L’Europe de la défense dans l’impasse

Emmanuel Macron et Angela Merkel lors d’un sommet de l’OTAN en juillet 2018. © OTAN

Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une « Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.

Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée

Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.

Le retour de l’Allemagne frugale

Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».

Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).

Le programme FCAS ne convainc pas

Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.

En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.

Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.

Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.

L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande

En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.

La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.

Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.

À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.

Note : cet article a également été publié en anglais par la New left Review et en espagnol par El Salto.

Et si on revenait sur les exonérations de cotisations sociales ?

En 2013, Pierre Gattaz, alors président du MEDEF, promet un million d’emplois en contrepartie d’allègements de cotisations sociales. Hollande offre le CICE, mais les emplois promis ne voient jamais le jour. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Les premières exonérations de cotisations sur les bas salaires sont apparues il y a près de trente ans. Destinées à soutenir l’emploi, celles-ci se sont généralisées au point où une entreprise ne paye presque plus de cotisations patronales sur un salaire au niveau du Smic, ce qui coûte la bagatelle de 66 milliards d’euros pour les finances publiques. Est-ce à l’État de payer cette facture ? Ne serait-il pas temps de revenir sur ces exonérations en exigeant que les entreprises garantissent collectivement l’ensemble des cotisations et ce, sans effet négatif sur l’emploi ? C’est possible en établissant une Sécurité économique, complémentaire de la Sécurité sociale, qui mettrait hors-marché une partie de la production privée pour garantir un socle de revenus, cotisations sociales inclues, à celles et ceux qui la réalisent.

Depuis l’établissement de la Sécurité sociale en 1946, les cotisations sociales ont toujours été considérées par le syndicalisme comme une partie intégrante du salaire destinée, entre autres, à assurer des revenus hors emploi. Pourtant, depuis presque trente ans, des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont été instaurées au nom de la protection de l’emploi. Si une partie de la gauche a toujours dénoncé ces exonérations, leur remise en cause ne fait cependant pas partie des programmes.

Toujours plus d’exonérations

Les exonérations de cotisations sociales autour des bas salaires sont apparues dès 1993 lorsque le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales de la branche « famille » sur les salaires jusqu’à 1,1 Smic et de 50 % jusqu’à 1,2 Smic. À partir de 1995, les dispositifs « Juppé » ont combiné les exonérations des cotisations « famille » avec celles d’assurance maladie jusqu’à 1,3 fois le Smic. La gauche gouvernementale a pris le relais avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail qui ont étendu ces exonérations à 1,8 fois le Smic. Les lois Fillon réduiront ce seuil à 1,6 fois le Smic tout en augmentant les exonérations sous ce seuil.

Un très fort coup de pouce à cette tendance a été donné sous la présidence Hollande avec l’instauration du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) entré en vigueur en 2013. Ce crédit d’impôt s’établissait à 4 %, puis 6 % de la masse salariale en dessous de 2,5 Smic. S’il ne s’agissait officiellement pas de réductions de cotisations sociales sur les bas salaires, cela y ressemblait fort à tel point qu’en 2019, sous la présidence Macron, ce crédit d’impôt a été transformé en baisse pérenne de cotisations. La situation est telle qu’aujourd’hui, pour un emploi au Smic, une entreprise ne paye quasiment plus de cotisations patronales. Malgré cela, certains candidats à la présidentielle, tels Eric Zemmour et Valérie Pécresse, propose de baisser encore davantage les cotisations, au nom du pouvoir d’achat.

Jusqu’à présent toutefois, la justification de ces baisses de cotisations sociales a surtout été l’emploi : il s’agit de diminuer le coût du travail pour les entreprises à faible valeur ajoutée par salarié. Ceci se comprend aisément et sans celles-ci, on pourrait s’attendre à ce qu’un chômage largement plus important se soit développé ces dernières années. Mais à quel prix ?

Les trois défauts des exonérations de cotisations sociales

Le CICE a coûté 19 milliards d’euros en 2018. Lors de sa mise en œuvre en 2013, Pierre Gattaz, président du Medef à l’époque, annonçait fièrement que cela devait créer un million d’emplois. Après quatre années de mise en œuvre, l’Insee a chiffré l’impact du CICE : 160 000 emplois créés ou sauvegardés entre 2013 et 2016. Coût annuel de chaque emploi privé pour l’État : 118 750 euros. Un peu cher, non ? Pourtant, un simple calcul nous montre que pour 19 milliards d’euros, l’État aurait pu embaucher environ un million de personnes au Smic, exactement le million d’emplois que le Medef promettait de la part du secteur privé. Sauf que cela ne s’est pas produit parce que ces exonérations de cotisations sur les bas salaires profitent à toutes les entreprises, que celles-ci aient les moyens de payer ou pas. L’effet d’aubaine, qui constitue le premier défaut de ces exonérations, explique ce décalage entre le million d’emplois qu’on aurait pu en attendre et les 160 000 emplois évalués.

Le second défaut est le coût de ces exonérations sur les budgets publics. Le rapport 2019 des comptes de la Sécurité sociale indiquait que le total des exonérations a atteint 66 milliards d’euros en 2019 dont une grande partie a été compensée par l’État. En comparaison, l’impôt sur les sociétés rapporte environ 35 milliards d’euros. Cet impôt ne compense donc même pas les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises. Pour le dire autrement, si ces exonérations avaient été conçues comme des crédits d’impôt, à l’instar de ce que fut le CICE en son temps, le produit de l’impôt sur les sociétés aurait alors été négatif : l’État paye les entreprises pour fonctionner !

Ces exonérations de cotisations sociales créent une trappe à bas salaires.

Le troisième défaut de ces exonérations de cotisations sociales est la formation d’une trappe à bas salaires. Les taux de cotisations sociales ont toujours été conçus comme proportionnels : si une entreprise augmente un salarié, le coût total augmente dans la même proportion. Avec ces exonérations, les entreprises sont fortement dissuadées d’augmenter les salariés puisque que le coût total progressera proportionnellement plus que l’augmentation des salaires nets et bruts. C’est sans doute en partie ce qui explique que 13 % des salariés sont aujourd’hui bloqués au niveau du Smic.

Ces trois défauts majeurs prêchent pour un abandon définitif de ces exonérations. Si la gauche « de gouvernement » a participé à leur mise en place, la gauche de transformation sociale les a régulièrement dénoncé. Et pourtant, au moment des élections, aucun candidat ne prévoit de revenir sur celles-ci. Ceci se comprend aisément : restaurer des cotisations sociales au niveau du Smic reviendrait à passer d’un montant total du salaire minimum, avec l’ensemble des cotisations sociales, d’environ 1600 euros à 2400 euros, soit une augmentation de 50 % sans augmentation du salaire net. En dépit de quelques études qui cherchent à démontrer que le niveau du salaire minimum n’est pas un frein à l’emploi, on comprend aisément que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre de l’économie solidaire, seraient incapables d’encaisser une telle hausse, ce qui produirait des licenciements en série. L’expérience des territoires zéro chômeurs de longue durée nous montre même l’inverse : c’est le mécanisme de la subvention de l’emploi qui permet d’éradiquer le chômage sur un territoire donné. Comment pourrions-nous donc revenir sur ces exonérations de cotisations sociales sans dommage pour l’emploi ?

Pour sauvegarder l’emploi, mettons les entreprises riches à contribution

Supposons maintenant que nous rétablissions l’intégralité des cotisations sociales sur les bas salaires. Si nous voulons annuler l’effet négatif que cela pourrait avoir sur l’emploi, il faudrait alors compenser cette hausse par une subvention mensuelle. Mais plutôt que de faire appel à l’État, ne serait-ce pas aux entreprises dans leur ensemble d’assurer cette subvention de façon à ce que le rétablissement des cotisations patronales n’ait aucun effet sur l’emploi ? Ceci pourrait se faire par un double mouvement. Toutes les entreprises recevront une allocation mensuelle et fixe par emploi mesuré en équivalent temps plein et, pour financer un tel budget, elles seront prélevées d’un pourcentage donné de leur richesse produite. Cette richesse produite sera mesurée par les Flux de trésorerie d’activité (FTA), qui se définissent comme la différence entre les encaissements de ventes et de subventions moins les paiements de fournisseurs et d’impôts.

Si nous voulons que la fin des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires n’ait aucun effet sur l’emploi, il faut donc que l’entreprise qui n’était en mesure de payer qu’un salaire total de 1600 euros puisse demain payer la somme de 2400 euros pour une personne au Smic. Il lui faut donc obtenir 800 euros supplémentaires. Comme il ne s’agit plus d’une subvention de l’État mais d’une allocation payée par l’ensemble des entreprises, cette entreprise sera aussi prélevée d’un pourcentage uniforme de sa richesse produite pour obtenir une allocation, de façon telle que le solde net des deux opérations soit de 800 euros. Sur la base d’un calcul sur les données 2019 de l’INSEE, il nous faudra établir une allocation d’environ 1300 euros par personne en équivalent temps plein, ce qui nécessite de prélever en contrepartie 30 % de ces flux de trésorerie d’activité (calcul : 1300 + 1600×30 %, soit un petit peu plus de 800 euros).

Un tel système pourrait fonctionner sur la base de l’auto-déclaration/liquidation. À la fin de chaque mois, chaque entreprise évalue ses flux de trésorerie d’activité, et devra 30 % de ceux-ci. En contrepartie, elle a droit à une allocation de 1300 euros par emploi en équivalent temps plein. Comme le budget est équilibré – les recettes égalent les dépenses – certaines entreprises seront bénéficiaires du système alors que d’autres seront contributrices, ce qui nécessite l’établissement d’un régime obligatoire, à l’image de la Sécurité sociale.

Seule cette approche permettra de revenir sur les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, sans dommage pour l’emploi, en exigeant que le surplus soit pris en charge collectivement par l’ensemble des entreprises. Ce régime obligatoire réalisera donc des transferts des entreprises riches, qui généralement réalisent d’énormes profits, vers des entreprises qui ont tout juste la possibilité de payer des salaires au Smic exonérés de cotisations sociales patronales.

Ce sont donc 66 milliards d’euros de plus pour les budgets publics, évidemment tempérés par un produit moindre de l’Impôt sur les sociétés. Mais ceci rompt définitivement avec l’idée que le rôle de l’État serait de palier les déficiences du secteur privé. Il institue une obligation collective pour les entreprises de respecter le paiement des cotisations sociales.

