L’intervention russe au Kazakhstan, prélude de la guerre en Ukraine ?

Vladimir Poutine au Kremlin en 2019 devant les drapeaux russes et kazakhs. © kremlin.ru

Un mois avant l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin dépêchait ses troupes au Kazakhstan. Non pour mener une guerre de changement de régime, mais au contraire pour défendre le pouvoir en place dirigé par Kassym-Jomart Tokaïev. Allié proche de Moscou, le Kazakhstan est une pièce maîtresse de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), pendant centrasiatique de l’OTAN. L’intervention russe au Kazakhstan, ainsi que son statut hégémonique au sein de l’OTSC, permet de comprendre le rôle de puissance militaire de premier rang que la Russie compte désormais assumer.

Lorsque Vladimir Poutine ordonne à son armée d’envahir l’Ukraine le 24 février dernier, peur et indignation saisissent le monde occidental à la gorge. L’une des armées les plus importantes du monde bafoue allègrement – une fois de plus – les règles du droit international et fait remonter de douloureux souvenirs sur le Vieux continent. En déclenchant cette guerre aux portes de l’Union européenne, Poutine ne souhaite pas seulement conquérir l’Ukraine – encore moins « dénazifier » le pays – mais aussi imposer au monde entier la vision d’une armée russe qui peut défendre et contrôler son étranger proche. Pour cela, Poutine a opéré une modernisation et une reconstruction à marche forcée de l’armée nationale, appuyées sur le précédent syrien. Mais quelques semaines avant que les chars russes ne roulent sur les steppes de la Méotide, c’est au Kazakhstan que la Russie intervient.

Un regard sur cette participation musclée à la défense d’une ancienne République soviétique et sur la reconstruction de l’armée russe offre un aperçu différent de la campagne poutinienne en Ukraine et de la stratégie de puissance russe.

Reconstruire l’armée, la marque de l’homme fort

Dès son arrivée au pouvoir en décembre 1999, Vladimir Poutine n’a eu de cesse de vouloir rendre ses lettres de noblesse à l’armée, laquelle n’était plus rouge mais russe, et montrer au monde que la Fédération de Russie était le digne successeur de l’Union Soviétique qui avait vaincu le IIIème Reich. Les « années tumultueuse de la perestroïka et le règne burlesque de Boris Eltsine » [1] ont entaché la puissance du pays qui n’attendait, selon Poutine, qu’un homme fort pour la remettre sur les bons rails. Il n’est pas surprenant, pour un ancien membre du renseignement, que l’une de ses premières décisions une fois Premier ministre soit alors de « refaire » la guerre en Tchétchénie en 1999, trois ans après l’humiliation d’Eltsine dans le Caucase.

En janvier 2022, la Russie n’est pas seulement au faîte de sa puissance militaire, elle a aussi patiemment assuré sa domination politique et économique sur ses anciennes républiques sœurs.

Sans provoquer de tollé international malgré les innombrables exactions des forces russes dans ce petit territoire, Poutine obtient sa première victoire symbolique de nouvel homme fort du Kremlin et donne le ton pour les années à venir. Mais le succès de Moscou sur Grozny est loin d’être total : l’armée post-soviétique a montré ses limites et ses faiblesses face à un adversaire de petite taille mais déterminé dans ses retranchements.

Il faut attendre 2008 et les conséquences de l’intervention russe en Géorgie en soutien aux séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie pour voir la politique militaire russe opérer un tournant majeur. Malgré la victoire face au gouvernement de Tbilissi et la reconnaissance par Moscou des territoires sécessionnistes de la région, la vétusté des équipements russes et les défauts opérationnels sont largement pointés du doigt. Tout en laissant subtilement la main à son second Dmitri Medvedev pour quatre ans, Poutine lance un ambitieux programme de modernisation à marche forcée des forces armées russes. 

Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et Vladimir Poutine lors d’une parade militaire sur la Place Rouge en 2017 © kremlin.ru

De 2008 à 2022, l’État russe engage alors un « Programme national d’armement » auquel il alloue des milliards de roubles afin de moderniser et d’accroître les capacités opérationnelles de la Défense russe. Sur cette période, c’est approximativement 4% de son PIB qui est investi dans ce secteur. Sur la période 2015-2020, ces dépenses représentaient entre 150 et 180 milliards de dollars par an. [2] Derrière ce budget colossal se trouve alors une doctrine bien précise de l’État russe : l’idée est d’abord de mettre l’armée au niveau de ses homologues en matière de technologies de pointe, ce qui pousse au développement et à l’achat de matériel : « armes hypersoniques et de haute précision, systèmes de guerre électronique, drones et véhicules sous-marins autonomes, systèmes d’information et de contrôle ». [3]

Cette stratégie est associé à une politique de rationalisation de la structure militaire post-soviétique, visant à simplifier l’appareil de commandement et mettre en place des forces opérationnelles à tout instant. La Marine, l’aviation et l’artillerie russes sont alors les principaux bénéficiaires de la pluie de roubles destinés à l’armée.

Entre l’acquisition de navires de combat (50), de sous-marins (20), d’aéronefs (1000), de chars de combat (2300), de véhicules blindés (17000) et de système d’artillerie (2000), sans oublier les missiles balistiques intercontinentaux (300), la Russie n’a pas non plus négligé l’investissement dans ses forces terrestres et d’accroître la taille de ses troupes. À côté de sa quête de « missiles invincibles » [4] visant à redonner à la Russie son aura de superpuissance militaire, Vladimir Poutine n’a aucunement laissé de côté ces dernières. Bien au contraire, l’armée russe s’est considérablement agrandie en quinze ans : entre 2011 et 2017, les effectifs sont passés de 700 à 900.000 soldats et atteignent environ 1 million à l’aube de l’agression en Ukraine. [5]

Les manifestations au Kazakhstan, une contestation du pouvoir dans la périphérie de Moscou

Lorsqu’en janvier 2022 le Kazakhstan est traversé par un mouvement de contestation sans précédent dans la capitale économique du pays, la Russie n’est pas seulement au faîte de sa puissance militaire, elle a aussi patiemment assuré sa domination politique et économique sur ses anciennes républiques sœurs. Le Kazakhstan de Noursoultan Nazarbaïev et de son dauphin Kassym-Jomart Tokaïev dispose cependant d’un degré d’autonomie à l’égard de la Russie de Poutine.

NDLR : lire sur LVSL l’article du même auteur : « L’Asie centrale, autre arrière-cour de l’expansionnisme russe »

Plus grand pays d’Asie centrale, immense réservoir d’hydrocarbures et d’uranium tant à destination de la Russie que de l’Union Européenne, le Kazakhstan est parvenu à s’imposer comme un acteur important de la scène internationale depuis 1991 et l’indépendance. Sous l’égide de son premier président en place près de 30 ans, le Kazakhstan a mis en place une politique multivectorielle pour démultiplier ses débouchés commerciaux et développer son économie postsoviétique, gagnant ainsi une forme de stabilité notable. Malgré ses airs de bon élève, notamment en comparaison des régimes bélarusses ou ouzbeks, le Kazakhstan de Nazarbaïev est resté un pays peu démocratique où le pouvoir du président demeure difficilement contestable.

S’il démissionne de la présidence en 2019 au profit d’un de ses fidèles apparatchiks, Noursoultan Nazarbaïev reste l’homme fort du pays en gardant le contrôle du parti présidentiel et du Conseil de Sécurité, organe principal du pouvoir dans le pays. 

Le président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaïev et Vladimir Poutine au Kremlin en 2019 © kremlin.ru

Le mouvement de contestation qui éclate le 2 janvier 2022 dans le pays, dont la hausse soudaine des prix du carburant fut l’élément déclencheur, est, à l’instar du mouvement des Gilets jaunes en France en 2018, un phénomène plus profond de défiance et révolte. En quelques jours, le mouvement gagne le centre névralgique du pays – l’ancienne capitale Almaty – où les revendications dépassent la simple question du pouvoir d’achat : les Kazakhstanais demandent un changement de régime. En plus d’exiger le départ de Tokaïev et de son gouvernement, les manifestants s’attaquent à la figure de l’ancien autocrate Nazarbaïev en déboulonnant certaines de ses statues dans le pays dont la capitale porte son prénom depuis 2019. [6]

L’intervention russe au Kazakhstan est demandée par Tokaïev au prétexte d’une attaque terroriste occidentale

Rapidement, le mouvement gagne en ampleur et menace pour la première fois un pouvoir central dont la stabilité était une caractéristique fondamentale. Complètement dépassé par la tournure des évènements, le président Tokaïev prend alors des mesures d’une violence inouïe pour tuer cette révolution dans l’oeuf. Le 4 janvier, l’État d’urgence est décrété et l’accès à Internet est limité. Le lendemain, répondant aux demandes des milliers de manifestants, le président exige la démission de son gouvernement et pousse Nazarbaïev vers la sortie en prenant lui-même la tête du Conseil de Sécurité. Le 6 janvier, face aux nombreux morts et blessés au sein des forces de sécurité – sans compter les dizaines de décès parmi les manifestants -, la décision est prise de faire appel à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), pastiche russe de l’OTAN dans l’espace eurasiatique. Le 7 janvier, alors que les renforts de l’OTSC sont déjà arrivés dans le pays, Tokaïev donne l’ordre à l’ensemble des forces de sécurité présentes sur le territoire de « tirer sans sommation » [7] sur les émeutiers.

Pendant quatre jours, le gouvernement ordonne donc la traque de toute personne impliquée dans ces manifestations. Des milliers de journalistes, de militants ou d’opposants sont interpellés, arrêtés et parfois torturés. Lorsque les troupes de l’OTSC repartent le 11 janvier et que le « calme » est revenu, le bilan de ces quelques jours de contestation est lourd : plus de 10 000 arrestations dont au moins 18 journalistes, 225 morts dont 19 issus de la police ou de l’armée. [8] Et si le gouvernement a changé, que Nazarbaïev a perdu sa position privilégiée, le pouvoir de Tokaïev est resté solidement en place ; pas de « révolution de couleur » pour le Kazakhstan.

L’intervention russe, démonstration de force et prélude à la guerre ?

Un mois seulement avant l’invasion de l’Ukraine, l’intervention russe au Kazakhstan permet d’illustrer le rôle que la Russie de Poutine prétend jouer dans son étranger proche. Dans sa conception de l’espace eurasiatique, l’Ukraine et le Kazakhstan ont en partage de nombreuses similarités : partenaires commerciaux importants, anciennes républiques soviétiques, voisins directs du territoire russe. Ces deux pays ne doivent pas, pour la Russie, céder à l’influence occidentale.

Alors que la raison invoquée pour justifier les bombardements de bâtiments civils en Ukraine est la lutte contre un régime « pronazi » à la botte de Washington et Bruxelles installé à Kiev, l’intervention russe au Kazakhstan est demandée par Tokaïev au prétexte d’une attaque terroriste occidentale. Cet argument est d’ailleurs exigé par le traité qui fonde l’OTSC puisqu’une intervention de ces forces de sécurité n’est théoriquement possible, à l’instar des clauses de l’OTAN, qu’en cas d’agression d’un pays-membre par une entité tierce. [9] 

Soldats russes de l’OTSC en partance pour le Kazakhstan en janvier 2022 © odkb-csto.org

Si le déboulé des chars russes en Ukraine et le soulèvement des citoyens kazakhstanais contre le pouvoir central n’ont pas de liens directs, l’attitude de Moscou dans les deux cas répond à une même logique. Poutine souhaite établir que le centre de gravité de l’espace eurasiatique, reconstitution partielle d’un fantasme de la puissance soviétique, demeure Moscou. Si c’est officiellement l’OTSC et donc une force plurinationale qui vient pacifier violemment le Kazakhstan, les soldats déployés sont majoritairement russes. [10] 3000 soldats russes contre quelques dizaines d’Arméniens et de Kirghizes : le message envoyé est clair.

Reflet de la politique de militarisation enclenchée 15 ans auparavant, le travail des parachutistes russes dépêchés à Almaty est par ailleurs d’une efficacité redoutable. Sur le papier, l’opération est une réussite totale pour Poutine. En plus d’avoir éteint une potentielle « révolution de couleur », la détresse de Tokaïev a permis au président russe de confirmer son statut de protecteur, approfondissant la vassalisation du pays.

Bien que le Kazakhstan de Nazarbaïev n’ait jamais choisi de s’éloigner véritablement de la Russie comme l’a pu faire l’Ouzbékistan d’Islam Karimov (président de 1991 à 2016), cette crise permet à Poutine de resserrer encore la vis sur les orientations stratégiques d’Almaty – et de s’assurer un accès renforcé à ses hydrocarbures. Intégré à l’Union économique eurasiatique – pendant économique du projet eurasiatique – depuis 2014, le pays avait déjà démontré sa proximité économique et commerciale très forte avec Moscou dont la dépendance devrait encore s’accroître dans les années à venir. [11]

Initiée seulement quelques semaines après l’intervention au Kazakhstan, la guerre en Ukraine n’a très probablement pas été déclenchée par le succès militaire et symbolique en Asie centrale. En revanche, une fois son arrière-cour stabilisée et sécurisée, le maître du Kremlin avait les mains libres pour sa dernière pièce du puzzle. À cette heure-ci, il est beaucoup trop tôt pour analyser en profondeur la stratégie militaire russe en Ukraine et donc les conséquences de cette guerre. Si le Kazakhstan a perdu beaucoup en appelant la Russie à la rescousse, il est cependant impossible de savoir comment la dépendance politique vis-à-vis du Kremlin va s’affirmer dans les prochains mois et les prochaines années. 

Notes :

[1] Politkovskaïa, A. Tchétchénie, le déshonneur russe (Buchet/Chastel, 2003), p. 116

[2] Perrin, C. “La modernisation des forces armées russes, source de défis pour les membres de l’OTAN”, Commission de la Défense et de la Sécurité (DSC) de l’OTAN 030/DSC20/2 (2020), p. 2. En valeur relative, il s’agit d’une somme aussi colossale que celle allouée au budget américain de la Défense (bien qu’en valeur absolue, le budget russe lui soit environ cinq fois inférieur).

[3] Ibid. p. 5

[4] Ibid. p. 14

[5] Ibid. p. 21

[6] Lefèvre, T. & Deleve. E. « Manifestations, intervention russe : tout comprendre à la crise au Kazakhstan en trois questions » (2022) France Interhttps://www.franceinter.fr/monde/manifestations-intervention-russe-trois-questions-pour-comprendre-la-crise-au-kazakhstan

[7] « Manifestations au Kazakhstan : retour sur une crise sans précédent » Amnesty International (2022) https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/kazakhstan-manifestations-retour-sur-une-crise-sans-precedent

[8] Ibid.

[9] Loukianov, F. « Moscou collectivise la sécurité de l’Asie centrale », Courrier International (2022) https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-moscou-collectivise-la-securite-de-lasie-centrale

[10] Op. cit. Lefèvre & Deleve

[11] Poïta, I. « Intervention russe au Kazakhstan, quelles conséquences pour Kiev ? », Courrier International (2022) https://www.courrierinternational.com/article/vu-dukraine-intervention-russe-au-kazakhstan-quelles-consequences-pour-kiev

Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.

Maintien de l’ordre en France : mais que fait la police ?

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Wikimedia commons / © clement vaillant

Le 9 janvier dernier, la vidéo d’un policier faisant volontairement un croche-pied à une femme déjà interpellée et inoffensive scandalisait sur les réseaux sociaux. Cette affaire aura contraint le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner à s’exprimer à ce sujet, reconnaissant le manque de professionnalisme du policier incriminé. Pourtant, et bien qu’un croche-pied soit évidemment inacceptable, cela fait maintenant plus d’un an que la police mutile et blesse des citoyens qui manifestent. D’ailleurs, une semaine seulement après cet épisode, une nouvelle vidéo circulait, où l’on voyait un policier frapper un homme à terre, déjà interpellé et lui aussi inoffensif. Cette fois, le ministre de l’Intérieur n’a pas jugé bon de commenter l’incident. « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière », affirmait pourtant le préfet de police de Paris Maurice Grimaud dans sa lettre aux policiers du 29 mai 1968, où il les avertissait contre « l’excès dans l’emploi de la force ». Cette mise en garde semble malheureusement plus que jamais d’actualité : alors que les violences policières – tant dans les manifestations que dans les banlieues – se multiplient, bien des responsables du maintien de l’ordre public en France semblent aujourd’hui oublier que garantir l’ordre républicain suppose d’abord que l’institution qui y est dévolue le respecte elle-même.


L’évolution des doctrines du maintien de l’ordre depuis le dix-neuvième siècle

Jusqu’à la fin du 19e siècle, c’était l’armée qui réprimait les mouvement sociaux et les manifestations. Elle les réprimait dans le sang, avec ses armes habituelles – les manifestants n’étant plus considérés comme des citoyens, mais comme des ennemis. Le massacre de la « semaine sanglante » qui mit fin à la Commune de Paris en témoigne. Mais d’autres épisodes macabres jalonnent l’histoire des revendications sociales en France : le 1er mai 1891, à la fin d’une manifestation festive pour la journée de travail de huit heures, l’armée tire sur la foule, faisant neuf victimes – toutes âgées de moins de trente ans. C’est la fusillade de Fourmies. L’inexpérience des soldats et leur incapacité à gérer une foule de manifestants est mise en avant dans l’explication de ce drame.

Cependant, les soldats montrent de plus en plus de réticences à tirer sur des citoyens, parmi lesquels se trouvent souvent leurs proches, et fraternisent même dans certains cas avec les manifestants. Dans un premier temps, ils reçoivent donc l’ordre de réduire la répression, et de ne tirer qu’en cas d’urgence ou de frapper avec le plat de la lame de leur sabre. Progressivement, on prend conscience de la nécessité de corps spécialisés, dévolus au seul maintien de l’ordre. En 1921, celui-ci est ainsi confié à des corps de gendarmeries mobiles, et complété en 1926 par leur structuration en gardes républicaines mobiles. Ces corps de gendarmes sont formés au maintien de l’ordre et à la gestion des foules, et n’utilisent la violence qu’en dernier recours. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que sont créées les compagnies républicaines de sécurité (CRS) à partir de la police de Vichy – ce pourquoi les mineurs du Nord lancent en 1947 le slogan « CRS = SS ».

