« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

Grandeur et décadence du Mouvement cinq étoiles

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Beppe_Grillo_-_Trento_2012_02.JPG
Beppe Grillo, figure historique du M5S ©Niccolò Caranti

Le Mouvement cinq étoiles, en Italie, constitue un objet de fascination pour les politistes, tant il défie les catégories établies pour caractériser les formations politiques en fonction de leur type d’organisation ou de leur orientation idéologique. Emblématique de « l’ère populiste » dans laquelle nous sommes censés être plongés, et outsider autoproclamé du paysage politique italien, ce mouvement original et hétéroclite a connu une ascension rapide, jusqu’à sa nette victoire lors des élections législatives de mars 2018 et son accession au pouvoir en coalition avec la Lega de Matteo Salvini. Pourtant, la dynamique semble depuis lors s’être essoufflée, à tel point que le rapport de force entre les deux partis de gouvernement s’est inversé au profit des leghisti. Les difficultés rencontrées par les Cinque Stelle sont nombreuses, du chaotique exercice du pouvoir au niveau local à l’absence d’identité politique claire à opposer à la ligne de droite radicale avancée par Salvini, en passant par la difficile gestion de l’évolution organisationnelle rapide du parti. Au-delà de certains traits idiosyncratiques du mouvement, la plupart des difficultés qu’il rencontre peuvent être comprises en croisant l’approche laclauienne du populisme et l’analyse politologique du contexte politique de l’Italie post-guerre froide.


 

Le 4 mars 2018, jour des dernières élections législatives italiennes, David Broder publiait dans Jacobin un article au titre provocateur : « Italy is the Future »[1]. Quoi ? Un pays traînant le boulet d’une dette publique considérable et d’une croissance économique atone, décrié pour sa gestion clientéliste des ressources publiques, marqué par des profondes inégalités territoriales, en proie à la succession de mouvements populistes depuis trente ans, témoin impuissant de la montée d’une extrême droite néo-fasciste, incarnerait l’avenir de l’Europe ? Une telle affirmation était d’autant plus subversive qu’elle heurtait de plein fouet le récit dominant, porté par l’extrême-centre de Tony Blair à Emmanuel Macron, selon lequel l’avenir réside dans « l’économie de la connaissance », la flexibilité, l’ouverture, la rationalisation. Ce récit portait en lui un diagnostic qui a joué le rôle de mantra pendant la crise de la zone euro : les économies de la périphérie européenne étaient inadaptées, il fallait les réformer en profondeur pour qu’elles puissent jouir à plein des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne par les marchés. Dans ce contexte, la « tentation populiste » – il y aurait beaucoup à dire sur le recours à un champ lexical de l’antéchrist dans le discours antipopuliste, mais ce n’est pas notre objet ici – est elle-même perçue comme un signe de l’arriération de certains secteurs de la population, les fameux « perdants de la mondialisation ». Souvent à leur insu, les observateurs qui proposent ce genre d’interprétations retombent en fait sur un vieux topos des théories de la modernisation en vogue dans les années 1960 et 1970, qui percevaient la montée en puissance de certains mouvements et régimes dans les pays du Tiers-monde comme la marque d’une résistance de certains secteurs de ces sociétés contre les transformations induites par la modernisation/mondialisation[2].

Il y avait donc un côté extrêmement provocateur et contre-intuitif à considérer que l’Italie puisse incarner une quelconque version du « futur de l’Europe ». Pourtant, à y regarder de plus près, il bel paese a présenté de façon extrêmement précoce et marquée l’ensemble des traits que les politologues désignent comme des évolutions structurelles des démocraties occidentales : déclin de la participation politique, effondrement des partis traditionnels et de la gauche historique en particulier, médiatisation et personnalisation de la vie politique, montée en puissance concomitante de la technocratie et du populisme, résurgence de l’extrême droite, etc. Les appareils de partis de masse qui avaient marqué la politique italienne de l’après-guerre se sont en effet effondrés ou ont connu une recomposition forcée à la suite du scandale de Tangentopoli au début des années 1990 ; la montée en puissance de Berlusconi a préfiguré celle de nombreux leaders populistes actuels ; l’accès aux responsabilités exécutives se partage depuis lors entre des gouvernements populistes, d’extrême-centre et « technocratiques » (Lamberto Dini, Mario Monti) ; la Lega Nord, enfin, s’est très tôt affirmée comme mouvement précurseur de la déferlante d’extrême droite qui touche aujourd’hui le continent européen.

La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne.

À ce contexte de moyen terme, marqué par de profondes évolutions du paysage politique italien, il faut ajouter celui de la crise de la zone euro et de sa gestion dans la péninsule. La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne. Cette alliance dissipait en effet les dernières illusions d’une alternance possible et véhiculait l’image d’élites complices et soumises aux injonctions européennes. Bref, le scénario de la « post-politique », ou de la gouvernance « post-démocratique », pour reprendre les termes utilisés respectivement par Chantal Mouffe et Colin Crouch, semblait se matérialiser pleinement.

C’est dans ce double contexte qu’il faut comprendre l’ascension du Movimento Cinque Stelle (M5S), créé formellement en 2009 et qui connaît ses premiers succès électoraux durant les années de crise économique, avant que sa progression régulière ne finisse par lui ouvrir les portes du gouvernement national en 2018, en tant que première force politique de la botte. Mouvement atypique du point de vue organisationnel et idéologique, il a su se poser en unique alternative à « l’establishment », canaliser la profonde désaffection des citoyens à l’égard de celui-ci et se construire dans l’espace laissé vide entre l’individu et l’État par la désagrégation des appareils partisans. La lune de miel entre le M5S et l’électorat italien semble pourtant déjà bel et bien terminée. Outre les difficultés liées à la normalisation et à l’institutionnalisation d’un jeune mouvement qui avait fait de son extériorité au « système » sa marque de fabrique, les précoces expériences d’exercice du pouvoir au niveau local (à Turin et à Rome, en particulier) n’ont pas été sans heurts ni sans polémiques. Surtout, les récentes élections européennes ont acté une transformation radicale du rapport de force entre les deux acteurs du gouvernement italien, le Movimento et la Lega : alors que le premier a vu son score passer de 32% à 17% entre le scrutin législatif national et le scrutin européen, le second a opéré un bond spectaculaire de 17% à 34% sur la même période. Depuis lors, le leader de la Lega a profité de son avantage pour précipiter une crise de gouvernement, dont l’issue reste pour l’instant très incertaine et qui pourrait même, paradoxalement, raviver un M5S moribond. C’est ici que les cinq étoiles posent un défi intellectuel majeur : est-il possible de comprendre à la fois leur ascension fulgurante et leurs déconvenues à partir d’un même prisme d’analyse ? Pour cela, il faut évoquer le contexte politique italien de ces trente dernières années afin d’analyser ce qui, parmi les caractéristiques propres du Mouvement cinq étoiles, détermine sa faculté d’adaptation à celui-ci tout autant que son incapacité à le transformer véritablement.

La post-démocratie du vide

L’Italie, décrite comme une « particratie », lieu par excellence de la confrontation entre partis fortement organisés et idéologisés pendant la guerre froide (en particulier entre la démocratie chrétienne et l’eurocommunisme), a bien changé depuis lors. Le scandale de corruption survenu au début des années 1990 (Tangentopoli) y a provoqué un véritable séisme politique et forcé la disparition (ou la recomposition) des forces dont l’opposition avait rythmé la vie politique des quarante années antérieures. Le pays est devenu, en l’espace de quelques années, un véritable laboratoire politique des évolutions que connaissent aujourd’hui peu ou prou toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des partis de masse italiens intervient en pleine période de triomphe néolibéral et de proclamation de la « fin de l’Histoire », symbolisée en Italie par l’émerveillement candide d’Achille Occhetto, dernier secrétaire du Parti communiste italien, devant le spectacle des gratte-ciels de Manhattan[3]. La disparition des appareils partisans traditionnels n’a pas donné lieu à l’émergence de formations du même type. Les nouvelles forces politiques de la « Seconde République » n’étaient plus ces structures intermédiaires, ancrées dans des univers sociaux bien distincts et fonctionnant comme des lieux-objets de l’identification collective. La forme classique du parti politique du XXème siècle était en effet celle d’une organisation fortement structurée, dotée d’un ancrage social et territorial profond et stable. Elle fonctionnait comme une courroie de transmission entre les groupes sociaux et l’État, dans les deux directions : d’une part, elle agissait comme vecteur d’expression et de représentation des revendications de sa base sociale dans les institutions étatiques et, d’autre part, elle contribuait à l’encadrement et à la politisation de cette base tout en veillant à la satisfaction de ses revendications par la redistribution de ressources publiques. Elle était à la démocratie ce que les corporations étaient à l’Ancien Régime.

Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë et de personnalisation exacerbée de la vie politique.

Ce modèle, en Italie comme presque partout ailleurs, avait déjà entamé un processus d’érosion depuis la fin des années 1970, sous le double effet d’un évidement par le bas et par le haut. Par le bas, avec le début de la désaffiliation partisane, de la complexification du jeu politique, de l’émergence d’une classe moyenne et de la désaffection à l’endroit des institutions. Par le haut, avec le phénomène de « cartélisation »[4] des partis politiques, de plus en plus associés à l’Etat et dépendants de ses ressources à mesure que leur ancrage dans la société se fragilisait. Là où une telle évolution s’est poursuivie sous la forme d’une érosion lente dans la plupart des démocraties occidentales – baisse continue de la participation politique, déclin électoral des partis de gouvernement traditionnels, poursuite de la désaffiliation partisane (et syndicale), etc. – l’Italie a donc connu son accélération brusque avec l’implosion du système politique au début des années 1990, qui a plongé le pays dans une nouvelle ère.

C’est le moment de l’ascension du « phénomène » Silvio Berlusconi et de son « non-parti »[5], Forza Italia, qui allaient profondément et durablement transformer la société et la politique italiennes. Manifestation avant-gardiste d’un populisme de riches hommes d’affaires dont les exemples sont légion aujourd’hui, et dont le plus édifiant est sans aucun doute celui de Donald Trump, Berlusconi a amorcé la transformation du système politique italien vers une « démocratie du leader »[6]. Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë (à laquelle Berlusconi, propriétaire de nombreux médias italiens, a lui-même fortement contribué) et de personnalisation exacerbée de la vie politique. Sans surprise, de telles mutations organisationnelles ont été accompagnées de transformations idéologiques correspondantes, avec l’effacement de clivages autour des grandes orientations de la société au profit d’un clivage pro-/anti-Berlusconi qui allait rythmer la vie politique italienne jusqu’au début des années 2010.