La Sécurité économique, un prolongement de la Sécurité sociale

30 % environ de mutualisation permettent de restaurer les cotisations sociales sur les bas salaires sans aucun effet sur l’emploi. Mais il est possible d’aller plus loin de façon à obtenir un effet positif sur celui-ci. Si nous mutualisons 54% de la richesse produite, nous serions alors capable d’assurer une allocation de 2400 euros mensuelle par personne en équivalent temps plein, ce qui permet d’assurer la totalité du Smic avec ses cotisations patronales rétablies.

Ceci signifierait que toute personne qui s’établit comme indépendant touchera d’office le Smic, plus 46 % de ce qu’il a produit. C’est une situation largement plus favorable que la situation actuelle dans laquelle nombre d’entre eux, notamment les agriculteurs et les travailleurs ubérisés, peinent à obtenir le Smic. C’est, pour toute personne qui souhaite entreprendre, la possibilité de le faire en toute sécurité. La démocratisation de l’entrepreneuriat se profile avec, à la clé, une fantastique opportunité de développement de l’économie sociale et solidaire.

Mais c’est aussi, pour toute entreprise traditionnelle, une formidable opportunité d’embaucher sachant que la partie du salaire inférieure au Smic est garantie par l’ensemble des entreprises. Et devant la profusion d’emplois qui pourraient être proposés, outre la perspective du plein emploi, la possibilité pour les individus de pouvoir réellement choisir leur entreprise.

Le montant de l’allocation – et le pourcentage de mutualisation afférent – sera un paramètre de délibération politique. Mais la mise en place d’une telle mutualisation interentreprises ouvre la perspective d’une Sécurité économique pour tout emploi dans la mesure où une partie de la rémunération du travailleur ou de la travailleuse est garantie par l’ensemble des entreprises indépendamment du comportement économique de l’unité de production. C’est la perspective de vaincre définitivement la pauvreté dans nos sociétés, car cette Sécurité économique pose comme principe que toute personne qui souhaite occuper un emploi – indépendant comme salarié – se verra garantir un socle de revenu avec l’ensemble de la protection sociale afférente.

C’est une mise hors-marché d’une partie de la production privée qui s’effectue, avec une répartition égalitaire de celle-ci entre celles et ceux qui l’ont réalisée. En tant que régime obligatoire interentreprises, cette Sécurité économique permettrait de préserver la Sécurité sociale en rétablissant la logique, toujours aussi pertinente, de la cotisation sociale.

Chèque de 100 euros : la triple arnaque

© Zakaria Zayane

Face à l’envolée des prix de l’énergie, le Premier ministre a annoncé la mise en place prochaine d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour 38 millions de Français. Ce petit geste électoraliste est cependant critiquable, tant il est peu ciblé et ne répond pas aux racines du problème. Surtout, ce chèque cherche à dissimuler l’ampleur des attaques sociales depuis 2017 et la privatisation du système énergétique.

Et si les gilets jaunes revenaient ? A six mois de l’élection présidentielle, les macronistes s’inquiètent des mobilisations sociales que pourrait susciter la forte hausse des prix de l’énergie : +20,1% sur un an, selon l’INSEE. L’enjeu est en effet très sensible : le pouvoir d’achat est de loin la préoccupation principale des Français pour la présidentielle et 57% considèrent qu’il a baissé depuis 2017. Après avoir gelé temporairement les prix du gaz jusqu’à la fin de l’année prochaine, le gouvernement a annoncé le versement d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour tous ceux qui touchent moins de 2000 euros net par mois. Un chiffre rond, un versement automatique, visible sur la feuille de paie ou de retraite d’ici la fin de l’année : la mesure est conçue pour être palpable, juste avant les élections. Il faut dire qu’à part la suppression de la taxe d’habitation, la majorité manquait d’arguments pour défendre son bilan sur le pouvoir d’achat.

Un pansement sur une jambe de bois

Mais ce chèque est à l’image de la Macronie : derrière la façade de la communication, la politique est incohérente et ne résout jamais les vrais problèmes. Quand on regarde dans le détail, les faiblesses sont criantes. D’abord le montant : en apparence conséquent, il paiera en réalité moins de deux pleins d’essence ou représente seulement 8,33 euros par mois. Autant dire qu’il risque de ne pas peser lourd si les prix à la pompe continuent de monter. Ensuite le faible ciblage de cette mesure pose question, puisqu’elle est versée indépendamment de la possession et de l’utilisation d’un véhicule. Pour un gouvernement qui redouble d’ingéniosité pour traquer la fameuse « fraude sociale », on aurait pu imaginer que cette indemnité ne soit distribuée qu’aux détenteurs d’une carte grise. Certes, les automobilistes ne sont pas les seuls à payer l’énergie plus chère, mais ils sont particulièrement concernés.

Une taxe « flottante » sur les produits pétroliers – c’est-à-dire que le prix à la pompe ne varie pas, mais que la proportion entre taxes et prix du carburant fluctue en fonction des cours du baril – aurait sans doute été plus appropriée. Seulement voilà : ça ne serait pas vu directement sur la fiche de paie. Le gouvernement aurait également pu faire pression sur les distributeurs et producteurs d’énergie pour qu’ils baissent leurs marges, voire directement taxer leurs surprofits, comme l’a décidé le gouvernement espagnol. Le bénéfice exceptionnel du groupe Total, 4,6 milliards d’euros au troisième semestre – en hausse de 2200% par rapport à l’an dernier ! -, est ainsi à comparer aux 3,8 milliards que représente l’indemnité inflation.

Une aumône dans un océan d’austérité

Ces milliards distribués à l’approche des élections ne manqueront pas d’être récupérés par l’Etat via une augmentation de la fiscalité ou une baisse des dépenses publiques si Emmanuel Macron est réélu, en vertu de la trajectoire de « retour à l’équilibre budgétaire » qui prévoit un déficit de 2,8% en 2027. Ce chèque rappelle d’ailleurs la hausse de la prime d’activité annoncée suite au mouvement des gilets jaunes : plutôt que de relever le SMIC et d’engager des discussions avec les syndicats pour augmenter les salaires, comme cela avait été le cas en mai 1968, le pouvoir a préféré octroyer un petit chèque… aux frais du contribuable. Avec près de 120% de dette par rapport au PIB, nul doute que les technocrates de Bercy et de Bruxelles exigeront de nouvelles « réformes structurelles » une fois l’élection passée, en commençant par la réforme des retraites. Or, les réformes mises en place depuis 2017, de l’assurance chômage à la baisse des APL en passant par la hausse de la CSG, ont toutes conduit à une perte de pouvoir d’achat de la majorité de la population.

Si ces 100 euros apporteront un peu d’air à de nombreux Français, une hausse des petits salaires aurait été bien plus efficace. D’abord, elle aurait permis de répondre à l’inflation, qui, en raison de la forte reprise de la demande au niveau mondial et de la désorganisation des chaînes logistique suite aux mesures sanitaires, risque de durer. D’autre part, une revalorisation des faibles salaires aurait injecté directement de l’argent dans l’économie réelle. Au contraire, la politique fiscale du gouvernement se fonde toujours sur le principe du fameux « ruissellement », qui consiste à baisser la pression sur les plus riches (fin de l’ISF et de l’exit tax, flat tax…) ou à espérer vainement que l’épargne COVID des couches aisées finisse par être dépensée.

Le règne du marché reste intact

Outre la poursuite de l’austérité et du gel des salaires, les macronistes n’entendent pas non plus revenir sur les causes de la flambée des prix de l’énergie. En ce qui concerne le gaz, si son prix sera gelé toute l’année prochaine, le gouvernement prévoit toujours la fin des tarifs réglementés en 2023. Les factures risquent alors de fluctuer brutalement au gré des cours mondiaux, dont les évolutions dépendent certes de la conjoncture (température, situation économique…) mais surtout de la spéculation sur les marchés financiers. Les contrats de fourniture de long terme à prix fixe, qui permettaient d’éviter cet écueil, ont eux progressivement disparu depuis la libéralisation du secteur par Bruxelles au début des années 2000

Quant à l’électricité, elle ne pourra redevenir abordable qu’à condition de sortir du marché absurde imposé par l’Union européenne. Cette dernière oblige en effet EDF à vendre 25% de sa production à ses concurrents, qui ne l’achètent que si elle est moins chère que celle qu’ils peuvent produire, c’est-à-dire… si EDF vend à perte. D’autre part, afin de créer un marché commun à l’échelle européenne, le prix unique est fixé sur le coût marginal de l’électricité, c’est-à-dire le coût de production d’un MWh supplémentaire. Or, les centrales à gaz sont souvent les plus efficaces pour assurer ce surplus momentané de production, ce qui revient à aligner le tarif de l’électricité sur les cours du gaz. Pour la France, dépendante à 70% du nucléaire et souvent exportatrice net, ce système est clairement défavorable. Si Paris a récemment demandé une réforme de ce mécanisme, elle a été rejetée.

Ainsi, tant que la privatisation du secteur se poursuit, la hausse des prix de l’énergie risque de perdurer. Le chèque de 100 euros consenti par le gouvernement passera alors pour ce qu’il est vraiment : une aumône insuffisante pour se chauffer, se déplacer et s’éclairer correctement. Mais qu’importe puisque les élections seront passées…

La French Tech contre l’écologie

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À la fin du mois de septembre, tout l’écosystème French Tech était invité à assister à « La Rentrée de la French Tech » qui se tenait à Bercy. Le président Macron a tenu à adresser quatre messages à ses « chers amis », entrepreneurs et investisseurs. Sa gestuelle et son ton combattifs témoignent de sa volonté de parachever la start-upisation de la France – au mépris des enjeux sociaux et environnementaux, et sans prise en compte des conditions de possibilité de l’émergence d’une filière technologique véritablement souveraine.

Le premier message est celui de l’impératif de « concilier croissance, justice sociale et environnement est l’enjeu central du 21ème siècle. ». Car, le président l’admet et nul ne saurait le contredire sur ce point : « On ne peut plus produire, consommer, croître comme nous l’avons fait au 20ème siècle. » Il appelle donc à considérer les conséquences environnementales et sociales de nos actions et de nos entreprises et invite les entrepreneurs à inventer un nouveau modèle économique qui « mette ces notions au cœur de nos préoccupations ».

