Rendez les doléances ! – Entretien avec Didier Le Bret

Diplomate de carrière, ancien coordonnateur national du renseignement auprès du président de la République, et membre du Conseil d’administration d’Action contre la Faim, Didier Le Bret est aussi secrétaire général de la mobilisation citoyenne Rendez les doléances !. L’association demande au gouvernement de tenir son engagement de transparence et de rendre disponibles en ligne l’ensemble des doléances citoyennes exprimées pendant la mobilisation des gilets jaunes. Lors de cet entretien, nous sommes revenus sur le contenu des cahiers citoyens et sur l’importance de rouvrir leurs pages afin de ne pas oublier les raisons profondes qui ont déclenché les mobilisations de novembre 2018, et leur caractère toujours actuel. Entretien réalisé par Lou Plaza et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association « Rendez les doléances ! » ? Qui sont les membres de l’association et comment menez-vous cette mobilisation citoyenne ? 

Didier Le Bret – Le point de départ est la crise que nous avons traversée avec la mobilisation des gilets jaunes. Même si ma formation et mon parcours professionnel m’ont conduit à observer le monde plus que la France, j’ai été amené à approfondir les questions sociales dans notre pays depuis plusieurs années – notamment depuis mon engagement politique comme candidat aux législatives pour le Parti socialiste. Il me semble que depuis quelques années, le thème de la précarisation s’est invité en profondeur dans notre société. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs membres de notre association sont aussi membres d’associations caritatives, humanitaires ou d’aides au développement. Dorian Dreuil, qui est au bureau de Rendez les doléances !, est l’ancien secrétaire général d’Action contre la Faim, le président de notre association Thomas Ribémont est également l’ancien président d’ACF et je suis membre du Conseil d’administration de cette même association.

Le moment où le président Emmanuel Macron décide de donner la parole aux gens en organisant le grand débat national a ouvert un cycle assez inédit. Pour la première fois depuis très longtemps, nous avons assisté à une mobilisation citoyenne de très grande ampleur. Chacun a pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur, ses projets, ses rêves selon différentes modalités. L’une d’entre elles a été les discussions organisées en mairie, avec la possibilité de déposer des doléances sur des cahiers ouverts par les maires.

Nous avons été nombreux à nous dire que le président avait eu du flair en redonnant la parole aux gens. C’était une bonne façon d’interrompre un cycle de violence et de se mettre à l’écoute. Il a néanmoins privilégié un positionnement très central. Il est allé lui-même dans les débats et a essayé de convaincre les gens. On a eu l’impression qu’il refaisait campagne, alors que l’attitude qui s’imposait dans ces circonstances aurait été l’écoute. De plus, le président avait annoncé que ces doléances seraient rendues publiques et qu’elles constitueraient un corpus à partir duquel les chercheurs pourraient travailler et approfondir nos connaissances sur ce qui se passe en profondeur dans notre pays.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays.

Ni l’un ni l’autre n’a été fait : les doléances n’ont pas été mises en ligne, contrairement à l’engagement pris par le gouvernement, et elles n’ont pas pu être exploitées par les chercheurs. C’est doublement dommage. Politiquement, parce qu’il n’est jamais bon de refermer une porte quand on l’a entrouverte, et parce qu’on nous a privés d’une matière extrêmement intéressante pour comprendre la situation des classes moyennes françaises concernées par ces phénomènes de précarisation. Elles avaient des choses à dire sur toute une série de sujets : la fiscalité, le sentiment d’injustice, le type de société que l’on a développé, la ruralité, les déplacements, la santé ou encore l’éducation.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays – je ne dis pas que c’est tout le pays –, des gens que nous n’avions pas l’habitude d’entendre, qui estimaient qu’ils avaient fait leur part de travail, qu’ils avaient joué le rôle du contrat social, ce qu’on attendait d’eux. Ils travaillent, essaient d’être actifs et de participer à la vie de notre société et finalement, ils s’aperçoivent que le contrat est rompu. Ils ont quitté les grandes villes et ont fait le choix de la campagne et des petites communes, sauf que les services publics ferment les uns après les autres : l’hôpital, les services administratifs mais aussi les commerces de proximité.

© Rendez les doléances !

Nous avons eu une expression très forte qui venait des citoyens eux-mêmes et c’est cela qui nous intéresse. Nous avons envie de comprendre ce qu’il s’est passé et de restituer cette parole à leurs auteurs, sous une forme d’hommage. Nous nous sommes fixés un objectif à moyen terme : pour le troisième anniversaire du grand débat national en janvier 2022, nous publierons une anthologie de ces textes avec des équipes de chercheurs que nous sommes en train de structurer un peu partout en France et qui récupèrent actuellement ces doléances. Cette anthologie sera ensuite commentée. L’objectif n’est pas d’en faire une exégèse rigide et définitive mais de nous intéresser à des points de vue : de chercheurs et d’universitaires, bien sûr, mais aussi d’artistes, de collectifs citoyens comme « Démocratie Ouverte », un de nos partenaires, de revues comme Germinal, également partenaire de l’opération, ou encore d’acteurs de la vie publique. En faisant en sorte que ces textes se répondent dans un jeu de miroirs, nous souhaitons rendre compte d’une réalité que l’on a du mal à saisir.

Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national.

Cette anthologie, nous l’espérons, pourrait aussi inspirer celles et ceux qui souhaitent présider aux destinées des Français en se portant candidats. Les thématiques sont nombreuses. Je pense notamment à un thème souvent négligé : l’écologie rurale, mais aussi les transports en dehors des grandes métropoles et les interconnexions. Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national : l’agenda rural, qui n’a pas encore donné de résultats tangibles, et la Convention citoyenne pour le climat qui est une façon d’articuler l’ambition écologique aux contraintes sociales. Les gens sont prêts à manger bio mais encore faut-il que ce soit accessible. Tout le monde serait ravi de se débarrasser de sa vieille voiture diesel mais encore faut-il que les voitures électriques soient abordables. Tout le monde rêve de rénover son appartement et de faire des économies d’énergie mais encore faut-il que des dispositifs soient en place. Cette démarche me paraît vraiment centrale pour arriver à comprendre ce qui se passe dans notre pays mais aussi pour pouvoir y répondre.

LVSL – Au-delà de la synthèse produite par des cabinets privés pour le gouvernement, que contiennent ces cahiers de doléances ? À partir des premières analyses que vous avez menées de ces cahiers citoyens, quelles sont les thématiques récurrentes ?  

D. L. B.  Les bilans réalisés par les cabinets privés ont concerné essentiellement le bloc des quatre thématiques proposées dans la lettre de cadrage d’Emmanuel Macron, dans laquelle d’entrée de jeux étaient exclues certaines questions. Il était clair par exemple qu’étaient hors champ le retour de l’ISF, une hausse du SMIC et que la CSG ne serait pas non plus revue.

Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État […] mais parce que c’est une question de justice sociale.

Que voit-on quand on regarde les doléances ? Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État – ils ne se font pas d’illusion sur le fait que ce n’est pas une source fiscale majeure pour le budget de l’État – mais parce que c’est une question de justice sociale. Ils considèrent qu’à un moment où les inégalités se creusent, avoir décrété une flat tax sur l’impôt sur les sociétés et avoir privilégié une fois de plus la fiscalité financière des dividendes au détriment du patrimoine – puisque la réforme de l’ISF visait à réduire l’assiette et à prendre en compte uniquement les actifs immobiliers – disait de manière très claire où se trouvait le curseur idéologique de la politique de Macron. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la question de l’ISF soit omniprésente !

Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés.

On trouve aussi beaucoup de doléances qui sont liées aux problèmes de représentation : politique, bien sûr, mais aussi symbolique. Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés. Dans les deux sens du terme, leur voix ne porte pas. Cela se retrouve dans la problématique lancinante de l’éloignement. C’est d’ailleurs pour cela que la crise des gilets jaunes a démarré avec les questions de transport et de hausse du prix du diesel. Au fond, le véhicule est le seul lien qui reste pour les gens éloignés des métropoles, à la fois centres d’emplois, centres administratifs, mais aussi centres culturels et épicentres de la vie sociale. Cet éloignement leur donne le sentiment qu’ils sont dans un espace qui n’est plus tout à fait l’espace commun, partagé par l’ensemble des Français.

Ensuite il y a bien sûr beaucoup de doléances qui portent sur le pouvoir d’achat et la difficulté à joindre les deux bouts. Il est intéressant de constater que ce n’est pas lié au fait, contrairement à ce que l’on l’entend parfois, que les Français de milieu modeste seraient de mauvais gestionnaires. C’est simplement que leurs marges de manœuvre sont singulièrement réduites. Lorsque vous avez payé le loyer, les abonnements d’eau, de gaz, de téléphone, les assurances et les frais de scolarité, ils sont nombreux à dire qu’il ne leur reste plus grand-chose pour vivre. Ces témoignages sont souvent plus parlants que des statistiques froides et globales. Corollaire de cette paupérisation des classes moyennes, la mondialisation est fortement contestée : les gens ne croient pas à la théorie du ruissellement, ils ne voient pas les effets positifs de la mondialisation. Bref, ils se décrivent un peu comme les oubliés de la fête.

Le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

LVSL – Techniquement, comment les chercheurs font-ils pour analyser ces cahiers citoyens regroupant plus de 600 000 pages ? Comment est-il possible de saisir l’ensemble des contributions et d’en tirer un bilan plus exhaustif que celui réalisé par le gouvernement ?

D. L. B. – Pour l’instant, c’est difficile, nous n’avons pas de vision globale. Dans tel département nous pouvons étudier les doléances en profondeur mais cela ne donne pas une image à l’échelle du pays. Il faudra continuer de faire remonter les données. En revanche, en pratiquant des « coups de sonde », nous pouvons saisir des éléments qualitatifs, apprécier et entendre telle ou telle tendance. Faire du traitement de données, à partir de mots clés, c’est indispensable. Mais mettre en relief des données qualitatives, s’attacher à faire des analyses fines, voir la façon-même dont les gens expriment ces doléances, est aussi riche d’enseignements.