Ces évolutions sont extrêmement emblématiques de « l’évidement » des démocraties occidentales décrit par Peter Mair[7], c’est-à-dire de la disparition des formes d’encadrement, de représentation et de médiation qui avaient caractérisé le modèle de démocratie des partis à son apogée, durant les Trente Glorieuses. Par ailleurs, cette tendance s’est trouvée accentuée et ossifiée par le processus d’intégration européenne. En transférant toujours plus de compétences au niveau européen – soit pour les exercer conjointement dans les espaces de négociation intergouvernementaux, soit pour les déléguer à des institutions technocratiques non élues – les élites politiques nationales se sont insularisées vis-à-vis de toute forme de pression populaire.

Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions », tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique ».

Cet isolement s’est concrétisé dans deux transformations majeures. La première est une transformation institutionnelle au cœur de l’État même. L’État-nation européen se serait progressivement transformé en État membre[8], dont la dépendance accrue à l’égard des partenaires européens confère une prévalence toujours plus grande au pouvoir exécutif au détriment des Parlements nationaux, pourtant seuls véritables dépositaires de la souveraineté populaire. La seconde transformation réside dans le creusement d’un fossé entre les lieux d’exercice de cette souveraineté et les lieux d’élaboration concrète des politiques publiques. Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions » (politics without policies), tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique » (policies without politics)[9]. C’est une autre manière de réciter l’adage selon lequel « ceux que nous élisons n’ont pas de pouvoir, et ceux qui exercent le pouvoir, nous ne les élisons pas », qui nourrit l’inquiétude de nombreux observateurs quant à la nature post-démocratique de notre temps.

Dans une telle situation, les ressources et l’espace manquent pour conduire des politiques publiques alternatives. L’impression de collusion entre élites politiques d’obédiences variées concourt à creuser un peu plus le vide entre ceux-ci et leur base sociale. En retour, cette distance encourage les élites à approfondir encore ce processus d’auto-isolement, ce qui conduit à terme à une délégitimation du système de représentation et de décision dans son ensemble. Ce phénomène explique en grande partie la prolifération de partis dits populistes et anti-establishment un peu partout en Europe.

L’un des éléments clés de ce processus est bien sûr l’appartenance à l’Union économique et monétaire. Celle-ci réduit considérablement l’espace des politiques économiques disponibles au niveau national en interdisant toute dévaluation unilatérale et en imposant des normes strictes en matière de contrôle de l’inflation et de la dépense publique. L’Italie, économie inflationniste, coutumière des dévaluations compétitives et dépositaire d’une dette publique faramineuse – mais qui n’a jamais suscité d’inquiétude véritable avant la crise de la zone euro[10] – a subi plus que quiconque l’impact de cette nouvelle donne. Les nouvelles élites politiques acquises au dogme néolibéral, du centre-gauche au centre-droit de l’échiquier politique, faisaient à l’unisson l’éloge de l’Union européenne comme « contrainte extérieure » (vincolo esterno) favorisant une « rationalisation » salutaire des finances publiques. Avec l’éclatement de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, un cap supplémentaire a été franchi. Alors que la situation économique et sociale se détériorait considérablement dans la péninsule, et sous la pression aiguë des institutions européennes, l’ensemble des forces politiques de l’establishment ont soutenu la nomination d’un gouvernement technique, dirigé par Mario Monti, qui a couplé des mesures d’austérité budgétaire et des réformes structurelles d’une ampleur inédite.

C’est dans ce contexte bien spécifique, situé au croisement des transformations de long terme du paysage politique et des effets de décrédibilisation de la classe politique italienne dans le cadre de la crise économique, que le Movimento cinque stelle a engrangé ses premiers succès électoraux.

Naissance, caractéristiques et évolution d’un mouvement atypique

Le Mouvement cinq étoiles est né sous l’impulsion du duo constitué de Beppe Grillo, humoriste et acteur connu pour ses diatribes à l’encontre de la classe politique italienne, et de Gianroberto Casaleggio, entrepreneur et consultant informatique. Ensemble, ils fondent en 2005 le blog beppegrillo.it (géré par l’entreprise du second, Casaleggio Associati), qui deviendra en l’espace de quelques années l’un des blogs les plus consultés d’Italie. Les années suivantes seront marquées par l’organisation d’événements à partir de plateformes en ligne (rencontres meetups, vaffanculo days, etc.) et par de premières participations aux élections municipales à travers des listes « Amis de Beppe Grillo ». À l’été 2009, Grillo propose sa candidature aux élections internes du Parti démocratique (PD), d’orientation sociale-libérale, qui sera refusée en raison de ses attaques répétées contre les élites dirigeantes de ce même parti. Dans la foulée, le nom et le symbole du Mouvement cinq étoiles sont présentés en octobre.

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique.

À partir de là, le mouvement connaît un succès croissant lors des échéances électorales successives. Il obtient d’abord de bons résultats aux élections régionales de 2010 en Emilie-Romagne et dans le Piémont. Il est ensuite définitivement consacré comme force politique nationale lors des élections locales de 2012, au cours desquelles il obtient notamment la mairie de Parme. Premier parti en nombre de voix lors des élections régionales siciliennes de la même année, il s’impose comme troisième force politique de la botte aux élections législatives de 2013 (qui font suite à l’interlude du gouvernement « technique » de Mario Monti) avec 25,56% des voix à la Chambre et 23,80% au Sénat. Ces résultats spectaculaires sont tout simplement les meilleurs, pour une première participation électorale à l’échelle nationale, enregistrés en Europe depuis 1945[11]. Il confirme – quoiqu’avec un léger tassement – ces résultats lors des élections européennes de 2014, à l’issue desquelles il obtient 17 eurodéputés. Il étend ensuite sa couverture territoriale lors des élections régionales successives et parvient même, en 2016, à accéder au pouvoir dans les métropoles de Turin (Chiara Appendino) et de Rome (Virginia Raggi). L’aboutissement de cette montée en puissance régulière advient lors des élections législatives de mai 2018. Profitant de l’effondrement spectaculaire du PD et de la parabole descendante de Berlusconi, le Mouvement cinq étoiles s’impose très nettement comme première force politique avec 32,68% des suffrages exprimés. À la suite de ce résultat, il constitue un gouvernement avec la principale force de la coalition de droite, la Lega de Matteo Salvini (17,35%).

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique[12]. Sur le plan de l’organisation, le parti – qui se présente comme un mouvement – est caractérisé à son origine par l’absence presque totale de structures intermédiaires. Il se partage entre le leader et son blog d’une part, et les activistes présents sur le territoire, d’autre part. Véhiculant l’image d’une organisation aux mains de ses activistes et reposant sur la délibération en ligne de ses inscrits, le mouvement se caractérise surtout par une centralisation extrême autour de son leader, qui profite de l’absence de structures intermédiaires pour exercer un droit de contrôle exclusif sur la sélection des candidats et l’élaboration des programmes. Progressivement, à partir de son entrée au Parlement en 2013, le mouvement va connaître l’apparition d’un troisième terme, le groupe parlementaire. Il s’engage alors dans un timide processus d’institutionnalisation, avec l’adoption de critères de rotation des charges internes à ce groupe, la mise en place de codes de comportement à signer avant d’entrer en fonction, ainsi que la désignation d’un « directoire » servant de point de référence. Avec la montée en puissance du groupe parlementaire et des élus locaux, la complexification de la structure du mouvement, la mort de Casaleggio en 2016 et les questions soulevées par la gestion de son entreprise, les tensions entre les trois pôles du parti (le leadership, les activistes et les élus) vont s’accentuer et émailler la vie du mouvement jusqu’à aujourd’hui.

Sur le plan idéologique et programmatique, le profil des Cinque Stelle n’est pas moins atypique. Les thèmes examinés sur le blog reprenaient en grande partie ceux que Grillo abordait dans ses spectacles : écologie et affres de la mondialisation, défauts de la société de consommation, corruption, servilité des grands médias et incurie de la classe politique italienne dans son ensemble. Ceux-ci se retrouvent dans les propositions programmatiques du parti, qui mêlent des thèmes classiques de la gauche (environnement, décroissance, protection sociale) et des thèmes plus nettement marqués à droite (euroscepticisme, chauvinisme économique). Le résultat de ce double ancrage est que les principales échelles de mesure positionnent le parti vers le centre (quoique légèrement à gauche) ; toutefois, ce positionnement semble résulter de l’équilibre entre des positions de gauche et de droite plutôt que d’une position « ni de gauche, ni de droite ».

L’identité idéologique du mouvement est rendue d’autant plus complexe et incertaine qu’elle varie considérablement entre les composantes du parti (le leadership, le groupe parlementaire, la base activiste et l’électorat) et dans le temps. En définitive, l’armature idéologique du mouvement semble reposer sur deux piliers. D’une part, elle promeut l’inclusion de thématiques délaissées par les autres forces politiques mais rencontrant un écho considérable dans l’électorat, permettant ainsi de combler un déficit de représentation. D’autre part, elle agite la promesse d’un renouvellement et d’une « moralisation » de la classe politique. La coexistence de thèmes hétéroclites et d’éléments parfois contradictoires est assurée précisément par la focalisation sur cette « question morale », véritable ciment permettant la jonction de positions difficilement conciliables.

Les caractéristiques spécifiques du M5S, qui en font un sujet politique sui generis du point de vue organisationnel et idéologique, ne doivent pas être sous-estimées et oubliées au profit de son inclusion dans des catégories théoriques préétablies. Il est pourtant difficile de résister à la tentation de lire ce mouvement à partir de la grille d’analyse du populisme d’Ernesto Laclau, tant celle-ci semble idéale aussi bien pour en décrire les caractéristiques que pour en analyser la genèse et l’évolution ou en évaluer les forces et les faiblesses. Son approche du populisme, développée en partie avec sa compagne Chantal Mouffe au fil de plusieurs ouvrages[13], est désormais bien connue dans l’espace francophone. Elle tranche avec les définitions classiques qui assimilent le populisme à une idéologie, un style politique ou un type de mouvement spécifique ; elle l’envisage plutôt comme une logique politique, une manière de construire et d’articuler les identités politiques. Cette logique consiste en la construction d’un sujet populaire, d’un « peuple », à partir de la création d’une frontière antagonique entre un « nous » (le sujet populaire) et un « eux » (son adversaire/ennemi).