Si le terme n’est pas explicitement lâché, le président véhicule ici les imaginaires de la croissance verte : ce nouvel eldorado capitaliste, où la croissance respecterait l’environnement et les équilibres sociaux. Cette croissance verte repose sur l’idée qu’il serait possible de découpler la croissance économique de ses externalités négatives (consommation des ressources abiotiques, d’eau, destruction de la biodiversité, production de déchets, etc.). Ce découplage est – considérant l’état géopolitique du monde contemporain – un fantasme. L’économie du 21ème siècle repose toujours d’une part sur l’échange de biens et de services, si numériques et technologiques soient-ils, fonctionnant grâce à de la matière, qu’il faut extraire, transformer, assembler, et transporter, et d’autre part sur la précarisation de populations déjà fragiles, ici par l’explosion du recours au statut d’auto-entrepreneur1, ou là en soutenant des projets d’extractions dans des zones géopolitiques déjà en tension2.

Deuxièmement : « Pour inventer ce modèle, notre première arme, c’est l’innovation. » Le président invite les entrepreneurs français et leurs collaborateurs à continuer d’innover, au nom de la souveraineté nationale, de la prospérité économique, des emplois créés et de ceux à venir partout sur le territoire.

De quelle souveraineté parle-t-on ici ? Le fonctionnement de tout appareil électronique repose sur des composantes aux alliages physico-chimiques complexes. La Chine produit 95% de ces éléments rares et a le quasi-monopole sur d’autres métaux rares. C’est aussi elle qui impose quotas et embargos. D’autre part, la chaîne logistique entre le minerai brut et l’industriel final comprend près d’une quinzaine d’intermédiaires parfois difficiles à identifier, cartographier, et donc contrôler3.

Sur le plan logiciel, la grande majorité de ces start-ups ont choisi de s’adosser à des services cloud des géants américains Amazon Web Service, Google Suite, ou encore Microsoft – contre la position monopolistique desquels le gouvernement américain semble avoir renoncé à lutter. Ce, dans un contexte où les entreprises américaines se livrent à une politique agressive de rachats d’actifs français, à laquelle le gouvernement assiste avec passivité.

Pour ce qui est de la création d’emplois, le monde entrepreneurial des start-ups est des plus inégalitaires et il y règne un entre soi sociologique morbide. Les fondateurs (et les rares fondatrices) de start-ups sont sur-sélectionnés socialement, scolairement, professionnellement : les chances de succès restent plutôt réservées à une population masculine, diplômée des grandes écoles, socialement favorisée et en somme déjà bien insérée sur le marché du travail4. Ainsi, si le nombre de poste à pourvoir peut potentiellement augmenter, ces postes ne sont adressés qu’à une frange minime de la population, celle-là même pour qui l’emploi n’est pas un sujet de préoccupation. L’enjeu n’est pas le nombre de postes à pourvoir, mais bien l’adéquation entre les offres et les compétences des demandeurs d’emplois.

Si selon le président, la France se doit d’aller « plus loin, plus fort, plus haut », son atterrissage n’en sera que plus périlleux.

Troisièmement, le président affiche son ambition pour la France : « Devenir la première puissance de la Tech en Europe ». La question se pose de savoir selon quels indicateurs organiser ce classement : en termes de justice sociale ? Selon des critères environnementaux ?

L’ambition n’est que comptable : créer plus de start-ups et lever plus de fonds. Le président appelle à amplifier le mouvement de création de « produits disruptifs », poursuivre la montée en gamme de notre « écosystème d’investissement » même s’il note d’un ton paternaliste que sur ce sujet « tout le monde a grandi ». Un exemple prégnant de cette maturation est sans doute la levée de fonds record de 580 millions d’euros réalisée par la start-up française Sorare. Cette start-up fondée en 2018 mise sur la technologie NFT (Non-Fongible Tokens, une sorte de certificat d’authenticité et de propriété numérique basé sur la blockchain) pour créer un jeu en ligne d’échange de vignettes de joueurs de football. Disruption, justice sociale et respect de l’environnement.

Il affirme, en frappant son poing droit dans sa main gauche – les plus fins sémiologues pourront y voir une métaphore gestuelle de ses inclinaisons politiques – que rattraper le Royaume-Uni est non seulement possible, mais souhaitable pour notre économie.

Pour ce faire, et c’est le quatrième message de cette rentrée, les acteurs de la French Tech bénéficient, depuis 2017, et continueront de bénéficier du support et du soutien du gouvernement. Le président en campagne vante son bilan en mettant en avant les chantiers de transformation de la fiscalité et de simplification de la vie des entreprises, notamment grâce aux lois Pacte et ASAP et semble à présent attendre une contrepartie des entreprises : qu’elles se responsabilisent et fassent évoluer leurs pratiques dans un sens que le gouvernement s’est refusé à inscrire dans la loi, en ne rendant pas contraignant la définition de la « raison d’être » des entreprises à mission (Loi Pacte), en vidant de sa substance la loi Climat ou la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique ou en ne conditionnant pas les aides du Plan de relance, par exemple.

Cette séquence s’est achevée le mardi 12 octobre par la présentation à l’Élysée du plan France 2030 dont le financement à hauteur de 30 milliards d’euros sur 5 ans doit servir, en partie au moins, à « décarboner l’économie ». Cette pluie de milliards à destination des secteurs de l’énergie, des transports, de la santé, de la culture relève d’un même paradigme : optimiser l’existant pour s’économiser l’effort d’un changement. Traiter les symptômes plutôt que d’empêcher la maladie d’advenir. Tenter de réparer plutôt que de préserver. « Produire plus », « devenir les leaders », « prendre la tête » restent les maîtres mots d’une politique obsolète, qui rêve encore de conquérir l’espace après avoir ruiné la vie sur Terre.

Notes :

(1) France Info, « Hausse du nombre d’auto-entrepreneurs : “Le phénomène n’est pas nouveau” et a “tendance à exploser” en période de crise, selon la FNAE », 3 février 2021,

(2) Kansoun, Louis-Nino, « Le Coltan pour le meilleur et pour le pire », Ecofin Hebdo, décembre 2017.

(3) Pitron, Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018.

(4) Flécher, Marion, Des inégalités d’accès aux inégalités de succès : enquête sur les fondateurs et fondatrices de start-up, Université Paris Dauphine, 2020.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Emmanuel Macron : tout ça pour ça ?

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Emmanuel Macron, lors d’une réunion internationale © Service de presse du Président de la Fédération de Russie

Si Emmanuel Macron préfère pour l’instant se présenter en président des Français plutôt qu’en candidat à sa réélection, ses intentions ne sont guère mystérieuses. Et ses soutiens s’activent déjà. Les Jeunes avec Macron ont ainsi sorti une affiche validée en haut lieu, reprenant les codes de la plateforme Netflix. Elle indique : « Macron, président des jeunes. Vivement qu’on signe pour 5 saisons de plus. » Cette fin de quinquennat marquée par la pandémie nous invite à regarder dans le rétroviseur. Quel est le bilan des « 5 saisons » passées depuis les promesses de 2017 ?

L’interminable recomposition du paysage politique

La dernière élection présidentielle fut marquée par l’effondrement symbolique des deux partis ayant gouverné la France durant les décennies précédentes. À la suite d’une primaire désastreuse, Benoît Hamon était à la peine, quand son rival François Fillon, présenté initialement comme présidentiable, explosait en vol du fait de révélations compromettantes. Dans la foulée, le processus même des primaires ouvertes était balayé, certains commentateurs allant jusqu’à prédire un peu vite la mort de ces partis – voire de la forme partisane elle-même.

Porté par une campagne médiatico-politique menée au pas de charge, Emmanuel Macron pouvait dès lors se présenter en candidat du progrès, seul recours face au nationalisme régressif incarné par Marine Le Pen. Le bipartisme semblait renaître autour d’un nouveau clivage : progressistes contre populistes, européens contre souverainistes, libéraux contre réactionnaires. Et les ralliements nombreux des ex-socialistes comme des ex-républicains semblaient valider cette stratégie. Le troisième pôle représenté par Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise perdait rapidement sa dynamique initiale, ne parvenant pas à incarner en 2017 la « première force d’opposition » au gouvernement. Le social-libéralisme d’Emmanuel Macron semblait bénéficier d’un boulevard pour se développer.

La suite est connue. Le mouvement des Gilets Jaunes puis les contestations suivantes de la politique gouvernementale ont dévoilé le vrai visage des nouveaux gestionnaires de la « Start-up nation ». Perdant ses soutiens au centre-gauche, Emmanuel Macron a compensé ces désertions en opérant un virage conservateur marqué. Sans pour autant en finir avec « l’ancien monde » : les élections municipales notamment ont rappelé l’ancrage des socialistes comme des républicains, et leur capacité de résilience garantie par leurs réseaux d’élus.

Écologie, progrès, et ouverture sur le monde

Des grands thèmes de campagne d’Emmanuel Macron, que reste-t-il aujourd’hui ? Côté face, d’innombrables renoncements par rapport aux promesses « progressistes » des origines. De la moralisation de la vie publique illustrée par les poursuites judiciaires visant des ministres à la démocratie environnementale, avec le reniement des résultats de la Convention Citoyenne pour le Climat, en passant par les références douteuses aux concepts maurassiens. Côté pile, le président du « en même temps » a par contre forcé le trait. En Marche est devenu le parti de l’ordre, au prix d’une brutale répression des oppositions populaires culminant avec les critiques formulées par les institutions internationales. Les réformes sapant les droits des travailleurs, la santé ou les retraites se sont enchainées à un rythme rarement observé, sans concertation démocratique possible. La logique néolibérale des Marcheurs était connue. Leurs références culturelles conservatrices, voire réactionnaires, sont plus surprenantes.

Quant à la politique internationale, le quinquennat devait être l’occasion d’un renforcement des liens européens et transatlantiques, menant la France à occuper une position de phare des libertés. Il n’en a rien été. Le suivisme aveugle vis-à-vis des intérêts américains a conduit à des humiliations – en Afghanistan, en Méditerranée, ou plus récemment vis-à-vis de l’Australie. L’Union européenne a été durablement affaiblie par le Brexit, et semble plus que jamais embourbée dans un dogme économique vicié, hypothéquant sa capacité à déployer des politiques sociales minimales.