Depuis le début du vingtième siècle, les doctrines de maintien de l’ordre ont donc radicalement changé : le but est désormais de réduire et de gérer la conflictualité avec les manifestants, plutôt que de les considérer comme des ennemis. Olivier Fillieule, dans son ouvrage Police et manifestants, étudie les divers éléments qui ont rendu possible cette pacification relative des contestations sociales : la légalisation des manifestations, avec notamment le décret-loi de 1935 qui établit un régime d’autorisation préalable, ou encore la professionnalisation des forces de l’ordre, avec par exemple la création du centre national d’entraînement des forces de gendarmerie en 1969, qui forme au maintien et au rétablissement de l’ordre dans les situations à fort potentiel conflictuel.

Dans les années 1990, avec le développement de nouvelles formes de contestation (et notamment des « black blocs »), une interrogation tactique a pourtant refait surface. Vaut-il mieux se tenir relativement à l’écart des manifestants, pour ne pas risquer de les blesser ou de les tuer – quitte à ce qu’il y ait de la casse ? Ou bien faut-il au contraire aller au contact des manifestants pour limiter les dégradations matérielles – même si cela contribue à augmenter et à alimenter la violence de certains manifestants ?

Un lent basculement vers la seconde option s’est dessiné au cours des dernières décennies, avec notamment la dotation de Flash-Ball pour certaines unités de la police en 1995. Lors des manifestations contre la création d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou de celles contre la loi Travail en 2016, puis lors des manifestations des gilets jaunes, une réelle escalade de la violence a pu être constatée.

Maintien de l’ordre ou organisation du désordre ?

Ce changement de doctrine a en effet éclaté au grand jour pendant la crise des gilets jaunes, notamment à Paris. Dès le 8 décembre, ce fameux quatrième acte auquel Le Monde a consacré un article terrifiant, les interpellations, les affrontements et les blessures se multiplient.

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Acte 4 des gilets jaunes à Paris. © Olivier Ortelpa

Mais le véritable tournant a lieu le 16 mars 2019, lorsque le préfet de police Michel Delpuech est révoqué, pour être remplacé par Didier Lallement. Ce remplacement témoigne de la volonté du gouvernement d’une reprise en main musclée de la préfecture. Selon plusieurs de ses collègues, la doctrine du préfet Lallement consiste en effet à instaurer un climat de terreur : violences décuplées, aucune négociation, et des consignes ordonnant d’aller au contact des manifestants avant que la casse n’ait eu lieu. Les manifestants sont considérés comme des ennemis. « Nous ne sommes pas dans le même camp », affirmait-il d’ailleurs le 17 novembre 2019 à une femme se disant gilet jaune, qui l’avait interpellé.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation. Une peur certes déjà entretenue depuis plusieurs années : « Il suffit d’avoir un peu fréquenté les cortèges ces trois dernières années, depuis la loi travail de 2016, pour se sentir rapidement refroidi à l’idée de se retrouver, une fois de plus, noyé dans un nuage de lacrymos au milieu d’une foule nassée. Il suffit aussi d’avoir vu les images des amputés et des éborgnés pour craindre la balle de défense ou la grenade de désencerclement qui bouleversera toute une existence », écrit Frantz Durupt dans un article de Libération.

Des « armes de guerre »

Cette politique de terreur est d’ailleurs en accord avec l’arsenal détenu par les policiers : en effet, les armes utilisées ne le sont pour beaucoup plus qu’en France, du fait de leur dangerosité. Les policiers sont armés de plusieurs sortes de grenades, comme les grenades de désencerclement, ou encore les grenades lacrymogènes instantanées GM2L. Toutes deux sont classées dans la catégorie A2, ce qui correspond à du “matériel de guerre”. L’utilisation des grenades lacrymogène dans les conflits armés est d’ailleurs interdite depuis le 13 janvier 1993 et la convention sur l’interdiction des armes chimiques de Paris, mais celles-ci restent pourtant utilisées contre des citoyens qui manifestent – dont les sérums physiologiques, s’ils en amènent en manifestation, sont considérés comme des « armes par destination », ce qui ne manque pas de piquant…

Parmi les grenades lacrymogènes, jusqu’au 26 janvier 2020, les policiers comme les gendarmes utilisaient des grenades de type GLI-F4 dans les opérations de maintien de l’ordre. La France était le dernier pays à en utiliser. La Ligue des droits de l’Homme, un collectif d’avocat, ainsi que des syndicats de police (comme Vigi Ministère de l’Intérieur) avaient d’ailleurs demandé leur retrait, qui aurait permis d’éviter bien des blessures graves. Ces grenades, qui contiennent 26 grammes de TNT, peuvent causer des dommages irréversibles.

Le 26 janvier dernier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a certes annoncé leur retrait pur et simple de l’arsenal des forces de l’ordre. Mais ne nous y méprenons pas : il s’agit simplement d’un nouvel enfumage – si l’on peut dire – du gouvernement, et non d’une volonté de réduire la violence dans les manifestations. De fait, ces grenades n’étaient plus produites depuis 2014, et les stocks quasiment arrivés à épuisement dans la plupart des unités. Ce coup de communication a ainsi permis au ministre de l’Intérieur d’avoir l’air de faire des concessions et de se soucier de la sécurité des manifestants à moindre frais.

Les LBD ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations.

Autre arme sujette à de nombreuses controverses : le lanceur de balles de défense (LBD), également classé dans la catégorie A2. Ses munitions peuvent atteindre 350 km/h. Il ne doit être utilisé qu’en cas de légitime défense ou de défense de position ; le tir à la tête est formellement interdit, sauf en dernier recours ; les balles doivent arriver à au moins 14 cm de la tête, et être tirées à une distance minimale de 10 mètres. Pourtant, les LBD ne semblent pas être utilisés de manière légale. En effet, leurs tirs ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations. On ne peut pas dire que tous les éborgnés avaient un profil très agressif : pour ne prendre qu’un exemple, Franck Didron, éborgné le 1er décembre 2018, était au téléphone avec sa mère pour la rassurer, lorsqu’il a été atteint au visage par un tir de LBD.

Une étude publiée dans The Lancet sur la période allant de février 2016 et août 2019, faisait état de 43 cas de blessures oculaires dues aux LBD. Dans 25 cas, ces blessures ont donné lieu a une déchirure du globe oculaire, dans 18 cas à un froissement du globe oculaire – la rétine étant atteinte dans 10 cas ; 12 fractures du visage, dont deux ont mené à des complications cérébrales ; dans 9 cas, enfin, une énucléation a été nécessaire. Les effets de ces blessures peuvent ainsi être extrêmement graves et traumatisants pour les victimes, comme Le Vent Se Lève le relatait dans sa vidéo sur « Les blessés qui dérangent ».

Les policiers interrogés sur les blessures au visages imputables aux LBD plaident l’erreur, qui serait due à des tirs réflexes, mais également à la mauvaise visibilité dans les manifestations – que les policiers provoquent eux-mêmes, par le lancer de nombreuses grenades lacrymogènes – ainsi qu’au dérèglement de leur viseur. Cependant, comme le constructeur des LBD le faisait lui-même remarquer, les LBD sont tous équipés de viseurs électroniques, scellés – et qu’il est donc impossible de dérégler. Selon l’agence de presse indépendante Taranis News, ces viseurs sont justement conçus pour permettre des tirs réflexes précis et rapides, et des tirs ajustés même dans des mauvaises conditions de visibilité. Et si le règlement impose des tirs dans les membres inférieurs, le thorax ou les membres supérieurs, il a été remarqué au cours des nombreuses manifestations que les tirs ne se font jamais au niveau des membres inférieurs, mais toujours au niveau du plexus, voir de la tête. Pour finir, la loi dispose qu’une fois la victime touchée, les policiers ont l’obligation de rester à son côté et d’appeler les services de secours – ce qu’ils ne font pourtant quasiment jamais.

Ils ne le font jamais, car pour la plupart, ils ne sont pas formés au maintien de l’ordre et aux obligations qui y sont associées. Ainsi, si les CRS, ou encore les EGM (escadrons de gendarmerie mobile) sont formés au maintien de l’ordre, ce n’est pas le cas de brigades comme les BRI (brigades de recherche et d’intervention) ou les BAC (brigades anti-criminalité), qui de ce fait réagissent beaucoup moins bien lorsque la situation s’envenime. La différence entre ces unités est flagrante. Si les CRS encaissent les projectiles envoyés par les manifestants sans trop broncher jusqu’à ce qu’ils aient reçu l’ordre de riposter, la BAC répond quant à elle souvent immédiatement aux agressions, et au lieu de chercher à réduire au maximum les violences, les brigadiers attaquent tout de suite les manifestants à coup de LBD et de grenades lacrymogènes. Or, la présence de ces unités dès le début des manifestations témoigne de la volonté du gouvernement de réprimer les manifestants par la force, afin qu’ils aient suffisamment peur pour ne pas revenir : « en blesser un pour en terroriser mille », comme le dit Pierre Douillard Lefèvre, lui-même éborgné lors d’une manifestation en 2007.

Cette stratégie a ses limites. Si certains manifestants ne sont effectivement plus revenus, d’autres, parmi lesquels de nombreux blessés, ont vu leur détermination renforcée. Maurice Grimaud l’avait bien compris : « toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limites », expliquait-il dans sa lettre déjà citée.

La police tue

Ces armes et ces pratiques de maintien de l’ordre violentes peuvent conduire à la mort, comme celles de Zineb Redouane ou de Steve Maia Caniço, qui ont été fortement médiatisées ces dernières années. Mais ce ne sont pas les seules personnes tuées par la police. En effet, et depuis de trop nombreuses années, la violence que nous observons avec stupeur lors des manifestations a lieu également loin du regard des journalistes, dans les banlieues. Et les morts y sont nombreuses.

Les LBD, par exemple, qui ont fait leur apparition dans les manifestations en 2007, étaient déjà utilisés dans les banlieues depuis une vingtaine d’années. Ces LBD s’ajoutaient aux armes létales des policiers, afin qu’il y ait moins de morts ou de blessés lors des interventions. Mais l’effet inverse s’est produit : comme ces armes n’étaient pas létales, les policiers se sont mis à en faire usage dans des cas où ils n’auraient pas sorti leur arme de poing. Cela a eu pour conséquence une augmentation impressionnante du nombre de blessés.

Les contrôles d’identité, qui depuis la loi Pasqua du 10 août 1993 peuvent être effectués n’importe quand et n’importe où, pour « prévenir à une atteinte à l’ordre public », sont souvent vus comme une sorte de harcèlement, d’autant que ce sont presque toujours des contrôles au faciès. Mathieu Rigouste, dans L’ennemi intérieur, met en évidence la proximité des méthodes de maintien de l’ordre dans les Zones urbaines sensibles (ZUS), et les méthodes de guerre contre-insurrectionnelles mises en œuvre au cours des guerres de décolonisation, où les populations sont perçues comme susceptibles d’héberger un « ennemi intérieur », et traitées comme telles. Ces méthodes n’ont donc rien à voir avec la doctrine de désescalade de la violence : elles sont plutôt à l’exact opposé.

Dans son film Les Misérables  – dont même Emmanuel Macron a fait l’éloge – Ladj Ly montre la violence des rapports qui s’établissent entre forces de l’ordre et jeunes de banlieues sensibles. En effet, les policiers y réagissent très rapidement et partent du principe qu’un jeune vivant dans un quartier est « présumé délinquant », et tentent souvent de neutraliser toute personne refusant de se soumettre immédiatement.

Les méthodes de neutralisation sont pourtant extrêmement violentes, voire carrément dangereuses. Des méthodes comme la clé d’étranglement ou le pliage, qui peuvent entraîner la perte de conscience, l’asphyxie voire même la mort, comme dans le cas de Mariame Getu Hagos, ou plus récemment de Cédric Chouviat, continuent pourtant à être utilisées. Les techniques d’interpellation, de même, conduisent parfois à des morts lors de courses-poursuites. Il serait moins grave de prendre des risques avec la vie des personnes interpellées que de les laisser s’enfuir… Une fois appréhendées, celles-ci ne sont toujours pas hors de danger : les cas de morts intervenues sur le chemin du commissariat où en garde à vue sont nombreux. Si, dans les années 1980, 5 personnes décédaient en moyenne au cours d’une opération de police chaque année, ce chiffre était passé à 11 dans les années 1990, et à 12 depuis 2001.

Les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Cette violence policière dans les banlieues est souvent minimisée par les médias, qui évoquent plus volontiers les infractions ou délits prétendument commis en amont par les victimes. Les abus éventuels des représentants de l’État, qui d’après Max Weber a le monopole de la violence physique légitime, sont ainsi souvent relativisés. Lorsqu’un jeune meurt sous les coups de la police, on l’entend souvent décrit comme « connu des services de police », « jeune Maghrébin sous l’emprise de stupéfiants », etc. La guerre des mots fait rage : les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Ces manipulations de l’opinion sont parfois même mensongères. En 2007, par exemple, Tina Sebaa est tuée lors d’une course poursuite avec la police, alors qu’elle était avec des amis en voiture – l’un d’eux étant « connu des services de police ». Son propre casier judiciaire était vierge. Le procureur, lors de la conférence de presse qui suit le drame, annonce que les 4 jeunes avaient consommé de l’alcool et du haschisch, ce que les journaux répéteront à l’envi. L’autopsie démentira pourtant les propos du procureur. Parfois aussi, c’est le sort qu’on incrimine : un accident, une conduite à risque ou encore une malformation cardiaque de la victime sont évoqués pour expliquer des meurtres requalifiés en « bavures ».

Un sentiment d’impunité

Pourtant, les forces de l’ordre, ainsi que leur hiérarchie, ne sont jamais – ou presque – condamnées. Les voltigeurs ayant provoqué la mort de Malik Oussekine ne seront par exemple condamnés qu’à des peines très légères de prison avec sursis. Il en va de même dans la majorité des cas. C’est un triste paradoxe : l’institution qui est censée garantir l’ordre républicain néglige pourtant celui-ci en son propre sein.

Pourtant, la police n’est pas une institution intrinsèquement raciste ou violente, et nombreux sont les gardiens de la paix qui voient avec répugnance les agissements de certains de leurs collègues. Malheureusement, les consignes données par leur hiérarchie semblent de plus en plus tolérer la violence, voire l’encourager : « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants », ordonnait ainsi le commandement central à une unité de CRS lors du quatrième acte des gilets jaunes à Paris.

Le gouvernement, qui compense son manque de légitimité par une répression accrue, semble en effet se servir des forces de l’ordre comme d’une milice plutôt que de veiller à ce qu’elle conserve sa fonction d’origine, à savoir le maintien de l’ordre et la pacification de la société. Ce qui n’est pas pour leur rendre service : le malaise dans les rangs de la police est ainsi réel, comme en témoigne le nombre élevé de suicides policiers. Certains policiers, comme Noam Anouar – suspendu pour avoir protesté contre cet usage fait par le gouvernement actuel des forces de l’ordre – s’élèvent contre cette situation, mais ne sont pas entendus.

Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité.

Ménager les forces de l’ordre est un objectif raisonnable. Mais pourquoi choisir de les opposer aux autres citoyens, par exemple en les exonérant d’une réforme des retraites injuste et contre laquelle ces derniers manifestent ? Ne vaudrait-il pas mieux les ménager en évitant de rentrer dans le cercle vicieux de la violence ? En répondant à la contestation par la répression plutôt que par le dialogue, le gouvernement rend un très mauvais service aux forces de l’ordre – qu’il cherche ensuite à compenser de la pire des manières, c’est-à-dire en fermant les yeux sur les agissements intolérables de certains d’entre eux.

Le 16 juin 2019, une action du ministre de l’Intérieur n’est ainsi pas passée inaperçue : il récompense en effet 9000 membres des forces de sécurité au titre d’une promotion exceptionnelle, la médaille de la sécurité intérieure. Certains de ces policiers étaient pourtant impliqués dans des enquêtes concernant des violences policières – et notamment les morts de Steve Maia Caniço et de Zineb Redouane…

Les violences policières vont même jusqu’à être niées par le gouvernement. La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye et le président de la République Emmanuel Macron récusent le terme de violences policières. Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité. Ce déni de réalité est grave, car il empêche la réflexion sur ce que devrait être un maintien de l’ordre vraiment républicain. Saluons donc le travail effectué par plusieurs journalistes, qui enquêtent, recensent et dénoncent les violences policières que le gouvernement s’obstine à nier : pour ne citer que les plus connus, David Dufresne, ou encore le média indépendant Bastamag, dont le décompte macabre des victimes des forces de l’ordre en a recensé 676 depuis 1977. Espérons que leur travail d’information ne servira pas seulement à nous indigner, mais aussi à changer les choses.

L’insurrection au Liban : révolution, unité et crise économique

© Natheer Halawani Manifestations à Tripoli

La scène politique libanaise bouillonne et se tend depuis désormais huit semaines, et fait revivre les slogans des printemps arabes : الشعب يريد إسقاط النظام, « le peuple veut la chute du système ». La thaura (ثورة, révolution en arabe) a explosé dans un élan populaire, indépendant de toute allégeance politique, résultat de décennies de néolibéralisme, d’inégalités sociales et de corruption endémique. C’est la proposition du gouvernement d’introduire une taxe sur les services de messageries tels que Whatsapp qui a été la goutte de trop. Dans un pays où les services de télécommunication sont parmi les plus chers au monde, cela a été vu par un grand nombre de Libanais comme l’énième abus du pouvoir. Ce dernier doit désormais faire face à la détermination de la population qui semblait jusque-là résignée, en tout cas trop divisée pour se révolter.


La géographie politique libanaise est connue pour ses stratifications identitaires multiples et complexes. Les appartenances confessionnelles sont nombreuses, et sont généralement associées à un parti ou à une formation politique. L’histoire du pays permet d’expliquer partiellement la réalité sociale actuelle : à la suite de la chute de l’Empire ottoman, la construction étatique libanaise a été régentée artificiellement par le haut, d’abord par les élites françaises (jusqu’à l’indépendance en 1943), puis par l’oligarchie libanaise. Les frontières artificielles du jeune État rassemblaient des populations diverses, divisées par des sentiments d’appartenance forts et très différents entre eux. La guerre civile (1975-1990), qui a meurtri la population et marque encore le quotidien de la société libanaise, est en partie le résultat du manque de cohésion nationale qui a longtemps caractérisé le pays. En 1990, les accords de Taëf marquaient enfin la fin du conflit, mais consacraient également une oligarchie politique représentant les groupes et les milices qui s’étaient affrontées au cours des quinze années de guerre. Ces accords ouvrent la voie à un nouveau réseau de clientélisme et de corruption, qui a permis à une partie extrêmement limitée de la population de s’octroyer la majorité des richesses. Ce réseau, caractérisé par une perméabilité assumée entre élites politiques et économiques, dépasse les divisions confessionnelles et identitaires. Pour autant, les clivages sociaux sont exploités et ravivés afin de diviser la population. Le fantôme de la guerre est alors brandi à la moindre suspicion de rassemblement populaire.