Deux éléments sont fondamentaux dans ce processus de construction. En premier lieu, ce processus est contingent : le contenu des identités politiques n’est pas donné au préalable (par exemple par le processus de production qui réduirait l’opposition nous/eux à un conflit entre travailleurs et propriétaires), mais est le produit d’une articulation discursive. Il s’ensuit que le contenu du populisme peut tout aussi bien être émancipateur que réactionnaire, selon la façon dont sont construits le peuple (comme un sujet politique et inclusif ou ethnique et exclusif, par exemple) et son adversaire/ennemi (les élites économiques et politiques, les migrants, les intellectuels, etc.). En second lieu, l’unité du sujet populaire n’est pas le résultat de caractéristiques positives que ses membres partagent, mais est produite négativement par la commune opposition à l’adversaire/ennemi. Celui-ci est tenu pour responsable de l’insatisfaction d’un ensemble de demandes sociales hétérogènes qui, parce qu’elles partagent cette commune insatisfaction, peuvent être agrégées et former une « chaîne d’équivalence », soit l’armature du sujet populaire.

Enfin, dans ce processus, il est courant que l’une des demandes assume la fonction de représentation de l’ensemble de la chaîne. On parlera alors de « signifiant (tendanciellement) vide » : il s’agit d’une demande qui perd progressivement son contenu spécifique à mesure qu’elle devient l’incarnation de toutes les autres. L’exemple classique donné par Ernesto Laclau est celui de la lutte du syndicat Solidarnosc en URSS, devenu le symbole de l’ensemble des aspirations démocratiques de la société. Plus proche de nous, les gilets jaunes ont fourni l’exemple le plus limpide de ce processus : le gilet jaune, au départ lié à la protestation originelle contre la taxe sur le carburant, s’est progressivement chargé d’une signification beaucoup plus large pour incarner les aspirations de justice fiscale et de démocratie directe de tout une frange de la population française.

Le M5S court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu.

Le M5S correspond pleinement à cette logique populiste décrite par Ernesto Laclau, tant il présente l’ensemble des traits qui lui sont associés. Il naît et prospère dans un moment de dislocation sociale profonde, où les effets de la crise économique génèrent une insatisfaction croissante des demandes sociales. Ces demandes ne peuvent toutefois pas être exprimées et traitées via les canaux politiques établis en raison de la crise structurelle de représentation politique dans laquelle le pays est plongé depuis les années 1980. Le M5S peut alors, sur la base de celles-ci, construire un nouveau sujet populaire uni par son opposition aux élites politiques et économiques, tenues pour responsables du dévoiement de la souveraineté populaire. Il court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu. D’ailleurs, le M5S est probablement l’une des manifestations les plus pures[14] du populisme à la Laclau – reflétant par là le degré de délitement du paysage politique italien et la pureté de ses épisodes technocratiques. En effet, contrairement à de nombreux partis populistes dits « de gauche » (Podemos, La France Insoumise) ou « de droite » (Front national, AfD), il repose sur une chaîne d’équivalence extrêmement étendue qui couvre la quasi-totalité du spectre politico-idéologique de l’électorat italien. Ceci est rendu possible par la mise sous le tapis des questions potentiellement clivantes en son sein – celle de l’immigration, par exemple – et par la focalisation sur la « question morale » (la corruption des élites politiques et la nécessité de donner les clés de l’activité politique aux citoyens ordinaires). Cette dernière joue le rôle de signifiant vide permettant, grâce à son caractère vague et protéiforme, de maintenir l’unité du mouvement. À bien des égards, le M5S n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le phénomène du péronisme argentin, dans lequel la centralité de la figure du leader exilé jouait le rôle de signifiant vide permettant d’agréger des groupes hétérogènes allant du fascisme au marxisme[15].

En plus d’incarner à plein la logique populiste, le M5S est aussi la plus parfaite expression, sur un plan organisationnel, de l’air du temps, cette ère de la désintermédiation dont l’Italie fournit un exemple particulièrement précoce et avancé. Le rôle central dévolu au leader, l’absence presque totale de structures intermédiaires, l’organisation lâche et flexible, le recours à internet et aux réseaux sociaux, les mécanismes de participation directe en ligne, l’absence de liens organiques vis-à-vis du monde syndical et associatif, tous ces éléments font des grillini une espèce politique particulièrement adaptée au nouvel écosystème. Combinant paradoxalement les traits d’une verticalité et d’un centralisme extrême, d’une part, et d’un fonctionnement se voulant horizontal et participatif, d’autre part, il représente une forme politique aux antipodes du parti de masse du XXème siècle.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco.

Nul doute que la combinaison de ces éléments, qui fait du M5S un populisme 2.0 particulièrement adapté à l’ère de la désintermédiation, est pour beaucoup dans l’ascension fulgurante du mouvement et ses succès. Au nombre de ceux-ci, on peut compter la revitalisation d’un système politique moribond, la représentation de secteurs électoraux extrêmement défiants vis-à-vis des institutions, la mise sur le tapis de thèmes peu traités par les autres partis (l’environnement, l’éthique en politique, etc.) ou encore l’adoption de mesures économiques et sociales timides mais tangibles (dont le fameux « revenu de citoyenneté »). C’est précisément parce qu’il est une coupole extrêmement large et ambiguë que le mouvement est parvenu à étendre son appel électoral et à concentrer sur lui le vote des secteurs aliénés de la population. L’absence de tradition idéologique bien définie – hormis l’anti-partisme de Adriano Olivetti[16] – a donné une flexibilité inédite au M5S et lui a permis de recueillir des voix chez les déçus de toutes les formations politiques, toutes obédiences idéologiques confondues. C’est aussi en raison de sa stratégie organisationnelle originale et innovante qu’il est parvenu à mobiliser et à créer un sentiment d’identification collective.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco. En l’espace d’un an et demi, la Lega emmenée par un Matteo Salvini déchaîné est parvenue à renverser le rapport de force en sa faveur, devenant très largement le premier parti d’Italie dans les intentions de vote – concrétisées lors du scrutin européen de mai 2019 – et réduisant de moitié celles du Mouvement cinq étoiles. Avec un flair politique certain, il n’a pas cherché à traduire son avantage immédiatement par une renégociation des attributions ministérielles, mais s’est attelé à le renforcer un maximum en augmentant progressivement la pression sur son partenaire de gouvernement. Au plus fort de sa domination, après des mois passés à faire porter le chapeau au M5S sur un certain nombre de dossiers et à jeter le doute sur sa loyauté politique – par exemple en le faisant passer pour complice du PD dans la confirmation des forces de l’establishment au niveau européen, incarnée par le vote en faveur de la nouvelle Commission – il a porté l’estocade décisive. Profitant d’un vote défavorable du M5S sur un projet de loi avancé par la Lega concernant la ligne Lyon-Turin, il a fait voler en éclats la coalition gouvernementale. Il espère ainsi un retour aux urnes rapide qui le consacrera comme première force politique de la botte et devrait lui permettre de gouverner seul ou en maître incontesté d’une coalition avec d’autres forces de la droite italienne.

Comment expliquer un retournement aussi rapide et profond du rapport de force entre le M5S et la Ligue ? Forte est la tentation de l’attribuer au talent communicationnel du leader de la seconde qui, à partir de sa position de ministre de l’Intérieur, est parvenu mieux que quiconque à imposer son agenda, à attirer l’attention médiatique et à utiliser les possibilités de communication directe offertes par les réseaux sociaux. Au mieux, une telle explication est cependant partielle. Au pire, elle relève d’une forme de pensée tautologique (puissance communicationnelle et force politique se confondent et s’expliquent l’une l’autre), voire magique (le charisme du chef est doté d’une origine mystérieuse et d’un statut presque mystique). Elle ne prend en compte ni les particularités du M5S – après tout, le mouvement n’est pas en reste en termes de maîtrise de la communication – ni les nombreux signes annonciateurs de ses difficultés actuelles, des tensions internes (avec force expulsions des figures dissidentes) aux turbulences ayant marqué sa gestion des grandes villes (Parme, Turin, Rome). Sans rejeter totalement cette explication, il est donc nécessaire de la replacer dans un cadre plus large et de réfléchir au déclin du M5S sur la base de l’analyse structurelle développée plus haut. De cette façon, on pourra à la fois dresser un tableau plus fin et plus complet de ce déclin et se donner les moyens de tirer les leçons politiques qui en découlent.

Le Mouvement cinq étoiles, traitement ou symptôme ?

Sur la base des éléments évoqués plus haut – le contexte de la vie politique italienne depuis le début des années 1990, les caractéristiques particulières du M5S – on peut avancer une série d’hypothèses plausibles pour expliquer le brusque déclin actuel du mouvement. Certaines ont trait à sa jeunesse, d’autres à ses particularités organisationnelles et idéologiques, d’autres enfin sont liées aux conditions structurelles du nouvel écosystème politique dans lequel il évolue, cette ère de la désintermédiation. Ces hypothèses ne s’excluent pas mutuellement, mais sont au contraire complémentaires ; mises bout à bout, elles dressent le tableau d’une scène politique italienne (et, suivant l’analogie prophétique évoquée en début d’article, européenne) complexifiée. La volatilité exacerbée des allégeances politiques rend difficile la mise en place d’une stratégie pérenne capable de jouer avec les codes de la nouvelle donne politique sans tomber dans le vide d’une politique-marketing orpheline de toute structure organisationnelle et de toute tradition idéologique stables.

La première hypothèse que l’on peut avancer a trait à la jeunesse du mouvement et ne lui est donc pas, à proprement parler, spécifique : le M5S serait simplement victime de son ascension trop rapide. Celle-ci aurait posé des problèmes épineux en termes de gestion de l’institutionnalisation du mouvement. Comment choisir des candidats et assurer un contrôle efficace de ceux-ci, souvent novices en matière d’exercice d’une quelconque fonction politique ? Comment garantir le respect des critères éthiques que le mouvement défend au sein de ses propres rangs ? Comment assurer la cohérence idéologique et organisationnelle d’un mouvement hétéroclite, partagé entre le leadership (un personnage fantasque dans la lumière et un entrepreneur dans l’ombre), la base des activistes en ligne et dans les groupes locaux, et un groupe d’élus qui croît exponentiellement ? Comment organiser la coexistence de ces différentes composantes et, le cas échéant, trancher les conflits qui émergeraient entre celles-ci ? Ces questions sont d’autant plus complexes à gérer pour un mouvement ayant fait de la transparence sa raison d’être et sa marque de fabrique ; à ce titre, le moindre écart de conduite risque d’être jugé bien plus sévèrement que pour ses concurrents. C’est ainsi que le M5S s’est trouvé dans l’embarras lorsque son leader, Luigi di Maio, cherchant à centraliser davantage le contrôle du mouvement et à le stabiliser, a voulu étendre à trois le nombre maximum de mandats qu’un élu peut exercer, précédemment limité à deux. Confronté à la difficile justification de ce choix pour un mouvement tirant à boulets rouges sur la professionnalisation de la politique, il a introduit le concept de « mandat zéro », selon lequel le premier mandat exercé par les élus du mouvement ne comptait pas – une expression qui sera facilement tournée en dérision par les commentateurs de tous bords.

