-selection-illegale-lunef-denonce-le-parcours-du-combattant-des-bacheliers/

3http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7838

6http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/16/universites-le-classement-de-shanghai-fortement-discute_4983511_4355770.html

7http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

8https://www.fage.org/news/actualites-fage-federations/2017-11-08,fage-plan-etudiants-des-mesures-sociales-pour-accompagner-la-reforme.htm

9Le Conseil Supérieur de l’Education ainsi que plusieurs Conseil Universitaires se sont prononcé contre l’applicaiton du Plan Etudiant.

10Reforme des retraites 2010, Loi travail 2015.

Crédits Une : Wikicommons, Jokx

“On voulait casser l’éminence des médias dominants” – Entretien avec Osons Causer

©Vincent Plagniol.

Révélés au grand public par l’intermédiaire du collectif “On Vaut Mieux que ça”, Ludovic Torbey et Stéphane Lambert, deux des trois animateurs de la chaîne Youtube “Osons Causer” nous ont accordé un entretien. Ils reviennent sur les enjeux politiques du moment et sur leur position de média en rupture avec les médias télévisuels et la presse dominante.  Leurs mots d’ordre ? “Un plan simple, des mots simples pour réfléchir sur un truc complexe et sérieux”. Basique.

LVSL – Osons causer est aujourd’hui l’une des chaînes politiques les plus influentes que l’on peut trouver sur Youtube. Quel a été le but de votre démarche lorsque vous avez lancé Osons Causer ?

Ludo: C’est un projet né de la conjonction de deux zonards (Xav et moi) sous le haut patronage de Steph. Le premier zonard, c’est moi. En 2014 – 2015, j’habitais nulle part à Paris après avoir raté mes agrégations quatre années de suite. Steph m’a proposé de squatter chez lui, dans sa coloc’ à Ménilmontant. C’est là où j’ai rencontré l’autre zonard, Xavier. Lui, au départ, il voulait passer les concours d’école de journalisme. Mais surtout, comme il connaissait bien le Youtube US, il réfléchissait à tout l’espace qu’il y avait, sur le Youtube français, pour faire des sciences sociales ou du décryptage politique. C’est en discutant ensemble, Xav et moi, à partir de nos deux expériences, qu’a commencé à germer le projet. Et, comme tu l’imagines, à force de parler, on a fini par se lancer dans l’aventure Osons Causer. Steph participait à nos discussions et s’est rapidement greffé sur l’aventure. Je devais rester 15 jours dans la coloc’ mais c’était tellement stimulant que je suis resté un an et demi !  A l’origine on avait pas de grand projet précis. On savait juste qu’on voulait être à la croisée du journalisme, des sciences sociales et de la mobilisation politique en prenant parti pour des causes. On savait qu’on voulait casser l’éminence des journalistes qui se prennent au sérieux avec leur ton convenu, qui s’habillent toujours pareil, avec un décor qui fait peur. On voulait être plus proches du spectateur, d’où le cadre de la chambre, le phrasé d’une discussion entre potes qui n’a rien à voir avec le cérémonial des émissions politiques. Pour les sujets, on était complètement perdus, on n’avait jamais appris à écrire, on a appris en le faisant.

“On savait qu’on voulait casser l’éminence des journalistes qui se prennent au sérieux avec leur ton convenu, qui s’habillent toujours pareil, avec un décor qui fait peur. On voulait casser cette relation et créer un outil de proximité d’où le cadre de la chambre, le phrasé plus proche des discussions entre potes que du cérémonial des émissions politiques.”

Steph : Aujourd’hui si on devait commencer une chaîne, on nouerait tout de suite des relations avec d’autres youtubeurs. On irait voir qui fait des vidéos qui ressemblent à ce qu’on fait, pour demander des conseils et des avis en leur envoyant nos vidéos… A l’époque on savait rien faire, on savait même pas que c’était important de bien choisir un titre, on savait même pas faire une vignette….On avait une formation de personnes qui ont fait des études supérieures de sciences sociales. On ne connaissait rien au b.a.ba d’un projet vidéo web.

Ludo : Mais heureusement, y’avait les commentaires ! Cela nous a vraiment beaucoup aidé.

Avez-vous hésité à collaborer avec Médiapart ?

Ludo : Non, de fait c’est une de nos sources d’information principales et c’est en plus l’un des acteurs ayant le plus de succès sur le journalisme d’information sur le web, on n’a pas hésité. Non ça n’a pas fait débat, on voyait ça comme une opportunité, sans réaliser ce qu’on allait apprendre avec la contrainte du format. On s’était engagé à faire des vidéos de 5 minutes. On a appris énormément ainsi sur l’écriture, la concision, simplement parce qu’on avait une supervision, une date de rendu, et un format imposé à respecter. 

Avez-vous été militants un jour ou bien pas du tout ?

Ludo : Moi j’étais militant au lycée et au début de mes études. Je connais ce monde là. Mais, ce n’est pas le cas de Stephane et Xavier.  Aujourd’hui on n’est pas trop connecté à ce monde là.

Stéphane : On a fait des manifs, on a une culture politique, Xav était un peu plus écolo. Aucun de nous deux n’a jamais milité dans un parti. On a commencé à « faire de la politique » comme ça, sur le tas. Par exemple, en taffant nos vidéos, on a compris que c’était beaucoup mieux d’expliquer des trucs à partir de l’actualité. Au début, on essayait de faire de la vulgarisation hors actu. On faisait des vidéos sur les médias, sur les sondages et leurs biais et d’autres sujets « froids » du même genre. Ça marchait pas si mal mais nos vidéos ont vraiment explosé au moment où on a sorti notre format « Facebook » qui était centré sur l’actu, qui reste ce dont tout le monde va parler en famille, au travail, et qui est donc une magnifique porte d’entrée pour expliquer des trucs. Depuis, on essaie de faire un mélange entre l’actualité et la vulgarisation des sciences sociales. Le but est de se servir de l’actu pour introduire de nouvelles façons de penser. On essaie de rendre tout ça attractif et clair. On essaie de trouver des titres qui retiennent l’attention des gens, et de rendre notre propos accessible, même si ce qu’on dit est assez compliqué. Par exemple, notre vidéo la plus vue, c’est « Si vous hésitez à voter Macron, regardez ça ». Derrière ce titre accrocheur, on aborde l’évaluation du CICE. Le Crédit impôt compétitivité emploi, c’est compliqué. Il faut bien expliquer ce que ça veut dire, et essayer de rendre compréhensibles les rapports d’évaluation économique qui existent sur ce dispositif. Là, tu te heurtes tout de suite aux chiffres, aux calculs, et à ce qu’ils évoquent chez les gens. Franchement, c’est quoi 500 millions ou 5 milliards ? En vrai, à partir d’un million, tu ne peux plus te représenter les choses. Tout notre travail, dans cette vidéo, c’était de rendre digestes ces chiffres et ces calculs souvent rebutants. Une partie de notre travail, c’est  donc de rendre compréhensibles et concises des informations abstraites et académiques intéressantes, mais dures à se représenter. Et le tout dans un format court. Parce qu’il ne faut pas s’inventer d’histoires, l’attention des gens n’est pas un dû. Tout le monde n’a pas 15 minutes à consacrer au CICE. C’est notre job de rendre ces infos chiantes accessibles dans un format assez court pour être regardé au-delà des cercles les plus concernés.

Ludovic Torbey. ©Vincent Plagniol

 

Vous êtes tous les trois à plein temps dans le projet Osons Causer. Comment vous financez-vous ?

Ludo : Aujourd’hui on se finance beaucoup avec les dons. Pendant la campagne, il y avait le partenariat avec Mediapart, mais aujourd’hui ce ne sont presque que des dons, et quelques partenariats de temps en temps.

Vous avez été quelques uns des youtubers les plus critiques à l’égard de Macron pendant la campagne présidentielle. Il est à présent possible de faire un premier bilan de sa politique économique. Les 200 premiers jours confirment-ils les craintes que vous exprimiez durant la campagne présidentielle?

Steph : Le bilan de Macron avant qu’il arrive à l’Elysée est quelque chose qu’on a souvent tendance à oublier, mais c’était un enjeu pour nous pendant la campagne. Même si on pouvait l’imputer à son boss, François Hollande, Macron avait un bilan en tant que ministre de l’économie et, avant ça, au secrétariat général de l’Elysée. Macron a, avec sa casquette de conseiller du prince, joué un rôle clé dans l’élaboration du CICE et de toutes les politiques économique dites « de l’offre » qui sont maintenant confirmées et développées depuis qu’il est président. Nos craintes et nos alertes pendant la campagne sont donc confirmées. Il y a une continuité politique claire entre les deux quinquennats. A une importante exception près, la partie gauche du PS qui limitait un petit peu les dégâts sous Hollande, n’est plus là pour jouer son, petit, rôle dans la « majorité présidentielle » Sinon c’est comme prévu.

