Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

Travailleurs migrants au Qatar. © OIT

A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

Le scandale de la Coupe du Monde

Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

Le kafala, un héritage britannique ?

Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

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Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

Basilicate, les fruits de la souffrance des migrants

L’hiver est venu et, depuis la fin de l’été, les tomates ont été cueillies en Italie et en Espagne et sont arrivées sur vos étals de supermarchés, en vrac, au kilo, en sauce, à des prix défiant toute concurrence. Ce que vous mangez a pourtant un prix que la terre, les producteurs et les ouvriers agricoles auront à supporter. Reportage par Marc Antoine Frébutte.


Elle est bien loin cette réforme agraire des années 50 qui devait voir la redistribution des terres agricoles à travers l’Italie et permettre à des milliers de paysans de devenir propriétaires. Ne pouvant pas lutter sur des marchés mondiaux ouverts et ultra-compétitifs, les paysans ont vite revendu leurs terres et sont partis chercher du travail ailleurs, dans le Nord de l’Italie ou en Europe. Les terres restantes se sont agglomérées dans les mains de gros exploitants produisant sur le modèle californien, alliant production de masse et monoculture. Les paysages de la Basilicate en sont sortis transformés, devenus de parfaits décors post-apocalyptiques pour une éventuelle production cinématographique du livre Ravage de Barjavel. Les paysages s’étendent à perte de vue, entrecoupés par les collines recouvertes de champs et vidées de leurs arbres. On y aperçoit l’échec d’une politique mal orchestrée : maisons en ruine, villages abandonnés, églises désacralisées et ponts qui s’écroulent.

Pourtant, tout n’est pas mort. À l’approche des villages, on aperçoit des formes humaines qui s’animent et semblent appartenir à ce décor de campagne. Ce sont les ouvriers agricoles venus faire les récoltes des tomates qui habitent désormais temporairement dans ces abris de fortunes. Devant l’entrée, des bidons blancs et bleus remplis d’eau potable, des habits qui sèchent sur les murs, des chaussures recouvertes de terre, des plumes de poulets au sol, tout un ensemble de traces de l’occupation récente de ces maisons qui durera les deux mois de la récolte des tomates en Basilicate, dans le sud de l’Italie.

Boreano, village fantôme pendant 9 mois de l’année. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Maisons délabrées où les travailleurs agricoles résideront le temps des saisons. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

L’état de délabrement de ces maisons ne devrait pourtant pas permettre d’accueillir des résidents. Mais non aidés par des producteurs qui ne respectent pas les lois en n’offrant pas de logement le temps des saisons, les travailleurs ont dû trouver refuge dans ce qui leur était ouvert. Ils y cohabitent dans la promiscuité, dans des conditions d’hygiènes déplorables et isolés des villes. La plupart des travailleurs sont originaires de l’Afrique de l’Ouest et plus spécialement du Burkina Faso. Bon nombre de ces migrants viennent trouver dans le sud de l’Italie le travail qu’ils n’ont plus dans le Nord. « Ils ont fermé l’usine où je travaillais pour l’envoyer en Bulgarie car les salaires y sont moins élevés. Depuis 2009, je fais les récoltes, il faut bien que j’aide ma famille restée au pays », me dit Salif, proche de l’âge de la retraite qu’il ne verra jamais. Victimes de la crise, au même titre que les Italiens, les migrants n’ont pas beaucoup d’autres choix que de descendre ramasser les tomates. « Il n’y a même pas de travail pour les Italiens, comment il y en aurait pour nous ? Il y a plein d’Italiens qui se suicident car ils ont perdu leur travail. Nous on ne le fait pas car on est plus fort mentalement, on a la foi en Dieu, on se bat jusqu’à la dernière cartouche. »

Les Burkinabés en Italie sont presque exclusivement bissas, car « ce sont des aventuriers » comme me l’explique Amidou. « Il y en a un premier qui est parti en Europe, et puis un autre a suivi, et encore un autre et un autre, et puis maintenant même les petits ils veulent partir ». Mais beaucoup partent aussi car les Bissas « ont moins d’opportunités de travail au Burkina Faso. Les régions qu’ils habitent sont sous-développées, les enfants moins éduqués ». Ils ont été « victimes de discriminations de la part des gouvernements successifs au Burkina Faso. Seul Thomas Sankara voulait remédier à ce problème en investissant sans discrimination » m’explique Abdel Wahad.

Parmi ces migrants, beaucoup n’avaient pas fait de l’Italie leur premier choix. Ils étaient nombreux à être allés travailler en Libye, pays proche et prospère jusqu’à la chute de Kadhafi. Ahmed a « travaillé pendant cinq ans là-bas comme plombier. Je sais tout faire dans un immeuble, de haut en bas. Puis après les Français sont arrivés et ils ont tué Khadafi. Alors je suis parti sur un bateau ». Et de continuer, « c’est à cause de la France et de l’Occident qu’on est là. Dès qu’un politicien africain veut améliorer notre situation, vous le tuez. Sarkozy il a tué Kadhafi, maintenant il n’y a plus de travail là-bas en Libye et c’est dangereux. C’est vous qui mettez la merde partout et après vous ne voulez pas qu’on vienne chez vous en France ».

Ils sont nombreux à avoir fui les dangers de la Libye malgré des salaires attrayants. « La nourriture et la vie ça coûte moins cher qu’en Europe. On avait une belle maison qu’on louait à neuf Maliens et qu’on payait 400 dinars (255€). On était bien, on avait la télévision, le frigo, la cuisine. Mais tu ne peux jamais sortir, c’est ça le problème. Tu vas au travail, tu vas faire les courses, puis tu rentres à la maison, c’est tout. Jamais tu ne vas te promener, c’est trop dangereux. Ici en Italie, tu te promènes comme tu veux, mais il n’y a pas de travail et regarde où on habite», me dit Adama en me montrant derrière lui la maison qu’ils squattent aujourd’hui près de Venosa. « C’est un très beau pays, la Libye. Mais les Libyens ils sont très méchants. On t’arrête et on te met en prison sans raison. Si tu montres que tu as un permis, ils le prennent et ils le déchirent devant toi, puis ils t’emmènent en prison. Tu te fais tirer dessus parce que tu es noir. Aujourd’hui, c’est devenu trop dangereux alors je suis parti ».