Néanmoins, les événements actuels semblent dépasser les peurs du passé. Au cours des premières semaines, les manifestations ne se sont pas uniquement concentrées dans la capitale, mais ont concerné le pays tout entier. La ville de Tripoli, souvent considérée par les beyrouthins comme une ville très conservatrice, est devenue le deuxième bastion de la révolution et attire désormais des « touristes révolutionnaires » du reste du pays. Les manifestations actuelles se distinguent par l’absence des partis politiques traditionnels et par la résilience d’une société civile qui refuse en bloc les dynamiques en place au Liban depuis presque trente ans. La population s’organise, occupe les places jour et nuit, met en place des conférences, des sit-ins, des marches pacifiques, des rave parties, des stands de lecture, de récupération physique et psychologique. Parmi ces actions, une chaîne humaine a même traversé le pays du Nord au Sud pour symboliser l’union du peuple libanais par-delà les différentes appartenances identitaires, vent debout contre le « système », l’empire des banques et la corruption, mais aussi les divisions sectaires matérialisées par un système parlementaire unique qui répartit les sièges sur des bases confessionnelles.

Par ailleurs, l’économie du pays est au bord du gouffre. Les fondations économiques libérales sur lesquelles le Liban repose depuis l’indépendance ont favorisé l’émergence d’un système financier dérégulé, qui a de plus en plus de mal à camoufler ses contradictions. Depuis environ deux ans, les difficultés croissantes du tout puissant secteur bancaire libanais ont poussé la banque centrale à prendre de plus en plus de risques. La détérioration grandissante de ce système économique est le résultat de décisions financières imprudentes, auxquelles s’ajoute l’absence de régulation politique. C’est néanmoins la population qui risque de payer le prix fort.

Les piliers d’un château de cartes

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient ». Dès l’indépendance les fondements du libéralisme économique ont été inscrits dans le système législatif. Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et la libre circulation des capitaux y est acté dès 1948. Le pays a longtemps exploité sa position géographique pour devenir une plateforme financière majeure, et a d’ailleurs servi de refuge aux capitaux fuyants lors des nationalisations des socialismes arabes dans les années 1950 et 1960. La crise que traverse actuellement l’économie libanaise est la conséquence de fragilités structurelles et d’une dépendance accrue à l’afflux de capitaux et de biens qui proviennent de l’extérieur. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale (BM) le rapport entre la dette publique et le PIB maintient sa trajectoire croissante, et devrait atteindre 150%, un des plus élevés au monde. La balance commerciale est dans le négatif en permanence : puisque l’économie ne produit essentiellement pas de biens, le Liban doit importer une énorme partie de sa consommation intérieure. Le système bancaire et financier constituent un moteur essentiel dans ce contexte, mais ressemblent de plus en plus à un château de cartes bien trop fragile.

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient». Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et le libre mouvement de capitaux y est acté dès 1948.

Trois dimensions, fortement interconnectées, ont jusque-là contribué à la stabilité précaire de l’économie libanaise. En premier lieu, le rôle de la diaspora libanaise dans le monde : celle-ci concerne 11 millions d’individus, alors que le territoire comprend seulement 4 millions de citoyens. L’envoi de fonds depuis l’étranger permet en partie au pays de se maintenir à flot, notamment puisque les transferts lui permettent de s’approvisionner en dollars. Les banques libanaises offrent des conditions financières très favorables à leurs épargnants, particulièrement en ce qui concerne la facilité de déplacement des capitaux et les taux d’intérêts élevés sur les dépôts. La fixation du taux de change de la livre au dollar américain renforce la confiance des Libanais expatriés dans la stabilité de leur système bancaire, puisqu’elle efface le risque de dévaluation de la monnaie nationale.

Le secteur immobilier est le deuxième pilier sur lequel repose le fragile équilibre économique libanais. Les crises et les turbulences qui ont affecté le pays n’ont pas compromis l’infatigable croissance qui a caractérisé le secteur. Cependant l’inflation a rendu le marché de l’immobilier inabordable pour une grande partie de la population libanaise. Les grands investisseurs du secteur expliquent l’augmentation constante des prix par la loi de la rareté : la demande ne cesserait d’augmenter en raison de la croissance démographique, de la disponibilité limitée de terrains et grâce à la demande de la diaspora libanaise, toujours intéressée de garder un pied-à-terre au Liban. En réalité, ce sont les investissements gigantesques en provenance des pays du Golfe qui ont longtemps été à l’origine de la fortune du secteur. La priorité a été donnée aux constructions de luxe. Le grand nombre de bâtiments vides ou incomplets qui peuplent le Liban sont comme autant de fantômes dont l’ombre laisse entrevoir une énorme bulle spéculative. L’existence de celle-ci est cependant difficile à démontrer en raison du manque de données concernant ce secteur en particulier, et l’économie libanaise plus en général. D’ailleurs, maintenir l’apparence d’un secteur immobilier performant a contribué de manière décisive, depuis la fin de la guerre civile, à attirer des investissements, en accroissant l’afflux de capitaux et en aidant le système bancaire à rester à flot. La période de stagnation que le secteur traverse depuis environ deux ans fait partie des éléments d’explication de la situation actuelle. [1][2]

Enfin le dernier, mais sans doute le plus important des piliers sur lesquels le château de cartes a été bâti, est la fixation du taux de change de la livre libanaise au dollar américain. Celle-ci a été mise en place en 1997 et stabilise depuis la valeur de 1500 livre libanaise à un dollar. Les deux devises sont utilisées officiellement dans le pays de manière interchangeable. Pour un pays importateur comme le Liban (où environ 80% des biens en circulation sont importés) la stabilité de la livre est primordiale, puisque si la livre devait commencer à fluctuer les prix pourraient monter dramatiquement pour les consommateurs, notamment pour des biens de première nécessité tels que le pain et l’essence.
La stabilité du taux de change a souvent été utilisée comme la preuve ultime de la résilience de l’économie libanaise. Néanmoins, l’approvisionnement constant en dollars est essentiel à la convertibilité parfaite entre livres et dollars. Les échanges entre les deux devises sont d’ailleurs à la source du rapport structurel entre la Banque du Liban (BdL) et les banques commerciales libanaises. Ils sont également à l’origine des méthodes d’ingénierie financière qui ont été pratiquées pour faire perdurer un système qui ne semble plus tenir debout.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Féeries et miracles de l’industrie financière

Pour assurer l’afflux constant de dollars en provenance de l’étranger, la BdL a longtemps offert aux banques commerciales des taux d’intérêt sur la dette publique du pays bien au dessus des taux des marchés internationaux. Si le manque de confiance dans la finance libanaise rend ces titres peu attrayants pour les créanciers internationaux, il n’est pas de même pour les banques libanaises : en 2017, la BdL et les banques commerciales détenaient au total 85% de la dette publique libanaise. Ce qui rend ce jeu d’échanges rentable est la fixation du taux d’échange entre la livre et le dollar : celle-ci permet aux banques libanaises d’échanger des dollars pour acheter des titres souverains libellés en livres libanaises (LBP), et reconvertir son investissement en dollar à tout moment, au même taux de change. Tant que la fixation est en place, et que l’État est solvable, les bons du trésor libanais sont quatre fois plus rentables que les bons du trésor nord-américains. [3]

Les conjonctures qui ont caractérisé l’économie régionale depuis 2011, notamment avec le début de la crise syrienne, ont mené à un ralentissement de l’afflux de dollars qui a poussé la BdL à prendre encore plus de risques. À partir de 2016, elle pousse encore plus loin son ingénierie financière, et commence à pratiquer le swap (l’échange) : au mois de mai, la BdL échange avec le ministère des Finances 2 milliards de titres souverains libanais en échange de titres européens. Elle a par la suite revendu les titres européens avec d’autres actifs financiers à des banques commerciales libanaises à des taux d’intérêts supposément très élevés mais non divulgués. Selon un rapport du FMI, la BdL aurait tiré un profit de 13 milliards de dollars de cette transaction nébuleuse. À la lumière des développements successifs, et notamment à la suite du début des manifestations, une publication récente de Triangle définit le système financier libanais comme un schèma de Ponzi.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Absence d’État et inégalités sociales

Cet ingénieux système financier ne contribue nullement au développement d’une économie productive. Là où l’argent semble produire de l’argent indépendamment de toute valeur réelle, la majorité de la population souffre de la pauvreté et du chômage élevés. Les taux d’intérêts sur les dépôts offerts par les banques commerciales sont tellement élevés qu’ils découragent toute forme d’investissement dans l’économie réelle. D’ailleurs, les conditions effroyables dans lesquelles sont les infrastructures du pays n’encouragent pas non plus les investissements dans l’économie productive.

Depuis la fin de la guerre civile le réseau électrique libanais n’a pas été en mesure de fournir de l’électricité 24/24h. Les structures sont peu performantes et nécessitent d’autant plus de manutention. En fonction de la zone géographique, les coupures d’électricité quotidiennes varient entre 3 heures et 12 heures par jour. L’état du réseau électrique a des conséquences sur la productivité des entreprises libanaises, mais est aussi à l’origine d’une double catastrophe climatique, qui contribue à dégrader les conditions de vie et la santé des Libanais. D’une part, les centrales électriques obsolètes qui constituent le réseau national s’alimentent uniquement de combustibles. D’autre part, les défaillances obligent la population à faire recours à des générateurs alimentés au diesel. Ce système est un des facteurs principaux de la pollution de l’air au Liban : à Beyrouth, le niveau de pollution est trois fois supérieur à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme dangereux. Les structures délabrées de la compagnie d’électricité nationale contribuent également à creuser le trou du déficit budgétaire. En outre, la demande de générateurs représente une affaire extrêmement rentable pour une mafia pas prête à renoncer à ses profits.

L’exemple de l’électricité libanaise est représentatif de la plupart des infrastructures au Liban. La récolte des déchets fait partie des services essentiels défaillants qui empirent dramatiquement la crise environnementale. Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter » de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet. L’absence presque absolue d’un système de sécurité sociale fait que, si l’on est pauvre, il ne faut surtout pas tomber malade. Cependant 1,5 million de personnes, environ un tiers de la population, vit avec moins de 4$ par jour. Le chômage est estimé à 25%, et atteint 37% si l’on considère la population en dessous de 25 ans. De l’autre côté de la barricade, il y a les autres : les héritiers de la guerre civile, les mêmes visages ou du moins les mêmes familles, qui vivent dans des palais, qui détiennent les banques et qui n’ont fait que profiter des malheurs du pays. Face aux manifestations, ils semblent paralysés et incapables de réagir de manière appropriée. Les dynamiques restent les mêmes qui bloquent le pays depuis la fin de la guerre civile : les discours publics sont paternalistes, les manifestants sont accusés de vouloir déstabiliser le pays, d’être à la merci de pouvoirs étrangers, d’être la raison pour laquelle l’économie du pays est en train de plonger. Les mouvements Amal et Hezbollah, qui représentent les forces armées les plus importantes du pays, sont soupçonnés d’être à l’origine des violences à l’encontre des manifestants, qui ont eu lieu ces derniers jours à Beyrouth et à Tripoli.

Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter» de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet.

Les Libanais sont de moins en moins dupes de ces stratagèmes, mais la situation économique du pays empire de jour en jour. La grande préoccupation à l’heure actuelle est la dévaluation de la livre. Si la fixation du taux de change semble encore tenir, certains commerçants et particuliers demandent des prix plus élevés pour les paiements en livres, alors que le dollar devient la seule monnaie sûre. Cependant, cette devise est de plus en plus rare dans le pays, et seul les privilégiés, ayant des comptes courants à l’étranger, y ont accès. Dans les conditions de pauvreté actuelles de la population, une baisse du pouvoir d’achat devient dramatique.

Dans ce contexte économique de plus en plus incertain, personne ne sait ce qu’il arrivera dans les semaines à venir. Les élites politiques ne semblent pas s’approcher d’une solution qui puisse convenir la population. Le dernier candidat à la position de Premier ministre est l’homme d’affaires Samir Khatib (vice-président exécutif de la compagnie immobilière Khatib & Alami) un personnage parfaitement représentatif des élites économiques du pays, qui n’a pas contribué à apaiser les ardeurs de la rue. Le vide institutionnel et l’indécision sont des constantes de la politique libanaise : avant la nomination de Michel Aoun en octobre 2016, les députés soutenant le futur président de la république avaient boycotté les sessions parlementaires pendant deux ans et demi afin d’empêcher les élections. De la même manière, suite aux dernières élections législatives de mai 2018 il a fallu plus de 8 mois avant que l’on s’accorde sur une formation de gouvernement.

La crise actuelle présente une particularité, qui pourrait constituer une échappatoire pour le pays : le fait que la dette soit détenue en grande partie par les banques nationales offre au pays une plus grande marge de manœuvre. Sans la pression de créanciers étrangers, le gouvernement pourrait agir avec plus de liberté. Certains évoquent une répudiation, du moins partielle, de la dette, d’autres un impôt différé sur les comptes bancaires au dessus d’un million de dollars. Cependant, tant que l’oligarchie traditionnelle ne se résigne pas à céder sa place et à payer de ses propres poches pour sauver le pays, la situation politique restera paralysée, alors que les conditions de vie empirent et la colère de la population ne cesse de croître.

 

[1] Ashkar, Hisham, « Benefiting from a Crisis: Lebanese Upscale Real-Estate Industry and the War in Syria », Confluences Méditerranée, 2015/1 (N° 92), p. 89-100.
URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-89.htm

[2] Sakr-Tierney, Julia. ‘Real Estate, Banking and War: The Construction and Reconstructions of Beirut’. Cities 69 (1 September 2017): 73–78. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.06.003.

[3] Berthier, Rosalie. ‘Abracada… Broke. Lebanon’s Banking on Magic’. Synaps, 2 May 2017. http://www.synaps.network/abracada-broke.

[4] International Monetary Fund, ‘2016 Article IV Consultation – Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Lebanon’. January 2017.

[5] Halabi, Sami, and Jacob Boswall. ‘Lebanon’s Financial House of Cards’. Working Paper Series. Triangle, November 2019.
http://www.thinktriangle.net/extend-and-pretend-lebanons-financial-house-of-cards-2/

[6] Shihadeh, Alan et al. ‘Effect of Distributed Electric Power Generation on Household Exposure to Airborne Carcinogens in Beirut’. Climate Change and Environment in the Arab World. American University of Beirut, January 2013. https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2012-2013/20130207ifi_rsr_cc_effect%20Diesel.pdf.

[7] McDowall, Angus. ‘Fixing Lebanon’s Ruinous Electricity Crisis’. Reuters, 29 March 2019. https://www.reuters.com/article/us-lebanon-economy-electricity/fixing-lebanons-ruinous-electricity-crisis-idUSKCN1RA24Z.

[8] Fadel, Rosette. ‘Third of Lebanese Live in Poverty, Experts Say – Rosette Fadel’. An-Nahar, 20 June 2019. https://en.annahar.com/article/865485-third-of-lebanese-live-in-poverty-experts-say.

[9] Hamadi, Ghadir. ‘Unemployment: The Paralysis of Lebanese Youth’. An-Nahar, 2 August 2019. https://en.annahar.com/article/1004952-unemployment-the-paralysis-of-lebanese-youth.

Retraites : en marche vers la régression

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Emmanuel_Macron_en_meeting_à_Besançon.png
Emmanuel Macron en meeting ©Austrazil pour Wikimedia

Le 2 Décembre dernier, Bruno le Maire, ministre de l’Économie  a de nouveau marqué son soutien envers la réforme des retraites prévue par le gouvernement et visant à remplacer le système actuel par un système à points. Réaffirmant que cette réforme n’entraînerait aucun perdant, elle serait par ailleurs le meilleur moyen d’assurer la « justice et l’égalité » d’un régime de retraite aujourd’hui « à bout de souffle ». Pour autant ces deux affirmations sont largement erronées pour une réforme bien plus idéologique que pratique.


 

UNE RÉFORME, DES RECULS SOCIAUX

Il est tout d’abord nécessaire de se rendre compte de l’aspect socialement rétrograde de cette réforme. Si elle n’entend théoriquement pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, l’âge légal auquel celle-ci peut être perçue à taux plein passe néanmoins à 64 ans avec 5% de pénalité par année manquante, ce qui constitue donc immanquablement une augmentation déguisée de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Par ailleurs, dans la mesure où le taux d’emploi des 60-64 ans n’est à l’heure actuelle que de 32,5%, il y a fort à parier que ces obligations de cotisations supplémentaires ne puissent dans les faits pas être tenues par une part importante de la population, ce qui entraînerait mathématiquement une baisse de leur pension de retraite et une augmentation du taux de pauvreté. Contrairement à l’imaginaire façonné par les médias, les fins de carrière des plus de 50 ans ne sont dans de nombreux cas pas choisies mais subies. Les difficultés pour retrouver un emploi après 50 ans – près de 40% des demandeurs d’emplois de plus de 50 ans le sont depuis plus de deux ans – poussent toute une catégorie de la population à partir à la retraite avant l’âge légal, et donc, à ne pas avoir une retraite à taux plein. Le recul de cet âge ne fera que renforcer cette situation. De même, la promesse d’une pension de 1000 euros minimum cache la nécessité d’avoir cotisé tous ses semestres, ce qui est particulièrement compliqué en contexte de chômage de masse, en particulier pour les femmes.

Par ailleurs concernant l’argumentaire gouvernemental du refus d’une réforme « qui fasse des gagnants et des perdants », force est de constater que cette réforme fera très peu de gagnants. À terme, cette réforme conduira nécessairement à une baisse des pensions de retraite, pour deux raisons. Tout d’abord, alors qu’auparavant la retraite était calculée sur la base des 25 meilleures années dans le privé et des 6 derniers mois d’activité (donc forcément les plus rémunérateurs) dans le public, c’est désormais l’ensemble du parcours professionnel qui servira à établir le montant de la pension de retraite. Si la valeur du point était ainsi fixée à 0,55€, la retraite de certains fonctionnaires, tels que les enseignants, baisserait de 300 à 1000€ par mois. Le rapport Delevoye propose ensuite de plafonner à 14% du PIB les dépenses de retraite. Si à l’heure actuelle, la croissance économique permet d’absorber l’augmentation des dépenses due à l’accroissement du nombre de départs à la retraite, une baisse de la croissance ou une modification de la démographie entraînerait une baisse mécanique des pensions de retraite. Plutôt que de soutenir l’activité économique – et donc l’emploi – et la natalité par de meilleurs salaires, le gouvernement préfère donc poursuivre la spirale austéritaire.

