Comment AMLO tente de rebâtir l’État mexicain

Le Président Mexicain Andrès Manuel Lopez Obrador © ProtoplasmaKid

Après bientôt cinq ans au pouvoir, quel bilan peut-on tirer de l’action d’AMLO au Mexique ? Si des critiques peuvent être faites sur plusieurs questions majeures, comme l’égalité homme-femme, la gestion des frontières ou l’impact écologique des grands projets, l’action du président est globalement perçue favorablement par près de deux tiers des Mexicains. Sa lutte acharnée contre la corruption, la reconstruction progressive de l’État et des services publics en écartant le secteur privé parasite et les nombreuses mesures sociales redonnent confiance aux électeurs, qui espèrent un avenir meilleur. Si le régime néolibéral mexicain n’est pas encore mort, la détermination d’AMLO pour construire un État au service du peuple semble en passe de réussir. Article du sociologue Edwin Ackerman pour la New Left Review, traduit par Piera Simon-Chaix.

Le 1er juillet 2018, le paysage politique mexicain a connu un véritable bouleversement avec la victoire électorale éclatante du candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (AMLO) sous les couleurs de son nouveau parti MORENA, avec 53 % des votes, soit une avance de trente points sur le plus proche de ses trois concurrents. Une telle marge est, de loin, la plus importante observée dans le pays depuis la « transition démocratique » du tournant des années 2000. Les partis qui avaient dominé le champ politique au cours de la période néolibérale se sont littéralement effondrés. Cinq ans plus tard, les sondages sont toujours favorables à 60 % au président, en dépit de l’hostilité constante de la presse et d’une pandémie ayant débouché sur une crise économique et une hausse de l’inflation. Les partis d’opposition ont mis de côté leurs anciennes rivalités et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le Parti d’Action Nationale (PAN) et le Parti de la Révolution Démocratique (PRD) n’ont eu d’autre choix que de s’allier au risque de voir disparaître tout espoir de victoire électorale.

Si le conflit d’AMLO avec la droite néolibérale n’a rien de surprenant, le rejet dont il fait l’objet de la part de l’intelligentsia cosmopolite et « progressiste » ou des autonomistes néozapatistes (mouvement social mexicain pour l’autonomie des peuples indigènes, qui contrôle en partie la région du Chiapas depuis 1994, ndlr) a davantage surpris. Cette réaction est pourtant intéressante, car directement liée aux particularités du populisme de gauche qui a marqué le mandat d’AMLO. Peu originale, la droite l’a accusé de « transformer le pays en un autre Venezuela ». Mais pourquoi ces autres groupes, supposés appartenir également à la gauche, lui reprochent-ils de colporter le « conservatisme » ou d’agir en « suppôt du capital » ? Alors que la fin du mandat présidentiel se profile, le bilan d’AMLO est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Son projet global consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent. Dans quelle mesure ce projet a-t-il fonctionné, et quelles leçons la gauche peut-elle en tirer ?

Le projet global d’AMLO consistait à rompre avec le néolibéralisme et à embrasser un modèle de capitalisme développementaliste, c’est-à-dire dans lequel l’État serait bien plus présent.

Tout d’abord, il faut rappeler que la transition vers un autre régime d’économie politique s’opère au sein d’un paysage structuré par le néolibéralisme lui-même. Ce paysage se caractérise par l’érosion de la classe ouvrière comme acteur politique et par le démantèlement de la puissance étatique. La tâche historique fondamentale de la gauche contemporaine consiste donc à relégitimer la lutte des classes et l’État en tant qu’acteur social. En partant de ce postulat, nous pouvons évaluer l’administration AMLO à l’aune de trois critères fondamentaux : la réhabilitation du clivage entre les classes sociales comme organisation de base du champ politique ; les efforts déployés pour recentraliser la puissance de l’appareil étatique phagocytée par des décennies de gouvernance néolibérale et la rupture avec un paradigme économique fondé sur la corruption institutionnalisée. Penchons-nous successivement sur chacun de ces critères.

Une politique sociale vigoureuse

En mai 2020, alors que la droite lançait sa première vague de protestation contre le gouvernement AMLO, une vidéo est devenue virale sur les réseaux sociaux. Elle montrait une foule de manifestants issus des classes supérieures en train de défiler en voitures sur la plus grande avenue de Monterrey, dans l’État de Nouveau León. Par la fenêtre d’un bus public, un passager anonyme harangue les conducteurs protestataires : « Voilà ce qui fait avancer le Mexique ! », lance-t-il. « Les travailleurs font avancer le Mexique ! » Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette vidéo un renouveau de la lutte des classes, après une longue absence.

À peine quelques mois après son investiture, AMLO annonçait la mort du néolibéralisme mexicain. Il s’agissait d’une déclaration audacieuse, relevant davantage du vœu pieux que d’un fait accompli. Les premiers sursauts étaient donc rhétoriques. Jusqu’alors, les discours politiques tournaient autour de la division entre l’État et une « société civile » vaguement définie. Les autorités publiques prenaient note de la nécessité croissante d’améliorer le « contrôle citoyen » de la « gouvernance ». La lutte des classes avait quasiment disparu des discours dominants. Elle a pourtant ressurgi sous AMLO, qui, s’inspirant des théories populistes d’Ernesto Laclau, a organisé son discours autour d’une confrontation entre « le peuple » et « les élites » (moqueusement surnommés fifis et machuchones), ces dernières se définissant par leur richesse, l’autopersuasion de leur méritocratie et leur dédain pour la culture populaire.

Cette évolution rhétorique s’accompagne d’une vaste reconfiguration du paysage politique. Lors des élections de 2018 (où les Mexicains élisaient à la fois leur président, leurs députés, leurs maires et leurs élus provinciaux, ndlr), les votes de la classe ouvrière se sont éparpillés entre plusieurs partis, y compris ceux du bloc néolibéral, tandis qu’AMLO a bénéficié d’un fort soutien des professionnels des classes moyennes. 48 % des électeurs détenteurs d’un diplôme universitaire ont alors soutenu les candidats à la députation de MORENA. À la mi-mandat, en 2021, ce chiffre est tombé à 33 %. L’inverse s’est produit à l’autre extrémité de la fourchette des diplômes : 55% des personnes ayant achevé une scolarisation primaire ont voté pour MORENA en 2021, contre 42 % trois ans plus tôt. Un récent sondage a montré que les plus fervents partisans d’AMLO sont des travailleurs ordinaires, le secteur informel et la paysannerie, tandis que ses plus virulents opposants sont les entrepreneurs et les professionnels diplômés. Ainsi, le phénomène de la « gauche brahmane », une expression de Thomas Piketty désignant une gauche repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, observé aux États-Unis ou en Europe, n’a pas court au Mexique.

Le phénomène de la « gauche brahmane », c’est-à-dire repliée sur les électeurs éduqués de classe moyenne, n’a pas court au Mexique.

Comment expliquer un tel renversement de situation ? Les quatre dernières années ont vu passer une avalanche de réformes en faveur des employés. Les droits formels des employés domestiques ont été reconnus pour la première fois et les pratiques d’embauche irrégulières ont été abolies. En conséquence, 2022 a connu une augmentation de 109% des reparto de utilidades, ces intéressements auxquels tous les employés ont formellement droit, mais que leurs employeurs pouvaient jusqu’alors contourner en les « sous-traitant ». Sous AMLO, la procédure de formation de nouveaux syndicats a été considérablement simplifiée, le nombre de jours de congés payés a doublé et le législateur se penche actuellement sur la semaine de quarante heures (contre quarante-huit heures actuellement). L’administration AMLO a mis en œuvre la plus importante augmentation des salaires de ces quarante dernières années. Avant la crise économique causée par le confinement, la section la plus pauvre de la population a connu une augmentation de ses revenus de 24%.

Par ailleurs, cette situation s’est accompagnée d’une tentative de résurgence de la classe ouvrière comme acteur politique. L’exemple le plus patent en est peut-être le soulèvement des ouvriers de la maquiladora (manufacture américaine délocalisée au Mexique, généralement vers la frontière avec les USA, ndlr) de Matamoros, dans l’État de Tamaulipas, où des dizaines de milliers d’employés ont lancé la grève sauvage la plus importante de l’histoire de ce secteur. Enhardis par l’augmentation du salaire minimum, les ouvriers ont réclamé des augmentations des autres intéressements. Leurs employeurs refusaient en effet que les primes n’augmentent à la même proportion que les salaires. Le mouvement permit d’augmenter le nombre de syndiqués et d’envoyer au Congrès l’une des meneuses de la grève, Susana Terrazas, sous l’étiquette MORENA.

La centralité des programmes sociaux dans l’approche d’AMLO est venue renforcer cette nouvelle politique de classe. Les allocations touchent à présent 65 % de personnes de plus que sous le gouvernement précédent. En 2021, malgré la crise économique, les dépenses sociales ont atteint une proportion record des dépenses totales de l’État depuis des dizaines d’années. Ce modèle d’aide sociale fonctionne selon une logique entièrement différente de l’ancienne logique néolibérale : il ne s’agit plus de faire du microciblage et de prendre en compte des critères de revenus, mais d’embrasser une approche plus universelle. Même si les transferts d’espèces sont toujours réservés à d’importants sous-groupes (personnes de plus de soixante-cinq ans, étudiants, personnes handicapées, etc.), les conditions pour y avoir accès sont minimales. De plus, les programmes d’aide sociale ont été inscrits dans la Constitution, afin de garantir qu’il s’agit bien d’un droit et non d’actes de charité.

À l’autre bout du spectre politique, les partis supplantés par MORENA ont formé une coalition qui a ouvertement proclamé sa fidélité aux grandes entreprises. Des magnats comme Claudio X Gonzalez et Gustavo de Hoyos, anciens dirigeants de la confédération patronale, ont joué un rôle crucial dans le financement de l’opposition et pour orienter les sujets mis en avant. Le secteur entrepreneurial, en plus de dénoncer les lois pro-travailleurs d’AMLO, s’est farouchement opposé à sa nouvelle approche fiscale. Même si le gouvernement a plutôt suivi une ligne orthodoxe sur les questions macroéconomiques, il a malgré tout engagé un vaste effort afin d’augmenter la capacité étatique de recouvrement de l’impôt, c’est-à-dire de lutte contre la fraude fiscale, sujet sur lequel le Mexique se classait historiquement sous les moyennes de l’OCDE et de l’ALC (Amérique latine et Caraïbes). Sans toucher à la structure actuelle de taxation, ces mesures ont eu des conséquences significatives en matière de redistribution. Selon les chiffres officiels, le gouvernement a augmenté le recouvrement de l’impôt des plus riches contribuables du pays de plus de 200 %. Raquel Buenrostro, l’ancienne secrétaire de l’Administration fiscale et actuelle secrétaire à l’Économie d’AMLO, a ainsi été décrite par le Financial Times comme une « dame de fer » faisant claquer son fouet sur les impôts des multinationales.

Parallèlement, le désaveu de certaines sections des classes moyennes diplômées vis-à-vis d’AMLO est un reflet de leur rejet de la grande narration nationale que le président a érigée au fil de ses conférences de presse quotidiennes. Alors que sous les gouvernements précédents, les personnalités du monde universitaire étaient garantes de la respectabilité et de l’autorité, les appels à l’« expertise » sont à présent considérés comme des stratagèmes de marketing politique vides de sens. Les ministres sont salués pour leur « proximité avec le peuple » et non pour leurs titres et leurs distinctions.

AMLO s’est exposé aux critiques des cercles progressistes, composés en majorité des classes diplômées, pour son désintérêt sur la question du mariage homosexuel ou de l’avortement. Le président a refusé de prendre position sur ces questions, proposant plutôt de les soumettre à un référendum populaire. Ces reproches sont néanmoins discutables car des avancées significatives ont eu lieu sur ces questions à l’échelle des provinces, en particulier celles contrôlées par le parti MORENA.