Chassés de Libye et licenciés des usines, de nombreux Africains suivent les récoltes, bougeant de région en région selon les saisons. Récoltes des tomates en été, récoltes des agrumes en hiver, cueillettes des fraises au printemps, ils sont sur les routes tout au long de l’année, transportant avec eux un petit sac contenant l’essentiel de leurs affaires : un pantalon, des baskets, un ou deux t-shirts et leur permis de séjour. L’argent qu’ils gagnent, ils le mettent aussi vite sur leur compte en banque pour l’envoyer au pays. « C’est trop dangereux de le garder avec nous et puis nos familles en ont besoin. Avec 70 euros, ma femme et mes enfants peuvent vivre un mois au Burkina Faso, en achetant un gros sac de riz et quelques poulets », me confie Salif.

Les sacs à dos transportant toutes leurs richesses à travers l’Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Beaucoup de migrants apprennent à lire et à écrire une fois arrivés en Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Le travail des récoltes à Venosa commence à la mi-août et finit à la fin septembre, légèrement décalé par rapport aux autres régions italiennes, en raison de la différence de topologie et de climat. Lever très tôt, départ en camion à l’aube vers les lieux de travail tenus secrets pour rendre la dépendance aux intermédiaires plus fortes. Le travail très physique consiste à arracher les pieds de tomates pour les secouer au-dessus de gros caissons qui seront ensuite chargés sur les camions et acheminés vers les usines de transformation. Pour ce travail très éprouvant, les travailleurs migrants seront payés « 3,50 euros, au mieux 4 euros par caisse de 300 kilos » me raconte Ahmed. « On gagne de 30 à 40 euros dans la journée, mais il n’y a pas de travail tous les jours. On ne vit pas avec ça, on ne fait pas de projets non plus. » Payer à la caisse est pourtant interdit dans beaucoup de régions en Italie. « C’est à cause de ce système que beaucoup de travailleurs agricoles meurent. On les pousse à bout, on prend toute leur énergie, on les force à se dépasser. Ils travaillent sous le soleil, plusieurs heures par jours, sans boire, sans pause » raconte Yvan Sagnet, ancien travailleur agricole, maintenant représentant syndical à la CGIL dans les Pouilles. « Les droits des travailleurs sont devenus facultatifs. Ça c’est l’idée du capitalisme, que tout est le marché, que le développement doit se faire à tout prix. »

Les contrôles ne se font presque pas, par manque de moyens humains mais aussi par une absence de volonté politique de faire changer les choses. « Comment voulez-vous que les politiques s’attaquent au travail au noir et à l’exploitation quand ce sont les exploitants agricoles et les industriels qui financent leur campagne électorale ? On ne mord pas la main qui nous nourrit ! » me glisse Ahmed, l’air résigné et de continuer : « Même quand la police passe, elle ne fait pas attention à nous. Elle ne demande pas si on est en règle, si on a un contrat. Elle fait partie du business, elle est corrompue aussi et travaille avec les producteurs. Ils se connaissent tous ! » Cette absence de contrôle permet à de nombreux petits exploitants de rentrer dans leurs coûts et de pouvoir survivre de leur travail et de la vente de leur production. Francesco, ancien agriculteur m’explique que « les agriculteurs gagnent peu. S’ils n’avaient pas les migrants, et qu’ils devaient payer les taxes, ils laisseraient les tomates pourrir dans les champs car ça leur coûterait plus cher de les récolter. Avant quand j’étais étudiant, on venait faire la cueillette dans les champs car ça payait bien mais aujourd’hui, on ne gagne plus rien, les jeunes n’ont plus envie d’y aller. Il faudrait commencer par payer correctement les agriculteurs et que les jeunes Italiens puissent aller travailler dans les champs dans de bonnes conditions. »

Pour les travailleurs migrants, le constat est le même. Pour Moussa, « les petits producteurs sont gentils. Ils viennent nous parler, ils nous apportent du café et des croissants le matin. Le problème, c’est dans les grandes exploitations où on ne connaît personne, où on ne voit pas le moindre blanc. Les caporali (intermédiaires) sont noirs et ils gèrent le travail. Ils prélèvent pour eux une partie de ce qu’on gagne. À la fin de la journée, on travaille pour pas grand chose. » Sans traçabilité des produits et de la production, ce sont les grands groupes qui profitent de ce système d’exploitation leur permettant de générer d’énormes profits. Ce système s’est vite généralisé en Italie, mais aussi en Europe, dans le monde agricole où les petits exploitants sont forcés de réduire les coûts. Ils reportent la pression des grands groupes et de la concurrence mondiale sur le dernier maillon de la chaîne de production, les ouvriers agricoles, qu’ils soient venus d’Afrique ou d’Europe de l’Est.

Depuis 50 ans, les conditions n’ont pas changé et ont même eu tendance à s’aggraver. Comme Salif qui « restera le temps de payer l’école et l’université à ses enfants », c’est souvent l’obligation de subvenir aux besoins des familles qui force les travailleurs à accepter les conditions imposées. Pour Maria et ses camarades, anciennes travailleuses agricoles dans les années 1980, « il n’y avait pas de travail dans la région et je prenais ce que je trouvais pour pouvoir nourrir ma famille et mes six enfants. Mon mari est parti pendant dix ans en Allemagne pour travailler comme maçon. On devait accepter les conditions sinon ils ne nous donnaient rien. Je faisais tout à la maison, la couture, le pain, les repas. Je ne dormais même pas cinq heures par nuit. C’était une vie de sacrifice pour que mes enfants s’en sortent. » Pour Louisa, la situation n’était pas bien différente : « Le capo venait nous prendre et nous emmenait dans les champs où on travaillait toute la journée, sept heures par jour. Puis il revenait à la fin pour nous prendre et nous ramener à Venosa. A la fin, le producteur donnait l’argent au caporalo, il prenait une partie et nous reversait le reste. Les patrons ne notaient pas les journées travaillées. Ils nous faisaient un contrat mais ils ne déclaraient pas les jours et ne payaient pas les cotisations sociales. Aujourd’hui, après avoir travaillé toute ma vie dans les champs, je ne gagne que 500€ de retraite. »

