Transition énergétique : quand les multinationales rançonnent les États

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Manifestation des Amis de la Terre à Londres pour la sortie du Traité sur la Charte de l’Energie en 2023. © Global Justice Now

Dès l’indépendance des anciennes colonies européennes, les grandes entreprises extractivistes ont mis en œuvre des mécanismes pour y préserver leurs intérêts économiques. Depuis quelques décennies, ce processus touche aussi les pays européens qui tentent de réaliser leur transition énergétique. Le cas du Traité sur la Charte de l’Énergie, dont l’Union Européenne vient de sortir, constitue ici un cas d’école. Par Nick Dearden, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon [1].

Alors que la lutte contre le changement climatique accuse un immense retard, un récent vote du Parlement Européen est venu apporter une petite lueur d’espoir. Le 24 avril dernier, celui-ci a en effet validé la sortie de l’Union européenne du traité sur la Charte de l’énergie (TCE), demandée par plusieurs pays-membres dont la France. Le Royaume-Uni pourrait bientôt suivre, le gouvernement conservateur ayant annoncé son futur retrait en février dernier.

Ce traité climaticide est un legs d’une autre époque. Sa rédaction remonte aux années 1990, à une période où il s’agissait de préserver les intérêts énergétiques occidentaux dans les pays de l’ex-Union soviétique. Le cœur de ce traité est un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, via un tribunal d’arbitrage privé. Celui-ci permet aux sociétés et aux investisseurs transnationaux de poursuivre des gouvernements qui imposeraient des modifications réglementaires susceptibles d’attenter à leurs profits.

Cela fait à présent plusieurs décennies que sont inscrites des clauses relatives au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de commerce et d’investissement. Ces dispositions demandées par les magnats du pétrole et les financiers voient le jour dès les années 1950 : à mesure que les pays du Sud global se libéraient des jougs coloniaux et que des gouvernements issus des mouvements de libération nationale y prenaient le pouvoir, les dirigeants de grandes entreprises occidentales s’inquiétaient de la protection de leurs intérêts économiques.

La nationalisation du pétrole iranien en 1953 a marqué une rupture. Si les États-Unis et le Royaume-Uni ont alors organisé un coup d’État pour renverser le gouvernement iranien, il devenait évident que cette méthode n’était pas viable à long terme. Il valait mieux créer une série d’obligations juridiques. De fait, selon les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, si un gouvernement s’approprie les actifs d’une entreprise étrangère, celle-ci a la possibilité de contourner le système judiciaire national et de se tourner directement vers l’arbitrage international. Ainsi, avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Dans les années 1990, alors que l’Union soviétique s’effondre, les opportunités offertes aux entreprises occidentales sont légion, mais les sociétés se refusent à courir le risque que de nouveaux gouvernements puissent remettre en cause leur business. Le traité sur la charte de l’énergie a alors été conçu pour supprimer ce risque et enclencher des réglementations durablement favorables aux entreprises. Ce que les pays occidentaux n’ont alors pas réalisé, c’est qu’ils allaient à leur tour devenir la proie de ces tribunaux d’arbitrage.

Après le Sud global, l’Occident pris pour cible

À l’orée des années 2000, les entreprises se sont rendu compte que la menace la plus criante n’émanait pas de gouvernements souhaitant nationaliser leurs plateformes pétrolières, mais plutôt de mesures pour le climat, considérées à travers l’Europe comme une nécessité de plus en plus criante. Les juristes ont alors travaillé sans relâche pour multiplier les affaires susceptibles de relever du TCE. 

Les procédures visant des pays souhaitant adopter des mesures environnementales ambitieuses et abandonner l’exploitation des énergies fossiles se sont rapidement multipliées. Des entreprises allemandes du secteur du charbon ont ainsi poursuivi les Pays-Bas, qui tentaient d’abandonner le charbon. La Slovénie a été poursuivie pour son interdiction de la fracturation hydraulique, une technique d’extraction du gaz de schiste désastreuse pour l’environnement et l’eau. Le Danemark fut quant à lui ciblé pour sa taxe sur les superprofits tirés du pétrole.

Et ce n’est pas tout : les entreprises n’engagent pas uniquement des poursuites pour récupérer l’argent déjà investi dans les projets. La plupart du temps, elles ont d’ailleurs déjà reçu des compensations pour les frais engagés. En réalité, les réclamations sont bien plus importantes et concernent des profits qu’elles auraient réalisés à l’avenir, et qui sont soi-disant perdus.

L’entreprise britannique Rockhopper a ainsi attaqué l’Italie lorsque des manifestations ont forcé le gouvernement à interdire l’exploitation pétrolière au niveau de la côte Adriatique, une zone que l’entreprise espérait exploiter. La compensation réclamée par Rockhopper s’est élevée à 350 millions de dollars, sept fois plus que l’investissement engagé pour la seule exploration, le gisement n’ayant jamais été mis en exploitation ! La société a par la suite annoncé qu’elle investissait dans un nouveau projet au large des îles Malouines, détenues par le Royaume-Uni. Ainsi, le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

Nombre de ces affaires s’apparentent à des tentatives de punition des gouvernements qui prennent des décisions en réaction à des manifestations et à des campagnes orchestrées contre des projets d’extraction impopulaires. Partout dans le monde, des affaires portées devant le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États visaient spécifiquement à reprocher aux gouvernements de ne pas avoir déployé suffisamment d’efforts pour réprimer les mouvements de protestation menaçant les intérêts de capitalistes étrangers. 

Les militants du monde entier ont alors réalisé l’obstacle à la souveraineté populaire posé par le traité sur la charte de l’énergie. Des personnalités politiques de toutes obédiences ont appris avec étonnement l’existence du traité sur la charte de l’énergie et se sont horrifiées de la manière dont celui-ci empiète si fondamentalement sur la souveraineté. Des campagnes d’information et l’interpellation des élus sont parvenus à convaincre des gouvernements très divers, allant de la coalition de gauche en Espagne au parti très droitier Droit et Justice en Pologne, de sortir de ce pacte sur l’énergie.

Le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

En 2023, neuf pays, dont l’Italie, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont tous annoncé leur retrait du TCE. Pour eux, celui-ci constitue désormais un danger évident et imminent face à la nécessité impérative de réorienter leur économie en réalisant la transition énergétique, puisqu’il y ajoute des obstacles juridiques et contribue à siphonner l’argent nécessaire à un processus déjà ardu.

Un problème demeure néanmoins. Le traité sur la charte de l’énergie comporte une « clause de survie » indiquant que des recours judiciaires peuvent être lancés jusqu’à vingt ans après le départ d’un Etat. Une frénétique activité diplomatique a commencé dans l’Union européenne (UE) pour tenter d’abroger cette clause. Finalement, les gouvernements des États-membres se sont dit qu’ils avaient intérêt à quitter le traité ensemble, de façon coordonnée, afin de signer ensuite un accord empêchant les différents qui pourraient les opposer, ce qui permet à minima de limiter les risques.

La particularité du cas britannique

Une fois sorti de l’UE, le Royaume-Uni s’est mis à voir les choses sous un jour nouveau. Sa classe politique y reste convaincue des vertus du marché et souhaite faire du Brexit une opportunité pour signer de nouveaux traités de libre-échange avec le reste du monde, bien que peu aient vraiment abouti. Le gouvernement conservateur a même probablement voulu profiter de la sortie de l’UE du traité pour devenir le dernier bastion de protection des investisseurs en Europe et ainsi attirer davantage d’investissements. En annonçant son intention de « maximiser » l’exploitation des réserves d’énergie fossile de la mer du Nord en accordant de nouveaux permis, le Premier ministre britannique Rishi Sunak tente clairement de provoquer une guerre culturelle contre la gauche qui réclame la fin progressive des champs pétro-gaziers. 

Quelle que soit sa détermination, la réalité finira par le rattraper. Depuis que Joe Biden est devenu le président des États-Unis, il est de plus en plus évident que le changement climatique appelle un plus grand interventionnisme de l’Etat dans l’économie. Une course est lancée entre les grandes puissances, abondée par l’argent public, en vue de construire les industries « vertes » de demain.

