Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Fabio de masi - le vent se lève
Fabio de mMasi – Le vent se lève

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.

Le retour de l’austérité fera-t-il éclater les contradictions du « modèle allemand » ?

Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009. Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent. Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.

Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.

Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.

L’hégémonie allemande menacée ?

Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.

Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.

Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».

Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.

Austérité, subvention aux exportations et allégeance à l’OTAN : les contradictions du modèle allemand

La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…

L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.

Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…

La faillite d’un modèle ?

Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…

Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.

L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite

Le modèle allemand est une tragédie grecque – Entretien avec Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives Economiques. Il a travaillé pendant plusieurs années dans l’industrie allemande et est notamment l’auteur de Made in Germany : Le modèle allemand au-delà des mythes, paru en 2013.

 

LVSL : Les débats autour de la loi Travail font rage en France. Au cœur des discussions, on retrouve régulièrement la référence au « modèle allemand » et aux politiques menées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder dans les années 2000. Les réformes du marché du travail connues sous le nom de “lois Hartz” sont régulièrement érigées en exemples à suivre. Quels sont les principaux aspects de ces réformes ? Quel a été leur impact sur la société allemande ?

Au cœur des lois Hartz, on trouve la réduction de la durée d’indemnisation du chômage et le renforcement de la pression sur les chômeurs pour qu’ils acceptent des boulots. Après un an au chômage, les demandeurs d’emploi tombent dans une sorte de RSA allemand beaucoup plus contraignant qu’en France : il faut donner des informations sur son patrimoine, on n’a pas le droit de le toucher si on a un trop grand appartement ou une grosse voiture, etc. C’est ce qui a été très mal vécu.

L’autre aspect le plus important de ces réformes, en dehors des lois Hartz, c’est le développement des « minijobs » : lorsque l’on touche moins de 450 euros en Allemagne, on ne paie quasiment pas de cotisations sociales mais on n’a pas non plus de protection sociale. Aujourd’hui, 7,8 millions d’Allemands sont sous ce statut. 5,4 millions ne font que cela et ne pourront percevoir de retraite alors qu’ils ont travaillé. Ce sont essentiellement des femmes qui sont concernées.

Les réformes Schröder ont provoqué une forte augmentation de la pauvreté en Allemagne. Elle est aujourd’hui supérieure de trois points à ce qu’elle est en France. Les inégalités ont beaucoup augmenté en Allemagne, davantage qu’en France. L’Allemagne est un des pays de l’OCDE où elles ont le plus augmenté depuis 15 ans. La pauvreté, en particulier, touche beaucoup plus les salariés : 9% de salariés allemands sont pauvres, contre 6% en France. Elle touche aussi particulièrement les retraités, dont 18% sont pauvres.

“Les réformes Schröder ont eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel.”

Une réforme des retraites passée après Schröder – mais également menée par un social-démocrate – a repoussé l’âge de départ à la retraite à 67 ans en 2030 et a réduit les taux de remplacement. Il y a d’ores et déjà beaucoup plus de retraités pauvres qu’en France.

Les minijobs se sont beaucoup développés dans les services à la personne, dans les bars, les restaurants, etc. Les salariés allemands sont donc beaucoup moins couverts par des conventions collectives : seuls 56% d’entre eux sont couverts par une convention collective contre 98% en France. Mais en Allemagne, le droit du travail d’origine étatique est très faible, c’est-à-dire que tout vient quasiment des conventions collectives. Les réformes Schröder ont donc eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel.

LVSL : Comment les réformes Schröder ont-elles impacté concrètement le travail des femmes ?

L’un des effets de ces réformes a consisté à amener massivement les femmes sur le marché du travail dans un pays où elles étaient davantage au foyer qu’en France. On a l’habitude de considérer que l’Allemagne est un pays social-démocrate, mais ce n’est pas vrai. L’Allemagne est un pays conservateur, reconstruit par des conservateurs durant tout l’après-guerre et qui se caractérise par le fait que les femmes sont restées beaucoup plus longtemps et beaucoup plus souvent à la maison qu’en France. Guillaume II résumait au début du XXe siècle la place des femmes dans la société allemande par l’expression : enfants, cuisine, église (Kinder, Küche und Kirche). Mais si on demandait à Adenauer au début des années 1960, ce n’était pas très différent.