Maria devant les photos de ses enfants et petits-enfants qui ont presque tous émigré. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Louisa doit survivre avec 500 euros de retraite par mois malgré presque 30 ans de travail dans les champs. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Puis petit à petit, les Italiens ont délaissé ces boulots pour chercher un travail ailleurs ou sont partis travailler dans l’usine Fiat ouverte dans la région. Les migrants les ont progressivement remplacés dans les champs vers les années 1990. Ils vivent à l’écart des villes et des villages, isolés dans des ghettos qu’ils essaient de rebâtir comme un espace de socialisation. Regroupé entre Burkinabés, ils se retrouvent le soir près des restaurants en carton de Boreano pour manger quelques plats africains. Les poulets et moutons sont apportés par les éleveurs locaux et abattus sur place, au détriment des normes d’hygiène. Au fur et à mesure, les nouveaux arrivants viennent remplir le ghetto, squattant un espace laissé libre, construisant de nouvelles baraques, transportant à travers champs leur petit sac à dos d’enfants. Pascal, la trentaine, m’explique que « l’an dernier, à la mi-septembre, la police est venue pour nous expulser de Boreano, pour qu’on aille dans les centres d’accueil. Ils ont détruit les maisons où on habitait, mais après, à la mi-octobre ils nous ont dit que le centre fermait et on a dû partir. On s’est retrouvés sans endroit où vivre. C’est pour ça qu’on est revenu ici et on a reconstruit les petites cabanes. Cette année, pas question de bouger. »

Au final, ils ne se disent pas malheureux, juste déçus de ne pas pouvoir accéder à de meilleures conditions. En 2010 et 2011, il y avait eu des mouvements de protestations à Rosarno et à Nardo pour contester leurs conditions de travail et les discriminations dont ils étaient victimes, mais les choses n’ont pas vraiment changé pour eux depuis lors, si ce n’est que les meneurs de ces révoltes se sont retrouvés sans travail. Quelques lois ont été votées mais pour Ahmed, « la réalité est toujours la même pour nous. Des Blancs, il y en a plein qui sont venus faire des tours ici dans les ghettos, des médecins, des journalistes, des syndicats mais au final, rien ne change pour nous. On vit et on travaille toujours dans les mêmes conditions. » Comme le reconnaît Yvan Sagnet, « c’est dur de faire un mouvement cohérent. Il y a tellement d’origines différentes, d’intérêts différents, d’histoires différentes qu’il est presque impossible de réunir tous les travailleurs autour d’une seule cause pour améliorer leur quotidien. Les patrons joueront toujours sur les différences pour casser les mouvements et pour imposer leurs règles.» Ils sont déçus aussi que les services de la région ne fassent pas un effort pour leur apporter de l’eau et des douches et qu’on ne les laisse pas vivre ici tranquillement dans ce petit village qu’ils ont reconstruit. « Ici on est plus libre que dans les centres d’accueil. On est entre nous et il y a plus de divertissements. On a les bars, les restaurants. On peut voir les chaînes de télévisions de l’Afrique, les matchs de foot de l’Italie, de l’Angleterre et de la France. Le propriétaire, il a mis des panneaux solaires, le satellite et Sky, on peut tout voir de chez lui. »

En attendant que leur situation s’améliore peut-être, ils vont continuer à se lever très tôt chaque matin dans l’espoir qu’on leur offre du travail pour la journée, gagnant quelques dizaines d’euros qu’ils enverront à leurs familles et se réunissant le soir dans les bars du ghetto, afin de profiter des derniers rayons de soleil en écoutant les musiques venues de l’Afrique. « Il ne faut jamais abandonner tant qu’il y a de l’espoir. Jamais ! », conclut Salif en partant vers les champs.

Les baraques reconstruites juste devant les maisons détruites par la commune de Venosa. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Des restaurants improvisés, faits de bois, de tôles et de carton. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Par Marc-Antoine Frébutte

Photos: © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Contact: 0033 (0) 673769006 / [email protected]

Pour les personnes à la rue, le froid et l’angoisse

À Rennes, ils sont des dizaines abandonnés sans hébergement. Demandeurs d’asile, « dublinés » – qui, en vertu du règlement Dublin, doivent faire leur demande d’asile dans le premier pays européen où ils ont été contrôlés -, hommes célibataires ou familles : la préfecture ne respecte pas ses obligations à leur donner un abri. Des collectifs militants prennent alors le relais. Reportage.


La mère géorgienne est épuisée. Son visage porte les marques de la fatigue, de profonds cernes soulignent ses yeux. Surtout, l’angoisse perce dans sa voix. « L’hiver arrive », explique-t-elle, désespérée. La peur tourne en boucle, se fait presque agressive. « On ne peut pas aller vivre dans la rue, on a des enfants ! »

Elle est là, assise sur un lit de camp prêté par la Croix Rouge, au milieu des couvertures bariolées. Dans ses bras, elle tient son fils, pâle, contre son gilet noir. Cela fait deux semaines qu’elle vit dans cette salle de cours de l’université de Rennes 2. Deux semaines dans cette occupation de fortune, portée par le Collectif de soutien aux personnes sans papiers à Rennes.

Autour d’elle, des hommes célibataires et des familles, des femmes enceintes, des enfants, qui courent dans les couloirs, des personnes gravement malades. Ils viennent de Géorgie, d’Albanie, de Tchétchénie, d’Erythrée, du Soudan, de Somalie, d’Afghanistan. Au total, une soixantaine de personnes vit dans ces cinq salles de cours, dans un bâtiment de l’université, dont un tiers d’enfants.

“Les migrants ne sont pas considérés comme des sans domiciles”

Ils n’ont nulle part où aller. Tous les jours, ils appellent le 115. Mais le numéro d’urgence est saturé. Il n’y a jamais de places pour eux. Un centre d’hébergement de nuit a bien ouvert, quelques jours plus tôt, avec trois semaines d’avance cette année. On leur répond que ce n’est pas pour eux. Les places sont réservées aux personnes marginalisées, explique-t-on, aux sans-domiciles fixes que l’on considère comme traditionnels. « Même lorsqu’ils sont à la rue, on les considère comme des migrants et non pas comme des sans-domiciles », constate, amer, un membre du collectif.

Cela fait plus d’un mois qu’il lutte aux côtés de ces personnes. Habituellement, le collectif accompagne les sans-papiers dans leurs démarches administratives. Mais le 12 septembre, face à la situation critique des demandeurs d’asile laissés à la rue, les militants ont décidé d’alerter les pouvoirs publics. Ils décident d’occuper le Centre Régional d’Informations Jeunesse (CRIJ).