D’ailleurs, beaucoup de chercheurs étaient assez remontés contre la méthodologie retenue par les cabinets de conseil pour le compte du gouvernement. Leur approche ne rendait pas compte de la réalité, d’autant plus dans les délais impartis par le gouvernement. Les conclusions ont été restituées seulement deux mois après la fin du grand débat. La plupart des chercheurs ont doucement rigolé, cela n’avait pour eux aucune valeur scientifique et au fond, le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

© Rendez les doléances !

LVSL – Comment expliquer que le gouvernement n’a toujours pas rendu accessibles à tous en ligne les doléances des citoyens ? Sébastien Lecornu, alors ministre en charge de l’animation du grand débat national, disait : « Tout doit pouvoir être consulté par tout le monde. Tout en transparence ». Comment explique-t-on ce revirement ?

D. L. B.  Il me semble que c’est un mélange de plusieurs éléments. Premièrement, il y a eu la volonté d’en finir, de ne pas relancer le débat et de partir du principe que tout ce qu’on pouvait dire sur le sujet avait été dit, c’était une façon de passer à autre chose. Entretemps il y a eu le Covid, et nous sommes effectivement passés à autre chose. Il y a aussi eu des maladresses techniques. Les départements ont numérisé et remonté les archives au ministère de la Culture qui les a remises à la BNF et/ou aux archives de France. Un microfilmage de l’ensemble des archives a donc été fait département par département et serait en théorie tout à fait disponible.

Mais les départements ont ensuite reversé physiquement les archives recueillies par les communes dans les centres d’archives départementales. Les archivistes ont donc mis en œuvre les règles qui s’appliquent. Donc, si vous voulez les consulter, vous prenez rendez-vous et vous le faites sur place. Pour la partie des doléances nominatives, comportant des noms, des adresses, vous devrez patienter…. cinquante ans ! Ce qui est un peu dommage pour des études contemporaines. Et si vous voulez une dérogation, il faut la demander au département qui saisira le ministère de la Culture, donc dans dix ans nous y sommes encore.

Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose.

Tout a été fait pour que, consciemment ou non, l’affaire soit enterrée. Notre ambition est donc de reprendre là où nous nous sommes arrêtés. La parole politique, à force d’être reniée et à force de se dédire, finit par perdre de sa crédibilité. Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose. La démocratie participative n’est pas un gadget. Nous avons plus que jamais besoin de faire vivre notre démocratie entre deux élections. Ce moment d’expression des doléances était une occasion en or. Il est dommage que le gouvernement s’en soit privé.

LVSL – Sur cette question de faire vivre la démocratie entre les moments électoraux, vous dites justement que ces doléances permettraient d’« imaginer le “monde d’après” et (de) contribuer à refaire des citoyens des acteurs de leur destin ». Pensez-vous que les citoyens auraient la volonté de se saisir de ces doléances si elles étaient rendues accessibles ? Quelle utilité peuvent avoir les doléances dans ce « monde d’après » ?

D. L. B. – Je ne sais pas si c’est aux citoyens de s’en emparer, mais c’est aux citoyens de décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent en faire. Il s’agit donc d’avoir au moins la possibilité d’en disposer. Ensuite c’est l’affaire de ceux qui, dans le cadre de la compétition électorale politique, ont envie de s’emparer de cette masse d’informations pour en faire quelque chose. Ces doléances aident par exemple à comprendre l’urgence d’avancer dans l’agenda rural. Quand vous analysez les scores du Rassemblement national dans certaines régions, vous êtes frappés de voir la concomitance entre l’éloignement physique des gens de la première gare et ces scores. Il y a donc des éléments très concrets, pas seulement dans l’imaginaire des gens, mais dans leurs vies. Des formes d’éloignement, de coupures qui isolent les personnes. Des choix ont été faits, comme la privatisation d’un ensemble de services publics et le fait de vouloir rentabiliser à tout prix les services publics.

Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages au travers des doléances.

On peut prendre pour exemple la privatisation du rail, au motif que les petites lignes ne servaient plus à rien. Quand vous regardez la diagonale qui traverse tout le pays d’Ouest en Est, vous vous rendez bien compte qu’elle suit exactement la trajectoire de la désertification de nos territoires en hôpitaux, en services publics, en commerces de proximité, ou encore en dessertes ferroviaires. Tout est lié. Ces doléances donnent un socle et une légitimité à ceux qui disent que les TGV n’épuisent pas le besoin qu’on a de pouvoir desservir aussi de plus petites communes. Quand vous quittez Paris pour aller à Nevers, vous traversez des villes qui ont perdu en moyenne près de 10% de leur population au cours des dix dernières années. C’est terrible. Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages à travers les doléances.

LVSL – Au-delà du travail d’analyse des doléances et du constat que vous portez, y a-t-il une volonté de votre part de donner une suite politique à ces expressions citoyennes ? Dans le cadre des élections de 2022, comment ces cahiers de doléance pourraient-ils intervenir dans les programmes des candidats ?

D. L. B.  Il est important d’abord de poursuivre le dialogue qui a été interrompu. Tout n’a pas été dit, donc il s’agit de partir de ce qui a été dit pour prolonger cette première expression, et envisager quels peuvent être les débouchés programmatiques, tout en continuant d’approfondir le sujet avec les Français. Ensuite sur la base des doléances et du dialogue qui pourrait être établi, il est effectivement possible d’intégrer tout, ou partie, de ces revendications dans un programme tourné vers celles et ceux qu’on a tendance à oublier. Il me semble qu’il existe un vrai potentiel – pas seulement électoral dans le mauvais sens du terme – pour restaurer une écoute là où elle est déficiente. C’est un outil qui peut être au service d’une campagne et d’un programme.

LVSL – Quels sont les prochains événements que vous menez dans le cadre de la mobilisation ? Vous avez évoqué une anthologie de textes dans le cadre du troisième anniversaire du grand débat national…

D. L. B.  La publication de cet ouvrage en janvier 2022 est un point d’arrivée médian. Notre souhait entretemps est de continuer à structurer des regroupements de chercheurs dans toutes les régions, en fonction des thématiques qui les intéressent, afin de nourrir cette réflexion. Nous souhaitons également organiser des rencontres en région dans le but de prolonger ces discussions. Nous pouvons aussi imaginer de retourner voir les Français qui ont pris la peine de passer deux ou trois jours, pour certains d’entre eux, à aller dans les mairies où ils ont discuté de thématiques très sérieuses. Il serait intéressant, deux ans plus tard, de leur demander ce qu’il s’est passé depuis, ce qui a changé dans leurs vies. Ce serait une façon de montrer qu’il existe des structures citoyennes qui essaient d’aller à leur rencontre et de faire vivre le débat.

Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.

Hôpital public : les soignants ont leurs maux à dire

Manifestation du Comité Inter-Hôpitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Engagé dans une mobilisation historique, l’hôpital public en crise commence à dévoiler les contours d’un mouvement de lutte pour sa sauvegarde. En mars dernier, la crise que traverse l’hôpital public est devenue visible avec le début de la grève des urgences. Depuis, le mouvement prend de l’ampleur dans tous les secteurs hospitaliers et, pour les soignants, l’hiver s’annonce contestataire.


Jeudi 10 octobre, le Collectif inter-hôpitaux (CIH) tenait sa première assemblée générale dans les amphithéâtres de la faculté de médecine de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, afin de répondre à la nécessité d’agir que le collectif avait pointé dans sa tribune fondatrice publiée le 22 septembre. À travers les témoignages, les expériences diffèrent, mais les constats sont communs. Tous pointent le manque de moyens, tant matériels qu’humains, les financements insuffisants, la suppression de lits ou la transformation de l’hôpital public en en “usine à soin” : « Nous sommes à la croisée des chemins, nous vivons notre dernière chance de sauver l’hôpital » résumait le Pr. Antoine Pelissolo, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Henri-Mondor. Lors de cette assemblée fondatrice, deux motions sont votées, l’une concernant les modalités d’actions et l’autre les revendications à faire entendre. Ces dernières pointent en particulier le manque de moyens et réclament l’ouverture de lits et l’embauche du personnel nécessaire. Les restructurations successives sont en effet devenues si dramatiques qu’elles en viennent à mettre en danger les patients.

« Nous sommes à la croisée des chemins, nous vivons notre dernière chance de sauver l’hôpital »

Ces coupes budgétaires sont précisément ce qui a achevé de convaincre les hospitaliers mobilisés de la nécessité d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Dans un fond de grève des urgences qui patine, l’annonce d’une hausse du budget de la santé inférieure à son augmentation structurelle a finalement fait sortir des rangs les plus réticents. Alors que l’hôpital public devrait voir ses dépenses augmenter structurellement de 4% en 2020, l’annonce d’une hausse de l’Objectif national de dépense d’assurance maladie (ONDAM) plafonnée à 2,3% a été vue comme un nouveau coup dur par des services déjà en souffrance : « La rigueur s’est transformée en austérité, entraînant le cercle vicieux de la pénurie » mentionnait la motion votée lors de l’assemblée du CIH. Médecins, paramédicaux et même pontes du milieu médical, tous sont concernés par la question du financement, allant bien au-delà de leurs intérêts spécifiques.