Le président s’est également aliéné le mouvement féministe combatif qui a émergé en 2019 en réaction à la persistance des féminicides au Mexique. D’emblée, AMLO a paru davantage impliqué dans la dénonciation d’une campagne soi-disant orchestrée par la droite (qui a effectivement tenté de phagocyter le mouvement) plutôt que dans la recherche de réponses aux problèmes soulevés. Il a critiqué les tactiques d’action directe des mobilisations récentes et salué le travail des soignantes d’une manière que beaucoup ont interprété comme de la condescendance masculine. Même si le président s’est attaché à une politique de stricte parité lors de la sélection des membres de son gouvernement, ses détracteurs féministes considèrent, de manière compréhensible, que son action ne s’attaque pas suffisamment aux hiérarchies genrées du pays.

Reconstruire l’État mexicain

En parallèle de ces réformes en matière de répartition des richesses, l’une des priorités de l’administration AMLO a consisté à inverser la tendance à l’affaiblissement de l’État. Ce processus a pris différentes formes. Tout d’abord, les fonctions gouvernementales jusqu’alors sous-traitées à des entreprises privées ou semi-privées ont été réintégrées au sein de l’État. La sous-traitance des services publics a été abolie dans le but de les réintégrer au sein des institutions étatiques centralisées. Le gouvernement s’est également débarrassé des établissements financiers qui géraient les fonds publics de manière très opaque et discrétionnaire, rapatriant ces fonds dans le giron des ministères.

Ce renforcement de l’État s’est accompagné d’une série de méga-projets d’infrastructure, pilotés par l’État, de l’annulation de projets privés comme l’aéroport de Texcoco et de l’expropriation des compagnies privées sur certains tronçons ferroviaires. Les projets de construction les plus importants d’AMLO sont l’aéroport de Felipe Angels, le train maya autour de la péninsule du Yucatán, un corridor de transport pour relier le golfe du Mexique à l’océan Pacifique, l’amélioration des routes rurales et un plan de reforestation de grande ampleur. Ces plans sont mis en avant pour leur capacité à générer des emplois grâce aux chantiers publics et comme une manière de remédier à l’échec de la doctrine du laissez-faire.

La souveraineté énergétique a pour sa part reçu une attention spéciale du gouvernement AMLO, qui a tenté de réorganiser l’entreprise pétrolière étatique PEMEX et l’a transformée en un moteur de croissance. Le gouvernement s’est également employé à limiter, quoique modestement, le pouvoir des entreprises minières étrangères. Une nouvelle législation sur les hydrocarbures permet à présent de révoquer les permis des entreprises privées qui commettent certaines violations, tandis qu’une loi relative à l’industrie de l’électricité vise à augmenter l’énergie générée par la CFE, l’entreprise d’électricité contrôlée par l’État, en limitant les exigences d’approvisionnement en électricité auprès du secteur privé. Ces deux mesures cherchent à renforcer la position relative du secteur public et à inverser l’effet des réformes néolibérales. Le gouvernement a récemment réaffirmé son engagement par l’acquisition de treize centrales électriques jusqu’ici détenues par l’entreprise énergétique Iberdrola.

Malgré le volontarisme d’AMLO, l’atrophie de l’État avant sa prise de fonction était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre.

Malgré ce volontarisme, l’atrophie de l’État avant la prise de fonction d’AMLO était si forte que certaines de ses politiques les plus ambitieuses ont été difficiles à mettre en œuvre. Le Mexique n’a ainsi pas encore surmonté sa dépendance aux partenariats publics-privés. Il a été contraint de recourir à l’infrastructure administrative de la Banco Azteca, détenue par le magnat des médias Ricardo Salinas Pliego, pour mettre en œuvre ses programmes de transfert d’espèces. Il existe bien un plan pour que les banques publiques prennent à leur charge cette responsabilité, mais la transition est lente. Le projet d’infrastructure qui porte la signature d’AMLO, le train du Yucatán, est détenu par l’État, mais il repose en partie sur des partenariats publics-privés. Des services qui étaient auparavant sous-traités par le gouvernement, comme la garde d’enfants, ont été fermés dans la perspective d’en reprendre la gestion, mais ils n’ont pas tous été remplacés, ce qui signifie que les bénéficiaires doivent utiliser des coupons de l’État pour payer ces services essentiels sur le marché privé. À cause du manque de personnel dans les administrations, AMLO est devenu de plus en plus dépendant de l’armée pour élaborer et gérer un bon nombre de ses projets d’infrastructures.

L’autre point sur lequel l’État mexicain peine à retrouver sa pleine puissance concerne l’endiguement de la violence liée aux cartels de la drogue. Pour contourner les corps de police corrompus, AMLO a créé une nouvelle Garde nationale, composée de membres de l’armée et de nouvelles recrues. Certains y voient une militarisation de la vie publique et ont également souligné qu’AMLO autorisait le recours à des mesures répressives le long de la frontière Sud, où les caravanes de migrants d’Amérique centrale sont souvent interceptées par la force. Il s’agit là d’une capitulation face à l’incessante demande des États-Unis – de la part de Trump, mais aussi d’Obama et de Biden – que le Mexique arrête les flux de demandeurs d’asile avant qu’ils n’atteignent le sol américain.

Comme ses prédécesseurs, AMLO a accepté ces restrictions à la souveraineté nationale, sans doute pour pouvoir l’utiliser comme levier dans ses négociations avec son voisin septentrional. Le président a dépensé une énergie considérable pour empêcher les caravanes d’atteindre les États-Unis : en offrant des visas de travail mexicains, en réclamant un « plan Marshall pour l’Amérique centrale » et en fermant les yeux lorsque la police s’engageait dans de brutales reconduites à la frontière. Dans ce domaine, son bilan global est désastreux, à l’exception notable de son refus d’approuver la tentative de Trump de faire entrer le Mexique sur la liste des « pays tiers sûrs », ce qui aurait quasiment empêché tous les réfugiés d’Amérique centrale de demander l’asile aux États-Unis.

« Austeridad republicana »

Mais la reconstruction de l’État ne pourra se faire sans lutte acharnée contre la corruption qui ronge le Mexique. Dans son discours d’investiture en décembre 2018, AMLO présentait celle-ci comme la caractéristique distinctive du néolibéralisme. Selon le président, le néolibéralisme n’est pas simplement une contraction de l’État, mais plutôt son instrumentalisation au service du marché. Le Mexique a ainsi été transformé en une sorte d’économie rentière inversée où tout un réseau d’entreprises privées siphonne l’argent des coffres publics en recourant à des mécanismes légaux et illégaux : privatisation, sous-traitance, surfacturation de services et création d’entreprises fantômes pour bénéficier de contrats étatiques et pratiquer l’évasion fiscale.

Cette conception du néolibéralisme comme une économie politique de la corruption a servi de boussole aux objectifs de dépenses publiques d’AMLO. Le concept principal sur lequel repose son gouvernement est contre-intuitif : il s’agit de l’austeridad republicana, ou « austérité républicaine », c’est-à-dire une réorganisation et une recentralisation des dépenses publiques, avec pour objectif de mettre un terme aux abus venus d’en haut. Dans la mesure où le néolibéralisme mexicain s’enracine dans les liens étroits entre l’État et les entreprises privées, l’austérité est vue comme une manière de briser ces liens, de se défaire du joug des entreprises parasites dont les profits dépendent des largesses gouvernementales.

Sur le long terme, une adhésion stricte à l’austeridad republicana peut rendre difficile, sinon impossible, la création d’un système d’aide sociale robuste. Mais pour l’instant, cette stratégie est parvenue à rendre sa légitimité à l’État après des décennies de copinage et de clientélisme. La peur de voir cette stratégie entraîner des licenciements de masse s’est dissipée. En plus des dépenses à grande échelle pour les travaux publics et les transferts d’argent, des secteurs comme les sciences, l’éducation et la santé ont vu leurs budgets augmenter, quoique de manière restreinte. Néanmoins, le problème le plus urgent que posent les restrictions fiscales imposées par AMLO est qu’elles rendent toute réforme de l’imposition à grande échelle plus difficile, puisque la gauche n’a d’autre choix, pour atteindre ses objectifs, que de rendre ses dépenses plus efficaces : rééquilibrer le budget plutôt que redistribuer la richesse.

Quel bilan peut-on tirer de son action au bout de cinq années ? Les détracteurs de gauche d’AMLO reconnaissent de nombreuses avancées, mais critiquent la faiblesse de sa politique d’égalité femme-homme, sa gestion des frontières et ses programmes d’austérité. Néanmoins, ils ne sont pas parvenus à construire une alternative sérieuse à MORENA. Jusqu’à présent, les critiques de gauche à l’encontre d’AMLO sont l’apanage de l’intelligentsia « progressiste », qui a été absorbée à son tour par le bloc d’opposition dominé par les élites. Le mouvement autonomiste zapatiste se désintéresse, lui, de toute tentative de prendre le pouvoir étatique. Ayant abandonné ce terrain il y a bien longtemps, il se concentre davantage sur l’opposition à certains projets, sans résultats probants.

Si les critiques formulées à l’encontre d’AMLO sont légitimes, toute analyse sérieuse de son bilan doit prendre en considération les difficultés inhérentes à la relance d’un État providence doté d’un appareil administratif décrépit et la nécessité de rebâtir la classe ouvrière en tant qu’acteur collectif. L’administration actuelle souffre, bien sûr, de nombreuses incertitudes et contradictions. À quel point le néo-développementalisme et les grands projets d’infrastructures sont-ils viables dans le contexte de la crise climatique ? Est-ce qu’une imposition progressive peut fonctionner alors que la croissance stagne ? Avec quelle rapidité le pays peut-il se sevrer des investissements étrangers ? De telles questions se posent d’ailleurs à la gauche dans le monde entier. Quels que soient les défauts des réponses apportées par AMLO, sa tentative de rompre avec le néolibéralisme est en tout cas déterminée.

Luisa Alcalde : « La prise de conscience du pouvoir des travailleurs a rendu le retour au statu quo impossible »

© Lucero Sanchez

Quel est le bilan du gouvernement d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) en termes de réformes économiques et sociales ? Chef d’État le plus populaire de l’histoire récente du Mexique, celui-ci porte à son actif une hausse continue des salaires, une lutte effective contre le travail informel et un retour de l’État dans certains secteurs stratégiques. À l’étranger, la gauche apprécie ses prises de position hétérodoxes en matière diplomatique – comme l’offre d’asile à Julian Assange ou la « politique de la chaise vide » au dernier Congrès des Amériques pour protester contre l’exclusion de Cuba et du Venezuela. D’anciens soutiens l’accusent cependant d’avoir trahi ses promesses de rupture avec le modèle dominant, et de reconduire l’essentiel du paradigme néolibéral. Nous avons rencontré Luisa Alcalde, secrétaire d’État au Travail du gouvernement mexicain depuis 2018. Entretien réalisé par Anne-Dominique Correa, traduction par Marielisa Cerrón.

LVSL – Quelle était la situation des travailleurs lorsque vous êtes arrivée au pouvoir en tant que secrétaire d’État au travail ?

Luisa Alcalde – Nous sortions d’une politique de compression des salaires qui durait depuis quarante ans – faisant du Mexique l’un des pays avec les salaires les plus bas de la région, mais aussi du monde. Je ne parle pas seulement du salaire minimum, mais aussi du salaire des contractuels et du salaire moyen.

Cette politique économique découlait des traités commerciaux. Il s’agissait « d’ouvrir » notre pays afin de créer des emplois, mais avec pour contrepartie des salaires bas et un contrôle exercé sur les mouvements syndicaux, ainsi qu’une série de « facilités » accordées aux entreprises afin qu’elles puissent investir au Mexique.