Le soir-même, la police intervient pour expulser un campement de sans-papiers dans un parc. Les forces de l’ordre laissent à peine le temps aux familles de récupérer leurs affaires. « Certaines personnes étaient tombées malades à cause du froid », explique un Géorgien présent ce soir-là. « Il y avait un homme avec des béquilles, qui avait du mal à avancer, et les policiers nous poussaient, nous disaient : go, go ! », continue-t-il. « On ne gênait personne là-bas, pourtant… »

Un mois d’occupations

Cette nuit-là, plus de cinquante sans-papiers dorment dans le CRIJ, derrière sa haute façade de verre. Le début d’une longue odyssée. D’occupation en occupation, les personnes à la rue s’invitent tour à tour au théâtre national de Bretagne, dans une maison diocésaine, dans des locaux syndicaux, dans une maison des jeunes et de la culture… A chaque fois, l’installation, précaire, ne dure que quelques jours. A chaque fois, il faut réunir toutes ses affaires, et repartir. « Cela nous épuise », gémit une grand-mère géorgienne. Elle souffre de diabète, sa fille est handicapée. « Il faut emporter toutes nos affaires, s’occuper de nos enfants, de nos démarches… », énumère-t-elle.

L’Etat a l’obligation de loger ces personnes. « Il appartient aux autorités de l’Etat de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale », notait ainsi le Conseil d’Etat dans une ordonnance du 10 février 2012. En tant que demandeurs d’asile, ils peuvent également « bénéficier d’un hébergement en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile » (CADA), selon l’article L. 348-1 du Code de l’action sociale et des familles.

Mais il n’y a pas assez de places dans les CADA et les PRAHDA (Programmes d’Accueil et d’Hébergement des Demandeurs d’Asile) du département. Inlassablement, la préfecture renvoie vers un 115 déjà saturé, qui explique par téléphone que toutes les places partent le matin, dès 8h30. L’Etat refuse de créer plus de capacités d’accueil, cela créerait un « appel d’air ». Et les autorités de poser des conditions d’accès restrictives aux hébergements : sont prioritaires ceux qui viennent de déposer leur demande d’asile et viennent de pays tels que Érythrée et l’Afghanistan. Mais même ces critères ne sont pas respectés.

Un hébergement discontinu par la mairie

La ville de Rennes pallie bien les insuffisances de la préfecture. La maire socialiste, Nathalie Appéré, a promis qu’ « aucun enfant ne dormira dans la rue ». Le 13 septembre, elle a ainsi ouvert un gymnase, pour les familles avec enfants – laissant par la même occasion une vingtaine de personnes à la rue. Deux semaines plus tard, le lieu est fermé. Plusieurs familles se retrouvent de nouveau à la rue. La municipalité propose également des places en hôtel.

« On a dépassé notre plafond de dépenses pour l’hébergement d’urgence en hôtel », expliquent les services aux militants. Certaines familles sont installées dans des hôtels vétustes, à quatre dans une chambre pour deux personnes. Elles ne peuvent pas cuisiner. Et une semaine plus tard, de nouveau, elles se retrouvent à la rue : leur hébergement n’a pas été renouvelé.

Face à l’impasse, le collectif décide d’investir Rennes 2. La présidence de l’université concède aux personnes à la rue cinq salles de cours, au rez-de-chaussée d’un bâtiment. Des tensions éclatent, au moment de la répartition : les familles tiennent à obtenir leurs propres pièces, pour retrouver un semblant d’intimité. Mais les éclats de voix cessent rapidement, et la vie reprend son cours instable.

Pour ces personnes à la rue, cette vie instable, c’est l’attente à la préfecture, les rendez-vous à l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration ou auprès de l’association Coallia, à laquelle est délégué leur accompagnement social. Certains doivent pointer régulièrement à la police, assignés à résidence en attente d’une décision de justice sur leur statut ou d’une possible expulsion. Ironie du sort : de résidence, ils n’en ont pas, justement. Les militants les aident comme ils peuvent dans leurs démarches, les accompagnent chez l’avocat, jusqu’au tribunal, pour leurs recours contre les décisions de préfecture.

Des enfants au milieu de l’errance

Sur la faculté, la vie s’organise. Il n’y a pas de cuisine pour eux, tout juste un micro-onde, une cafetière, une bouilloire. Des militants extérieurs préparent, certains soirs, des repas chauds. D’autres viennent aider, plus spontanément. Au détour d’un couloir, une pile de vêtements donnés s’entasse.

Au milieu du campus, des enfants se promènent avec des brochettes de fruits : une professeure a apporté les nombreux restes d’un buffet. Mais pour une partie de ces personnes à la rue, la situation n’en reste pas moins difficile. Elles ne savent pas où elles peuvent recevoir des repas chauds. Alors leurs enfants mangent du pain, des yaourts. « Comment est-ce qu’ils peuvent tenir comme ça », s’interroge une mère géorgienne.

Les enfants, pourtant, continuent de courir entre les bâtiments, slaloment entre les étudiants interloqués, jouent à un, deux, trois, soleil ! contre le mur d’une salle de cours, en allemand. Leurs parents sont débordés par les démarches administratives, la bataille de la vie quotidienne. Eux, ils jouent, jusque dans les sanitaires où se répand le papier toilette.

Certaines familles reviennent sur l’occupation : leur hébergement en hôtel a pris fin. Mais les enfants sont heureux de retrouver leurs amis. Le jour, ils vont à l’école, pour la majorité d’entre eux. Pour d’autres, les démarches sont encore en cours, un rendez-vous est prévu avec le Centre d’Information et d’Orientation (CIO). Le soir, ils continuent à jouer, jusqu’à une heure tardive. On les voit sauter sur les matelas mis à disposition par les militants, jouer ensemble à grands cris.

Puis vient la nuit. Le froid. Les salles de cours ne sont pas chauffées. L’air glacial passe à travers les fenêtres, pour certaines fissurées. Dans leur sommeil, les enfants s’agitent, rejettent leurs draps. Beaucoup sont malades. Une femme tchétchène explique que sa fille a eu une otite. Une autre, géorgienne, explique que son fils à plus de 40°C de température. La nuit, les enfants se réveillent fréquemment. Les parents sont épuisés.