Ludo : Il faut bien comprendre que, dans la Vème République, quand tu gagnes la présidentielle, t’as d’immenses chances de gagner – et haut la main – les législatives. Pourquoi ? Parce que, depuis 2002, le président est élu, comme les députés, pour cinq ans. Et les dirigeants de l’époque, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont décidé que l’élection présidentielle devait avoir lieu avant les législatives. Cette décision est lourde de conséquences. Le parti du président élu en mai est euphorique, il vient de gagner, et reste mobilisé en juin au moment des législatives. A l’inverse, les forces défaites en mai peinent à mobiliser autant leur électorat trois semaines plus tard pour élire les députés. Le camp du président est donc structurellement avantagé pour les législatives. C’est ce qui s’est produit durant cette élection. En Marche a fait une razzia (314 sièges sur les 577) et Macron dispose donc des « plein pouvoirs ».  Avec ces pleins pouvoirs, il dispose de cinq ans où il peut faire tout ce qu’il veut. Et il ne s’en prive pas. On reste devant ce constat : tout ce qui était en fait dans son programme, il le suit.

“Là Macron est élu avec ses amis au pouvoir, avec plein de gens du privé dans les cabinets et les ministères, et des députés qui sont des bleus. Il fait ce qu’il veut. C’est la Vème République.”

Stéphane Lambert. ©Vincent Plagniol[/caption]

Steph : Enfin, déconne pas, il ne fait pas « tout » son programme. La plupart des mesures en faveur du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, je pense au remboursement des lunettes ou à l’exonération de la taxe d’habitation, on en voit pas la couleur ! Ces mesures sont reportées ou négociées pour plus tard. A contrario, les mesures qui sont en faveur des plus aisés; elles ont été mises en place très rapidement. Macron n’a pas attendu un instant pour imposer sa « Loi Travail XXL » et baisser immensément la fiscalité des plus possédants – avec la réforme de l’ISF et le prélèvement forfaitaire unique à 30% sur le capital, les possédants n’auront jamais payé aussi peu d’impôts.  Il y a donc dores et déjà un décalage dans l’application des promesses qui favorise toujours les mêmes. L’urgence pour Macron, c’est d’aider les privilégiés, ceux que la vie avantage déjà, les lunettes ou le pouvoir d’achat des autres, du 99% dont on fait partie, c’est pas pour tout de suite !

Ludo : Il en reparlera quand il aura besoin d’être réélu. Il réserve les réformes impopulaires au début de mandat, et les quelques mesures un peu sympas à la fin. Je voudrais revenir sur la nouvelle Assemblée nationale. J’aimerais dire que, malgré la similarité des politiques économiques mises en place, En Marche ! c’est pire que le PS. Sans même se demander à quel point Hollande était libéral, le pouvoir hollandais s’appuyait sur un parti, et une aile gauche qui conduisaient à éviter que ce soit un programme entièrement macroniste. Là, Macron est élu avec ses amis au pouvoir, avec plein de gens du privé dans les cabinets et les ministères, et des députés qui sont des bleus, qui n’ont pas les compétences et la motivation nécessaire pour jouer leur rôle. Les députés LREM sont des marionnettes. Pas seulement parce qu’ils bafouillent à la télé, mais parce qu’ils ne savent pas déceler les sales coups. Là tu imagines, près de 300 députés néophytes, qui n’ont aucune expérience des mesquineries politiques –   ils n’ont peut-être même jamais mis les pieds dans une réunion de copropriété, – imagine ce que les briscards qui entourent Macron vont en faire ! N’oublions pas non plus que l’homme qui a choisi les candidatures pour les députés En marche ! , c’est Jean-Paul Delevoye, un chiraquien, ancien président de l’association « Les maires de France » et qui est un historique du centre-droit proche du RPR. Imagine ce que cet homme connaît des petits rouages et des roublardises. En résumé, la Vème République ultra-présidentialisée, c’est déjà pas terrible pour avoir un contre-pouvoir, mais alors avec un parti « flash mob » LREM manipulable à souhait, le pouvoir de Macron est plus absolu que jamais !

Steph : On peut aussi retenir que dès ce début de mandat, bon nombre de promesses européennes sont déjà passées à la trappe. Pour l’instant il a donné beaucoup de gages à Merkel de sa volonté de faire des réformes structurelles. Par contre, il n’a rien obtenu de substantiel, même sur la directive travailleurs détachés. Il n’a rien obtenu si on regarde dans les détails. Donc tout un tas de promesses européennes – certaines formes de protectionnisme aux frontières de l’UE, les travailleurs détachés –  qui avaient été faites pendant la campagne sous la double pression de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon sont, pour le moment, oubliées. Il n’y a quasiment aucun résultat sur les négociations…

Ah, y’a peut-être quand même un élément positif dans la présidence de Macron. Un élément positif reste sa politique étrangère où il a l’air, pour le moment, moins néo-conservateur que Valls et Sarkozy… A voir la part de communication et d’affichage, mais les premiers retours des connaisseurs des affaires étrangères donnent à penser qu’un certain nombre de gens nommés sont moins néo-conservateurs que dans les deux mandats précédents.

Macron a été utilisé par les Français pour chasser l’ancien personnel politique. Cependant, on voit réapparaître les mêmes travers qu’avant. Penses-tu que ce transformisme puisse durer longtemps ? 

Ludo : Selon moi, c’est impossible de jouer la carte du « tout nouveau » en permanence. Un turn-over constant est impossible. La Vème République l’empêche dans sa Constitution par les sénateurs qui sont élus parmi les vieux élus locaux issus des combines entre appareils partisans. Comme il y a des sénateurs, à  la fin, malgré le renouvellement, le poids des vieilles familles politiques se fait sentir.

Evidemment, pour le camp de Macron, la carte du « renouvellement » n’est pas forcément la carte à jouer pour les prochaines élections. Elle a déjà été jouée, et très bien jouée. C’est toujours risqué de se lancer dans la divination politique, mais je pense que Macron va essayer de se faire réélire en jouant un classique des réélections : l’approfondissement. Il faudra reconduire la team Macron pour « approfondir les réformes et lui laisser le temps d’améliorer, encore, le sort de notre pays ». Pour cela, en total continuité avec son positionnement de campagne, Macron cherchera à rester central. En face, on ne sait pas trop ce qui va se passer. Du côté du FN, on ne sait pas encore ce qu’il se passera. Il y a une recomposition en cours, on ne sait pas exactement ce que ça va donner. On verra aussi ce qui va sortir du côté de la France Insoumise, de Hamon, du PC…

Notons, encore une fois, que Macron place ses pions avec beaucoup d’ingéniosité. Sa façon de construire un gouvernement en y incluant les technos de droite (Philippe, Le Maire), sa façon de gérer l’Assemblée Nationale (en animant sa majorité flashmob et en plaçant De Rugy au perchoir, qui est parti avec la majorité des élus EELV), et enfin la façon dont il traite Valls, montrent qu’il n’est pas là pour rigoler. On risque de le revoir la prochaine fois. Et puis, n’oublions pas, Macron est le plus jeune de ses challengers probables. Du coup, il est quand même dans un cadre assez favorable. Il va se présenter en homme capable de casser les populismes. Il va continuer sa communication à la Poutine-Trudeau-Obama. On le verra courir partout, aller dans un char d’assaut et en train de faire de la boxe et du tennis. Il va continuer à faire cette com « active » à la Poutine et il diffusera plein de messages sur des valeurs et des thèmes sociétaux qui n’engagent à rien et qui lui donnent le beau rôle. Le « make the planet great again » destiné à « répondre à Trump » en est un exemple chimiquement pur. Ça n’engage à rien, ce n’est que du vent, mais ça fait parler et, surtout, ça donne à Macron le beau rôle face au grand méchant Trump.

Steph : C’est justement une part du travail que l’on estime avoir fait et que l’on continuera à faire. Nos vidéos prennent des éléments de com’ politique et montrent ce qu’il y a derrière, à savoir le décalage entre la communication et les décisions prises. C’est en quelque sorte de l’éducation populaire, mais aussi de l’auto-éducation, parce que nous mêmes en faisant la vidéo, on se forme, on apprend des choses. On essaie de montrer le décalage entre la belle image et ce qu’il y a derrière.

Le gouvernement donne l’impression d’avoir (plus que jamais) les mains libres. Les manifestations organisées n’ont pas rencontré un franc succès, et aucun mouvement ne semble se constituer en opposition crédible. Penses-tu que nous sommes dans une impasse ?