Cette réforme est par ailleurs largement créatrice d’incertitudes majeures quant au futur et porte les germes de l’individualisation de la protection sociale. Dans les faits le rapport Delevoye remet entre les mains du gouvernement et du Parlement, à travers la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ensemble des décisions stratégiques, laissant ainsi la possibilité au système des retraites de devenir une variable d’ajustement budgétaire.

Plus fondamentalement encore, le fait que la valeur du point puisse évoluer au fil du temps, place le salarié devant l’incertitude la plus totale concernant le montant futur de sa pension.

Enfin si l’on reste avec cette réforme dans un système par répartition, les prémices d’un système de retraites par capitalisation sont bien présents. D’une part le plafonnement des cotisations retraite à 120 000€ de revenus annuels contre plus de 320 000€ aujourd’hui va indéniablement pousser ces hauts salaires à se tourner vers des formes additionnelles de retraites par capitalisation. Cela peut par ailleurs être également le cas pour des salariés moins bien payés mais craignant, à juste titre, que le système de base ne leur fournisse pas une retraite suffisante. Or le système par capitalisation n’en finit plus de nous montrer des exemples de problèmes de fonctionnement, comme tout récemment aux Pays-Bas. Dans le contexte d’une politique monétaire expansionniste, comme c’est le cas en Europe depuis la crise des dettes souveraines, les taux d’intérêt des actifs considérés comme sûrs (les titres de dettes souveraines par exemple) ne sont plus suffisamment rémunérateurs et poussent ainsi les fonds de pension à puiser dans leurs réserves pour continuer à verser les retraites aux cotisants. Pourtant, comme le démontre une note produite par le laboratoire d’idées L’Intérêt général, d’autres projets égalitaires et justes sont envisageables, tout en maintenant le système par répartition à l’équilibre

L’INDIVIDUALISATION DE LA PROTECTION SOCIALE

Mais plus fondamentalement encore, en créant de l’incertitude sur le futur plutôt qu’en la supprimant, cette réforme revient sur les fondements même du système de protection sociale. En effet, le but de la Sécurité Sociale, au sens large du terme, était de réduire l’inégalité fondamentale existant entre les individus richement dotés en capitaux de toutes natures et ceux ne l’étant pas. Alors que les premiers avaient toutes les ressources personnelles pour se confronter aux aléas de l’existence, les seconds se trouvaient dans l’incapacité d’y faire face. Cette réforme s’inscrit ainsi pleinement dans la dynamique de décollectivisation analysée dans les travaux de Robert Castel.

L’ère du néolibéralisme est avant tout celle de la responsabilisation forcée de l’individu, obligé de gérer son existence en dehors des institutions créées jusque-là pour assurer sa protection.

Car c’est bien sur cet aspect idéologique que se joue cette réforme, et non sur un terrain uniquement technique et pragmatique comme le gouvernement le prétend. D’une part, celui-ci pointe largement du doigt l’iniquité du système de retraite actuel, composé de 42 régimes spéciaux, dont certains, il est vrai, sont plus avantageux que d’autres. Cela masque largement le fait que 90% des citoyens rentrent dans le régime général, le « problème » des régimes spéciaux n’est donc pas seulement minoritaire, il est marginal. D’autre part, les problèmes financiers mis en scène par le gouvernement sont largement fantasmés. Si l’on se fie aux prévisions du Conseil d’Orientation des Retraites, dans un contexte de croissance économique équivalente à celle que nous connaissons aujourd’hui, la part des retraites dans le PIB n’est pas amené à augmenter dans les prochaines décennies. Quant aux recettes, ces dernières ont été amputées ces dernières années par des décisions politiques telles que le non-remplacement des fonctionnaires (qui cotisent davantage) ou le non remplacement des exonérations sur les heures supplémentaires. Autant de mesures qui pourraient donc être défaites. D’autre part, comme le révélait l’économiste Gilles Raveaud, le Fond de Réserve des retraites mis en place sous Lionel Jospin, possède 35 milliards d’euros de réserve, les caisses complémentaires Agirc-Arco possèdent pour leur part un excédent de réserve de 116 milliards, une manne financière pouvant à coup sûr compenser les déséquilibres passagers d’un système qui jusqu’à l’année dernière était toujours à l’équilibre !

UNE MOBILISATION CONTRE LA RÉFORME « ET SON MONDE »

Si la réforme ne revêt donc pas un aspect technique mais idéologique, celui du néolibéralisme économique, qui depuis les années 1980 n’en finit plus de frapper les différents secteurs de la société, la mobilisation qui démarre ce 5 décembre semble être bien davantage qu’une contestation de points techniques d’une réforme. De la même manière que les mobilisations du printemps 2016 étaient dirigées contre la loi El Khomri « et son monde », il est frappant de constater à quel point de nombreux secteurs de la société appellent à se mobiliser sur cette réforme : SNCF, RATP, membres de la fonction publique hospitalière, membres de la fonction publique territoriale, justice, éducation nationale, pompiers… Si chaque secteur, pris individuellement, était déjà en proie à des problématiques particulières mais sectorielles (et quel meilleur exemple à ce niveau que celui des personnels hospitaliers), « l’intérêt » de cette réforme est qu’elle n’isole pas dans la mobilisation les champs d’activité comme c’est traditionnellement le cas.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Nuit_Debout_-_Paris_-_41_mars_01.jpg
Nuit Debout au printemps 2016 ©Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Dès lors, l’espoir d’une convergence des luttes semble permis. À l’heure actuelle le mouvement est d’ailleurs soutenu par une large partie de l’opinion – les deux tiers des Français si l’on en croit le dernier sondage de l’IFOP – et par des profils sociologiques extrêmement divers. Gageons que les différents acteurs à l’origine de ces mobilisations ne perdent pas de vue l’intérêt collectif et supérieur de cette lutte.

 

Chili : vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ?

http://www.diarioeldia.cl/region/actriz-ovallina-captura-marcha-mas-grande-chile-en-emblematica-fotografia
Plus d’un million de personne rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. © Susana Hidalgo

Derrière la Cordillère des Andes, une brèche politique inédite s’est ouverte. Des manifestations d’une ampleur historique secouent le Chili, gouverné par un système néolibéral depuis le coup d’État d’Augusto Pinochet mené en 1973, qui n’a jamais été remis en cause à la chute de la dictature. Retour sur un mouvement qui plonge ses racines dans les quatre dernières décennies – et sur les alternatives qui s’offrent à lui.


Dans le ciel de Santiago et Valparaíso, les hélicoptères qui survolent les quartiers sont les mêmes Pumas des escadrons de la mort sous Pinochet. L’armée plane, et avec elle les douloureux souvenirs de la dictature. En remettant la sécurité intérieure à l’armée et en déclarant que « le Chili est en guerre » contre les manifestants, le président Sebastián Piñera a ouvert une plaie béante. Les images du coup d’État du 11 septembre 1973 surgissent brusquement dans la nuit du 19 octobre 2019. Mais 46 ans plus tard, la peur ne tombe plus comme une chape de plomb. En dépit de six jours d’état d’exception, de couvre-feu et d’une armée qui opère une féroce répression, l’état-major ne sait plus quoi faire pour mater les manifestants qui battent le pavé à toute heure, soutenus par les cacerolazos, ces milliers de casseroles frappées depuis les balcons.

Depuis, les militaires sont rentrés dans les casernes mais le Chili reste paralysé. Manifestations et rassemblements se sont répandus comme une traînée de poudre le long de la Cordillère. Les journées de grèves générales s’accompagnent de marches dans les centres-villes et quartiers périphériques. Le 26 octobre, la « marche la plus grande du Chili » est convoquée à Santiago. Plus d’un million de manifestants se rassemblent1, une première depuis la fin de la dictature en 1989. Les annonces présidentielles n’y font rien.

Entre le coup d’État de septembre 1973 et le soulèvement d’octobre 2019, la population a constamment été tenue à l’écart des processus décisionnels. Dans cette ébullition, le slogan « Chile despierta », « Le Chili se réveille », illustre le retour fracassant du peuple comme acteur central de la vie politique chilienne.

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Les « cacerolazos » sont devenus le symbole du soulèvement à travers le Chili. © Equipo Rival

Une imbrication historique entre néolibéralisme et force armée

Les institutions militaro-policières sont parties intégrantes, au Chili, du système néolibéral. Régimes de retraites et de santé, éducation, salaires, impunité : leurs privilèges s’imbriquent dans l’accaparement des richesses. Un processus entamé dans les années 70 où l’élite économique a confondu ses intérêts avec ceux du secteur militaire et policier.

Dès les années 60 un groupe d’économistes chiliens, les Chicago Boys, tente de faire passer des réformes libérales ; en vain. Ils sont issus de l’Université catholique de Santiago, établissement privé de la bourgeoisie, où l’Ambassade des États-Unis a élaboré plusieurs conventions avec Chicago et Harvard. Dans le contexte de l’élection du président socialiste Salvador Allende en 1970, Les Chicago Boys nouent rapidement des liens étroits entre les milieux d’affaires, la droite, et l’armée pour cimenter une contestation. Le plus important journal de la capitale, El Mercurio, devient leur outil de croisade médiatique contre les politiques d’Allende ; il se fait le chantre d’un néolibéralisme qui, jusqu’alors, avait été refusé par les gouvernements chiliens successifs.

Le 11 septembre 1973, alors que le général Augusto Pinochet fait bombarder le Palais présidentiel de la Moneda, les Chicago Boys concluent un programme économique qu’ils déposent sur son bureau. La rencontre entre l’économiste américain Milton Friedman et Pinochet scelle la relation intime du néolibéralisme avec la dictature qui enfantent la « thérapie de choc », selon les mots de l’économiste, qui sera infligée au Chili2.

https://www.adnradio.cl/noticias/sociedad/directores-liberan-el-documental-chicago-boys/20180528/nota/3755328.aspx
Rencontre entre Pinochet et Friedman à Santiago en juin 1975. © Chicago Boys, documentaire

Réduction de la dette et des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations : ces recettes sont appliquées à la lettre. Dans les années 80, la désindustrialisation a totalement déstabilisé l’économie chilienne qui la compense par des exportations agricoles et de matières premières – soit le retour à une configuration coloniale qui fait du Chili le fournisseur de matières premières des pays du Nord. Les économistes privatisent ensuite le service public. Education, santé, retraite, eau, tout y passe. Avec un taux de croissance qui dépasse les 5%, le Chili est qualifié de « miracle »3, fruit du libre-échange dont bénéficient les grandes entreprises. Le reste de l’économie est dévasté.

Le coup d’État correspond donc à deux outils, militaire avec son arsenal répressif pour renverser un gouvernement démocratiquement élu et mater toute velléité populaire ou organisation sociale, et politique pour imposer un modèle économique et insérer le pays dans un système international chapeauté par les États-Unis. En 1989 Pinochet perd son plébiscite, la victoire du « non » clôt 17 ans de terreur. Avant de partir l’élite s’assure de garder main-mise sur les fondements du pays en imposant la continuité de la Constitution de 1980, et freinant tout processus historique et mémoriel.

Anesthésie du jeu politique chilien

Au départ de Pinochet, une large alliance nommée Concertation, qui rassemble la démocratie chrétienne, le centre-gauche et le Parti socialiste, forme un pacte pour assurer la transition démocratique. Au pouvoir de 1989 à 2010, cette coalition empêche l’émergence de toute alternative politique politique. La Concertation se donne pour mission d’assurer le fonctionnement institutionnel sans mettre en cause le néolibéralisme. Après le premier mandat de la socialiste Michelle Bachelet en 2010, l’alliance perd le pouvoir pour la première fois face à Sebastián Piñera, élu sous l’étiquette de la droite.

La famille Piñera incarne cette collusion entre milieux d’affaires, économistes libéraux et armée. Classé 5ème milliardaire du pays, le Président a fait fortune dans les banques et les compagnies aériennes. José Piñera, son frère, fait partie des Chicago Boys4. Ministre de Pinochet, il a mis en place l’AFP, système de retraites privées du Chili. Bien que sa famille ait été liée à la dictature, Piñera a toujours affirmé avoir voté contre Pinochet, incarnant ainsi une droite qui avait pris ses distances avec la junte.

En 2013 la Concertation est enterrée par la création de la Nouvelle Majorité, alliance impulsée par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui porte Michelle Bachelet une seconde fois au pouvoir en 2014. Si sa campagne remet en cause les réformes de droite et défend un service public de l’éducation, ses critiques restent sans lendemain. Bien que les dernières élections en 2017 aient permis le retour de Piñera, avec moins de 50% de participation, elles ont marqué l’arrivée d’un nouvel acteur. Beatriz Sánchez, candidate du Frente Amplio, nouvelle force populaire critique du néolibéralisme, crée la surprise en arrivant troisième avec 20% des voix, contre 23% pour le candidat du Parti socialiste, et 36% pour Piñera.

https://www.mendozapost.com/nota/133903-pinera-hablo-rodeado-de-militares-estamos-en-guerra/
Sebastián Piñera déclare “Estamos en guerra”, 20 octobre 2019. © Mendoza Post

Piñera, le président pyromane

Au soir du 19 octobre, après trois journées de mobilisation tendues, le président fait un choix inattendu. En déclarant l’état d’exception qui a placé pendant six jours la sécurité intérieure dans les mains de l’armée, Piñera a rouvert la plaie de la dictature. Pendant que le pouvoir se réclame de l’ordre public, un centre de torture est improvisé dans une station du métro à Santiago. Mutilations et viols ont lieu dans des commissariats5. Après avoir relayé un discours de peur et des images de saccages, l’appareil médiatique diffuse des images de militaires jouant au ballon avec des enfants. Quelques jours plus tard, on apprendra que la ligne éditoriale a été fixée à la Moneda, entre le gouvernement et les patrons des chaînes télévisées. Dans la rue la réponse est immédiate, des pancartes ironisent : « Si les militaires sont si gentils qu’ils disent où sont nos disparus ! ».

Arrivée à Santiago le 29 octobre, l’observatrice d’Amnesty international Pilar Sanmartín a fait part de sa stupeur face à la gravité de la situation. En seulement 15 jours de répression, le bilan est glaçant. Au 31 octobre l’Institut national des Droits de l’Homme comptabilisait6 120 actions en justice pour tortures et 18 pour violences sexuelles ; 4 271 personnes détenues dont 471 mineurs ;1 305 personnes hospitalisées dont 38 par balle et 128 énuclées. A cela s’ajoute officiellement 22 personnes tuées par balle – certaines enquêtes en comptabilisent une cinquantaine.

Un carabinero tire à bout portant sur un manifestant, Viña del Mar, 30 octobre 2019.
 

Une crise multidimensionnelle longtemps maintenue en soupape

Le caractère transversal de la mobilisation est inédit dans la mesure où il constitue un carrefour des convergences entre les revendications de crises multiples.

La conséquence de 40 ans de libéralisme est celle d’une vie à crédit. Peu à peu la crise sociale a englouti le pays. En effet, au Chili 1% des plus riches détient 26,5% des richesses, alors que les 50% les plus pauvres n’en rassemblent que 2%7. Avec un coût de la vie semblable à celui de l’Europe occidentale, le salaire minimum équivalent à 370€ paraît dérisoire8. La responsabilisation individuelle est le corollaire de la privatisation : tout se paye – il faut compter en moyenne 5000€ pour une année dans une Université publique9. Le système a tout prévu, notamment des banques qui accordent des prêts avec l’assurance d’être remboursées par prélèvement automatique dès la première embauche. Les premières générations de Chiliens ont touché leurs pensions, fruits du système de retraites par capitalisation AFP, instauré en 1980. Les Chiliens ne touchent pas le quart de leur cotisation, les contraignant à l’emprunt ou au travail. De quoi alimenter la colère, des jeunes aux plus âgés, alors que les parlementaires touchent 18 000€ mensuels, 30 fois le salaire moyen. Cet état de siège social alimente une crise sanitaire alarmante. L’austérité mine le service public hospitalier. Bon nombre d’établissements n’ont pas entièrement perçu le budget 2019, et ne sont plus en mesure de rémunérer les soignants ou d’assurer les soins10.

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Marcha la más grande de Chile, Santiago, 26 octobre 2019. © Revolución democrática

Le Chili est également traversé par une crise environnementale, qui se cristallise autour du droit à l’eau. La zone industrielle et portuaire de Quintero est connue comme « zone de sacrifice » (zona de sacrificio) au bon vouloir des multinationales. Gazs et produits chimiques intoxiquent la ville : eau contaminée, taux d’infections pulmonaires qui explose, bétail agonisant11... Face à la connivence de État avec les industriels, la mobilisation s’est massifiée. Alors que Piñera envoyait les forces spéciales réprimer les habitants, le syndicaliste et pêcheur Alejandro Castro a été retrouvé mort, officiellement par suicide (de deux balles dans la tête) en octobre 201812. Bien que le montage ait été dénoncé, aucune poursuite n’a eu lieu. Raison supplémentaire pour Piñera de refuser l’Accord d’Escazú, garantissant le droit de vivre dans un environnement sain.