A 5h du matin, dans la salle de classe jusqu’ici calme, un garçon se met à hurler. Rien ne peut l’arrêter, son cri est désespéré. Un médecin qui dort sur place avec les familles s’enquiert de sa santé, on traduit tant bien que mal ses questions en russe. Lui aussi a eu une otite, il s’est fait opérer des amygdales il y a un mois, explique sa mère. Le voile défait, mal réveillée, elle le serre dans ses bras, arrive enfin à le calmer, murmure à son oreille. « Il a fait un cauchemar, explique-t-elle. Il est angoissé. »

“On vous fait confiance”

L’angoisse est présente dans tous les esprits. Le dimanche 14 octobre, les militants résument la situation à tous. « Mercredi, on doit quitter l’université », explique un membre du collectif. « Un nouveau groupe de soutien s’est formé à l’université et va prendre le relais. Il va essayer de trouver toutes les solutions possibles. Ce sera peut-être illégal. Il faut vous préparer à la possibilité de vous retrouver de nouveau à la rue. »

Autour de lui, ses propos sont traduits en écho, comme un sombre murmure. Tous écoutent, assis sur les chaises, sur les lits de camps prêtés par la croix rouge. Une femme géorgienne réagit : « mais on a nulle part où aller ! » Elle répète, en boucle : « on vous fait confiance. On vous fait confiance. »

A la sortie de la réunion, une Albanaise s’assoit, au milieu des courants d’air. Puis s’effondre en larmes. Plus loin, des hommes fument, à l’abri des arbres. En silence.

Le lendemain soir, une ambulance arrive devant l’université. Une femme enceinte de quatre mois a perdu connaissance. On l’emmène aux urgences. Allongée sur le brancard, dans sa longue robe grise, son visage pâle ceint de son voile noir, elle murmure à peine lorsqu’on lui parle. Elle a mal, explique-t-elle. Mais ne se plaint pas. « Il faut manger davantage, il faut mieux dormir », conseille l’interne de garde. Mais surtout, c’est l’angoisse qui a causé son malaise. L’angoisse dévorante. La peur de se retrouver à la rue alors que l’hiver arrive, avec ses cinq enfants.

La fatigue, elle, se fait de plus en plus pressante. Le mercredi 17 octobre, les personnes à la rue quittent finalement, avec leurs soutiens, l’université. Les sacs remplis de vêtements s’entassent dans les fourgons des bénévoles. Les salles de cours, elles, sont désormais vides et nettoyées. Seules restent sur un tableau noir une inscription d’enfant à la craie blanche : we want sweet home.

Un immeuble inoccupé réquisitionné par les militants

Le soir-même, tous investissent un bâtiment inoccupé du bailleur social de Rennes Métropole, Archipel. Un petit immeuble de quatre étages, avec des appartements privatifs, utilisé parfois par les pompiers dont la caserne est voisine pour stocker un peu d’équipement et s’entraîner à intervenir.

Certains se ruent dans les chambres ouvertes, les familles tardent derrière, ne veulent pas se contenter des petites pièces qui restent. Dans les étages, des cris éclatent. Une collégienne tchétchène, seule, pleure. Sa mère n’est pas encore arrivée, elle a peur que la police vienne les expulser. La réquisition militante est totalement illégale, au contraire des précédentes occupations. Elle l’a bien compris. Mais tous font confiance aux soutiens qui les ont accompagnés jusqu’ici, et qui répartissent tant bien que mal familles et personnes seules dans chaque appartement.

Un nouveau lieu d’étape, avec enfin un semblant de décence, pour ces personnes à la rue. Reste à savoir pour combien de temps. Le propriétaire des lieux, lui, accepte d’emblée la signature d’une convention de mise à disposition du bâtiment, jusqu’à la fin de l’année. Et après ? Invitée, la préfecture n’a pas jugé bon de se déplacer,  et reste mutique, toujours effrayée par les courants d’airs, sans voir les personnes prises dans la tempête.

Libye : les migrants vendus comme esclaves sont aussi une responsabilité européenne

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De la chute d’un dictateur à aujourd’hui, la Libye n’est pas seule responsable de ce qui se passe sur son territoire. La vente d’esclaves se déroule au milieu d’un chaos migratoire, face auquel la France et l’Union Européenne ne prennent pas leurs responsabilités ; alors même que la situation actuelle résulte d’une guerre déclenchée pour des histoires de pétrole et d’argent (oui, encore).

 

« Ce sera l’honneur du Conseil de sécurité d’avoir fait prévaloir en Libye la loi sur la force », déclare Alain Juppé à l’ONU en mars 2011. Alors ministre des Affaires étrangères et européennes du gouvernement Fillon, il engage l’ONU à voter la résolution 1973. Cette résolution met en place une zone d’exclusion aérienne en Libye. Il s’agit, officiellement, de soutenir le mouvement populaire contre Mouammar Kadhafi dans le contexte du Printemps Arabe. Aujourd’hui, ce n’est pas la loi mais bien la force qui règne en ce qui concerne les réfugiés. Le 14 novembre dernier, CNN rapporte que des migrants sont vendus comme esclaves en Libye.

La journaliste américaine traduit ce qu’elle a pu entendre au cours de la vente, les migrants, nigérians notamment, sont appelés « marchandise ».  Des acheteurs dépensent de 400 à 700 dollars pour obtenir un travailleur qu’ils ramènent chez eux, car ils sont désormais leur « propriété ». Face à cette scène, la journaliste ne trouve plus ses mots.

 

Si la cruauté exposée dans la vidéo laisse la journaliste sous le choc, elle ne peut pas laisser la France sans réaction. Les autorités libyennes vont enquêter et si l’Union Européenne et la France ne participent pas dans la vente d’êtres humains (du moins, on l’espère), la Libye ne s’est pas retrouvée là toute seule.

La France en preux chevalier qui défend la cause du peuple libyen ?

En mars 2011, quand la résolution 1973 est votée à l’ONU, c’est officiellement pour aider le peuple oppressé à se débarrasser d’un dictateur. Or, le 14 septembre 2016 le Parlement britannique publie son rapport d’évaluation de l’action en Libye. Il y est mentionné que l’alliance de la France, la Grande-Bretagne et dans une moindre mesure des États-Unis devait servir à protéger les civils. Cependant, le Parlement britannique souligne que l’été 2016 signe une inflexion, qualifiée d’opportuniste, vers un changement de régime. Non seulement une politique de l’après n’était pas prévue (Barack Obama déclare d’ailleurs dès avril 2016 que ce manque de planification est sûrement la pire erreur de ses huit ans de présidence) mais en plus, les motivations pour l’intervention de 2011 sont plus pragmatiques qu’idéologiques.