Ludo : Les citoyens sont résignés pour une bonne raison : le système institutionnel de la Vème République, qui organise la monarchie présidentielle. Macron a les pleins pouvoirs, comme on l’a dit plus haut. Il avait annoncé sa loi Travail XXL et le recours aux ordonnances.  A quoi bon se mobiliser, faire grève, sacrifier son salaire quand le monarque Macron est dans une telle position de force ? Je ne suis pas un adepte de la théorie des choix rationnels de l’homo economicus, mais quand même, quand tu t’engages dans un mouvement social, tu penses à ta probabilité de gagner. Quels étaient, ici, les gains imaginables ? Du coup il ne faut peut-être pas juger les mobilisations de début de quinquennat aussi sévèrement en les comparant à la mobilisation de fin de quinquennat où Hollande avait mis une espèce de chape de plomb à cause de son vernis socialiste sur beaucoup de mobilisations.

“Pour nous, on est dans une phase, comme toutes les phases post-présidentielles, c’est une phase où tu construis, ou t’essaies d’approfondir”

 

Steph : Mais sous Hollande, il ne s’est rien passé non plus en début de quinquennat. Il venait pourtant de voter le CICE, et de trahir sans vergogne sa promesse de « renégociation des traités européens ». Sur des gros dossiers, y’avait quoi comme mobilisation ? Rien. Cependant, il faut noter une chose : l’état de grâce de Macron il a duré combien de temps ? Macron propose une très belle com, dispose de l’adhésion de beaucoup de gros éditorialistes, et malgré tout ça, sa côte de popularité diminue. Ce n’est pas si évident que les gens soient si résignés. On est dans une phase, comme toutes les phases post-présidentielles, c’est une phase où tu construis, où t’essaies d’approfondir, où tu crées un journal qui s’appelle « Le vent se lève », pour lequel tu lèves des fonds pour avoir les moyens de travailler, c’est une phase où t’essaies de reprendre les questions qui ont divisé dans la période d’avant, de mieux comprendre les enjeux, pour être mieux armé la fois suivante. Tu te concentres sur l’essentiel et t’essaies de commencer à construire.

L’espace politique semble malheureusement se réduire sur Internet. Facebook va probablement favoriser les pages commerciales par rapport aux pages politiques…

Steph : C’est ce qui se dessine, même si dans la période récente, il faut reconnaître que Youtube et Facebook ont clairement énormément servi à l’écologie, aux luttes anti-corruption, à l’indignation contre l’évasion fiscale. Plein de thèmes hyper-intéressants qui perçaient peu dans les médias traditionnels ont irrigué ces plateformes, venant de n’importe qui, et c’est peut-être pas complètement étranger à la dynamique de la présidentielle en France, de celle de Sanders aux États-Unis, de Corbyn en Angleterre.

Ludo : Puis, il y a un fort pouvoir des réseaux sociaux au sein des médias mainstream, que l’on ne perçoit pas immédiatement. Il y a quelques années, des mains au cul dans des talk-shows à grande écoute ça passait crème. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est un bain idéologique, et c’est sûr que les réseaux sociaux créent une immédiateté de la réponse qui a des effets énormes sur les esprits et sur les pratiques, y compris sur des espaces aussi dominants – masculins, blancs, libéraux – que les plateaux télé. Et je pense qu’il faut vraiment mesurer ce qu’on a gagné, le camp des petits gens, des ordinaires, qui s’informent sans passer par les gardes-fous et le prisme des médias classiques qui imposent un moule pour être publié, passer à la télé… Y’a plein  de gens ordinaires, et de questions ordinaires qui ont percé grâce aux réseaux sociaux. Bon on est un peu inquiets pour Facebook, mais en même temps on se dit : quelle est notre compétence ? Notre compétence c’est de faire un contenu clair, que t’as envie de partager. Bah ça, ça intéresse tous les réseaux sociaux et singulièrement Facebook. Donc en réalité ils dépendent aussi de nous.

L’Union Européenne a été au centre de plusieurs controverses ces derniers temps (glyphosate, perturbateurs endocriniens, drapeau européen….). Dans tes vidéos, tu tiens un discours euro-critique. Un débat particulièrement vif traverse les mouvements anti-libéraux depuis la crise grecque, à propos de la nature de l’Union Européenne, de la possibilité de la réformer, ou de la nécessité, ou non, de la quitter. Est-ce que vous pensez qu’elle est réformable, ou pas ? Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Ludo : Avant de répondre, il y a déjà une question immense, c’est la sortie de l’Euro. Comment, à quel coût, avec qui ? C’est un des sujets qu’on suit de près, sur lequel on fait beaucoup de recherches pour voir où ça en est. La question reste en suspens. Revenons maintenant à l’Union Européenne réformable ou non. Jetons un coup d’œil à l’histoire. Ce qu’on sait, c’est qu’il y a eu des moments où les tenants de la réforme « sociale » de l’UE, de l’Europe sociale, ont été hégémoniques au Parlement Européen. Dans les années 90-2000, le groupe socialiste était au pouvoir partout en Europe. Ce sont eux qui ont négocié l’élargissement et ne se sont pas occupés des règles de libéralisation, des travailleurs détachés, ce sont eux qui ont voté la directive Bolkenstein, et qui ont construit, en fait, les bases de la crise de l’Euro en laissant exploser la dette publique grecque maquillée par Goldman Sachs. Il y a donc un bilan de cette famille politique et de cette stratégie.

“Une liste des paradis fiscaux est parue hier, publiée par l’Union Européenne, et si l’UE inscrit dans ses principes fondamentaux la liberté des capitaux, alors en l’absence de réglementation commune faite sur ce sujet, c’est impossible de faire quelque chose de bien sérieux contre l’évasion fiscale.”

Ensuite, comment tu obtiens quelque chose à l’intérieur des rouages de l’Union Européenne ? Faut pas se payer d’illusion sur le rôle du Parlement Européen, qui n’a pas de pouvoir d’initiative. C’est une chambre d’enregistrement. Tout ce qu’elle peut faire c’est voter des avis. La majorité des votes au parlement ne débouchent sur rien. Les quelques textes qui « passent » sont ensuite renégociés dans des institutions opaques, qui n’existent dans aucun texte ou aucune brochure expliquant le « fonctionnement de l’Union européenne » : les trilogues.  Les trilogues sont des commissions qui rassemblent des représentants du Parlement, des représentants de la Commission européenne et les ministres du Conseil Européen concernés qui sur chaque sujet tranchent pour écrire ensemble ce qui sera, vraiment la loi européenne. Et tout ce que peut faire le Parlement, c’est d’établir une position, par le vote, puis d’élire des représentants pour après négocier à trois avec le Conseil Européen et la Commission. Et le parlement n’est, évidemment, pas l’organe le plus écouté dans un trilogue. Le vrai pouvoir européen est donc dans le Conseil Européen, qui rassemble les gouvernements des 27 Etats. C’est lui, qui choisit les commissaires européens, qui peut faire les minorités de blocage pour que rien ne se passe (coucou l’harmonisation fiscale et sociale) et peut refuser de traduire quelque chose dans son droit national. Donc si tu adoptes une stratégie pour changer l’Europe, en jouant encore l’Europe, ce qui semble être l’option de Guillaume Balas et de Benoît Hamon, il faut d’abord gagner ta place au Conseil Européen de façon assez forte pour être entendu. Toute option de « changer l’Europe », de « construire l’Europe sociale », qui s’appuierait exclusivement sur le Parlement est une arnaque. Le pouvoir, dans l’Union Européenne, n’est pas au Parlement. Ceux qui parleront de « l’importance cruciale des élections européennes pour réorienter l’Europe » ou du « pouvoir du Parlement Européen » sont, selon, moi ou des naïfs ou des menteurs.

Ludovic Torbet et Stéphane Lambert d’Osons Causer. ©Vincent Plagniol

 

Steph : Et il y a toujours le problème des traités européens, qui ne sont réformables qu’à l’unanimité. Quelle que soit la stratégie, il faut donc à un moment ne pas respecter les traités européens et la règle d’unanimité pour réformer certains éléments fondamentaux. Typiquement, on n’a absolument pas entendu Macron s’exprimer récemment sur  l’évasion fiscale et toutes les pratiques d’optimisation fiscale légales ou non, qui ont fait l’actualité avec les Paradise Papers. Toutes ces pratiques là sont en train de ruiner les finances des États et elles se font au Luxembourg, en Irlande, en Suisse, aux Pays-Bas. Une liste des paradis fiscaux est parue hier, publiée par l’Union Européenne. Evidemment, elle ne comporte aucun Etat membre de l’Union ! Du reste, si l’UE inscrit dans ses principes fondamentaux la liberté des capitaux, alors, en l’absence de réglementation commune faite sur ce sujet, c’est impossible de faire quelque chose de bien sérieux contre l’évasion fiscale.