Sur ces questions, le Royaume-Uni est loin derrière. Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité. Tandis que l’Union européenne commençait à sortir du traité sur la charte de l’énergie, les syndicats de l’industrie, une partie du monde des affaires et même quelques parlementaires conservateurs ont commencé à s’inquiéter à l’idée que le Royaume-Uni puisse se trouver confronté à des obstacles plus importants que ses voisins européens pour effectuer sa transition écologique. Des tensions ont commencé à se faire sentir au sein du gouvernement et son approche est graduellement passée d’un soutien inconditionnel (en 2023) à la reconnaissance que les coûts encourus à demeurer signataire du traité étaient tout simplement trop élevés (en février dernier).

Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité.

Si le revirement du gouvernement doit beaucoup aux pressions du monde des affaires, cela ne remet aucunement en cause le rôle central joué par les pressions militantes. Ainsi, c’est uniquement grâce aux actions menées durant des dizaines d’années par le mouvement climat que l’action climatique est à présent considérée comme une nécessité. Si l’indispensable transformation économique est encore loin, le peuple a, sur ce sujet, vaincu les partisans de la mainmise du marché. Sans l’action de nombreux militants durant quatre ans, allant des franges les plus modérées au mouvement Extinction Rebellion (XR), l’UE et le Royaume-Uni seraient toujours signataires du TCE.

Une victoire qui pourrait en entraîner d’autres

Bien sûr, ces annonces récentes ne sont qu’une première étape, à savoir la suppression d’un obstacle structurel à la transition énergétique. Elle est cependant importante. Le retrait du Royaume-Uni pourrait bien sonner le glas du traité sur la charte de l’énergie dans son ensemble ; celui-ci est à présent considéré comme un mort-vivant et ne sera regretté que par ceux qui profitent de la destruction de la planète. Par contrecoup, cette annonce signifie aussi la suppression d’un élément certes mineur, mais prééminent, de notre économie néocoloniale abandonnée à la main invisible du marché.

Ceux qui ont le plus souffert du système de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États vivent dans le Sud global. Dans de nombreux accords commerciaux, ce mécanisme est utilisé pour intimider et exploiter les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le Honduras et la Colombie sont par exemple actuellement confrontés à des demandes d’indemnisations extravagantes, alors qu’ils se contentent d’essayer de protéger les intérêts de leurs citoyens face à un capital vorace.

Récemment, les multinationales ont commencé à recourir aux tribunaux d’arbitrage privés pour sécuriser l’accès à des minerais d’importance critique pour la transition écologique, afin de les extraire selon leurs propres conditions. Quelle que soit l’importance de ces métaux pour la transition écologique, il ne peut être accepté que ceux qui ont le moins participé au changement climatique soient maintenant victimes d’une nouvelle phase d’exploitation au nom de « l’économie verte ». Au contraire, ces États doivent pouvoir décider de quelle manière leurs ressources sont utilisées pour soutenir leur développement.

Du Pakistan à l’Afrique du Sud en passant par la Bolivie, de nombreux pays ont engagé des procédures de sortie de ces traités qui les assujettissent à la loi des multinationales occidentales. Récemment, le gouvernement de gauche du Honduras a ainsi annoncé son futur retrait du système de tribunaux d’arbitrage de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. La victoire remportée contre le traité sur la charte de l’énergie aidera à mettre en lumière l’hypocrisie d’un Occident qui redécouvre peu à peu – bien que de manière très insuffisante – les vertus de la planification économique, tout en exigeant du reste du monde qu’il suive les règles du marché. Si l’ampleur de la tâche pour limiter le changement climatique est immense, ces combats auront au moins été une étape importante, permettant de lier les enjeux environnementaux à ceux de la souveraineté et de la planification économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Global Laws That Help Corporations Block Climate Action »

Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ?

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le mouvement pour le climat n’est pas en mesure de lutter contre la classe possédante qui est à l’origine de la crise climatique. Pour gagner, les défenseurs du climat ont besoin d’une stratégie claire et s’appuyant sur la classe ouvrière. Entretien avec le géographe Matt T. Huber, réalisé par Wim Debucquoy, initialement publié par la revue Lava, notre partenaire belge.

Le mouvement pour le climat est en train de perdre la bataille. Dans le premier paragraphe de son livre Climate Change as Class War: Building socialism on a warming planet, Matt Huber, professeur de géographie à l’université de Syracuse, ne mâche pas ses mots. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter malgré une prise de conscience croissante de la crise climatique et une attention politique accrue en matière de climat. Il est grand temps que le mouvement pour le climat réfléchisse à sa stratégie et à ses tactiques. Comment pouvons-nous gagner la bataille du climat ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir exactement contre qui lutter, qui combattre et qui convaincre. Le fil conducteur du livre de M. Huber est que la lutte contre le changement climatique est un enjeu de pouvoir. La crise climatique est fondamentalement liée à notre relation avec la nature. Il s’agit essentiellement d’une relation de production : comment produisons-nous les aliments, l’énergie, le logement et les autres biens et services de première nécessité ? Et qui contrôle et bénéficie de cette production ? Comment cela se répercute-t-il sur la stratégie du mouvement pour le climat ? Dans son ouvrage, M. Huber cherche une stratégie gagnante pour le mouvement climatique. Rencontre avec un auteur qui place la classe ouvrière au centre de sa réflexion.

Wim Debucquoy – Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur le changement climatique ?

Matt T. Huber – C’était en partie une réaction contre le mode de pensée qui considère le changement climatique comme un problème de consommation et d’inégalité. Ainsi, le rapport influent d’Oxfam Extreme Carbon Inequality, par exemple, conclut que les riches ont une empreinte carbone beaucoup plus importante et consomment beaucoup plus de ressources que les pauvres. Certes, mais cette façon de penser ne tient compte que de notre impact sur le climat par le biais de notre consommation et de notre mode de vie. Les marxistes, quant à eux, procèdent à une analyse de classe, soulignant le lien entre la production, la propriété et le pouvoir sur les ressources sociales, et la manière dont nous produisons notre existence matérielle. À partir du moment où j’ai commencé à envisager la classe sociale en relation avec le climat de cette manière, j’ai réalisé que le moindre de nos soucis était de savoir ce que les riches faisaient de leur argent et en quoi leur consommation avait un impact sur le climat. Ce dont nous devrions surtout nous préoccuper, c’est de savoir comment ils gagnent leur argent, comment ils génèrent leur richesse. Leur impact sur le climat pourrait alors être beaucoup plus important.

Je donne souvent l’exemple d’un PDG d’une entreprise de combustibles fossiles qui passe entre huit et douze heures par jour à organiser le réseau mondial d’extraction de combustibles fossiles et à injecter de l’argent dans l’accumulation de capital pour développer la production de combustibles fossiles dans le monde entier. Ce PDG peut être végétarien, se rendre au travail en transports publics, vivre dans une zone urbaine densément peuplée et avoir une empreinte carbone très faible. Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production. On efface donc le rôle de la propriété et du profit. Aussi faut-il souligner que le système capitaliste est dirigé par une petite minorité de propriétaires qui possèdent les systèmes de production et produisent dans un but purement lucratif.

Wim Debucquoy – Vous écrivez que le mouvement pour le climat reste très confus quant à la question des responsabilités de la crise climatique.

Matt T. Huber – Nous devons arrêter de définir la responsabilité en termes de consommation et d’empreinte carbone et de rendre ainsi chacun plus ou moins responsable de la crise climatique. Nous devons procéder à une analyse de classe. Saviez-vous que la méthode de l’empreinte carbone a été inventée par British Petroleum ? Les multinationales pétrolières ne font rien d’autre que de reporter leur responsabilité sur nous tous. Alors que nous devrions nous poser la question : qui décide de l’organisation des systèmes de production et des infrastructures à l’origine de la crise climatique ? Car ce n’est certainement pas nous. Il ne s’agit pas des travailleurs qui consomment du carburant pour se rendre au boulot tous les jours.

Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production, le rôle de la propriété et du profit.

Ceux qui ont le pouvoir sur les réseaux électriques, les stations de distribution de carburant et la production d’énergie sont un groupe de capitalistes qui possèdent et contrôlent ces systèmes et les organisent de manière à en tirer le plus de profit possible. Il s’agit d’un groupe restreint de propriétaires qui exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone, non seulement l’extraction des combustibles fossiles, mais aussi toute une série d’industries telles que l’acier, le ciment, les produits chimiques, l’électricité et ainsi de suite, lesquelles sont en réalité conçues pour consommer et brûler des quantités colossales de combustibles fossiles. Dix pour cent des riches contrôlent 84% des parts sur le marché boursier. Les décisions des multinationales, quant à elles, sont prises par un nombre très réduit de membres de conseil d’administration. Ainsi, la responsabilité de la crise climatique n’est pas dispersée, mais au contraire très concentrée.

En d’autres termes, ceux qui bénéficient des émissions de CO2 en sont responsables. Lorsque vous conduisez une voiture, vous émettez du carbone. C’est bien sûr vrai. Cependant, en raison de la façon dont la société est organisée, de nombreuses personnes se voient contraintes de consommer une quantité importante de carburant pour se rendre au travail, et simplement pour assurer la continuité de leur vie relativement modeste. Si vous attribuez 100% de la responsabilité au consommateur de combustibles, vous détournez de fait l’attention de celui qui l’a vendu et qui en a utilisé les bénéfices pour accroître la production de ces mêmes combustibles fossiles. Ce sont les propriétaires de la production qui devraient être la cible de nos campagnes et mouvements pour le climat. En résumé : le problème se situe au niveau d’une poignée de capitalistes et la solution se trouve au niveau des masses, de la classe ouvrière. Ils peuvent construire un puissant mouvement de masse pour s’attaquer au pouvoir de cette petite minorité qui possède les moyens de production et en tire profit.

Wim Debucquoy Vous critiquez également l’idée selon laquelle les citoyens doivent croire au changement climatique avant de pouvoir s’attaquer à la crise.

Matt T. Huber – Le changement climatique est scientifiquement établi. Ainsi, les climatologues ont été parmi les principaux acteurs à faire bouger le monde. Or, si la lutte contre le changement climatique se cantonne à la science et aux connaissances, les travailleurs s’y intéresseront moins. Leur première préoccupation est la lutte matérielle à laquelle ils sont confrontés quotidiennement dans le cadre du capitalisme. D’aucuns concluent que la science du climat dépasse les travailleurs et que, par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur eux. Or, la plupart des travailleurs comprennent très bien que quelque chose ne va pas du tout avec le climat et l’environnement et que des mesures doivent être prises pour y remédier.

Or, si l’on organise la lutte autour d’objectifs scientifiques, on fait fi des préoccupations des citoyens concernant leurs besoins quotidiens. En outre, ceux qui présentent la lutte contre le changement climatique comme une bataille pour la connaissance et non pour le pouvoir prétendent que le financement du déni de la science du climat est la pire chose que l’industrie des combustibles fossiles puisse faire. Il existe de nombreuses preuves que les entreprises de combustibles fossiles, telles qu’ExxonMobil, agissent effectivement de la sorte. Ils transfèrent des fonds à des scientifiques qui remettent en question la science du climat. C’est bien sûr terrible. Mais ce que l’industrie des combustibles fossiles recherche avant tout c’est le pouvoir politique. Elle dépense beaucoup plus d’argent en lobbying, en groupes de réflexion, etc. Si nous nous contentons de parler de science, nous nous laissons induire en erreur par une croyance libérale naïve sur la manière dont le changement social se produit, à savoir que la société agira si seulement les gens connaissent la vérité. La connaissance n’est pas encore un pouvoir. Ce n’est pas parce que nous connaissons la vérité que nous avons le pouvoir de nous attaquer à la crise climatique et de modifier notre utilisation des ressources matérielles. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont transformé la bataille climatique en une bataille idéaliste sur le terrain de la connaissance.

Wim Debucquoy Comment résoudre la crise climatique ?

Matt T. Huber – Je ne vous apprends rien en vous disant que nous avons besoin de pouvoir, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de beaucoup de pouvoir social. La résolution de la crise climatique nécessite des investissements massifs et une planification centralisée. Cela signifie qu’il faut lutter contre la mainmise du secteur privé sur les investissements. Une grande partie du mouvement pour le climat adopte une position purement moraliste, sans se préoccuper du pouvoir et de la stratégie, de la manière dont nous pouvons construire le pouvoir nécessaire pour affronter cette classe de personnes qui s’accroche obstinément à ses investissements et à ses profits pendant que le monde brûle. L’ensemble de mon livre est donc une tentative de réflexion sur la manière de mettre en place le contre-pouvoir nécessaire.

Wim Debucquoy Et selon vous, la solution se trouve du côté de la classe ouvrière ?

Matt T. Huber – Oui, même à une époque où il semble que tout le pouvoir soit entre les mains de la classe capitaliste, la classe ouvrière est en mesure de construire le type de pouvoir politique qui soit à même de contrer le pouvoir du capital. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la classe ouvrière constitue la grande majorité de notre société. Son pouvoir réside dans son nombre. Si vous parvenez à exploiter massivement le pouvoir de la classe ouvrière, vous pouvez remporter la victoire, en dépit de ses divisions, au moins au sens démocratique le plus élémentaire. Comme l’a dit Lénine, la politique est une affaire de millions. La politique se trouve là où se trouvent les masses. Tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse de périodes révolutionnaires ou de périodes plus calmes de redistribution des richesses et de démocratie sociale, la résistance a toujours émergé de la politique lorsque des masses de personnes s’unissaient autour d’une plate-forme et d’un programme politiques.

Un groupe restreint de propriétaires exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone.

Deuxièmement, la classe ouvrière a un intérêt matériel au changement parce qu’elle n’a plus aucun contrôle sur sa vie et qu’elle souffre d’un manque de sécurité matérielle. Même si elle n’en est pas toujours consciente ou si elle ne s’organise pas en fonction de cela. Le troisième point, le plus important, est que la classe ouvrière détient le pouvoir stratégique dans la mesure où c’est elle qui effectue le travail et produit donc la plus-value. Les travailleurs peuvent se mettre en grève, arrêter les systèmes de production et ainsi forcer les élites à répondre à leurs demandes. L’arme de la grève est son meilleur atout pour imposer un changement rapide. Aux États-Unis, il semble que la classe ouvrière ait oublié qu’elle a ce pouvoir. Le nombre de grèves a nettement diminué à partir de 1980. Le dirigeant syndical Jerry Brown déclare à ce sujet : les grèves sont comme les muscles, si vous ne les exercez pas régulièrement, ils se rabougrissent. Aujourd’hui encore, la grève reste l’arme la plus puissante dont disposent les travailleurs. En Virginie occidentale, aux États-Unis, les enseignants ont bloqué l’ensemble du système scolaire et ont obtenu gain de cause en quelques semaines, ce qui n’est pas négligeable dans un État de droite. Le pouvoir c’est ça, n’est-ce pas ?

En multipliant les grèves et en prenant conscience du pouvoir qu’ils détiennent, les travailleurs sont en mesure de construire un mouvement puissant. Nous avons besoin de mouvements suffisamment puissants pour formuler des demandes politiques fortes. Un programme qui vise à promouvoir une économie sans carbone requiert un pouvoir politique formidable. Et la voie vers ce pouvoir passe par la classe travailleuse organisée.

Wim Debucquoy On entend souvent dire que la classe travailleuse a d’autres préoccupations que le climat.