Ainsi, si le compte-rendu du Parlement considère David Cameron comme responsable de l’échec de l’intervention, il rappelle le rôle de la France. Il y est noté que les motivations de la France étaient le désir :

  • De posséder une part plus grande du pétrole libyen
  • D’augmenter son influence en Afrique
  • De donner une possibilité à l’armée française de réaffirmer sa puissance dans le monde
  • De s’assurer que Mouammar Kadhafi ne supplanterait pas la France en Afrique
  • Et pour Nicolas Sarkozy de s’assurer des points pour la prochaine campagne présidentielle.

Ces motivations listées dans le rapport peuvent être complétées par l’enquête des journalistes de Médiapart, Fabrice Arfi et Karl Laske. Après six ans d’enquête ils publient le livre Avec les compliments du guide, dans lequel une corrélation est soulignée entre le financement supposé de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy par Mouammar Kadhafi, et une guerre voulue par la France, qui a conduit à la mort du dictateur. S’il faut laisser la justice faire son travail, pour eux il ne s’agirait pas d’une coïncidence.

Conséquences, conséquences…

Depuis le pays est déchiré en différentes factions et le Gouvernement d’Union Nationale (GUN), soutenu par l’ONU, a bien des difficultés à contrôler le pays. C’est pourtant avec ce gouvernement que l’Union Européenne a signé un accord, afin de financer ses garde-côtes. En effet, l’Italie se trouve débordée face aux migrants qui cherchent refuge en Europe et qui pour cela tentent leur chance par la Méditerranée, direction les côtes italiennes. Le départ se fait massivement par la Libye, pays peu contrôlé. L’Union Européenne n’a pas été solidaire ces dernières années et l’Italie s’est retrouvée seule. La solution trouvée est donc de financer les garde-côtes libyens, pour qu’ils empêchent les embarcations de quitter leurs eaux territoriales. Or, selon une vidéo publiée par infomigrants.net le 16 novembre, certains migrants affirment qu’une fois récupérés par les garde-côtes, le trafic d’hommes commence directement dans les prisons où les vendeurs d’esclaves viennent les chercher.

Pour rappel en 2016 la France a accepté 26 499 nouvelles demandes d’asile sur les 85 726 déposées, soit environ 30%, selon les chiffres du Ministère de l’Intérieur. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime que la Turquie accueille cette année 2.9millions de réfugiés sur son territoire, soit plus que l’Europe entière qui culmine à 2.3millions de réfugiés sur son territoire.

Sources et références :

Compte-rendu de réunion au Conseil de sécurité de l’ONU, 17 mars 2011 : http://www.un.org/press/fr/2011/CS10200.doc.htm

Vidéo de CNN et article : http://edition.cnn.com/2017/11/14/africa/libya-migrant-auctions/index.html

Rapport du Parlement britannique : https://www.parliament.uk/business/committees/committees-a-z/commons-select/foreign-affairs-committee/news-parliament-2015/libya-report-published-16-17/

Infomigrants.net vidéo sur les garde-côtes : http://www.infomigrants.net/fr/post/6102/libye-une-journaliste-americaine-reussit-a-filmer-une-vente-aux-encheres-de-migrants

Chiffres du Ministère de l’Intérieur : https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Statistiques/Essentiel-de-l-immigration/Chiffres-clefs/LES-PRINCIPALES-DONNEES-DE-L-IMMIGRATION-EN-FRANCE

Rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés : http://www.unhcr.org/statistics/unhcrstats/5943e8a34/global-trends-forced-displacement-2016.html

Si vous avez des questionnements philosophiques sur la notion de responsabilité, allez feuilleter Against Purity: Living Ethically in Compromised Times par Alexis Shotwell.

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L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite

Mayotte, un petit coin de tiers-monde en France ?

À Mayotte, novembre 2011, gendarmes mobiles expulsant un manifestant pacifiste, sur le quai de la barge, en Grande Terre. ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Au mois de mars dernier, la population guyanaise se soulevait et bloquait le département pendant plusieurs jours afin de réclamer, simplement, d’être traités comme tous les autres citoyens français et de pouvoir bénéficier des mêmes services que leurs compatriotes de métropole. Au-delà du cas particulier de la Guyane, ces événements ont permis de mettre en lumière, certes trop peu, les espaces ultramarins français. Parmi eux, il en est un dont la situation semble particulièrement scandaleuse : Mayotte. En outre, les récentes catastrophes climatiques qui ont touché Saint-Martin et Saint-Barthélémy doivent également nous interpeller.

Peu de gens connaissent Mayotte, ce petit groupe d’îles se trouvant dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Difficile de blâmer la population métropolitaine pour cette ignorance : dans les médias, on ne parle jamais de cet espace, qui est également loin d’être une priorité pour les élites politiques au pouvoir. Malgré cette méconnaissance, Mayotte est bel et bien un territoire français, peuplé de 235 000 habitants – près de la moitié de la population a moins de 15 ans -, doté de deux villes principales : Dzaoudzi et Mamoudzou. Le cas de Mayotte est intéressant dans la mesure où il est emblématique de la façon dont l’outre-mer est laissé à l’abandon par les gouvernements successifs.

 

De la colonie au département d’outre-mer

 

Si l’on souhaite comprendre la situation actuelle de ce territoire, il convient d’abord de revenir sur son histoire. Le territoire était jusqu’à la première moitié du XIXème siècle un sultanat, forme de gouvernement islamique. La situation change en 1841 : les Français arrivent dans la région et achètent Mayotte au sultan de l’époque, puis le territoire est intégré à l’Empire colonial français en 1843. Se met alors en place une économie coloniale, imposée par la violence aux populations locales. La politique menée y est désastreuse, sur un plan social aussi bien qu’économique : l’industrie sucrière mise en place décline rapidement et la population locale n’a que peu de moyens de vivre et de s’affirmer face à des autorités françaises toujours promptes à utiliser la force pour maintenir l’ordre colonial. La situation s’aggrave à partir de 1908 : Mayotte est rattachée à la région de Madagascar, alors colonie française. Dès lors l’archipel – peuplé selon les données de 1911 de 11 000 habitants – n’est plus qu’une périphérie oubliée de Madagascar, ce qui plonge encore plus rapidement la population dans une misère noire.