Ludo : Les députés européens peuvent avoir un rôle de lanceur d’alertes mais il ne faut rien attendre du Parlement si on aspire à un bouleversement majeur de l’Union Européenne.

Que pensez-vous du revirement du FN sur la sortie de l’Euro ?

Steph : C’est un phénomène intéressant, essentiellement lié au départ de Philippot. L’Euro est un élément symbolique, mais il y a d’autres choses qui vont avec, notamment certains éléments traditionnellement plus de gauche dans le programme économique, dont l’évolution est associée à la personne et au courant que portait Philippot, et là il s’est fait dégager, donc il y a toute une partie de l’extrême-droite classique dans le Front National qui est en train de ronger son frein, d’autant plus que Macron est très central et ratisse large. Il n’y a qu’un petit espace politique pour une droite hors Macron et il y a le FN. Donc à un moment, ça peut-être tentant de fusionner avec la droite classique.

Ludo : Ce sera aussi un combat à mort pour le monopole de la droite. Avant de parler de fusion, il y a une lutte pour savoir qui gardera la gamin.

Steph : C’est intéressant, et ça risque de libérer la discussion indispensable de l’autre côté de l’échiquier politique sur l’Union Européenne, du chantage permanent du programme du FN.

L’Union Européenne vient d’autoriser pour cinq ans l’utilisation du glyphosate. Et le gouvernement de se justifier en disant que cette autorisation ne signifiait pas qu’il n’était pas possible d’imposer des réglementations à l’égard du glyphosate à échelle nationale. Qu’en pensez-vous ?

Stéph : Je ferai une réponse qui n’engage que moi, mais on a travaillé sur le glyphosate quand on a fait une vidéo pour expliquer comment l’évaluation faite par l’EFSA (l’agence européenne en charge de son évaluation) avait été très mal faite et biaisée, par rapport à l’évaluation de l’OMS de l’année précédente, même si les deux ne répondaient pas exactement à la même question. Il est clair qu’il y a eu beaucoup de lobbying dans l’Union Européenne ces dernières années. Il y a eu des financements de la recherche par Monsanto avec des financements cachés, des chercheurs sérieux qui ne faisaient que signer pour des recherches qui avaient été faites en sous-main par des chercheurs de Monsanto. Ce qui sort de ça, c’est que Monsanto ne publiait que ce qui allait dans son sens.

“Il y a eu beaucoup de lobbying dans l’Union Européenne et pendant ces dernières années de financement de la recherche par Monsanto avec des financements cachés, des chercheurs sérieux qui ne faisaient que signer pour des recherches qui avaient été faites en sous-main par des chercheurs de Monsanto.”

Cependant, les études récentes semblent montrer que le glyphosate n’est absolument pas cancérigène pour les consommateurs. Les doses sont beaucoup trop faibles. Pour ce qui est du volet perturbateurs endocriniens, là aussi la réponse a l’air d’être négative. Par contre, pour les gens qui y sont exposés le plus, c’est-à-dire les agriculteurs, ou les populations proches des zones d’épandage, la question n’est pas totalement fermée, et le glyphosate peut avoir de plus lourdes conséquences sanitaires. Dans les pays où c’est utilisé, en Europe ou aux États-Unis de manière pas trop intensive, cela ne cause apparemment pas significativement plus de cancers. Cependant en Argentine, ou d’autres endroits où ils en usent de façon plus abondante, même si les problématiques de sol, de culture sont différentes, c’est moins clair. Pour moi la dangerosité n’est donc pas si claire, et des recherches que j’ai vu, en étant honnête et en ayant creusé le sujet, il semble que la dangerosité du glyphosate utilisé avec modération n’est pas évidente. Il faut aussi se demander par quoi le remplacer. De plus, le glyphosate est utile dans certaines techniques agricoles de conservation, de couverture. Cela pourrait être l’allié d’une agriculture de conservation. Donc de ce que je comprends du dossier, ce n’est pas si évident que ça en a l’air. Même si ça n’enlève rien au fait qu’à pleins d’étapes d’évaluation il y a eu du lobbying de Monsanto, de la recherche payée. Après il y a toute la question de l’impact environnemental. Ce que je viens de dire, c’est juste pour tempérer la problématique sanitaire.

Ludo : Ça tue des plantes quoi ! Si tu veux de la biodiversité, et éviter qu’à moyen et long terme, tes sols deviennent de la laine de verre tout juste bonne à éponger les intrants que tu injectes, alors il faut peut-être envisager aussi de laisser vivre les mauvaises herbes.

Steph : Derrière le cas particulier du glyphosate, il y a une question structurelle très importante qui se pose quasi-systématiquement lors des décisions européennes, c’est le problème de l’accès aux décideurs, et du lobbying en Europe. Sur les perturbateurs endocriniens, le consensus scientifique est très clair. Quand il s’est agi de donner une définition pour pouvoir les interdire, l’UE a retenu la définition des industriels.  Cette définition est absurde. On en exclut des produits chimiques qui ont été faits pour perturber le système endocrinien de tout un tas d’insectes dans l’agriculture pour qu’ils meurent. Ils ont été fait pour être des perturbateurs endocriniens !

Et alors que la France avait par la voix de Ségolène Royal défendu la définition des scientifiques, Hulot a cédé sur cette question, très chère aux allemands qui ont Bayer, le mastodonte de la chimie avec lequel vient de fusionner… Monsanto. Le monde est petit !

Propos recueillis par Vincent Ortiz.

Crédits photos : ©Vincent Plagniol

 

La “méthode Collomb”, une politique anti-réfugiés qui ne dit pas son nom

Les migrants accueillis à l’université Lyon II manifestent devant le lieu d’expulsion ©Collectif Amphi C

Alors que le projet de loi sur l’asile et l’immigration va être débattu à l’Assemblée nationale dès février, l’OFPRA a annoncé cette semaine qu’un nombre record de demandes d’asile a été enregistré en 2017, avec plus de 100 000 requêtes. Nul doute que ces chiffres vont être instrumentalisés dans la négociation par avance houleuse du projet de loi. Et inutile de dire que la politique prévue par le gouvernement semble balayer toute approche humaniste de la question.

 

Une politique répressive

Le projet de loi sur le régime d’asile européen et la circulaire du ministre de l’ntérieur Gérard Collomb illustrent en effet la stratégie gouvernementale, qui consiste essentiellement à renforcer la législation répressive contre les migrants. La circulaire du 13 décembre somme les préfets d’augmenter le nombre d’éloignements forcés, avec la mise en place d’équipes mobiles chargées de contrôler les situations administratives dans les centres d’hébergement d’urgence, ce qui signifierait l’intervention policière sans décision de justice et la transmission à l’Etat de données individuelles.

La future loi sur le régime d’asile européen a quant à elle pour objectif de permettre l’accélération des procédures en effectuant un tri systématique des migrants arrivant sur le territoire : elle prévoit en ce sens la rétention en centre des migrants dublinés, mais également l’allongement de la durée de rétention des migrants en attente d’expulsion. Elle est dénoncée par le défenseur des droits Jacques Toubon comme permettant de priver de libertés les demandeurs d’asile.

Des dénonciations multiples

Cependant, la vision binaire que porte le gouvernement, distinguant “bons” et “mauvais” migrants, se heurte à l’indignation de la société civile, notamment avec la dénonciation remarquée du projet de circulaire Collomb par 19 associations le 20 novembre dernier. Ces associations ont saisi le 10 janvier le juge des référés du Conseil d’État contre les circulaires “hébergement d’urgence” et seront à nouveau reçues par Edouard Philippe le 11 janvier.

Les associations dénoncent la volonté de mettre en place un contrôle discriminatoire et systématique au sein de lieux indépendants de l’État. La mise en place de cet inquiétant arsenal répressif est pointée du doigt au sein même de la majorité : en témoigne la question de la députée Sonia Krimi (LREM) dans l’hémicycle le 19 décembre, qui assimile la circulaire à une série de “caricatures simplistes et cyniques“. En réponse, le ministre de l’intérieur se contente de citer des statistiques, conformément à la politique du chiffre qu’il souhaite mettre en place. Une position qui tend de plus en plus à diviser au sein de la majorité : le député LREM Jean-Michel Clément a pour sa part exprimé mardi 9 janvier sa volonté de mettre en place un groupe de frondeurs.