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« La violence c’est qu’un avocat ait plus accès à l’eau qu’une famille de Petorca » ©[email protected]

L’agriculture intensive incarne également une part du problème. La région de Petorca est celle de l’or vert : l’avocat. Plusieurs propriétaires ont détourné les rivières pour alimenter leurs exploitations, gourmandes en eau, provoquant un important stress hydrique. Les nappes phréatiques taries, les habitants n’ont eu d’autre choix que de partir, laissant dans leurs sillages des villes désertes. Dès le 17 octobre, les revendications des locaux contre les exploitants ont pris de l’ampleur. Alors que le gouvernement inculpait la sécheresse, l’eau s’est brusquement écoulée dans des lits asséchés. Des vidéos témoignent de fleuves qui reprennent vie dans la vallée de l’Aconcagua. La peur aura eu raison des entrepreneurs.
Ce sont autant de situations où le Ministre de l’Agriculture Walker a brillé par son absence. Et pour cause, l’homme d’affaire est lui-même propriétaire de « 29 000 litres d’eau par minute » au Chili.13

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« Halte aux zones de sacrifices. Dehors les multinationales qui portent atteinte à la vie » Limache, novembre 2019. © Equipo Rival

Enfin la crise est démocratique, et s’illustre avec la négation des droits d’une partie de la population. Présents dans la moitié sud du pays, les Mapuches sont un des peuples originaires du Chili, constamment réprimés par le gouvernement pour étouffer ses revendications, à savoir une reconnaissance territoriale et culturelle. En octobre 2018, Camilo Catrillanca, paysan mapuche, a été assassiné par un carabinier. Le Ministre de l’Intérieur Chadwick a menti publiquement pour couvrir les faits, créant un scandale d’État. Bien que le carabinier ait été reconnu coupable, aucune suite n’y a été donnée.14

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Marche des peuples originaires. Valparaíso, novembre 2019. © Equipo Rival

L’insurrection d’octobre

Les soulèvements actuels sont l’occasion d’une confluence de revendications et d’identités politiques. Les manifestations font appel à des symboles historiques, le drapeau de la République côtoie le Wenufoye, drapeau mapuche, rappelant qu’il est temps pour l’État de reconnaître l’existence de ses peuples ancestraux. Les slogans marqués par les années Allende sont repris, le fameux El pueblo unido jamás sera vencido de Quilapayun, et surtout El derecho de vivir en paz du poète Victor Jara. L’enlisement du pouvoir a contribué à radicaliser et élargir la contestation, à transformer ce mouvement social en insurrection populaire de masse.

Dans ce rapport de force, la bataille se déroule aussi sur les réseaux sociaux, devenus les lieux d’une contre-information en ébullition où les montages politico-médiatiques éclatent en morceaux, tandis que les grands médias sont pris pour cible. Le 19 octobre, l’incendie des locaux de El Mercurio révèle la teneur des tensions. L’attaque portée contre le « journal le plus ancien du pays » est déploré sur les écrans, dénonçant un mouvement animé par le chaos. En septembre dernier, El Mercurio avait fait scandale en affirmant qu’« en renversant Allende, Pinochet a sauvé le Chili de ce qu’est Cuba aujourd’hui »15. Un réseau de médias communautaires locaux s’est organisé pour assurer la diffusion efficace de l’information et des initiatives d’auto-organisation, comme Radio Placeres à Valparaíso. A l’échelle nationale El Mostrador, El Desconcierto ou Chileokulto, des médias indépendants, opèrent un travail de synthèses et d’enquêtes sur les manœuvres gouvernementales, la répression, et les réponses politiques du mouvement. Ces médias alternatifs sont des leviers centraux pour coordonner la mobilisation sur l’ensemble du territoire.

http://www.jujuydice.com.ar/noticias/actualidad-9/chile-desperto-se-realiza-la-marcha-mas-grande-46916
Plus d’un million de personnes rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. ©JujuyDice

La dynamique du mouvement échappe à toute organisation. Si le soutien apporté dès les premiers jours par des partis, associations et centrales syndicales, a permis à la mobilisation de s’enraciner plus fermement dans la société, elles restent débordées par les événements.

Cette séquence constitue un moment charnière notamment pour les composantes du Frente amplio, qui décloisonnent leur stratégie de bataille institutionnelle et électorale pour établir une porosité avec le mouvement. Une articulation étroite entre la théorie portée par les députés amplistas qui ont présenté une feuille de route pour un agenda démocratique, et la pratique avec la municipalité de Valparaíso, dirigée par le maire municipaliste Jorge Sharp, qui tente de transformer l’essai16. Il s’agit pour le jeune mouvement de s’affirmer comme force politique capable de gouverner.

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« Nous ne reviendrons pas à la normale car la normale était le problème», Santiago, octobre 2019. © Yasna Mussa

Un processus constituant déjà en cours ?

Le 26 octobre, Piñera annonçait quelques timides réformes. Plusieurs organisations ont alors appelé à soutenir des assemblées citoyennes, appelées cabildos abiertos. En effet, de nombreux quartiers ont impulsé ces espaces pour échanger sur leurs préoccupations et élaborer des solutions collectives. Une géographe a réalisé une carte des cabildos, matérialisant leur densité et variété : droits, santé, logements, environnement, revendications féministes, lgbt+, etc. L’enthousiasme quant à la participation politique17 montre que le processus constituant a, de facto, été initié par la population en court-circuitant les institutions. Les relais politiques tentent alors d’articuler volonté populaire et leviers institutionnels – tâche des plus complexes.

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Aperçu des cabildos abiertos sur Santiago et Valparaíso, 30 octobre 2019. ©Catalina Zambrano

Les revendications convergent sur un référendum pour convoquer une Assemblée constituante, processus impossible à cause d’un vide juridique. Plusieurs projets de réformes constitutionnelles ont été écrits sur ce point, tous sont restés lettre morte. La majorité a annoncé qu’une réforme pour changer la structure juridique sera sur pied fin novembre.

Définir le processus constituant est un enjeu important, qui peut être une sortie de secours pour le gouvernement. L’opposition plaide en faveur d’un référendum qui permette aux Chiliens de définir eux-mêmes les mécanismes. Il s’agit pour eux de s’assurer que le pouvoir n’impose pas un processus qui écarterait le peuple pour conforter la classe dominante. Une Assemblée constituante souveraine, représentative et démocratiquement élue, permettrait selon eux aux aspirations populaires de s’exprimer, en lien étroit avec les espaces de délibérations auto-organisés18.

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Plus de 400 habitants lors d’un cabildo à Valparaíso, soutenu par le maire municipaliste Jorge Sharp, octobre 2019. © Municipalidad Valparaíso

Par leur ampleur et leurs conséquences, les événements débutés en octobre ont déjà marqué l’histoire récente du Chili. Le 29 octobre, un collectif de Chiliens s’est réuni avec le juge Baltasar Garzón, qui avait ordonné l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. Ces derniers ont exposé l’ampleur des violations des Droits de l’Homme enregistrées au Chili depuis le 17 octobre, en rappelant la nécessité d’une pression internationale, afin que les exactions ne restent pas impunies.

 

1 La impactante vista aérea que da cuenta de la masividad de la “marcha más grande de la historia”, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/25/el-impactante-registro-aereo-que-da-cuenta-de-la-masividad-de-la-marcha-mas-grande-de-la-historia/

2 Milton Friedman y sus recomendaciones a Chile, https://www.elcato.org/milton-friedman-y-sus-recomendaciones-chile

3 L’ouvrage La mondialisation des guerres de palais: la restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys » , d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, reveient dans le détail sur ces processus.

4 Voir l’enquête de Sergio Jara, Piñera y los leones de Sanhattan Crónica del auge de la elite financiera chilena, https://www.planetadelibros.cl/libro-pinera-y-los-leones-de-sanhattan/282089

5 Evidencias de torturas en subterraneo de estacion baquedano moviliza INDH a presentar acciones legales, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/23/evidencias-de-torturas-en-subterraneo-de-estacion-baquedano-moviliza-indh-a-presentar-acciones-legales/

6 Bilan de l’INDH du 31 octobre 2019, https://twitter.com/inddhh/status/1189760010823327744

10 Los problemas financieros de los hospitales públicos que tienen a Mañalich al borde de una crisis sanitaria
https://www.elmostrador.cl/destacado/2019/08/12/los-problemas-financieros-de-los-hospitales-publicos-que-tienen-a-manalich-al-borde-de-una-crisis-sanitaria/

11 Crisis ambiental en Quintero y Puchuncaví: Veraneando en una zona de sacrificio, https://www.theclinic.cl/2019/01/31/crisis-ambiental-en-quintero-y-puchuncavi-veraneando-en-una-zona-de-sacrificio/

13 Diputada Rojas interpela a ministro de Agricultura tras declararse pro medioambiente y poseer derechos de agua, https://www.eldesconcierto.cl/2019/10/03/diputada-rojas-interpela-a-ministro-de-agricultura-tras-declararse-pro-medioambiente-y-poseer-derechos-de-agua/

14 Caso Catrillanca: Informe final de comisión investigadora establece responsabilidad política de Chadwick y Ubilla https://www.eldesconcierto.cl/2019/09/12/caso-catrillanca-informe-final-de-comision-investigadora-establece-responsabilidad-politica-de-chadwick-y-ubilla/

15 Sí, es verdad: El polémico inserto de hoy en El Mercurio que afirma que en el 73 “Chile se salvó de ser como Venezuela”, https://www.theclinic.cl/2019/09/11/si-es-verdad-el-polemico-inserto-de-hoy-en-el-mercurio-que-afirma-que-en-el-73-chile-se-salvo-de-ser-como-venezuela/

17 (Ici le cas emblématique du cabildo organisé par le club de foot de Santiago) Cabildo abierto organizado por Colo Colo congregó más de 1.500 personas, https://www.cnnchile.com/pais/cabildo-abierto-colo-colo-estadio-monumental_20191031/

18 Las disímiles fórmulas para salir de la crisis social de los diputados Brito (RD) y Longton (RN), http://www.mercuriovalpo.cl/impresa/2019/11/06/full/cuerpo-principal/16/

Iran : d’une insurrection l’autre

Manifestations Iran 2009 © ایران اینترنشنال

L’Iran est secoué depuis un mois par une vague de manifestations de grande ampleur à tonalité insurrectionnelle. Elles s’inscrivent dans une série de protestations hétérogènes qui ébranlent la République islamique d’Iran depuis quelques années – et dans une tradition insurrectionnelle qui caractérise, plus largement, la culture politique iranienne. Par Max-Valentin Robert et Laura Chazel.


Tout a commencé le 15 novembre dernier, lorsque le président Hassan Rohani annonça une subvention réduite de l’essence[1] : cette décision devait conduire à une hausse de 50 % du prix des soixante premiers litres mensuels, précédant une augmentation de 300 % pour celui des litres suivants[2]. Une décision d’autant moins acceptée que l’Iran subit de plein fouet les répercussions économiques des sanctions américaines[3] : d’après le Fonds Monétaire International, l’inflation dépasserait les 37 % en 2019, contre seulement 9,6 % en 2017[4]. S’ensuivit une série de protestations dans différentes villes du pays, qui poussèrent le Conseil supérieur de la sécurité nationale à instituer un véritable black-out numérique – les connexions auraient d’ailleurs chuté dans une proportion inférieure à 5 % de leur nombre habituel[5]. Au-delà de l’expression d’un certain ras-le-bol à l’égard du marasme économique, cette insurrection prit rapidement une tonalité politique affirmée, allant jusqu’à la mise en cause de la République islamique elle-même.

En Iran, l’opposition au régime en place peine à s’organiser : le « mouvement vert » de 2009 avait avant tout été porté par les couches intellectuelles aisées et n’avait pas su mobiliser les classes les plus appauvries, alors que les manifestations de 2017-2018 étaient au contraire portées par les milieux modestes et traditionalistes. Les événements contestataires en cours marquent une inflexion importante car ils semblent mobiliser tout autant les classes moyennes des grandes métropoles (Téhéran, Chiraz, Ispahan) que les milieux populaires des villes de taille plus modeste. Autre nouveauté importante, on assiste aujourd’hui à une répression extrêmement féroce de la part des autorités, la plus importante « depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988 »[6] selon Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. En effet, on compte « au moins 208 morts »[7] selon le dernier rapport d’Amnesty International publié début décembre 2019 (un chiffre parfois estimé à 900 décès), 4000 blessés[8] et « au moins 7000 » arrestations selon l’ONU[9]. Si la répression des protestations semble avoir pris une ampleur inédite, ce raidissement s’inscrit dans le cadre d’une incompréhension croissante entre des autorités politiques sclérosées et une population en proie à d’importants bouleversements sociaux, et encline à la contestation.

Une tradition insurrectionnelle ?

« Maintenant qu’un modèle de solidarité entre les déshérités s’est réalisé dans le monde islamique, il faut généraliser ce modèle entre les différentes catégories humaines sous le nom de “parti des déshérités”, qui est le parti de Dieu […]. Nous appelons tous les déshérités du monde à se rallier sous l’emblème du parti de Dieu et à triompher de leurs problèmes par l’union, la volonté, la détermination inébranlable et la résolution de tout problème qui pourrait survenir dans n’importe quel endroit et qui concerne n’importe quel peuple par l’intermédiaire du parti des déshérités.[10] » La tonalité insurrectionnelle caractérisant cette déclaration de l’ayatollah Khomeini pourrait étonner de prime abord, eu égard à l’image de conservatisme social et d’immobilisme politique à laquelle le sens commun rattache habituellement le régime iranien. Cette perception occulte cependant le fait que la République islamique est née d’un épisode révolutionnaire, et convoque fréquemment la mémoire de cet épisode pour entretenir sa légitimation, aussi bien en interne (en témoigne la délégitimation de toute force d’opposition comme « contre-révolutionnaire ») que dans le soft power qu’elle essaye de se construire (via la mobilisation d’une rhétorique se voulant anti-impérialiste et tiers-mondiste). À titre d’exemple, rappelons que le théoricien Ali Shariati (souvent considéré comme l’idéologue de la révolution islamique) décrivait le chiisme comme étant « une religion progressiste, libératrice », et assignait à chacun la responsabilité « de l’instauration du bonheur, de la justice et du progrès humain »[11]. La manifestation d’un phénomène révolutionnaire sous une forme religieuse pourrait sembler surprenante, mais ne constitue aucunement une spécificité iranienne ou moyen-orientale : après l’exécution de Charles Ier en 1649 et l’instauration du Commonwealth, l’Angleterre prit sous Cromwell une orientation sociétale nettement influencée par le puritanisme.

En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même

La révolution islamique constitue donc une véritable rupture fondatrice pour le régime iranien, et tend à irriguer fortement la culture politique locale. Si le pouvoir peut avoir recours à son souvenir pour tenter de marginaliser les forces protestataires, ces dernières peuvent également s’appuyer sur 1979 pour légitimer leurs modes d’action. Si les autorités se sont fondées sur la mémoire de cette insurrection (et ne cessent de la commémorer), alors le recours aux modes d’action contestataires s’en trouve d’autant plus légitimé au sein de la société elle-même. En ce sens, la révolution islamique semble occuper dans l’imaginaire collectif un espace similaire à la mémoire républicaine française : le processus de construction nationale en France s’est structuré autour du souvenir de 1789, et l’appui sur cet événement a été au cœur de l’entreprise de consolidation du nouveau pouvoir. Or, en se fondant à travers un épisode insurrectionnel, les autorités républicaines contribuèrent aussi à légitimer la mythologie révolutionnaire auprès de formations contestataires à l’égard du régime lui-même. Comme l’explique l’historien Marc Lazar[12], la longue période d’hégémonie électorale du PCF au sein de la gauche française ne s’expliquait pas seulement par une simple « transposition » du léninisme en contexte hexagonal : si la greffe communiste a pu prendre auprès d’une fraction non négligeable de l’électorat, c’est également en raison de la capacité qu’elle a eu à se fondre dans un discours national légitimant le recours aux ruptures révolutionnaires. En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut ne pas être perçu comme une totale incongruité, et peut même être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même.

C’est en juin 2009 qu’éclate le plus grand mouvement contestataire qu’a connu l’Iran depuis la révolution de 1979. Ces protestations – connues sous le nom de « mouvement vert » – regroupent d’abord les partisans d’Hossein Massouvi, candidat réformiste face à Mahmoud Ahmadinejad lors de la présidentielle de 2009. De forts soupçons de fraude électorale sont exprimés face à l’annonce de la victoire du président sortant le 12 juin 2009, et des manifestations massives sont alors organisées pour remettre en cause le résultat du scrutin. Très vite, le mouvement élargit ses revendications : exigence du respect de la dignité des citoyens (droit des femmes, égalité, justice, liberté), refus des violences[13] et aspirations plus générales à une démocratisation du régime. Les mesures autoritaires prises par le gouvernement à l’encontre du mouvement – coupure de l’accès à internet, interdictions de manifester – sont accompagnées d’une répression féroce (au moins 150 morts et plus de 4000 arrestations sont recensés). Malgré l’interdiction de manifester, le mouvement prend une ampleur inédite mais sa force restera limitée pour deux raisons. D’une part, la protestation demeure majoritairement portée par les couches moyennes urbaines, malgré des tentatives d’élargissement de sa base en s’adressant aux classes populaires souffrant de la situation économique et aux minorités ethniques et religieuses via la revendication de la défense de leurs droits[14]. D’autre part, le mouvement a initialement été porté par les réformistes, un courant « docile » et « fidèle » au régime qui s’est structuré dans le cadre établi par la République islamique, et ne remet donc pas en cause les fondements mêmes de l’État mais « [se contente] d’en indiquer les “dérapages” »[15]. Seule une minorité des manifestants crient « mort au dictateur », que les réformistes tentent alors d’étouffer. En raison de sa capacité à créer une sorte d’opposition « sous contrôle », certains auteurs appellent alors à ne pas sous-estimer la résilience du régime[16].

D’autres analystes ont pourtant vu dans les manifestations de 2009 le « présage [d’]un séisme à venir »[17] qui témoignait de la fragilité du régime. Malgré son échec politique, son incapacité à rallier les classes ouvrières et ses difficultés à s’organiser, le mouvement vert a eu au moins deux répercussions non-négligeables sur le jeu politique iranien : 1) il a créé une « fracture profonde » au sein des élites et parmi les soutiens au régime[18] ; 2) il existe une forme de « résilience sociale » du mouvement maintenant inscrit dans « l’imaginaire collectif » des jeunes générations[19].

De nouvelles manifestations ont eu lieu fin 2017-début 2018 sous la présidence du “réformiste” Hassan Rohani. Les protestations débutent le 28 décembre 2017, à l’initiative du camp le plus conservateur, représenté notamment par les soutiens à l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad, afin de protester contre « la politique d’ouverture vers le monde » de Rohani et contre « la perte de leurs avantages politiques et économiques »[20]. Très vite, le mouvement déborde les traditionalistes, et les milieux populaires s’en emparent afin de dénoncer la dégradation de leurs conditions économiques d’existence (mesures d’austérité, hausse du chômage, coupes budgétaires, corruption, augmentation du prix des denrées alimentaires, etc.). Contrairement au mouvement vert, qui peinait à élargir sa base au-delà des couches moyennes et intellectuelles urbaines, les manifestations de 2017-2018 sont donc menées par « des Iraniens de la petite classe moyenne », se considérant comme « victimes des mesures économiques »[21] libérales mises en place par le gouvernement de Hassan Rohani. Toutefois, de la même manière qu’en 2009, au-delà de simples revendications économiques, certaines franges des manifestants remettent en cause le régime dans son ensemble – aux cris de « Mort au Guide » et « Mort au régime »[22]– et des femmes enlèvent également leur voile (elles seront « rappelées à l’ordre et certaines mises en prison »[23]). Bilan des répressions : on compte au moins une vingtaine de morts, et des milliers d’arrestations.