La crise protéiforme ouverte par la pandémie met aujourd’hui en lumière l’incapacité des gouvernants à s’extraire d’un paradigme périmé. Seule demeure une fuite en avant, s’accélérant sur tous les plans. L’environnement a particulièrement pâti des renoncements successifs et des effets d’annonce creux. Mais la société française elle-même souffre aujourd’hui de maux largement imputables aux gouvernants. Affaiblissement des garanties démocratiques, imposition d’un modèle de surveillance global renforcé par les exigences sanitaires, hégémonie des discours réactionnaires dans le champ médiatique, baisse du niveau de vie, hausse du sentiment d’insécurité et de la précarité… Les voyants sont au rouge et l’explosion de l’abstention témoigne d’un profond rejet pour l’offre politique actuelle.

Les Français vont-ils alors signer pour « 5 saisons de plus », ne serait-ce que par défaut, comme choix du moindre mal ? Si il n’est pas question de prédire le résultat de la future élection, il est probable que celle-ci contribue à renforcer les tendances à l’œuvre. Et sans « spoiler » les prochaines saisons, il semblerait que l’ambiance mortifère régnant aujourd’hui ne soit pas uniquement le fait du virus.

Start-up nation : quand l’État programme son obsolescence

Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, promouvant la “French Tech” au Consumer Electronics Show de Las Vegas en 2016. © Christophe Pelletier

Depuis de nombreuses années, les start-ups françaises peuvent se targuer d’avoir à leur disposition de nombreuses subventions publiques et un environnement médiatique favorable. Partant du postulat que la puissance privée est seule capable d’imagination et d’innovation, l’État français finance à tour de bras ces « jeunes pousses » dans l’espoir schumpéterien de révolutionner son économie. Cette stratégie économique condamne pourtant la puissance publique à l’impuissance et à l’attentisme.

En 2017, Emmanuel Macron avait largement axé sa campagne présidentielle sur un discours général favorable à l’entreprenariat. La stratégie économique française valorise ainsi la création de nouvelles entreprises, dites jeunes pousses ou start-ups. En avril 2017, le futur président français assène qu’une « start-up nation est une Nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une ». Ces entités ont pour vocation de proposer des technologies de ruptures disruptives, selon l’expression de l’économiste américain Clayton Christensen, c’est-à-dire une redéfinition des règles du jeu économique venant remplacer les anciens schémas de pensée.

Cette configuration institutionnelle favorable aux start-ups n’est cependant pas apparue subitement lors de la dernière présidentielle. Le label French Tech est en effet lancé dès 2013 par Fleur Pellerin, alors Ministre déléguée chargée des Petites et moyennes entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique. Ce programme a pour ambition de développer les jeunes pousses hexagonales. Les successeurs de Fleur Pellerin vous tous accompagner et poursuivre ce mouvement d’effervescence : en 2015 sont lancés le French Tech Ticket ainsi que le French Tech Visa en 2017.

Ce discours s’accompagne d’un appel à créer le plus de licornes possibles : des start-ups valorisées sur les marchés à plus d’un milliard d’euros. Alors que la France compte 3 licornes en 2017, ce chiffre est passé à 15 en 2020. Le gouvernement espère qu’il en sera crée 10 de plus d’ici 2025. Ce constant appel à l’innovation s’inspire de l’exemple israélien, parangon de la start-up nation, qui compte une jeune pousse pour 1400 habitants. Poussé par l’afflux de liquidités fourni par son ministère de la défense, l’État hébreux s’est lancé très tôt dans cette stratégie économique. Les nombreuses start-ups qui y sont créées permettent à Israël de mieux peser sur la scène internationale : son secteur de l’innovation représente 10% de son PIB et près de la moitié de ses exportations.

De l’État providence à l’État subventionneur

Toutes ces entreprises ne se sont pas créées d’elles-mêmes. Pour leur écrasante majorité, elles ont largement été financées par la puissance publique. Dès 2012, tout un écosystème institutionnel favorable à l’entreprenariat individuel est mis en place. En pleine campagne présidentielle, François Hollande promet une réindustrialisation rapide et efficace de la France. Afin d’atteindre cet objectif ambitieux, ce dernier entend créer « une banque publique d’investissement qui […] accompagnera le développement des entreprises stratégiques ». Quatre mois plus tard naît la Banque Publique d’Investissement (BPI), détenue par la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC) ainsi que par l’État. La BPI a pour mission de « financer des projets de long terme » et d’œuvrer à la « conversion numérique » de l’Hexagone. Très vite, l’institution devient un outil permettant à l’État de financer massivement les start-ups. La BPI subventionne ainsi le label French Tech à hauteur de 200 millions d’euros et est actionnaire de nombreuses start-ups françaises.

Comme le pointe un rapport publié par Rolland Berger, une grande majorité des entreprises du French Tech Next 40/120 — un programme regroupant les start-ups françaises les plus prometteuses — a reçu des prêts et des subventions de la puissance publique.  On estime ainsi que 89% de ces entreprises ont reçu une aide indirecte de la BPI ! En pleine crise sanitaire, l’institution obtient plus de 2 milliards d’euros pour soutenir ces entreprises innovantes tandis que 3,7 milliards du plan de relance décidé en 2020 par le gouvernement a été fléché vers la création et l’aide aux start-ups. Cedric O, Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique, confirme ainsi qu’il « va y avoir des opportunités suite à la crise [sanitaire], tout comme celle de 2008 ».

Pléthore de pays européens semblent ainsi se tourner vers des stratégies de numérisation de l’économie, passant souvent par un soutien sans faille aux start-ups.

Pour autant, l’État français ne soutient pas ses start-ups uniquement sur le plan financier. La loi Pacte de 2019, en continuité avec la loi Allègre de 1999, facilite les passerelles public-privé et encourage les chercheurs à créer des entreprises. Ces dispositions législatives permettent à des recherches menées et financées grâce à de l’argent public d’être « valorisées », c’est-à-dire en réalité privatisées, par le secteur lucratif. Des Sociétés d’Accélération du Transfert de Technologies (SATT) ont été créées pour accélérer ce processus dans de nombreuses universités. Plus de 250 start-ups ont été développées par le prisme de ce réseau depuis 2012. L’Union européenne n’est pas en reste dans cette stratégie de soutien massif aux « jeunes pousses ». Sa stratégie Horizon 2020, un programme de 79 milliards d’euros étalé entre 2014 et 2020, dédiait 20% de son budget à la création de start-ups. Pléthore de pays européens se tournent eux aussi vers des stratégies de numérisation de l’économie, souvent via un soutien sans faille aux start-ups. En 2012, le ministre italien de l’économie, sous le gouvernement du technocrate Mario Monti, a promulgué une loi qui a permis à l’État italien de dépenser 200 millions d’euros pour aider les jeunes entreprises du pays, dans le but de « promouvoir la mobilité sociale ». Depuis 2019, le fonds national pour l’innovation italien a dépensé 245 millions d’euros pour subventionner 480 start-ups.

Le mythe des start-ups souveraines et créatrices d’emplois

Si les nations européennes axent autant leurs stratégies économiques sur le développement des start-ups, c’est avant tout car cette politique permet aux États de prétendre agir dans des domaines clefs où leur incurie a mainte fois été pointée du doigt : la lutte contre le chômage de masse et la mise en place d’une souveraineté technologique.  

Nombre de médias se sont ainsi fait le relais de la start-up mania, louant la capacité de la French Tech à « créer 224.000 nouveaux emplois d’ici à 2025 » et à être le « fer de lance de l’économie ». Ces jeunes pousses permettraient de créer jusqu’à « 5,2 emplois indirects qui dépendent de [leur] activité » et d’œuvrer à la réindustrialisation de la France. Ce constat mérite pourtant d’être nuancé. Comme cela a déjà été évoqué, la start-up mania s’accompagne d’une aide inconditionnelle de l’État français par le prisme de la BPI. Pourtant, comme l’ont analysé nos confrères du Média, le bilan de l’institution est tâché de nombreux scandales. La banque, dès sa création, n’a pas été pensée comme un organisme capable de contenir et d’endiguer la désindustrialisation de l’Hexagone. M. Moscovici, alors ministre des finances, déclarait ainsi en 2012, que « la BPI n’est pas un outil défensif, c’est un outil offensif, n’en faisons pas un pompier ». L’institution est en effet souvent demeurée indifférente aux plans de licenciements et en a même favorisé certains comme le confirment les exemples des entreprises Veralia et Arjowiggins. Une loi du 23 mars 2020 a quant à elle permis d’ouvrir le conseil d’administration de l’institution à des acteurs privés, laissant une fois de plus planer le doute sur la capacité et la volonté de la banque publique d’agir pour le bien commun.

Plutôt que de défendre le droit de tout citoyen à obtenir un emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, l’État dépense des sommes faramineuses afin d’encourager la création d’entreprises à l’avenir très incertain.

Il est également permis de rester sceptique face à une stratégie de réduction de chômage structurelle se basant principalement sur le soutien à des start-ups qui participent à la « plateformisation » de notre économie. En proposant de mettre en contact clients et professionnels, des entreprises telles que Uber ou Deliveroo s’évertuent à détruire code du travail et régulations étatiques. Alors qu’elles sont vendues comme des instruments permettant de lutter contre le chômage, ces start-ups ne peuvent exister et espérer devenir rentables que par une grande flexibilité et en excluant leurs travailleurs du salariat. Le gouvernement socialiste espagnol vient ainsi récemment de légiférer afin de contrôler ces géants de l’économie de plateforme, permettant de conférer un statut de salarié aux livreurs qui étaient considérés comme des travailleurs indépendants. À peine la nouvelle annoncée, Deliveroo a annoncé qu’elle comptait mettre fin à ses activités dans le pays, tandis que ses concurrents Stuart, Glovo et UberEats critiquaient cette décision qui va mettre « en danger un secteur qui apporte 700 millions d’euros au PIB national ».

En somme, la France semble avoir abandonné toute stratégie ambitieuse de réduction du chômage de masse. Plutôt que de défendre le droit de tout citoyen à obtenir un emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, l’État dépense des sommes faramineuses afin d’encourager la création d’entreprises à l’avenir très incertain. Dans cette politique qui s’apparente à un véritable choix du chômage, les citoyens sont appelés à innover alors même que les multiples causes du chômage structurelle sont éludées. Pour autant, cette incurie étatique ne date ni du quinquennat Hollande ni du mandat du président Macron : Raymond Barre déclarait en 1980 que « les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! ».