«Quand tout sera privé, on sera privés de tout »

Au cœur des revendications, la question du financement de l’hôpital est donc primordiale. Pour réclamer un plan d’urgence pour l’hôpital public, les actions classiques se mettent en place. À Saint-Louis, dans le nord de Paris, le hall de l’hôpital est décoré aux mots d’ordre du mouvement, avec l’objectif de sensibiliser les usagers à une problématique qui les touche directement. Les soignants mobilisés commencent alors à tracter, avec en ligne de mire la journée de mobilisation nationale du 14 novembre prochain, qui sera une journée très symbolique pour un mouvement qui cherche encore ses limites. Mais en parallèle, ce mouvement s’est doublé d’une “grève du codage”, qui consiste en un arrêt de la transmission des informations permettant à l’hôpital de facturer à l’Assurance maladie les actes médicaux concernés. Cette grève du codage n’est pas un geste anodin, car cette transmission constitue le cœur du fonctionnement de la “tarification à l’activité” (ou T2A), qui régit le mode de financement actuel de l’hôpital. Très critiquée, cette “tarification à l’activité” est visée par les revendications du mouvement, car elle entraîne une gestion managériale de l’acte médical. De fait, cette “coupure des vivres” s’est imposée comme un moyen d’action aussi symbolique que pragmatique, dans la mesure où une grève ordinaire aurait été un coup dans l’eau pour les soignants, automatiquement réquisitionnés lors des grèves pour assurer la continuité des soins : « Il y a plus de personnel dans les services les jours de grève que le reste du temps, avec les assignations ! » renchérissait un membre du personnel de la Pitié-Salpêtrière. Car, avec 400 infirmières déjà manquantes dans les services de l’AP-HP (Île-de-France) du fait de difficultés de recrutement, les grèves obligent l’administration à assigner une grande partie des soignants, pour des services travaillant déjà en effectifs restreints. L’arrêt du codage, s’il peut sembler paradoxal – il empêche le financement de la structure pour appeler à son augmentation – présente néanmoins l’avantage pour le mouvement d’être incontournable par l’administration. Cela constitue un élément essentiel pour le mouvement, qui lui permet d’instaurer un véritable rapport de force.

Gerbe de fleur pour le budget de l’hôpital public – Manifestation du Comité Inter-Hopitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Avec déjà 309 services mobilisés sur l’AP-HP au 24 octobre, le CIH semble avoir instauré ce rapport de force, poussant Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, à « alerter chacun des conséquences pratiques du non-codage », dans un courrier adressé à l’ensemble des soignants des Hôpitaux de Paris le 16 octobre dernier. Et si le plan pour l’hôpital que devrait proposer Agnès Buzyn mi-novembre est grandement attendu, c’est avec le scepticisme d’un monde plus habitué aux coupes budgétaires masquées qu’aux financements suffisants. Les réformes passent, mais le sentiment d’avoir entre les mains un service public en déliquescence demeure pour beaucoup. En effet, les réponses de l’exécutif à cette crise des urgences sont loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Le “Pacte de refondation des urgences” annonçait en septembre dernier un financement de 750 millions supplémentaire, après 6 mois de mouvement, mais celui-ci n’a pas eu l’effet escompté car cette somme n’est qu’un redéploiement, qui se fera au détriment des autres secteurs. Les services d’urgences n’étaient à l’origine que la partie émergée d’un service public en tension, mais ceux-ci sont désormais les précurseurs d’un mouvement global de l’hôpital public.

« C’est un cri d’alarme que poussent les soignants »

« Aujourd’hui c’est un cri d’alarme que poussent les soignants. Pas pour notre bien-être ou des revendications individuelles, mais pour notre devoir d’être garants de notre santé à tous, des malades d’aujourd’hui et de demain » écrivait en septembre dernier le Dr. Sophie Demeret, neurologue. Alors que le mouvement prend de l’ampleur, la question des suites à donner au mouvement revient quotidiennement. La journée de mobilisation nationale est bien prévue le 14 novembre à Paris mais, en interne, personne ne veut se contenter d’un bref coup d’éclat médiatique. Car quelle que soit l’issue, l’essentiel a déjà débuté : derrière les portes aseptisées, dans les réunions et assemblées, un autre Hôpital panse son avenir.

Manifestation du Comité Inter-Hôpitaux / Inter-Urgences – © Ugo Padovani

Les jeunes sont-ils vraiment dépolitisés ?

School Strike 4 Climate Demonstrations Zagreb

La France, comme de nombreux pays partout sur la planète, connaît un fort recul de la participation électorale chez les 18-25 ans. Si l’on peut croire que nombreux sont ceux qui s’abstiennent par désintérêt total de la sphère politique, on assiste cependant à une recrudescence des mouvements sociaux impliquant la jeunesse. Alors, faut-il voir dans les positions contradictoires de la jeunesse un réel manque d’intérêt pour la politique ou un simple « ras-le-bol » des institutions et de ses représentants ?


 

Manque de temps, manque d’informations, sentiment d’injustice ou encore de non-importance… De plus en plus de jeunes choisissent l’abstention. En France, lors des dernières élections présidentielles, moins de deux jeunes sur dix ont voté aux deux tours de la présidentielle de 2017. Un phénomène qui se répète dans plusieurs autres pays occidentaux, comme au Canada, où 67 % des jeunes se sont déplacés aux élections fédérales de 2015, contre 84% pour le reste de la population. Autre exemple, l’Angleterre, où seulement 44% des jeunes Britanniques ont pris part au renouvellement du Parlement en 2010. Une situation semblable aux Etats-Unis, notamment en Californie, où les dernières élections n’ont attiré que 8,4% de l’électorat des moins de 25 ans.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette défiance des jeunes vis-à-vis du politique. En premier lieu, les dernières années n’ont été que très peu marquées par des mobilisations de grande ampleur, à l’image de mai 68, de la loi Devaquet, du « plan Juppé », ou encore plus récemment contre du Contrat Première Embauche (CPE) de 2006, mobilisations qui avaient rassemblé chacune plusieurs millions de personnes. Cela a son importance, puisque, comme en témoigne le mouvement des Gilets Jaunes, un soulèvement populaire s’accompagne généralement d’une politisation massive et rapide de la population. Par ailleurs, les défaites successives des dernières grèves et manifestations, constituent une autre explication du non-engagement des jeunes, tant au niveau politique, (que ce soit dans l’opposition ou non), que syndical. Le fort niveau d’implication qu’un tel engagement engendre, pour finalement, n’obtenir que peu de résultats, a de quoi décevoir. Un constat que partage la sociologue Anne Muxel, dans le hors-série du mensuel Sciences Humaines, Où va la France ? : « N’ayant connu que les crises sociales, économiques et aussi politiques taraudant la société française depuis une bonne trentaine d’années, les jeunes sont de fait porteurs d’une défiance globale ».

Ce ressenti trouve également sa source dans le sentiment de manque de représentation et de considération des différents élus, mais également dans un fort sentiment d’invisibilité des politiques publiques dans la vie quotidienne des jeunes. Les dernières mesures du gouvernement, baissant les APL de 5 euros pour les étudiants principalement, accompagnées de petites phrases cyniques telles que « Si à 18 ans (…) vous commencez à pleurer pour 5 euros, qu’est-ce que vous allez faire de votre vie ? », de la députée de la majorité Claire O’Petit, ne fait que renforcer ce sentiment de fracture entre une classe politique déconnectée et une jeunesse de plus en plus en proie à des difficultés économiques et sociales. Ainsi, en 2011, une enquête co-réalisée entre le CSA et de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) révèle que 75% des jeunes pensent « qu’ils ne sont ni entendus, ni reconnus dans la société, et ne se sentent pas respectés par les responsables politiques ».

75% des jeunes pensent « qu’ils ne sont ni entendus, ni reconnus dans la société, et ne se sentent pas respectés par les responsables politiques ».

Malgré tout, certains jeunes ont choisi une voix plus traditionnelle d’expression politique. En France, par exemple, 1/3 des 18-25 ans a voté Mélenchon aux élections présidentielles, porteur d’un vrai espoir pour la jeunesse. De l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis,  Bernie Sanders, qui briguera prochainement la place du représentant des démocrates pour les élections présidentielles de novembre 2020, est soutenu par une grande partie de la jeunesse américaine. Un programme qui suscite de l’espoir dans  la jeunesse, au point de vouloir s’engager dans la politique.  L’exemple le plus significatif est la montée en puissance d’Alexandra Ocasio-Cortez, élue au Congrès en 2018, à seulement 29 ans, ce qui fait d’elle la plus jeune élue du Congrès américain. Ambassadrice du Green New Deal, aux côtés de Bernie Sanders, elle est promise à une belle carrière politique avec ses discours très engagés, comme on a pu le voir récemment contre Marc Zuckerberg.

Néanmoins, là où la jeunesse reste le plus active, c’est dans les mouvements sociaux ou soulèvements populaires partout dans le monde. Preuve en est, de plus en plus de mouvements sociaux mondiaux de ces dernières années sont amorcés par les jeunes eux-mêmes. À commencer par le Printemps arabe, en 2011, débuté par une jeunesse tunisienne en quête de liberté et de démocratie. Grâce aux réseaux sociaux, la génération Y a rapidement révolutionné l’ensemble de la région du Maghreb. Sur fond de revendications économiques, avec une jeunesse sacrifiée qui n’a que très peu accès à l’emploi, les revendications des peuples vont largement dériver vers des demandes plus politiques, à savoir la demande croissante de démocratie et de participation à la vie de la société.

Autres temps, autre pays et autre revendications: le Printemps érable au Québec, en 2012, au cours duquel la jeunesse québécoise se soulève pour un autre enjeu primordial : l’accès à l’éducation pour le plus grand nombre. Un mouvement imité en France en 2018, avec les multiples manifestations contre la réforme de Parcoursup qui a mobilisé aussi bien des lycéens que des étudiants. Autre exemple, le soulèvement populaire à Hong-Kong, où la jeunesse est présente en masse pour faire face à un projet d’extradition des citoyens hongkongais vers la Chine. Plus généralement, que cela soit au Chili, au Liban ou encore en Irak, tous les soulèvements populaires actuels sont basés sur une forte implication de la jeunesse. Mais la mobilisation qui rassemble le plus ces derniers temps reste les différentes manifestations en faveur du climat, avec le mouvement Youth Climate, Greta Thunberg en tête. Lors des deux dernières grèves du climat, le 20 et 29 septembre dernier, 7 millions de jeunes ont manifesté partout à travers le monde. Face aux réactions timides des autorités internationales, les jeunes se saisissent eux-mêmes de la question environnementale, aussi bien pour sensibiliser l’opinion publique sur ce sujet, que pour instaurer un rapport de force avec les politiques et les forcer à se soucier enfin de l’enjeu principal des années à venir.