Un pacte tacite avait été conclu entre les gouvernements locaux, le gouvernement fédéral, les syndicats et les entreprises, afin d’entretenir le modèle des « contrats de protection » [contrat signé entre une entreprise et un syndicat, à valeur contraignante pour les salariés NDLR]. Dans notre pays, ce modèle équivalait tout simplement à la négation de la possibilité même de négociations collectives. Lorsqu’une entreprise s’implantait dans notre pays, elle pouvait désigner le syndicat de son choix avec lequel elle négociait et signait un contrat. En conséquence, tous les salariés qui travaillaient dans cette entreprise avaient pour obligation d’appartenir à cette organisation syndicale. Ainsi, c’étaient les entreprises qui déterminaient quels allaient être leurs interlocuteurs, et c’étaient souvent des syndicats « blancs » [complaisants à l’égard de l’entreprise NDLR].

Les syndicats ont accepté ce modèle, qui leur permettait d’accroître leurs effectifs… mais limitait leur pouvoir de négociation. Si un syndicat élevait la voix, rien n’empêchait le patron d’en changer.

Si l’on combine ces facteurs avec l’opacité des négociations et le gouffre qui s’était creusé entre syndicats et travailleurs – qui voyaient de moins en moins ceux-ci comme des instances à même de les protéger -, il en est résulté que seule une infime minorité de ces contrats ont permis une réelle représentation collective et une véritable défense des intérêts des travailleurs.

Il devenait commun, pour les travailleurs, de signer de nouveaux contrats tous les deux ou trois mois avec les entreprises, aux dépens de leur stabilité. Au plus grand bénéfice des entreprises, dont la responsabilité sociale se diluait ainsi. Il faut ajouter à cela la pratique fréquente de l’outsourcing : il devenait de plus en plus fréquent, pour les entreprises, de s’implanter dans notre pays avec leur propre personnel. Comme si le travailleur n’était qu’un intrant de plus, un produit de plus, aux côtés des infrastructures !

C’est ainsi que les droits historiquement conquis par les travailleurs ont été mis en cause durant des décennies ; lorsque nous sommes parvenus au pouvoir, ils étaient au bord de l’extinction.

En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

On parle ici des salaires et de négociations ; il faut également évoquer les retraites, fragilisées depuis la réforme de 1997 [qui acte la privatisation de la sécurité sociale mexicaine NDLR]. Avec ce nouveau modèle, il arrivait que les travailleurs partent à la retraite avec moins de 30% de ce qu’ils gagnaient auparavant !

Voici le panorama face auquel nous nous trouvions.

LVSL – Le président Andrés Manuel López Obrador a-t-il rompu avec ce paradigme ?

L. A. – Le président AMLO a été élu avec la promesse de réaliser, par une augmentation des salaires, une meilleure répartition des richesses. C’est ainsi qu’une rupture nette a été initiée en la matière : en trois années et demie de pouvoir, nous avons procédé à quatre augmentations du salaire minimum. Son pouvoir d’achat a été réhaussé de 71 % – et plus de 160 % dans la zone libre [zone à proximité de la frontière nord, qui attire de nombreux capitaux américains du fait de ses bas salaires NDLR]. En moyenne, le salaire des travailleurs a augmenté de 12,6 %.

Comme le monde entier, nous avons subi une vague de pertes d’emplois due à la crise sanitaire. Mais récemment nous les avons récupérés, et à présent nous avons atteint un nombre record de travailleurs inscrits à la sécurité sociale – 20 millions.

Les planètes se sont alignées pour nous, car dans le même temps que nous lancions une politique de grands travaux, une réforme du droit du travail était approuvée, qui changeait du tout au tout les relations entre syndicats et entreprises. Cette réforme s’inscrivait dans le cadre du traité du 1er mai 2019 signé avec le Canada et les États-Unis, l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) [ce traité a été présenté par le gouvernement mexicain comme une rupture avec le paradigme libéral qui prévalait auparavant NDLR]

En quoi ont consisté ces changements ? D’une part, dans l’obligation, pour les organisations syndicales, d’établir des règles démocratiques pour l’élection de leurs dirigeants. Nous avons remporté cette victoire : aujourd’hui, les directions syndicales sont élues par les travailleurs.

Mais le changement le plus important résulte peut-être dans le retour des négociations collectives et l’abolition des contrats de protection. Comment avons-nous réussi cela ? Tout simplement en rendant obligatoire la consultation des travailleurs dans le cas où un syndicat signerait un contrat collectif. Peu importe l’ancienneté de ceux-ci : puisque nous partons du postulat qu’ils ont été signés sans l’accord des travailleurs, nous avons imposé leur mise au vote. Cela nous assure que les syndicats soient bien des instances de représentation des intérêts des travailleurs. En conséquence, les travailleurs ont pris une conscience plus grande du pouvoir qu’ils possédaient, via la possibilité de choisir ou de rejeter un syndicat.

Autre point : l’institution d’une justice du travail (justicia laboral). Auparavant, c’était le pouvoir exécutif qui régulait les conflits. Nous avons consacré l’indépendance et l’autonomie des tribunaux en charge d’arbitrer les conflits sociaux, et créé des « centres de conciliation », passage obligé avant de porter l’affaire devant la justice. Dans les 21 États où cette nouvelle forme de régulation des conflits a été expérimentée, on observe une réduction du temps de traitement dans 90 % des cas. Auparavant, il fallait attendre six ans en moyenne avant qu’un conflit trouve une issue judiciaire. À présent, c’est l’affaire d’une période qui s’échelonne entre quelques jours et sept mois. Autant qu’une question de fonctionnalité du système judiciaire, c’était, pour les travailleurs, un moyen de pouvoir se défendre – de pouvoir retourner travailler sans avoir à attendre plusieurs années pour que le conflit soit tranché !

Le taux d’approbation du président oscille autour de 70%. Les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. Ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement.

Une réforme importante que nous avons menée concerne l’interdiction de l’outsourcing – la sous-traitance du personnel. À présent, il s’agit d’un délit dans notre pays. En conséquence, pas moins de trois millions de travailleurs et de travailleuses ont été reconnus comme salariés, dans des emplois formels. Cette simple reconnaissance d’un statut légal a induit, chez ces personnes, un accroissement du salaire de 20 %.

Il faut évoquer le thème – fondamental – des retraites. Nous avons réduit le temps de cotisation nécessaire pour percevoir une retraite de 25 à 15 années. En plus de cela, nous avons institué un système universel qui permet à n’importe quel travailleur de percevoir une pension minimale à partir de 65 ans.

Je termine sur un élément important, qui a trait à l’égalité de genre. Nous avons rendu obligatoire l’établissement de protocoles pour réprimer la violence basée sur le genre dans les lieux de travail. Nous avons imposé des quotas de représentativité dans les directions syndicales. Enfin, nous avons mis en place des politiques volontaristes visant à combler l’écart de salaire entre hommes et femmes. La hausse du salaire minimum a beaucoup joué, ainsi que la reconnaissance comme travailleuses de groupes historiquement exclus – comme celui des travailleuses domestiques, qui sont près de deux millions et demie.

LVSL – Les réformes que vous mentionnez ont lésé les intérêts du secteur privé. Les grandes entreprises possèdent un pouvoir important au Mexique. Comment les négociations se sont-elles déroulées ? Quels sont les obstacles que vous avez eu à combattre ?

L. A. – Les résistances furent nombreuses. Le fait que nous ayons pu imposer des changements est dû à plusieurs facteurs. L’un des plus évidents tient au poids et à la légitimité du président. Son taux d’approbation oscille autour de 70%, et les entreprises savent qu’elles ne peuvent avoir le même rapport avec cette administration qu’avec les précédentes. De sorte que ceux qui avaient l’habitude de négocier les politiques économiques en trinquant lors de soirées de galas ont su qu’il y avait un changement. Cela impliquait de céder sur un certain nombre de points. Celui du salaire minimum était le plus important. La hausse de celui-ci n’a pas seulement été une requête du gouvernement : une série de mouvements, dans diverses entreprises, a commencé à la réclamer. Avec l’exécutif actuel et sa popularité, les protestataires savaient que la répression n’allait pas être possible, que le gouvernement allait les appuyer dans leur revendications. Un tel mouvement a conduit les dirigeants économiques à accepter un changement de méthodes.

La majorité obtenue au Congrès a constitué un autre facteur important. Bien sûr, nous maintenions un dialogue constant avec le secteur privé ; mais il s’agissait d’une négociation d’égal à égal, non d’une imposition. Auparavant, le secteur privé exigeait, quel que soit le gouvernement. Il se contentait d’exiger que telle ou telle réforme soit mise en place. J’ai été députée, et j’ai pu voir à quel point des contre-pouvoirs manquaient : les réformes du droit du travail qui étaient votées étaient rédigées par les avocats des entreprises.

C’est ainsi qu’à présent, nous avons un gouvernement qui protège les intérêts des travailleurs. Nous tentons de convaincre plutôt que d’imposer, mais nous sommes parvenus à obtenir des résultats satisfaisants en termes de hausse des salaires, de réforme de la sous-traitance des travailleurs, etc. Cela n’a pas été facile : pour les entreprises, il s’agissait d’une rupture avec les pratiques auxquelles elles s’étaient habituées depuis des décennies. Mais elles ont dû céder. Elles savent que si elles ne négocient pas, elles perdent tout.

Au commencement de la négociation sur la sous-traitance, j’avais également tenté d’imposer l’interdiction du recours contractuel à n’importe quel type de service spécialisé. Cette dernière demande me fut refusée, mais les entreprises ont dû accepter l’interdiction de la sous-traitance. Cela fut le produit du dialogue, de la conciliation.

Oui, il y a eu de la résistance. Mais le fait marquant, ce fut que pour la première fois depuis bien longtemps, sur la table des négociations en face des entreprises, il y avait un gouvernement engagé dans la défense des droits du plus grand nombre – et en priorité des plus faibles.

LVSL – Des représentants du pouvoir économique menacent de quitter le pays si vous augmentez les impôts. Comment réagissez-vous face à des chantages de cet ordre ?

L. A. – Cela fait des années que l’on entend des menaces de cette nature. Je vais vous donner un exemple. Lorsque nous avons conquis le pouvoir, une série de mouvements ouvriers a éclaté dans la région de Matamoros. De nombreux chefs d’entreprise m’ont appelé pour me dire : « Je vais quitter le Mexique, je vais quitter Matamoros, il m’est impossible de rester si vous n’employez pas la force publique pour rétablir l’ordre ». Je leur ai répondu que ces actions relevaient du droit des travailleurs. Les travailleurs à la tête de ces mouvements ont réussi à obtenir une augmentation salariale de plus de 20 %. C’était davantage que ce qui avait été négocié pour le reste du pays. Et pourtant : pas une seule entreprise n’a quitté Matamoros. Pas une seule.

Avant, ces choses-là se réglaient par des pots-de-vin. À présent, ce n’est plus le cas : nous avons imposé l’État de droit au Mexique. Ce sont les règles du jeu auxquelles tout le monde est tenu de se soumettre. Ce nouveau cadre est facteur d’une grande stabilité, ce qui profite aux chefs d’entreprise sérieux. Si des chefs d’entreprise souhaitent s’implanter au Mexique pour payer des salaires de survie aux travailleurs, qu’ils s’en aillent ailleurs. Nous ne sommes pas à la recherche de tels investissements qui ont pour finalité l’exploitation des gens.

Cette vision est au coeur de la quatrième transformation du Mexique.

NDLR : Pour une perspective historique sur la « quatrième transformation » du Mexique, lire sur LVSL l’article de Fabien Lassalle-Humez « AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine ». Pour une analyse critique des premières années du mandat d’AMLO, lire celui de Julien Trevisan : « Le Mexique et la quatrième transformation : “au nom du peuple et pour le peuple” ? »

LVSL – L’entreprise en question évoquait plutôt une éventuelle augmentation des impôts.

[Le président AMLO a répété durant sa campagne qu’il ne réhausserait pas le taux d’imposition sur les entreprises NDLR]

Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque. Il découle des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays.