La seconde hypothèse, la plus fondamentale, est que les caractéristiques organisationnelles et idéologiques de ce mouvement, atouts considérables pour construire rapidement une force politique majoritaire en période de crise économique et politique, sont devenus par la suite les principaux obstacles à la solidification de ce mouvement et à son inscription dans la durée en tant que force radicale porteuse d’un projet de transformation de la société.

Le M5S ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles, ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini.

Sur le plan organisationnel, le choix mouvementiste du M5S et son refus d’adopter un modèle d’organisation hiérarchisé et territorialisé peut constituer un désavantage relatif par rapport à ses principaux concurrents. Certes, comme cela a été avancé plus haut, aucun des partis politiques actuels (centre-gauche, centre-droit et Lega) ne dispose de l’ancrage territorial, de l’encadrement social et des liens organiques avec la société civile qui caractérisaient les partis de masse de l’après-guerre. Néanmoins, ceux-ci ont eu la possibilité, en vingt-cinq ans d’existence, de se construire des clientèles relativement stables. Le M5S, au contraire, ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles[17], ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini, capable mieux que quiconque de combiner un modèle d’organisation solide et stable dans le Nord du pays avec une communication renouvelée, fondée sur la fiction d’un échange direct entre son leader et le citoyen.

Sur le plan idéologique, l’ambiguïté du mouvement constitue également une arme à double tranchant. Avantageuse dans la période de construction du mouvement dans l’opposition, cette caractéristique se retourne brusquement contre lui lorsqu’il accède à des positions de pouvoir. Confronté à la nécessité de s’allier et de mener des politiques publiques spécifiques, le M5S se trouve obligé de prendre parti, d’abandonner sa posture de pure extériorité vis-à-vis des acteurs du système et de déterminer quelles sont les compromissions acceptables et quelles sont ses lignes rouges. Or, quand bien même une partie de plus en plus significative des nouveaux affrontements politiques échappe à la logique gauche-droite, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait entièrement disparu, ne fut-ce que comme point de repère axiologique. Certes, la correspondance entre un groupe social, un appareil partisan et une position idéologique bien identifiable sur l’axe gauche-droite n’est plus aussi nette qu’auparavant ; certes, une partie toujours plus grande de l’électorat (en particulier jeune) refuse de se définir à partir de celui-ci. Mais cet imaginaire politique n’a pas pour autant disparu du jour au lendemain, et continue de peser dans la lecture d’une partie de l’électorat et du personnel politique.

Par conséquent, la plupart des acteurs et des politiques publiques continuent de charrier une connotation relative à cet axe, et la prétention du M5S à n’être « ni de gauche, ni de droite », se heurte à la première expérience concrète d’exercice du pouvoir. S’allier avec l’extrême droite (la Lega), l’extrême centre (le PD) ou un groupuscule de la gauche radicale (Potere al Popolo), voter une réforme fiscale ou une loi sur la sécurité et l’immigration, ne sont aucunement anodins de ce point de vue. Au moindre choix opéré en la matière, la solidarité interne du mouvement s’effrite, une partie de l’électorat fait défection et des dissensions internes apparaissent. Salvini l’a bien compris, lui qui n’a eu de cesse d’orienter l’agenda autour de son propre point fort, l’immigration, sachant que celui-ci constituait en même temps l’enjeu le plus tabou pour le M5S, dont les activistes et les électeurs sont notoirement divisés sur le sujet. Pris à la gorge, le Mouvement cinq étoiles n’a pensé qu’à se défendre et à se donner de l’air. Pourtant, il aurait pu contre-attaquer en déplaçant le débat sur le terrain où son partenaire de coalition est le plus faible, la question régionale. Celle-ci reste en effet l’objet d’un compromis extrêmement précaire entre les barons locaux, garants de l’identité historique et régionaliste de la Ligue, et Salvini, tenant d’une stratégie électoraliste et nationale[18]. Mais là aussi, une telle stratégie offensive est difficilement praticable pour un mouvement peu sûr de son identité idéologique, de son ancrage territorial et de sa base sociologique.

En bref, les caractéristiques organisationnelles et idéologiques du Movimento Cinque Stelle, si elles étaient particulièrement adaptées à une conquête rapide du pouvoir exécutif par les urnes dans un contexte de crise économique et politique profonde, manquent cruellement de consistance lorsqu’il s’agit de promouvoir un projet de société contre-hégémonique capable de remettre en question la doxa néolibérale, incarnée par les forces de centre-droit et de centre-gauche, et sa transfiguration nationale-autoritaire, incarnée par la Lega. En termes gramsciens, le M5S s’est focalisé sur une « guerre de mouvement » prématurée en négligeant totalement de jeter les bases nécessaires à la poursuite d’une « guerre de position » sur le long terme. Pour cela, il aurait fallu recréer patiemment une véritable contre-culture populaire avec ses infrastructures, ses réseaux et ses ressources intellectuelles, sur le terrain laissé dramatiquement vide par le déclin des organisations de la gauche historique. Le M5S a pourtant fait exactement l’inverse, en construisant un modèle organisationnel et idéologique capable, en théorie, de faire l’économie de ce travail de longue haleine. Ce faisant, il a contribué à accentuer les évolutions contemporaines de la démocratie : l’atomisation de l’électorat, la désaffiliation partisane, le déclin des corps intermédiaires, la personnalisation de la vie politique, etc. Avec quelques années de recul, il nous apparaîtra peut-être évident qu’une telle initiative politique ne pouvait à la fois constituer le symptôme d’une dégénérescence démocratique et le traitement à administrer au système pour le soigner de celle-ci. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer avec certitude lequel de ces deux diagnostics est le plus en phase avec la réalité ; néanmoins, à ce stade, le Movimento Cinque Stelle semble être devenu la victime choisie de la volatilité politique qu’il a contribué à accentuer et le prisonnier des caractéristiques qui semblaient faire sa force. Ce qui n’est pas le moindre, ni le dernier de ses paradoxes.

[1] David Broder, « Italy is the Future », Jacobin, 4 mars 2018

[2] Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 3 January 2018

[3] « Occhetto, l’ultimo amico americano », La Repubblica, 17 Mai 1989 

[4] Ce phénomène de cartélisation des partis politiques a été théorisé et décrit par Richard S. Katz et Peter Mair dans plusieurs travaux devenus classiques en science politique. Il désigne le phénomène, initié dans les années 1970 et 1980, de fusion des intérêts des partis et de l’appareil d’État, généralement accompagné et favorisé par l’introduction du financement public des partis politiques. Les partis politiques, de plus en plus dépendants des ressources publiques et de moins en moins redevables vis-à-vis de leur base militante, auraient ainsi tendance à collaborer pour se partager ces ressources et empêcher l’émergence de nouveaux acteurs (d’où le terme de « cartel »). En Italie, la situation est un peu particulière, puisque le financement public des partis y a été introduit en 1974, avant d’être abrogé en 1993 dans le contexte de scandale de corruption frappant le pays, pour être ensuite progressivement réintroduit sous la forme d’un remboursement post-électoral dans les années suivantes.

[5] Caterina Paolucci, « Forza Italia : un non-parti aux portes de la victoire », Critique internationale, 2011/1, p.12-20.

[6]Mauro Calise, La democrazia del leader, Roma-Bari, Laterza, 2016.

[7] Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing Out of Western Democracies, London, Verso, 2013.

[8] Christopher Bickerton, European Integration : From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[9] Vivien Schmidt, Democracy in Europe : the EU and National Polities, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[10] La dette publique italienne était depuis bien longtemps très élevée, mais ne générait pas d’inquiétude profonde à la fois en raison de la réputation du Trésor italien en matière de gestion de celle-ci et en raison de sa structure très nationale (liée notamment au patrimoine immobilier des ménages italiens) la rendant peu vulnérable à la spéculation étrangère. Son internationalisation relative après des années d’appartenance à la zone euro, ainsi que les craintes de contagion financière dans le cadre de la crise grecque, finiront par jeter une lumière nouvelle sur la dette publique italienne et par alarmer les marchés financiers et les autres gouvernements européens.

[11] Nicolò Conti, Filippo Tronconi & Christophe Roux, « Le Mouvement cinq étoiles. Organisation, idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la vie politique italienne », Pôle Sud, 2016/2, p.21-41.

[12] Pour une description des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du mouvement, voir notamment : Filippo Tronconi, Beppe Grillo’s Five Star Movement. Organisation, Communication and Ideology, Fenham, Ashgate, 2015.

[13] Voir, entre autres : Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985 ; Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

[14] Rappelons que pour Ernesto Laclau, le populisme et l’institutionnalisme constitue les deux pôles d’un continuum déterminé par l’extension respective de la logique d’équivalence et de la logique de différence. À ce titre, le populisme peut se manifester concrètement à des degrés divers.

[15] C’est du moins l’analogie que nous avons proposée, mon collègue Samuele Mazzolini et moi-même, dans le cadre d’un autre article (Mazzolini S. & Borriello A. (2017) “Southern European populisms as counter-hegemonic discourses? Podemos and M5S in comparative perspective”, in Marco Briziarelli & Oscar Garcia Augustin (eds.) Podemos and the New Political Cycle. Left-wing Populism and Anti-Establishment Politics, Palgrave Macmillan : 227-254).

[16] Ingénieur et politicien italien durant l’après-guerre, Adriano Olivetti défendait une position hostile à la « démocratie des partis » au nom d’une conception corporatiste et territoriale de l’organisation de l’Etat.

[17] Roberto Biorcio, « The reasons for the success and transformations of the 5 Star Movement », Contemporary Italian Politics, Vol.6, n°1, 2014, p.37-53.

[18] Daniele Albertazzi, Arianna Giovannini & Antonella Seddone, « ‘No regionalism please, we are Leghisti !’ The transformation of the Italian Lega Nord under the leadeship of Matteo Salvini », Regional & Federal Studies, Vol.28, n°6, 2018, p.646-671.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

La Lega italienne, laboratoire politique de la droite d’après ?

L’annonce est tombée : Matteo Salvini, l’enfant terrible de la politique italienne, cousin transalpin de Marine Le Pen et Luigi Di Maio, patron du Mouvement 5 étoiles, viennent de terminer les négociations en vue de la formation d’un gouvernement de coalition en Italie. Qui est donc ce populiste à la barbe négligée et aux accents féroces qui agite tous les gouvernement européens ? Jadis axée sur la dénonciation des Italiens méridionaux, la stratégie de la Lega s’articule désormais autour de l’incarnation d’une droite identitaire et xénophobe, et d’une large union des droites et extrêmes-droites italiennes. Cette stratégie lui a permis de faire passer son parti d’un maigre score de 4% en 2013 à une position de leader d’un bloc alliant droites et extrême-droites. Au sein de ce bloc qui a réuni 37% des voix aux dernières élections, la Lega représente 18%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de s’en inspirer pour imposer à la France un funeste bloc réactionnaire, capable de prendre la tête de l’Etat comme c’est déjà le cas en Autriche et dans toute l’Europe de l’Est. 