En 1947, Mayotte et le reste des Comores deviennent des Territoires d’Outre-Mer suite au démantèlement de l’Empire colonial français. De fortes tensions autonomistes voire indépendantistes agitent certaines îles. Consultée à plusieurs reprises au cours des années 1970, la population mahoraise fait figure d’exception : Mayotte est la seule partie des Comores à manifester sa volonté de rester française, malgré une situation d’isolement et de développement économique et social inexistant. Cela s’explique par le fait que les Mahorais avaient peur d’être persécutés et mis à l’écart s’ils étaient intégrés à l’Etat comorien nouvellement indépendant.

Ce sont ces craintes qui expliquent la volonté d’une partie de la population, exprimée dès les années 1980, de faire de Mayotte un département d’outre-mer (DOM) afin que le territoire soit pleinement rattaché à la République française. L’archipel obtient un statut proche du département en 2001 et, le 31 mars 2011, Mayotte devient officiellement le 101ème département de la République française.

 

Une situation économique et sociale désastreuse

 

Si la population mahoraise a exprimé son souhait d’une intégration plus profonde à la France, force est de constater que cette intégration est encore aujourd’hui toute relative. Mayotte est en effet dans une situation absolument scandaleuse dans un certain nombre de domaines, ce qui montre que peu de choses ont réellement changé depuis la période coloniale dans ce territoire.

“En 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.”

L’accès à l’eau est un exemple emblématique. Si celui-ci est relativement aisé en métropole, Mayotte connaît depuis de nombreuses années des difficultés d’approvisionnement. Or l’Etat n’y a jamais fait les investissements nécessaires pour y acheminer de l’eau de façon régulière, des infrastructures vétustes étant jugées suffisantes pour ces lointaines populations dont Paris se soucie peu. Par conséquent, le territoire est extrêmement dépendant de la pluie : en cas de faible pluviométrie, la sécheresse s’installe et met en danger la vie des habitants. Ainsi, en 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.

Outre cette situation sanitaire préoccupante, le tissu économique du territoire est également trop peu développé. La majorité de l’agriculture y est vivrière, c’est-à-dire qu’elle parvient à peine à nourrir ceux qui cultivent, qui ne peuvent vendre leur surplus au reste de la population mahoraise. Conséquence : Mayotte exporte très peu et importe énormément, ce qui la rend dépendante de l’extérieur quant à l’alimentation, et ce qui entraîne également une hausse prix particulièrement forte qui empêche la majeure partie de la population de vivre dignement. Ajoutons à cela que, malgré son statut de département, le SMIC y est inférieur de plus de moitié au SMIC métropolitain : la misère serait-elle moins pénible loin de Paris ?

Mais l’un des problèmes les plus sérieux que connaît Mayotte est celui de l’inefficacité des services publics, notamment celui de l’éducation. La langue française est loin d’être maîtrisée par toute la population, et près du tiers de celle-ci n’a jamais été scolarisée. Le gouvernement français, conscient de ces inégalités de traitement intolérables avec la métropole, ne fait rien pour régler le problème. Ainsi pour la rentrée 2015, le Syndicat National des Enseignements de Second Degré (SNES) déplorait des classes surchargées dans des proportions inimaginables : jusqu’à 38 élèves par classe au lycée, alors que tous les établissements du département sont classés en Réseau d’Education Prioritaire (REP) et devraient par conséquent bénéficier de moyens qui leur permettent d’assurer une relative égalité entre Mayotte et la métropole !

En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la situation est tout aussi préoccupante : les jeunes mahorais qui entament des études après leur baccalauréat connaissent des taux d’échec particulièrement élevés. L’échec massif est surtout lié au manque d’investissements et de soutien financier de la part de l’Etat pour ces jeunes qui, faute de structures suffisamment importantes à Mayotte, sont forcés d’aller étudier à la Réunion ou en métropole, loin de leur famille et avec très peu de moyens.

La situation économique, sociale et sanitaire du département est donc très préoccupante. A cela, il faut encore ajouter que Mayotte est en situation de grand isolement par rapport à la métropole. Il faut en effet près de 15 heures d’avion pour s’y rendre depuis Paris, avec au moins un transit obligatoire au cours du trajet.

 

La question migratoire, emblème des problèmes de l’archipel

 

Au-delà de toutes ces questions cruciales pour l’archipel, qui témoignent d’une gestion indigne de la part de l’Etat qui ne se donne pas les moyens d’assurer à sa propre population les conditions d’une existence digne et sûre, Mayotte est également touchée par une vague migratoire autrement plus importante que celle que connaît actuellement la France métropolitaine.

“On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.”

C’est en effet l’un des nombreux paradoxes qui traverse Mayotte : territoire aux conditions de vie insupportables lorsqu’on le compare à la métropole, il est vu comme un îlot de prospérité par les habitants des Comores qui sont attirés notamment par le droit du sol, et qui espèrent offrir à leurs enfants un plus bel avenir s’ils deviennent français. Face à cela, la France a réagi par la répression et par une gestion indigne de ce problème en construisant en 1996 un centre de rétention qui détient le triste record d’établissement le plus surpeuplé de France : on y entasse les migrants dans des conditions désastreuses avant de les expulser le plus rapidement possible. On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.

Si le problème peut sembler réel pour la population locale, tant immigrée que française, il semble être un sujet de rigolade pour le nouveau président de la République. En déplacement en Bretagne peu après son élection, Emmanuel Macron s’entretenait avec le responsable d’un centre de sauvetage en mer. Ce dernier a évoqué les kwassa-kwassa, embarcations de fortune originellement destinées à la pêche, mais détournées de cet usage par les migrants comoriens qui cherchent à atteindre Mayotte. Le président de la République a alors répondu : « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », sous-entendant que la vie de ces migrants n’a pas beaucoup plus de valeur que le poisson que l’on pêche.

Ce que le président a présenté comme une boutade maladroite est en réalité très révélateur des rapports de Paris à Mayotte : un territoire dont le statut de département reste très théorique, car les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables.

 

Les conséquences d’Irma : des territoires à réinventer

 

L’ouragan qui a touché Saint-Martin et Barthélémy a occupé le terrain médiatique ces derniers jours. Une véritable aubaine pour le président Macron qui a pu se mettre en scène en arrivant sur place, s’assurant que sa nuit sur un lit de camp, en bras de chemise, était bien filmée et photographiée sous tous les angles par une presse toujours aussi complaisante et béate avec lui. Mais au delà du bénéfice politique qu’en a tiré le président, ce malheureux événement a mis en lumière ces territoires particuliers, des Collectivités d’Outre-Mer (COM) dont on parle encore moins que les DOM.