L. A. – C’est un autre sujet. Le président, depuis le commencement de son mandat, a répété qu’il n’augmenterait pas les impôts. Les chefs d’entreprise doivent accepter d’augmenter les salaires, mais en contrepartie ils savent que le pouvoir politique ne changera pas d’avis : les impôts ne seront pas revus à la hausse.

LVSL – Considérez-vous que l’ACEUM, le traité signé avec le Canada et les États-Unis, menace la souveraineté du Mexique sur les questions liées au droit du travail ?

L. A. – Je ne le considère pas de cette manière. Il me semble évident que si un traité commercial est voté, il doit contenir des clauses qui protègent les droits des travailleurs – et il me semble absurde que certains n’en contiennent pas. Le fait qu’en vertu de ce traité, nous puissions garder un oeil sur le respect des droits des travailleurs états-uniens et canadiens, et qu’en retour les États-Unis et le Canada puissent faire de même chez nous me semble faire partie des réquisits minimaux pour renforcer une région.

Si ce n’est pas le cas, les traités commerciaux se convertissent en des instruments de concurrence déloyale.

Ce que ce traité a apporté, ce sont des mécanismes qui permettent des plaintes lorsque les droits sont menacés, et des mécanismes de rétorsion rapides et efficaces lorsque celles-ci ne sont pas prises en compte. À cette date nous en avons reçu deux pour notre pays, et une issue positive a été trouvée dans les deux cas. Les mécanismes de rétorsion sont efficaces : il peut s’agir de sanctions commerciales ; ainsi, si telle entreprise refuse la syndicalisation ou l’augmentation des salaires, elle peut se voir refuser l’importation de ses produits de l’autre côté de la frontière.

LVSL – L’accord commercial antérieur entre le Mexique, le Canada et les États-Unis avait pourtant eu des conséquences dramatiques sur les droits des travailleurs…

L. A. – Sans aucun doute.

LVSL – Ce nouveau traité incorpore des clauses relatives au droit du travail. Pour vous, constituent-elles un simple amortisseur face aux réalités brutales que connaissent les travailleurs, ou sont-elles une réelle opportunité pour eux ?

L. A. – Je pense qu’il s’agit d’une réelle opportunité. Elle ne découle pas du traité commercial mais des luttes menées par des millions de personnes dans notre pays. Nous avons vécu un changement politique historique, et le traité commercial en porte la marque.

Je suis persuadée qu’il sera difficile de revenir au statu quo antérieur – celui d’un contrôle syndical et d’une compression des salaires. La population a conscience de ce qui est en jeu ; elle exige de meilleures conditions de travail en les comparant à celles d’à côté. Cela ne s’était pas vu depuis des années. L’éveil des consciences, la reconnaissance et la défense des droits sont irréversibles.

LVSL – Si en 2024 [date de la prochaine élection présidentielle au Mexique NDLR] l’opposition arrive au pouvoir, vous pensez que les travailleurs pourront défendre leurs conquêtes ?

L. A. – Sans aucun doute. Je touche du bois, mais je suis convaincue qu’ils sentent qu’il n’y a pas de retour en arrière possible par rapport à ce nouveau modèle social. Aucune majorité ne sera à même de détruire ce que nous avons créé en quelques années.

C’est la raison pour laquelle il nous faut continuer à convaincre. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu légal et institutionnel. Il faut que les travailleurs eux-mêmes s’emparent de ces règles. Je suis optimiste : je pense que les réformes du droit du travail constituent le pilier du modèle économique que nous souhaitons construire. Elles nous permettront de cesser d’être un pays qui tolère les investissements dans les pires conditions pour les salariés ; de devenir un pays qui protège les droits des travailleurs, qui ouvre certes ses portes aux investissements mais de manière transparente, avec des règles du jeu qui soient claires et garantissent la protection de toutes les parties.

AMLO : rupture avec le néolibéralisme ou continuité ? La « quatrième transformation » du Mexique

AMLO © PresidenciaMX 2012-2018

Le 2 décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a été investi président du Mexique. Arrivé au pouvoir grâce au soutien d’une large base populaire et d’une partie de la bourgeoisie, il entreprend la « 4ème transformation » (4T) du pays (1) après des décennies de politiques néolibérales ; sans pourtant rompre clairement avec l’agenda de ses prédécesseurs…


Le Mexique est un pays plongé dans la violence. Violence sociale et de genre d’abord, avec un coefficient de Gini sur la répartition des revenus (tout type de revenu compris (2)), de 0.78, un taux de pauvreté de 45% (3) et 8 200 meurtres de femmes à déplorer sur la seule période 2015-2017 (pour une population de femmes de 66 millions) (4). Violence provoquée par les cartels de la drogue ensuite, qui se sont développés sur tout le territoire mexicain. Sur le plan économique, les cartels génèrent une activité annuelle estimée à 30 milliards d’euros (soit 10 % du budget fédéral annuel du Mexique) à l’aide d’une main d’œuvre qui comprend environ 1 millions de Mexicains (5).

Le cas Ayotzinapa : quarante-trois étudiants de l’École normale rurale de Ayotzinapa ont disparu en 2014 après une rencontre avec la police locale

Violence institutionnelle enfin, caractérisée par l’impunité manifeste dont bénéficient la police et l’armée mexicaines. On peut aussi citer à cet égard le cas Ayotzinapa : quarante-trois étudiants de l’École normale rurale de Ayotzinapa ont disparu en 2014 après une rencontre avec la police locale, alors qu’ils allaient manifester contre les pratiques du gouvernement mexicain. Cette brutalité policière se conjugue à une violence politique et un système électoral largement frauduleux, qui a permis d’écarter le candidat d’opposition aux élections présidentielles en 1988, 2006 et 2012 (à savoir, dans ces deux derniers scrutins, AMLO).

La promesse d’une nouvelle force politique ?

Il faut noter que depuis la Révolution mexicaine de 1910, le Parti révolutionnaire institutionnalisé (PRI) a toujours remporté les élections présidentielles, à l’exception des scrutins de 2000, 2006 et 2018. Le Parti action national (PAN), conservateur, a remporté celles de 2000 et de 2006. Quant au scrutin de 2018, c’est le parti-mouvement « Mouvement de régénération nationale » (Morena) qui l’a emporté, dirigé par AMLO.

Ce dernier est arrivé au pouvoir avec la promesse de mettre en place une rupture radicale : lutte contre l’insécurité qui ravage le Mexique, éradication de la corruption, guerre menée à la pauvreté via la distribution d’aides sociales et la stimulation d’une croissance juste et soutenable(6) (7), mêlée à des éléments plus orthodoxes : respect de l’autonomie de la Banque centrale, de l’équilibre budgétaire…(8)

Dans les faits, pour réaliser cette promesse de « transformation », AMLO s’appuie sur un cabinet composé notamment de plusieurs personnalités bien connues des Mexicains : Esteban Moctezuma Barragán, l’actuel secrétaire de l’éducation publique, qui a été membre du PRI jusqu’en 2002 ; Víctor Villalobos, l’actuel secrétaire de l’agriculture, de l’élevage, du développement rural, de la pêche et de l’alimentation, qui a servi sous le gouvernement de Felipe Calderón (président de 2000 à 2006, PAN) ; ou encore Arturo Herrera Gutiérrez, l’actuel secrétaire aux finances et au crédit public, qui a collaboré avec la Banque mondiale de 2010 à 2018 (9)(10)(11).

Renouvellement démocratique et lutte contre la corruption

Ce gouvernement, malgré sa continuité avec l’ancien système politique, encourage l’émergence de nouvelles institutions et pratiques démocratiques ; des consultations populaires sont mises en place, l’une d’entre elles aboutissant à l’arrêt de la construction de l’aéroport de Texcoco (12)(13)) ; le référendum d’initiative citoyenne révocatoire est inscrit dans la loi (14) ; la fin de l’immunité judiciaire du président est actée, ainsi que la possibilité de condamner celui-ci pour « traîtrise à la patrie », tandis qu’une procédure qui pourrait éventuellement mener à la révocation du président est légalisée (15). Les Mexicains devront donc choisir, début 2022, si leur président doit ou non terminer son mandat. Par ailleurs, chaque jour, le gouvernement donne une conférence de presse à propos de ses dernières décisions. Enfin, – rupture notable par rapport à la présidence de Felipe Calderón et d’Enrique Peña Nieto (président de 2012 à 2018, PRI) – les manifestations d’opposition à la politique du gouvernement se sont pour le moment déroulées sans répression massive.

Le renouvellement des institutions et des pratiques institutionnelles a pour fin la lutte contre la corruption, promise par AMLO. La loi dite d’austérité républicaine (16) prévoit, entre autres, la suppression des retraites des anciens présidents ; pour les fonctionnaires de l’État, elle interdit de contracter des assurances vie et médicale ; l’interdiction d’être employé dans une entreprise pour un fonctionnaire disposant d’informations sensibles en lien avec l’activité entrepreneuriale, et ce jusqu’à dix ans après la fin du contrat de travail avec l’État mexicain – une mesure qui aurait empêché Felipe Calderón de travailler dans le secteur énergétique après son mandat présidentiel.

Chaque jour, on estime que 9 millions de litres d’essence sont volés, représentant une perte annuelle d’un peu moins de 3 milliards d’euros par an (de l’ordre de 1% du budget fédéral).

Le gouvernement, toujours dans l’optique de la lutte contre la corruption, s’attaque aux réseaux de huachicoleros, ces voleurs d’hydrocarbures produits par PEMEX (l’entreprise publique du Mexique chargé de la production de l’essence (17)), soit directement dans les installations, soit au niveau des oléoducs. Cette année encore, un gouverneur d’État a été pris sur le fait. Chaque jour, on estime que 9 millions de litres d’essence sont volés, représentant une perte annuelle d’un peu moins de 3 milliards d’euros par an (de l’ordre de 1% du budget fédéral) (18). Les « huachicoleros à col blanc », selon l’expression d’AMLO, c’est-à-dire les fraudeurs fiscaux, sont aussi l’une des cibles privilégiées du gouvernement (19). Dans la période correspondant au mandat de Calderón et de Nieto, le gouvernement a gracié environ 150 000 contribuables pour un montant total d’environ 2 milliards d’euros.

Une politique d’aides limitée

Cet argent récupéré via la lutte contre la corruption permet au gouvernement de mettre en place des politiques d’aide aux Mexicains considérés comme vulnérables : les plus pauvres, les handicapés, les retraités. Désormais, les élèves pauvres de tous niveaux scolaires et les étudiants peuvent demander une bourse bimensuelle, d’un montant compris entre 75 et 115 euros (ce qui représente une population d’un peu moins de 11 millions de personnes pour une aide totale d’un peu moins de 3 milliards) ; les handicapés (790 000 personnes) ont le droit à une bourse bimensuelle de 120 euros, ainsi que les personnes âgées (8 000 000 de personnes) (20).

De la même manière, une politique d’aide à des petits producteurs est initiée. Début octobre, le gouvernement a enclenché un processus d’achat direct des récoltes de riz, haricot, maïs, blé et lait auprès de 2 millions de petits producteurs, ce qui a permis à ces derniers d’avoir des prix de vente garantis. Les entreprises publiques Diconsa et Liconsa se chargent ensuite de vendre ces produits à des prix plus bas que la normale (21)(22). En revanche, les producteurs de café ne bénéficient pas d’un tel traitement, et certains se plaignent de cette carence d’aides et de protection face à la concurrence de la multinationale Nestlé (23).