Lyon, laboratoire de la “méthode Collomb”

Pour avoir un aperçu alarmant de ce à quoi peuvent mener les prérogatives du ministre de l’intérieur, il suffit de jeter un œil à la gestion migratoire de la ville de Lyon, dont Gérard Collomb a été maire de 2001 à 2017, et qui illustre déjà cette logique de criminalisation des migrants. Ainsi, il avait décidé durant l’été caniculaire 2016 de couper stratégiquement l’eau potable de fontaines publiques  pour éviter qu’elles ne deviennent des lieux de regroupement de sans-abris et donc que ceux-ci soient visibles des touristes.

Une volonté méthodique de cacher les migrants, également mise en oeuvre lors de la venue du président de la République à Lyon début septembre, lorsque la police avait ordonné la dissimulation du camp de l’esplanade Nelson Mandela par laquelle passait le convoi présidentiel. La politique locale se mue en nationale lorsque Gérard Collomb est nommé ministre de l’Intérieur : ainsi justifiera-t-il les lacérages de tentes et autres violences policières dans la Jungle de Calais par une volonté de ne pas “créer un appel d’air” conduisant les migrants à “s’enkyster”.

Face à cette politique, des étudiants se sont récemment mobilisés à l’université Lumière Lyon II, accompagnés de professeurs et personnels administratifs, se substituant ainsi à un État qui manque à ses devoirs d’accueil inconditionnel de toute personne en situation de détresse. Une cinquantaine de migrants – dont des mineurs et des familles – ont été accueillis et pris en charge dans une aile du campus. L’occupation se voulait dénonciatrice du déni du droit commun et du recours normalisé aux expulsions dont font preuve les autorités. Malgré la mobilisation associative et médiatique provoquée par l’occupation de « l’amphi C », le préfet du Rhône Stéphane Bouillon a refusé l’ensemble des revendications du collectif. La décision de justice rendue le 14 décembre exige une expulsion de la faculté avec recours aux forces de l’ordre. Cette réponse est emblématique du recul des droits fondamentaux annoncé dans le cadre de la réforme migratoire en chantier. Depuis, le collectif a réquisitionné et occupe toujours un bâtiment vide, propriété de la métropole. A l’intérieur, un lieu de vie décent pour les migrants tente de s’organiser faute de proposition de logement étatique, alors même que la Fédération Française de l’Immobilier estime que 3 millions de logements sont actuellement inoccupés.

Ce type de mobilisations ayant recours à l’occupation se répand dans de nombreuses villes françaises comme Grenoble ou Nantes. L’action citoyenne, qui répond dans un premier temps à l’urgence solidaire, se veut également lutte politique. Une résistance qui s’organise malgré la volonté de criminaliser cette solidarité. Martine Laudry, militante d’Amnesty International, a par exemple été jugée ce lundi 8 décembre au tribunal correctionnel de Nice pour “délit de solidarité”, pour avoir accompagné deux migrants mineurs isolés à la police aux frontières, afin de faire valoir leurs droits.

L’instabilité politique, la violence sociale et la précarité économique sont autant de facteurs de migration qui ne peuvent être hiérarchisés en dehors de toute considération contextuelle. Le phénomène de migration est souvent évoqué à tort comme un tout, homogène, dans lequel l’individu est effacé. William Lacy Swing, directeur de l’IOM, organisme de l’ONU chargé des migrations, dénonçait au contraire le 15 décembre le fait que « nous vivons une époque dans laquelle une élite privilégiée considère la mobilité presque comme un droit de naissance ».

Une “victoire politique du Front national” ? 

La posture extrêmement répressive du gouvernement en matière de politique migratoire a d’ailleurs été saluée par l’extrême-droite, par le biais de Louis Aliot sur BFM-TV, et même à travers un communiqué de presse du parti, célébrant une  “victoire politique du Front national”. Un soutien de poids qui semble embarrasser Gérard Collomb, exprimant dans la presse son incompréhension d’être perçu comme « facho de service ». Ce qui ne l’empêche pas de disqualifier les associations d’aide aux migrants, en rappelant que “l’extrême gauche, ne l’oublions pas, ce sont des millions de morts en URSS” …

Le caractère personnel de la gestion présidentielle de la politique migratoire est particulièrement révélateur d’un autoritarisme d’État alarmant : “Je ne peux pas donner des papiers à tous les gens qui n’en ont pas” avait-il ainsi répondu à une demandeuse d’asile le 21 novembre.

Pensée complexe ou double-discours ?

La ligne politique de gestion migratoire dans laquelle s’inscrit Emmanuel Macron est en contradiction totale avec les propos qu’il avait précédemment tenus. Ainsi, dans un discours aux préfets en septembre, il dénonçait les « situations indignes de notre pays et de sa tradition d’accueil » qu’amène la non considération de l’urgence migratoire, soulignant l’importance de ne « céder ni à la démagogie, ni aux facilités du quotidien ».

Ces déclarations apparaissent dès lors comme la façade trompeuse d’une réalité de sélection de migrants : les moyens mis en œuvre pour mieux accueillir certains migrants sont corrélatifs à l’exclusion systématique d’autres. Le double discours de Macron tente de justifier cette politique de tri. Ce positionnement biaisé est révélateur de la stratégie gouvernementale, et s’est vu récemment dénoncé par une partie de la gauche dont Benoit Hamon, pour lequel même la ligne sarkozyste en matière de gestion migratoire était davantage tempérée. Une comparaison qui fait la une de Libération ce 12 janvier, le journal titrant : “Tri des migrants : Sarkozy en rêvait, Macron l’a fait”.

“Il n’y a pas aujourd’hui un traitement de faveur pour les migrants en France, c’est vraiment l’inverse” déclarait le directeur des études de la fondation Abbé Pierre le 3 janvier. Après la violence physique du périple, la violence institutionnelle porte déjà et portera encore plus le coup fatal. La déshumanisation du rapport au demandeur d’asile sera d’autant plus flagrante de par la mise en place d’audience avec les magistrats par vidéo-conférence (mesure du projet de loi), une mise à l’écart totale en somme.

Le reniement par le gouvernement des valeurs humanistes au fondement de la République, à travers cette circulaire Collomb et le projet de loi sur le régime d’asile européen, interroge donc. Faut-il y voir une volonté de concurrencer la droite, et notamment Laurent Wauquiez, dans la surenchère identitaire ? En attendant, c’est le FN qui applaudit.

Crédit Photo: ©Collectif Amphi C

“Il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emploi” – Entretien avec Camille Signoretto

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L’actualité économique et sociale de la dernière semaine de 2017 s’est révélée particulièrement dense. Alors que Pimkie et PSA annonçaient leur souhait de supprimer des emplois par le recours à la rupture conventionnelle collective, dispositif phare de la nouvelle Loi travail, le Canard Enchainé dévoilait les contours potentiels de la future réforme de l’assurance chômage et le projet du gouvernement d’accentuer le contrôle des demandeurs d’emploi. Décryptage avec Camille Signoretto, maîtresse de conférences en économie à l’université d’Aix-Marseille, chercheuse au laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST-CNRS) et membre du collectif d’animation des Economistes atterrés.

 

LVSL : L’enseigne Pimkie et le groupe PSA ont  récemment annoncé vouloir recourir à la rupture conventionnelle collective afin de supprimer plusieurs centaines de postes. En quoi consiste ce nouveau dispositif du code du travail introduit par les ordonnances de septembre 2017 ?

La rupture conventionnelle collective (RCC) permet aux employeurs de supprimer des emplois en proposant à leurs salariés de partir volontairement de l’entreprise. Elle repose sur la conclusion d’un accord collectif entre organisations syndicales et employeur au sein de l’entreprise, puis d’une « validation » par l’administration du travail. C’est un nouveau moyen de réduire des effectifs pour les entreprises, mais sans user du licenciement pour motif économique qui est le dispositif juridique normalement utilisé pour cela, accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi lorsque l’entreprise (de 50 salariés ou plus) procède à plus de 10 licenciements en l’espace de 30 jours.

En réalité, la RCC s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés. En effet, elle reprend un certain nombre de dispositions d’une pratique qui s’est multipliée ces quinze dernières années : le plan de départs volontaires. Encadré par la jurisprudence, ce dernier permet déjà aux employeurs de réduire ses effectifs en proposant aux salariés de quitter volontairement leur emploi ; mais il doit être présenté au comité d’entreprise, et permet aux salariés de bénéficier de mesures de reclassement, comme pour un licenciement pour motif économique, et le plus souvent d’indemnités supra-conventionnelles (supérieures au minimum de la convention collective).

“En réalité, la rupture conventionnelle collective s’inscrit dans une continuité de pratiques de réduction d’effectifs toujours plus faciles pour les employeurs et moins protectrices pour les salariés.”