Matt T. Huber – On a tendance à penser que les travailleurs ne s’intéressent à l’environnement que lorsqu’ils sont en contact direct avec lui, par exemple pour protéger un paysage dans leur quartier ou lutter contre la pollution sur leur lieu de travail. Cependant, sous le capitalisme, la plus grande menace qui pèse sur eux n’est pas nécessairement quelque chose que nous présentons comme un problème écologique, tel que la pollution, mais le fait que leur survie passe par le marché. Le capitalisme a arraché les gens à la terre, à leur lien avec la nature, et a créé une classe de personnes qui dépendent du marché pour survivre et qui luttent pour littéralement survivre en tant qu’êtres vivants. Ils peinent à payer pour leur logement, leurs soins de santé et leur nourriture. C’est cette insécurité économique, qui consiste à devoir survivre en dépendant du marché, qui est une source constante d’anxiété pour la classe ouvrière.

Lorsque le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en réponse aux prétendues politiques environnementales, ils ont déclaré que les politiciens s’inquiétaient de la fin du monde, alors qu’eux essayaient simplement d’arriver à la fin du mois. Cela montre que de nombreuses politiques libérales en matière de climat présentent les questions environnementales comme des crises abstraites et existentielles pour la planète, sans pour autant tenir compte des luttes que mènent les travailleurs pour arriver à la fin du mois. Pourtant, ce combat est éminemment écologique dans la mesure où la classe ouvrière tente de vivre et de satisfaire ses besoins fondamentaux. Pour convaincre les travailleurs que la lutte contre le changement climatique est aussi dans leur intérêt et les rallier à un programme climatique, nous devons nous attaquer à l’insécurité qui découle de la lutte pour la survie par le biais du marché. Nous devons leur proposer un programme climatique qui leur apporte un peu plus d’assurance que leurs besoins fondamentaux seront satisfaits.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle, un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Ces besoins ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la crise climatique. Si nous examinons les secteurs que nous devons décarboner de manière radicale, il s’agit notamment de l’énergie. Des choses dont les gens ont besoin tous les jours, mais qu’ils ont du mal à s’offrir : le logement, les transports, l’alimentation et l’agriculture. Ce sont ces secteurs que nous devons transformer radicalement. Malheureusement, de nombreux décideurs politiques affirment : oui, nous allons restructurer ces secteurs, mais nous allons le faire de manière à ce que les externalités des marchés soient internalisées et qu’elles coûtent donc encore plus cher. Bien sûr, les travailleurs réagissent négativement à cela. En comprenant mieux les intérêts de la classe ouvrière sous le capitalisme, nous voyons clairement comment nous pouvons lier ces intérêts à un programme climatique populaire et attrayant. Elle devrait être basée sur la démarchandisation [ndlr : c’est-à-dire, affranchir les personnes de leur dépendance au marché en découplant les services de base (logement, énergie, transports publics, etc.) des mécanismes de marché et en les intégrant dans le domaine public] et viser à améliorer les conditions de vie de la classe travailleuse.

Wim Debucquoy Quelle est votre analyse du mouvement pour le climat tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Matt T. Huber – Les personnes qui se trouvent à la tête du mouvement pour le climat sont issues de ce que j’appelle la « classe professionnelle et managériale » ou CPM, une strate professionnelle au sein de la classe travailleuse si l’on peut dire. En général, la politique climatique est pour eux une question de science et de connaissance. Sur le plan matériel, la CPM recherche le confort et la sécurité propres à la classe moyenne. Et comme cette sécurité de la classe moyenne s’accompagne souvent de niveaux de consommation relativement élevés, le problème climatique pour la CPM se rapporte à sa propre consommation.

Les personnes appartenant à ladite CPM se sentent coupables de leur complicité dans l’économie de consommation. Leur politique climatique prend donc trois formes. Le premier groupe est composé de ce que l’on pourrait appeler des éducateurs scientifiques, à savoir les climatologues eux-mêmes, les journalistes qui couvrent la science du climat et les activistes politiques qui diffusent la vérité scientifique. Et comme je l’ai expliqué précédemment, leur politique est axée sur la croyance et la connaissance, sur l’écoute de la science et sur la lutte contre le négationnisme climatique. Le deuxième groupe est formé par ce que je nomme les technocrates politiques : il s’agit principalement d’experts en économie ou en études politiques qui travaillent dans des universités ou au sein de groupes de réflexion. Ceux-ci sont apparus au cours de la période néolibérale, alors que tout le monde affirmait qu’il fallait se débarrasser de la réglementation et de la redistribution de l’État et adopter des politiques environnementales axées sur le marché. Ils soutiennent qu’il est possible de « déjouer » la crise climatique en adoptant certaines politiques telles que la taxe sur le carbone. Pour eux aussi, la lutte pour le climat est une lutte pour la connaissance plutôt qu’une lutte de pouvoir avec la classe possédante qui profite de la crise climatique. Par ailleurs, en déployant des mécanismes de marché pour résoudre la crise climatique, ils en reportent le coût sur la classe ouvrière.

Wim Debucquoy La taxe carbone en est un exemple typique.

Matt T. Huber – Exactement. À cela, je réponds : nous ne devrions pas taxer les molécules, mais les riches. L’idée de taxer une molécule particulière occulte le fait que la lutte contre le changement climatique est une lutte des classes et que nous devons taxer les riches pour réaliser le programme de décarbonisation dans l’intérêt de tous. Le problème est également que nous utilisons tous du carbone. Si vous réclamez ensuite une taxe sur le carbone, la droite et ceux qui ne veulent pas que nous fassions quoi que ce soit pour lutter contre le changement climatique auront tôt fait de prétendre qu’il s’agira d’une taxe sur votre vie. Et une taxe sur le carbone entraîne des coûts plus élevés pour la classe ouvrière. De plus, c’est un cadeau pour la droite qui peut alors dire que la politique environnementale est une affaire d’élites de gauche qui veulent rendre la vie plus chère. De nombreux technocrates répondent même à cela par : « Oui, c’est exactement ce que nous essayons de faire. » Il est également frappant de constater que c’est souvent la droite qui s’organise autour d’une politique de classe dans la lutte pour le climat. C’est surtout la droite qui insiste sur les conséquences économiques de la politique climatique. Ils n’ont de cesse de parler des emplois perdus et de la hausse du coût de la vie pour les familles. Et ce faisant, ils contribuent à alimenter une réaction populiste à l’encontre de la politique climatique.

Wim Debucquoy Comment gérer la contradiction entre l’emploi et l’environnement ?

Matt T. Huber – Tout d’abord, nous devons insister sur le fait que le changement climatique est une question d’emploi. Pour moi, il est évident qu’un programme de décarbonisation digne de ce nom exige la création d’un très grand nombre d’emplois, en particulier dans le secteur industriel. Pour poser des lignes de transmission, construire de nouveaux systèmes de transport en commun, rénover l’habitat… Il faut beaucoup d’électriciens, de soudeurs, de tuyauteurs, de travailleurs de la construction. Une deuxième question importante se pose : ces emplois seront-ils créés dans des lieux de travail syndiqués ? Aux États-Unis, nous allons produire beaucoup de voitures électriques, mais il n’est pas encore certain que cela soit favorable aux syndicats. Ainsi, le syndicat United Auto Workers ne soutiendra pas Joe Biden lors des prochaines élections présidentielles tant qu’il n’aura pas précisé que toute expansion de la production de voitures électriques se fera dans des usines dotées d’une représentation syndicale. En effet, les constructeurs automobiles exploitent aujourd’hui la production de voitures électriques pour briser les syndicats et créer de nouvelles usines sans syndicats.

Le mouvement pour le climat pense rarement au pouvoir et à la stratégie, à la construction d’un contre-pouvoir face à la classe dominante.

Un troisième groupe au sein du mouvement pour le climat est celui que l’on appelle les « radicaux anti-système ». Ceux-ci sont favorables à un changement de système, mais au lieu de transformer le système industriel et de le placer sous contrôle démocratique, ils veulent le démanteler complètement. Vous opposez à cela une citation de Jodi Dean : « Goldman Sachs se fiche de savoir si vous élevez des poulets. »

Ces radicaux se concentrent dans les milieux universitaires, les ONG ou les cercles militants plus radicaux. Parce qu’ils travaillent dans l’économie de la connaissance, ils n’ont aucun lien physique avec les systèmes de production industrielle qui sous-tendent nos vies et la reproduction sociale dans une société capitaliste. Deux choses sont importantes pour eux. Ils veulent réduire la consommation et concentrent une grande partie de leurs critiques sur la surconsommation et le consumérisme. Il y a une part de vérité dans cette affirmation – la société de consommation étasunienne présente des aspects délétères que je ne préconiserais d’aucune façon dans le cadre d’une société socialiste. Cependant, les radicaux continuent à se concentrer sur la consommation.