Cette politique d’aide se fait sans hausse d’impôts, en particulier sur les plus riches

Il faut noter que cette politique d’aide se fait sans hausse d’impôts, en particulier sur les plus riches et qu’AMLO a insisté, en février 2019 (24) et octobre 2019 (25), sur le fait qu’il n’y en aurait pas. Le gouvernement mexicain compte principalement sur la croissance de l’économie mexicaine pour financer le budget fédéral. Celui-ci a augmenté le salaire minimum de 16% dès le début de son fonctionnement (26), et l’inflation a ralenti pour atteindrait 3% cette année (27). Cependant, la croissance mexicaine n’est pas repartie à la hausse, au contraire : après avoir atteint 1,6% au dernier trimestre 2018, elle est redescendue à 0,1 % au premier trimestre 2019 pour remonter à 0,3% au second trimestre 2019 (28). Par ailleurs, il faut noter que le chômage est resté à peu près stable (contredisant ceux qui estiment qu’une hausse du salaire minimum est nuisible pour l’emploi) : il est passé de 3,3% au second trimestre 2018 à 3,5% au second trimestre 2019 (29).

Si la croissance continue à se maintenir à ce niveau et, sans hausse d’impôts supplémentaires, cela compliquerait la maîtrise de l’équilibre budgétaire du gouvernement – et l’obligerait à faire des choix plus radicaux, dans une direction ou l’autre.

Développement des infrastructures

Un des projets majeurs vise à redonner son indépendance énergétique au Mexique ; celle-ci a été abandonnée lorsque PEMEX a été longuement privatisée, depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988-1994, PRI) jusqu’au mandat de M. Nieto (30). AMLO a choisi d’investir massivement dans PEMEX, sans refouler le secteur privé (31). Au total, 600 000 000 d’euros ont été investi dans les six raffineries du pays en 2019 (32) afin d’enrayer la chute de la production d’essence. Celle-ci est passée de 3 400 000 barils en 2004 à 1 670 000 barils en 2018. L’investissement réalisé a eu pour conséquence d’augmenter la production de 50 000 barils. Cependant, malgré cette hausse de la production, PEMEX a enregistré une perte de 8 milliards sur les trois premiers trimestres de 2019 à cause de la baisse des prix (33). Par ailleurs, toujours en vue d’augmenter la production, la construction d’une nouvelle raffinerie, à Dos Bocas (Tabasco), a commencé à être entreprise (34).

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Carte_administrative_du_Mexique.png
Les états du Mexique et leurs capitales respectives

À ce sujet, il convient de souligner que le congrès local de l’État de Tabasco, soutenu par AMLO (35), a fait passer une loi, la « ley garrote », qui punit quiconque entrave la liberté de circulation ou réalise une extorsion d’une peine de prison allant de six à treize ans (36). Un arsenal législatif est donc mis en place contre des groupes qui tenteraient de bloquer la construction ou le bon fonctionnement de la nouvelle raffinerie – il est destiné à contrecarrer les résistances que le gouvernement risque de rencontrer de la part de l’oligarchie mexicaine.

Dans cette optique, la cour suprême a bloqué l’application de la ley federal de remuneraciones de los Servidores Públicos, qui vise à empêcher que les fonctionnaires gagnent davantage que le président, à savoir 5000 euros mensuel. Ce salaire est deux fois inférieur à celui de M. Nieto (37-38).

Des entrepreneurs, en créant le hashtag #NoMásDerroches et en faisant appel à la cour suprême, ont aussi manifesté leur opposition à la fin de la construction de l’aéroport de Texcoco et à la construction, à la place, d’un aéroport dans la zone militaire de Santa Lucía, tous deux dans l’État de Mexico (État proche de Mexico, voir la carte) (39).

Les transports et le secteur privé

La cour suprême ne s’étant, au final, pas prononcée en sa défaveur, l’aéroport de Santa Lucía, qui serait à la fois civil et militaire, commencerait à fonctionner en mars 2021 (40). Sa construction nécessitera un budget de 3,5 milliards d’euros.

Des chocs futurs avec des élites économiques sont aussi à prévoir avec la construction du Train Maya, dont le budget est évaluée à 7,1 milliards d’euros, dans la partie sud-est du pays (41). En effet, les chemins de fer dans leur quasi-totalité ont été privatisés puis abandonnés. Les Mexicains pour se déplacer en transports en commun n’ont donc, le ferry mis à part, que deux choix : l’avion qui relie seulement les capitales des États ou les bus, moins onéreux.

Or dans le sud-est, la compagnie de bus ADO est en situation de quasi-monopole. Il est donc probable que celle-ci essaie d’empêcher la construction du train Maya. Pour légitimer cette construction, le président AMLO compte organiser une consultation populaire dans les États concernés (13).

En plus de ces deux projets, un projet de tramway dans la ville de Guadalajara est également prévu (42), ainsi que la rénovation des lignes de métro 1 et 3 de Mexico (43). Les transports, jusqu’ici, avaient été largement négligés ; entre 2008 et 2016, ce secteur avait reçu seulement 0,6% du PIB, soit deux fois moins que la moyenne des pays d’Amérique latine sur la même période (44).

Volontarisme politique et orthodoxie : le grand écart du gouvernement

En parallèle de ces grands projets, l’organisation du travail encourt des modifications sensibles. C’est dans cette optique que la « ley federal del Trabajo » (loi fédérale du travail) a été votée au cours de cette première partie de mandat qui vise à garantir la liberté et la démocratie syndicales, la négociation collective et de meilleurs salaires(45).

Cette dynamique de renforcement des droits des travailleurs risque de se heurter aux accords de libre-échange avec le Canada et les États-Unis d’Amérique (l’ACEUM pour l’Accord Canada-États-Unis-Mexique) qu’AMLO cherche, en parallèle, à finaliser. Plus généralement, les réformes étatistes et dirigistes mises en place par le nouveau gouvernement mexicain semblent difficilement compatibles, sur le long terme, avec le respect de l’équilibre budgétaire et le statu quo fiscal promus par AMLO.

Le « populisme » d’AMLO serait-il un « radicalisme du centre », pour reprendre la formule de Francesco Callegaro (46) ? Depuis l’investiture d’AMLO il y a deux ans, le gouvernement mexicain est parvenu à initier un agenda de démocratisation des institutions et de lutte contre la pauvreté sans rompre avec le consensus néolibéral. Un grand écart entre volontarisme politique et équilibre budgétaire qu’une croissance en berne pourrait bientôt compromettre…

 

Notes

Pour les conversions, 1€ = 21 pesos mexicains.

(1) La première transformation correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

(2) Ce coefficient sert à mesurer les inégalités de revenu : 0 correspond à l’égalité parfaite et 1 au cas où un individu concentre tous les revenus d’un pays. En comparaison, la France a un coefficient d’environ 0,3, les États-Unis d’Amérique de 0,4.

(3) : https://www.proceso.com.mx/567654/pobreza-en-mexico-15-superior-al-promedio-de-america-latina-cepal

(4) : https://www.proceso.com.mx/527637/solo-20-de-los-asesinatos-de-mujeres-en-mexico-son-investigados-como-feminicidios-el-ocnf

(5) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2018/11/11/economia-del-narco-genera-600-mil-mdp-cada-ano-en-mexico-5650.html

(6) : Deuxième chapitre de « El principio. Los primeros cuatro meses » de Armando Batra.

(7) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-44681165

(8) : “En materia económica, se respetará la autonomía del Banco de México; el nuevo gobierno mantendrá disciplina financiera y fiscal; se reconocerán los compromisos contraídos con empresas y bancos nacionales y extranjeros.” (tiré du discours de victoire de AMLO : https://www.animalpolitico.com/2018/07/discursos-lopez-obrador/)

(9) : https://lopezobrador.org.mx/gabinete-2018-2024/

(10) : https://www.celag.org/gabinete-amlo-perfiles-y-prospectivas/

(11) : https://www.milenio.com/politica/quien-es-y-cuanto-gana-esteban-moctezuma-como-titular-de-la-sep

(12) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-46024519

(13) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/11/11/consulta-por-tren-maya-para-evitar-sabotaje-legal-amlo-939.html

(14) : https://www.eluniversal.com.mx/nacion/politica/diputados-avalan-revocacion-de-mandato-y-consulta-popular

(15) : https://www.proceso.com.mx/605942/amlo-plantea-el-21-de-marzo-de-2022-como-dia-para-consultar-si-continua-en-el-cargo

(16) : https://www.proceso.com.mx/602452/lista-la-ley-federal-de-austeridad-republicana-pasa-al-ejecutivo-para-su-publicacion

(17) Créée à la suite de l’expropriation par le gouvernement de Lázaro Cárdenas des entreprises nord-américaines et britanniques.

(18) : https://www.proceso.com.mx/570016/del-narco-al-huachicolero-cronica-de-una-guerra-inventada

(19) : https://www.proceso.com.mx/600883/diputados-aprueban-reforma-que-elimina-la-condonacion-de-impuestos

(20) : https://www.proceso.com.mx/597983/amlo-presume-en-su-primer-informe-sus-politicas-de-apoyo-a-jovenes-adultos-mayores-y-discapacitados

(21) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/01/amlo-comprara-el-gobierno-cosechas-a-precios-de-garantia-7324.html
(22) :
https://www.proceso.com.mx/601478/amlo-anuncia-precios-de-garantia-a-productores-y-baja-en-canasta-basica-de-diconsa-y-liconsa

(23) : https://www.jornada.com.mx/2019/08/19/estados/027n1est

(24) : https://www.proceso.com.mx/572935/ni-alza-de-impuestos-ni-gasolinazos-para-el-desarrollo-de-mexico-afirma-amlo
(25) :
https://www.proceso.com.mx/604298/amlo-se-opone-al-aumento-del-cobro-por-el-derecho-al-uso-del-agua-a-agricultores

(26) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/09/30/se-estudia-aumento-al-minimo-para-2020-el-16-fue-insuficiente-amlo-1895.html

(27) : https://expansion.mx/economia/2019/10/09/la-inflacion-en-mexico-se-desacelera-a-su-menor-nivel-en-3-anos

(28) : https://mexicocomovamos.mx/?s=seccion&id=97

(29) : https://www.proceso.com.mx/596050/el-desempleo-en-mexico-aumenta-a-3-5-en-el-segundo-trimestre-inegi

(30) : https://www.proceso.com.mx/526543/a-80-anos-de-la-expropiacion-la-desnacionalizacion-petrolera

(31) : https://www.proceso.com.mx/597665/amlo-planea-revivir-la-exploracion-de-empresas-privadas-en-aguas-profundas-financial-times

(32) : https://edit00.jornada.com.mx/ultimas/2019/09/23/produccion-de-pemex-se-ha-recuperado-al-50-amlo-6626.html

(33) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2019/10/29/pemex-perdio-88-mil-millones-entre-julio-y-septiembre-2847.html

(34) : https://www.proceso.com.mx/596906/va-bien-se-esta-trabajando-bien-amlo-sobre-la-refineria-de-dos-bocas

(35) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/07/30/respalda-amlo-ley-garrote-en-tabasco-281.html

(36) : https://www.jornada.com.mx/2019/07/30/estados/025n1est

(37) : https://www.proceso.com.mx/574160/por-mayoria-el-senado-aprueba-la-ley-federal-de-remuneraciones

(38) : https://www.infobae.com/america/mexico/2019/09/10/salario-y-aguinaldo-de-lopez-obrador-aumentara-en-2020/

(39) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/09/da-juez-via-libre-al-aeropuerto-en-santa-lucia-3243.html
(40) : http://jornadabc.mx/tijuana/17-10-2019/santa-lucia-sera-inaugurado-el-21-de-marzo-de-2022-amlo

(41) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/09/20/tren-maya-obra-aceptada-por-mayoria-en-sureste-del-pais-amlo-5673.html

(42) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/04/05/supervisa-amlo-construccion-de-linea-3-de-tren-ligero-en-guadalajara-3193.html

(43) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/capital/2019/10/31/se-invertiran-30-mil-mdp-para-renovar-lineas-1-y-3-del-metro-5576.html

(44) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2019/11/03/mexico-invierte-en-transporte-0-6-por-ciento-del-pib-cepal-9915.html

(45) : https://www.proceso.com.mx/581893/reforma-laboral-es-una-conquista-para-los-trabajadores-defensores-sindicales

(46) : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro

Le Mexique ou l’enfer des femmes

La dernière marche du 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès sans précédent à Mexico © María José Martínez

Toutes les trois heures au Mexique, une femme est assassinée. Et toutes les 18 secondes, une autre y est violée. Des chiffres à peine croyables qui sont la conséquence d’une société où le patriarcat est entretenu notamment par l’Église catholique, où l’impunité, quasi-totale, est permise par une corruption endémique et où la violence a été exacerbée par le néolibéralisme et l’impérialisme étasunien. Si la progression du mouvement féministe et l’élection du nouveau président Andrés Manuel Lopez Obrador ouvrent des perspectives positives pour la condition de la femme mexicaine, le chemin à accomplir sera long et difficile.