NDLR : Pour en savoir plus sur les choix politiques et économiques ayant conduit à un chômage de masse persistant, lire sur LVSL l’interview de Benoît Collombat par le même auteur : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Outre l’argument des créations d’emplois, le soutien aux start-ups est également justifié par une nécessaire préservation de la souveraineté nationale. Dès qu’éclate en 2013 l’affaire Snowden, la préservation de la vie privée et la souveraineté technologique deviennent des préoccupations politiques majeures. Des entrepreneurs ont profité de ce phénomène pour proposer des technologies souveraines capables de réduire l’impuissance des nations européennes face à l’espionnage de masse. Les États comme la France vont alors largement baser leur politique de défense de la souveraineté nationale par un soutien massif à des start-ups.

L’exemple de l’entreprise Qwant est sur ce point éloquent tant il permet de montrer les insuffisances et les impasses d’une telle approche. Fondée en 2011 par Jean-Manuel Rozan, Eric Léandri et Patrick Constant, l’entreprise se rêve en « Google français » en proposant un moteur de recherche souverain. Alors que la société n’est pas loin de la faillite, l’affaire Snowden lui permet de faire un large lobbying au sein des institutions françaises. Ces efforts seront rapidement récompensés puisque la Caisse des Dépôts et des Consignations investit en 2017 plus de 20 millions d’euros dans le projet tout en détenant 20% de son capital. En janvier 2020, l’État annonce même que Qwant est désormais installé sur les postes informatiques de l’administration publique. Pourtant, force est de constater que cette aide massive n’a pas permis de bâtir un moteur de recherche réellement souverain : en 2019, soit sept ans après sa création, Qwant utilise la technologie de Bing (Microsoft) dans 75% des recherches effectuées. Une note de la Direction interministérielle du numérique (DINUM) pointe également les nombreuses failles de l’entreprise, tels que les salaires mirobolants de ses dirigeants et les nombreux problèmes techniques du logiciel utilisé par Qwant, qui laissent perplexe quant au soutien massif que lui prodigue l’État. Plus largement, rien n’indique qu’une entreprise créée sur le sol français ne tombera pas aux mains de fonds d’investissements étrangers : parmi les licornes « françaises », la start-up Aircall (téléphonie via IP) est détenue à majorité par des acteurs non-français, tandis que Voodoo (jeux vidéo) a fait rentrer le géant chinois Tencent à son capital.

Quand les start-ups remplacent l’État

Le recours aux start-ups s’explique également par une prétendue incapacité de l’État à innover, à comprendre le marché et à « prendre des risques ». Ce mythe, pourtant déconstruit méthodiquement par l’économiste Mariana Mazzucato dans The Entrepreneurial State (paru en français en 2020), laisse penser que seul le secteur privé est capable de faire évoluer nos activités économiques et donc de créer des emplois. Comme l’analyse l’auteure, « le « retard » de l’Europe par rapport aux États-Unis est souvent attribué à la faiblesse de son secteur du capital-risque. Les exemples des secteurs de haute technologie aux États-Unis sont souvent utilisés pour expliquer pourquoi nous avons besoin de moins d’État et de plus de marché ». Nombre de start-ups se servent de ce mythe auto-réalisateur pour légitimer leur activité.

« C’est une prophétie auto-réalisatrice que de considérer l’État comme encombrant et uniquement capable de corriger les défaillances du marché. »

Mariana Mazzucato, économiste, autrice de The Entrepreneurial State

Il est intéressant de noter que cette mentalité a également imprégné les dirigeants d’institutions publiques. Un rapport de la CDC ayant fuité en 2020 et prétendant redéfinir et révolutionner la politique de santé française chantait les louanges du secteur privé, des partenariats public-privé et de 700 start-ups de la healthtech. La puissance publique finance volontiers des jeunes pousses du domaine de la santé, à l’image d’Owkin, qui utilise l’intelligence artificielle pour traiter des données médicales, ou encore Lucine qui, grâce à des sons et des images, revendique la capacité de libérer des endorphines, de la morphine ou de l’adrénaline. La CDC détient également 38,8% d’Icade santé, un des acteurs majeurs du secteur privé et lucratif de la santé en France. De fait, les start-ups médicales s’immiscent de plus en plus au sein des institutions privées, à l’image d’Happytal, financé à hauteur de 3 millions d’euros par la BPI, qui propose à prix d’or aux hôpitaux des services de pré-admission en ligne ou de conciergerie de patients hospitalisés. Pour encourager les jeunes pousses à envahir les hôpitaux publics, la puissance publique va jusqu’à prodiguer, via un guide produit par BPI France, des conseils pour entrepreneurs peu scrupuleux expliquant comment passer outre des agents publics dubitatifs et méfiants qui ont « tendance à freiner les discussions » !

Ainsi, comme l’analyse Mariana Mazzucato, « c’est donc une prophétie auto-réalisatrice que de considérer l’État comme encombrant et uniquement capable de corriger les défaillances du marché ». Pourtant, les start-ups ne pullulent pas uniquement grâce à ce zeitgeist favorable à l’entreprenariat, mais profitent directement de l’incapacité de l’État à fournir des services à ses citoyens, renforçant d’autant plus le mythe évoqué par Mariana Mazzucato. L’exemple de l’attribution à Doctolib du vaste marché de la prise de rendez-vous en ligne des Hôpitaux de Paris (AP-HP) en 2016 est révélateur de ce phénomène : devenu incapable de fournir un service public de prise de rendez-vous, l’État a dû confier les données de santé de millions de français à cette start-up française. La même expérience s’est répétée lors de la prise des rendez-vous de la vaccination contre le COVID-19, qui ont permis à l’entreprise d’engranger des millions de nouveaux clients sans aucune dépense de publicité.

Vers une bulle spéculative ?

Outre les questions que soulève le soutien massif de l’État français aux jeunes pousses du numérique, il convient également de se poser la question de la crédibilité économique de ces entreprises. En effet, il apparaît que nombre de ces sociétés participent à la financiarisation de nos activités économiques et deviennent des actifs spéculatifs et instables. Plus que de « changer le monde », un créateur de start-up recherche principalement à réaliser un « exit », c’est-à-dire à réaliser une belle plus-value via le rachat ou l’entrée en bourse de son entreprise. Dans un climat hostile et instable — on estime que seulement 20 % des jeunes pousses réussissent cet « exit » — les entrepreneurs sont poussés à dilapider le plus rapidement l’argent qu’ils ont à leur disposition. Cette stratégie, dénommée burn rate, est souvent perçue comme une perspective de croissance future par les investisseurs.

De plus, les entrepreneurs sont souvent poussés à embellir leurs entreprises en exagérant le potentiel des services qu’elles proposent, voire en mentant sur leurs résultats, comme le montrent les exemples de Theranos (tests sanguins soi-disant révolutionnaires), Rifft (objets connectés) ou The Camp (technopôle provençal en perdition adoubé par M. Macron). Cela conduit les start-ups technologiques à avoir un ratio de valorisation sur chiffre d’affaires très élevé. Alors qu’il n’est que de 2,6 fois pour Amazon, c’est-à-dire que la valorisation boursière de l’entreprise n’excède « que » de 2,6 fois son chiffre d’affaires, ce nombre atteint plus de 50 pour certaines licornes. Pour AirBnb, la troisième licorne mondiale valorisée à 25,5 milliards de dollars, le chiffre est par exemple de 28,6. Alors que dans une entreprise traditionnelle la valeur des actions est estimée par les investisseurs en fonction de l’estimation des bénéfices futurs d’une entreprise, ce chiffre est très largement secondaire dans les levées de fonds de start-ups. Ainsi, de nombreuses licornes ne prévoient pas à court ou moyen terme de réaliser des bénéfices. L’entreprise Lyft a par exemple enregistré l’an dernier une perte de 911 millions de dollar, tandis qu’Uber a perdu 800 millions de dollars en un trimestre. On estime que sur les 147 licornes qui existent autour du globe, seulement 33 sont rentables. En somme, les investisseurs s’intéressent principalement à la capacité d’une start-up à produire une masse d’utilisateurs la plus large possible. Ce phénomène justifie des dépenses gargantuesques par ces mastodontes de l’économie de plateforme :  Lyft a dépensé 1,3 milliard de dollars en marketing et en incitations pour les chauffeurs et les coursiers en 2018. Cet écosystème très instable a toutes les chances de participer à la création d’une bulle spéculative sous la forme d’une pyramide de Ponzi. En effet, si nombre de ces entreprises sont incapables à moyen terme de produire un quelconque bénéfice, que leurs actifs sont surévalués et que les règles du jeu économique poussent les entrepreneurs à dépenser sans compter tout en accentuant excessivement les mérites de leurs produits, les marchés financiers risquent de connaître une nouvelle crise technologique comparable à celle de 2001.

La stratégie économique de soutien massif aux start-ups adoptée par l’État français s’apparente ainsi fortement à une politique néolibérale. En effet, comme ont pu l’analyser Michel Foucault et Barbara Stiegler, le néolibéralisme, loin d’être favorable à un État minimal, comme le libéralisme classique, prône l’émergence d’un État fort capable de réguler l’économie et d’adapter les masses au sens de l’évolution capitaliste ; c’est-à-dire aux besoins du marché. Ce constat conduit l’auteure d’Il faut s’adapter (Gallimard, 2019) à affirmer que « la plupart du temps les responsables de gauche caricaturent ainsi le néolibéralisme en le prenant pour un ultralibéralisme lointain […] si bien que dès qu’un gouvernement fait appel à plus l’État, ces responsables croient que ça signifie que la menace ultralibérale a été repoussée ». De fait, plutôt que de considérer de facto une politique de soutien aux start-ups comme souhaitable et efficace, il conviendrait de rester prudent vis-à-vis de ce genre d’initiative. Une telle attitude serait d’autant plus vertueuse qu’elle permettrait de comprendre que « l’économie disruptive », loin de dynamiter les codes du secteur économique, imite sans scrupule les recettes du « monde d’avant ». Les concepts flous de « start-up » ou de « technologies de ruptures » y sont les nouveaux arguments d’autorité justifiant la destruction de nos écosystèmes, la disparition des petites entreprises et des services publics et la précarisation de pans entiers de la populations.