D’autre part, la crise écologique et climatique les ayant radicalisés à ce point, ils ne demandent qu’à démolir et à détruire complètement le système industriel, qui pour moi – pour citer Friedrich Engels – est une utopie. Une approche socialiste scientifique part du constat que nous vivons dans un système industriel. La question qui se pose est la suivante : comment pouvons-nous réellement prendre le contrôle de ce système et le changer, au lieu de le détruire et de créer des enclaves locales à petite échelle où nous reconstruisons la société à partir de zéro ?

La vision anarchiste selon laquelle nous pouvons simplement créer des communes agricoles et alimentaires locales peut s’avérer très excitante pour les participants, mais elle ne résoudra pas la crise climatique. Nous vivons dans une société capitaliste globale et intégrée qui mène la planète à sa perte. Et nous avons, dès lors, besoin de solutions globales. C’est là le sens qu’il faut donner à la citation de Jodi Dean. Peu importe que vous montiez votre petite coopérative alimentaire locale, mais la banque d’investissement, Goldman Sachs va continuer à organiser l’économie mondiale dans son propre intérêt. Cela signifie que le monde est toujours en feu et qu’il se dirige toujours vers une destruction totale. Nous devons donc réfléchir à une approche beaucoup plus large si nous tenons à contrer ce pouvoir.

Un autre problème avec les radicaux anti-système est qu’ils ne parlent souvent qu’entre eux. Permettez-moi de vous donner un exemple. J’étais récemment au Danemark pour les élections, qui se sont d’ailleurs très mal terminées pour la gauche. J’ai lu dans un rapport que de nombreux travailleurs de la célèbre industrie éolienne danoise sont passés aux partis de droite. J’ai parlé à de nombreux militants locaux partisans de la justice climatique. Ils sont très engagés et ont longuement évoqué l’importance de la solidarité avec les pays du Sud et avec les luttes des peuples autochtones à travers le monde, pourtant ils semblaient ignorer que cette même situation était également présente dans leur propre pays. Leur conception de la justice climatique est très moralisatrice. Ils n’ont pas de lien avec les travailleurs industriels et ne comprennent pas à quoi ressemblerait un programme de décarbonisation qui tiendrait compte de leurs intérêts et de leur point de vue. La décroissance en est un bon exemple. Les partisans de la décroissance affirment que l’idée devient de plus en plus populaire, mais si l’on regarde de plus près qui sont les partisans de la décroissance, on constate qu’il s’agit presque exclusivement d’un mouvement d’universitaires. Pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on construit une large coalition de travailleurs qui réfléchissent à la manière d’organiser la solidarité au-delà des nombreuses différences au sein de la classe travailleuse. Comment pouvons-nous forger une coalition plus large ?

Wim Debucquoy L’une des critiques intéressantes de la décroissance dans votre livre est que la décroissance se focalise sur l’idéologie de la croissance, toutefois sans se livrer à une analyse de classe. Et que pour le capitalisme dans son ensemble, l’économie ne devrait pas nécessairement croître, tant que le capital croît.

Matt T. Huber – Depuis que j’ai écrit ce livre, j’ai réfléchi davantage à ce sujet et j’ai constaté que le capitalisme n’est pas vraiment doué pour la croissance, même au cours des dernières décennies. Jack Copley a rédigé un excellent article sur la décarbonisation de la récession et sur la lutte contre la crise climatique dans une ère de stagnation. Il est clair que le capital n’est pas vraiment intéressé par l’investissement dans l’expansion matérielle ou la production. Elle cherche à maximiser les profits en pillant le secteur public et en recourant à la financiarisation. Et oui, comme d’autres le diront, le produit national brut (PNB) est une sorte d’invention statistique qui ne mesure pas le bien-être d’une société. Il s’agit d’une mesure indirecte de la croissance du capital privé. Le PNB occulte, cependant, également le fait que nous vivons dans une société capitaliste divisée et très inégale. Cet indicateur occulte les divisions de classe au sein de notre société et ce qui compte vraiment dans la vie des gens en matière de bien-être matériel. Or, en réaction à cette idéologie du PNB (« growthism »), la décroisssance se borne à la combattre et à l’inverser, plutôt que de procéder à une analyse de classe. En revanche, si l’on pousse la discussion avec les partisans de la décroissance, on se rend vite compte que ce qu’ils veulent, c’est permettre à de nombreux secteurs de l’économie de croître et de ne démanteler que les secteurs les moins performants. Une majorité d’entre eux s’accorde sur le fait que nous avons besoin de la lutte des classes pour y parvenir. Mais malheureusement, si vous organisez tout votre programme autour d’un terme comme la décroissance, vous risquez d’être accusé de promouvoir une politique d’austérité, même si vous rejetez cette caractérisation.

Wim Debucquoy Dans son livre How to blow up a pipeline, le chercheur et activiste Andreas Malm préconise une tactique différente. Il privilégie les actions massives de désobéissance civile, une tactique que l’on retrouve également au sein du mouvement pour le climat en Belgique actuellement.

Matt T. Huber – Dans son livre, Malm se montre assez critique à l’égard de l’accent mis sur la désobéissance civile, en particulier dans des mouvements comme Extinction Rebellion et Just Stop Oil. Dans toute la stratégie qu’ils ont développée, ils se méprennent sur la manière dont la désobéissance civile conduit au changement social. Ils interprètent de façon erronée le rôle de personnalités telles que Martin Luther King et Gandhi. Dans son livre, Malm montre de manière convaincante que la plupart des mouvements qui ont connu le succès dans le passé, des suffragettes au mouvement anti-apartheid en passant par le mouvement des droits civiques, comportaient une frange radicale. Cette frange radicale a détruit des biens pour nourrir la lutte et inciter des millions de personnes à rejoindre le mouvement de masse. Si la plupart des mouvements qui ont réussi comportaient une telle composante radicale, le mouvement dans son ensemble n’a jamais été caractérisé par une telle radicalité. Malm insiste clairement sur le fait que la frange radicale ne représentera jamais qu’une partie du mouvement de masse. Toutefois, à nul moment dans son ouvrage nous prescrit-il la manière dont doit se construire le mouvement de masse lui-même.

Un véritable programme de décarbonisation nécessite un grand nombre d’emplois, en particulier dans l’industrie.

Dans son livre, Malm montre très clairement que cela fait des décennies que les militants environnementaux aux États-Unis se livrent à des destructions radicales de biens. Nous les appelons l’Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et le mouvement « Earth First » (La Terre d’abord). Les initiatives de ce genre n’ont toutefois abouti à rien. Ces militants ont d’ailleurs été constamment surveillés et mis hors d’état de nuire par l’État sécuritaire, qui les a arrêtés et étiquetés comme éco-terroristes. Ces groupes n’ont pas réussi à s’intégrer au sein d’un mouvement de masse plus large, capable d’atteindre les objectifs pour lesquels ils luttaient. Malm cite à titre d’exemple les dégonfleurs de pneus (un groupe international d’action climatique qui dégonfle les pneus des SUV parce qu’ils ont un impact encore plus important sur la crise climatique que les autres voitures N.D.L.R.). Mais je ne vois nulle part cette action inspirer des millions de personnes à rejoindre le mouvement pour le climat.

Wim Debucquoy Vous préconisez une stratégie s’appuyant sur la classe travailleuse et la construction d’un contre-pouvoir sur le lieu de travail à partir de la base.