Une violence contre les femmes normalisée

19h10, station Bulevar Puerto Aéreo, ligne 1 du métro de Mexico : une jeune femme s’apprête à sortir de la rame. Soudain, un homme s’approche d’elle, pointe discrètement un couteau sur ses côtes et lui souffle : « Sors avec moi, il y aura une voiture blanche, monte dedans et si on te demande quelque chose, dis que c’est ton Uber ». La victime se met à suffoquer. Une vieille dame lui demande si elle va bien. Elle ne répond pas. Celle-ci se met alors à crier « Au feu ! Au feu ! ». Les passagers se retournent, un policier arrive, l’agresseur s’enfuit.

Ce qui semble n’être qu’un fait divers est en fait un énième exemple de la violence institutionnalisée contre les femmes au Mexique. Ainsi, en 2018, les autorités ont recensé 3580 féminicides, c’est-à-dire des meurtres de femmes dont leur genre est le mobile direct. Certaines estimations montent même jusqu’à 8000 femmes. Et parmi elles, au moins 86 mineures. Avant l’âge de 17 ans, 40 % des Mexicaines seront victimes d’un viol ou d’une tentative de viol.

Chaque jour en moyenne, 80 viols sont signalés à la police dans le pays tandis que les numéros d’urgences reçoivent 300 appels liés à des faits de violence contre des femmes. Et c’est bien peu comparé aux chiffres estimés. Dans un pays où l’impunité est l’un des principaux fléaux, seuls 2% des délits sont jugés et 94% des agressions sexuelles ne sont pas signalées. La faute à des procédures bien souvent trop complexes et inefficaces et à des policiers corrompus ou refusant d’écouter les victimes avec respect. Parfois même, policiers et violeurs sont les mêmes comme l’explique Tania Reneaum, directrice d’Amnesty International au Mexique.

Hommage à huit victimes de féminicides à Ciudad Juárez, là où leurs corps ont été retrouvés © Iose

En quinze ans, les féminicides ont progressé de 85%. La principale cause de cette augmentation est la guerre contre la drogue, commencée en 2006 pour des motivations électoralistes du parti conservateur alors au pouvoir et sous la pression de l’Empire étasunien et de son complexe militaro-industriel. Cette guerre a entraîné une très forte déstabilisation du pays qui a favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence et la puissance des cartels qui participent au trafic d’être humain. La militarisation de l’État a causé une explosion des violations des droits de l’Homme, particulièrement aux dépends des femmes. Et la corruption systémique, particulièrement prégnante sous le mandat d’Enrique Peña Nieto, a aggravé la défaillance du système judiciaire.

La tristement célèbre ville de Ciudad Juárez est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes

Les meurtres de femmes sont souvent bien plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont généralement mutilés et découpés. Ils sont le fait d’individus isolés qui, profitant de l’impunité, les violent puis les assassinent ou bien des cartels qui les kidnappent, les prostituent et les tuent après plusieurs mois d’exploitation sexuelle. Cela est particulièrement le cas dans le Nord du pays, à la frontière, où de nombreux Américains viennent effectuer du tourisme sexuel à bas coût et où la présence des maquiladoras, ces zones de libres échanges où prospèrent les usines de sous-traitance étasuniennes, favorisent l’immigration interne de femmes pauvres et sans attaches à la recherche d’un emploi, faisant d’elles des cibles faciles. Ainsi, la tristement célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias capitale mondiale du meurtre, est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes.

Une société patriarcale

À la défaillance des institutions s’ajoute la profonde culture machiste et patriarcale. Ainsi, la violence intrafamiliale est normalisée et était majoritairement considérée jusqu’il y a peu comme relevant de la sphère privée. On estime ainsi que près de la moitié des femmes mexicaines sont victimes de violences conjugales. Un sondage révélait que 10 % des hommes mexicains interrogés considéraient tout à fait normal de frapper une femme désobéissante.

Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’église catholique

Le droit des femmes à disposer de leur corps est également restreint par l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse dans tout le pays à l’exception de la capitale depuis 2007. Dans 17 des 32 États du pays, l’avortement conduit même à des peines de prison : jusqu’à trente ans dans l’État de Guanajuato. Il est même arrivé que des femmes se retrouvent en prison pour avoir fait une fausse couche. Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’Église catholique, force réactionnaire dont l’hyperpuissance est manifeste dans un État pourtant laïc. Ainsi, un évêque du Chiapas n’a pas hésité pas à comparer les partisans de la dépénalisation à Hitler quand tous les autres se contentent de simples : « Assassins ! ». Pourtant, ce ne sont pas moins d’un million d’avortement qui ont lieu chaque année, le plus souvent hors de Mexico, donc illégal et entrainant dans 40% des cas des complications. La légalisation de l’avortement dans la capitale fait également de cette enclave l’une des villes où se pratique le plus d’IVG au monde, de nombreuses femmes du reste du Mexique et d’Amérique centrale s’y rendant spécialement pour cela. Une possibilité réservée à celles qui en ont les moyens puisqu’en plus des frais inhérents au déplacement, l’acte est seulement gratuit pour les résidentes du district fédéral.

Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le foulard vert est le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement © ItandehuiTapia

Bien sûr, on retrouve également un écart salarial important : à travail égal, les femmes ont un salaire 27% inférieur à celui des hommes. À cela s’ajoute généralement une participation beaucoup plus importante au travail domestique : 10 à 20h de plus que les hommes sont en moyenne consacrées aux tâches ménagères et 8 à 15h de plus au soin des enfants et des personnes âgées.

L’émergence du mouvement féministe

En réponse à la violence, le mouvement féministe s’affirme de plus en plus rapidement au Mexique © Luisa María Cardona Aristizabal

Face à cette situation terrible, un mouvement féministe relativement important a pris place au Mexique, notamment dans les centres urbains. Ainsi, la marche du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès inédit dans la capitale. Des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants ont battu le pavé avec un mot d’ordre glaçant : « On veut vivre ! ». Autres slogans notables : « Pas une morte de plus », « Ni saintes, ni putes : simplement femmes », « Mon corps, mon choix » ou encore « Avortons le patriarcat ». Principales revendications : la prise de mesures radicales pour lutter contre la violence et les féminicides, l’égalité salariale et, pour la majorité, la légalisation et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse.

En effet, cette mesure ne fait pas l’unanimité chez toutes celles se réclamant du féminisme : le courant féministe chrétien – dont le nom est quelque peu un oxymore – composé essentiellement de femmes relativement âgées, s’y oppose suivant la ligne de l’Église catholique et revendique une vision différentialiste des sexes qui ne remet que peu en question les rôles de genre. À l’inverse, c’est un courant très anglo-saxon, par forcément adapté à la situation mexicaine, qui domine le mouvement féministe dans les universités de la capitale.

Si ce dernier semble avoir eu jusqu’à présent peu d’impact dans la lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes en dehors des campus, il est fortement instrumentalisé par la droite conservatrice et leurs médias pour discréditer le féminisme. Ainsi, nombreuses sont les femmes mexicaines à refuser de se revendiquer comme féministes, considérant celles-ci comme « des extrémistes haïssant les hommes et voulant faire des femmes des lesbiennes ». Cette caricature grossière rencontre malheureusement un certain succès.

Les femmes indigènes sont particulièrement exposées à l’exploitation sexuelle

Les femmes indigènes forment également une avant-garde féministe notable. Victimes de racisme, souvent considérées comme des citoyennes de seconde zone et vivant généralement dans des zones reculées, elles ont par exemple un accès beaucoup plus limité à la contraception. Leur condition économique fragile les expose également beaucoup plus souvent au fléau de l’exploitation sexuelle. L’une de ses portes paroles a notamment été María de Jesus Patricio, dite Marichuy, qui fût la candidate d’organisations indigènes de gauche – et notamment de l’armée zapatiste – à la dernière élection présidentielle.

L’alternance à gauche : vers de nouvelles perspectives

La forte progression du mouvement féministe peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord, un ras-le-bol grandissant face à l’explosion de la violence. Ensuite, par la dynamique mondiale féministe portée notamment par le mouvement #MeToo. Enfin, par l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador – AMLO à la tête du pays en juillet dernier.

Celui-ci ne fait pas l’unanimité dans les rangs féministes. Si certaines militantes soutiennent pleinement le nouveau président voire ont même choisi de rejoindre ses rangs, d’autres ne croient pas en l’espoir de changements réels dans la lutte contre les inégalités de genre pour des raisons qui seront évoquées un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, son élection a ouvert une brèche dans laquelle féministes pro et anti-AMLO ont choisi de s’engouffrer.

En effet, les précédents gouvernements corrompus du PRI, néolibéral et technocratique, et du PAN, conservateur chrétien, s’étaient jusque-là contentés de mesures à la marge pour lutter contre les inégalités et la violence. On citera l’inefficace alerte de genre, un dispositif mis en place dans les États les plus touchés par les féminicides qui prévoyait officiellement une sensibilisation de la police et de la justice et une meilleure surveillance des rues. Des wagons réservés aux femmes dans le métro : une ségrégation spatiale qui choque philosophiquement de nombreuses femmes mais qu’elles voient comme un mal nécessaire face à la gravité de la situation. Ou encore la reconnaissance du féminicide comme circonstance aggravante en cas de meurtre : mesure salutaire mais quasi-dépourvue d’effets face à l’impunité endémique du pays.

La mesure d’AMLO qui suscite le plus de réserve dans le camp féministe est la mise en place de la garde nationale. Elles craignent que ce corps civil entraine un accroissement de la militarisation du pays et in extenso des violations des droits de l’Homme. L’exécutif au contraire y voit la possibilité de retirer peu à peu l’armée du pays au profit de cette garde qui sera spécifiquement formée aux questions féministes.

Un autre sujet de crispation entre une partie du mouvement féministe et AMLO est sa décision de réviser l’attribution du budget réservé à la protection de l’enfance et à l’hébergement des femmes victimes de violence. Il a en effet choisi de réduire les subventions aux associations pour verser une aide directe aux parents seuls et mettre peu à peu sous la tutelle de l’État les refuges de femmes violentées. Une décision qu’il justifie par de trop nombreux détournements d’argent public.

Sous la pression de députés, la légalisation de l’avortement devrait bientôt voir le jour

Se revendiquant « humaniste chrétien », Lopez Obrador a refusé de prendre position sur le sujet de l’interruption volontaire de grossesse mais s’est dit en faveur d’un référendum sur la question et s’est engagé à promulguer une éventuelle loi en faveur de sa légalisation. Une légalisation qui, malgré l’opposition de la majorité de la population, pourrait bientôt voir le jour sous la pression d’un regroupement de députés issus de la Morena – le parti d’AMLO, du PRD (social-démocrate) et du PT (marxiste). Déjà, une loi reconnaissant « le droit de toute personne à son autonomie reproductive, c’est-à-dire à décider de manière libre, responsable et informée à avoir des enfants ou non » va être votée, ouvrant ainsi une première porte à la légalisation.