C’est fait ! Le gouvernement italien est formé. Giuseppe Conte, un professeur de droit très lisse, en prendra la tête. Ce n’est pas officiel mais la presse italienne annonce que Luigi Di Maio et le Mouvement 5 étoiles prendraient le contrôle d’un grand ministère du travail pour mettre en place leur “revenu citoyenneté” d’un montant de 780 euros, Quant à Matteo Salvini, il devrait prendre la tête du ministère de l’Intérieur pour mener sa politique de répression à l’égard des migrants.

Outre la lutte contre l’immigration et le revenu de citoyenneté, cet accord prévoit  de renégocier le pacte budgétaire européen. Matteo Salvini et Luigi Di Maio prévoient également la mise en place de deux taux de flat tax à 15 et 20%. Ils promettent également de nationaliser les régies d’approvisionnement en eau, de développer l’agriculture biologique, de relancer les investissements dans les infrastructures publiques, de corriger la Loi Fornero, réforme très défavorable aux retraités et de fonder une nouvelle banque publique d’investissements. Les prochains mois nous diront probablement s’ils confirment cette orientation eurosceptique. En attendant, il s’agît pour nous de comprendre le tour de force opéré par Matteo Salvini car il pourrait malheureusement inspirer les droites et extrême-droites françaises.

L’Italie est notre passé, elle pourrait bientôt être notre avenir

«En politique, les Italiens furent nos maîtres» aime à rappeler Eric Zemmour. «De Machiavel à Mazarin, nos rois ont appliqué à la lettre leurs préceptes pour la plus grande gloire du Royaume de France. Au XXème siècle, l’Italie fut le laboratoire politique de toute l’Europe : ils ont inventé le fascisme dans les années 1920, la révolte des juges dans les années 1980, et le populisme anti-parti dans les années 1990» poursuit le polémiste réactionnaire dans une récente chronique sur RTL. On pourrait y ajouter le parti communiste italien qui a porté autant la régénération de la pensée marxiste sous la plume de Gramsci que l’euro-communisme par la voie d’Enrico Berlinguer. Le Berlusconisme est lui un signe avant-coureur, s’il en est, du Sarkozysme. Quant au Mouvement Cinq Etoiles, il est la version la plus pure du populisme, nouvelle vague qui abreuve la politique européenne.

Si la Lega obsède tant le prophète d’un nouveau bloc réactionnaire français, c’est qu’elle porte en elle les germes de cette « droite d’après » que Patrick Buisson appelle de ses vœux. Maniant la méthode populiste pour sortir de son carcan régionaliste, la Lega est parvenue à rallier à sa cause des masses d’électeurs italiens, y compris dans les régions historiquement sociale-démocrates ou démocrates-chrétiennes modérées comme le Friuli-Venezia-Giulia, où elle vient de mettre au tapis tous ses adversaires, à l’occasion d’une élection régionale. Pour passer d’un score de 4% en 2013 à un score qui avoisine les 18% en 2018, la Lega a ainsi opéré un tournant stratégique, et troqué le régionalisme anti-méridional contre un populisme réactionnaire à forte connotation xénophobe tout en ciblant l’Union Européenne. Surtout, la Lega est parvenue à réaliser « l’union des droites » si chère à Eric Zemmour, Patrick Buisson et autres Robert Ménard, ce qui la place ainsi en position de gouverner l’Italie. Elle a même réalisé le fameux « sorpasso », en coiffant au poteau la droite traditionnelle menée par l’éternel Silvio Berlusconi. Le Cavaliere est resté planté en dessous de la barre des 15%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de suivre la voie de son alter-ego transalpine pour constituer un bloc réactionnaire. Celui-ci unifierait 40% du corps électoral français et serait à même de former une coalition pour gouverner le pays, comme c’est le cas en Autriche.

Aux origines de la Lega, le mythe de l’indépendance de la Padanie

Créé en 1989 par Umberto Bossi, la Ligue du Nord est d’abord un rassemblement de ligues régionalistes, vénètes et lombardes. Son imaginaire se construit alors autour d’une utopique indépendance de la Padanie, région fantasmée, jamais clairement définie, bien qu’on la délimite en général par la plaine du Pô. Elle stigmatise alors « Roma Ladrona » (Rome la voleuse), et traite les Italiens méridionaux de « terroni » (cul-terreux). Selon les fondateurs de la Ligue, les riches régions vénètes et lombardes, plus européennes que méridionales, plus proches de Zurich que de Rome, sont malades de se traîner le boulet du Mezzogiorno italien.

« Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent » chantait encore Matteo Salvini lors d’une fête de son parti en 2009.

Après l’opération Mains propres en 1992, une série d’enquêtes judiciaires qui a mis au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli, les Italiens balayent la quasi-totalité de leur classe politique. La Ligue du Nord capitalise alors sur le rejet de la caste politique et sur une stigmatisation des Italiens du Sud dont la traduction politique réside dans un autonomisme fiscal à tendance poujadiste. Le Midi italien est ainsi caricaturé en amas de feignants qui profitent des transferts sociaux venus des impôts vénètes et lombards, des transferts au demeurant captés par le règne de la Mafia et de la corruption. On retrouve d’ailleurs des restes de ce mépris à l’égard des Italiens méridionaux dans des paroles chantées par Matteo Salvini lors d’une soirée de ce qui était encore la Lega Nord en 2009 : « Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent. » Son électorat comprend alors une forte composante populaire. 

Matteo Salvini opère la transformation de la Ligue du Nord en Lega italienne

Quand il arrive à la tête de la Lega en 2013, Matteo Salvini se trouve face à un champ de ruines. Loin de la barre des 10% qu’elle dépassait régulièrement dans les années 1990, la Lega est tombée à 4% lors des élections législatives de 2013. Umberto Bossi et son trésorier ont du se retirer de la direction du parti, dans un contexte d’accusations de détournements de fonds. Le jeune Salvini opère alors un changement radical de stratégie. Il le résume en une phrase : « Si nous marchions avec orgueil le long du Pô il y a quinze ans, aujourd’hui nous devons combattre l’extermination économique de l’Italie. Cette urgence est une question nationale ». Matteo Salvini entend ainsi mettre à distance, sans l’effacer totalement, le folklore régionaliste de son parti pour incarner la révolte du peuple italien.

« Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce », résume Matteo Salvini.

L’ennemi a changé : on ne stigmatise pas tant le terroni feignant et assisté que « l’invasion migratoire » qui frapperait l’Italie. Quant à la voleuse, elle s’est déplacée de Rome à Bruxelles. En octobre 2015, Matteo Salvini réunit ainsi 100 000 manifestants à Milan contre « l’invasion des clandestins. » Il demandait entre autres l’abrogation des accords de Schengen. La Lega a ainsi prévu d’expulser 600 000 clandestins en une mandature. Comme Marine Le Pen, Matteo Salvini s’appuie sur le rejet de l’Union européenne pour incarner la révolte du peuple italien contre Bruxelles : « Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce » explique-t-il dans des propos cités par Libération.  Il multiplie alors les actions coup de poing pour incarner ce Poujade à l’italienne : violent à l’égard de l’immigration, méfiant à l’égard de Bruxelles. On se souvient de ses visites impromptues dans des camps de nomades ou la récolte de signatures pour des référendums d’initiative populaire sur la sortie de l’Italie de l’euro, monnaie considérée comme « un crime contre l’humanité ».

Matteo Salvini emploie les mots qui tonnent et les formules qui claquent pour incarner le nouveau bloc nationaliste en naissance en Italie : « J’ai tout entendu : je suis un criminel, un raciste, un fasciste. Je fais peur à une petite fille de 7 ans (dont la mère adoptive a raconté qu’elle avait peur d’être renvoyée en Afrique). Elle ne doit pas avoir peur. Ce sont les trafiquants de drogue nigérians qui doivent avoir très peur de Salvini », a-t-il lancé en fin de campagne, rapporte Libération. Renouant avec les origines populaires de la Lega, il arrive à parler à l’électorat social-démocrate de l’Emilie-Romagne (habituel bastion communiste qui a accordé 20% de ses suffrages à la Lega lors des dernières élections régionales). Il a tiré une capacité à s’adresser aux secteurs populaires de ses jeunes années où il défendait un centre social en passe d’être expulsé à Milan et au cours desquelles il dirigeait les communistes padaniens. Pour séduire les électeurs Italiens, Matteo Salvini tente de personnifier la figure du père de famille : entreprenant, homme du commun pétri de défauts, de bon sens et de bonne volonté. Son poujadisme fiscal et ses régulières saillies contre la bureaucratie lui permettent également de rafler les voix des petits patrons, artisans et commerçants, et dépouille ainsi Berlusconi d’une partie de son électorat. 

Matteo Salvini se distingue également par des expéditions un peu plus baroques avec des visites à Moscou et Pyongyang. Pour Salvini, la Russie est « un rempart contre la mondialisation, l’islamisme et le pouvoir des Etats-Unis ». Il justifie ainsi sa visite à Moscou :  « Je n’y vais pas pour chercher de l’argent mais pour aider les entreprises italiennes exportatrices qui souffrent d’un embargo inepte. » Cette activité de « défense des intérêts » de l’Italie, le mène jusqu’en Corée du Nord avec des producteurs de pommes de Lombardie. A chaque fois, il est revenu enchanté de ses séjours en vantant « la tranquillité » et « la sécurité » de Moscou et de Pyongyang.

Dès 2014, Matteo Salvini a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux.

Cette nationalisation de la Ligue du Nord passe également par une attention particulière portée aux électeurs du Sud de l’Italie. Le Nord de la « Lega Nord » a été abandonné. Seule relique du passé : la figure d’Alberto da Giussano, un héros médiéval légendaire. On attribue à ce dernier d’avoir victorieusement défendu le Carroccio de la Ligue lombarde contre l’armée impériale germanique de Frédéric Barberousse. Sa silhouette s’affiche encore sur le logo de la Lega. Pour le reste, la Ligue communique surtout sur des slogans comme « Salvini Premier Ministre » et « Les Italiens d’abord ». Dès 2014, ce dernier a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux. Lors de ses meetings en Calabre, dans le Sud de l’Italie, il martèle ses thèmes  : l’immigration africaine, ces gens venus de ces pays « qui nous envoient leurs produits agricoles et leurs migrants », et l’insécurité. Il avance également des thèmes inhabituels pour un leader leghiste, notamment le développement des infrastructures de santé au Sud, ou la continuité territoriale que l’Etat doit assurer pour les îles (Sicile et Sardaigne), mais aussi pour les zones enclavées de la péninsule.