Matt T. Huber – Pour moi, le principal défi est le suivant : comment construire ce mouvement de masse ? Dans l’histoire du capitalisme, les mouvements de masse couronnés de succès ont été largement menés par les organisations de la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a été mené par des personnes comme Philip Randolph, un dirigeant syndical, et Bayard Rustin, un socialiste qui a tenté de créer un mouvement socialiste aux États-Unis. Ils ont organisé une marche sur Washington pour la justice raciale, mais aussi pour l’emploi et la liberté. Nous avons une longue histoire qui montre que la classe ouvrière a la capacité de construire un mouvement de masse, si elle s’organise, si elle construit une conscience de classe à grande échelle. La prise de conscience que nous partageons tous des intérêts matériels et que nous avons un ennemi commun, la classe capitaliste.

Wim Debucquoy Comment transformer le mouvement pour le climat en un mouvement de masse ?

Matt T. Huber – Il n’y a pas vraiment d’alternative à la reconstruction des organisations de masse de la classe ouvrière, telles que, par exemple, les syndicats et les partis organisés ancrés dans les quartiers populaires qui apportent des changements matériels réels dans la vie quotidienne des travailleurs. Nous devons les convaincre qu’en adhérant au syndicat ou au parti, ils peuvent obtenir des avantages matériels concrets grâce à l’organisation et à l’utilisation de leur pouvoir collectif. On ne peut échapper à ce type de travail d’organisation.

En construisant une politique unie de la classe travailleuse et un contre-pouvoir capable de contrer le capital, nous pouvons lutter pour l’investissement et revendiquer le surplus social, prôner des politiques de redistribution à grande échelle et donc lutter pour l’investissement public dans de nombreux domaines, non seulement pour le climat, mais aussi pour la garde d’enfants, une meilleure éducation ou de meilleurs soins de santé. La seule façon de rallier les travailleurs à la cause du climat est de les convaincre que le changement climatique ne signifie pas que leur vie deviendra plus chère. Il s’agit de construire une société nouvelle, de nouvelles infrastructures, de nouveaux emplois où les gens puissent accomplir un travail utile. Il s’agit de renforcer le mouvement syndical.

Les deux faces de l’inaction climatique

Brune Poirson, secrétaire d’État à la transition écologique en séance au Sénat, et Emmanuel Macron lors de son allocution au G7 à Biarritz

Le président Macron annonce le « virage écologique » de son quinquennat. Pourtant les politiques gouvernementales restent dans la lignée de l’inaction climatique de l’État français depuis des années. Une interview récente de la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson dans laquelle elle fustige le « populisme vert » donne l’occasion de décrypter les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouvent les politiques écologiques françaises. Structurée par deux figures antagonistes, les annonces magiques et les compromis dérisoires, elle ne pourra être dépassée qu’en promouvant, à la fois, une transition déclinée opérationnellement et un changement de paradigme économique. Retour sur les derniers paradoxes macroniens en matière d’écologie. Par Damien Mehl.


Le président Macron était en février dernier au chevet du Mont Blanc pour mettre en scène son engagement pour le climat. Mais la montagne a, à nouveau, accouché d’une souris : on met la biodiversité à l’honneur, mais il manque plus de 200 millions d’euros de budget à l’Office national qui doit la défendre ; on crée 4 nouveaux parc naturels régionaux, mais les grands projets inutiles continuent de fleurir comme le terminal T4 de Roissy ; on bannit l’avion pour les déplacements professionnels des 2,4 millions d’agents publics, mais on s’oppose à l’amendement visant à interdire certains vols intérieurs quand des alternatives en train existent.

En fait de « virage écologique du quinquennat », on reste malheureusement dans la lignée de la politique conduite jusqu’à présent. À ce titre, les propos tenus le 21 janvier par Brune Poirson dans le Figaro donnent un éclairage pertinent pour décrypter les codes d’une inaction climatique persistante.

Dans cet entretien, la secrétaire d’État à la Transition écologique s’en est prise à ce qu’elle a appelé du « populisme vert […], des responsables politique prêts à faire croire n’importe quoi en suggérant que tout est faisable en un claquement de doigts », prêts à « faire passer le réalisme pour un manque d’ambition ». Ce faisant, elle cherche à écarter les critiques récurrentes qui accueillent chacune des mesures écologiques du gouvernement : « Pas assez vite, pas assez ambitieux, pas assez fort » reprennent en canon oppositions et ONG…. Brune Poirson, dans la même interview, convoque, comme figure repoussoir, l’ancienne ministre socialiste de l’Environnement, Ségolène Royal, accusée de n’avoir pas géré ses dossiers et de n’en être restée qu’à des déclarations velléitaires, là où le gouvernement, lui, passe aux actes. On retrouve à travers ces propos le débat qui structure les politiques écologiques actuelles : le pragmatisme efficace ou l’ambition volontariste, les petits pas contre les grands objectifs.

Pourtant, au-delà de cette polémique, Mesdames Royal et Poirson sont en réalité les deux faces d’une même médaille, celle de l’inaction climatique.

D’un côté, l’annonce magique : il suffirait de viser un objectif ambitieux, si possible à grand renfort de trompettes médiatiques pour apporter des réponses aux défis environnementaux. Ségolène Royal a excellé dans cet exercice. Il suffit de se rappeler ses déclarations tonitruantes pour déployer plus de 1 000km de routes solaires alors même que le premier et seul kilomètre expérimental s’est avéré un fiasco. Ou l’absence totale d’anticipation de la baisse de la part du nucléaire qui a obligé N. Hulot, alors ministre, à en repousser la date. Mais elle n’est pas la seule dans le domaine… On peut citer le Grenelle de l’environnement de 2007 qui annonçait la baisse de 50% de l’usage de pesticides en 10 ans : faute des mesures concrètes quant à notre système agricole, on a constaté au final… une augmentation de +25% sur la période.

On voit actuellement se multiplier les annonces de changements radicaux à des échéances variées : ici une déclaration d’urgence climatique, là un territoire à énergie positive, ailleurs des neutralités carbones prochaines… On peut légitimement craindre que cela relève du même registre de postures incantatoires, tant elles sont rarement adossées à des programmes concrets de transition écologique dont le triptyque opérationnel est trop souvent absent : prévisibilité, irréversibilité, progressivité. Se fixer des objectifs ambitieux à la hauteur du défi environnemental est louable ; c’est inopérant si on ne se pose pas dans le même temps les questions comment et à quel rythme. Il faudrait exiger de tout politicien qui annonce un plan pour les décennies à venir de préciser par quelles mesures proportionnées à l’objectif il/elle commence le lendemain matin.

De l’autre côté, le compromis dérisoire : portée par une croyance libérale, cette autre face de la médaille reflète la conviction que rien ne se fera sans les acteurs économiques et la prise de conscience progressive de leur responsabilité dans la transition. Cela débouche sur des négociations pied à pied, mais dont les parties prenantes restent toutes deux embourbées dans les schémas de pensée productivistes qui sont justement à l’origine de la destruction du vivant et du dérèglement climatique. Et l’on est ainsi sommé de s’enthousiasmer pour la fin des plastiques à usages uniques pour 2040, la fin de la vente, mais pas de leur circulation, des véhicules thermiques pour la même date ou encore la fin du glyphosate pour une échéance… qui recule au même rythme que le temps passe.

C’est qu’au fond, ces compromis tellement éloignés des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés sont extorqués à des opérateurs économiques qui n’en veulent tout simplement pas et qui luttent pour que rien ne bouge. Exagéré ? Qu’on en juge : P. Pouyanné, patron de Total, l’une des 20 entreprises contribuant le plus au changement climatique a ainsi déclaré le 14 janvier dernier que « les actionnaires… ce qu’ils veulent surtout [assurer], c’est la durabilité de nos dividendes » ; une note interne de BusinessEurope (le MEDEF européen) du 13 septembre 2018 explique la stratégie de communication pour s’opposer à toute hausse des ambitions climatiques de l’UE ; depuis l’accord de Paris, les cinq plus grosses entreprises pétrolières et gazières cotées en Bourse ont dépensé plus d’un milliard de dollars de lobbying pour retarder voire bloquer les politiques de lutte contre le changement climatique ; les géants de l’agrochimie manœuvrent pour faire annuler des lois limitant la production de produits dangereux pour la biodiversité et la santé ; 77% des entreprises de l’alimentaire se sont vues demander des baisses de tarifs lors des dernières négociations commerciales avec les mastodontes de la distribution ; l’industrie automobile déploie des fraudes massives pour contourner la réglementation anti-pollution des véhicules, etc.