Qu’ont en commun tous ces mouvements que l’on a vu apparaître ces dernières années ? Les réseaux sociaux et leur utilisation. Le web reste un outil majeur de mobilisation chez les jeunes. Ainsi, de plus en plus de rassemblements se font grâce à une organisation sur la toile, notamment par l’intermédiaire de Facebook qui regorge d’événements politiques et militants en tout genre. Ce phénomène s’est principalement fait ressentir au moment du printemps arabe, où la jeunesse de tout le Maghreb s’est soulevée, notamment en Tunisie, par l’intermédiaire de diffusion d’informations, mais l’organisation n’est pas la seule utilité du web. En effet, à l’heure où la majorité des jeunes sont très actifs sur les réseaux, et avec le recul de l’intérêt pour la télévision, c’est également un moyen pour eux de s’informer, et a fortiori, de se politiser.

À l’avenir, il est évident que l’engagement et la re-politisation des jeunes passeront par une bonne stratégie en matière de communication numérique. Et cela, deux personnalités politiques l’ont bien compris. Bernie Sanders, en tête, lors des primaires de 2016, a adopté un plan directement tourné vers la jeunesse, un électorat qu’il souhaitait séduire, notamment à coup de vidéos Youtube, de memes et de GIFS. Une stratégie qui semble avoir porté ses fruits puisque, lors de la primaire démocrate, ils ont réussi à séduire massivement les jeunes démocrates, qui ont voté à 73% en sa faveur. Une stratégie dont Jean-Luc Mélenchon s’est largement inspiré. Entouré d’une jeune équipe de communication, le candidat s’est lancé dans une conquête de numérique, notamment en étant très présent sur les réseaux sociaux.

Un constat s’impose : la jeunesse, désenchantée par la politique institutionnelle actuelle, ne s’implique plus dans les moyens traditionnels de mobilisation. Néanmoins, elle choisit de s’impliquer autrement, notamment à travers des mouvements populaires ou des manifestations sur le climat. Dans ce contexte de remise en question de la démocratie, phénomène qui se reproduit sur une bonne partie de la planète, il est indéniable que l’engagement des jeunes passera forcément par une refonte totale du système participatif. Et pourquoi pas, par la création d’une démocratie numérique, pour inclure l’ensemble des jeunes, toutes sociétés confondues, au processus démocratique.

Les gilets jaunes en Outre-mer : l’insurrection citoyenne à la Réunion, la résignation ailleurs

Il n’a pas fallu attendre l’exportation des gilets jaunes en Belgique ou en Israël pour que le mouvement dépasse les frontières continentales de l’Hexagone. À la Réunion, les ronds-points ont été significativement investis par les gilets jaunes dès le 17 novembre, prélude à des soulèvements massif sur l’île. Cependant, les mobilisations sont faibles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, tandis que Mayotte semble littéralement rester en retrait du soulèvement national – alors même que les particularités socio-économiques des DROM tendraient à les propulser en première ligne. Le PIB par habitant y est inférieur à celui de l’Hexagone dans une proportion allant de 31 % à 79 %, tandis que le chômage oscille entre 21 % à 29 % ! Pour expliquer ce paradoxe ultramarin, il faut prendre en compte l’exaspération d’une France demeurée longtemps invisible, oscillant entre confiance et désespérance en l’efficacité de l’action collective.


Le 17 novembre, les Réunionnais n’ont pas manqué de faire entendre leur indignation : dès le matin, ils sont dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. Comme dans l’Hexagone, la jacquerie anti-fiscale a débouché sur un vaste mouvement citoyen réclamant la démocratisation des institutions.

Du 17 novembre à la création du Conseil consultatif citoyen : l’exception réunionnaise

Ils ont répondu à l’appel du Collectif 974 qui dénonce « la hausse des prix sur les carburants, le matraquage fiscal, la vie chère et les monopoles ». L’insularité et la petite superficie du territoire décuplent la capacité paralysante de l’action collective : les blocages des grands axes routiers et, en marge du mouvement des gilets jaunes, les pillages et les incendies se sont multipliés au point de provoquer en seulement quelques jours la fermeture de tous les établissements scolaires et des administrations locales. Les manifestations vont jusqu’à conduire à l’instauration d’un couvre-feu temporaire dans la moitié des communes de l’île lors de la semaine du 19 novembre et la perturbation des approvisionnements en provenance du grand port maritime de l’île a fait émerger le risque d’une pénurie générale des produits de première nécessité, pressant alors la venue de la ministre des Outre-mer Annick Girardin. Entre temps, les revendications ont dépassé de loin la simple question du pouvoir d’achat et la seule critique des institutions locales. Samuel Mouen, personnalité politique de l’île, martèle sur les réseaux sociaux : « Le prix des carburants est une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ici, on a une armée de gens dans le besoin, abandonnés, qui ne travaillent pas, qui sont miséreux et qu’on ne regarde pas. C’est un ras-le-bol généralisé. »

À son arrivée le 28 novembre, la ministre rencontre des gilets jaunes, mais le dialogue social s’est davantage organisé avec les syndicats – la défiance à l’égard des syndicats est bien moins présente dans les Outre-mer que dans l’Hexagone, où ils jouent encore un rôle clé dans les mobilisations sociales – et les maires, car la légitimité des gilets jaunes a été mise à mal par l’inédite dégénérescence de la situation économique et sécuritaire de l’île. Cela n’empêchera pas les Réunionnais de déclarer par la suite, dans un sondage réalisé le seconde semaine de décembre, être 76 % à soutenir le mouvement national des gilets jaunes. Pourtant, la ministre des Outre-mer n’y trouve pas prétexte à discréditer le mouvement. D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France. Il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique (le coefficient de Gini est un indice de mesure des inégalités de revenu entre les 10 % des habitants les plus riches et les 10 % des plus pauvres sur un territoire donné ; une valeur de 0 équivaut à une égalité de revenu parfaite, une valeur de 1 à l’inégalité la plus absolue). C’est pourquoi même la ministre des Outre-mer a pu voir dans la colère des gilets jaunes la juste expression d’une volonté de renversement de plusieurs décennies de fortes inégalités sociales – d’une part vis-à-vis des 10% plus riches de l’île, dont la frontière se situe à 2900€ mensuels, et d’autre part vis-à-vis du reste de la France, dont le niveau de vie est partout ailleurs plus élevé – et de grande pauvreté.

« D’après des données recueillies en 2013 par le Centre d’observation de la société, la Réunion est un territoire où le seuil des 20% des plus pauvres est plafonné à 242€ mensuels, contre 585€ en Seine-Saint-Denis, le département de l’Hexagone où les bas revenus sont les plus faibles, et où le coefficient de Gini est le plus élevé de France ; il est évalué à 0,53, ce qui fait de la Réunion un territoire plus inégalitaire que le Mexique. »

Parmi les solutions proposées à la population, en premier lieu, la ministre réaffirme la mise en place prochaine de réformes nationales, comme la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages ou encore la revalorisation de la prime d’activité et du minimum vieillesse. Elle annonce ensuite la création de mesures locales, comme l’ouverture de quinze centres sociaux. À ces vagues promesses de réformes structurelles s’ajoute l’annonce plus concrète du président du Conseil régional, Didier Robert, avec l’aval de l’État, du gel pour trois ans de la taxe spéciale sur les carburants. Si ces déclarations ont permis aux tensions sociales de s’apaiser et à l’activité de l’île de reprendre son cours, elles n’ont pas pour autant mis fin aux manifestations, bien qu’elles soient à présent moins rassembleuses. Dans la commune de Saint-Joseph, des gilets jaunes poursuivaient l’occupation des ronds-points ; en particulier, ils réclamaient au moyen d’une pétition, recueillant pour l’heure plus de 3000 signatures, l’instauration du fameux RIC, devenu au cours du mois de décembre le point névralgique de l’expression de la souveraineté populaire. Plus encore, le cas réunionnais offre le premier exemple d’initiative de renforcement démocratique des institutions : la création d’un Conseil consultatif citoyen (CCC) est décidée le 19 décembre par l’assemblée régionale. Il s’agit d’une « instance de représentation de la société civile qui sera concertée par le Conseil Régional en toute transparence sur des sujets d’intérêt général ». Si l’instauration d’un tel Conseil est encore à l’état embryonnaire et que celui-ci ne se limite qu’à une consultation des citoyens, elle est un premier pas vers le décloisonnement de la prise de décision politique par une minorité dirigeante réclamée par les gilets jaunes.

Antilles-Guyane : le soulèvement avorté

Au cours du mois de novembre, l’état quasi-éruptif du territoire réunionnais contrastait fortement avec l’apparente atonie des autres territoires ultramarins, où les gilets jaunes ont été absents ou se sont faits rares, malgré des tentatives de mobilisations en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.

En Martinique, le 4 décembre, quelques gilets jaunes se réunissent à Fort-de-France autour d’une forme de cahier de doléances, dont le préambule appelle à l’insurrection citoyenne : « Depuis des décennies, les politiques et gouvernements successifs ont mis toute la population à genoux. Nous privant toujours plus de services publics, nous privant toujours plus des fruits de notre travail et de nos sacrifices. Aujourd’hui, souverain, le peuple français et ici les Martiniquais, ont décidé de se réveiller et de réclamer cette société plus juste que tous nous ont promis et que tous nous ont volé ! ». Justice sociale, salaire digne, défense du service public, crise de confiance en les représentants politiques : a priori, les revendications martiniquaises et hexagonales convergent. Toutefois, le RIC, dont on voyait les premières occurrences lors des manifestations dans l’Hexagone, est le grand absent des discours insurgés.