Il est désormais loin le temps où Salvini rejetait le drapeau Italien, ne ratait jamais une occasion de s’afficher avec un t-shirt « Padania is not Italy », ou soutenait la France à l’euro 2000 et l’Allemagne à la coupe du monde 2006. A l’époque, il tenait encore une émission sur radio Padania intitulée « Ne jamais dire l’Italie » .

Le Grand retour de la question méridionale

« Maintenant que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens »  s’exclamait l’ancien président du conseil piémontais Massimiliano d’Azeglio après l’unification définitive de l’Italie. A en juger par les résultats des dernières législatives italiennes, la fracture Nord-Sud n’est toujours pas résorbée en Italie. Le pays est morcelé entre un Mouvement 5 étoiles aux scores mirifiques dans le Mezzogiorno italien et une Lega qui domine le Nord industriel. Quand le Mouvement 5 étoiles réalise 52% des voix à Naples et 48% des voix en Sicile, la Lega reste, elle,  cantonnée à 3 et 5 % dans ces deux zones. Bien que Matteo Salvini ait conquis près d’un million de voix au Sud, l’opération de « padanisation » du Mezzogiorno est loin d’être un succès. Malgré ses prétentions, la Ligue reste une Ligue du Nord. Elle domine notamment dans le Frioul Vénétie-julienne, en Lombardie ou encore en Ligurie. Cependant, il est vrai que la Lega a fortement progressé dans le centre du pays.

Carte du vote par parti arrivé en tête au niveau régional.

La question méridionale préoccupait déjà fortement Gramsci dans les années 1920-1930. On retrouve de nombreuses réflexions sur ce sujet dans Quelques thèmes de la question méridionale et dans les Cahiers de Prison. Dans Alcuni temi della questione meridionale, le Sarde écrit ceci : « On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c’est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n’en incombe ni au système capitaliste, ni à n’importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l’explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers qui se dressent dans un stérile et aride désert. »

L’intellectuel communiste regrette alors que contrairement à la France, l’Italie n’ait pas connu d’élite jacobine capable d’abandonner une partie de ses intérêts matériels immédiats pour unifier l’Italie dans une construction nationale-populaire. Pour Gramsci, le jacobinisme français a réussi à incorporer les demandes du Paris populaire constitué d’artisans et celles des masses paysannes françaises pour les rallier et constituer un bloc historique capable de balayer la société d’ancien régime et l’aristocratie qui la dirigeait. La bourgeoisie jacobine est ainsi parvenue à remplacer l’aristocratie et le clergé comme classes dirigeantes et dominantes

. Au contraire, le Risorgimento italien est une révolution passive, une sorte de révolution sans révolution. La bourgeoisie septentrionale a pris le pouvoir sans agréger les masses paysannes du Sud et les ouvriers du Nord à un quelconque processus d’intégration nationale. Le transformisme, opération de rapprochement programmatique entre la gauche et la droite italienne, opère alors un lent processus moléculaire d’agrégation d’un ensemble de clans pour permettre à la bourgeoisie industrielle du nord de l’Italie de garder la main sur le pays. Gramsci revient sur les alliances produites par la bourgeoisie septentrionale pour se maintenir au pouvoir : une alliance capital-travail avec les ouvriers du Nord sous l’égide de Giolitti au début du XXème siècle puis une alliance avec les catholiques du centre de l’Italie. Quoiqu’il en soit, aucune élite ne fait scission pour balayer la société d’ancien régime comme en France. Gramsci appelle donc le prolétariat à constituer cette sorte d’avant-garde, capable d’incorporer les demandes des masses paysannes pour rompre le bloc méridional et prendre le pouvoir dans le pays.

« Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales »

Chez Gramsci, le bloc méridional est cet amas qui lie les paysans souvent révoltés mais jamais organisés et ces propriétaires terriens qui contrôlent les latifundia, tout en restant assez détachés de leurs terres pour ne pas se préoccuper de l’amélioration de la productivité de ces terres. On trouve là le nœud de la question méridionale. Pour Gramsci, le prolétariat du Nord industriel de l’Italie doit être la classe montante qui va briser l’unité du bloc méridional pour parvenir à rompre l’illusion d’une sorte de nation méridionale et attacher les masses paysannes du Sud à un bloc historique constitué avec le prolétariat du Nord de l’Italie afin de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Le prolétariat doit alors être cette classe muée par un esprit de scission qui, comme le jacobinisme français, parviendra à intégrer l’ensemble de la société italienne dans un processus national-populaire pour balayer les miasmes de la société d’Ancien régime.

Si les structures de la société italienne sont tout à fait différentes aujourd’hui, la question méridionale reste posée. Les disparités entre Nord et Sud ne se sont résorbées que partiellement lors des trente glorieuses pour s’accroître de nouveau à partir des années 1970. Le PIB par habitant dans le Nord de la péninsule équivaut à celui de l’Allemagne, alors que celui enregistré dans le Mezzogiorno est identique à celui du Portugal. Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales. Dans son rapport annuel, la Svimez (association pour le développement industriel du Mezzogiorno) révèle qu’entre 2000 et 2014, le PIB du sud de la péninsule n’a augmenté que de 13 %. Sur la même période, il a cru de 24 % en Grèce et de 37 % en moyenne dans la zone euro.

La Lega italienne, préfiguration d’une union des droites françaises ?

Si la Lega doit nous intéresser sur le plan analytique, c’est qu’elle pourrait préfigurer une lame de fond dans l’évolution des droites et extrême-droites européennes. Un nouveau bloc réactionnaire, capable de gouverner de nombreux pays, pourrait se constituer en marchant sur les deux jambes de la Lega : l’union des droites, et une “politique de civilisation” pour employer le terme cher à Patrick Buisson, homme central dans la reconfiguration à venir au sein des droites et extrême-droites françaises.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Au lendemain de l’opération Mains propres en 1992, la quasi-totalité de la classe politique italienne est balayée. Le vieux balancement entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italienne s’effondre. Émerge alors une bizarrerie politique, le berlusconisme, qui si l’on veut bien s’en souvenir, préfigure l’émergence du sarkozysme en France. C’est dans ce champ de ruines que va se construire l’unité de la destra italienne. Quelques unes des ses figures politiques préparent alors le terrain pour faire émerger un nouveau bloc des droites, enfin réunifié et cimenté par l’anti-communisme. Forza Italia parvient ainsi à engager le dialogue avec les restes du MSI incarné par Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini, et la Ligue au Nord. Au Nord, se constitue l’alliance électorale Lega-Forza Italia avec la formation du Polo delle Liberta, et au Sud, le MSI et Forza Italia s’allient au sein du Polo del Buon Governo.

« La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire capable de prendre en main l’Etat. »

Cette coalition se fracture dix-huit mois plus tard, mais une rupture est opérée. Une grande coalition allant du néo-fascisme italien au libéralisme berlusconien, en passant par le régionalisme xénophobe de la Lega n’est plus quelque chose de totalement incongru.

La force de Salvini est d’incarner le pôle le plus dynamique de cette destra et de cimenter son logiciel idéologique. Le populisme anti-juges à forte tendance anti-communiste et libéral du berlusconisme est désormais dépassé par une critique réactionnaire de l’ordre néolibéral. Elle a notamment été théorisée par l’ancien ministre de l’économie Giulio Tremonti dans La paura e la speranza. Face au tout marché et aux désordres que provoque la globalisation, il propose d’en revenir à certaines valeurs cardinales : la famille, l’identité, l’autorité, l’ordre, la responsabilité et le fédéralisme. Ces valeurs font écho à la « politique de civilisation » défendue par Patrick Buisson en France ou au combat pour « l’identité nationale » d’Eric Zemmour. La Lega devient ce parti xénophobe, fer de lance de la lutte contre l’Islam et pour la défense des identités multiples (locales, régionales, nationales, et européennes) de l’Italie. Elle tente d’incarner la révolte du peuple italien contre l’Union européenne, la corruption, le déclin économique et la bureaucratie. Elle marche sur les deux jambes de l’extrême-droite : un identitarisme ethnique et anti-musulman, et un poujadisme anti-Etat et anti-impôts qui permet de rallier un électorat populaire et conservateur sans effrayer la petite bourgeoisie en crainte de déclassement, tare que subit encore le Front National. 

A ce titre, elle inspire fortement les partisans de l’Union des droites en France. La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire qui s’estime capable de répondre aux désordres de la mondialisations. Une issue qui doit inquiéter tout le mouvement progressiste français tant la constitution d’un tel bloc rendrait la droite et l’extrême-droite françaises capables de s’emparer du pouvoir, et d’imposer une séquence politique réactionnaire à la France et à l’Europe. 

Crédits photos :

Matteo Salvini en 2017 au Parlement Européen. ©European Parliament

Sources : 

http://www.slate.fr/story/159385/matteo-salvini-avenir-droites-europeennes

http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/11/28/matteo-salvini-le-cousin-italien-de-marine-le-pen_4531059_823448.html

http://www.lemonde.fr/decryptages/article/2018/02/23/les-deux-italie-de-matteo-salvini_5261709_1668393.html

https://www.lesinrocks.com/2018/03/11/actualite/qui-est-matteo-salvini-lhomme-qui-fait-renaitre-lextreme-droite-italienne-111055859/

http://www.liberation.fr/planete/2015/01/28/matteo-salvini-le-le-pen-du-po-a-la-conquete-de-l-italie_1190709

“L’Italie a subi beaucoup plus de chocs que tous les autres pays européens” – Entretien avec Marco Causi

Lien
©Salvatore Contino

Marco Causi est un économiste et un homme politique italien membre du Parti Démocrate. Après être passé par la Commission Européenne et par divers postes de conseiller économique du gouvernement et tu Trésor italien, il a été élu député de Sicile en 2008. Il est aussi l’auteur de SOS Rome : la crise de la capitale, d’où elle vient et comment en sortir. Retour sur les élections italiennes et la défaite du centre-gauche de Renzi.

Les élections du 4 mars ont consacré la victoire du mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue. Partout, la presse européenne a parlé d’une victoire du populisme et d’un effondrement de la social-démocratie. Quel bilan tirez-vous de ces élections ?