Entre autres premières mesures d’Andrés Manuel Lopez Obrador en faveur de l’égalité de genre, on notera la mise en place de protocoles destinés à lutter contre le harcèlement sexuel endémique dans les universités – notamment hors de la capitale, l’amnistie de femmes ayant avortée et l’inclusion de perspectives de genre à la totalité des nouvelles lois votées et aux réformes des lois en vigueur. Enfin, les programmes sociaux mis en place et à venir, comme le doublement du salaire minimum en juin dernier, toucheront avant tout les femmes, premières victimes de la précarité.

Féministe revendiquée, Claudia Sheibaum est la nouvelle maire de Mexico © Tlatoani Uriel

Conjointement à l’élection d’AMLO, celle de Claudia Sheinbaum à la tête du gouvernement de Mexico promet une forte politique volontariste au sein du district fédéral. Élue à la tête d’une ville traditionnellement à gauche, la nouvelle maire ne cache pas ses convictions féministes et souhaite faire de la question des femmes une priorité de son agenda politique. Au programme : présence d’un membre du secrétariat local des femmes dans chaque bureau du procureur, formation de la police auxiliaire, ligne téléphonique dédiée aux violences de genre, festivals féministes, mesures pour la réappropriation des femmes de l’espace public etc.

On notera également que le Mouvement de régénération nationale, le parti présidentiel, qui a choisi de dédier 50 % de son budget à l’éducation populaire, a mis en place de nombreuses formations de sensibilisation au droit des femmes et au féminisme.

Dorénavant, le parlement mexicain est l’un des plus paritaires au monde

Enfin, l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador a participé à une forte féminisation du personnel politique. Ainsi, le gouvernement, qui ne comptait que quatre femmes sur trente membres sous la présidence d’Enrique Peña Nieto est dorénavant parfaitement paritaire : une première au Mexique. Surtout, la chambre des députés comporte dorénavant 241 femmes sur ses 500 membres : elle n’était que 114 il y a dix ans. Quant à la chambre haute, elle compte 63 femmes pour 65 hommes. Une parité parlementaire atteinte par peu de pays dans le monde même si l’on regrettera que les postes de pouvoir au sein des chambres aient été majoritairement attribués à des hommes.

Ainsi, le Mexique est confronté à une violence de genre sans mesure qui prend place au sein d’un pays fortement marqué par la culture patriarcale et le machisme. Une situation qui s’insère également dans une société marquée par les inégalités économiques et l’impunité judiciaire permise par une corruption endémique. La faute avant tout de plusieurs décennies de néolibéralisme ayant permis le fiasco de la guerre contre la drogue, le tout organisé par une oligarchie mafieuse avec l’appui au moins tacite de l’Église catholique. La victoire de Lopez Obrador et la progression spectaculaire du mouvement féministe semblent promettre des avancées importantes dans les années à venir mais le chemin reste long dans un pays où l’autorité de l’État reste encore faible et où le puissant conservatisme ne pourra être battu que par une forte bataille culturelle.

AMLO face aux fractures de l’histoire mexicaine

Le Mexique d’aujourd’hui et de demain, peint par Diego Rivera en 1934 dans l’escalier d’honneur du Palais National, résidence du Chef de l’Etat.

Le 1er décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a pris ses fonctions de Président des États-Unis mexicains. Élu sur une plateforme anti-néolibérale de lutte contre les inégalités et de défense de la souveraineté mexicaine, il hérite d’un pays aux fractures multiples léguées par deux siècles d’une histoire marquée par les guerres civiles, les ingérences et une conflictualité endémique. A l’heure où, pourtant, le néolibéralisme revient globalement en force en Amérique latine, appuyé par Washington, retour sur l’histoire politique d’un peuple plusieurs fois privé du contrôle de son destin, qui attend d’AMLO qu’il mène à bien la « quatrième transformation » du Mexique.


Il est impossible de comprendre les défis que doit affronter le gouvernement d’AMLO sans remonter à l’aube du XIXème siècle, à l’époque où le Mexique acquiert son indépendance.

Les fractures ouvertes par l’indépendance

Le soir du 15 septembre 1810, Miguel Hidalgo, un prêtre de la paroisse de Dolores sonne les cloches de son église pour appeler à l’insurrection contre le gouvernement de Joseph Bonaparte, devenu roi d’Espagne deux ans plus tôt. Il venait sans le savoir de déclencher la guerre d’indépendance. Celle-ci est finalement proclamée onze ans plus tard par le traité de Córdoba, qui consacre la « première transformation » du pays.

S’ouvre alors un conflit entre libéraux et républicains d’une part, imprégnés de l’esprit des Lumières, et conservateurs d’autre part, attachés au legs de l’Église catholique. Les premiers finissent par l’emporter, et la République est proclamée quelques mois plus tard. Ce conflit entre libéraux et conservateurs devient un clivage structurant, que l’on retrouvera tout au long de l’histoire mexicaine, et qui se manifeste encore aujourd’hui, par exemple autour des débats comme celui sur l’interruption volontaire de grossesse. Jusqu’en 1855, le pays connaît une très forte instabilité : les libéraux et les conservateurs mènent une lutte acharnée, les guerres civiles et les coups d’États se succèdent tandis que plusieurs États déclarent la sécession : le Guatemala, le Honduras ou le Texas.

« Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti. »

Ce chaos inquiète les puissances européennes, le pays ne remboursant plus sa dette. Ainsi, Louis-Philippe met en place un blocus sur le port de Veracruz dans l’épisode de la “guerre des pâtisseries ». De même, les États-Unis d’Amérique qui veulent annexer le Texas déclarent la guerre au Mexique et s’emparent finalement en 1848 des actuels États de l’Arizona, du Colorado, de la Californie, du Nevada, du Nouveau-Mexique, du Texas et de l’Utah. Cet épisode fait du Mexique un territoire périphérique à côté du géant étasunien. Un statut de subordination dont, aujourd’hui encore, il n’est pas sorti.

L’année 1855 marque une victoire décisive pour les libéraux ; elle ouvre la voie à un processus qui aboutit à la « seconde transformation » du pays. Le gouvernement conservateur en place est renversé, une Constituante est convoquée, les juridictions ecclésiastiques et militaires sont abolies, une partie des biens du clergé est redistribuée et les Jésuites sont bannis.

Benito Juárez, premier Président d’origine indigène du pays et l’un des principaux modèle d’AMLO © Pelegrín Clavé

En 1858, Benito Juárez devient Président du pays après avoir proclamé la nouvelle Constitution. Mais très vite, il doit faire face à l’hostilité des conservateurs qui déclenchent une nouvelle guerre civile : c’est la « guerre de la Réforme », qui dure trois ans. Juárez parvient à l’emporter et impulse les « Lois de Réforme », qui sont à la base de l’État mexicain moderne. Issu d’une famille pauvre d’indigènes, franc-maçon profondément attaché aux idées des Lumières, il nationalise les biens du clergé, institue le mariage civil et la liberté de culte et sécularise les hôpitaux.

La guerre civile ayant durablement déstabilisé l’économie du pays, Juárez choisit de suspendre le paiement de la dette extérieure en 1861. Ceci servira de prétexte à Napoléon III pour engager l’expédition du Mexique aux côtés des Anglais et des Espagnols. Si ces deux derniers se retirent rapidement, la Convention de Soledad ayant permise un accord sur la dette, le premier décide de poursuivre le conflit. Son objectif est d’instaurer un Empire catholique favorable aux Français pour contrebalancer le poids des États-Unis protestants. Il place sur le trône un Habsbourg, Maximilien, finalement renversé et fusillé en 1867. Juárez reprendra alors le pouvoir jusqu’en 1872 et continuera sa politique de réformes, opérant ainsi la “deuxième transformation » du Mexique.

Quatre ans plus tard, en 1876, l’ancien rival de Juárez, le Général Porfirio Díaz, réussit un coup d’État, marquant le début de 34 ans de dictature.  Si le « Porfiriat » assure au pays une certaine prospérité, elle ne se fait qu’au profit d’une petite minorité : ainsi, au crépuscule de son régime, 97% des paysans ne possèdent aucune terre. Il met un terme à la liberté de la presse tout en récompensant la « presse jaune », sensationnaliste et fidèle au régime. Il persécute ses opposants politiques et écrase les révoltes indigènes. L’historien Leslie Manigat décrira le Porfiriat comme « une immense entreprise d’exploitation et d’aliénation ». En 1910, le Caudillo annonce vouloir se présenter pour un dixième mandat. En réaction, un jeune démocrate, Francisco Madero, annonce également sa candidature : arrêté, il s’échappe aux États-Unis, d’où il s’emploie à organiser le renversement de Díaz.

Le 20 novembre 1910, une insurrection dirigée contre Díaz commence dans le Nord du pays et s’étend au Sud avec le soulèvement du révolutionnaire Emiliano Zapata, à la tête d’un mouvement en faveur de la restitution des terres aux paysans. C’est le point de départ de la “troisième transformation », qui fait chuter Díaz et débouche sur une période de conflictualité structurelle. Face à la contestation, Díaz démissionne et s’exile à Paris en mai 1911. Madero, « l’apôtre de la Révolution », est élu à la magistrature suprême mais sera assassiné moins de deux ans plus tard, lorsque le général Victoriano Huerta mènera un coup d’État en février 1913. Le nouveau Président doit alors faire face à de multiples fronts d’oppositions armés, dans un pays à la conflictualité endémique : des héritiers de Juárez aux continuateurs de Madero, sans oublier les partisans de Zapata. Si ces trois factions parviennent à faire tomber Huerta en juillet 1914, leurs divisions apparaissent néanmoins rapidement : une nouvelle période de guerre civile s’ouvre, dont l’un des enjeux structurants sera la propriété des terres. Cette période va marquer l’histoire du Mexique en profondeur. Aujourd’hui encore, les “zapatistes” du Chiapas revendiquent l’héritage d’Emiliano Zapata et l’autonomie par rapport au gouvernement mexicain.

Si l’exécutif contrôle à peu près tout le Mexique dès 1920, le pays est pourtant loin d’être pacifié. En 1926 éclate ainsi la guerre des Cristeros : des milices chrétiennes conservatrices, réunies dans la Ligue nationale pour la défense de la liberté religieuse et soutenues par Rome, se soulèvent contre le président Plutarco Calles et parviennent à lever 50 000 hommes, déclenchant des affrontements sanglants qui vont durer jusqu’en juin 1929.

Le Parti de la révolution institutionnelle : de l’héritage révolutionnaire à l’usure du pouvoir

Trois mois plus tôt cette année-là, en mars, Calles tournait une nouvelle page de l’histoire du Mexique en fondant le Parti national révolutionnaire avec le soutien des communistes. Celui-ci deviendra en 1946 le Parti de la révolution institutionnelle (PRI). Comme nous allons le voir, c’est ce parti qui demeure au pouvoir de façon continue de 1929 à 2000. Tout commence comme dans un rêve : le nouveau parti s’inscrit dans l’héritage révolutionnaire, et promeut une idéologie nationaliste teintée de marxisme. Il poursuit ainsi la « troisième transformation » ouverte par la Révolution mexicaine de 1910 : assainissement des finances publiques, construction de routes, barrages et chemins de fer, forte politique d’alphabétisation, distribution massive de bourses universitaires, création de mutuelles ouvrières, révision de la fiscalité, mise en place du salaire minimum et légalisation du divorce… De même, sur le plan international, le Mexique choisit avant l’heure une politique de non-alignement et est l’un des premiers États souverain à reconnaître l’Union soviétique.

Cárdenas nationalisant le pétrole représenté par Adolfo Mexiac

Cette politique d’inspiration socialiste prend un tournant plus radical en 1934, lorsque Lázaro Cárdenas accède au pouvoir. Celui-ci poursuit la répartition des terres, renforce considérablement le financement des écoles, mène une politique en faveur des indigènes et nationalise l’industrie pétrolière qui appartenait pour l’essentiel à des entreprises étasuniennes.