Cela a beaucoup changé, mais de manière très inégalitaire : un homme salarié allemand travaille une heure de plus par semaine qu’un homme salarié français. Mais une femme salariée allemande travaille trois heures de moins qu’une femme salariée française. L’écart entre les hommes et les femmes en Allemagne est de neuf heures en moyenne chaque semaine. Il est de 4 heures en France, il s’est réduit grâce aux 35h qui ont davantage baissé le temps de travail des hommes, car les femmes étaient plus à temps partiel et n’ont pas vu leur temps de travail diminuer. Ce temps de travail des femmes a augmenté avec Schröder car les réformes ont fait entrer beaucoup de femmes sur le marché du travail, mais à temps très partiel.

LVSL : Selon vous, l’économie allemande ne s’est pas rétablie dans les années 2000 grâce aux réformes Schröder mais en dépit des réformes Schröder. Comment expliquez-vous dès lors le redressement économique de l’Allemagne ?

J’y vois trois raisons principales. La première, c’est que l’Allemagne a beaucoup profité de sa faible démographie, ce qui constitue une différence majeure avec la France. Il y a deux enfants par femme en moyenne en France, contre 1,5 en Allemagne aujourd’hui. Il y en avait 1,3 jusqu’à récemment. Il y a donc très peu de jeunes en Allemagne, c’est notamment pour cela qu’il y a moins de chômage des jeunes. Surtout, les Français sont persuadés que c’est un atout pour la France d’avoir beaucoup de jeunes : cela sera peut-être vrai un jour, mais pour le moment cela coûte très cher. Quand on a des enfants, il faut payer des téléphones portables, des vêtements de marque, etc. Il y a beaucoup de dépenses privées que les ménages n’ont pas à assumer s’ils n’ont pas d’enfants. Et par ailleurs, il y a les dépenses publiques : en Allemagne, les enseignants sont beaucoup mieux payés qu’en France, il y a moins d’élèves par classe. Etant donné qu’il y a moins d’enfants, l’Allemagne dépense 0,7 points de PIB de moins que la France pour l’éducation. Moins de dépenses privées et moins de dépenses publiques donc.

En matière de dépenses publiques, il est important de prendre en compte le nombre de personnes d’âge inactif que les actifs doivent nourrir. Si on prend la population âgée de 15 à 65 ans, qu’on définit comme l’âge actif, et qu’on y rapporte le nombre de moins de 15 ans et de plus de 65 ans, il y a 1,9 actifs par inactif en Allemagne tandis qu’il y en a 1,7 en France. Bien qu’il y ait déjà plus de personnes âgées en Allemagne, il y a surtout moins de jeunes qu’en France, et ce ratio est donc plus favorable : cela signifie que l’économie allemande a moins de mal à entretenir ses inactifs que l’économie française.

“Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée (…) L’Allemagne a profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût.”

L’autre aspect essentiel en rapport avec la question démographique, c’est la question immobilière. Les prix de l’immobilier ont beaucoup augmenté en France, nous sommes l’un des pays qui a connu la bulle immobilière la plus importante notamment du fait de notre démographie : il y a de plus en plus de ménages, les prix augmentent. En Allemagne, les prix n’avaient pas évolué jusque dans les quatre ou cinq dernières années, car il n’y avait pas de pression démographique. Ils ont commencé à augmenter au cours des dernières années, ce qui inquiète les Allemands. Mais tout de même, l’écart reste de de 40% aujourd’hui entre les prix de l’immobilier neuf en Allemagne et les prix de l’immobilier neuf en France. C’est 12 000 euros le mètre carré à Paris, contre 6 000 euros à Munich, qui est la ville la plus chère d’Allemagne. Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée. C’est plus difficile en France. Il n’y a eu aucune explosion des coûts salariaux en France, contrairement à ce que l’on raconte : dans les années 2000, nous sommes l’un des pays dans lesquels ils ont le moins augmenté. Mais il est vrai qu’ils ont plus augmenté qu’en Allemagne. L’Allemagne a en fait profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût.

L’Allemagne profite aussi d’une spécialisation très ancienne qui n’a rien à voir avec Schröder : elle produit des machines. Et quand les usines poussent comme des champignons en Inde, en Chine, au Brésil parce que ces pays s’industrialisent, ce sont des machines allemandes qu’on implante. L’Allemagne a bénéficié de l’industrialisation des pays émergents. En France, les seuls biens d’équipement que l’on produit sont les centrales nucléaires, dont personne ne veut. L’Allemagne, c’est 18% des emplois totaux en Europe. Mais dans le domaine des équipements et des machines, elle regroupe 34% des emplois. Deux fois plus que sa propension en Europe. Pour la France, c’est exactement l’inverse : elle représente 12% des emplois en Europe mais seulement 6% dans les machines et les équipements. C’est une spécialisation très importante pour comprendre pourquoi l’économie allemande est repartie dans les années 2000, au moment où l’industrialisation a explosé, en particulier en Chine.