Les gilets jaunes guadeloupéens choisissent de s’en remettre à un autre moyen d’expression citoyen – dont l’usage est, certes, strictement conjoncturel, mais dont l’ambition ne se limite pas, tout comme le RIC, à une visée consultative : une pétition lancée la première semaine de décembre interpelle le président Macron sur « l’augmentation du coût de la vie » et sur les « problématiques territoriales » propres à l’île. Le document commence par dresser une liste des motifs précis de sa rédaction, avant de formuler des demandes explicites – car l’exécutif aime à justifier sa surdité par l’inintelligibilité des revendications populaires. Motifs : baisse du pouvoir d’achat à cause de la hausse de la pression fiscale sur les ménages, par exemple via la hausse de la taxe sur les carburants, la hausse de la CSG, ou spécifiquement aux Outre-mer, l’annonce de la réduction des abattements fiscaux (initialement fixés à 30%, afin de compenser la cherté de la vie qui touche particulièrement le territoire). Demandes : augmentation du SMIC et « arrêt de toute suppression fiscale et sociale représentant des avantages dans les DROM ». En réalité, les particularismes fiscaux y sont moins un avantage qu’une nécessité : en 2015, selon l’Insee, les seuls prix des produits alimentaires sont en moyenne 42 % plus élevés en Guadeloupe que ceux des mêmes produits dans l’Hexagone.

Ces documents rédigés par quelques uns échouent à recevoir l’appui d’une action collective et massive. En Guadeloupe et en Martinique, les opérations escargots au cours des mois de novembre et de décembre sont trop minoritaires pour être en capacité de ralentir l’économie de ces territoires. En Guyane, la réussite de la perturbation des flux à Saint-Laurent le 17 novembre n’a pas été le point de départ d’une mobilisation régulière, comme le montre l’échec des tentatives d’occupation des ronds-points les deux semaines suivantes. Il faut dire que ces départements n’ont pas été sujets, contrairement à la Réunion et à l’Hexagone, à l’annonce d’une augmentation des taxes. En effet, la taxe en vigueur dans la France ultramarine n’est pas la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes sur le gasoil et de 2,9 centimes sur l’essence dans l’Hexagone. Dans les Outre-mer, c’est une taxe spéciale sur la consommation des carburants (TSCC) qui est en vigueur, dont la fixation est une prérogative du Conseil régional. La France ultramarine n’a donc pas été sujette à la même hausse des taxes qu’a connue l’Hexagone, à l’exception de la Réunion, où le Conseil régional a régulièrement voté la hausse de la taxe au cours de l’année 2018. On pourrait penser que l’absence d’un élément déclencheur, synchronisant l’éveil des citoyens, expliquerait les difficultés de formation d’un mouvement social d’ampleur dans les Antilles et en Guyane. Il est tout de même difficilement compréhensible au premier abord que ces territoires lointains de la France d’Outre-mer, vers lesquels le gouvernement tend rarement l’oreille lorsqu’ils expriment leur profonde colère, n’aient pas répondu présent à l’appel des gilets jaunes.

Les retards de développement dans la France des Outre-mer

L’article 73 de la Constitution rédigé lors de la révision constitutionnelle de mars 2003 régissait ainsi le statut des départements et régions des Outre-mer : dans les 5 DROM – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Réunion « les lois et les règlements y sont applicables de plein droit » mais des adaptations sont possibles en raison des « caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires ». Pour cause, la situation géographique (espace caribéen pour la Guadeloupe et la Martinique, côte sud-américaine pour la Guyane, canal du Mozambique pour Mayotte, océan indien pour la Réunion), l’insularité, la créolité, les atouts et contraintes environnementales et l’histoire coloniale et post-coloniale sont autant de faisceaux de déterminisme à l’intersection desquels se situent les territoires ultramarins, développant alors un système économique et une organisation sociale qui leur sont propres. Par conséquent, dans la France des Outre-mer, l’idéal de l’assimilation législative républicaine se heurte au nécessaire particularisme des politiques à mener dans ces territoires, de façon à répondre à leur problématiques, qui sont en réalité, de taille.

En effet, si les DROM sont relativement épargnés sur la question épineuse de l’accès à la mobilité, il n’en reste pas moins que le constat général de la cherté de la vie est certainement une des principales sources d’un conflit latent entre ces territoires et le pouvoir central. En 2015, l’Insee estimait que le niveau général des prix à la consommation est supérieur dans les Outre-mer de 6,9 % à Mayotte (ce dernier sur un champ d’étude plus restreint de la consommation des ménages) à 12,5 % en Guadeloupe. Ces écarts de prix entre les DROM et l’Hexagone sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, premier poste de consommation des ménages. En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. D’autres secteurs de la vie courante, comme ceux de la santé et des télécommunications, sont également fortement coûteux : 16 % en moyenne dans l’ensemble des DROM pour le premier, hors remboursement par la sécurité sociale et les complémentaires santé, et 50 % en moyenne pour le second.

« En prenant comme référence le panier hexagonal, les prix sont en moyenne plus élevés de 37 % à la Réunion et à 48 % en Martinique. »

Certes, la responsabilité de la fixation des prix ne saurait revenir à l’État. Selon le directeur de l’unité des prix à la consommation et des enquêtes ménages de l’Insee, Pascal Chevalier, leur excessive supériorité est le résultat conjoint de l’éloignement géographique, caractérisé par un coût d’acheminement important, et de l’insularité, dont l’étroitesse des marchés locaux gonfle les prix et les rend moins concurrentiels par rapport à ceux de l’Hexagone. Mais qu’en est-il des revenus des ménages, sur lesquels à l’inverse, l’État a la main via les prestations sociales et la fiscalité ? Malgré une insuffisance des enquêtes réalisées par les instituts statistiques nationaux et locaux sur les revenus des ménages ultramarins, pointée du doigt par le rapport sénatorial de 2014 « Les niveaux de vie dans les Outre-mer : un rattrapage en panne ? », tant dans leur fréquence que dans leur rigueur, il est possible de se référer à un rapport de l’Insee publié en 2006 sur les niveaux de vie de ces populations, du fait de la relative stagnation de la situation socio-économique des DROM depuis les années 2000. Cependant, ce rapport de l’Insee précède la départementalisation effective de Mayotte en 2011 et la dynamique de rattrapage spécifique dans laquelle le territoire s’est inscrit, et ne peut être complété par aucune enquête récente qui comparerait la situation mahoraise à celle hexagonale.

Les enquêtes de l’Insee témoignent de l’ampleur des inégalités entre la France hexagonale et la France ultramarine quant à leur niveau de vie au sens de l’accessibilité aux biens et services. En 2006, le revenu disponible médian par unité de consommation des ménages ultramarins était inférieur de 38 % à celui des ménages hexagonaux, malgré les dispositifs spécifiques de sur-rémunération des fonctionnaires et les importantes prestations sociales. La sur-rémunération (sous la forme de prime de vie chère, d’indemnité logement, de congés bonifiés, etc.), en vigueur depuis les années 1950 pour à l’origine attirer les hexagonaux vers la fonction publique ultramarine, rend le salaire net annuel des fonctionnaires ultramarins supérieur à celui des fonctionnaires hexagonaux dans une proportion moyenne de 19 %. Souvent critiquée car étant perçue comme trop coûteuse à l’État et peu profitable à l’économie de ces territoires, sa remise en cause régulière est source de conflit social, car ce dispositif compense quelque peu la cherté de la vie pour cette part prédominante de la population. Cette sur-rémunération dépasse parfois le secteur public pour s’étendre à l’ensemble des contribuables, sous la forme d’abattements fiscaux sur le revenu, qui peuvent atteindre 30 à 40 % selon le territoire. Concernant les prestations sociales comme les allocations familiales, indemnités chômage, aides au logement, minimas sociaux, elles représentent en moyenne 20,8 % des ressources des ménages ultramarins contre 10,4 % des ressources des ménages hexagonaux, soit un rapport du simple au double. Seule la part des ressources issues des pensions de retraite est inférieure dans les Outre-mer, s’élevant à 14,6 % dans les DROM contre 24,4 % dans l’Hexagone.

Ces taux globalement élevés ne sont que le reflet d’une pauvreté endémique. Hors prestations sociales, 38 % des ménages sont en-dessous du seuil de pauvreté national en Guadeloupe, 50 % le sont en Guyane. Ces chiffres s’accompagnent de taux de chômage record, caractérisant une forte précarité. D’après cette fois une enquête de l’Insee datant de 2013, le taux de chômage, alors qu’il plafonne à 9,7 % dans l’Hexagone, est minoré dans les Outre-mer par la Guyane à 21,3 % et majoré par la Réunion à 29 %. Ce chômage touche particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans, catégorie pour laquelle le taux atteint 50 % en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Grande pauvreté et précarité, dont le constat est d’autant plus source de conflit que la question des inégalités de revenus est particulièrement prégnante dans les Outre-mer, où en moyenne, les ménages appartenant aux 20 % les plus riches disposent d’un revenu plancher par unité de consommation 3,2 fois supérieur au revenu plafond des ménages appartenant aux 20 % les plus modestes, tandis que dans l’Hexagone ce rapport s’élève à 2,2.

Les inégalités criantes, relatives à l’Hexagone ou internes aux DROM, s’insèrent dans un contexte global de retard de développement des territoires ultramarins. Les chiffres du rapport sénatorial de 2014 consacré à la question sont alarmants : le PIB par habitant de ces régions est inférieur à n’importe quel PIB des régions de l’Hexagone et l’est aussi nettement à celui moyen de l’ensemble des régions de l’Hexagone, dans une proportion allant de 31 % pour la Martinique, à 79 % pour Mayotte. Sous l’angle de l’IDH, l’indice est cette fois inférieur à celui de l’Hexagone dans des proportions comprises entre 7 % pour la Guadeloupe et 28 % pour Mayotte. Dans ces écarts, la Réunion et la Guyane sont légèrement plus proche de la borne supérieure martiniquaise que de la borne inférieure mahoraise, autant concernant le PIB (39 % pour la Réunion, 51 % pour la Guyane) que l’IDH (12 % pour la Réunion, 16 % pour la Guyane). Ces retards de développement transparaissent dans le manque de performances dans les domaines de la santé, de l’éducation, ainsi que dans les déficits à la fois quantitatifs et qualitatifs en matière d’infrastructures et de logements. Si les écarts entre les DROM et l’Hexagone tendent à se réduire, ce rattrapage subit depuis les années 2000 un ralentissement, et plus encore depuis la crise économique et financière de 2008-2009.