« La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication (…), Ainsi nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »

Le pays connaît un boom économique, l’industrialisation explose et le taux de croissance annuelle dépasse les 5%. Le Mexique est le seul pays avec l’Union soviétique à soutenir ouvertement la République espagnole, dont elle accueille 20.000 réfugiés. Autre réfugié célèbre accueilli par Cárdenas : Léon Trotski, qui s’installera chez Frida Kahlo, tandis que l’époux de cette dernière, Diego Rivera, peindra Marx sur les murs du palais présidentiel tel Moïse apportant les tables de la loi.

C’est à partir de 1940 que le rêve s’assombrit, le nouveau Président Avila Camacho opérant alors un virage conservateur que suivront ses successeurs : les programmes sociaux et de redistribution des terres se ralentissent, et le parti se coupe peu à peu de sa base, notamment syndicale. Même si jusqu’aux années 80 on compte encore quelques réformes progressistes, comme la légalisation du vote des femmes ou la gratuité des livres scolaires fournis par un monopole d’État, un fonctionnement politique de plus en plus clientéliste et de moins en moins démocratique se met en place. Le Président nomme son successeur en Conseil des ministres en le pointant du doigt, son élection avec un score tournant autour des 90% n’étant plus qu’une formalité. Une archive de la police secrète, ouverte en 2000, révèle ainsi la stratégie du PRI, devenu de facto parti unique : « La propagande politique doit utiliser tous les moyens de communication – les mots écrits pour les lettrés, les images graphiques, les utilisations audiovisuelles de la radio, de la télévision et du cinéma pour les moins instruits – [ainsi] nous pourrons concevoir un monde dominé par une tyrannie invisible qui adoptera la forme extérieure d’un gouvernement démocratique »[1]. La répression de l’opposition, de plus en plus féroce, atteint son paroxysme en 1968 lorsque, à quelques jours de l’ouverture des Jeux Olympiques de Mexico, les révoltes étudiantes sont écrasées dans le sang. Bilan : entre 200 et 300 morts.

Le cauchemar se poursuit avec l’arrivée au pouvoir de Miguel de la Madrid en 1982. A l’image du Royaume-Uni et des États-Unis d’Amérique, le Mexique effectue un brusque virage néolibéral. La libéralisation du commerce engendre une baisse marquée de la production nationale, causée par la hausse des importations. Le chômage explose, les subventions agricoles sont fortement réduites, et le pouvoir d’achat baisse de 50% en trois ans. De corrompu, le parti passe à mafieux, s’appuyant toujours davantage sur des milices pour imposer son hégémonie, milices qui deviendront les cartels d’aujourd’hui .

En 1988, un dissident de l’aile la plus radicale du PRI, Cuauhtémoc Cárdenas, fils de l’ancien Président, se présente à l’élection présidentielle face au dauphin de Miguel de la Madrid, Carlos Salinas de Gortari. C’est ce dernier qui est déclaré élu malgré de nombreuses fraudes : notamment le système informatique de la commission électorale tombé mystérieusement en panne, et le recomptage des bulletins rendu impossible par l’incendie « accidentel » du Parlement où ils étaient stockés… Cette élection volée mène à la création du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), où l’on compte déjà parmi les fondateurs un certain Andrés Manuel López Obrador. Salinas de Gortari, quant à lui, poursuit l’œuvre de son prédécesseur en ratifiant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), faisant du Mexique un véritable protectorat étasunien, et en abrogeant l’article de la Constitution qui prévoyait la réforme agraire. De même, il privatise à tout va : c’est d’abord la compagnie de télécom, qui permettra à l’homme d’affaire Carlos Slim d’être aujourd’hui à la tête d’une fortune de 70 milliards de dollars, qui est dénationalisée ; viennent ensuite la compagnie aérienne, les autoroutes, les mines, les aéroports… Durant un an, une institution de crédit est privatisée en moyenne tous les vingt jours.

Si cette politique permet dans un premier temps une reprise relative de la croissance, elle se fait au détriment de millions de Mexicains qui sombrent très vite dans la misère la plus insupportable. La massification de la pauvreté se double de l’expansion d’une classe hyper-riche qui se concentre dans des oligopoles, engendrant ainsi toujours plus de corruption et de clientélisme. Autre corollaire de ce processus : l’émergence de deux groupes médiatiques hégémoniques, totalement soumis au pouvoir.

Le 1er janvier 1994, en réaction à l’ALENA et le jour même de son adoption, l’Armée zapatiste de libération nationale se soulève dans le Chiapas, la région la plus pauvre du pays. Après douze jours de guerre, le gouvernement fini par concéder un cessez-le-feu sous la pression internationale : depuis lors, les héritiers de Zapata, représentant de la cause indigène, construisent un modèle qui leur est propre, résolument anti-néolibéral, pacifiste, et d’inspiration anarcho-libertaire.

Cette même année 1994, vingt jours après avoir été élu sur le slogan « Pour le bien être de ta famille », le nouveau Président Ernesto Zedillo organise une dévaluation du peso de 200%. Le peso perd les deux-tiers de sa valeur par rapport au dollar étasunien, engendrant un retrait massif des capitaux et une grave crise économique qui fait chuter le PIB de 7%. Fort de son expérience, Zedillo finit sa carrière à l’ONU où il est chargé de programmes liés au financement de pays en voie de développement.

La fin de l’hégémonie du PRI et la fausse alternance

Le fort mécontentement populaire met fin à l’hégémonie du PRI en 2000. Pour la première fois depuis 1929, l’opposition parvient au pouvoir. Et quelle opposition : il s’agit du Parti action nationale (PAN) représenté par le conservateur Vicente Fox, ancien dirigeant de la filiale mexicaine de l’entreprise Coca-Cola. Son mandat se résume à prétexter la lutte contre la corruption pour faire enfermer – pas toujours sous de faux motifs – quelques opposants du PRI tout en s’enrichissant sur les deniers de l’État, et à expliquer que les migrants mexicains aux États-Unis sont contraints d’accepter des emplois dont « même les Noirs ne veulent pas ».

« Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien. Elle a déjà causé au moins 200 000 morts et 30 000 disparus »

En 2006, l’élection présidentielle voit s’affronter le dauphin de Fox, Felipe Calderón, et Andrés Manuel López Obrador, candidat du PRD et ancien maire de Mexico. La campagne de Calderón consiste à multiplier les insultes à l’égard d’AMLO, le décrivant comme un dangereux communiste qui ne serait que « démagogie, populisme et fausses promesses ». Le joyeux Calderón remporte finalement l’élection avec 0,58% des voix d’avance sur AMLO. 9% des votes sont remis en question et les suspicions de bourrage d’urnes semblent difficilement contestables, mais la Constitution n’est pas respectée. Bien entendu, avant même que son élection soit proclamée, l’Empire étasunien et ses pays satellites s’empressent de féliciter « le vainqueur ».

La colère gronde. Il s’agit maintenant pour Calderón de faire oublier cette élection pour le moins remise en cause. Quoi de mieux qu’une guerre ? Après les quelques déclarations anti-avortement et les privatisations d’usage, Calderón décide de lancer la guerre contre la drogue. Cette guerre, que le gouvernement d’AMLO cherche aujourd’hui à éteindre, a déjà causé au moins 200.000 morts et 30.000 disparus. Actuellement, la guerre contre la drogue au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde après le conflit syrien.

Le succès de l’entreprise est plus que médiocre. Si des dizaines de milliers de narco-traficants ont été arrêtés, les cartels, eux, n’ont pas disparus. Leur déstabilisation a engendré une explosion de la violence puisqu’ils se battent désormais entre eux pour le contrôle des territoires. Ils se sont restructurés, devenant plus nombreux et plus petits, encore plus difficile à déceler donc, et à combattre. Surtout, ils ont continué leur collaboration avec les barons politiques locaux et l’exécutif. Ainsi, le ministre de la Sécurité publique de Calderón est fortement contesté durant son mandat pour ses probables liens avec les narco-traficants – en 2018, « El Chapo » révèlera d’ailleurs lors de son procès avoir envoyé des millions de dollars au chef de l’État -. Enfin, la guerre contre la drogue permet également  la militarisation du pays : celle-ci est aujourd’hui accusée de multiples assassinats, féminicides et autres violations des droits de l’Homme.

Après avoir transformé son pays en remake du jeu vidéo GTA et fait passer le taux de pauvreté de 43 à 46%, Calderón cède sa place en 2012 au fringant Enrique Peña Nieto, marquant le retour du PRI au pouvoir. Cheveux gominés et look de gendre idéal : l’ancien avocat ressemble davantage à un acteur de telenovela – il a d’ailleurs épousé une star du genre – qu’à un chef d’État.

Vendu comme un produit marketing par les médias mexicains, soutenu par les oligarchies, Peña Nieto se présente comme le candidat d’un PRI « qui a changé », ne promettant que transparence, réformes et vertu. Son mandat s’avère être une accumulation de scandales de corruption : villa à 7 millions pour sa femme, des dizaines de gouverneurs du parti corrompus, mise en cause de liens avec l’évasion « del Chapo », quasi-totalité des marchés publics attribués en échange de pots de vin, construction de différents hôpitaux mais matériel médical transféré d’une inauguration à l’autre, si bien qu’aucun n’est utilisable…

Évolution de la production de pétrole au Mexique en milliers de barils par jour

Avec Peña Nieto, la guerre contre la drogue continue et, avec elle, son lot d’exactions et de barbarie. La tristement célèbre affaire des étudiants d’Ayotzinapa reste la plus emblématique du sextennat : en 2014, 43 étudiants partent du Guerrero, au Sud-Ouest du pays, pour aller manifester dans la capitale. Arrêtés, ils sont livrés à un cartel de drogue par la police à la demande des autorités locales : ils seront assassinés, et leurs corps brulés dans une décharge. Toujours sous le mandat de Peña Nieto, la situation des journalistes devient l’une des pires au monde : 2000 journalistes sont agressés et 41 assassinés, le plus souvent par la police ou des milices proches du pouvoir, et une grande partie d’entre eux sont mis sous écoute par l’exécutif. Le New York Times a révélé que ce ne seraient pas moins de deux milliards de dollars qui auraient été consacrés à acheter les médias durant son sextennat. Quant au nombre d’assassinat, il aura augmenté de 58%. Sur le plan économique, le taux de croissance du pays a baissé, le taux de pauvreté est passé à 53,2% en 2014 et les quatre plus grosses fortunes du pays ont vu leur capital représenter 10% du PIB. Enfin, Peña Nieto aura osé transgresser un tabou absolu de la politique mexicaine en ouvrant le secteur pétrolier à la privatisation, pourtant nationalisé depuis 1938. Résultat : la production est passée de 2482 millions de barils par jour en 2013 à 1986 millions de barils par jour en 2017 (soit une baisse de 20%), un épisode largement perçu comme une preuve de la soumission de Peña Nieto aux multinationales étasuniennes.

Devenu le Président le plus haï de toute l’histoire du Mexique, il semble bien que le mandat de Peña Nieto ait vacciné les Mexicains contre le PRI pour un certain temps. Ayant épuisé la cartouche conservatrice que représentait le PAN, les oligarchies n’ont cette fois pu empêcher AMLO de parvenir au pouvoir. Malgré les mises en garde contre le bolchévique « Andreï Manuelovitch », contre la « marionnette de Moscou », malgré la promesse d’une situation « à la vénézuélienne » au Mexique, AMLO a finalement été élu le 1er juillet 2018 avec 53,2% des voix au premier tour. Ayant pris ses fonctions le 1er décembre dernier, le nouveau Président doit maintenant relever un pays au bord de l’effondrement : les réformes seront longues à effectuer. Ingérences étasuniennes, corruption endémique, 5ème colonne des cartels et de l’Église : AMLO hérite de toutes les fractures léguées par l’histoire mexicaine. Néanmoins, peut-être hérite-t-il aussi de cette volonté populaire dans laquelle les trois premières « transformations » du Mexique ont trouvé leur origine.

 

[1] Archives générales de la nation (AGN), fonds de la direction générale de recherches politiques et sociales (DGIPS), boîte 2998/A.