On ne fera pas une transition écologique à la hauteur des enjeux en la négociant avec ces acteurs économiques-là, mais au contraire en leur ôtant tout pouvoir de nuisance : investissements publics démocratiquement décidés, isolation massive des logements, déploiement d’un système énergétique déconcentré basé sur les renouvelables, invention d’un nouveau modèle de mobilité libéré de la voiture, soutien inconditionnel à la conversion agroécologique de notre système alimentaire, fin des subventions aux énergies fossiles, arrêt de l’élevage industriel et de ses importations cause de déforestation… Autant d’actions concrètes indispensables qui vont directement à l’encontre des intérêts des grandes entreprises issus du modèle thermo-industriel : elles ont trop à y perdre pour en être des partenaires sincères.

Faute de transition écologique planifiée et de changement de paradigme économique, le gouvernement se condamne ainsi à l’inaction climatique, nourrissant un décalage grandissant entre les objectifs annoncés et la réalité des actions effectivement mises en œuvre. Le président Macron et son gouvernement, acculés dans leurs propres contradictions, s’en trouvent obligés, pour ne pas perdre la face, d’énoncer des « alternative facts » qu’on croyait réservés à l’administration Trump : on fanfaronne sur fond de Mer de glace sur le « combat du siècle », mais, en même temps, on recule devant la bataille à engager en retardant les objectifs de notre stratégie bas carbone. Cette distance entre les paroles et les actes vient raviver la méfiance grandissante envers les élites, déjà alimentée par l’accroissement des inégalités et la décrépitude du processus démocratique.

Lorsque de nombreux citoyens manifestent dans les rues en exhortant à « changer le système, pas le climat », quand des ONG attaquent l’État français en justice pour inaction climatique, ils ne réclament rien d’autre que de mettre fin aux annonces magiques et aux compromis dérisoires, de mettre enfin en cohérence les politiques avec les enjeux scientifiquement avérés. Mme Poirson, dans son interview au Figaro, accusait les populistes verts « [d’] utiliser l’écologie comme excuse pour casser le système actuel ». C’est parce que le gouvernement s’évertue à promouvoir une économie qui détruit la nature et le vivant que les collectifs et les citoyens engagés pour le climat veulent faire l’inverse : reconstruire un système solide car cohérent, celui-là, avec les écosystèmes.

La science-fiction va-t-elle nous sauver de l’apocalypse climatique ?

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Illustration du documentaire de Ken Burns «Dust Bowl», © Patrick Emerson

Alimentation, tourisme, énergie, transport … en tant que phénomène global et systémique, la crise climatique, telle une vague, bouscule toutes les composantes de nos sociétés. Pour la littérature, cette vague s’incarne dans l’émergence d’un nouveau genre issu de la science-fiction :  la cli-fi. Porteuse d’une virulente critique sociale, économique et écologique, et engagée dans la bataille des récits, la cli-fi peine néanmoins souvent à dépasser la simple perspective d’un effondrement de nos sociétés voir de l’humanité. Elle a cependant tout intérêt à penser cet « après effondrement » afin de se transformer en un stimulant laboratoire d’expérimentation politique armant nos imaginaires de stimulantes utopies.


Un monde sans abeilles ? Des citées entières englouties par les flots ? Des réfugiés climatiques fuyant par millions des déserts qui ne cessent de progresser ? Des étés si caniculaires que tout s’embrase ?  Les scientifiques nous le prédisent. Les écrivains nous le récitent.

La « cli-fi » pour climate-fiction (« fiction climatique » en français) est un néologisme inventé par le journaliste américain Dan Bloom en 2008 pour qualifier un sous-genre de la science-fiction dans lequel le lecteur est plongé dans un monde où la crise climatique et écologique a atteint un « stade ultime », stade où la question de la survie de l’homme sur la planète est clairement posée. Malgré l’absence d’une définition unanimement partagée, l’essentiel des œuvres de cli-fi attribuent, conformément aux discours scientifiques, une origine anthropique à la crise écologique.

Témoin de son époque, ce genre littéraire a fortement gagné en popularité ces dix dernières années, poussant Dan Bloom a affirmé que « le XXIe siècle sera connu comme l’Âge de la cli-fi ». Néanmoins, si les incendies spectaculaires en Australie et les étés de plus en plus caniculaires amènent un nombre sans cesse croissant de lecteurs à s’intéresser à la cli-fi, ce genre a vu le jour bien avant que la « génération climat » ne sache lire.

Identifier une date de naissance de la cli-fi est vain. Beaucoup la font remonter aux années 1960 avec les romans post-apocalyptiques du britannique James G. Ballard (Le Monde Englouti en 1962, Sécheresse en 1964 …). D’autres, à l’instar de Claire Perrin qui prépare une thèse sur le sujet à l’université de Perpignan[1], préfèrent partir des Raisins de la colère de Steinbeck (1939) arguant que le terrible Dust Bowl est une conséquence directe d’activés agricoles humaines.

Si la cli-fi est bien plus développée aux États-Unis qu’en France c’est parce qu’elle aurait pu y bénéficier d’un contexte culturel plus favorable analyse Claire Perrin. En effet, avec les « natures writing » les auteurs américains du XIXe siècle tel que Thoreau ou Walt Whitman, ont très tôt fait de la nature un personnage central de leurs œuvres, là où, les auteurs français de la même époque, de Hugo à Maupassant, préféraient le plus souvent écrire sur la ville lumière.  Aujourd’hui, avec la cli-fi, cette nature est de nouveau au centre des récits mais elle est devenue dangereuse, presque vengeresse. En outre, un certain élitisme littéraire méprisant la science-fiction a pu retarder le développement de la cli-fi en France.

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Dust Bowl Blues ©Patrick Emerson

La cli-fi, un genre au service de la mobilisation écologique

La cli-fi est un genre inévitablement militant et politique. À ce titre et comme pour un vaste pan de la production artistique, elle participe à son échelle à la bataille culturelle.

Les œuvres de cli-fi offrent en effet une lecture différente des longs rapports du GIEC. Loin des chiffres et des statistiques difficilement compréhensibles, les œuvres de cli-fi peuvent nous donner à voir ce que serait un monde à +4°C. Ils donnent vie aux cris d’alarmes des scientifiques. Ainsi, l’américain Paolo Bacigalupi nous décrit, avec Waterknife (2015), une terrible sécheresse dans le sud-ouest des États-Unis qui conduit à une guerre larvée entre la Californie et l’Arizona pour le contrôle du fleuve Colorado. La norvégienne Maja Lunde, elle, nous peint, dans Une histoire des abeilles (2017), un monde où ces indispensables insectes jaunes ayant disparu, les humains se retrouvent contraints de polliniser à la main des milliards de fleurs. La cli-fi assume ici un rôle d’éveiller les consciences.

Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ».

Bien évidemment, même si beaucoup d’auteurs affirment s’inspirer des prédictions des scientifiques pour écrire, les œuvres de cli-fi demeurent avant tout des œuvres de fiction et doivent être considérées comme telles. Elles ne prétendent ni prédire fidèlement l’avenir, nul ne peut le faire, ni être des écrits à valeur scientifique mais elles proposent des « conjonctures romanesques rationnelles ». Les auteurs de cli-fi sont avant tout des romanciers qui écrivent des histoires. À ce titre, ils n’hésiteront pas à s’éloigner des discours scientifiques si cela peut servir leur narration.