Par conséquent, bien qu’au vu des indicateurs, la Guadeloupe et la Martinique sont considérés comme des territoires à développement élevé, les Outre-mer forment globalement un espace socialement et économiquement fragile, dont le sentiment d’invisibilité et d’abandon est au moins similaire à celui de la France d’en bas hexagonale, sans compter l’hétérogénéité des problématiques régionales ampliatives à propos desquelles le pouvoir central balbutie : la forte insécurité en Guyane, le scandale sanitaire du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, les sinistres records de pauvreté à la Réunion, le sous-développement généralisé à Mayotte etc. La faible mobilisation des gilets jaunes a donc de quoi surprendre.

Les mouvements sociaux ressentis comme contre-productifs aux Antilles

Alors compte tenu, au vu de l’expérience réunionnaise, d’une notable efficacité de l’action collective dans les DROM, intrinsèque à leur caractère insulaire, pourquoi les territoires autres que la Réunion n’ont-ils pas emprunté le train en marche de la révolte citoyenne nationale ? On prête à la Réunion une plus grande proximité avec l’Hexagone du fait notamment d’une importante densité des flux de personnes, qui opérerait alors un certain syncrétisme culturel propre à l’île. Un média ultramarin a donc émis l’hypothèse que le développement du mouvement des gilets jaunes à la Réunion est due à un plus fort sentiment d’appartenance au territoire national que les autres DROM. Or, supposer cela, c’est se risquer à suggérer une forme de mimétisme de l’action collective par les territoires ultramarins, qui manifesteraient davantage par solidarité que par indignation. Et c’est par extension réserver à l’Hexagone une culture insurrectionnelle, dont ces mêmes territoires recevraient de façon différenciée le rayonnement selon leur degré d’assimilation au territoire national, déterminant alors inégalement leur conscience politique.

Pourtant, le mouvement des gilets jaunes de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. Pendant 44 jours, tous les secteurs, privés et publics, ont été mis à l’arrêt. Initiée en Guadeloupe le 19 janvier 2009 par le Collectif contre l’exploitation mené par la figure controversée d’Elie Domota et recevant le soutien de l’ensemble des syndicats de l’île, avant de s’étendre à la Martinique le 5 février, la grève rassemble jusqu’à des dizaines de milliers de manifestants les jours où la mobilisation a été portée à son paroxysme. Ils réclament principalement la baisse des prix sur les carburants (en réaction à l’annonce d’une hausse de la TSCC en fin de l’année 2008) et sur les produits alimentaires, ainsi qu’une augmentation des bas salaires. Les revendications portées par une part des manifestants, excédés par l’indifférence de l’État, se mêlent à des propos indépendantistes. S’y adjoint enfin une dénonciation virulente de la puissance économique des békés, blancs créoles descendants des colons aristocrates, dont la situation constitue dans les deux îles, mais surtout à la Martinique, une exception historique. Bien qu’extrêmement minoritaires, ils exercent un monopole dans les principaux secteurs économiques, en particulier dans le secteur agricole, où 52 % des terres leur appartiennent, alors même que les propriétaires fonciers békés ne représentent que 1 % de la population.

« Le mouvement des “gilets jaunes” de 2018 n’est pas le premier grand mouvement social français du XXIe siècle initialement fondé sur la question conflictuelle du pouvoir d’achat : en Guadeloupe et en Martinique, déjà en 2009, s’était organisée une grève générale inédite par son ampleur et par sa durée. »

Malgré la tenue de plusieurs réunions de crise entre le secrétaire d’État aux Outre-mer de l’époque, Yves Jégo, et les représentants du mouvement, aboutissant à la levée de la grève générale et à la signature d’un protocole de sortie de crise promettant des mesures contre la vie chère notamment grâce à une revalorisation immédiate des bas salaires, l’avant et l’après grève de 2009 ne se sont pratiquement ressentis que dans les préjudices causés par la grève elle-même, dans les secteurs du tourisme ou encore de la construction. Elie Domota confie même en 2017, dans une interview accordée au Huffington post, au moment d’établir un bilan : « Les textes adoptés pour lutter soit-disant contre la vie chère ont justement fait la part belle aux multinationales et aux importateurs distributeurs, pas aux Guadeloupéens. » Ainsi, comme l’avance avec justesse le journal américain, cet engagement en 2009 dans l’action collective a été vécu comme profondément contre-productif, laissant dans ces îles un souvenir amer et donnant surtout l’impression que toute action, de quelque envergure qu’elle puisse être, ne saurait donner une portée suffisante aux revendications ultramarines.

La Guyane et Mayotte, récemment considérées, déjà oubliées ?

Le contexte est autre en Guyane et à Mayotte, où des manifestations d’ampleur ont éclaté bien plus récemment, respectivement en mars-avril 2017 et en février-avril 2018. En Guyane, les manifestations débutent le 20 mars, initiées à la fois par le collectif des 500 frères, créé suite au meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, et par d’autres collectifs et des syndicats, qui conjuguent bientôt leurs forces sous la bannière du Collectif pour que la Guyane décolle. Celui-ci entend dénoncer avant tout les fortes criminalité et délinquance qui règnent sur le territoire et en font le plus insécuritaire de France, ainsi que les significatifs retards de développement qu’il existe entre la Guyane et l’Hexagone. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur datant de 2015, le nombre de vols avec armes est 13,5 fois plus élevé en Guyane que celui en France métropolitaine et le nombre de vols sans armes est 4,2 fois plus élevé. De même, on compte 38 homicides pour seulement 260 000 habitants en 2015, ce qui fait de la Guyane un lieu près de 2 fois plus meurtrier que Marseille, ville tristement réputée pour ses records de violence sur le territoire hexagonal.

Dans les revendications formulées, on peut soit discerner la demande d’un plus fort interventionnisme de l’État français dans ce territoire via la création d’un plan de développement économique à la hauteur du rattrapage structurel à conduire, soit au contraire entendre celle d’une plus large autonomie – et donc de la création d’un statut législatif proche ou similaire à celui des COM (anciennement TOM) témoignant également, sous un autre angle, d’une oscillation de la part de la population entre confiance et désespérance en la capacité de traitement des problématiques de l’île par le pouvoir central. La crise aboutit à la signature de l’Accord de Guyane le 21 avril 2017, prévoyant de renforcer la présence des forces de l’ordre au quotidien dans la région, mais aussi proposant de nombreuses réformes et d’importants financements dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’énergie, du foncier… d’un montant cumulé de 3 milliards d’euros, plan ambitieux à propos duquel il est probablement trop tôt pour en observer les éventuels bénéfices. Néanmoins, en Guyane, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine ; l’absence de changement visible de la situation de la région entretient pour l’ancien meneur du collectif des 500 frères, Mickael Mancée, l’ « impression de ne pas être considérés comme les citoyens de l’Hexagone ».

À Mayotte, le mouvement social qui a eu cours au début de l’année 2018 prend la forme d’opérations île morte, se traduisant par des barrages qui paralyseront le plus grand territoire de Mayotte, Grande-Terre. Ses causes sont peu ou prou les mêmes qu’en Guyane, à un degré supérieur tant les chiffres de retards de développement sont alarmants, et la question de la pression migratoire comorienne s’ajoutant. Étant le plus récent des départements français, il est aussi celui où les principaux indicateurs de développement économique et humain sont les plus bas, et de loin, derrière la Guyane : le PIB par habitant s’élève à 6 725 € à Mayotte, contre 15 416 € en Guyane, et 31 420 € dans l’Hexagone. L’IDH est à 0,637 à Mayotte, contre 0,740 en Guyane et 0,883 dans l’Hexagone. Hormis les retards globaux de développement, c’est en particulier la dénonciation des situations sécuritaire et migratoire qui est à Mayotte le plus petit dénominateur commun des revendications des habitants.

Sur la question de l’insécurité, le rapport du ministère de l’Intérieur de 2015 révèle une forte présence des infractions violentes et un record du nombre de cambriolages, chiffré à 23,5 pour 1000 logements, tandis que sur le territoire hexagonal, les cambriolages touchent 7 logements sur 1000. Les habitants vont jusqu’à s’organiser en patrouilles pour faire eux-même la loi, tant les effectifs des forces de l’ordre sont insuffisants, et ce, vêtus… d’un gilet jaune, dont l’observation du port au mois de novembre serait à tort amalgamé avec celui du mouvement des gilets jaunes proprement dit, ces derniers entendant exercer un pouvoir citoyen et non régalien. Concernant l’immigration, Mayotte apparaît comme l’ensemble territorial le plus attractif de l’aire géographique à laquelle il appartient, l’archipel des Comores : son PIB par habitant est près de 12 fois supérieur à celui moyen des autres îles qui forment cet archipel du canal du Mozambique. En résulte une forte immigration, majoritairement depuis ces îles et secondairement depuis le centre et la côte est de l’Afrique. L’Insee estime en 2015 que plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né et que la moitié des résidents de nationalité étrangère sont en situation administrative irrégulière. Ce phénomène migratoire participe d’une croissance démographique exponentielle, malgré un notable mouvement d’émigration de la population d’origine mahoraise (26 % des natifs de Mayotte résident dans d’autres départements français), nuisant au développement économique et social de l’île. Le taux de natalité en 2013 y est de 30,5 pour mille, contre 12,3 pour mille la même année dans l’Hexagone, faisant de Mayotte le plus jeune département de France, et où la moitié des habitants a moins de 18 ans ; un défi de taille pour l’école républicaine : selon une enquête réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. La dénonciation récurrente de la pression migratoire, parfois ambigument conjointe avec celle de l’insécurité, soit témoigne d’une vive hostilité envers les immigrés clandestins, comme le montre la crise des décasés de juin 2016, soit fait part d’une solidarité envers leurs difficultés de régularisation qui les plongent fatalement dans une situation de vulnérabilité et de grande pauvreté, qu’il est de plus difficile à quantifier, tout comme la pauvreté globale dont souffre la population.