NDLR : Pour en savoir plus sur la différence entre libéralisme et néolibéralisme, lire sur LVSL l’article réalisé par Vincent Ortiz et Pablo Patarin : L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler.

La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes

© Emmanuel Sangnier

Lors du discours de Ouagadougou prononcé en 2017, le président français Emmanuel Macron s’était engagé à restituer les objets d’art africains pillés lors de la colonisation à leurs pays d’origine. Dans la foulée il commandait un rapport, rendu en 2018, plaidant pour cette politique de restitution. Finalement, la loi promulguée fin décembre 2020 se montre bien moins ambitieuse : elle n’autorise qu’« une dérogation limitée au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises ». Par Philippe Baqué [1].

Une suspension de vente très symbolique

« La France a émis le principe de restitution des biens culturels à l’Afrique et voici qu’aujourd’hui nous sommes dans une vente de ces biens mal acquis. Personne ne va vous montrer les certificats de vente de ces objets que vous allez acheter et qui ont été pillés. Vous aurez sûrement un reçu lors de votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort. »

Ainsi s’exprimait Thomas Bouli, porte-parole d’une poignée de militants de l’association panafricaine Afrique-Loire qui avait décidé d’intervenir ce 23 mars 2019 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison de vente Salorges-Enchères à Nantes. Plus de trois cents armes, sceptres et objets rituels africains provenant de divers pays étaient proposés à la vente par un antiquaire. Ces objets ne sortaient pas de la collection Helena Rubinstein ou de la collection Jacques Kerchache, mais faisaient partie de cette génération d’œuvres africaines longtemps gardées précieusement par les descendants des administrateurs, des militaires ou des missionnaires qui les avaient « collectées » au temps des colonies. Peu à peu, elles apparaissent sur le marché, lors de ventes aux enchères appréciées par les amateurs rêvant d’y découvrir des perles rares. Ce jour-là, la vente annoncée dans les gazettes des arts « primitifs » avait attiré beaucoup de collectionneurs et de marchands dont l’intérêt avait été suscité aussi bien par la qualité des objets dispersés que par leurs provenances bien documentées. Ainsi, le catalogue indiquait : « Collectées par le caporal Mazier lors de la mission d’exploration au Moyen-Congo de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875 ; collection Abbé Le Gardinier début XXe siècle ; collection Alfred Testard de Marans, collectée à la fin du XIXe siècle. » Alfred Testard de Marans fut le chef des services administratifs du corps expéditionnaire dirigé par le général Alfred Amédée Dodds durant la guerre contre le roi Béhanzin et la conquête du royaume du Dahomey (1892-1894), dans l’actuel Bénin. Il « collecta » à cette occasion des récades, bâtons de commandement typiques du Dahomey, dont une partie était en vente ce jour-là.

Thomas Bouli poursuivait son intervention adressée aux futurs acheteurs avec un brin d’ironie :

« Nous tenons à vous remercier car l’acte que vous faites aujourd’hui valorise le savoir-faire de ceux qu’on estimait barbares au début de la colonisation. Désormais, leur art est devenu si prisé que les colonisateurs européens fabriquent des lois pour les conserver en Europe. »

Le discours de Ouagadougou : restitutions et communication

La vive polémique sur les restitutions avait été réactivée le 28 novembre 2017 par Emmanuel Macron lors d’un discours tenu à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso. Venu pour présenter les grands axes de sa nouvelle relation avec l’Afrique, le président aborda contre toute attente le thème de la restitution des objets d’art africains :

« Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »

Le président levait ainsi un tabou : la restitution à leur pays d’origine des objets d’art africains conservés dans les musées français. Pas forcément ceux volés dans des musées africains et répertoriés, ou issus de fouilles illicites, mais également ceux pillés durant la colonisation. En juillet 2016, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre de François Hollande, avait répondu par un refus cinglant au nouveau président béninois, Patrice Talon, qui réclamait la restitution d’objets d’art royaux prélevés lors de l’expédition du général Dodds et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Jean-Marc Ayrault rappelait que ces objets faisaient désormais partie du patrimoine français et étaient donc inaliénables.

Dans la foulée de son discours, Emmanuel Macron commandait un rapport à deux chercheurs : Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, et Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, ils publiaient le résultat de leurs travaux dans un ouvrage intitulé Restituer le patrimoine africain, qui ne constituait toutefois pas la position officielle du gouvernement français. Les deux chercheurs y prenaient ouvertement le parti des restitutions définitives des objets d’art, « chefs d’œuvre irremplaçables pour l’histoire des peuples africains », et d’un transfert de leur propriété de la France aux États requérants. Ils comparaient les centaines de milliers d’objets provenant d’Afrique subsaharienne présents dans les musées occidentaux – 88 000 dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac – aux quelques milliers répertoriés dans les musées africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, la période coloniale avait correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial dans ses propres colonies, de boulimie d’objets ». Les rapports de domination établis invitaient, selon eux, à postuler « l’absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisaient la restitution des objets saisis dans des contextes de conquêtes militaires, collectés durant les missions scientifiques, donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants et les pièces acquises après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.

Dès la remise du rapport, Emmanuel Macron s’engageait à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par le gouvernement béninois : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des régalias ayant appartenu aux rois du Dahomey, pris en butin par le général Dodds à la fin du XIXe siècle lors de l’expédition militaire contre le roi Béhanzin et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Toutefois, la statue du dieu Gou, exposée au Pavillon des sessions au musée du Louvre, en tant que chef d’œuvre de l’art africain, elle aussi réclamée, ne figurait pas sur la liste. Une autre restitution était envisagée, celle du sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle sur les territoires des actuels États du Sénégal, du Mali et de la Guinée. La France envisageait de le restituer au Sénégal sans tenir compte de la demande du Mali qui le réclamait aussi. Les restitutions massives annoncées par le président Macron allaient-elles en rester là ? Le « je veux » présidentiel allait-il demeurer un vœu pieu ? Tout de suite après la déclaration d’Emmanuel Macron, peu d’États africains se sont empressés de déposer des demandes de restitution. Une demande du Cameroun concernant un trône bamoun, un temps envisagée, ne semblait plus d’actualité. La majorité des États, pris de court, ou mobilisés par d’autres urgences, n’étaient pas allés au-delà de quelques déclarations de principe. Le Nigeria, l’un des plus revendicatifs en matière de restitution, ne s’était pas non plus manifesté pour réclamer ses objets archéologiques ou ses statuettes en bronze de Benin City. « Tout le monde sait que tout cela risque de demeurer juste un effet d’annonce », commentait fin 2019 la politologue Françoise Vergès.

Un marché de l’art sur la défensive

Même si la déclaration de Ouagadougou du président Macron risquait de ne se traduire que par des restitutions a minima, l’annonce du retour des objets au Bénin et au Sénégal et le rapport Sarr-Savoy ont soulevé l’hostilité d’une grande partie des conservateurs de musées. Stéphane Martin, encore président du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac, s’était abstenu de les critiquer, mais ayant pris sa retraite début 2020, il affichait alors ouvertement son opposition aux restitutions. Il déclarait que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme » et regrettait que le rapport Sarr-Savoy soit un « cri de haine contre le concept de musée. » Il était suivi par son confrère Julien Volper, conservateur au musée Tervuren de Bruxelles, l’un des plus importants musées d’art africain, qui dénonçait une propagande mensongère et s’opposait aux restitutions qui auraient des conséquences désastreuses pour les collections nationales. Les conservateurs reprenaient les mêmes arguments que la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » signée par les dix-neuf plus puissants musées d’Europe et d’Amérique en décembre 2002. Leurs responsables s’opposaient aux demandes de restitution qui pourraient viser un jour leurs collections, niant en partie les conditions d’acquisitions des œuvres. Ainsi la déclaration affirmait :

« Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques et archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu. […] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original. »

Ces musées s’autoproclamaient « universels » dans un contexte toutefois très national puisque les objets dont ils avaient la charge – notamment ceux acquis durant la colonisation – devenaient « patrimoine des nations qui les abritent ».

Bien que n’étant pas concernés par les propositions du président Macron et le rapport Sarr-Savoy, qui ne ciblaient que les collections publiques, les marchands d’art et les collectionneurs se mobilisaient aussi contre les restitutions, fidèles à leur opposition à tout contrôle du marché, avec la même énergie déployée durant les campagnes contre la convention de l’Unesco et celle d’Unidroit. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés – qui regroupe la plupart des marchands d’art africain parisiens – dénonçait ainsi le discours du président à Ouagadougou :

« C’est une hypocrisie totale. On a pillé le continent africain depuis mille ans avant Jésus-Christ, on continue de le faire et on voudrait nous faire croire qu’en rendant trois masques et quatre fétiches on va se dédouaner. Je pense que la restitution est un problème uniquement politique. […] C’est très clairement du néocolonialisme. »

Quelques mois après la sortie du rapport, l’avocat Emmanuel Pierrat publiait l’ouvrage polémique Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? Dans l’introduction, il se présentait comme l’un des seuls « vrais connaisseurs du sujet » à pouvoir apporter une « voix raisonnable » dans le débat. Avocat spécialisé dans le droit de la culture mais aussi « collectionneur boulimique d’art tribal », il pouvait effectivement se présenter en tant que « vrai connaisseur du sujet ». Épousant la position de Stéphane Martin, il regrettait que la seule question concernant l’Afrique soit aujourd’hui de savoir « si l’art doit payer pour la colonisation ».

« Trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial. »

Prenant la défense des professionnels du marché de l’art qui auraient contribué selon le rapport Sarr-Savoy « à l’injection dans un flux commercial licite d’objets d’origine illicite », Emmanuel Pierrat commentait :

« Cela signifie que, même après les indépendances, un achat d’objet africain est en tout état de cause suspect. Le procédé idéologique est inadmissible et permet de mesurer l’absurdité des raisonnements qui sont supposés le sous-tendre. »

L’avocat collectionneur s’en prenait alors à l’édifice du rapport qui selon lui reposait sur une accusation absurde : les œuvres d’art africaines détenues en Europe auraient été toutes forcément pillées. Une proposition des rapporteurs était particulièrement insoutenable pour l’avocat : dans tous les cas où les recherches ne permettraient pas d’établir de certitudes sur les circonstances de leurs acquisitions, les pièces pourraient être restituées au pays demandeur. Emmanuel Pierrat les accusait alors d’inverser le principe de la charge de la preuve, qui repose en France sur le demandeur, et, en conséquence, de remettre en cause la présomption d’innocence du possesseur.