Contrairement aux scientifiques, les auteurs de fiction possèdent donc la possibilité d’agir sur un levier qui n’est pas rationnel mais émotionnel. En créant des personnages, ils permettent de mobiliser le lecteur par l’empathie. L’essayiste Elizabeth Rush explique ainsi, lors du salon du livre de Francfort, que la cli-fi nous offre l’opportunité de nous imaginer à la place « d’une personne chassée par des inondations ou la sécheresse, et, de cette position imaginaire, peut venir une empathie radicale ». Pour elle, la cli-fi pourrait même être « l’étincelle qui conduira à une transformation politique planétaire ». Sans aller jusqu’à cette conclusion, il est juste de souligner que la cli-fi s’engage de plein pied dans la bataille des récits.

La cli-fi, un genre engagé dans la bataille des récits

Les récits, en donnant du sens aux éléments et en ayant une capacité d’identification, peuvent entraîner un changement des mentalités individuelles et collectives et possèdent donc un pouvoir de mobilisation[2]. Or en toile de fond de la bataille culturelle, c’est une guerre des récits qui se joue.  Dans cette lutte, le récit libéral, capitaliste, productiviste et consumériste l’a longtemps emporté. Néanmoins, il semble aujourd’hui en perte de vitesse. Les récits proposés par la cli-fi viennent heurter en plein ces récits dominants en décrivant des sociétés soumises à de rudes catastrophes du fait d’un système économique destructeur et inadapté.

À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus.

La science-fiction est souvent émettrice d’une forte critique politique. Elle attaque particulièrement le récit du Progrès qui est abordé à la fois avec fascination et méfiance. Sans être technophobe, la science-fiction propose des réflexions très développées sur la technologie permettant une prise de recul salutaire vis-à-vis de cette dernière. La cli-fi propose ainsi une critique forte de la géo-ingénierie de l’environnement qui consiste en la modification volontaire du climat par des projets techniques de très grande ampleur afin de contenir les effets du réchauffement climatique[3]. Parmi les projets de géo-ingénierie, on retrouve par exemple celui de Roger Angel de l’université d’Arizona qui proposait en 2006 de construire un gigantesque parasol spatial constitué de 16 000 milliards d’écrans transparents de 60cm de diamètre. Dans la cli-fi la géo-ingénierie est souvent présente, mais c’est pour mieux montrer son échec « à nous sauver ». Elle se montre ainsi particulièrement méfiante vis-à-vis du solutionnisme technologique.

http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio-SF/Exodes
Couverture du roman Exodes de Jean-Marc Ligny publié chez folio SF (capture d’écran) ©Johann Bodin

À côté de cette critique du récit du Progrès, la cli-fi s’en prend à un autre récit, naissant celui-ci : le récit d’une écologie du consensus. Ce récit suggère que, puisque l’humanité ne dispose que d’une seule planète, on « serait tous dans le même bateau » et par conséquent nous aurions tous le même intérêt à œuvrer pour l’écologie. Ce récit déconflictualise l’écologie et la dépolitise. En réalité, la lutte écologique réactualise une forme de lutte des classes puisqu’elle renforce les inégalités : que ce soit à une échelle nationale ou internationale, ce sont les plus pauvres qui polluent le moins mais qui en souffrent le plus. La cli-fi fait de cette réalité un de ses thèmes privilégiés. Ainsi, dans Waterknife (2015) de Bacigalupi, alors que la majorité de la population meurt littéralement de chaud et que des milliers de réfugiés sont abandonnés dans le désert américain, les ultra-riches, eux, vivent confortablement dans des complexes privatisés et ultra-sécurisés avec un climat maîtrisé. Ce thème de la sécession des élites se retrouve en France chez Jean-Marc Ligny qui décrit dans Exodes (2012) une petite élite mondiale vivant fastueusement sous quelques dômes totalement coupés du reste d’une humanité en totale déperdition. L’un de ces dômes se situe ironiquement à … Davos.  Dans le film Elysium (Neil Blomkamp, 2013), les plus riches ont carrément fuit une Terre surpeuplée et dévastée pour se réfugier dans une station spatiale.

Être véritablement « post-apo » : penser l’après pour se transformer en laboratoire politique

Si la cli-fi s’oppose à de grands récits, elle n’en propose en retour qu’assez peu. Le principal récit identifiable serait celui d’un effondrement de nos sociétés. Cette difficulté d’imaginer des futurs désirables semble assez partagée dans l’ensemble de la science-fiction si on en croit le spécialiste du genre Raphaël Colson qui affirme dans le magazine Usbek et Rica que « le sous-genre post-apocalyptique est en train de fusionner avec celui de l’anticipation, rendant l’effondrement inévitable même dans nos imaginaires ». Pour reprendre la célèbre formule, les auteurs sembleraient avoir plus de mal à concevoir la fin du capitalisme que la fin du monde.

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Les ruines de la civilisation. ©Enrique Meseguer

L’effondrement n’est néanmoins pas forcément entièrement négatif. Le genre post-apocalyptique, si il a besoin d’un effondrement (catastrophe naturelle, guerre nucléaire, épidémie, invasion zombie …) pour envisager la sortie de l’impasse néolibérale, peut proposer par la suite la reconstruction d’une société sur de nouvelles bases. Cette forme de robinsonnade pourrait ainsi être l’occasion d’imaginer des récits alternatifs. Il s’agirait de faire de l’effondrement un laboratoire politique, comme l’explique Yannick Rumpala, maître de conférences à l’Université de Nice : « S’il n’y a pas un anéantissement, qu’est-ce qui peut redémarrer après le franchissement de la zone rouge ? Un effondrement pour des raisons écologiques peut-il ouvrir une fenêtre pour un nouveau contrat socio-naturel ? Comment et avec quelles bases ? Là aussi, la production fictionnelle est comme une sorte de laboratoire à disposition. »

La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile.

L’auteur de Hors des décombres du monde – Ecologie, science-fiction et éthique du futur, complète cette idée de laboratoire politique dans un article publié dans Raisons politiques : « Par touches plus ou moins appuyées, elles (les œuvres de science-fiction) proposent aussi des visions du futur. Il n’est pas question de les prendre pour des prédictions ou des prophéties. Il s’agit plutôt de considérer que la science-fiction est aussi une manière de poser des hypothèses. Et surtout des hypothèses audacieuses ! ». Il souligne donc ici le « potentiel heuristique de la science-fiction » qui peut se permettre d’explorer des champs que la recherche ne peut pas investir. La science-fiction peut ainsi poser la question du « et si ? », question qui peut s’avérer extrêmement fertile. A la façon des philosophes qui étudient les sociétés à-travers un état de nature, les récits de science-fiction permettent des « expériences de pensée ».  Or, poursuit-il, « les récits de science-fiction ont pour particularité d’installer des expériences de pensée comme déconstruction/reconstruction »[4].

Ainsi, c’est bien dans cette dernière caractéristique de déconstruction/reconstruction par la pensée que se trouve toute la force politique de la science-fiction et de la cli-fi. A elle désormais de s’en saisir pleinement afin de nous proposer de nouveaux récits porteurs de sens pour ne pas enfermer nos imaginaires dans un nouveau « TINA[5] apocalyptique ».

 

 

[1] Claire Perrin, « La sécheresse dans le roman américain de John Steinbeck à la « fiction climatique », thèse en cours de rédaction à l’université de Perpignan.

[2] Pierre Versins, « Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction », Lausanne, L’Âge d’homme, 2000 [1972]

[3] Ici, le terme « récit » sera synonyme de mythe définit par le Larousse comme étant un « Ensemble de croyances, de représentations idéalisées autour d’un personnage, d’un phénomène, d’un événement historique, d’une technique et qui leur donnent une force, une importance particulières »

[4] L’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en 2014 a définit la géo-ingénierie comme « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement » Collectif, « Atelier de Réflexion Prospective REAGIR – Réflexion systémique sur les enjeux et méthodes de la géo-ingénierie de l’environnement », ANR et CNRS, mai 2014, http://minh.haduong.com/files/Boucher.ea-2014-RapportFinalREAGIR.pdf

[5] There Is No Alternative, est un slogan politique souvent attribué à Margaret Thatcher qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme, à l’extension du marché et la mondialisation.