Avant toute chose, il faut dire que même si le Mouvement 5 étoiles et la Ligue ont remporté une victoire politique à cette élection, ce n’est pas pour autant une victoire complète. Le récit qui en a été fait ces dernieres semaines après le scrutin est celui des vainqueurs comme cela se fait toujours dans l’histoire. C’est comme s’ils avaient tout remporté, mais la réalité est tout autre car aucun parti n’a obtenu la majorité. Le M5S et la Ligue ont pris beaucoup d’ampleur, mais ni le M5S seul, ni la Ligue au sein de sa coalition de centre-droit, n’ont obtenu la majorité des sièges au Parlement. Par conséquent, cette victoire est incontestablement une victoire politique, car elle marque la défaite politique de mon parti, le Parti Démocrate, et de Forza Italia. Cependant, en réalité, il n’y a pas de véritable vainqueur à ces élections, car personne, demain, ne serait en mesure de faire un gouvernement avec la formation ou la coalition qui aurait clairement remporté ces élections. Finalement, le récit à faire est celui d’un Parlement sans majorité politique.

Le M5S a attiré le vote de nombreux jeunes, notamment les plus précaires et ceux qui ont le plus souffert de la crise. Les enquêtes ont montré que le vote M5S est avant tout déterminé par le chômage et le manque de service publics. Le Pd a, lui, en revanche, davantage attiré le vote des retraités et des plus optimistes. Pourquoi la gauche a perdu les classes populaires en Italie ?

Tout ce que je viens de dire sur le vote M5S vaut également pour la Ligue. La différence fondamentale entre le vote M5S et le vote pour la Ligue est celle qui demeure entre le Nord et le Sud du pays. La Ligue s’est transformée ces dernières années en suivant le modèle du Front national de Mme Le Pen en France et a tenté de devenir un parti d’envergure nationale. En effet, la Ligue s’est étendue parmi l’électorat du Centre de l’Italie et, dans une moindre mesure, du Sud. Elle a canalisé les difficultés sociales du Centre-Nord tandis que le M5S a surtout canalisé le malaise social du Sud. Il y a donc une géographie territoriale du vote qui doit toujours être regardée en parallèle de la géographie sociale. Il n’y a aucun doute que le Parti Démocrate a payé le prix d’avoir gouverné durant 7 ans. Gouverner, voilà que cela nous rappelle l’Italie de l’été 2011 qui s’embarquait dans la crise des dettes souveraines et le défaut de paiement. Ce furent ces circonstances qui firent tomber le gouvernement Berlusconi. Arriva ensuite un gouvernement d’urgence nationale conduit par Mario Monti. Le PD est depuis les élections de 2013 en charge du gouvernement du pays et a assumé les responsabilités d’affronter les problèmes de l’Italie qui sont loin d’être minimes, et de tenter de sortir le pays de la crise.

Lien
Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

Comme tous les partis qui ont gouverné ces dernières années, des socialistes en France à la CSU de Merkel en Allemagne qui a subi une défaite électorale (elle a remporté les élections mais a perdu de nombreux électeurs) en passant par Obama aux Etats-Unis qui a gouverné pendant ces années de crise, nous étions dans une situation difficile à laquelle le Parti Démocrate s’est lui aussi confronté. Par ailleurs, il y a d’autres éléments qui peuvent nous aider à comprendre cette défaite et que nous devrons certainement analyser car ils ont à voir avec la manière dont le Parti Démocrate a grandi ces dernières années. Il a dû, face à l’urgence, d’une façon ou d’une autre, garantir la gouvernabilité de l’Italie. Il a été de plus en plus perçu comme un parti de pouvoir, un parti auquel il importe seulement de rester au pouvoir. Cela n’a pas aidé son développement harmonieux, aussi bien sur le plan culturel que politique. Rappelons que le Parti Démocrate est un parti très jeune : il existe seulement depuis 2007. Son engagement prioritaire à gouverner dans l’urgence n’a pas aidé son développement tant culturel que politique.

À ce propos, en effet, puisque le pays semble difficilement gouvernable, une alliance entre le M5S et le Parti Démocrate pourrait-elle être un scénario probable ?

Je ne le vois pas comme étant le plus probable car ce qui ce que sous-entend cette question c’est un gouvernement politique. J’ai dit qu’il n’y avait pas de place pour un gouvernement politique avec ces partis car personne n’a remporté ces élections. Le récit que font Di Maio et Salvini des élections est le récit des vainqueurs mais il est erronné. Ils n’ont pas la majorité et il n’est pas du tout possible que le PD la leur donne. Par ailleurs, celui qui soutient que le M5S s’alliera avec la Ligue a également tort. Ils ne pourront jamais faire un gouvernement politique. Je le répète donc : il est sûr que le PD ne pourra consentir à un gouvernement politique avec le M5S. Les cinque stelle sont les adversaires du Parti Démocrate. Je peux vous raconter ne serait-ce que la façon dont ils mènent les discussions avec le PD, dont ils insultent ce parti et insultent certains de ses membres – car il y a des personnes au M5S qui n’hésitent pas à aller à l’attaque personnelle. Ces personnes ont une façon de faire de la politique qui n’est pas la mienne. Ils pointent du doigt les individus comme le faisaient les nazis et les fascistes. Ils s’en prennent personnellement aux individus, les mettent au pilori, s’immiscent sur les réseaux sociaux. Il est impossible que le Parti Démocrate puisse consentir au M5S un gouvernement politique. Renzi ou pas Renzi, cela ne change rien, nous sommes tous de cette opinion.

Quelques militants du Parti Démocrate ont organisé une assemblée spontanée, ici au Mattatoio récemment. Ils étaient des centaines et l’assemblée s’est prononcée contre toute hypothèse d’alliance avec le M5S après ce qu’ils nous ont fait. Nous pourrons avoir comme seule possibilité un gouvernement technique, constitutionnel et d’urgence nationale qui ne serait pas un gouvernement politique, mais à qui les différentes forces présentes au Parlement pourraient donner un appui externe. Dans ce cas, le PD ne pourra pas refuser. Mais ce ne sera pas un gouvernement politique du M5S [NDLR, il y a en Italie une longue tradition des gouvernements techniques et transitoires, par opposition aux gouvernements politiques].

Le Parti Démocrate pourrait, dans l’avenir, d’ici quelques semaines, nous verrons comment cela évoluera, donner son appui non pas à un gouvernement politique mais à un gouvernement d’urgence nationale. Je souhaite que, en ces circonstances, le M5S fasse de même contrairement à 2013 où il refusa d’apporter son soutien à un gouvernement d’urgence nationale. En 2013, dans des conditions différentes, le PD ne pouvait alors pas avoir la majorité seul, et il dû aller la chercher au Parlement. Le M5S avait alors refusé de soutenir un hypothétique gouvernement d’urgence. Aujourd’hui, je pense que les choses se débloqueront s’il y a un changement dans la façon dont le M5S pense la politique. Je le souhaite naturellement, j’espère qu’ils comprendront que la dernière possibilité de former un gouvernement au cours de cette législature est le scénario d’un gouvernement d’urgence nationale appuyé par toutes les forces politiques du Parlement. Le point de départ de votre question est donc erroné. La possibilité d’une alliance PD-M5S pour un gouvernement politique n’existe absolument pas.

On continue à lire dans les journaux l’hypothèse d’une alliance entre le M5S et la Ligue. Le premier vote pour l’élection des présidents des Chambres a eu lieu vendredi et a conduit à une alliance entre le M5S et le centre-droit afin de faire élire un « 5 étoiles » à la Chambre des députés [NDLR, Roberto Fico] et un candidat du centre-droit au Sénat [NDLR, Maria Elisabetta Alberti Casellati de Forza Italia]. L’accord a été piloté par la le M5S et la Ligue, mais je ne crois pas du tout que cette alliance de circonstance pour la répartition des attributions des chambres puisse déboucher sur une alliance politique de gouvernement. D’autre part, en réalité, même si on parle plus de cette alliance que de celle entre le M5S et le PD, vous verrez néanmoins qu’une fois l’alliance terminée entre le M5S et la Ligue pour les présidences des chambres il n’y a aucune chance pour que cela se transforme en un gouvernement Di Maio-Salvini. Le problème n’est pas que le M5S serait trop à gauche et la Lega trop à droite parce que, par exemple sur la question de l’immigration, les cinque stelle ont avancé des propositions profondément anti-immigration. Au cours de la dernière législature, nous n’avons pas réussi à faire approuver le droit du sol… Nous avons en Italie 800 000 garçons et filles, nés en Italie, qui n’ont pas la nationalité italienne. 800 000 enfants à qui nous devons la donner. Ils sont nés en Italie, étudient dans nos écoles, vont dans nos universités… Bien sûr, ils peuvent l’avoir à 18 ans, mais jusqu’à 18 ans ils ne l’ont pas. D’autre part, nous considèrons que c’est une barrière détestable à l’intégration de ces enfants, qui sont italiens à part entière et qui, pourtant, se sentent marginalisés parce qu’ils ne peuvent pas obtenir la nationalité. La loi qui aurait permis aux 800 000 enfants italiens nés de parents étrangers résidents en Italie, et donc tout à fait réguliers, d’obtenir la nationalité n’a pas été approuvée parce que le M5S s’y est opposé.

Donc ce n’est pas comme si le M5S était de gauche. Le mouvement a surtout travaillé son marketing. Il est même meilleur que Berlusconi, celui qui a importé le marketing en Italie. Grillo, Casaleggio et le M5S ont appris de lui et l’élève a fini par dépasser le maître comme c’est souvent le cas. En réalité que font-ils ? Avec la Casaleggio Associati, ils font chaque jour des sondages d’opinion de très grande qualité. La Casaleggio, d’un point de vue technique, est une excellente structure d’analyse marketing. Ils peuvent saisir quelle est l’opinion des Italiens et suivre son évolution très précisément. Donc, si le M5S sait que 83% des Italiens sont aujourd’hui opposés à l’immigration, il n’aura pas le courage de défendre l’avis contraire car il sait qu’il est minoritaire. Ils n’ont pas de courage politique. Les membres du M5S sont des lâches. Ils n’auront jamais le courage de tenir une position contraire à l’avis majoritaire. Peut-être parce que c’est une bataille de civilisation, une bataille d’idéaux ou une bataille de valeurs. Ils vont là où va la majorité, grâce à Internet. Par chance pour l’Italie, ce n’est pas un mouvement réactionnaire. Mais je suis inquiet quant à la désillusion qu’il laissera. Les millions de personnes qui ont voté pour le M5S pensant que, le surlendemain, l’Etat leur donnerait 700 euros… Quand ils découvriront que cela ne se réalisera pas, pour qui voteront-ils la prochaine fois ? Je crains qu’un mouvement politique qui agit de la sorte ne laisse que de la désillusion. Cependant, je répète que des alliances politiques entre le M5S et le PD sont à exclure car personne ne le réclame au sein du PD. Comme Veltroni l’a dit l’autre jour dans une belle interview qu’il a donnée au Corriere Della Sera, les choses sont différentes si l’hypothèse est celle d’un gouvernement d’urgence qui nécessite la contribution de tout le monde. Mais ce ne sera certainement pas un gouvernement Di Maio.