« Le rapport Sarr-Savoy fait litière de ce principe qui exigerait pourtant des demandeurs qu’ils apportent la preuve que le bien litigieux a été volé. »

La « voix raisonnable » d’Emmanuel Pierrat, se positionnant essentiellement en tant que défenseur des marchands et des conservateurs de musée hostiles au rapport, se bornait à réduire le marché à une vision caricaturale : le propriétaire d’un objet d’art africain est présumé innocent alors que le peuple qui en a été dépossédé est toujours présumé consentant.

En finir avec l’arrogance

Bénédicte Savoy regrettait que la plupart des conservateurs de musée français n’aient pas compris les enjeux.

« Dans le cadre de notre mission, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandaient qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »

Ce que proposaient Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, c’était une rupture avec l’attitude des autorités françaises vis-à-vis des demandes de restitution des pays africains.

« Si un État africain considère qu’une pièce sortie durant la période coloniale est importante pour son patrimoine pour des raisons historiques, symboliques, culturelles, ou ethnologiques et qu’il souhaite la récupérer, nous voulions que les autorités françaises étudient sa demande avec plutôt un « oui » en tête qu’un « non » systématique. Que l’attitude générale soit plus ouverte. Qu’on en finisse avec une sorte d’arrogance qui a eu cours durant les décennies passées qui consistait à ne pas répondre aux demandes et à les ignorer. Par exemple, la demande de restitution du Bénin date des années 1960. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle soit entendue. Le Nigeria tente aussi de récupérer ses fameux bronzes depuis des dizaines d’années. Dans le premier manifeste panafricain publié en 1969, la question des restitutions était déjà évoquée. Ce combat est mené depuis longtemps et c’est par un effet de lassitude que les Africains ont cessé de réclamer. »

Ni réparation, ni acte de repentance

Début 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés profitait d’une situation très confuse : les conditions tardaient à être réunies pour assurer des restitutions officielles aux États africains. Pas d’inventaires de leurs objets conservés dans les musées français, pas de révision du code du patrimoine, toujours pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe remettait bien au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation. Il ne s’agissait pas d’une restitution mais d’un dépôt pour cinq ans au musée des Civilisations noires de Dakar. Le Premier ministre signait le lendemain un important contrat de vente d’armes avec le Sénégal.

Finalement, sur pression du président Macron, soucieux de ne pas perdre la face, une loi était présentée devant l’Assemblée nationale début octobre 2020 par Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Il s’agissait d’une loi permettant deux dérogations limitées au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises pour garantir le transfert de propriété des 26 œuvres d’Abomey à la République du Bénin et celui du sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Durant l’examen de la loi devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 30 septembre, la ministre de la Culture précisait les limites de cette loi :

« Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, mais c’est un point de départ qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres. […] La loi n’a pas de portée générale et n’est valable que pour les cas spécifiques des objets qu’elle énumère expressément. Cette loi n’aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le cadre d’un conflit armé. »

Durant cette même session, Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission, rendait hommage à l’ouvrage de l’avocat et collectionneur Emmanuel Pierrat, citant l’un des passages de son livre :

« Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la libre circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel, voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »

Ce jour-là, les Africains auront toujours autant de mal à obtenir des visas pour se rendre en Europe, et éventuellement y contempler leur patrimoine. En tout cas, les propos de Roselyne Bachelot et de Yannick Kerlogot avaient rassuré le marché et sonnaient sans doute la fin de la partie.

Début novembre 2020, le Sénat adoptait la loi en remplaçant dans son texte le terme « restitution » par le terme « retour » pour ne pas avoir à reconnaître implicitement le vol des objets…

Notes :

[1] Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage Un nouvel or noir. Le pillage des objets d’art en Afrique, réédité par Agone et Survie en 2021 (chapitre XVIII : « Restitution : la polémique, le droit et la loi du marché »)

Rendez les doléances ! – Entretien avec Didier Le Bret

Diplomate de carrière, ancien coordonnateur national du renseignement auprès du président de la République, et membre du Conseil d’administration d’Action contre la Faim, Didier Le Bret est aussi secrétaire général de la mobilisation citoyenne Rendez les doléances !. L’association demande au gouvernement de tenir son engagement de transparence et de rendre disponibles en ligne l’ensemble des doléances citoyennes exprimées pendant la mobilisation des gilets jaunes. Lors de cet entretien, nous sommes revenus sur le contenu des cahiers citoyens et sur l’importance de rouvrir leurs pages afin de ne pas oublier les raisons profondes qui ont déclenché les mobilisations de novembre 2018, et leur caractère toujours actuel. Entretien réalisé par Lou Plaza et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association « Rendez les doléances ! » ? Qui sont les membres de l’association et comment menez-vous cette mobilisation citoyenne ? 

Didier Le Bret – Le point de départ est la crise que nous avons traversée avec la mobilisation des gilets jaunes. Même si ma formation et mon parcours professionnel m’ont conduit à observer le monde plus que la France, j’ai été amené à approfondir les questions sociales dans notre pays depuis plusieurs années – notamment depuis mon engagement politique comme candidat aux législatives pour le Parti socialiste. Il me semble que depuis quelques années, le thème de la précarisation s’est invité en profondeur dans notre société. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs membres de notre association sont aussi membres d’associations caritatives, humanitaires ou d’aides au développement. Dorian Dreuil, qui est au bureau de Rendez les doléances !, est l’ancien secrétaire général d’Action contre la Faim, le président de notre association Thomas Ribémont est également l’ancien président d’ACF et je suis membre du Conseil d’administration de cette même association.

Le moment où le président Emmanuel Macron décide de donner la parole aux gens en organisant le grand débat national a ouvert un cycle assez inédit. Pour la première fois depuis très longtemps, nous avons assisté à une mobilisation citoyenne de très grande ampleur. Chacun a pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur, ses projets, ses rêves selon différentes modalités. L’une d’entre elles a été les discussions organisées en mairie, avec la possibilité de déposer des doléances sur des cahiers ouverts par les maires.

Nous avons été nombreux à nous dire que le président avait eu du flair en redonnant la parole aux gens. C’était une bonne façon d’interrompre un cycle de violence et de se mettre à l’écoute. Il a néanmoins privilégié un positionnement très central. Il est allé lui-même dans les débats et a essayé de convaincre les gens. On a eu l’impression qu’il refaisait campagne, alors que l’attitude qui s’imposait dans ces circonstances aurait été l’écoute. De plus, le président avait annoncé que ces doléances seraient rendues publiques et qu’elles constitueraient un corpus à partir duquel les chercheurs pourraient travailler et approfondir nos connaissances sur ce qui se passe en profondeur dans notre pays.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays.

Ni l’un ni l’autre n’a été fait : les doléances n’ont pas été mises en ligne, contrairement à l’engagement pris par le gouvernement, et elles n’ont pas pu être exploitées par les chercheurs. C’est doublement dommage. Politiquement, parce qu’il n’est jamais bon de refermer une porte quand on l’a entrouverte, et parce qu’on nous a privés d’une matière extrêmement intéressante pour comprendre la situation des classes moyennes françaises concernées par ces phénomènes de précarisation. Elles avaient des choses à dire sur toute une série de sujets : la fiscalité, le sentiment d’injustice, le type de société que l’on a développé, la ruralité, les déplacements, la santé ou encore l’éducation.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays – je ne dis pas que c’est tout le pays –, des gens que nous n’avions pas l’habitude d’entendre, qui estimaient qu’ils avaient fait leur part de travail, qu’ils avaient joué le rôle du contrat social, ce qu’on attendait d’eux. Ils travaillent, essaient d’être actifs et de participer à la vie de notre société et finalement, ils s’aperçoivent que le contrat est rompu. Ils ont quitté les grandes villes et ont fait le choix de la campagne et des petites communes, sauf que les services publics ferment les uns après les autres : l’hôpital, les services administratifs mais aussi les commerces de proximité.

© Rendez les doléances !

Nous avons eu une expression très forte qui venait des citoyens eux-mêmes et c’est cela qui nous intéresse. Nous avons envie de comprendre ce qu’il s’est passé et de restituer cette parole à leurs auteurs, sous une forme d’hommage. Nous nous sommes fixés un objectif à moyen terme : pour le troisième anniversaire du grand débat national en janvier 2022, nous publierons une anthologie de ces textes avec des équipes de chercheurs que nous sommes en train de structurer un peu partout en France et qui récupèrent actuellement ces doléances. Cette anthologie sera ensuite commentée. L’objectif n’est pas d’en faire une exégèse rigide et définitive mais de nous intéresser à des points de vue : de chercheurs et d’universitaires, bien sûr, mais aussi d’artistes, de collectifs citoyens comme « Démocratie Ouverte », un de nos partenaires, de revues comme Germinal, également partenaire de l’opération, ou encore d’acteurs de la vie publique. En faisant en sorte que ces textes se répondent dans un jeu de miroirs, nous souhaitons rendre compte d’une réalité que l’on a du mal à saisir.

Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national.

Cette anthologie, nous l’espérons, pourrait aussi inspirer celles et ceux qui souhaitent présider aux destinées des Français en se portant candidats. Les thématiques sont nombreuses. Je pense notamment à un thème souvent négligé : l’écologie rurale, mais aussi les transports en dehors des grandes métropoles et les interconnexions. Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national : l’agenda rural, qui n’a pas encore donné de résultats tangibles, et la Convention citoyenne pour le climat qui est une façon d’articuler l’ambition écologique aux contraintes sociales. Les gens sont prêts à manger bio mais encore faut-il que ce soit accessible. Tout le monde serait ravi de se débarrasser de sa vieille voiture diesel mais encore faut-il que les voitures électriques soient abordables. Tout le monde rêve de rénover son appartement et de faire des économies d’énergie mais encore faut-il que des dispositifs soient en place. Cette démarche me paraît vraiment centrale pour arriver à comprendre ce qui se passe dans notre pays mais aussi pour pouvoir y répondre.

LVSL – Au-delà de la synthèse produite par des cabinets privés pour le gouvernement, que contiennent ces cahiers de doléances ? À partir des premières analyses que vous avez menées de ces cahiers citoyens, quelles sont les thématiques récurrentes ?  