Cependant, la RCC apparaît moins favorable qu’un plan de départs volontaires, et encore moins qu’un plan de sauvegarde de l’emploi, pour les salariés : le montant minimal pour les indemnités de rupture est aligné sur l’indemnité légale de licenciement (et non conventionnelle), et il n’est pas prévu dans la loi de mesures de reclassement externe. Malgré tout, les salariés gardent le droit à s’inscrire à l’assurance chômage.

Finalement, le contenu plus précis de chaque RCC dépendra de l’accord collectif conclu entre les organisations syndicales et l’employeur, autrement dit d’une négociation dans laquelle le pouvoir de force des représentants des salariés sera l’élément déterminant pour introduire plus de protection pour les salariés.

LVSL : Quels avantages la rupture conventionnelle collective présente-t-elle pour les employeurs ? Doit-on s’attendre à ce que son usage se généralise ?

Comme je l’ai déjà mentionné, la RCC facilite les suppressions d’emploi pour les employeurs et participe ainsi de la flexibilisation du marché du travail. Cette procédure permet en effet aux employeurs de se dégager de la procédure de mise en œuvre des licenciements pour motif économique. Même s’il reste des garde-fous (validation par l’administration du travail, accord du salarié au départ de l’entreprise, modalités d’accompagnement négociées dans l’accord collectif), le principal et grand avantage pour l’employeur est qu’il n’a pas à justifier ces réductions d’effectifs par des difficultés économiques ou plus largement par un motif économique. Cela rend inévitablement plus facile les suppressions d’emplois pour l’employeur. De plus, cela le « sécurise » en diminuant la contestation judiciaire et sociale des suppressions d’emplois, puisque le salarié perd la possibilité de contester le motif de la suppression de son emploi et que la RCC est le fruit d’un accord collectif et doit être validée par l’administration du travail.

Il est toutefois difficile de prévoir l’avenir de ce dispositif. S’il est plus avantageux pour l’employeur par rapport aux dispositifs en vigueur (plan de sauvegarde de l’emploi et plan de départs volontaires), il nécessite l’ouverture d’une négociation avec les organisations syndicales et la conclusion d’un accord collectif. Selon (encore une fois) le pouvoir de négociation des organisations syndicales, cette procédure pourrait finalement allonger la durée de mise en œuvre des suppressions d’emplois, ajouter des modalités d’accompagnement pour les salariés, ainsi qu’augmenter le coût des suppressions d’emplois via la négociation des indemnités de départ. Par conséquent, pour réduire leurs effectifs, certaines entreprises pourraient continuer à utiliser les plans de départs volontaires qui restent très avantageux notamment lorsque l’ensemble des suppressions d’emplois s’effectue via des départs volontaires (s’il n’y pas de licenciement pour motif économique, l’employeur est en effet dispensé de mettre en œuvre un plan de reclassement).  Les exemples de mise en œuvre de la RCC par les entreprises Pimkie et PSA en ce début d’année pourront ainsi être de bons indicateurs pour conjecturer sur le succès ou non des RCC dans les prochaines années.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Centre_de_recherche_PSA_Peugeot-Citroen.jpg
Centre de recherche PSA de La Garenne-Colombes

LVSL : Les partisans de la réforme du code du travail engagée par Emmanuel Macron y voient une manière d’”assouplir” un marché du travail hexagonal jugé excessivement rigide. On avance notamment la peur d’embaucher manifestée par certains employeurs devant les contraintes pesant sur le licenciement, qui constituerait l’une des causes du chômage structurel. Cet argument est-il fondé ?

Depuis la loi Travail d’août 2016, il est clair que les promoteurs de la flexibilité du marché du travail ont été largement entendus. L’un de leur cheval de bataille est en effet la définition du licenciement économique, qu’il soit individuel ou collectif, et la procédure juridique l’entourant. Leur reproche est que cette définition laisserait trop de flou aux employeurs et rendrait ainsi incertain et coûteux le licenciement car le salarié peut contester ce motif économique (autrement dit le bien-fondé de sa suppression d’emploi) et les juges condamner l’employeur à des dommages et intérêts si le licenciement est reconnu sans cause réelle et sérieuse. Ainsi, parce qu’il serait difficile de licencier, les employeurs embaucheraient moins.

Or, les économistes qui ont tenté ou tentent encore aujourd’hui de tester empiriquement, c’est-à-dire sur des données réelles, cet argument théorique, ne sont pas parvenus à leurs fins.

D’un point de vue macroéconomique, les études sur données internationales ne montrent pas de lien entre le degré de rigidité du marché du travail et le taux de chômage. Les effets de l’assouplissement des règles juridiques encadrant le marché du travail sur le taux d’emploi sont également inexistants ou légèrement positifs à moyen/long terme, selon l’OCDE (le moyen/long terme correspondant à une longue période en économie et ne pouvant inclure que difficilement un évènement extérieur négatif – ralentissement de la conjoncture internationale, choc de productivité – qui surviendrait durant cette période). La théorie économique sous-jacente (modèles inter-temporels de demande de travail et modèles d’appariement) prédit en réalité une augmentation à la fois des créations d’emplois et des destructions d’emplois en cas de baisse du coût du licenciement permise par une flexibilité plus grande, l’effet net sur l’emploi étant indéterminé.

“En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.”

D’un point de vue microéconomique, il reste difficile de tester cette « libération de l’embauche » qui serait permise par un assouplissement des règles de licenciement. Avec des techniques statistiques poussées, un certain nombre d’études tentent d’analyser les effets d’un changement de législation dans un pays ou secteur donné sur le niveau et les flux d’emploi. Les résultats de ces études sont mitigés, certaines trouvant un effet positif même si faible, d’autres aucun effet. De plus, le cadre institutionnel initial du pays étudié, et le poids et l’étendue de chacune des réformes, diffèrent tellement entre ces études qu’il reste difficile de conclure quoi que ce soit. En France, selon la récente étude de l’Insee (juin 2017), il apparaît que pour les employeurs le premier frein à l’embauche est l’incertitude économique (28%), suivi du manque de main-d’œuvre compétente (27%), la réglementation de l’emploi n’étant citée que par 18% des entreprises.

Enfin, on ne rappelle jamais assez qu’un licenciement pour motif économique est très peu contesté dans les faits par les salariés (moins de 2%) et que si trois-quarts des recours engagés par les salariés se terminent en faveur de ces derniers, le conseil des prud’hommes est un tribunal paritaire comprenant deux représentants des salariés et deux représentants des employeurs.

D’ailleurs, devant ces faits empiriques contestant plutôt le bien-fondé de cet argument, la ministre du travail en a finalement convenu : cette peur d’embaucher est surtout psychologique ! Peut-être serait-il alors plus pertinent de faire appel à des théories psychologiques plutôt qu’économiques pour faire baisser le chômage…

LVSL : Le Canard Enchaîné a révélé le mercredi 27 décembre une note confidentielle confirmant le souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi. Un chômeur devrait ainsi remplir chaque mois un rapport d’activité afin d’indiquer les démarches effectuées dans le cadre de sa recherche d’emploi, et pourrait se voir retirer 50% de ses indemnités en cas de refus d’une formation ou de deux offres “raisonnables”. Quels sont la philosophie et les objectifs qui sous-tendent cette réforme ? Est-il efficace d’accentuer la pression sur les chômeurs pour lutter contre le chômage ?

Ce souhait du gouvernement de durcir le contrôle des demandeurs d’emploi n’est pas surprenant puisque cette proposition figurait dans le programme du candidat Macron (ainsi que celui du candidat Fillon). Sa philosophie est simple et repose sur une image du demandeur d’emploi péjorative : un « profiteur » du système qui recevrait ses allocations chômage sans fournir un effort suffisant pour retrouver un emploi. Cette image est bien évidement réductrice et surtout fausse. Faut-il rappeler en effet que 50% des demandeurs d’emploi ne sont pas indemnisés par Pôle emploi ; que les allocations chômage trouvent leur source dans le versement des cotisations sociales dont une partie est prélevée sur le salaire des travailleurs ; que ce ne sont pas les 200 000 à 330 000 emplois vacants (chiffres Pôle emploi, décembre 2017) qui permettront de résorber le chômage des 3 à 5 millions de demandeurs d’emplois ; que l’expérience du chômage est une « épreuve » ayant des effets psychologiques et sociaux néfastes pour les individus, comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques ; etc. D’ailleurs, selon les études statistiques de Pôle emploi, plus de 85% des demandeurs d’emploi recherchent bien activement un emploi.