En dépit de leurs causes diverses, les mouvements protestataires qui se sont succédé depuis 2009 furent chacun propices à l’irruption de mots d’ordre radicalement hostiles aux fondements mêmes de l’État. Les fréquentes revendications démocratiques pourraient surprendre de prime abord, si l’on ne gardait en tête les profondes mutations que connaît la société iranienne, et le fossé qu’elles tendent à accentuer entre la République islamique et la population qu’elle administre.

L’État et la société : « divorce à l’iranienne » ?

On remarque l’existence d’une profonde rupture entre la société civile iranienne et le régime des mollahs. Un « divorce à l’iranienne » entre la République islamique aux mains d’un pouvoir « [perçu] comme indélogeable »[24] et une partie de la société iranienne, plus jeune, plus éduquée, en quête de libertés individuelles, et accordant un rôle plus actif à sa population féminine.

Dans une veine provocatrice assumée, Youssef Courbage et Emmanuel Todd soulignaient, vers la fin des années 2000, la modernité démographique de la République islamique d’Iran[25] – alors présidée par l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Les données les plus récentes dont nous disposons tendent à confirmer ce constat : en 2018, le taux de fécondité iranien s’élevait à seulement 1,96 enfant par femme. Pour rappel, ce taux était de 6,4 enfants par femme en 1986. De plus, la proportion de femmes mariées (situées dans la tranche d’âge 15-49 ans) utilisant des moyens de contraception atteignait 74 % en 2000, alors que cette proportion n’était que de 11 % (pour les femmes âgées de 15 à 45 ans) en 1978. Le pourcentage de femmes alphabétisées âgées entre 15 et 49 ans est passé de 28 % en 1976 à 87,4 % en 2006. Durant la même période, la durée moyenne de leur scolarité a bondi de 1,9 à 8,9 ans. Aujourd’hui, les femmes sont d’ailleurs majoritaires au sein de la population estudiantine. D’après la journaliste Delphine Minoui, « l’instauration du port obligatoire du foulard a également contribué à donner une certaine impulsion à l’émancipation des femmes traditionnelles. Le hejab […] a, en effet, permis aux jeunes Iraniennes issues de familles conservatrices d’obtenir l’accord de leurs pères et frères pour aller étudier à l’université. […] Un “foulard passeport”, donc, qui leur permet de pénétrer plus facilement dans les sphères mixtes qui leur étaient jusqu’ici inconnues »[26] . Comme l’explique Laleh, Iranienne vivant à Lyon[27] : « Avant, [les femmes] avaient un rôle plus passif … […] Aujourd’hui, même dans les productions artistiques, par exemple dans les films, dans le cinéma iranien, ou dans les livres, dans la littérature iranienne, on voit que les femmes ont plus d’influence. C’est vrai qu’il y a le voile, mais elles ont accès à des professions comme avocates, juges, pilotes, policières … Ce n’était pas le cas avant, et maintenant pour les concours d’accès à l’université, il y a 70 % de femmes qui sont acceptées pour suivre une éducation supérieure […]. »

Une autre caractéristique fondamentale de la société locale est sa jeunesse : en 2018, 38,2 % des Iraniens étaient âgés de 0 à 24 ans, et l’âge médian était évalué à 30,8 ans. Selon Alfonso Giordano, « Le “baby boom” d’après la révolution qui s’est prolongé jusqu’au milieu des années 1980 a presque fait doubler la population de 34 à 62 millions en une seule première décennie. L’Iran est aujourd’hui une des sociétés les plus jeunes du monde et son évolution démographique est certainement le facteur le plus menaçant pour le statu quo[28] ». D’autres facteurs sociétaux contribuent également à ce changement progressif des mentalités : la population urbaine atteint une proportion de 75,4 % en 2019, et le taux d’alphabétisation s’élevait à 85,5 % en 2016. La progressive transformation de la religiosité est l’une des manifestations les plus emblématiques de cette évolution sociétale. Certes, 40 % des Iraniens estimaient en 2012 que les personnalités religieuses devaient exercer une « large influence » sur les questions politiques (26 % préférant une « certaine influence »), et 83 % se déclaraient favorables à l’application de la charia[29]. Toutefois, la rigidité des normes imposées par le régime semble avoir paradoxalement contribué à une amorce de sécularisation dans une partie de la société iranienne. Une dynamique constatée par Laleh : « Avec les règles religieuses, le gouvernement a imposé beaucoup de choses qui n’étaient pas agréables pour les gens. […] Ils voulaient, en surface, réaliser une société très musulmane, mais le résultat a été exactement l’inverse. […] Avant, quand j’étais petite, il y avait beaucoup de gens qui faisaient le ramadan. Mais maintenant, c’est vraiment une minorité qui suit les pratiques comme celles-là. ». Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce début de sécularisation aille de pair avec une certaine résurgence du nationalisme iranien, historiquement construit par plusieurs de ses idéologues autour de la critique d’une islamisation perçue comme ayant conduit à une arabisation de la culture persane[30]. Un slogan particulièrement présent durant le mouvement vert (« Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ») illustre cette rupture d’une fraction de la population avec le discours panislamiste, ainsi qu’avec la diplomatie pro-arabe portée par le régime[31].

L’origine de la rupture entre la République islamique et la société peut être rattachée au conflit qui voyait, dès le XXème siècle, s’affronter deux traditions : l’iranisme (« modernisateur », « occidentalisant », voire « libéralisant ») et l’islamisme (« intraverti », « obsidional », « orientalisant »)[32]. Si la révolution de 1979 a indéniablement signifié la victoire politique de l’islamisme, elle n’a pourtant pas signé la mort de l’iranisme, qui perdure et résiste comme en témoigne l’apparition des multiples mouvements contestataires qui secouent l’Iran depuis 2009. Une ligne de continuité peut ainsi être tracée entre ces récents mouvements de protestation et « l’instabilité chronique » qui caractérise la vie politique iranienne depuis longtemps tiraillée entre ces deux forces antagonistes[33]. Cependant, une partie de la jeunesse iranienne contemporaine qui conteste et défie le pouvoir n’est pas simplement « libéralisante », elle est aussi « libertaire et passablement libertine »[34]; elle exprime dans le même temps une volonté d’ouverture du régime et ne s’enferme ainsi pas systématiquement dans les « errements nationalistes et xénophobes » caractéristiques de l’iranisme[35].

Cette génération contestataire est d’abord caractérisée par son rejet de deux idéologies holistes, qui mettent l’accent sur la totalité plutôt que sur l’individu, et ayant formé le cœur de la révolution de 1979 : l’islamisme et le marxisme[36]. La révolution ayant conduit au renversement de la dynastie Pahlavi a été menée par une alliance de différents groupes politiques hétérogènes – forces nationalistes laïques, marxistes, islamo-marxistes, partisans de l’ayatollah Khomeini – réunis autour de leur antioccidentalisme, de leur anti-impérialisme et de leur antisionisme. Nombre de marxistes iraniens voyaient dans l’islam une « avant-garde idéologique » et une « théorie révolutionnaire accomplie »; c’est ainsi que l’on comprend pourquoi au lendemain de la révolution de 1979 la plupart de ces « OGM islamo-marxistes » formeront « les cadres du nouveau régime »[37] . Mais c’est avant tout un rejet du chiisme politique, cœur du régime islamique, et idéologie du « renoncement de soi » au profit d’une « théocratie juste et intouchable »[38], que l’on perçoit au sein de cette génération contestataire. Au cours de la révolution de 1979, l’individu est relégué au second plan, et n’a de légitimité qu’en tant que martyr. L’idéologie du sacrifice – présenté comme « l’amour du groupe et des autres »[39] – est au centre du discours de l’ayatollah Khomeini, père de la révolution de 1979. Le sacrifice pour la communauté doit non seulement être « admiré » mais le martyre doit aussi être compris comme un « don de Dieu » car « être martyr, c’est la meilleure façon de passer vers l’éternité » [40] selon Hasan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah. Nasrallah raconte ainsi, lors d’un discours tenu en 2010, et mentionnant sa propre expérience : « En tant que père, j’ai perdu mon enfant, mais je ne suis pas triste, car mon fils est au paradis avec Dieu. Avant, la photo de Hadi était seulement dans ma maison ; maintenant, elle est partout et dans toutes les maisons »[41]. De son côté, l’ayatollah Khamenei, lorsqu’il commente le rôle des femmes dans la révolution de 1979, loue avant tout leurs qualités en tant que « mères » et « épouses » des martyrs et rappelle que leur tâche première, au cours de la révolution, fut d’« éduque[r] les martyrs »[42].

Prenant le contrepied de cette idéologie totalisante qui satanise la « passion de soi »[43], la génération contestataire met avant tout l’accent sur l’individu par la défense de l’accomplissement de soi, des libertés personnelles, et de la dignité des citoyens. Le slogan du mouvement vert –  « où est passé mon vote ? » – illustre bien cette demande croissante de liberté et le refus de l’individu « de se laisser dissoudre dans la communauté religieuse […] sur laquelle se fonde la [République] islamique »[44]. Cette génération « sans mage, ni chah »[45] place ainsi l’individu au centre de ses revendications. Une étude réalisée à partir d’enquêtes effectuées en 2005 et en 2008 a ainsi montré que la religion se présente comme l’un des principaux clivages au sein de la société iranienne. Sans surprise, les enquêtes confirment que les individus les plus religieux (également les plus âgés et les moins éduqués) sont les plus satisfaits par le régime en place, alors que les moins religieux (ainsi que les plus jeunes et les plus éduqués) demandent davantage de démocratie ; une aspiration à la démocratie corrélée avec l’insatisfaction vis-à-vis du régime[46]. On peut également souligner qu’au sein de la jeune génération de « nouvelles formes de “religiosité” »[47]apparaissent, qui s’appuient sur une réinterprétation de l’islam et s’opposent aux dogmes imposés par le régime, notamment en repensant les relations entre religion et politique et en contestant les velléités étatiques de « justification religieuse » d’une législation temporelle[48].

En dépit des transformations sociétales profondes que connaît l’Iran, il serait pour le moins hâtif et imprudent d’enterrer la potentielle résilience de la République islamique. Analysant les différents facteurs ayant assuré la pérennité de ce régime, Farhad Khosrokhavar explique que « l’État théocratique a gardé les rênes du pouvoir, autant en apprivoisant l’opposition interne, en marginalisant l’opposition externe qu’en distribuant la rente pétrolière à sa clientèle afin de préserver ses prérogatives au besoin par l’intimidation et la répression, en dépit d’une nouvelle génération qui ne partage en rien ses credo politiques[49] ». En plus de cet alliage de clientélisme et de domestication des forces contestataires, le régime peut également s’appuyer – similairement à d’autres États de la région – sur un appareil sécuritaire relativement puissant (au point que l’on pourrait envisager de définir le régime iranien comme une forme particulière de « sécuritocratie »), incarné par les pasdaran et les bassidji, principaux groupes paramilitaires du pays. L’autre facteur de consolidation sur lequel peut compter le régime est son insertion dans le « club » des puissances émergentes autoritaires : « l’Iran gravite de plus en plus dans l’orbite des pays de cette fameuse « périphérie réaliste » et, en particulier, dans celles de la Chine et de la Russie avec lesquelles il partage des intérêts convergents (la promotion d’un monde multipolaire), des défis communs (émanant principalement des pressions économiques et idéologiques des pays occidentaux), ainsi qu’une tendance à les appréhender à travers une conception asymétrique et hybride de la politique internationale.[50] » Les modalités par lesquelles s’articule le soutien mutuel entre régimes autoritaires sont d’ailleurs l’objet de réflexions particulièrement stimulantes[51].

La République islamique présente toutes les ambiguïtés d’un régime autoritaire oscillant entre un raidissement répressif et la nécessaire prise en compte d’une société en changement. L’actuelle configuration politico-institutionnelle laisse envisager une timide préférence des dirigeants iraniens pour le passage progressif à une forme (restreinte) d’« hégémonie inclusive ». Le politiste Robert Dahl soulignait trois formes d’« assouplissement » possibles pour un État autoritaire : l’évolution vers une oligarchie compétitive (à travers l’acceptation de la contestation publique), une hégémonie inclusive (via un élargissement de la participation politique) ou une polyarchie (du fait d’une conjonction de ces deux processus). En institutionnalisant des procédures électorales (marquées certes par un pluralisme limité et contrôlé) tout en optant pour la répression de toute velléité contestataire, le régime semblerait donc s’orienter vers le deuxième type de scénario[52].

Toutefois, certains éléments laissent penser que l’hégémonie de la théocratie iranienne touche à sa fin. D’une part, si en 2009 le mouvement vert était d’abord porté par les couches moyennes supérieures, les derniers événements protestataires (2017-2018, 2019), rassemblant les classes populaires iraniennes touchées par les sanctions américaines et les mesures d’austérité mises en place par le gouvernement, démontrent que le mouvement contestataire gagne en transversalité, et donc en puissance. D’autre part, si l’on suit Antonio Gramsci, les systèmes hégémoniques les plus puissants sont caractérisés par la faiblesse de leurs moyens coercitifs, devenus accessoires devant la force du consentement, devant la puissance de la « collaboration pure [du] consentement actif et volontaire (libre) »[53] des citoyens. La répression de plus en plus violente exercée par le pouvoir iranien témoignerait donc de la faiblesse de son hégémonie. Ces deux évolutions valident ainsi l’idée selon laquelle la « perspective d’une chute […] du régime islamique » pourrait devenir une « hypothèse crédible »[54].

 

[1] « Reduction in Iran’s gasoline subsidy sparks anti-government protests », Al Monitor, 17 novembre 2019. Disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/11/iran-demonstrations-oil-prices-economy-rouhani.html

[2]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », Mediapart, 19 novembre 2019. Disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/international/191119/en-proie-aux-emeutes-teheran-ne-repond-plus

[3] « Six charts that show how hard US sanctions have hit Iran », BBC, 2 mai 2019. Disponible sur : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48119109

[4] Cité dans MARDAM BEY Soulayma, « Les enjeux de la contestation en Iran », L’Orient Le Jour, 18 novembre 2019. Disponible sur : https://www.lorientlejour.com/article/1195390/les-enjeux-de-la-contestation-en-iran.html

[5]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », art. cit.

[6]Cité dans DE SAINT SAUVEUR Charles, « Iran : l’inquiétant durcissement du régime », Le Parisien, 10 décembre 2019. Disponible sur : http://www.leparisien.fr/international/iran-l-inquietant-durcissement-du-regime-10-12-2019-8213919.php

[7]Cité dans « Iran : “au moins 208 morts”, selon un nouveau bilan d’Amnesty International », L’Express, 2 décembre 2019. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/iran-au-moins-208-morts-selon-un-nouveau-bilan-d-amnesty-international_2109688.html

[8]FASSIHI Farnaz, GLADSTONE Rick, « With Brutal Crackdown, Iran Is Convulsed by Worst Unrest in 40 Years », New York Times, 1er décembre 2019. Disponible sur :https://www.nytimes.com/2019/12/01/world/middleeast/iran-protests-deaths.html

[9]Cité dans « At least 7,000 people reportedly arrested in Iran protests, says UN », The Guardian, 6 décembre 2019. Disponible sur : https://www.theguardian.com/world/2019/dec/06/at-least-7000-people-reportedly-arrested-in-iran-protests-says-un

[10] Cité dans KHATCHADOURIAN Anaïs-Trissa, « Etude du discours des dirigeants de la République islamique. L’Iran entre ‘’lutte contre les complots impérialistes’’ et ‘’défense des droits des peuples opprimés’’ », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 102, N°2, 2011, pp. 113-114.

[11] Cité dans DAYAN-HERZBRUN Sonia, « Utopies anti-autoritaires et projet démocratique en contexte musulman », Tumultes, Vol. 49, N°2, 2017, p. 111.

[12] LAZAR Marc, Le communisme, une passion française, Paris, Perrin (coll. « Tempus »), 2005 (1ère éd. : 2002), 272 p.

[13]  KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert. Fin et suite », Vacarme, Vol. 68, N°3, 2014, pp. 199-209.

[14]  COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran : de ‘’Where is my vote ?’’ à la demande de démocratie », Revue internationale et stratégique, Vol. 83, N°3, 2011, pp. 18-28.

[15]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 : mutation de l’opposition politique », Confluences Méditerranée, Vol. 88, N°1, 2014, p. 36.

[16]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », Politique étrangère, 2018/3 (Automne), pp. 63-74 ; KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit.

[17] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 225.

[18]COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran », art. cit., p. 25.

[19]KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 209.

[20] GOLSHIRI Ghazal, « Iran : Le président Rohani sur la corde raide face aux manifestations », Le Monde, 1er janvier 2018. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/01/01/iran-le-president-rohani-sur-la-corde-raide-face-aux-manifestations_5236395_3218.html

[21] GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », Hérodote, Vol. 169, N°2, 2018, p. 10.

[22]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p.64.

[23]  GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », art. cit., p. 10.

[24]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 44.

[25]COURBAGE Youssef, TODD Emmanuel, Le rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil (coll. « La République des Idées »), 2007, pp. 93-103.

[26] MINOUI Delphine, « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 99, N°3, 2010, p. 87.

[27] Par souci d’anonymat, le prénom et le lieu d’habitation de notre interviewéea été modifié.

[28] GIORDANO Alfonso, « Téhéran : démographie et géopolitique. Le rôle des jeunes générations », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 235.

[29] « Iranians’ Views Mixed on Political Role for Religious Figures », Pew Research Center, 11 juin 2013. Disponible sur :  https://www.pewforum.org/2013/06/11/iranians-views-mixed-on-political-role-for-religious-figures/Bas du formulaire

[30]DIRENBERGER Lucia, « Faire naître une nation moderne. Genre, orientalisme et hétéronationalisme en Iran au 19e siècle », Raisons politiques, Vol. 69, N°1, 2018, pp. 101-127.

[31]Un nationalisme isolationniste d’autant plus fort que l’Iran fait face à des phénomènes régionalistes relativement vivaces : BROMBERGER Christian, « L’Effervescence ethnique et régionale en Iran. L’exemple du Gilân », pp. 45-66, in DORRONSORO Gilles, GROJEAN Olivier (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Académique »), 2014, 304 p. En témoignent les manifestations d’octobre dernier dans plusieurs villes kurdes du pays, en protestation contre l’opération militaire turqueen Syrie du Nord : DASTBAZ Jabar, « From Rojhalat to Rojava: Kurds in Iran protest Turkish operation in north Syria », Rudaw, 12 octobre 2019. Disponible sur : https://www.rudaw.net/english/middleeast/iran/12102019

[32] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol.28, N°2, p. 217.