D. L. B.  Les bilans réalisés par les cabinets privés ont concerné essentiellement le bloc des quatre thématiques proposées dans la lettre de cadrage d’Emmanuel Macron, dans laquelle d’entrée de jeux étaient exclues certaines questions. Il était clair par exemple qu’étaient hors champ le retour de l’ISF, une hausse du SMIC et que la CSG ne serait pas non plus revue.

Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État […] mais parce que c’est une question de justice sociale.

Que voit-on quand on regarde les doléances ? Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État – ils ne se font pas d’illusion sur le fait que ce n’est pas une source fiscale majeure pour le budget de l’État – mais parce que c’est une question de justice sociale. Ils considèrent qu’à un moment où les inégalités se creusent, avoir décrété une flat tax sur l’impôt sur les sociétés et avoir privilégié une fois de plus la fiscalité financière des dividendes au détriment du patrimoine – puisque la réforme de l’ISF visait à réduire l’assiette et à prendre en compte uniquement les actifs immobiliers – disait de manière très claire où se trouvait le curseur idéologique de la politique de Macron. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la question de l’ISF soit omniprésente !

Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés.

On trouve aussi beaucoup de doléances qui sont liées aux problèmes de représentation : politique, bien sûr, mais aussi symbolique. Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés. Dans les deux sens du terme, leur voix ne porte pas. Cela se retrouve dans la problématique lancinante de l’éloignement. C’est d’ailleurs pour cela que la crise des gilets jaunes a démarré avec les questions de transport et de hausse du prix du diesel. Au fond, le véhicule est le seul lien qui reste pour les gens éloignés des métropoles, à la fois centres d’emplois, centres administratifs, mais aussi centres culturels et épicentres de la vie sociale. Cet éloignement leur donne le sentiment qu’ils sont dans un espace qui n’est plus tout à fait l’espace commun, partagé par l’ensemble des Français.

Ensuite il y a bien sûr beaucoup de doléances qui portent sur le pouvoir d’achat et la difficulté à joindre les deux bouts. Il est intéressant de constater que ce n’est pas lié au fait, contrairement à ce que l’on l’entend parfois, que les Français de milieu modeste seraient de mauvais gestionnaires. C’est simplement que leurs marges de manœuvre sont singulièrement réduites. Lorsque vous avez payé le loyer, les abonnements d’eau, de gaz, de téléphone, les assurances et les frais de scolarité, ils sont nombreux à dire qu’il ne leur reste plus grand-chose pour vivre. Ces témoignages sont souvent plus parlants que des statistiques froides et globales. Corollaire de cette paupérisation des classes moyennes, la mondialisation est fortement contestée : les gens ne croient pas à la théorie du ruissellement, ils ne voient pas les effets positifs de la mondialisation. Bref, ils se décrivent un peu comme les oubliés de la fête.

Le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

LVSL – Techniquement, comment les chercheurs font-ils pour analyser ces cahiers citoyens regroupant plus de 600 000 pages ? Comment est-il possible de saisir l’ensemble des contributions et d’en tirer un bilan plus exhaustif que celui réalisé par le gouvernement ?

D. L. B. – Pour l’instant, c’est difficile, nous n’avons pas de vision globale. Dans tel département nous pouvons étudier les doléances en profondeur mais cela ne donne pas une image à l’échelle du pays. Il faudra continuer de faire remonter les données. En revanche, en pratiquant des « coups de sonde », nous pouvons saisir des éléments qualitatifs, apprécier et entendre telle ou telle tendance. Faire du traitement de données, à partir de mots clés, c’est indispensable. Mais mettre en relief des données qualitatives, s’attacher à faire des analyses fines, voir la façon-même dont les gens expriment ces doléances, est aussi riche d’enseignements.

D’ailleurs, beaucoup de chercheurs étaient assez remontés contre la méthodologie retenue par les cabinets de conseil pour le compte du gouvernement. Leur approche ne rendait pas compte de la réalité, d’autant plus dans les délais impartis par le gouvernement. Les conclusions ont été restituées seulement deux mois après la fin du grand débat. La plupart des chercheurs ont doucement rigolé, cela n’avait pour eux aucune valeur scientifique et au fond, le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

© Rendez les doléances !

LVSL – Comment expliquer que le gouvernement n’a toujours pas rendu accessibles à tous en ligne les doléances des citoyens ? Sébastien Lecornu, alors ministre en charge de l’animation du grand débat national, disait : « Tout doit pouvoir être consulté par tout le monde. Tout en transparence ». Comment explique-t-on ce revirement ?

D. L. B.  Il me semble que c’est un mélange de plusieurs éléments. Premièrement, il y a eu la volonté d’en finir, de ne pas relancer le débat et de partir du principe que tout ce qu’on pouvait dire sur le sujet avait été dit, c’était une façon de passer à autre chose. Entretemps il y a eu le Covid, et nous sommes effectivement passés à autre chose. Il y a aussi eu des maladresses techniques. Les départements ont numérisé et remonté les archives au ministère de la Culture qui les a remises à la BNF et/ou aux archives de France. Un microfilmage de l’ensemble des archives a donc été fait département par département et serait en théorie tout à fait disponible.

Mais les départements ont ensuite reversé physiquement les archives recueillies par les communes dans les centres d’archives départementales. Les archivistes ont donc mis en œuvre les règles qui s’appliquent. Donc, si vous voulez les consulter, vous prenez rendez-vous et vous le faites sur place. Pour la partie des doléances nominatives, comportant des noms, des adresses, vous devrez patienter…. cinquante ans ! Ce qui est un peu dommage pour des études contemporaines. Et si vous voulez une dérogation, il faut la demander au département qui saisira le ministère de la Culture, donc dans dix ans nous y sommes encore.

Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose.

Tout a été fait pour que, consciemment ou non, l’affaire soit enterrée. Notre ambition est donc de reprendre là où nous nous sommes arrêtés. La parole politique, à force d’être reniée et à force de se dédire, finit par perdre de sa crédibilité. Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose. La démocratie participative n’est pas un gadget. Nous avons plus que jamais besoin de faire vivre notre démocratie entre deux élections. Ce moment d’expression des doléances était une occasion en or. Il est dommage que le gouvernement s’en soit privé.

LVSL – Sur cette question de faire vivre la démocratie entre les moments électoraux, vous dites justement que ces doléances permettraient d’« imaginer le “monde d’après” et (de) contribuer à refaire des citoyens des acteurs de leur destin ». Pensez-vous que les citoyens auraient la volonté de se saisir de ces doléances si elles étaient rendues accessibles ? Quelle utilité peuvent avoir les doléances dans ce « monde d’après » ?

D. L. B. – Je ne sais pas si c’est aux citoyens de s’en emparer, mais c’est aux citoyens de décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent en faire. Il s’agit donc d’avoir au moins la possibilité d’en disposer. Ensuite c’est l’affaire de ceux qui, dans le cadre de la compétition électorale politique, ont envie de s’emparer de cette masse d’informations pour en faire quelque chose. Ces doléances aident par exemple à comprendre l’urgence d’avancer dans l’agenda rural. Quand vous analysez les scores du Rassemblement national dans certaines régions, vous êtes frappés de voir la concomitance entre l’éloignement physique des gens de la première gare et ces scores. Il y a donc des éléments très concrets, pas seulement dans l’imaginaire des gens, mais dans leurs vies. Des formes d’éloignement, de coupures qui isolent les personnes. Des choix ont été faits, comme la privatisation d’un ensemble de services publics et le fait de vouloir rentabiliser à tout prix les services publics.

Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages au travers des doléances.

On peut prendre pour exemple la privatisation du rail, au motif que les petites lignes ne servaient plus à rien. Quand vous regardez la diagonale qui traverse tout le pays d’Ouest en Est, vous vous rendez bien compte qu’elle suit exactement la trajectoire de la désertification de nos territoires en hôpitaux, en services publics, en commerces de proximité, ou encore en dessertes ferroviaires. Tout est lié. Ces doléances donnent un socle et une légitimité à ceux qui disent que les TGV n’épuisent pas le besoin qu’on a de pouvoir desservir aussi de plus petites communes. Quand vous quittez Paris pour aller à Nevers, vous traversez des villes qui ont perdu en moyenne près de 10% de leur population au cours des dix dernières années. C’est terrible. Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages à travers les doléances.

LVSL – Au-delà du travail d’analyse des doléances et du constat que vous portez, y a-t-il une volonté de votre part de donner une suite politique à ces expressions citoyennes ? Dans le cadre des élections de 2022, comment ces cahiers de doléance pourraient-ils intervenir dans les programmes des candidats ?

D. L. B.  Il est important d’abord de poursuivre le dialogue qui a été interrompu. Tout n’a pas été dit, donc il s’agit de partir de ce qui a été dit pour prolonger cette première expression, et envisager quels peuvent être les débouchés programmatiques, tout en continuant d’approfondir le sujet avec les Français. Ensuite sur la base des doléances et du dialogue qui pourrait être établi, il est effectivement possible d’intégrer tout, ou partie, de ces revendications dans un programme tourné vers celles et ceux qu’on a tendance à oublier. Il me semble qu’il existe un vrai potentiel – pas seulement électoral dans le mauvais sens du terme – pour restaurer une écoute là où elle est déficiente. C’est un outil qui peut être au service d’une campagne et d’un programme.

LVSL – Quels sont les prochains événements que vous menez dans le cadre de la mobilisation ? Vous avez évoqué une anthologie de textes dans le cadre du troisième anniversaire du grand débat national…

D. L. B.  La publication de cet ouvrage en janvier 2022 est un point d’arrivée médian. Notre souhait entretemps est de continuer à structurer des regroupements de chercheurs dans toutes les régions, en fonction des thématiques qui les intéressent, afin de nourrir cette réflexion. Nous souhaitons également organiser des rencontres en région dans le but de prolonger ces discussions. Nous pouvons aussi imaginer de retourner voir les Français qui ont pris la peine de passer deux ou trois jours, pour certains d’entre eux, à aller dans les mairies où ils ont discuté de thématiques très sérieuses. Il serait intéressant, deux ans plus tard, de leur demander ce qu’il s’est passé depuis, ce qui a changé dans leurs vies. Ce serait une façon de montrer qu’il existe des structures citoyennes qui essaient d’aller à leur rencontre et de faire vivre le débat.

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.