Concernant Renzi, il semble qu’il ait cristallisé contre lui un rejet important de la part des Italiens, n’aurait-il pas dû s’en aller après sa défaite au référendum constitutionnel de 2016 ? Quel bilan tirez-vous de sa politique ?

L’Histoire est toujours comme cela : celui qui gagne a raison, et celui qui perd a tort. Cela me semble plutôt banal. Renzi a perdu, donc il a tort. C’est faux. Je ne pense pas qu’il y ait une responsabilité personnelle dans cette affaire politique. L’Italie, où des crises ont éclaté d’abord en 2008, puis en 2011-2012, a subi beaucoup plus de chocs que tous les autres pays européens, à cause de ses propres défauts structurels. L’Italie a des problèmes structurels qui sont nés il y a plus de 30 ans. Attribuons à Renzi le mérite de les avoir affrontés. Affronter ces problèmes signifie se heurter à la majorité de la population. Par exemple, grâce à la réforme de l’école, le gouvernement Renzi a stabilisé l’institution, c’est-à-dire qu’il a donné un travail à temps plein et à durée indéterminée à 100 000 enseignants qui étaient auparavant précaires. Comment s’explique le fait que ces gens-là se soient révoltés contre nous ? C’est parce qu’ils ne voulaient pas d’un travail stable, qu’ils souhaitaient rester précaires. C’est la bizarrerie de l’Italie. Une femme de 45-50 ans, qui est restée précaire pendant 20 ans à Agrigente ou à Syracuse, dans le sud profond de la Sicile, qui a désormais un mari, une famille, des enfants et une maison, préfère être précaire à 700€ qu’avoir un travail stable pour lequel elle pourrait aller à Mestre, à Milan ou à Turin. Les postes d’enseignant disponibles, qui devraient être occupés par ces 100 000 personnes embauchées, sont dans le Nord où le taux de fécondité est plus fort, et nous n’y pouvons rien. Nous avons donc des précaires dans le Sud, surtout, qui ne veulent pas déménager au Nord. On ne peut néanmoins pas dire que le gouvernement Renzi, lorsqu’il a stabilisé 100 000 enseignants, a fait quelque chose à l’encontre des travailleurs. Le problème est que la gestion d’une telle réforme est compliquée, difficile, et qu’il lui faudrait plus de temps.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

L’Italie aurait besoin d’un peu plus de temps pour sortir de ces problèmes structurels. L’Europe nous a beaucoup aidés, mais seulement dans l’urgence, car elle ne prend conscience des problèmes de l’Italie que lorsqu’ils deviennent urgents. L’Europe ne nous a pas aidés sur le plan structurel en nous concédant un peu de répit, alors que les défis italiens ont besoin de quelques années pour être résolus. Je ne me vois pas attaquer Renzi, même si je sais qu’il a fait des erreurs. Je pense que l’erreur majeure reste d’avoir eu peu de temps, d’avoir fait beaucoup de choses trop rapidement, alors que certaines réformes avaient besoin d’une maturation sociale beaucoup plus longue. Nous avons dû faire trop de choses dans l’urgence, en peu de temps, ce fut peut-être une erreur. Une faute psychologique également puisque du point de vue du gouvernement, faire mûrir davantage certaines mesures et réformes aurait amélioré leur impact social.

On sait qu’il existe une dette publique italienne de plus de 132% du PIB, et que le système bancaire italien est en crise. Y-a-t-il une responsabilité de l’Union européenne et des politiques d’austérité là-dedans, et quel bilan en faites-vous ?

Historiquement non, puisque la dette publique italienne s’est accumulée précédemment. Ce n’est pas l’UE qui en est responsable. Notre dette publique s’est creusée avant le Traité de Maastricht. Au contraire, je fais partie de ceux qui pensent que l’adhésion au Traité de Maastricht a amélioré les possibilités pour l’Italie de gérer sa dette qui date des années 70-80. La participation au projet de monnaie unique, dans les années 90 et la décennie 2000, nous a permis d’accéder à un niveau de taux d’intérêts très bas, et d’échapper au risque souverain que nous avions auparavant. Sous cet angle l’Europe n’est pas la responsable, elle nous aide plutôt. La crise bancaire dépend elle aussi des problèmes structurels de l’Italie. Les entreprises italiennes sont de petite taille. Nous avons une structure industrielle très complexe, puisque notre système productif nous permet d’atteindre le second excédent de la balance courante d’Europe. Par exemple, nous exportons plus que la France et importons moins, donc notre solde commercial est supérieur, et de beaucoup, à celui de la France. Nous sommes seconds, après l’Allemagne. Néanmoins, parallèlement à ce système productif très en avance dans certains secteurs, notre système productif est très fragmenté avec des entreprises trop petites qui s’approvisionnent uniquement par le canal du crédit bancaire, et qui ne disposent pas de la taille critique suffisante.

Nos firmes sont trop modestes et n’ont ni la culture, ni la capacité d’accéder à des circuits financiers plus avantageux. Il paraît normal, en Italie, que l’entreprise s’approvisionne sur le marché du crédit bancaire. Quand la crise économique est apparue, elle s’est automatiquement transmise au bilan des banques. Là-aussi la géographie va nous aider : quelles sont les banques qui sont entrées en crise ? Celles des Marches, de Toscane et de Vénétie, c’est-à-dire toutes les régions de petites entreprises industrielles du centre-nord. Les banques de Turin et de Milan ne sont pas entrées en crise, au contraire de celles des zones industrielles, des petites banques locales proches de nombreuses petites entreprises. Elles sont entrées en crise car ces firmes modestes fermaient et ne pouvaient plus régler leurs dettes.

L’Europe porte une responsabilité sur un point. Il est désormais reconnu de tous que l’Europe a pris du retard et s’est fourvoyée dans ses réponses à la crise. Le point culminant fut le fameux sommet de Deauville où le président Sarkozy et la chancelière Merkel se sont complétement trompés. En réalité, ils nous ont menés à la seconde récession de 2011-2012 alors que les Etats-Unis, d’où venait la crise, en étaient sortis. Ils n’ont pas connu de seconde récession, l’Europe oui. Ce fut la faute de la direction franco-allemande au cours des années 2010-2011. Je sais que cela n’a pas eu de conséquences uniquement à l’intérieur de l’Italie, que ce fut une erreur aussi pour les Français et les Allemands, pas uniquement pour les Italiens, les Grecs et les Espagnols. Concernant les banques, je suis davantage européiste dans le sens où la présence de mécanismes de réglementation, de contrôle, de garantie, de suivi de types supranationaux est une bonne chose également pour les banques italiennes, même si parfois elles en souffrent. En effet, dans le système bancaire il est aussi pertinent d’avoir plus de transparence, de s’habituer à avoir des contrôles indépendants : un des problèmes italiens, mais aussi français, est qu’il n’y a pas de distinction entre les rôles de chacun des acteurs. Le contrôleur est très souvent connecté d’une certaine manière au contrôlé. Autrefois officiaient les inspecteurs italiens de la Banque d’Italie, aujourd’hui les inspecteurs sont français, anglais, espagnols, et il semble que l’on doive s’habituer à des contrôles véritablement indépendants, que l’on ne peut influencer en connaissant de près ou de loin le contrôleur. Ceci vaut également pour la France et pour l’Allemagne, puisque leurs banques aussi ont beaucoup à améliorer. Ainsi, je ne pense pas que la crise bancaire italienne découle de l’Union européenne. Elle dépend de ce dont on vient de parler, et du fait que les banques italiennes possèdent beaucoup de dette publique italienne, et donc qu’à chaque secousse, si la dette publique commence à déraper, alors les banques italiennes dérapent aussi. La cause n’est pas l’Europe, mais l’orientation vers la petite entreprise et le niveau trop élevé de la dette publique italienne.

Une dernière question : vous avez fait une critique systémique de la gestion de Rome, entre autres par le M5S, et vous venez de publier le livre SOS Roma : la crisi della capitale, da dove viene e come uscirne (SOS Rome : la crise de la capitale, d’où elle vient et comment en sortir). Pourriez-vous revenir sur vos critiques ?

Dans mon livre, je fais une critique non seulement de la gestion actuelle par le M5S, mais aussi une autocritique de l’ancienne majorité de centre-gauche, et surtout du conseil municipal de centre-droit qui les a précédées. Nous avons ici à Rome un sérieux problème puisque cela fait une dizaine d’années que la mairie n’est pas à la hauteur d’une grande ville, de la capitale de la République.

Les raisons sont nombreuses et pas uniquement politiques. Je crois qu’il faut une réforme de la gouvernance locale à Rome, et dans mon livre j’expose entre autres la réforme qui fait partie d’un projet de loi que j’ai présenté au Parlement, qui s’inspire des meilleurs modèles européens, en partie de Londres et en partie de Paris. Je pense que quel que soit le maire de Rome, il est destiné à échouer. Il faut un accompagnement constant de la part des gouvernements régionaux et nationaux, et une réforme des mécanismes de fonctionnement des institutions locales.

J’espère que nous pourrons arriver à un accord sous cette législature, bien que les choses soient très compliquées. Le M5S étant aux affaires à Rome depuis 2 ans et sachant aujourd’hui concrètement ce qu’il en est, je souhaite qu’ils puissent converger au Parlement sur une proposition de réforme des institutions de la gouvernance romaine, qui rassemble à la fois la droite, la gauche et le M5S. Mon interprétation n’est cependant pas partisane, ayant participé à la tentative du centre-gauche en 2013 de réformer la gestion municipale qui n’a pas abouti pour des raisons assez accablantes : enquêtes judiciaires, entre-soi, corruption. Je vois Rome comme un cas où il faut avoir le courage d’introduire des transformations radicales dans la gestion de la ville. C’est un peu ce qu’a fait Margaret Thatcher lorsqu’elle a supprimé la commune de Londres dans les années 70 et l’a remplacée par la Greater London Authority. Un peu aussi ce qu’a fait le gouvernement français quand il a révisé le lien entre la commune de Paris et la région Île-de-France d’une manière qui est selon moi plus efficiente et plus avancée que ne l’est aujourd’hui le rapport entre Roma Capitale et la région du Latium. Finalement, ce que je propose de faire à Rome est ce qu’il s’est passé à Londres et à Paris dans des circonstances historiques différentes, c’est-à-dire une évolution de la structure institutionnelle.

 

Entretien réalisé par Marie Lucas et Lenny Benbara, retranscrit par Sonia Matino et traduit par Paul Schilling et Julien Lecrubier.

 

Crédits photos : ©Salvatore Contino