[33]Ibid, p. 217.

[34]Ibid, p. 225.

[35]Ibid, p. 217.

[36] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 207.

[37]   PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 220.

[38] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 37.

[39] CALABRESE Erminia Chiara, Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth, Paris/Beyrouth, Karthala/IFPO, 2016, p. 160.

[40]Cité dans Ibid, p. 161.

[41]Cité dans Ibid, p. 161.

[42]KHAMENEI Ali, La femme: instruction, travail et lutte (jihad), Paris, Albouraq (coll. « L’Islam autrement »), 2014,p. 49.

[43]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 223.

[44] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 206.

[45]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 225.

[46]TEZCÜR Güneş Murat, AZADARMAKI Taghi, BAHAR Mehri, NAYEBI Hooshang, « Support for Democracy in Iran », Political Research Quarterly , Vol. 65, N°2, 2012, pp. 235-247.

[47]KHOSROKHAVAR Farhad, « The New Religiosity in Iran », Social Compass, Vol. 54, N°3, 2007, p. 454.

[48]Ibid, p.455.

[49] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 45.

[50] PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p. 73.

[51] VON SOEST Christian, « Democracy prevention: The international collaboration of authoritarian regimes », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp. 623-638 ; TOLSTRUP Jakob, « Black knights and elections in authoritarian regimes: Why and how Russia supports authoritarian incumbents in post‐Soviet states », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp.673-690.

[52]DAHL Robert A., Polyarchie : participation et opposition, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. « UB Lire/Fondamentaux »), 2016 (1èreéd. : 1973), pp. 19-22 et 45-46.

[53]GRAMSCI Antonio, Cahiers de prison, Tome 1 : Cahiers 1, 2, 3, 4 et 5, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de philosophie »), 1996, p. 328.

[54]HOURCADE Bernard, « La République islamique entre protestation populaire et ouverture américaine », Les Cahiers de l’Orient, Vol.99, N°3, 2010, p. 18.

« La politique doit servir les intérêts des 99% » – Entretien avec François Boulo

Avocat rouennais, François Boulo s’est imposé comme figure médiatique du mouvement des gilets jaunes. Pour LVSL, il a accepté de revenir sur le mouvement en cours et ce qui structure sa vision de la société. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Dorian Bianco retranscrit par Valentin Chevallier.


LVSL – Est-ce vous pourriez tout d’abord revenir sur votre parcours, votre trajectoire et ce qui vous a mené à faire partie des gilets jaunes ?

François Boulo – Je vais revenir quelques années en arrière. Je viens d’une famille issue de la droite populaire, plutôt gaulliste sociale. En 2005 j’avais voté Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe, puis en 2007 j’avais voté pour Nicolas Sarkozy. J’étais finalement absorbé par l’idéologie néolibérale dominante. J’étais dans le « coma politique ». Mais je me suis mis à me poser de plus en plus de questions, à construire un autre cheminement. Cela s’est traduit par mon abstention aux élections de 2012. En 2013, je faisais face à cette impasse entre, d’une part, le niveau de la dette publique et l’absence de ressources budgétaires et, d’autre part, l’impossibilité d’imposer les contribuables très riches comme les autres en raison de la menace de leur exil fiscal. Je me retrouvais, pardonnez-moi l’expression, dans la quadrature du cercle.

Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue »

J’ai donc souhaité mener un travail de réflexion en partant de la question de la dette. J’ai étudié le budget de l’État. Je me suis d’abord dit « Où est-ce que je peux réaliser des économies ? ». Je me suis rendu compte que même en supprimant la moitié des élus en France, ce n’était pas cette mesure qui allait réduire le niveau de la dette. Je me suis donc penché sur le deuxième poste de dépenses de l’État : les intérêts de la dette. J’ai commencé à creuser le sujet, ne comprenant pas forcément la légitimité de la dette. Finalement, à qui on doit cet argent ? On le doit à des personnes privées à qui l’État souverain a emprunté. J’ai déroulé la pelote et grâce à ces recherches, j’ai commencé à lire Frédéric Lordon, Jacques Sapir et Emmanuel Todd pour ne citer qu’eux. Trois années ont été nécessaires pour mener ma réflexion et construire une pensée cohérente.

Cette construction personnelle m’a permis d’avoir une grille de lecture plus fine de l’actualité politique. J’avais évidemment identifié qu’Emmanuel Macron serait une catastrophe. Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue ». Cela me semblait évident puisqu’on partait d’une fracture énorme qui s’était approfondie entre 2012 et 2017. En 2012, les partis d’opposition, que je regroupe grossièrement derrière Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et quelques autres petits partis, obtenaient 30%. En 2017, si on prend ces deux forces et qu’on y ajoute Nicolas Dupont-Aignan ou encore François Asselineau on atteint pratiquement les 50%. Ce score est plus élevé que celui d’Emmanuel Macron et François Fillon réunis qui prônaient tous deux la poursuite de la politique catastrophique que l’on subit depuis des dizaines d’années.

Quand le mouvement des gilets jaunes a démarré, j’étais un peu surpris du choix pris par la presse qui a été celui d’une forte médiatisation. C’était surprenant pas tant par l’ampleur de cette médiatisation que par la prise de conscience très tardive de ce qui se passait en France. J’ai très rapidement su que cela n’allait pas concerner uniquement la taxe carbone et que cela allait vite dépasser la journée du 17 novembre 2018. Je me suis donc déplacé le 17 novembre, près de chez moi, où il y avait des points de blocage. J’ai parlé un peu avec les gens et c’est là que j’ai compris qu’ils seraient toujours là le lendemain.

« Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications »

Je tentais initialement de faire converger le mouvement des avocats avec celui des gilets jaunes car nous étions en pleine réforme de la justice. Je voulais symboliquement faire porter à mes collègues avocats le gilet jaune par-dessus la robe mais, je dois le concéder, j’ai lamentablement échoué.

J’y suis donc retourné le lendemain ainsi que les jours suivants. Au bout d’une dizaine de jours, il y avait une réunion publique. C’était l’occasion de pouvoir prendre la parole. Par la suite qu’on m’a demandé d’être porte-parole du rond-point de la Motte. Le rond-point des Vaches puis celui du Zénith m’ont demandé la même chose. Je suis donc devenu progressivement porte-parole bien qu’il soit exclu que je discute ou négocie avec le gouvernement. Ce dernier prétendait à l’époque instituer des interlocuteurs pour dialoguer ou négocier, alors que chacun savait que les gilets jaunes n’en avaient nullement la volonté. Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications.

LVSL – Vous parliez d’auteurs que vous avez lu. Pourriez-vous revenir sur ceux qui ont le plus structuré votre pensée politique et votre vision du monde ?  

FB – Emmanuel Todd, bien évidemment. J’aime beaucoup également Frédéric Lordon. J’ai beaucoup lu et écouté Jacques Sapir. Si j’en avais trois à sélectionner, je choisirais ces trois auteurs car ce sont ces derniers qui m’ont permis de mieux construire mon identité politique.

LVSL – Par rapport aux gilets jaunes, bien que le mouvement soit très hétérogène, pourriez-vous revenir sur les valeurs, les combats et les revendications qui se distinguent au sein du mouvement ?

FB – Je dirais d’emblée que s’agissant des valeurs, c’est la fraternité qui est revenue au premier plan sur les ronds-points. On entendait souvent ces mots : « On a récupéré la fraternité. Maintenant nous allons devoir récupérer la liberté et l’égalité ». Après, je pense également que ce que revendique le mouvement est un droit à la dignité et au respect. Ces demandes sont une réponse à l’injustice fiscale et sociale que vivent les gens au quotidien.

Il faut ajouter à cela la forme insultante et méprisante que le président de la République a adoptée depuis le début de son quinquennat, et même auparavant lorsqu’il était ministre de l’Économie. Nous avions eu droit aux illettrés de GAD ou encore au « Faut bosser pour se payer un costard. » Les fainéants, les gaulois réfractaires au changement, les cyniques… Tous ces propos ont profondément meurtri les gens. C’est en partie pour cette raison qu’il y a aujourd’hui une haine aussi viscérale qui s’exprime à l’encontre de la personne d’Emmanuel Macron. Il incarne le mépris de classe à lui tout seul.

Concernant les revendications, il y a les deux grandes orientations. La première est la volonté d’instaurer de la démocratie directe, qui passe par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela montre surtout que les gens estiment qu’ils ont été trahis depuis une quarantaine d’années par leurs représentants élus de droite comme de gauche. Désormais, ils considèrent que puisque tous nos élus ne poursuivent plus l’intérêt général, ils vont faire à leur place ce qu’ils n’ont pas su faire, et ils ne pourront pas faire pire qu’eux.

Pour ce qui est de l’injustice fiscale et sociale, je définis synthétiquement la revendication de la manière suivante : « La politique doit servir les intérêts des 99% et non plus des 1% les plus riches ». On comprend alors toutes les revendications catégorielles : revalorisation du SMIC et des salaires en général, des retraites, de l’ allocation adulte handicapé, le dégel du point d’indice des fonctionnaires, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, etc.

Pour financer ces mesures, la première étape est de remettre en cause les dispositifs fiscaux injustes au bénéfice des ultras-riches, comme l’ISF, la Flat Tax, l’Exit Tax ou encore le CICE pour les grandes entreprises.

LVSL – Vous faites partie des leaders qui sont identifiés chez les gilets jaunes. Un sondage d’Éric Drouet est sorti il y a quelques jours et vous place comme le porte-parole du mouvement. Quels sont vos rapports avec les autres leaders du mouvement et comment essayez-vous de fédérer ?

FB – Le mouvement ne veut pas de leader. Il n’y a personne qui prend de décisions pour les autres. Moi je suis porte-parole, c’est le mandat qui m’a été donné et il consiste à porter le message dans les médias. Éric Drouet a réalisé un sondage, certes sans me consulter, mais je ne souhaite pas lui jeter la pierre. Maintenant je suis très réservé et en l’état ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Premièrement, en raison du fait qu’il n’a jamais été question que je sois le seul porte-parole national.

Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif. Depuis l’origine, notre force est d’avoir plusieurs voix représentant les divers profils qui composent le mouvement. C’est cette diversité qui a permis de fédérer très largement. Après, c’est bien d’avoir le titre de leader, mais quel est l’intérêt ? Est-ce que cela sert le mouvement ? Je ne le crois pas. D’autant plus que depuis l’origine, l’exécutif n’a aucune envie de négocier. Il ne répond que sur le terrain de la répression policière et judiciaire pour essayer d’étouffer le mouvement. Enfin, nous ne sommes pas en capacité d’avoir un processus de désignation qui soit légitime.

On va donc se retrouver avec deux critiques. La première, d’une partie des gens en interne qui, à juste titre, vont considérer que les portes paroles ne sont pas légitimes car tout le monde n’a pas pu s’exprimer à ce sujet. La seconde, faite par les médias pour les mêmes raisons. Je vais donc passer cinq ou dix minutes à essayer de justifier cette décision alors que ce ne sera pas justifiable.

“Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif”

Le pire, c’est qu’en faisant cet exercice, je ne pourrai même plus jouer le rôle de celui qui porte les revendications des gilets jaunes. D’une manière générale, nous ne sommes pas légitimes de désigner des messagers. En revanche, on peut essayer de légitimer un message. C’est pour cela que j’ai poussé pour une charte des gilets jaunes afin de fédérer un message commun. Le projet est en bonne voie puisque plus de 105 000 personnes ont voté en ce sens avec 92% d’approbation.

LVSL – Nous aimerions rebondir sur la notion de souveraineté qui revient souvent dans votre argumentaire. Comment définiriez-vous la souveraineté ? quel est le lien avec les gilets jaunes et une éventuelle conquête du pouvoir ? 

FB – Nous connaissons tous la définition de la démocratie. On sait par ailleurs, malgré l’étiquette négative qu’on lui donne, qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Charles De Gaulle expliquait que la démocratie se confondait, pour lui, exactement avec la souveraineté nationale. La démocratie est le terme qui renvoie au peuple, tandis que la souveraineté se réfère à l’État.

“Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.”

Ce dernier doit donc être souverain car il reçoit la délégation de pouvoir du peuple. Le pouvoir doit par conséquent être détenu par l’État car, à défaut, le peuple en est de facto dépossédé. Aussi, la souveraineté est au cœur des problématiques que nous rencontrons actuellement. On a consenti de telles délégations de souveraineté à l’Union européenne qu’aujourd’hui nous ne sommes plus maîtres de notre politique budgétaire, monétaire et commerciale. Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.

C’est la raison pour laquelle on a beau voter à droite ou à gauche, on arrive toujours à la même politique : la recherche de la croissance au profit de quelques-uns et l’austérité pour tous les autres.

Comment faire pour modifier cette trajectoire ? Je pense qu’à un moment ou un autre il faudra prendre le pouvoir par les institutions. Mon rôle ici est de générer de la sympathie dans l’opinion publique à l’égard du mouvement. Mais c’est également de faire de l’éducation populaire pour élever le niveau de conscience et qu’on traite réellement cette question des traités européens. Il faut que nous essayions de faire sauter le couvercle qui a été mis ces dernières années avec des phrases comme : « Si on sort de l’Union européenne c’est le chaos, si on sort de la zone euro c’est le chaos ». D’ailleurs, Macron nous explique aujourd’hui que nous n’avons pas le choix : nous devons voter pour lui sinon c’est le chaos.

LVSL – Justement, en matière économique, quelles seraient les mesures à prendre d’urgence ?

FB – L’urgence, actuellement, sans même parler des traités européens, est de rétablir l’ISF, mais en faisant une exonération à 100% pour les sommes qui s’investissent dans le capital des PME. Puis on relève le seuil de l’imposition à deux millions d’euros pour épargner les « petits riches » qui ont hérité d’un patrimoine immobilier, qui n’ont pas forcément de gros revenus mais qui sont imposés en raison de l’inflation des prix de l’immobilier.

Il faut en revanche imposer les ultra-riches qui ont un patrimoine composé essentiellement de valeurs mobilières (épargne et actions). Cependant, on les exonère dès que ce patrimoine est investi dans l’économie. On conditionne cette exonération à son action dans l’économie réelle. Là, depuis la suppression de l’ISF, ils sont exonérés alors même qu’ils n’investissent pas dans l’économie, et peuvent donc librement spéculer sur les marchés financiers.

Par ailleurs, en 2019, le CICE coûte pas moins de 40 milliards d’euros dont 20 milliards destinés aux grandes entreprises. Il faut réserver ce dispositif aux PME afin que celles-ci dégagent d’une part des marges, et d’autre part soient en capacité de supporter des augmentations de salaires. Il faut aussi supprimer la flat tax qui bénéficie en très large partie aux actionnaires du CAC 40. Au total, cela permettrait d’injecter environ 30 milliards d’euros dans l’économie réelle, qui à ce jour ne sert que la spéculation financière. Ce sont des mesures d’urgence, qui ne sont pas suffisantes mais qui auraient le mérite de remettre à plat certains choix économiques et surtout fiscaux.

Après, il faut préparer la sortie des traités européens pour reprendre le pouvoir sur la création monétaire, afin d’emprunter à taux 0. Ce qui fait que demain, nous n’aurions plus à payer les 40 milliards d’euros d’intérêts par an.

Au total, cela fait 70 milliards d’euros. Ce qui fait que la question du déficit public (75 milliards environ) est réglée. Il faudra ensuite prendre toute une série de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. C’est à peu près entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Pour que cela soit effectif, il faudrait redonner des moyens aux services fiscaux, mais également fixer des peines planchers de trois ans de prison ferme. Nous devons remettre de la coercition pour que la loi retrouve son effet dissuasif et pour en finir avec le sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Il faut réinstaurer par ailleurs un contrôle plus fort sur la circulation et le mouvement des capitaux.

On constate d’ailleurs que l’un des problèmes majeurs en interne est que l’évasion fiscale se pratique au sein de l’Union européenne. Il faut donc inverser la charge de la preuve, en obligeant toute société ou toute personne qui réalise une grosse transaction à expliquer aux services fiscaux pourquoi il y a eu un tel mouvement, son origine, etc. Après, ne rêvons pas, la lutte contre l’évasion fiscale ne se fera pas en deux mois.

LVSL – À cet égard, est-ce qu’il faut nationaliser certaines entreprises ?  

FB – Oui, on peut commencer par renationaliser les autoroutes. Nous pouvons arrêter la privatisation d’ADP et de la FDJ. Tous ces biens qui rapportent de l’argent à l’État doivent être renationalisés. De manière plus générale, il ne faut ni être dans le dogme de tout nationaliser ni dans celui de tout privatiser. Simplement, il faut cibler les secteurs stratégiques où l’État a intérêt à être aux commandes.

La sortie des traités européens permettrait également d’octroyer des aides d’État qui seraient stratégiques pour certaines entreprises, ce qui est actuellement interdit, puisque nous porterions atteinte à la concurrence libre et non faussée.

LVSL – Vous avez finalement une vision assez keynésienne de l’économie…

FB – Oui, bien sûr. Mais, c’est très simple, il faut accepter une chose évidente qui est que nous sommes dans une économie mixte. Il y a le privé et il y a l’État. Ce dernier a vocation, lorsque le privé ne remplit pas sa part, qu’il y a une hausse des inégalités et du chômage, à intervenir dans l’économie pour la relancer et réduire les inégalités. Il agit comme un régulateur, où il est actif en fonction de l’état du marché et peut de nouveau se retirer lorsque l’économie se porte mieux. Au lieu que nous subissions de très grandes variations avec les crises, bien mises en évidence par les cycles économiques, l’État est là pour atténuer ces variations et stabiliser l‘économie.

LVSL – Comment envisagez-vous la suite pour le mouvement des gilets jaunes et pour vous-même ? Après les gilets jaunes, que pensez-vous faire ?

FB – Pour être très franc, je ne sais pas. La question derrière, c’est : « Est-ce que vous allez au suffrage ? ». Moi j’essaierai toujours d’aller là où on est le plus efficace pour changer la politique dans ce pays. Peut-être qu’un jour cela passera par le suffrage, mais il faudra qu’il y ait des conditions. Je ne souhaite pas faire de compromis avec mes convictions. Ce qui m’importe est que les idées arrivent au pouvoir. Peut-être que ça ne passera jamais par le suffrage et que je finirai d’écrire le livre que j’avais commencé à rédiger avant le début du mouvement. Peut-être que je ferai une chaîne YouTube, avec de l’éducation populaire pour mener le combat des idées.