« Selon une enquête réalisée par le ministère de l’éducation en 2012, lorsque 10% des jeunes de 18 ans dans la France entière étaient en difficulté de lecture, 75% l’étaient à Mayotte. »

Du fait de la certaine constance de l’expression des doléances de la population, il est en réalité arbitraire d’attribuer des dates de début et de fin au mouvement social de Mayotte. Celui-ci a émergé progressivement, s’est traduit par des grandes manifestations en 2011 et en 2016, prend résolument sa forme la plus aboutie en février 2018 sans raison conjoncturelle apparente, puis se poursuit sporadiquement jusqu’en fin d’année 2018, voire jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la grève des postiers qui donne lieu à des négociations en ce début du mois janvier de 2019. Se réduisant parfois à la réclamation de salaires dignes à l’attention du patronat local, le mouvement se mue régulièrement en critique générale de l’apathie du gouvernement, semblant se satisfaire des progrès structurels déjà réalisés. Critique, mais pas rejet ; car toutefois, les habitants de Mayotte, qui avaient voté Oui à 95 % au référendum sur la départementalisation en 2009, ont tiré grand espoir des progrès accomplis depuis que le territoire obtint en 2001 le statut transitoire de collectivité départementale. Ils voyaient le taux de croissance frôler jusqu’en 2008 les 10 % par an et des importants transferts financiers permettre notamment de bâtir de nombreuses infrastructures dans les domaines sanitaires et éducatifs, mais que le facteur démographique a vite rendu insuffisantes. Ce ne sont donc pas des slogans indépendantistes que l’on entend les manifestants scander. Réunis sur la place principale du territoire renommée en 2011 « Place de la République » et brandissant parfois des drapeaux tricolores, ce sont au contraire, on l’aura compris, des propos assimilationnistes qu’ils tiennent : « Mayotte, la France qui souffre », demandant aux Français de cesser de percevoir Mayotte comme un territoire ultra-périphérique, et appelant le gouvernement à être ambitieux autrement que dans son discours.

L’équation mahoraise est complexe à résoudre, car combattre la misère relève d’une impérieuse nécessité et requiert des solutions de très court terme, alors que les structures mahoraises ne peuvent évoluer qu’à moyen et long terme. Déjà, lors de manifestations en 2016, la ministre des Outre-mer de l’époque, George Pau-Langevin, soulignait le besoin d’ « inventer des règles » différant des raisonnements économiques habituels, afin que des retraites satisfaisantes soient perçues alors que de nombreuses personnes n’ont pas cotisé, et que les salaires puissent être augmentés dans l’administration et les collectivités territoriales alors que les collectivités sont qualifiées d’« exsangues ». Propositions qui provoquent des réticences au sein du gouvernement. En réponse au mouvement social de 2018, l’actuelle ministre des Outre-mer Annick Girardin puis la ministre du Travail Muriel Pénicaud se sont rendues à Mayotte. Leur venue a abouti à la présentation de la mise en place de mesures immédiates, comme celles de l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre et du durcissement de la surveillance de l’immigration clandestine – mais qui pour l’heure ne se chiffre pas à plus de quelques dizaines de policiers et gendarmes supplémentaires, et de plans de développement, d’un coût total estimé à 1,3 milliard, étonnamment moindre par rapport celui de l’ Accord de Guyane l’année précédente. Les secteurs de la santé et de l’éducation y sont mis en priorité, ainsi que la convergence des prestations sociales et des minimas sociaux – dont nombre d’entre elles étaient encore en 2014 inexistantes ou minorées – vers ceux de l’Hexagone. Sur la question spécifique du marché du travail dont est en charge la ministre Muriel Pénicaud, c’est selon elle dans la formation des jeunes et dans la lutte contre le travail illégal et le dumping social qu’il génère, liée à l’impératif de la mise en place d’un droit commun, qu’il faudra concentrer les efforts.

Mais, à l’issue de l’ensemble de ces promesses, tout comme en Guyane, aucune amélioration concrète de la situation du territoire n’est encore ressentie par la population, dont une partie a continué à manifester et à punir elle-même la criminalité et la délinquance. Cela fait donc 11 mois, 2 ans, 7 ans, que des Mahorais sont dans la rue ; et ils sont las, déplore le député mahorais Massour Kamardine, tentant d’expliquer l’absence de mobilisation au moment de la crise politique des gilets jaunes.

La représentation de l’État dans les Outre-mer : une légitimité à construire

D’une certaine façon, parce que le mouvement des gilets jaunes peut être considéré comme une ultime opportunité pour l’État de se renouveler, de repenser son modèle économique et social, mais également ses structures démocratiques, il présuppose alors, malgré une crise de confiance en celui-ci, la persistance d’une légitimité qui lui serait accordé. Ainsi, bien qu’il ne faille pas amplifier les velléités indépendantistes de territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique, qui ne s’exacerbent que conjoncturellement, il n’est pas improbable que le faible degré de sentiment d’assimilation au territoire national, et donc de légitimité donnée au pouvoir public central, puisse être un facteur explicatif de la moindre mobilisation dans ces territoires. Elle ne lui est pas pour autant réductible. Outre l’absence d’élément déclencheur des mobilisations dans la plupart des DROM, chaque fois dans ces territoires, la paralysie de leur activité est un sacrifice démesuré pour l’économie locale, mais est un moindre mal pour celle nationale. Elle est ainsi matériellement sur-efficace, mais souvent, politiquement stérile. Les Outre-mer seront intégrés dans le Grand débat national prévu par le Président Macron en réponse à la crise politique des gilets jaunes. Prendra-t-il la mesure de la colère ultramarine ? Au vu de son incapacité à comprendre le mouvement hexagonal, on ne peut qu’en douter.

Crédits :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2018-11-17_11-41-27_manif-gilets-jaunes-CarrefourEsperance-belfort.jpg

La fête à Macron a bien eu lieu

Le char Dracula lors de la fête à Macron ©Vincent Plagniol

Malgré la forte appréhension autour de la marche du 5 mai lancée initialement par François Ruffin et Frédéric Lordon, la “Fête à Macron” a été un succès. Celui-ci donne un bol d’air à l’opposition après les tensions et les débordements qui ont eu lieu le premier mai.

Entre Freed from desire de Gala, Despacito de Luis Fonsi et Bella Ciao, l’ambiance de la manifestation « pot au feu » de samedi était décidément bien différente de celle qui était anticipée. Exit les blacks blocks, place aux sourires et à la danse dans la joie et la bonne humeur.

Une ambiance qui permet de sortir d’un esprit défaitiste

Cela pourrait sembler anecdotique en apparence, mais la réussite de la manifestation réside essentiellement dans l’esprit qui en est ressorti. 40 000 participants selon la police, 100 000 selon l’organisation autour de François Ruffin, 160 000 selon la France insoumise ? Peu importe, il y avait du monde sous le soleil parisien. Là n’est pas l’enjeu. La manifestation du premier mai aurait pu attirer autant de participants qu’elle n’aurait pas eu beaucoup plus d’impact. Le succès de « La fête à Macron », c’est d’avoir renouvelé les codes, et surtout, d’avoir été capable de redéfinir l’agenda. En effet, parmi les tactiques de disqualification de la mobilisation sociale utilisées par le gouvernement, il y a le renvoi permanent de l’opposition sociale à une identité « aigrie », au « passé », et au « conservatisme des acquis ». Rien de tout cela ici. Les organisateurs de cette marche ont réussi à sortir de la position dans laquelle on tentait de les enfermer depuis plusieurs semaines en se montrant sous un visage optimiste et conquérant. Alors que la mobilisation semblait décroître, les cartes sont en partie rebattues. La journée du 26 mai sera de ce point de vue essentielle : l’after après le before ?

Les manifestants, nombreux, défilent dans la joie. ©Vincent Plagniol

Emmanuel Macron n’a pas le monopole du disruptif

On aura noté la présence d’un public sensiblement rajeuni dans cette manifestation rythmée malgré sa longueur, et de plus en plus dynamique à l’approche de la place de la Bastille. La mobilisation était colorée et enthousiaste. Le mot d’ordre a été suivi : “La fête à Macron” articule à la fois rejet et optimisme, désignation de l’adversaire et espoir. Pas de cagoules noires ici, et peu de casse, hormis un véhicule de Radio France attaqué. Adrien Quatennens, que nous avons contacté, déplore cet incident, mais souligne « la qualité du service d’ordre et de la relation avec la préfecture de police, qui s’était déjà démontrée à l’occasion de la marche organisée en septembre par la France insoumise ». Et le député d’ajouter que les insoumis sont « heureux qu’il n’y ait eu que très peu de violences malgré les menaces qui pesaient sur cette journée après le premier mai. Nous avons franchi un seuil. » Une façon de répondre au gouvernement qui accusait le mouvement d’exciter et d’encourager les violences.

Une mobilisation politique plus efficace que la mobilisation syndicale

Après cette journée, la balle est dans le camp des syndicats. En effet, l’opposition politique et citoyenne a montré qu’elle était capable mobiliser de façon large et transversale dans la société, et de mettre de côté les divisons syndicales qui minent la contestation depuis des semaines. La réussite de cette marche tranche avec le bilan en demi-teinte des journées d’action syndicales. A cet égard, la présence de Blacks Blocks le 1er mai peut aussi être interprétée comme la marque d’une crise du débouché syndical, dont les méthodes d’action se sont peu renouvelées. Les directions confédérales sont quant à elles perçues comme coupables d’entretenir la division et d’être incapables d’impulser une dynamique, malgré l’énergie déployée par les grévistes mobilisés partout en France.