Le traitement médiatique de ces territoires est particulièrement révélateur du statut assigné à l’outre-mer en France. On part des images d’Epinal sur le sujet (palmiers, plages…) pour faire pleurer dans les chaumières sur tous ces vacanciers qui vont devoir annuler ou reporter leur séjour. Par ailleurs, à la télé et à la radio, un certain nombre “d’experts” autoproclamés parlaient de ces territoires en les comparant à “la France”, comme si ces territoires étaient étrangers et que les lois de la République n’y avaient pas cours.

Et ils ont, malgré eux, raison: ces îles, et particulièrement Saint-Barthélémy, sont de véritables paradis fiscaux. Invoquant des raisons historiques particulières, une partie de la population locale, très aisée, a toujours refusé de payer l’impôt et a toujours pu s’y soustraire avec la bienveillance du pouvoir métropolitain. Aujourd’hui, les riches en appellent à la solidarité nationale pour rebâtir leurs villas détruites. En attendant, personne n’écoute les nombreux pauvres de ces îles, marginalisés et asservis par les puissants.

Aussi, il ne faut pas se contenter de reconstruire ces îles à l’identique: sur ces territoires comme ailleurs, il convient de les intégrer à la République, notamment sur le plan fiscal, afin d’y établir un nouveau modèle de développement plus juste et égalitaire. Les milliardaires américains qui y vivent depuis les années 1950 peuvent bien partir s’installer ailleurs: la France n’a pas besoin d’eux.

 

 

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Survivre d’amour et d’eau froide : la solidarité dans un squat de sans papiers

Pour certains, ne pas chercher un endroit où dormir chaque soir est un privilège. C’est le cas des migrants du squat de la Poterie, à Rennes. Les cultures et les langues sont diverses, parfois les esprits s’échauffent et ne se comprennent pas. Mais souvent, les amitiés se lient.

Kati a de la chance. Pourtant elle vit dans un studio de quinze m2 sans eau chaude ni chauffage avec ses deux filles. Un grand matelas par terre et un lit mangent la moitié de la pièce, un écran de télé démesuré avale le reste. Tout respire le provisoire et la récupération. Aucune photo, seulement des peluches et quelques jouets pour Raphina, sa grande fille de 3 ans et demi, qui voudrait devenir princesse. Gabriella, même pas un mois, dort sur le lit à côté de sa maman. Au moins pour quelques temps, elles ont un chez elles.

« Pour le ménage, les hommes sont plus au rendez-vous que les femmes »

Leur foyer, c’est le squat de l’association Un Toit, c’est un droit, où vivent 160 migrants, dans 2400 m2 de couloirs. Ils occupent cette ancienne maison de retraite depuis juin, après que la justice leur ait accordé le droit d’investir les lieux pour six mois. Kati y est arrivée en août. On se perdrait dans ces couloirs identiques et sans fin. « Là, c’est l’aile des familles, d’abord le quartier des femmes africaines, puis celui des Tchéchènes, explique la jeune Congolaise d’une voix fatiguée. Et à gauche, c’est le couloir des célibataires, c’est le bazar. » En effet, si les familles ont leur linge bien aligné en train de sécher, les autres font comme ils peuvent : les dos de chaises sont réquisitionnés, des morceaux de plastique jonchent le sol. Le jardin est quasiment vide, comme un champ de bataille après la lutte… « Mais là s’arrêtent les clichés, précise Joëlle, institutrice à la retraite bénévole depuis la création de l’association en 2012. Pour le ménage, les hommes sont plus au rendez-vous que les femmes. Tous les vendredis, à 17h55 ils m’attendent pour que je leur donne les balais et serpillières, alors qu’il faut courir après les femmes. »

Une vraie solidarité se tisse entre les occupants du squat

Faire vivre ensemble des Afghans, des Mongols, des Tchétchènes,… Autant de langues et de cultures différentes peut être un vrai casse-tête : récemment, des jeunes du foyer et de l’extérieur, se sont battus sur le parking. L’un d’entre eux a sorti un couteau. Les bagarres sont fréquentes, mais l’association se montre très stricte envers la violence, et peut décider de les exclure. Tous les habitants ne respectent pas non plus le planning nettoyage affiché dans le hall. Mais une réelle solidarité existe. « Ce squat, c’est mon petit miracle » murmure Kati en jouant avec ses cheveux tressés. Avant c’était le 115, l’hébergement d’urgence voire la nuit dehors. Enceinte de 8 mois, avec sa première fille Raphina, ça devenait une vraie galère. « Les autres femmes africaines m’ont beaucoup aidée. On se soutient beaucoup ici. » Elle ne comprend toujours pas pourquoi elle a eu le privilège d’être accueillie. La liste d’attente est plus longue que le plus long des couloirs du squat. « Il y a environ 200 migrants qui cherchent chaque jour un lit pour le soir… » lâche Joëlle dans un soupir. Mais tous apportent leur pierre à l’édifice comme ils peuvent : Kati cuisine, chauffe de l’eau pour que les autres puissent au moins se laver.

Flavien, l’ancien SDF devenu bénévole

L’entraide, Flavien l’a connue aussi. Jeune bénévole de 26 ans et véritable loup blanc de l’association, il était à la rue lui aussi. Il a été sauvé par le squat, mais c’est un cas rare : « l’association n’est pas seulement pour les étrangers, mais il n’y a pas de famille française à la rue à Rennes, explique Joëlle. Des hommes célibataires, oui. Mais c’est un public très particulier. Il y a beaucoup plus de problèmes de drogue, d’alcoolisme… » Lors de son arrivée au squat, Flavien était accompagné par un autre SDF de 60 ans. Il a replongé peu de temps après. Flavien est resté : « J’étais vraiment au fond du trou. Je mangeais plus, je vivais plus. Si je m’en suis sorti, c’est que j’ai trouvé ici la famille qui me manquait. Tous les jours les femmes cuisinaient pour moi, on venait frapper à ma porte. » Et peu à peu, le jeune homme aux joues creusées est sorti de sa léthargie. Aujourd’hui, il vit dans un appartement minuscule, où il trouve la place d’héberger ses deux chats et un Afghan : « Faut que je fasse gaffe d’ailleurs. Il mange rien. Pour le moment, il est bien mais il va pas tenir longtemps s’il continue comme ça. Je mange pas beaucoup, et seulement des chips, mais moi au moins, je mange ! »

Par Roxane Grolleau