Une fois que nous changeons les esprits, alors l’électorat change. Les conditions de l’élection ne sont plus les mêmes. Vous permettez à d’anciens endormis d’être émancipés et de faire revenir un certain nombre d’abstentionnistes qui vont ensuite voter de manière éclairée. Vous permettez aussi à d’autres, jusqu’à présent tournés vers des partis conservateurs, de voter pour d’autres programmes et idées. C’est avant toute chose ce travail qu’il faut mener et arrêter de voir simplement l’électorat comme des parts de marchés, ce qui est très souvent présenté de la sorte par les médias traditionnels.

La politique, c’est un exercice de conviction. Or, beaucoup de gens pensent que la politique se résume à des étiquettes de partis et à des personnalités politiques alors qu’il faut mettre les idées au premier plan. Il faut se saisir de cette extraordinaire occasion permise par le mouvement qui est de réinsérer de la politique dans les discussions, afin d’élever le niveau de conscience et faire de l’éducation populaire. En quelques mois, on a vu une progression considérable à ce niveau.

LVSL – Pour terminer, quelles sont vos orientations en matière de politique écologique ?

FB – Vous savez, je ne suis pas un spécialiste de l’écologie. Mais, il y a un constat très simple : l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Je n’apprécie pas forcément le terme car dans néolibéral, il y a le suffixe libéral qui renvoie à la liberté. Les gens qui ignorent la signification de cette idéologie estiment spontanément que la liberté, c’est beaucoup mieux que la prison. Ce terme ne décrit pas réellement ce que l’on vit quotidiennement. Il y a un terme que je préfère, celui de la dictature des ultras riches. Quand il y a des règles, c’est exclusivement dans leur intérêt et quand il n’y en a pas, c’est aussi dans leur intérêt.

Pour revenir sur cette chose très simple : nous sommes enfermés dans cette logique de croissance. La croissance permet d’imaginer qu’il y a un gâteau, qu’on ne peut changer la clef de répartition de celui-ci et que les plus riches prennent la majorité des parts. La seule solution consiste donc à augmenter le gâteau pour que les plus riches s’enrichissent encore plus et que les autres gagnent un peu plus. Pour augmenter le gâteau, on nous explique qu’il faut en donner encore et encore aux plus riches car ce sont eux qui créent et investissent dans l’économie.

“À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau.”

Or, avec l’écologie, cette conception est terminée. On ne peut plus viser la croissance infinie avec des ressources qui sont limitées. Avec cet état de fait, on arrive à la situation où les gens n’acceptent plus qu’il y ait autant d’inégalités car il n’y a plus de croissance à terme.

À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau. L’écologie permet, à mon avis, d’anéantir totalement l’idéologie néolibérale. Stratégiquement, cela permet d’aller convaincre les classes moyennes supérieures qui au départ sont réticentes à changer de modèle car elles en sont les gagnantes sur le plan matériel et individuel. L’écologie les oblige à penser l’intérêt général, l’avenir de leurs enfants et des générations futures. Elles sont amenées à s’interroger sur le modèle de la croissance. Ainsi, par ce prisme de l’écologie, elles arrivent à remettre en cause l’idéologie néolibérale, ce qui leur permet de rejoindre ceux qui sont dans la misère et qui réclament une répartition des richesses équitable.

En somme, l’objectif est que chacun comprenne qu’opérer la transition écologique est une impérieuse et urgente nécessité, mais que la condition préalable est d’instaurer une répartition des richesses équitable.

Le 17 novembre, au-delà des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Du 14 juillet dont notre pays a fait sa fête nationale, jusqu’au plus récent 15-M espagnol ayant donné naissance au mouvement des Indignés, nos imaginaires historiques sont peuplés par des journées d’action collective d’ampleur, souvent utilisées pour résumer l’esprit politique de leur époque. À bien des égards, la journée du 17 novembre que nous venons de vivre avec son flot d’images frappantes, semble toute destinée à connaître une telle postérité de par son caractère spectaculaire dans une société aussi densément médiatique que la nôtre.


S’il est bien sûr encore trop tôt pour juger de la journée du 17 novembre 2018 – et le désormais fameux mouvement des gilets jaunes qui y est associé – son impact, visible par la force et le nombre des réactions qu’elle a suscité, doit nous amener à la considérer pour ce qu’elle est : un phénomène social d’une rare envergure, qui interroge par son apparente étrangeté autant qu’il fascine.

Face aux images souvent stupéfiantes de ces foules en gilet fluo et des conséquences parfois graves auxquelles leurs actions ont pu donner lieu un peu partout en France, le ton des commentateurs a principalement varié autour du mépris et de l’hostilité plus ou moins affichés selon leur degré de soutien à l’action gouvernementale. Cependant, et d’une façon plus étonnante, on a aussi vu se manifester des attitudes similaires au sein d’une certaine gauche, dont la “bienveillance” revendiquée devrait pourtant rendre sensible à un mouvement ayant la question du pouvoir d’achat et des inégalités comme motif principal… Et ce d’autant plus que celui-ci s’est développé à l’écart d’organisations jugées inefficaces par cette même gauche.

Un tel rejet laisse perplexe. S’il s’appuie sur des raisons qui peuvent être compréhensibles, il semble cependant s’expliquer par l’incompréhension d’un mouvement qui, sans être révolutionnaire, traduit tout de même un basculement politique dont le camp progressiste doit tirer des leçons.

Une jacquerie 2.0 ?

Ce qui interpelle dans ce mouvement des gilets jaunes, c’est en premier lieu les modalités d’action et d’organisation de celui-ci. Lancé dans la foulée d’une pétition ayant recueilli plus de 220 000 signatures en quelques jours contre la hausse du prix des carburants, le mouvement a pris forme progressivement sur les réseaux sociaux, où des événements et groupes qui appellent à des rencontres informelles dans des lieux publics – notamment des parkings de supermarchés – se créent et dégagent alors un mot d’ordre : celui du blocage des axes routiers un jour de fin de semaine. La date du samedi 17 novembre a fini par faire consensus au sein des différents groupes constitués sur l’ensemble du pays, car elle permet une forte mobilisation sur une journée habituellement consacrée à la consommation.

De ce moment d’organisation fébrile, il est pour l’instant difficile de retracer la généalogie immédiate d’une façon plus précise. Pour autant, il semble que ce mouvement du 17 novembre relève d’une tradition ancienne qui a tendance à revenir épisodiquement depuis quelques années, notamment après le succès du mouvement des Bonnets rouges. Cette tradition émeutière, marque en effet durablement la société française depuis son émergence sous sa forme moderne au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles par un répertoire d’action collective, c’est à dire un “stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu” selon les termes de l’historien et sociologue étasunien Charles Tilly.

Dans Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne, Tilly identifie un répertoire ancien qualifié de “localisé et patronné”, caractérisé par “l’utilisation des moyens d’action normaux des autorités par des gens ordinaires ; l’apparition fréquente de participants qui se manifestent comme membres de corps et communautés constitués ; la tendance à s’adresser à des patrons puissants pour obtenir le redressement des torts ; l’utilisation de fêtes et d’assemblées publiques pour la présentation des exigences ; l’adoption répétée d’un symbolisme riche de la rébellion et la concentration de l’action sur les demeures des malfaiteurs et les lieux des méfaits”. Ce répertoire localisé et patronné s’incarne concrètement dans un panel large d’actions plus ou moins symboliques, allant de la destruction de machines, barrières et maisons privées, à l’organisation d’événements parodiques du pouvoir en place, en passant par le blocage et la saisie de ressources.

Il va ainsi rester la norme jusqu’au XIXe siècle où un autre répertoire, défini comme “national et autonome” par Tilly, va le remplacer. Marqué par “l’apparition d’intérêts définis comme tels, les défis directs aux concurrents ou aux autorités nationales et à leurs représentants, l’élaboration et la présentation publique d’un programme et une préférence générale pour l’action publique”, ce nouveau répertoire va dès son émergence structurer la vie politique des États occidentaux modernes. L’impact du mouvement ouvrier et de ses organisations qui sont les principaux promoteurs de ce répertoire constitué par les grèves, les manifestations et les meetings, cherchant en priorité un rapport de force matériel, va expliquer le succès durable de ce répertoire national-autonome. Cependant, la perte d’influence de ce même mouvement ouvrier depuis la fin du XXe siècle va conduire à son déclin relatif, ce qui explique une certaine résurgence de son prédécesseur localisé-patronné parmi les mouvements sociaux plus récents dont le mouvement du 17 novembre est un exemple.

En effet, par leur volonté de s’organiser en dehors du cadre de partis et syndicats jugés inefficaces voire illégitimes à articuler leurs colères et leurs revendications, et par leur recherche de la confrontation directe et parfois violente avec le pouvoir de l’État, les gilets jaunes puisent dans des ressources bien antérieures à leur mouvement. Se faisant, ils s’attirent l’incompréhension voire l’hostilité d’une partie de la population chez qui le consentement à l’État reste la norme, en particulier auprès d’une gauche ancrée profondément dans la défense d’un cadre étatique devenu une ressource essentielle pour elle. Ce qui la conduit à refuser de parler un langage soupçonné d’inclinations poujadistes.

Ce retour relatif d’un répertoire ancien, qui semble pourtant si archaïque et inefficace, doit nous interroger. Le rejet de corps intermédiaires perçus comme des éléments de la structure étatique, conjugué à la baisse du consentement à l’autorité et à ses représentations qu’il contient, a même de quoi inquiéter. Cependant, la réalité de ce mouvement semble être surtout le symptôme d’une société désorganisée, mais fortement politisée – même selon des modalités parfois confuses – qui se retrouve dans la composition hétéroclite des foules du 17 novembre, laquelle fait usage d’un répertoire d’actions qui cumule de fait les deux répertoires précédents, au service de revendications qui doivent être le principal enjeu d’une analyse pour comprendre la nature du 17 novembre.

Une émeute anti-fiscalité ?

Si le mouvement du 17 novembre s’est d’abord constitué en relation avec des professionnels du transport routier, s’insurgeant contre des taxes sur le carburant qui touchent directement à leur activité économique, il a fini par regrouper un public plus large comme le montre la sociologie des figures du mouvement qui commencent à émerger. Pour cette partie majoritaire des gilets jaunes, l’augmentation du prix à la pompe est fondamentalement perçue comme une injustice, qui touche à la possibilité même d’accéder à une ressource essentielle pour des populations dépendantes de leurs voitures comme moyen de transport. De plus, il signifie un nouveau coup de rabot sur un pouvoir d’achat déjà fortement diminué, de la part d’un gouvernement qui est perçu comme instrumentalisant la question écologique pour remplir des caisses que sa politique favorable aux plus riches a vidées.

Ce qui réunit ces gilets jaunes semble donc la revendication d’une économie morale, définie dans l’œuvre de l’historien marxiste britannique E.P Thompson comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées par les diverses parties de la communauté – ce qui, pris ensemble, peut être considéré comme constituant l’économie morale des pauvres ». Concept utilisé par Thompson dans un cadre historique qui renvoie à la constitution progressive de la classe ouvrière anglaise dans le contexte de la résistance des communautés paysannes à la libéralisation du commerce des grains aux XVIIe et XVIIIe siècles, il a été précisé petit à petit pour désigner plus largement un ensemble de pratiques politiques et culturelles communautaires, qui visent à défendre les intérêts d’une communauté sur le plan économique.

De telles pratiques, qui empruntent à un catalogue d’actions – d’ailleurs proche du répertoire d’action patronné et localisé – allant de la révolte à l’entraide pour la défense d’un juste prix, vont être légitimées par l’affirmation de cette économie morale antérieure à des valeurs économiques en vogue qui sont perçues comme immorales. Car elles profitent des besoins de la multitude pour enrichir une minorité qui mérite ainsi d’être châtiée par ceux qu’elle vole.

Ce mouvement du 17 novembre, prêt à mener un blocage reconduit de l’activité économique – au grand dam d’un patronat désormais mal à l’aise – et qui demande  le rétablissement de l’impôt sur la fortune au nom de l’égalité, ne peut donc être résumé à un mouvement anti-fiscalité et anti-social : ce mouvement est profondément politique et social, en ce sens qu’il tente de reconstruire de véritables liens sociaux dans des territoires ruraux comme urbains laissés à la marge. Et c’est bien cette affirmation identitaire qui se dessine sous nos yeux qui met mal à l’aise une gauche prompte à y voir des repères culturels éloignés des siens.

Un mouvement culturel réactionnaire ?

La culture conçue comme un répertoire d’action collective à part entière, est en effet devenue le nerf de la guerre du champ politique, un enjeu prioritaire des mouvements sociaux par lequel les individus expérimentent et expriment un sens qui leur permet de penser et d’agir sur le monde au travers d’un conflit (définition des adversaires et des situations d’injustices, recherche de solution, etc). Dans une société massivement médiatique et désorganisée, la tâche principale des acteurs des mouvements sociaux est donc de créer un cadre au sein duquel fixer le conflit culturellement, et organiser leur action.

C’est justement dans ce champ culturel que le mouvement du 17 novembre a finalement marqué son empreinte principale. Cela s’explique notamment par un recours extrêmement puissant aux réseaux sociaux, sans précédent en France pour un mouvement de ce type. Sur les différents groupes et évènements Facebook liés à ce mouvement, apparaît une imagerie très hétéroclite, qui puise autant dans les canons de la désormais bien connue fachosphère et ses montages très artisanaux qui reprennent des personnages de la culture populaire (mention spéciale à ceux qui mettent en scène Astérix et Obélix), que dans des références répétées aux grands évènements révolutionnaires qui ont marqué l’histoire de France – notamment 1789 et mai 68. De ces différents éléments se dégage un point de convergence clair : la détestation du président Macron, figure haïe entre toutes et ainsi brûlée en effigie virtuellement, aux côtés d’une sphère médiatique identifiée comme lui étant complètement inféodée.

Ajoutées aux nombreuses vidéos de coups de gueule et de chansons, partagées parfois en direct des lieux de mobilisation, on s’aperçoit que l’on est face à un véritable théâtre d’action collective, parcouru de représentations qui sont celles d’un mouvement social « traditionnel ». Des représentations que les moyens de communication modernes permettent de diffuser massivement autant qu’ils contribuent à les brouiller pour les non-initiés, prompts à les condamner en pointant leur supposée responsabilité dans les incidents racistes ou islamophobes qui ont pu arriver sur certains points de blocage et les propos machistes tenus par certains gilets jaunes.

Cependant, il serait une erreur de dresser un parallèle entre ces incidents bien sûr inacceptables – et dont ce mouvement du 17 novembre n’a d’ailleurs pas le monopole – et la diversité des publics qui ont pris part à cette mobilisation, où on remarque notamment une forte présence des femmes et des populations issues de l’immigration parmi les plus mobilisés. Cette équivalence, qui semble destinée à séparer bons et mauvais mouvements sociaux dans la tête de certains, est d’autant plus une erreur quand on comprend que ce public acteur du 17 novembre n’est pas totalement coupé culturellement des autres mobilisations aux repères perçus comme plus progressistes, ainsi que le montre ses appels de convergence avec les infirmières et ambulanciers actuellement mobilisés, et le chahut rencontré par les passants du cossu Faubourg St Honoré au passage des gilets jaunes en direction du palais de l’Elysée.

Une étude poussée au delà des images fournies par les chaînes d’infos permet donc de lever les préjugés sur un mouvement du 17 novembre qui concentre en définitive les confusions et paradoxes de notre époque.

Un mouvement de la « France périphérique » – selon le concept polémique du géographe Christophe Guilluy – contre les élites urbaines d’un État centralisé, structuré par des revendications et un imaginaire collectif profondément réactionnaires, accueilli de ce fait avec sympathie par les secteurs les plus conservateurs de la société ? Rien n’est moins sûr, tant le côté inclassable du 17 novembre semble l’éloigner d’une filiation avec les mouvements sociaux issus de la droite traditionnelle qui, de l’école libre à la manif pour tous, ont toujours été impulsés par le haut pour la défense de revendications avant tout culturelles. Le caractère du mouvement du 17 novembre paraît autre, plus similaire à celui d’un Nuit debout qui réunirait au delà des zones urbaines pour la défense de populations fragiles économiquement, qu’à un nouveau mouvement des Bonnets rouges clairement constitué en défense des intérêts d’une élite économique régionale.

Ce peuple qui compose les gilets jaunes est en définitive totalement neuf comme l’a montré le démographe Hervé Le Bras. N’ayant rien à voir avec des comportements politiques déjà analysés -comme ceux de l’électorat du Rassemblement national et d’En marche- il réunit habitants de zones rurales et habitants de zones périurbaines, qui forment ainsi, avec leurs différences et similitudes, un sujet politique en pleine construction: en somme, un matériau brut qu’aucune organisation ne semble en mesure de modeler à l’heure actuelle.

Dans une passe d’armes qui risque d’être caricaturale entre le « nouveau monde politique sérieux et pragmatique des villes », incarné par un macronisme qui capitalise depuis le début sur l’idée d’une révolution, et une « jacquerie irrationnelle périphérique et réactionnaire », où peut se glisser la gauche ?

Deux organisations, la France insoumise et le Parti communiste, se sont distinguées par leur attitude vis à vis du mouvement du 17 novembre. Elles ont assumé des déclarations de soutien et des participations individuelles sur les différents lieux de mobilisation. Elles semblent ainsi vouloir relever le défi posé par les gilets jaunes à leurs objectifs respectifs, que sont donner un sens progressiste à la colère populaire pour la FI et reconstruire une organisation et une conscience des classes populaires pour le PC.

C’est pourtant à l’ensemble d’une gauche à la fois héritière d’une conception des mouvements sociaux portée par les grandes organisations politiques et syndicales du prolétariat industriel, et de plus en plus baignée dans une culture urbaine éloignée du reste du territoire français, que ce défi s’adresse. S’il est un défi, le 17 novembre doit aussi être l’occasion à ne pas manquer pour la gauche française : celle de retourner au contact du réel, pour retrouver un contenu politique à la hauteur d’enjeux actuels qui s’expriment pour le moment sans elle, et qui lui permettrait de renouveler des mobilisations au succès plus que mitigé depuis plusieurs années.

Au-delà du symbole du gilet jaune, il faut saisir l’urgence quotidienne que traversent ses porteurs pour construire avec eux l’issue qu’ils recherchent.

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

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