Surmonter la division actuelle entre le syndical et le politique reste un objectif à atteindre. Pour Adrien Quatennens, toutes les forces « cherchent la formule adéquate qui permettra de faire de la journée du 26 mai une journée de débordement populaire et un raz de marée contre la politique du gouvernement ». Le député réfute par ailleurs toute tentation hégémonique à l’égard des syndicats : « La France insoumise cherche simplement à apporter sa pierre à l’édifice et à apporter une force propulsive. Nous nous mettons à disposition pour cuisiner la bonne recette qui permettra d’unifier l’opposition sociale. » Le compte à rebours a démarré avec l’approche de la coupe du monde, dont on craint qu’elle ne fasse vaquer les esprits à d’autres problématiques que le service public.

 

Jean-Luc Mélenchon sur le toit du bus de la France insoumise. ©Vincent Plagniol

Des tensions entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ?

Dans un article intitulé « La fête à Ruffin ou à Mélenchon ? », le Journal Du Dimanche se fait l’écho de rumeurs de tensions entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, et décrit un échange tendu entre le réalisateur de Merci Patron ! et Adrien Quatennens, alors qu’il était initialement prévu que le premier prenne la parole à la fin de la marche :  « Derrière l’autre bus, plus modeste, celui de François Ruffin, où s’expriment des travailleurs au micro, le chef de file de Nuit debout, et député LFI, est face à un autre député LFI, le Nordiste Adrien Quatennens. Ce dernier a les mâchoires serrées. Les deux élus du même groupe nous font comprendre qu’ils souhaitent s’expliquer hors la présence de journalistes. Nous sommes relégués à quelques mètres, à ne pas pouvoir entendre les mots de l’échange visiblement houleux. »

Des rumeurs repoussées en bloc par le député du Nord, selon qui les choses ne se sont pas du tout passées comme cela : « Il n’y a pas eu d’échanges tendu ». L’insoumis nous livre une autre version : « Ce qui s’est produit, c’est que François [Ruffin] et Frédéric Lordon ont été à l’initiative de cette marche. François a été l’interface entre nous et d’autres groupes, dont l’identité et les méthodes politiques sont différentes de celles de la France insoumise. Nous avons par ailleurs fourni notre appui et notre savoir-faire logistique aux équipes de François qui étaient en grande demande de soutien logistique. Il est certain que ces dernières semaines ont été des semaines de relatives tensions, comme lors des précédentes marches. Parce qu’il y a tout à gérer d’un point de vue logistique et politique, et en plus parce qu’il y a eu les événements du premier mai et les menaces qui pesaient sur la manifestation. François a donc eu beaucoup de pression sur les épaules et s’est retrouvé face au besoin de faire de nombreux réajustements. Hier, il est clair que cela a été remarqué, les équipes avaient atteint un niveau d’épuisement avancé. François n’était pas disposé à prendre la parole parce qu’il avait accumulé cette tension. » Le récit du JDD est donc critiqué par le député : « Ce qui est relaté par le JDD est faux, avec Manuel [Bompard] nous étions justement allés voir François [Ruffin] pour qu’il prenne la parole, parce qu’il avait été le déclencheur de cette marche et parce qu’il y avait mis toute son énergie. C’était son heure et toute la place de la Bastille l’attendait. Les gens le réclamaient. »

En attendant des éclaircissements probables du côté de François Ruffin cette semaine, c’est avant tout le succès de cette manifestation qui est unanimement pointé par les observateurs. A voir si cet essai sera transformé, on le saura le 26 mai.

Et si on essayait quelque chose ? Retour sur une assemblée porteuse d’espoir

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Crédits : François Ruffin / Capture Twitter

Et si on essayait quelque chose ? Tel était l’enjeu de cette assemblée appelée par François Ruffin et Frédéric Lordon, qui s’annonçait très suivie sur les réseaux sociaux. Elle était motivée par un contexte social très dense. “Est-ce qu’on pourrait tenter que les petits ruisseaux de colères fassent une grosse rivière d’espérance ?” indiquait le descriptif de l’événement. Reportage sur place par Marion Beauvalet.


Trois quarts d’heure avant le début de l’assemblée, la salle était déjà comble. François Ruffin commence par une première intervention dehors pour s’adresser à celles et ceux qui n’ont pas pu entrer dans la Bourse du travail. Pendant ce temps, un orchestre joue à l’intérieur de la salle.

Kieran, intermittent du spectacle explique qu’il est là pour « mettre des mots sur ce qui se passe actuellement ». Karine éducatrice sociale indique quant à elle que « les travailleurs sociaux souffrent des politiques libérales depuis des années ». Elle a suivi les dernières manifestations et regrette « la nécessité d’accueillir plus pour faire plus de chiffre alors que l’accompagnement sera de moins en moins là ».

Pendant plus d’une heure, les témoignages de personnes touchées par les réformes qui les précarisent ou les menacent vont se succéder. Ici, tout le monde aspire à autre chose, quelque-chose qui dépasse la convergence des luttes. Mais quoi ? C’est ce qui va prendre forme au cours de la soirée.

Ce sont deux étudiants qui viennent de Tolbiac qui prennent d’abord la parole. Ils expliquent les enjeux du plan étudiant et déplorent le basculement vers un système anglo-saxon, la fin de la valeur nationale du diplôme. Pour ce qui est de Tolbiac, un blocage illimité jusqu’au retrait du plan étudiant a été voté le mardi 3 avril et le site est plus largement bloqué depuis le 22 mars. S’il n’y a plus ni cours, ni travaux dirigés depuis cette date, les étudiants proposent des ateliers et débats.

“On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut”

C’est ensuite au tour de Bruno, cheminot, de s’exprimer. Il indique ne rien vouloir lâcher car la réforme de la SNCF ouvrira selon lui la voie à d’autres réformes du service public. Il rappelle également que ce dernier n’a pas vocation à être rentable. À cela s’ajoute que la question de la dette relève de la responsabilité de l’État. De plus, l’ouverture à la concurrence se fera sur le même réseau, avec le même matériel. Ne s’agrégera à cela que la question de la rentabilité. « On se bat pour que ceux qui sont précaires gagnent un statut », ponctue François Ruffin.

“Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !”

Pendant les prises de parole suivantes, la question même du sens du travail vient compléter les propos sur la précarisation. La question du travail le dimanche est également soulevée : dans ce système actuellement en construction, quand est-ce que le salarié peut vivre ? Zohra, déléguée syndicale qui travaille chez Carrefour rappelle que l’entreprise supprime 2400 emplois mais verse 356 millions d’euros à ses actionnaires. Pour qu’un ou une caissière gagne ce que Bernard Arnault gagne en une année, elle devra travailler pendant 1,5 million d’années !

Catherine, infirmière, parle quant à elle des « luttes invisibles ». Il s’agit du personnel hospitalier qui est mis en difficulté. L’enjeu de l’uberisation du travail est également soulevé par un chauffeur VTC anti-Uber. Il rappelle qu’aujourd’hui, les chauffeurs travaillent pour 4 euros de l’heure, ce qui n’était pas le cas initialement. C’est l’absence de régulation qui a permis à de plus en plus de personnes d’entrer sur le marché.

Les différents participants ont souligné l’importance de la convergence des luttes. Pour conclure cette première partie, Fréderic Lordon déclare qu’il ne s’agit pas de rejouer Nuit Debout. Le spectre du mouvement, qui avait finalement échoué à faire plier le gouvernement sur la Loi Travail, semble en effet encore hanter ses principaux initiateurs. La veille, dans l’amphithéâtre occupé de Tolbiac, Lordon s’était déjà adressé aux étudiants rassemblés, aux côtés de Bernard Friot, à partir de son expérience de Nuit debout. Partant du principe que le mouvement avait échoué parce qu’il n’avait pas pris conscience de son importance et de ses potentialités, il leur conseillait donc : “Faites croître votre force, en commençant par y croire”.

Mais à la Bourse du Travail, il insiste davantage sur la « classe nuisible », celle des « ravis de la mondialisation ». Il la qualifie également de « classe obscène » en prenant pour exemple le député La République En Marche Bruno Bonnell, qui avait déclaré au micro de RMC, qu’il fallait en finir avec l’obsession pour le pouvoir d’achat. Enfin, il fustige les « démolisseurs » et leur oppose un désir de se rassembler.

“Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp”

“La plus grosse question, c’est : qu’est-ce qu’on fait le 5 mai au soir ? Il faut une inversion du rapport de force, que la peur change de camp, que le 5 mai au soir soit le point de départ” reprend François Ruffin.

« Faire déborder la rivière », tel est l’objectif exprimé par François Ruffin. Peu importe le nom : qu’il s’agisse d’un débordement, de la grande fête à Macron, l’essentiel est d’organiser un mouvement d’ampleur. Pour cela, il propose un rassemblement national à Paris le samedi 5 mai. L’objectif est de donner naissance à un mouvement de masse. En un mois, il s’agit de faire monter en puissance le mouvement en se fondant sur différents points d’appui qui sont notamment les mobilisations du mois d’avril et le 1er mai.

En espérant qu’elles n’aboutissent pas à une forme d’entre-soi, “un des ingrédients principaux de l’échec” de Nuit debout selon Patrice Maniglier, qui regrettait que ce mouvement, auquel il avait activement pris part, ait renoncé à toute dimension potentiellement hégémonique. Ne pas s’enfermer dans des idéaux formalistes condamnés d’emblée à un caractère minoritaire. Au contraire, rester connecté à la temporalité du mouvement semble nécessaire, pour ne pas revivre une telle déception. Affaire à suivre.

Crédits photo : Capture Twitter / François Ruffin