L’Allemagne a aussi une spécialisation très ancienne dans les voitures haute gamme. Quand une partie des 1,4 milliards de Chinois commencent à acquérir des grosses voitures, ou plus exactement à se le faire acheter par l’Etat ou par leurs entreprises, ils choisissent des BMW, des Audi, des Porsche, des Mercedes, et pas des Renault et des Citroën. Et cela n’a strictement rien à voir avec le coût du travail. Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous.

Enfin, l’Allemagne a profité de la chute du mur de Berlin. Quand on dit cela à des Allemands, ils vous regardent avec des grands yeux parce qu’ils ont l’impression que la chute du mur leur a coûté extrêmement cher. C’est vrai, mais cela n’a pas eu que des inconvénients pour eux. D’une part, cela a créé beaucoup de débouchés pour l’économie allemande dans les années 1990. De ce fait, ils n’ont pas eu d’excédents extérieurs, ce qui les a beaucoup traumatisés, parce que les Allemands aiment beaucoup les excédents extérieurs. Mais ce n’est pas plus mal d’investir chez soi plutôt que d’avoir des excédents extérieurs pour les prêter aux Grecs sans qu’ils puissent les rembourser ensuite. D’autre part, l’Allemagne a pu construire de nombreuses usines neuves avec des subventions européennes à l’Est. Les Allemands de l’Ouest ont pu trouver du travail à l’Est parce qu’ils sont devenus cadres dirigeants dans le privé et dans le public.

“Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous.”

L’Allemagne a acquis un avantage en mettant ainsi la main sur l’économie de l’Europe centrale et orientale. Les firmes allemandes ont investi trois fois plus en Europe centrale et orientale que les firmes françaises. L’Allemagne exporte 2,5 fois plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment car ils ont beaucoup délocalisé dans les pays de l’Est. Mais ils ont délocalisé tout en conservant le savoir-faire, tout en discutant beaucoup avec les syndicats et en maintenant donc beaucoup d’usines dans l’ouest de l’Allemagne. Avant la chute du mur, le pays à bas coût qui fournissait l’Allemagne, c’était la France. Après la chute du mur, ce sont la Pologne et la République Tchèque. Ce basculement a offert à l’Allemagne un avantage compétitif majeur, car le coût du travail en Pologne est quatre fois moins cher qu’en France. Le coût des composants qui sont intégrés dans les produits que fabrique l’Allemagne ont baissé, ce qui a permis au pays de diminuer ses prix sur le marché mondial.

Cela leur a aussi permis d’amortir l’effet de la hausse de l’euro par rapport au dollar dans les années 2000. L’euro commençait à 0,9 dollars en 1999 avant de monter à 1,6, c’est ce qui a tué l’industrie en France ou en Italie. L’Allemagne a pu contrebalancer cet effet en achetant des composants en Pologne et en République tchèque. Cette dynamique s’est enclenchée dans les années 2000. Pendant les années 1990, c’était la pagaille en Europe centrale et orientale. A partir des années 2000, les PECO sont entrés dans l’UE.

LVSL : Comment expliquez-vous l’apparente résilience de l’Allemagne face à la crise économique démarrée en 2008 ?

L’Allemagne a bien résisté à la crise pour une raison essentielle : le marché du travail n’est pas flexible du tout, malgré ce que voulait faire Gerhard Schröder. En 2009, ils n’ont licencié personne malgré une récession deux fois plus forte qu’en France, tandis que la France a licencié 300 000 personnes avec 3% de récession. Ils ont utilisé la flexibilité interne, la négociation interne, le chômage partiel financé par l’Etat. Mais cela n’a rien à voir avec les réformes Schröder. Ce dernier voulait rapprocher le marché du travail allemand du marché du travail anglo-saxon, pour pouvoir licencier plus facilement, etc. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Deuxièmement, l’Allemagne a profité pendant la crise de taux d’intérêt beaucoup plus bas que les autres pays européens. C’est vrai aussi pour la France. Si l’Etat allemand avait dû payer sa dette pendant la crise au même taux qu’en 2008, il aurait dépensé 250 milliards d’euros de plus entre 2009 et 2016. La crise a été une très bonne affaire pour l’Etat allemand. D’autre part, les entreprises allemandes aussi ont pu bénéficier de taux d’intérêt très bas pendant tout cette période.

“Tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme.”

Les entreprises allemandes ont également bénéficié de la baisse de l’euro par rapport au dollar. L’euro était à 1,6 dollar en 2008, il a baissé jusqu’à 1,1 dollar aujourd’hui, environ. Cette diminution, liée à la politique de la BCE, a permis à l’industrie allemande de compenser par des exportations hors d’Europe les exportations qu’elle a perdu en Europe du fait de la crise de la zone euro. L’Allemagne a toujours autant d’excédents extérieurs, et même davantage, mais les excédents provenaient aux deux tiers de l’Europe avant la crise, tandis qu’ils proviennent au deux tiers de l’extérieur de l’Europe aujourd’hui. Et tout cela non plus n’a strictement rien à voir avec les réformes Schröder. Au contraire.

Les Allemands restent toutefois persuadés que c’est grâce aux réformes Schröder que ça se passe mieux. La France le croit aussi, le reste de l’Europe aussi. Donc tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme. Si les réformes Schröder n’ont pas eu des effets plus négatifs, c’est uniquement parce qu’à l’époque les Espagnols, les Grecs, les Italiens et les Français s’endettaient pour acheter des produits allemands. Mais si l’on se sert tous la ceinture de la même manière que les Allemands se la sont serrés au début des années 2000, et qu’eux-mêmes ne desserrent pas leur ceinture, l’Europe est condamnée à la stagnation, au populisme, au Front national, etc. C’est une menace pour l’avenir de l’Europe.

LVSL : Au-delà des mythes et à rebours des préconisations des libéraux, certaines recettes mises en œuvre en Allemagne ne pourraient-elles pas constituer des sources d’inspiration pour la France ?

Très bonne question. On nous raconte qu’il faudrait s’inspirer de l’Allemagne sur les réformes Schröder, c’est surtout ce qu’il ne faut pas faire. Effectivement, il y a des choses en Allemagne que l’on pourrait chercher à copier. C’est toujours très compliqué de copier, car il y a toujours des histoires très longues derrière. On peut s’inspirer, et on a commencé à le faire même si ce n’est pas très efficace, de la décentralisation à l’allemande car cela permet d’avoir un territoire plus équilibré et par conséquent une économie plus résiliente. C’est vrai que cela va mal dans la Ruhr, mais la situation est meilleure en Bavière et l’économie du pays s’en sort.

On pourrait s’inspirer de l’apprentissage. 40% des Allemands rentrent sur le marché du travail via l’apprentissage, cela se passe plutôt bien et il faut bien comprendre pourquoi : d’une part, l’apprentissage est très sérieusement encadré, ce ne sont pas les apprentis qui font le café et qui balaient la cour. Et d’autre part, quand on commence comme apprenti on peut monter dans les entreprises par la suite. Aujourd’hui en France, les gens se battent pour obtenir un diplôme initial parce que c’est la condition d’entrée sur le marché du travail. Si on commence par l’apprentissage, on a de grandes chances d’être condamné aux boulots du bas de l’échelle pendant toute sa vie.

“On peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne (…) Il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, et pas juste un représentant placé là pour amuser la galerie.”

Il faudrait aussi s’inspirer de ce que fait l’Allemagne en matière d’écologie et de transition énergétique. C’est souvent critiqué en France, c’est compliqué, mais ils ont fait un effort colossal pour développer l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.

Surtout, on peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne. Macron parle sans cesse de renforcer la négociation dans l’entreprise. Oui, pourquoi pas, mais dans ce cas-là il faut faire vraiment comme les Allemands. En Allemagne, il y a des comités d’entreprise à partir de cinq salariés. Ils ont résolu la question des seuils sociaux en les abaissant. Et les comités d’entreprise ne sont pas consultés pour avis ou pour information, ils ont un pouvoir de veto sur la plupart des décisions managériales importantes. Quand un patron veut changer une machine, embaucher quelqu’un ou intégrer des intérimaires, mettre sur pied une équipe de nuit, il doit avoir l’accord de son comité d’entreprise et non simplement son avis. Par ailleurs, en Allemagne, il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Il n’y en a pas juste un placé là pour amuser la galerie. Il faudrait s’inspirer de cela, et on vient encore une fois de perdre une occasion de copier les Allemands là-dessus.