Enfin, d’un point de vue économique, il n’est pas efficace de sanctionner les demandeurs d’emplois et c’est un des rares consensus qui existe entre économistes. Cela tend en effet à inciter le chômeur à accepter un emploi de mauvaise qualité, par exemple un emploi court qui le fera sortir du chômage pour quelques semaines ou mois seulement, ou un emploi pour lequel il est surqualifié. Les relations d’emplois nouées ne seront ainsi pas optimales et plutôt de courte durée.

 

 

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Macron faiseur de mythes : ce que nous dit la fable des « premiers de cordée »

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Depuis qu’il est un personnage public, Emmanuel Macron accumule phrases sibyllines et francs dérapages, qui tous convergent vers ce qu’il faut bien nommer : l’expression d’un mépris de classe.

On se souvient de ses déclarations sur les ouvrières illettrées de l’abattoir Gad ; sur le « costard » que l’on se paye en travaillant ; sur « ceux qui ne sont rien » ; sur les « fainéants » à qui l’on ne cédera rien ; sur les ouvriers qui « foutent le bordel » au lieu de se chercher un boulot… Un tel florilège, même venant d’un homme politique à qui la classe médiatique pardonne à peu près tout, ne laisse pas d’étonner : s’agit-il d’une stratégie consciente de stigmatisation des pauvres (façon Pierre Gattaz ou Laurent Wauquiez, les deux maîtres du genre) ? Ou bien a-t-on simplement affaire à un homme incapable de contrôler sa parole publique, sitôt qu’il n’est plus « borduré » par ses communicants ? Au fond : peu importe. Au-delà de l’indignation légitime suscitée par ces « petites phrases », il s’agit de saisir la cohérence qui sous-tend la vision de la société portée par Emmanuel Macron et ses soutiens : or dans cette vision, le mépris des pauvres n’est que l’envers de l’exaltation extravagante des riches.

C’est cette même vision qui s’est manifestée une nouvelle fois le dimanche 15 octobre 2017, lors du premier grand entretien télévisuel du Président — mais sous la forme inhabituelle… d’une fable ! A deux reprises en effet, Emmanuel Macron a usé d’une curieuse métaphore pour décrire la société française : celle de la « cordée ». « Je veux que ceux qui réussissent tirent les autres, il faut des premiers de cordée », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. » Spontanément, cette image, naïve autant qu’incongrue, prête à sourire : si cette analogie était vraie, ce n’est plus seulement le Code du travail que le Président aurait enterré avec ses ordonnances, mais aussi, grâce à la « complexité » de sa pensée, la sociologie comme science humaine ; à en croire Macron, la société ne serait donc pas le lieu d’un affrontement entre intérêts de classe, et ne serait traversée par aucune logique de domination et d’inégalités ! Aussi bien, il s’agit moins de montrer que la fable est fausse, que d’en développer les implications, et d’en comprendre la nécessité proprement idéologique : la justification d’un état de fait, à savoir une société inégalitaire, dans laquelle un groupe restreint d’individus se partage l’essentiel des ressources économiques, des postes de décision et de pouvoir, ou simplement des places propres à rendre fiers ceux qui les occupent[1]. Pour le dire autrement, la mission politique de la fable est d’accréditer le paradoxe suivant : elle doit persuader ceux qui l’écoutent de la nécessité de l’inégalité, pour le bien de la société dans son ensemble ; ou plus abruptement encore : de la nécessité des riches pour le bien des pauvres.

Or cette fable macronienne, dans sa visée de légitimation de la domination des plus riches et des plus puissants (« si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. »), s’inscrit dans une histoire longue : elle rappelle étrangement un très ancien apologue, datant du tout début du Ve siècle avant notre ère — celui dit des « membres et de l’estomac ». L’historien latin Tite-Live (Ier siècle avant notre ère) nous en raconte les circonstances[2] : en -494, écrasée de misère et lasse de son exploitation par le patriciat, la plèbe romaine aurait décidé de lancer l’une des premières « grèves » de l’histoire de l’humanité — c’est l’épisode dit de la « sécession sur l’Aventin ». Alarmés, les sénateurs (les membres de l’oligarchie qui dirigeait alors la jeune République romaine) auraient dépêché aux plébéiens en grève un homme éloquent, Ménénius Agrippa, pour leur conter l’apologue suivant : « Dans le temps où l’harmonie ne régnait pas encore comme aujourd’hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s’indignèrent de ce que l’estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur service, tandis que, tranquille au milieu d’elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu’elles lui procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur… Ils virent alors que l’estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l’avoir élaboré par la digestion des aliments. » L’historien latin conclut de la sorte : « La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. »

L’anecdote est sans doute légendaire, et il est fort probable que ce soit moins l’apologue en lui-même que les concessions que les sénateurs durent faire à la plèbe (en premier lieu, l’instauration des « tribuns de la plèbe », fonction nouvelle plus favorable au peuple), qui « apaisèrent les esprits ». Quoi qu’il en soit de l’historicité de l’événement, c’est le contenu idéologique de la fable qui nous intéresse, car il sera promis à un bel avenir dans la théorie politique ultérieure, traversant l’Antiquité, le Moyen-Âge et l’époque moderne ; il contient en effet le cœur de la justification de type « Ancien Régime » de la société inégalitaire, dans laquelle il est légitime que l’élite dirige, lorsque le peuple produit : à savoir l’assimilation du corps social à un corps vivant — théorie à laquelle on a donné le nom d’organicisme. Dans cette optique, la société se caractérise par un équilibre de ses ordres hiérarchiques, et les membres inférieurs doivent accepter la prédominance des parties supérieures, pour le bien du Tout. Ce n’est pas le lieu de détailler les subtilités des diverses théories qui s’apparentent à la pensée organiciste ; il suffit de retenir que l’organicisme vise avant tout la préservation d’un équilibre hiérarchique dans la société — c’est une pensée conservatrice —, qui passe par la concorde de ses ordres : elle postule donc, sans le justifier autrement que par une analogie sophistique, la nécessité de l’inégalité, laquelle crée, par des moyens presque magiques, mais comparables à ce qui s’opère dans l’organisme humain, une sorte de redistribution équitable des bienfaits. Chacun à sa place, pour la concorde du Tout social.

A ce stade, les différences avec la fable macronienne commencent à apparaître nettement. En premier lieu, les dominants, les puissants, ou tout simplement les riches, ne sont pas désignés comme tels par Macron : s’opère ici un effacement, assez incroyable, du fait que les dominants tirent profit de leur situation — soit en termes d’avantages matériels, de puissance décisionnelle, ou de prestige. Macron, par euphémisme, parle simplement de « réussite », de « succès » ; ainsi émerge une nouvelle figure, typiquement libérale : le self-made man, l’Entrepreneur qui doit sa réussite à ses propres forces, à son « talent », à son mérite propre, à son seul génie visionnaire. Toute l’idéologie libérale repose sur cette idée — infondée empiriquement : les élites dominent parce qu’elles le méritent, parce que c’est le fruit naturel de leur force créatrice (de richesses, d’emplois…) ; la conséquence logique de cette idée est que la domination de l’élite est légitime dans la mesure où il y aurait une « mobilité » en son sein. Pour le dire rapidement, le dogme libéral, dans sa dimension prescriptive, correspond à un idéal de société contestable (la mise en concurrence de tous les individus doit permettre de faire émerger une élite dominante légitime), mais cet idéal lui-même s’appuie sur un déni de réalité : dans cette vision, les « individus », leurs « talents » et mérites propres préexistent en quelque sorte à la société, dans laquelle n’interviennent pas d’inégalités de capital, qu’il soit financier, culturel ou symbolique.

En réalité, les critères implicites de cette « réussite » ne sont pas difficiles à deviner : « les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires », avait déclaré Macron le 7 janvier 2015 aux Echos.[3] Précisément, il est frappant que le Président ait substitué aux milliardaires (réels) les « premiers de cordée » (de la fable) ; or cette substitution est intimement liée à l’un des points nodaux de la « pensée » macronienne, peut-être insuffisamment remarqué jusqu’à présent : l’idée saugrenue que les élites se « dévouent » pour le bien de tous. Les premiers de cordée « tirent les autres » : autant dire qu’ils portent sur leurs épaules le plus lourd du fardeau… C’est alors seulement qu’un certain nombre de déclarations de Macron, apparemment aberrantes — mais répétées ! —, prennent sens : l’appel à un « héroïsme politique » (dernière occurrence dans l’entretien au Spiegel du 14 septembre 2017, déjà mentionné) ; mais aussi la « dimension christique », autrement dit sacrificielle, que Macron, rappelons-le, « ne renie ni ne revendique » (sic, JDD, 12 février 2017) ; car bien évidemment, l’incarnation ultime de ce « dévouement des élites », c’est lui-même : il aurait pu gagner encore plus d’argent dans la banque d’affaire, mais pour le bien de son pays, il a choisi la voie ingrate de la politique (Mediapart, 5 mai 2017[4]).

Mais la fable macronienne présente une deuxième différence majeure avec la théorie organiciste classique : la suppression de l’idée même de redistribution ! Elle était pourtant encore présente dans l’ultime avatar de l’organicisme, la théorie — ou plutôt la fable — dite du « ruissellement » (plus les riches s’enrichissent, plus cette richesse « ruissellerait » sur les moins riches). Qu’en reste-t-il ici ? D’abord l’idée que nous sommes tous « encordés », donc forcés à une solidarité des pauvres avec les riches ; ensuite que la société est traversée par une dynamique ascensionnelle, caractéristique autant du « bougisme » macronien (toujours en marche !), que de l’anthropologie libérale (ceux qui sont « derrière » le sont parce qu’ils sont moins forts, moins entreprenants, et comme on l’a vu, moins dévoués) : c’est une adaptation du conservatisme organiciste à l’idéologie capitaliste de la croissance à tout prix, de la positivité intrinsèque du dynamisme, indépendamment des finalités de cette agitation (de la production de biens ou de services).

L’habileté, ou du moins l’intérêt de l’apologue réside là, dans sa capacité à condenser l’escamotage propre à l’idéologie libérale, la substitution d’une valeur paradoxale (le dynamisme conservateur) à l’explicitation d’un projet de société. Tandis que l’apologue de Ménénius Agrippa est celui d’une élite en position de faiblesse, forcée de recourir à une consolidation idéologique de privilèges de plus en plus contestés, celui d’Emmanuel Macron vient soutenir l’expansion d’une classe de plus en plus dominante, expansion acquise dans les faits, mais qu’il s’agit de parer d’une aura de légitimité. C’est à la lumière de ce projet qu’il faut interpréter, par exemple, la suppression de l’impôt sur la fortune pour les actifs financiers — comme une reconnaissance symbolique par la communauté nationale de l’utilité éminente des capitalistes.

L’originalité d’un organicisme qui vise moins à préserver un état de fait qu’à appuyer une tendance socio-économique réside dans la nécessité d’attribuer le salut de la société, dans ses différentes parties, à une tension, plutôt qu’à un partage, certes inégal, mais stable. C’est cette tension que représente bien la corde de la société alpiniste macronienne. Le chantage à la catastrophe n’utilise plus le spectre de l’anarchie, de la guerre civile, ou même de l’enrayement de la redistribution des richesses : c’est la chute, la dégringolade, dans laquelle on reconnaît sans peine le spectre du chômage et de la récession, qui sert d’épouvantail. Car la métaphore de l’alpinisme n’est pas non plus anodine dans sa représentation d’un danger latent, d’une situation potentiellement angoissante. Le sentiment d’insécurité d’une classe menacée dans sa position dominante est ainsi projeté par cette version conquérante de l’organicisme sur la majorité dominée, au dépend de qui se fait l’expansion du groupe bénéficiaire. Pour éviter la chute fatale et maintenir son niveau de vie, la société dans son ensemble doit accepter de se rallier à la « progression » imposée par les plus performants, qui figure désormais le seul progrès auquel puisse aspirer la communauté politique. L’histoire ne dit donc pas où se rend cette cordée, si bien guidée par ses meilleurs alpinistes. Difficile pourtant de ne pas voir qu’elle se rapproche de plus en plus des espaces inhabitables.

Pourtant Macron, qui vient d’absoudre les élites, ne peut pas totalement effacer la conflictualité dans la société : de fait, malgré sa fable, son projet politique suscite une certaine résistance ; qui sont donc ces « encordés » rebelles ? Une dernière figure, également typique de l’anthropologie libérale, vient alors compléter le système : parmi ceux qui se trouvent au bas de la « cordée » sociale, certains, non contents de se laisser tirer par les premiers, et de ne contribuer que médiocrement à l’ascension générale… « jettent des cailloux » aux meilleurs qui les précèdent ; comble du nihilisme ! On l’a vu, la justification emprunte à l’organicisme l’idée simple mais non argumentée que nous sommes « tous dans le même bateau » : supprimez les riches, et tout le monde dépérira, lanceurs de cailloux compris. Mais elle permet surtout d’expliquer la conflictualité au sein de la société, non plus comme l’expression d’un affrontement d’intérêts de classe, ou comme une révolte éthique face à des inégalités croissantes, qu’aucune fable ne peut justifier : non, elle est l’œuvre de la seule « jalousie ». Ne nous y trompons pas : cette réduction de l’opposition politique (de gauche) au moyen d’un psychologisme sommaire et dépréciatif est un élément crucial du dispositif idéologique ; au reste, Macron en est coutumier : sa déclaration au Spiegel sur le « triste réflexe de la jalousie française » qui « paralyse le pays » (la paralysie, la stagnation, l’enlisement, apparaît comme le négatif du « bougisme ascensionnel » macronien), fait évidemment écho à la critique de « l’égalitarisme jaloux », dénoncé dès le 3 mars 2015 (sur BFM). Ainsi, la « jalousie » ingrate du dominé fait pendant au dévouement vertueux du dominant. La boucle est bouclée.

Deux remarques peuvent servir de conclusion : la première, c’est que le libéralisme (philosophique et économique) est théoriquement faible, puisqu’il ne se soutient que par des fables absurdes ; la seconde, étonnante, est que Macron semble croire à demi à sa propre fable : en effet, lors de l’entretien filmé (déjà cité) donné à Médiapart le 5 mai 2017, le candidat déclarait : « Ce qui s’est passé dans le capitalisme international, c’est que les nomades — j’en ai fait partie, j’ai connu cette vie — considèrent qu’ils n’ont plus de responsabilité ; ils ont une responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, mais elle est purement financière, accumulative (sic) justement, ils n’ont plus une responsabilité au sens plein du terme, c’est-à-dire vis-à-vis de leurs voisins, de la société dans laquelle ils vivent — responsabilité qui est environnementale, qui est en termes de justice… Si les élites économiques, sociales, politiques, ne réconcilient pas leur liberté actuelle avec leur part de responsabilité, alors elles perdront cette liberté, qu’elles le veuillent ou non. »

Ces propos résonnent comme une confirmation de ce qui vient d’être dit du projet porté (entre autres) par Emmanuel Macron, à son niveau le plus fondamental — celui de la philosophie politique : le macronisme rêve de perpétuer l’ordre social grâce à la gestion avisée « d’élites vertueuses », qui de leur propre initiative et par leur dévouement naturel, exerceront une domination responsable dans l’intérêt de tous. Qui ne voit pourtant que ce projet politique est chimérique, et qu’une oligarchie, structurellement, ne peut que poursuivre ses propres intérêts ? Mais à cet idéal oligarchique s’oppose un autre idéal, celui de l’égalité réelle dans la société : à savoir la satisfaction des besoins matériels de tous, qui libère les individus de l’insécurité économique, dans le respect de l’environnement ; l’accès de tous à la décision politique démocratique ; le libre développement des capacités individuelles par l’accès aux immenses ressources culturelles offertes par la civilisation humaine.

Lucas Fonseca

Ladislas Latoch

[1] Cette dernière expression est empruntée à Henri Wallon, dans sa conférence à Besançon du 23 mars 1946.

[2] Tite-Live, Ab Urbe condita, II, 32 (trad. M. Nisard, 1864, légèrement modifiée).

[3] Comme on va le voir, lorsqu’il se fait plus explicite, le macronisme frise la contradiction : si l’on suit ce raisonnement, dans la première mouture du budget présenté à l’Assemblée, le gouvernement était fondé à ne pas vouloir taxer les «signes extérieurs de richesse » (yachts…) ; en effet, pourquoi vouloir devenir milliardaire, si ce n’est pour en « profiter », et le montrer aux autres ? Mais c’est alors reconnaître que les élites ne sont pas que des « premiers de cordée » qui se dévouent pour le bien commun… On s’oriente alors vers une autre justification, ultra-classique et toute aussi mythologique (la « fable des abeilles »), du libéralisme : le libre cours laissé à l’égoïsme privé est censé créer la concorde de tous…

[4] https://www.youtube.com/watch?v=kok4_kmPkeo

Crédits :

© http://en.kremlin.ru/events/president/news/55015

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

Crédits photo :

© Chris93 (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fourcade_El_Khomri_2.JPG)

© Clément Bucco-Lechat (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Luc_Carvounas_-_1.jpg)

© Matthieu Riegler (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg)