L’industrie culturelle : la culture contre elle-même

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Philosophe, musicologue et critique d’art, Theodor W. Adorno a imprimé sa pensée dans de nombreux domaines. De la littérature au politique en passant par la musique, ses réflexions prolifiques ont souvent été caricaturées en raison de leur complexité et des prises de position radicales de l’auteur. Toutefois, un certain nombre d’idées ont pénétré la sphère des sciences sociales et ont fait du père fondateur de l’école de Francfort une figure incontournable pour penser la modernité, la domination ou la culture de notre époque. Le concept d’ « industrie culturelle » est ainsi devenu un lieu commun de la sociologie qui nous avertit du détournement de la culture et de ses dangers sur la société dans son ensemble.

Chaque jour, plus de 76 millions de vidéos musicales sont consommées sur YouTube rien qu’en France, tandis que les vidéos musicales y représentent désormais la principale source de monétisation. L’écoute de masse est une réalité bien ancrée dans les habitudes et implique des enjeux financiers importants. Parallèlement à cette consommation boulimique de musique, la production musicale a évolué en développant une forme de séparation du travail (réparti entre beatmakers, ghostwriters, topliners, musiciens et vedette), une production concurrentielle qui cherche l’impact sur les auditeurs (notamment via la guerre du volume et la répétition des morceaux) et une uniformisation des morceaux dans leur ensemble – durée, thèmes, instruments et même mélodies. Tous ces éléments sont en lien direct avec la volonté de rationaliser la production, c’est-à-dire d’organiser l’activité de sorte qu’elle soit le plus rentable possible. La rationalisation est apparue avec le fordisme et le taylorisme puis s’est développée, tant qualitativement que quantitativement, jusqu’à englober toute la production matérielle. Toutefois, avec l’organisation d’une production artistique massive, la rationalisation sort de la sphère purement matérielle et s’attaque à la culture en tant que système de pratiques et de symboles dont le but original n’est pas la lucrativité mais le développement de l’être humain en tant que tel.

Ce phagocytage de la culture par la logique industrielle est ce que Max Horkheimer et Theodor Adorno ont développé dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison et ont nommé « industrie culturelle » (ou Kulturindustrie en allemand). Ils explorent le concept central de la deuxième partie de l’ouvrage, « La production industrielle de biens culturels » pour démontrer la manière dont la raison peut se retourner contre elle-même au sein de la sphère culturelle. Pour cela, plusieurs grands axes émergent : la standardisation, la pseudo-identité et en dernier lieu l’aliénation.

« Les biens culturels ne sont alors plus conçus pour eux-mêmes, mais en vue de leur valeur d’échange sur le marché culturel. »

Standardisation

La standardisation est une notion clé pour comprendre le fonctionnement de l’industrie culturelle : dans la mesure où des millions de gens ont désormais accès à l’offre culturelle à travers les médias de masse, le secteur culturel a recours à des modes de productions industriels, ceux d’une production standardisée. En effet, pour satisfaire une telle masse de consommateurs, il faut pouvoir répondre à des millions de besoins, ce qui implique une planification de la production. Non seulement il faut pouvoir fournir suffisamment de produits, ce qui exige que ceux-ci soient faciles à fabriquer, mais il faut également prévoir leur promotion et leur acheminement afin qu’ils couvrent la demande sur tout le territoire concerné. La notion d’industrie culturelle se définit donc principalement par la rationalisation de la production et la planification de sa réception.

Dans le cadre de la musique, médium de prédilection d’Adorno, cette rationalisation passe par la standardisation, c’est-à-dire l’imposition de normes auxquelles le produit doit se soumettre. Il y a ainsi un certain nombre de critères qui sont imposés aux œuvres musicales et que l’on retrouve encore de nos jours : pont en fin de refrain qui ramène vers une nouvelle occurrence, signature rythmique symétrique, accents sur les deuxièmes et quatrièmes temps, etc. Ce sont des éléments que l’on retrouve dans beaucoup de morceaux, par exemple Money For Nothing de Dire Straits, qui parodie pourtant la consommation culturelle de la classe moyenne américaine. Loin d’un seul effet d’habitude, ces standards entraînent une répétition de la production musicale : puisque toutes les musiques qui sont produites doivent se soumettre à ces mêmes schémas, toutes sont semblables dans leurs structures métriques et harmoniques. Ce schéma se retrouve ainsi toujours dans beaucoup de morceaux à succès de nos jours, par exemple Blinding Lights de The Weeknd qui a été n°1 du Billboard 2020, comme Money For Nothing 25 ans avant elle. Le produit culturel se voit réduit à une quasi-répétition permanente, contraint par des standards qu’il doit sans cesse reproduire.

Puisque l’industrie culturelle impose ses critères à toutes les œuvres qu’elle produit, rien n’en sort qui ne soit marqué de son sceau. Par force d’habitude, les standards de l’industrie culturelle deviennent alors l’idiome de référence dans lequel il faut évoluer. La répétition de ces normes musicales permet ainsi à la fois de produire aisément des chansons, mais également que celles-ci soient plus facilement intégrées par les consommateurs, car la récurrence de caractéristiques reconnaissables entre dans un idiome artistique commun correspondant au modèle standard de l’industrie culturelle. La sphère de la musique populaire est ainsi gagnée par une double contrainte de répétition : non seulement celle qui lui est imposée « par le haut », qui l’oblige à se soumettre aux standards de l’industrie, mais également celle venue « du bas » où la répétition d’éléments identiques a créé l’attente de ceux-ci chez les consommateurs, lesquels refusent à présent des chansons ne les contenant pas. Les standards deviennent ainsi une seconde nature, à la fois pour les musiques et pour les consommateurs, et la sphère culturelle elle-même en vient à fonctionner par et selon les critères industriels.

Il n’est alors plus possible pour l’œuvre de se développer selon ses propres désidératas, elle ne peut que se soumettre à des normes dont la justification est extra-esthétique : facilitation de la production, effet produit sur les auditeurs, facilité de mémorisation, etc. Les biens culturels ne sont plus conçus pour eux-mêmes, mais en lien avec leur valeur d’échange sur le marché culturel. Ce ne sont plus des objets d’expérience artistique avant tout, mais des marchandises fabriquées en masse visant à garantir des bénéfices maximaux à leurs producteurs.

« Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins. »

Réaction et pseudo-identité

La répétition était déjà présente bien avant l’émergence de l’industrie culturelle. On peut retrouver une répétition formelle dans le cas de la forme-sonate, qui a été utilisée par de très nombreux compositeurs, ou une répétition mélodique comme dans la Sérénade pour cordes de Dvorak. Toutefois, la répétition de l’industrie culturelle est qualitativement différente de celle qui pouvait avoir cours auparavant. L’enjeu se trouve principalement dans la notion de standardisation, qui n’implique pas seulement la répétition, mais aussi l’application mécanique d’un procédé. Avec la standardisation, l’œuvre est soumise à un procédé qui ne tient pas compte du rapport esthétique interne à l’œuvre. Ce qui compte n’est plus la logique de l’œuvre, son évolution inhérente et indépassable, mais son efficacité sur l’auditeur. En effet, si la structure des œuvres n’a, comme le laisse penser Adorno, aucune cohérence intrinsèque, pourquoi faudrait-il que celles-ci suivent toujours les mêmes procédés tandis qu’il serait sans doute plus simple de créer littéralement n’importe comment ? Si les standards sont aussi rigides, c’est parce qu’ils cherchent à fabriquer un certain type d’œuvre : celui qui rapporte le plus. Par conséquent, les standards ne sont pas choisis au hasard : pour reprendre l’exemple de la musique, il faut que les chansons soient dansantes et produisent un effet sur les auditeurs, qu’ils puissent mémoriser des airs entêtants, que le refrain soit clairement identifiable du reste du morceau, etc. Au sein de toutes les marchandises culturelles, leur soumission à l’industrie culturelle fait que ce qui compte n’est pas leur qualité, mais leur capacité de produire une réaction chez l’auditeur, littéralement de lui « faire de l’effet ». Les standards ont donc été sélectionnés selon leur capacité à mettre la chanson dans les esprits, à donner envie de danser, de taper le rythme du pied, de secouer la tête, etc. La construction d’une œuvre digne de ce nom devient alors impossible puisque les différentes parties ne se succèdent pas selon leur pertinence artistique, mais en tant que stimuli atomisés pris dans une structure qui les force ensemble sans lien pérenne entre eux. Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins.

Photographie d’Adorno au piano.
Musée Guggenheim, Suisse.

Une simple attention portée à notre autoradio tend à donner raison aux constats de l’industrie culturelle. Toutefois, ce même bon sens voit très vite une objection à cela : il y a différents styles artistiques, et ils n’ont rien à voir entre eux. Un passage chez un disquaire nous le rappelle bien : il y a le rayon Rock, puis le rayon Jazz, puis le rayon Variété française, puis le rayon Rap, etc. Et même parmi ces genres musicaux, on distinguera une ballade d’un groove, d’un tube, etc. Cela n’a pas échappé aux auteurs francfortois, et la réponse se trouve là encore comprise dans le concept d’industrie culturelle. À travers cette apparente diversité, les distinctions servent moins à organiser les œuvres que les auditeurs eux-mêmes. Chaque genre aura bien ses qualités spécifiques : un son de guitare distordu pour le Rock moderne, l’usage de beats pour le Rap, des paroles en français pour la Variété française, mais toutes ces différences ne changent rien à la structure des morceaux dans laquelle se retrouvent les standards de l’industrie culturelle. Bien entendu, les standards peuvent changer quelque peu d’un genre musical à un autre : on attendra souvent un solo de guitare dans un morceau de Rock tandis qu’on ne sera pas choqué par l’autotune dans le Rap contemporain, mais la structure des morceaux et leurs codes, eux, ne changent pas. Ces différents genres musicaux servent alors à anticiper les attentes des auditeurs voire à les conditionner. Chacun trouvera dans un style musical des groupes qui lui « parlent » ou qui renverront à sa situation sociale et, en répartissant ainsi les auditeurs selon des genres musicaux et des catégories spécifiques, l’industrie culturelle peut anticiper précisément la consommation musicale et adapter ses produits en fonction. Cette différence, qu’Adorno considère comme superficielle, sert alors à donner l’impression que les auditeurs ont toujours le choix et que les morceaux produits sont variés. L’identité se cache derrière une pseudo-différence, mais les produits continuent de suivre les mêmes structures lucratives (voir La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?). On peut également envisager une dimension idéologique à cette diversité. En produisant des types différents, les principales entreprises de l’industrie culturelle font croire qu’il y a une vraie diversité d’acteurs, qu’il n’y a pas de monopole et que la concurrence règne toujours – ce qui ne pourrait être qu’une idéologie au vu de la puissance des principaux labels et majors artistiques.

La pseudo-individualisation s’étend par ailleurs au-delà des styles, elle pénètre l’intérieur des morceaux pour soulager leur standardisation. Nous l’avons vu, les produits de l’industrie culturelle doivent d’une part se conformer aux standards afin d’entrer dans l’idiome et ne pas contrarier les habitudes des consommateurs ; mais d’autre part, ils doivent se démarquer pour ne pas être noyés dans la masse de la production et susciter de l’effet chez l’auditeur. Des exigences contradictoires, en somme, en ce que le produit doit être comme tous les autres… mais différent. La pseudo-individualisation permet de masquer la plaie par une nouveauté de surface. Tandis que la structure de l’œuvre reste conforme aux standards industriels et que sa composition ne diverge pas trop de ce qui a cours au moment de sa production, on l’orne d’éléments excentriques, de légères irrégularités, d’une production particulière, etc. On peut ainsi penser respectivement à Lean On de Major Lazer, à Zombie de The Cranberries et à la mode actuelle du Lo-fi. On retrouve alors ce qu’Adorno appelle la « pseudo-individualisation »1 : l’apparence de spécificité d’un produit en fait structurellement similaire à tous les autres. Les résidus d’artisanat que contient l’industrie culturelle servent alors parfaitement ce but en laissant aux individus la possibilité de se distinguer dans les couches les plus superficielles de leur production puisque cette pseudo-individualisation permet à la fois de marquer les auditeurs par son apparente nouveauté et de masquer le toujours-semblable de la structure de l’œuvre.

L’industrie culturelle doit donc se comprendre comme la transformation d’une création artistique authentique en une production industrielle rationalisée selon des standards déterminés. Les produits qui en sortent ne sont plus déterminés par leur logique propre, de manière autonome, mais par des raisons qui sont extérieures à l’art et à la culture – à savoir des motifs économiques. En subordonnant tous les produits à de mêmes standards de production, la culture ne peut devenir qu’une éternelle reproduction d’éléments identiques. L’imitation devient ainsi la norme dans l’industrie culturelle ; ce faisant, elle nivelle la culture en imposant ses références du toujours-semblable à la société tout entière. Cela saborde les potentialités d’émancipation, car c’est la possibilité de l’individualité qui est mise à mal.

« L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. »

Contrainte de répétition

La logique de répétition qu’impose l’industrie culturelle par la standardisation de ses produits place le sujet face au toujours-semblable, à une récurrence sans fin de caractéristiques identiques recouvertes d’un vernis de différenciation. Cette similarité pesante est renforcée par ce qu’Adorno qualifie de « matraquage » c’est-à-dire la diffusion des mêmes œuvres par les médias de masse. L’appauvrissement devient double : on entend non seulement des produits n’ayant que peu de différences entre eux, et, parmi ceux-ci, certains sont sans cesse rabâchés par les médias. L’être humain se voit alors placé dans une situation suffocante où la culture n’est pas vécue comme un espace de liberté mais de contrainte. Cela anéantit ses possibilités de résistance, car l’air en vogue est tant répété qu’il en devient étouffant. Le matraquage détruit toute possibilité de résistance, il ne reste plus que la possibilité de « faire avec », car même si on peut éteindre ses médias personnels (poste de radio, journaux, télévision, etc.), on ne peut éteindre ceux qui diffusent dans les rues, dans les commerces, dont les gens parlent, etc. Grâce à ce matraquage et en occupant les espaces de manière monopolistique, l’industrie culturelle crée l’accoutumance à ses produits et à ses recettes, de sorte que le sujet, ne trouvant aucune issue possible, devient contraint d’accepter le fatum inexorable. La passivité est imposée au sujet, qui n’a pas son mot à dire sur ce qu’il entend, dans un grand nombre de lieux qu’il fréquente. L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. La situation est aggravée par la pauvreté des œuvres diffusées. Quoi que tout aussi oppressante, on peut cependant supposer que la diffusion constante d’œuvres riches et exigeantes puisse former les goûts de l’auditeur, l’habituer à une certaine diversité. Ce n’est ici pas le cas en raison de la superficialité des morceaux produits massivement – d’autant plus de nos jours où l’incorporation de nos préférences et de nos habitudes d’écoutes par des algorithmes sert à nous faire écouter toujours plus de musique en nous proposant d’autres morceaux similaires, créant par là même un flux continu de musique à consommer qui nous est agréable et familier. Les produits de l’industrie culturelle qui nous sont proposés sont pauvres en raison des standards qui les contraignent et surtout parce qu’il ne faut pas qu’ils soient trop compliqués : ils doivent être faciles à mémoriser et ne rien laisser à l’interprétation de l’auditeur – seulement un thème facilement identifiable et qui reste en tête immédiatement. Le sujet devient à la fois passif et contraint d’entendre toujours la même chose. Cela empêche le développement de l’individualité, élimine la relation d’échange entre la société d’une part et l’humain d’autre part, un humain considéré comme personne capable de jugement indépendant et de décision. La passivité entraine l’absence de relation, tandis que la répétition du toujours-semblable exclut toute pensée critique et autonome, car ses codes deviennent une seconde nature. Il ne reste que la soumission face au monopole du réel standardisé.

Contrairement aux œuvres d’art qui peuvent être amenées à une existence autonome, les produits culturels cherchent à produire de l’effet avec des structures simples, des procédés facilement identifiables, à susciter la reconnaissance et l’assentiment de l’auditeur, et ce afin de faciliter l’achat. Ils se réduisent à un assemblage de moments particuliers mis bout à bout, sans réelle cohérence. Il n’y a pas de totalité à appréhender mais une simple conjonction d’éléments partiels. Ces produits ne considèrent pas l’auditeur autrement qu’en consommateur, ils ne lui demandent pas d’efforts, seulement une acceptation. Ces produits n’ayant aucune structure cohérente, l’auditeur ne peut exercer son sens musical : il n’a aucune organisation à reconstituer, aucune dynamique interne à saisir, aucune cohérence autonome à laquelle faire face. L’auditeur de produits culturels n’a aucun travail à fournir, rien ne lui demande un quelconque effort de compréhension. Sa faculté esthétique est mise en retrait, tandis que les produits culturels ne cherchent qu’à faire appel qu’à ses réflexes sensuels primaires ou à ses habitudes d’écoute. Adorno dit ainsi dans Le fétichisme dans la musique et la régression de l’écoute que « les airs à la mode émoussent […] la faculté perceptive ». On est donc bien loin des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme où le sujet s’ouvre à la diversité du monde grâce à l’art : les auditeurs de l’industrie culturels ne peuvent entendre que la similarité et n’ont aucun objet sur lequel exercer leurs capacités d’écoute. Ils ne sont pas seulement contraints à engloutir les produits de l’industrie culturelle, ces derniers les privent de leur faculté de jugement esthétique même. Le sujet ne peut alors plus juger adéquatement d’une œuvre, il est contraint à des réflexes sensoriels et à appliquer des schémas auxquels il est habitué. Adorno parle dans ce cas de « régression » de l’écoute non parce que l’écoute retourne à un stade antérieur de son développement, mais parce que la faculté d’écoute elle-même est mise sous tutelle. Par l’atrophie de sa capacité de jugement esthétique, l’auditeur perd sa capacité de juger correctement de ce qu’il voit ou entend et, par conséquent, de faire des choix esthétiques libres et autonomes. Il devient lésé dans ses capacités mêmes de sujet, il régresse en deçà de ce qu’il pourrait être, et perd sa possibilité d’avoir une relation vivante avec des œuvres d’art – et avec elle ses possibilités d’individuation. 

Copie du Docteur Faustus possédée par Greta Garbo. Les trois photos représentent, de gauche à droite, Arnold Schoenberg (fondateur du dodécaphonisme), Theodor Adorno et Thomas Mann, lesquels ont beaucoup échangé lors de leur exil.
Fondation Caflisch, Genève.

Cette vision de l’industrie culturelle comme élément bloquant les potentialités d’émancipation se retrouve dans les interprétations qu’Adorno fait du Jazz et de la radio. Souvent caricaturé en raison de l’apparence réactionnaire de sa critique, Adorno voit dans le Jazz la répétition des mêmes structures masquées sous une fausse liberté de composition, ce jusque dans son cœur même à savoir la syncope qui suspend le temps pour finalement rattraper son retard – on retrouve ici la notion de pseudo-individualisation. Il considère alors le Jazz comme une musique d’interférence, c’est-à-dire une musique à laquelle des éléments viennent se superposer pour la brouiller, mais sans toutefois affecter réellement le phénomène auquel ils se rapportent. À ses yeux, la syncope n’a alors pas la force du rubato qui modifie le temps, mais retient ce qu’il a modifié, car la syncope est prise dans la rigidité du tempo, elle n’a alors pas de dimension émancipatrice, car elle échoue à changer le morceau. Pour ce qui est des conséquences sur les auditeurs, Adorno pense qu’en suivant le tempo comme unité musicale de référence, la syncope habitue les auditeurs à se soumettre à un ordre strict qui doit rester inchangé, ce qui fait dire à Adorno qu’il y a un type d’auditeur « rythmique » qui exprime un désir d’obéissance. Adorno y voit alors un renoncement à toute autonomie et à toute activité dans la société, ce serait l’acception d’un ordre sur lequel on n’a aucune prise.

Cette impossibilité de résister qu’Adorno décèle dans les produits de l’industrie culturelle confère alors une fonction idéologique à la production culturelle sous le capitalisme monopolistique : celle de distraire, comme en témoigne la porosité accrue entre la sphère du divertissement et celle de la musique – des chansons d’animateurs à succès aux récentes ambitions de YouTubers de faire le tube de l’été. Les produits de l’industrie culturelle – à savoir la culture de divertissement – ne servent pas à élever l’individu ou à lui proposer une réelle expérience esthétique, elle a un rôle idéologique. En faisant office de bruit de fond de leur existence, en attirant sans cesse leur attention, elle empêche les hommes de réfléchir sur eux-mêmes et sur le monde où ils vivent. De plus, en exposant et en diffusant des produits gais et légers, on fait croire aux gens que les choses vont paisiblement, que la vie continue tranquillement et que l’abondance est une émanation du pays de Cocagne. La production de l’industrie culturelle sert ainsi à couper court à toute réflexion, à saboter toute conscience qui pourrait s’élever de ses conditions matérielles pour adopter un point de vue critique. De même, la répétition constante de la musique fait passer la vie pour un ensemble de cycles qui se poursuivent sans accrocs. Il n’y aurait donc pas d’évolution réelle à chercher, pas de progrès, seulement une situation qui se répète comme le refrain vient toujours après le couplet et que les mêmes morceaux marquent nos trajets pendulaires. La production culturelle se contente alors de réaffirmer le statu quo, en répétant sans cesse les mêmes rengaines, la même positivité du monde et la même surdité à la souffrance. Les produits de l’industrie culturelle ne sont donc pas seulement aliénés dans leur structure hétéronome, ils sont aussi aliénants, car ils empêchent aussi de s’occuper de ce que la société a de faux. Ils maintiennent les humains dans une forme de léthargie qui permet à la société de s’autoconserver par l’autorépétition de son contenu et de son irrationalité.

En raison du matraquage et la seconde nature que crée l’idiome de l’industrie culturelle, les auditeurs font leurs les standards qu’on leur impose et l’individualité est tellement contrainte qu’elle ne peut plus émerger. Il n’y a plus de prise sur l’activité culturelle, plus de relation vivante à l’art et à la culture, plus de place pour que le sujet s’exprime et choisisse librement, seulement la passivité et la soumission. L’individualité se voit abandonnée pour permettre au sujet de survivre dans une société qui l’oppresse et qui le contraint à répéter les mêmes choses. Cela ne veut pas dire pour autant que les sujets vivent mal sous l’industrie culturelle, seulement qu’il n’y a plus de différenciation entre eux et qu’ils ne cherchent plus aucune différence – ni en eux, ni dans ce qu’ils écoutent, ni politiquement. La standardisation va donc bien au-delà de la sphère artistique, elle englobe tout. L’industrie culturelle n’est pas seulement la production industrielle de biens culturels, c’est aussi l’industrialisation de l’humain lui-même, la réduction de son être à une structure commune à tous ; le règne du toujours-semblable, de la passivité, de la soumission et la mort de l’autonomie.

[1] Adorno Theodor W., Current of music, Québec, Presses de l’Université Laval ; Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010

Pour approfondir :
-Adorno Theodor W., Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, Paris, 2016.
-Adorno Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 2009.
-Adorno Theodor W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2004.
-Adorno Theodor W., Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003.
-Adorno Theodor W., Prismes, Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz (trad.), Paris, Payot et Rivages, 2010.
-Adorno Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Coll. tel », no 82, 1974.
-Christ Julia, « Une critique de la mêmeté », Réseaux, Revisiter Adorno, no 166, 2011, p. 99-124.
-Genel Katia, « La fin de l’individu ? Adorno lecteur de Kant et de Freud », Vrin, Cahiers philosophiques, no 154, 2019, p. 29-45.

Interdiction des concerts debout : l’exaspération du secteur musical

Concert assis à La Belle Electrique – Photo © Steven Drean

Les lendemains qui chantent ne seront pas pour tout de suite, encore moins pour les salles de concerts. Depuis le 3 janvier, les concerts debout sont à nouveau interdits, et ce jusqu’au 16 février. Une mesure gouvernementale qui vise à limiter la propagation du COVID-19 et plus particulièrement du variant Omicron, après la flambée des contaminations au lendemain des fêtes de fin d’année. Dans un communiqué du 4 janvier, le Syndicat des Musiques Actuelles (SMA) rappelait pourtant que les salles de concerts n’étaient pas ouvertes à cette période. 

Dès le 29 février 2019, les rassemblements de plus de 5000 personnes sont interdits en milieu fermé. Le 9 mars, la limite passe à 1000 personnes. C’est le début d’une longue série de mesures sanitaires pour les salles de concert. Depuis, les protocoles changent constamment, et le suivi des nouvelles réglementations, entrant en application du jour au lendemain, nécessite une adaptation très rapide de l’activité des équipes. Les programmateurs jonglent entre les reports de dates depuis le début de la pandémie. Si les tournées ne sont pas tout simplement annulées. Entre fermeture des salles, reprise en configuration assise ou debout, jauges et protocoles sanitaires, le public a du mal à suivre et n’est plus toujours au rendez-vous. La fermeture temporaire des salles a ensuite des conséquences pendant plusieurs mois après la réouverture, pour que le public revienne.

Entre lassitude et adaptation

Du côté des structures culturelles, c’est toujours le même sentiment de lassitude qui plane depuis bientôt deux ans. Pour Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert La Belle Électrique à Grenoble, c’est aussi un sentiment d’incompréhension qui prédomine : « nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux ». Pourtant, les salles de spectacles sont soumises au pass sanitaire. Et, de plus, différentes études réfutent un surrisque de transmission du virus dans les lieux culturels. 

« Nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux. »

Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert grenobloise, La Belle Électrique

Cette mesure a également des répercussions conséquentes car d’un format debout à assis, la jauge n’est pas la même. Cela impacte donc les capacités d’accueil des salles. À la Belle Électrique, par exemple, la capacité diminue de mille à un peu plus de quatre cent personnes. Cela engendre ainsi tout un travail de reports de dates pour les salles, même si certaines ayant fait preuve de vigilance sont au final peu concernées. Olivier Dähler, le programmateur, confie que « la programmation est bouclée depuis longtemps déjà, nous avons été très prudents sur la totalité de la saison en ne la surchargeant pas ».

Inquiétudes et réponses économiques

En plus de l’interdiction des concerts debout, c’est sans compter également sur la vente de boissons lors des concerts. Or ces ventes représentent une part importante des recettes pour les salles. L’inquiétude économique est ainsi bien présente, tout comme la détresse et l’épuisement moral des acteurs culturels. Contrairement au plus fort de la crise sanitaire, il n’y a, pour l’instant, pas d’aides allouées aux salles, comme celles du Centre National de la Musique (CNM), ou de compensations de la perte de jauge ou des recettes des bars. À cela s’ajoute une frilosité du public. « Au bout de deux ans, les gens en ont tout simplement marre d’acheter des billets pour des dates qui sont sans cesse reportées » constate Frédéric Lapierre.

Dans un communiqué du 6 janvier, le ministère de la Culture annonçait la possibilité de recourir à nouveau à l’activité partielle pour les entreprises « subissant une baisse de leur chiffre d’affaires d’au moins 65% ». Lorsque, dans le même temps, les modalités de réactivation du dispositif d’aides du CNM doivent faire l’objet d’une concertation avec les professionnels et les autres organismes de soutien du spectacle vivant, « dans les meilleurs délais ». Un budget d’intervention a déjà été voté par le conseil d’administration de l’établissement public, à hauteur de 194 millions d’euros. En 2021, le CNM a distribué près de 190 millions d’euros, tous programmes confondus. 

Une stigmatisation des musiques actuelles

L’interdiction des concerts debout traduit enfin un non-sens en termes de pratiques culturelles. En effet, comment concilier format assis et esthétiques musicales qui trouvent leur essence dans l’interaction avec leurs publics ? Sans nouvelles de la part du gouvernement à seulement quelques jours de la date prévue de reprise des concerts debout, la FEDELIMA (la Fédération des lieux de musiques actuelles) et le SMA ont ainsi lancé une pétition en ligne titrée « Les concerts assis, ça ne tient toujours pas debout ! ». Celle-ci vise à dénoncer le traitement inéquitable et la stigmatisation du secteur par le gouvernement dans sa lutte contre l’épidémie du COVID-19. Les organisations appellent par la même occasion à la reprise des concerts debout dès le 24 janvier. Cette date avait préalablement été fixée en décembre, e aura donc été prolongée jusqu’au 16 février. Les dernières annonces du Premier ministre, Jean Castex, si elles sont positives à terme, ont pourtant de quoi laisser un goût amer aux salles de concerts et organisations syndicales. Les premières étaient désireuses d’un retour à une certaine normalité le plus rapidement possible. Et les dernières auraient souhaité être consultées et tenues informées en amont par le gouvernement.

« L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique » – Entretien avec Boris Bekhterev

http://www.borisbekhterev.com/?q=en/image/autumn-kobe-college
©Boris Bekhterev

Le pianiste Boris Bekhterev, interprète reconnu de nombreux compositeurs russes tels que Scriabine et Medtner, retrace avec nous les différentes étapes de sa formation en tant qu’artiste. Après s’être formé en URSS, Boris Bekhterev s’est produit sur de nombreuses scènes à l’international, tout en préservant sa volonté de transmettre à son tour l’enseignement qu’il avait reçu. Cet entretien est également l’occasion de revenir sur les conséquences de la période que nous traversons pour le monde de la culture et, plus particulièrement, celui des musiciens et interprètes.

LVSL – Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie à la musique et, plus particulièrement, à la pratique du piano ?

Boris Bekhterev – C’est arrivé tout naturellement. Mes parents et mes grands-parents maternels étaient musiciens. Mon père était chanteur et chef de chœur, ma mère était une excellente pianiste : une soliste, une accompagnatrice expérimentée et une professeure de piano dévouée au sein d’une école de musique pour enfants. À la maison, j’étais entouré de musique, jouée par ma mère ou par ses élèves. Chez moi, j’ai entendu pour la première fois de nombreuses sonates de Beethoven et de nombreuses pièces de Chopin, Rachmaninov, Scriabine et d’autres grands compositeurs.

Je pense que j’ai eu la chance de naître doué d’un lien particulier avec la musique. Posséder l’oreille absolue et commencer à étudier puis à jouer du piano à l’âge de 5 ans ont fortement contribué à faire naître en moi une vocation. Il me semblait facile et très naturel de jouer des mélodies avec une harmonisation immédiate, d’improviser des pièces simples. Je mémorisais également très facilement.

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Boris Bekhterev en concert dans la grande salle du Conservatoire de Moscou © Boris Bekhterev

Cependant, mes centres d’intérêt n’étaient pas restreints. Je m’intéressais également à la peinture et au dessin. Dès mon plus jeune âge, j’ai été profondément fasciné par le théâtre sous tous ses aspects. À 10 ans, je suis entré à la célèbre École Gnessin de Moscou [NDLR : École rattachée à l’Institut éponyme, dans lequel ont été formés Evgeny Kissine ou encore Daniil Trifonov] destinée aux enfants doués d’un haut potentiel, pour étudier le piano. Là-bas, j’ai eu la chance d’exercer mes compétences en dessin ou dans quelques petites productions théâtrales scolaires, mais mes progrès en tant que pianiste étaient si évidents que lorsque j’ai eu 16 ans, je savais déjà que je deviendrai pianiste. En 1961, je suis entré au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où, après cinq ans d’études et trois ans de cours de troisième cycle, j’ai reçu la formation musicale nécessaire pour devenir pianiste, chambriste, accompagnateur et professeur de piano.

LVSL – Au cours de votre carrière, la musique de chambre a occupé une place importante. Comment a-t-elle influencé votre manière personnelle d’étudier et de jouer de la littérature pour piano ?

Boris Bekhterev – La musique de chambre ne vous donne pas seulement la chance de connaître et de jouer le merveilleux répertoire des mêmes compositeurs dont vous jouez les pièces pour piano. Elle élargit vos horizons, vous aide à entrer plus profondément dans le monde des compositeurs. La musique de chambre développe votre polyphonie et la couleur de votre oreille, elle vous aide à trouver un bon équilibre sonore entre vous et vos partenaires. Après avoir appris cela, vous pouvez l’appliquer à votre propre jeu de piano, en trouvant des sonorités intéressantes similaires à celles d’autres instruments et un bon équilibre entre les différentes voix ou entre vos mains.

J’ai commencé à jouer de la musique de chambre dès ma deuxième année au Conservatoire de Moscou puis j’ai eu un grand plaisir à travailler avec d’autres étudiants des sonates, pour différents instruments, avec piano (de Mozart, Beethoven, Prokofiev, Brahms) et un peu plus tard, les trios avec piano de Beethoven, Schubert et Ravel. Pour l’examen de fin d’études, nous avons préparé avec mon ami violoniste quatre sonates différentes, au lieu d’une seule comme ce qui était requis, pour violon et piano de Beethoven, Schumann, Debussy et Hindemith. J’ai également joué à l’examen un quintette du compositeur soviétique N. Peiko.

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Boris Bekhterev en répétition avec le violoniste Vladimir Spivakov, à gauche, et le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein, à droite © Boris Bekhterev

Plus tard, j’ai joué pendant 16 ans en duo avec le remarquable violoniste Vladimir Spivakov. J’ai beaucoup appris auprès de lui, notamment ce qui concerne la durée et le sérieux de la préparation du programme de toute représentation, et en particulier sur les plus grandes scènes du monde. J’aimerais ajouter quelques mots sur l’importance de la collaboration avec les chanteurs de chambre et de la connaissance du répertoire vocal. Les chants de Mozart et de Beethoven, de Schubert, Schumann, Brahms, Tchaïkovski, Rachmaninov et pas seulement d’eux, nous aident à apprécier une musique splendide, mais aussi à découvrir la similitude de certaines mélodies ou intonations avec les éléments des compositions pour piano. Les paroles des chansons peuvent également nous aider à comprendre et à mieux exprimer le caractère des pièces pour piano. J’ai eu la chance et le plaisir de collaborer avec de très nombreux et merveilleux instrumentistes et chanteurs dans de nombreux pays.

LVSL – Vous avez toujours choisi d’enseigner le piano en parallèle avec vos activités de soliste. Est-ce une nécessité pour vous de transmettre la musique aux nouvelles générations ?

C’était une véritable nécessité, parce qu’à la sortie du Conservatoire de Moscou, pendant mes années dans l’enseignement supérieur, j’avais l’obligation de travailler au moins 2 ans dans une des institutions éducatives ou de me produire sur scène. Après mon diplôme, j’ai commencé à enseigner au sein de l’École du Conservatoire de Moscou [NDLR : Cette École est réservée aux élèves âgés de quinze à vingt ans, préparant ensuite l’entrée au sein du Conservatoire en tant que tel] et j’ai continué à le faire pendant de nombreuses années. Après 7 ans, je suis devenu l’assistant au Conservatoire de mon professeur Jakov Milstein, un excellent musicien et un célèbre musicologue. Huit ans plus tard, j’y ai obtenu ma propre classe. J’aimais beaucoup enseigner. Bien sûr, ce n’était pas facile de gérer l’enseignement en donnant des concerts et en faisant des tournées, mais, Dieu merci, j’ai pu m’occuper de tout !

J’ai apprécié le processus et les résultats de mon enseignement, en ayant notamment la chance d’avoir beaucoup d’élèves merveilleusement doués en Union soviétique, en Italie et au Japon ! L’enseignement vous donne également la chance d’apprendre quelque chose des élèves, de devenir plus mûr et plus expérimenté, de découvrir de nouvelles possibilités et méthodes d’enseignement, d’apprécier les différents aspects de la musique et de l’interprétation musicale. J’ai toujours aimé mes élèves, même si parfois ils n’étaient pas très doués ou même paresseux. Mais il est toujours possible d’obtenir de bons résultats ou des résultats satisfaisants si vous aimez et respectez vraiment votre profession d’enseignant et je crois que c’est d’ailleurs le devoir de tout professeur.

LVSL – En tant que pianiste d’origine russe s’étant produit sur de nombreuses scènes célèbres dans le monde, pouvez-vous nous faire part de vos réflexions sur les possibilités actuelles pour un jeune artiste de se produire à un niveau professionnel ?

Boris Bekhterev – Je ne connais pas dans le détail les possibilités pour devenir concertiste ou se produire sur des scènes importantes en tant que jeune artiste aujourd’hui. Vous devez la plupart du temps gagner un prix important lors d’un concours bien connu et peut-être qu’un agent sera intéressé pour mettre votre nom dans sa liste d’artistes ou même organiser quelques concerts pour vous. Dans chaque pays, la situation est différente. En Italie, par exemple, de nombreuses sociétés qui, dans les années 80, organisaient des saisons de concerts ont dû cesser leur activité faute de subventions.

Dans mon cas, après avoir remporté en 1970 le premier prix du Concours des pianistes soviétiques, je suis devenu l’artiste de trois institutions différentes : l’Organisation philharmonique de Moscou, l’Office des concerts de Russie et celui d’Union soviétique, qui organisaient chaque année de nombreux concerts à l’intérieur du pays, sur les meilleures scènes et dans des lieux très restreints.

En 1972, j’ai commencé à collaborer avec Vladimir Spivakov qui était au début de sa fantastique carrière. Nous avons donné plusieurs concerts en Union soviétique puis dans de nombreux pays différents et également sur les plus prestigieuses scènes du monde. Notre collaboration fructueuse et réussie a duré 16 ans et nous sommes toujours de très bons amis. Dans certains pays comme l’Allemagne (Berlin-Ouest et la République démocratique allemande), l’Italie et la Hongrie, après le succès de nos concerts, j’ai été invité à donner des récitals ou des concerts avec orchestre. Au cours de ma vie en Italie et au Japon, j’ai collaboré avec certaines agences de concerts et j’ai joué régulièrement sur les scènes. Depuis mes années d’étudiant, j’ai également donné de nombreux concerts gratuits dans de très petits lieux tels que des écoles de musique, des bibliothèques, des musées ou des clubs, juste pour le plaisir de faire découvrir la musique aux gens.

Il ne faut pas oublier que les concerts sans autres sources de revenus peuvent difficilement assurer votre subsistance. Seuls quelques musiciens et pianistes absolument remarquables peuvent subvenir à leurs besoins en jouant des concerts. Tout le monde cherche généralement un poste d’enseignant qui permette de gagner un revenu peut-être moins important, mais plus régulier. Tout est très relatif et différent pour chaque individu, bien sûr.

LVSL – Comment avez-vous développé un intérêt particulier pour la musique composée par Alexander Scriabine ?

Boris Bekhterev – J’écoute la musique de Scriabine depuis mon enfance. Ma mère jouait souvent à la maison sa troisième sonate, ses études ou encore ses poèmes. Pendant mes années à l’École de l’Institut Gnessin, j’ai visité le musée Scriabine à Moscou avec un groupe d’élèves de mon professeur, qui m’a donné à jouer ma première pièce de ce compositeur – l’Étude de l’op. 2- quand j’avais seulement 11 ans. Les 6 Préludes op.13 et la célèbre Étude op. 42 n.5, avec les œuvres de Bach, Beethoven et Chopin n’ont fait partie de mon répertoire que plusieurs années plus tard, dans le cadre de mon programme de fin d’études. Par la suite, au Conservatoire et pendant les années suivantes, j’ai continué à élargir ma connaissance de Scriabine, en étudiant et en jouant des Sonates, des études, de nombreux opus de préludes, des poèmes et d’autres pièces.

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Boris Bekhterev à la fin d’un récital au Japon © Boris Bekhterev

La beauté, le caractère unique et la puissance dramatique de la musique de Scriabine m’ont toujours attiré. Je ressens et j’aime tellement l’expression libre de ses rythmes puissants, toujours pleins d’une force profonde, même dans les moments où le caractère de la musique est tendre ou fragile. Il y avait d’excellents interprètes de la musique de Scriabine en Union soviétique : Heinrich et Stanislav Neuhaus, Vladimir Sofronitsky, Igor Nikonovich… Grâce à la musique elle-même, mais aussi à leurs concerts et à leurs disques, j’ai su petit à petit approfondir toutes les difficultés de style exceptionnel de ce compositeur.

J’ai enregistré la musique de Scriabine (même les morceaux de sa dernière période) avec les œuvres d’autres compositeurs russes sur mes trois premiers CD italiens réalisés avec Phoenix Classics. Ensuite, j’ai décidé de consacrer mon 4ème CD à l’enregistrement intégral des poèmes et valses de Scriabine. C’était un travail énorme, mais j’étais heureux. L’idée de jouer et d’enregistrer tous les opus de Scriabine pour piano solo, y compris certains morceaux qui n’ont été publiés qu’à titre posthume, est venue progressivement après avoir commencé à collaborer avec la maison de disque Camerata Tokyo. Cette entreprise japonaise m’a encouragé et je suis heureux d’avoir réussi à remplir cette tâche énorme. Il n’y a aucune composition parmi cette merveilleuse et énorme collection que je n’ai jouée sans intérêt. Au contraire, j’ai toujours ressenti du plaisir et une profonde dévotion pour leur compositeur. Les idées mystiques et philosophiques de Scriabine sont toutefois assez éloignées de moi, mais sa musique reste très proche.

LVSL – Pendant la guerre froide, la musique, et en particulier le piano, n’étaient pas seulement une question artistique, mais aussi une préoccupation géopolitique. Si une telle situation est aujourd’hui moins visible, considérez-vous que la musique est toujours liée, d’une certaine manière, à la politique ?

Boris Bekhterev – En parlant du passé, la question pourrait être divisée en deux points : premièrement la musique qu’il est possible ou non d’étudier ou de jouer dans les programmes de concerts de certains pays et, ensuite, la possibilité de voyager et de donner des concerts dans d’autres pays, à l’époque qualifiés de « capitalistes » ou simplement soumis à une autre forme de régime politique. Concernant le premier point, en Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. Les morceaux de Schoenberg, Berg, Webern, par exemple, n’étaient absolument pas les bienvenus et n’étaient pas connus en Union soviétique. Le gouvernement critiquait parfois même les compositeurs connus comme Prokofiev, Chostakovitch ou Khachaturian pour les tendances « formelles » de leur travail. Dans les années 1960, la situation est devenue moins stricte, au Conservatoire de Moscou, certains professeurs ont même familiarisé des groupes de leurs élèves avec une « nouvelle » musique, leur donnant la possibilité d’écouter les enregistrements de certaines pièces intéressantes pendant les cours (Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, par exemple). Peu à peu, la question a commencé à disparaître.

«  En Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. »

Concernant le deuxième point, de nombreux musiciens étrangers célèbres, à partir des années cinquante environ, se sont rendus en Union soviétique. De nombreux musiciens soviétiques célèbres et brillants sont, quant à eux, partis à l’étranger pour y donner des concerts. Certains jeunes pianistes étrangers des pays capitalistes (France, Mexique, Colombie, Japon et autres) ont étudié au Conservatoire de Moscou. Les jeunes musiciens soviétiques étaient régulièrement envoyés aux concours internationaux. Bien entendu, il n’était pas possible pour les étudiants soviétiques de partir à l’étranger pour étudier : l’enseignement musical était organisé à un niveau institutionnel extrêmement élevé dans la hiérarchie du régime et la célèbre « école russe » de piano était considérée comme l’une des meilleures partout dans le monde. Chaque voyage dans les pays étrangers devait être autorisé et était strictement contrôlé par le Parti Communiste et par le KGB. C’était un grand privilège et un honneur pour l’artiste de se produire à l’étranger.

Je crois que la musique ne doit pas être liée à des questions politiques. Certaines compositions vocales, peut-être, peuvent créer des difficultés dans des pays, si le texte est politiquement inacceptable pour le régime politique dudit pays, ou si le nom du compositeur est lié à des crimes nationalistes ou racistes. Il me semble, par exemple, que pendant longtemps, la musique de Wagner n’a jamais été jouée en Israël. Mais ce sont des cas rares. La musique elle-même, si je ne m’abuse, n’a rien à voir avec des questions purement politiques.

LVSL – Vous vivez maintenant en Italie. Comment la pandémie là-bas affecte-t-elle votre situation professionnelle, mais aussi personnelle, et pensez-vous qu’un tel événement va changer notre relation avec la musique à l’avenir ?

Boris Bekhterev – La période actuelle est très difficile pour tous ceux qui sont impliqués dans l’activité artistique ou éducative. Mon dernier récital a eu lieu le 18 octobre 2020 à Bologne. Le public était très limité, tout le monde portait un masque et gardait ses distances. Très peu de temps après, tous les théâtres, salles, musées et cinémas ont été fermés et le sont encore aujourd’hui. J’ai déjà dû repousser deux fois mes voyages à Moscou et au Japon, et on ne sait toujours pas quand il sera possible ni sûr de voyager. J’ai donné quelques leçons de piano en ligne aux étudiants de l’université japonaise, où j’ai enseigné pendant 15 ans, et mon activité d’enseignement s’est donc poursuivie. Par ailleurs, je suis toujours en train de travailler mon piano, chez moi, pour préparer les concerts à venir.

« Après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. »

La situation économique des travailleurs dans le monde de la musique et de la culture de manière générale est désastreuse. L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique, mais aussi dans le domaine de l’éducation et dans l’organisation du système de santé publique. Il est merveilleux que certains concerts, qui ont eu lieu récemment dans des salles de concert sans public, soient enregistrés et mis en ligne. Nous devons être patients et attendre que notre vie revienne à la normale. Je suis sûr qu’après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. Les gens continueront à l’étudier, à l’apprécier et à en profiter.

Nicolas Fily : « Culture en temps de crise, réinventons le modèle »

Nicolas FILY - 8 décembre 2020. Crédit photo : Erwan Le Moigne
Nicolas FILY – 8 décembre 2020. Crédit photo : Erwan Le Moigne

En France, depuis le 14 mars 2020, le secteur culturel est mis sur pause. Frappés de plein fouet par la crise sanitaire, les acteurs culturels attendent encore l’éclaircie qui leur permettra de reprendre leur activité. Lors de l’annonce du plan pour la culture le 6 mai dernier, Emmanuel Macron les incitait alors à « enfourcher le tigre ». À défaut de filer la métaphore animalière, les musées, salles de spectacles, salles de concert, et autres cafés-concerts ont serré les dents jusqu’au premier déconfinement qui leur a permis de rouvrir sous un protocole sanitaire strict. Depuis le 30 octobre, date du reconfinement et de la fermeture des lieux culturels, certains envisagent désormais de fermer boutique quand d’autres, au-delà des pertes financières, connaissent un bilan contrasté et espèrent reprendre rapidement une activité. Rencontre avec Nicolas Fily, directeur de L’Autre Idée, qui accompagne le développement et la consolidation des activités de structures culturelles principalement dans l’Ouest de la France. L’entretien a eu lieu à l’occasion de la préparation du festival « L’autre football » qui se tiendra à Rennes en juin prochain et abordera le football à travers des questions de société et des enjeux culturels. Entretien réalisé par Pauline Debray. Photographe : Erwan Le Moigne.


LVSL Vous accompagnez des projets artistiques et aidez à consolider activités et emplois dans des structures culturelles en souffrance. Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement français a de nouveau interdit, par le décret du 29 octobre 2020, l’ouverture des établissements recevant du public. Le 4 janvier 2021 semble être une nouvelle étape. Comment travaillez-vous aujourd’hui avec ces restrictions ?

Nicolas Fily  L’association aide en effet à conforter des emplois lorsqu’une structure est en difficulté. Nous aidons les dirigeants bénévoles et salariés, occupant si besoin ponctuellement une fonction de direction ou d’administration de lieu culturel ou de salle de spectacle. La crise sanitaire nous est tombée dessus en début d’année de manière très brutale. On a tous été surpris et nous avons stoppé net toute activité dès la mi-mars. L’entre-deux confinements cet été nous a permis de repartir très vite ; nous nous sommes projetés sur la rentrée, et finalement, le deuxième confinement est arrivé aussi vite que le premier… L’impact est très différent en fonction de l’économie des structures : les lieux conventionnés avec des subventions publiques importantes (hors subventions aux projets) conservent un bilan économique très bon puisque les financements ont continué à être versés. Alors que les petits lieux, les lieux alternatifs, les lieux privés ont un bilan beaucoup plus contrasté.

LVSL Les lieux de diffusion musicale fonctionnent en effet avec deux réseaux distincts : les salles de spectacles labellisées, et donc subventionnées, qui semblent s’en sortir aujourd’hui avec le maintien des financements de la part de l’État et des collectivités territoriales. De l’autre côté, les salles privées, qui fonctionnent sur des fonds propres et semblent être plus à la peine. Quelle est la réalité du secteur ? 

Nicolas Fily – Il faut en effet différencier les onze types de scènes labellisées par le ministère de la Culture – et donc subventionnées – des structures privées. Je pense particulièrement aux lieux privés de type petites salles de spectacles, cafés, ou les bars qui programment des concerts. Ces lieux populaires, de convivialité vivent des situations extrêmement tendues. Beaucoup d’entre eux vont fermer et ceux qui vont survivre à la crise sanitaire en 2021 ne se jetteront pas à corps perdu dans la programmation de concerts. Parce qu’elle n’est pas toujours source de bénéfices pour les petits lieux. Les artistes qui comptent beaucoup sur les cafés-concerts pour tester leurs projets artistiques vont donc en pâtir.

Je pense aussi aux discothèques. Elles ont un rôle énorme dans la programmation d’artistes (dj par exemple) et de spectacles ; elles sont fermées depuis le 15 mars et on ne sait toujours pas quand elles pourront rouvrir. La peine est inévitablement plus lourde pour les salles privées, les cafés-concerts qui dépendent de leurs ressources propres (billetterie, consommations…). On fera le décompte du nombre de bars et de cafés-concerts qui auront fermé après la crise. Il faudra être vigilant quant aux conséquences sociales de la disparition de ces lieux populaires.

Quand on parle de lieux privés, on pense aussi aux salles qui tournent plus comme le réseau des Zénith. Ils sont aujourd’hui en stand-by et reprendront leur activité en 2021 avec de grosses pertes financières mais ils s’en remettront, quitte à augmenter le prix des places et à limiter les risques en produisant des « stars »… En revanche, les intermittents qui travaillent pour eux quotidiennement sont tous, aujourd’hui, en cessation d’activité. Ça va repartir mais sans doute en renégociant les cachets à la baisse. Les mois à venir sont remplis d’inquiétude.

LVSL  Le secteur privé est donc terriblement touché ; est-ce également le cas pour les réseaux labellisés ? 

Nicolas Fily  Les lieux conventionnés fonctionnent aujourd’hui sur des subventions publiques qui ont été maintenues par l’État et les collectivités territoriales. C’est très bien : les salariés de ces lieux ont peu travaillé en 2020 mais ont continué à être payés. Et vous remarquerez qu’aucune de ces salles aujourd’hui ne parle de budget. Les SMAC (Scènes de Musiques ACtuelles) parlent d’isolement, de souffrance psychologique, elles s’inquiètent pour le différé de leur programmation et l’attente de leur public. Elles attendent de repartir comme avant. Moins visible, une autre filière est en souffrance, celle des « indépendants » : producteurs, diffuseurs et bookers, qui ont dû annuler toutes leurs dates programmées. Certaines salles ont joué le jeu en payant intégralement les dates annulées aux artistes, techniciens, tourneurs et producteurs.

Je pense au Run ar Puñs, par exemple situé en milieu rural (SMAC de Châteaulin en Bretagne ndlr) qui a payé tous les concerts annulés ou reportés pendant la crise du Covid. Ils ont réglé l’ensemble des intermittents sur les dates annulées, les producteurs et tourneurs ainsi que l’ensemble des interventions artistiques prévues dans le cadre des actions culturelles (lycée, Esat, etc.) Mais la plupart, et paradoxalement ceux souvent bien subventionnés, ont simplement décalé les dates programmées sur le printemps et l’automne 2021. On s’attend à un embouteillage de concerts et de spectacles dans les mois à venir.

« L’État et les collectivités ont maintenu leurs subventions avec la contrepartie suivante : s’engager à payer les dates annulées. Je doute qu’une majorité ait joué le jeu. »

En fait, l’État et les collectivités ont quasiment toutes maintenu leurs subventions aux salles avec la contrepartie suivante : s’engager à payer les dates annulées. Toutefois, je doute que la majorité des lieux ait joué le jeu. Les petites structures indépendantes et les intermittents pourraient facilement corroborer.

La loi économique dite de « Baumol » se vérifie encore aujourd’hui : « Plus les salles sont subventionnées, plus elles font des spectacles, plus elles perdent de l’argent ». En 2020, elles ont donc gagné pas mal d’argent et ne se porteront jamais mieux financièrement qu’en tant de crise.

LVSL  Parlons des intermittents du spectacle ; par le décret du 29 juillet 2020, le chef de l’État a fixé les conditions de mise en place d’une année blanche pour eux. Annoncée dès le 11 mai et demandée par une large partie du secteur culturel, l’année blanche est la mesure d’urgence du plan de sauvetage du gouvernement. Comment se concrétise-t-elle ? Est-ce une bonne nouvelle pour le secteur ?

Nicolas Fily  La mesure phare du texte est en effet le report automatique de la date anniversaire de tous les intermittents arrivant à échéance de leurs droits entre le 1er mars 2020 et le 31 août 2021, au 1er septembre 2021. C’est une bonne nouvelle car le climat était particulièrement anxiogène pour le secteur culturel au moment où il y a eu confinement et donc annulation des spectacles. C’était terrible pour des personnes qui allaient voir leur date anniversaire se terminer.

« L’année blanche reste un leurre. On ne va pas tenir le système avec ça. »

La date anniversaire pour le renouvellement du statut des intermittents « sous statut » est ainsi repoussée et c’est une très bonne chose. En revanche, cette année blanche reste un leurre. On ne va pas tenir le système avec cette date-là. Oui, c’est un symbole fort mais dans la réalité, elle ne règle pas le problème des primo-accédants et des intermittents non indemnisés.

LVSL C’est-à-dire ? 

Nicolas Fily  Aujourd’hui, les primo-entrants dans le statut d’intermittent du spectacle ne bénéficient pas de « l’année blanche ». Ils ne réussiront pas à faire leurs 507 heures annuelles réglementaires, faute d’activité. Les primo-entrants ou ceux qui ont perdu le statut d’intermittent et désirent l’obtenir à nouveau, sont les plus touchés.

Les intermittents qui ne sont pas indemnisés ne sont pas non plus concernés par cette année blanche. Sur environ 280 000 intermittents en France, seulement la moitié est indemnisée aujourd’hui. Certains n’effectuent qu’une quinzaine de cachets par an par exemple et n’auront donc jamais le statut. Parvenir aux 507 heures annuelles qui déclenchent le statut veut dire cumuler un certain nombre d’employeurs. Mais la réalité, c’est bien souvent la course aux cachets chaque année en tant que technicien, musicien, artiste, etc.

Les intermittents étant indemnisés sur l’année précédente, ça ne pose pas de problème pour cette année. En revanche, quand les personnes vont recapitaliser leurs heures, ce sera forcément plus compliqué. Ils seront suspendus à leurs indemnités de l’année précédente sans perception de cachets pour l’année en cours. Les années 2021-2022 verront s’aggraver leur précarité, on aura un phénomène de perte de salaire visible. D’une part, parce qu’une partie des employeurs aura un budget serré, baissant de fait le montant des cachets et donc le salaire net des intermittents. Mais malheureusement, il y aura aussi un « combat » dans la course aux cachets entre les intermittents déjà « sous statut » et ceux qui essaient de l’avoir. Autrement dit, le nombre d’intermittents va baisser et ils seront moins bien payés.

Je pense néanmoins que le gouvernement n’aura pas d’autre choix s’il veut sauver le secteur : repousser cette date de report automatique de l’examen de réouverture des droits au chômage, c’est la seule possibilité de maintenir le système actuel. Ceci dit, je ne me fais par ailleurs aucune illusion : le gouvernement actuel n’a pas l’objectif de maintenir des emplois dans la culture et de maintenir l’intermittence.

LVSL Comment la réalité des différentes structures est-elle aujourd’hui appréhendée par le ministère de la Culture ? Le rôle que jouent les collectivités dans la politique culturelle d’un territoire semble avoir un impact considérable. Les mesures pour les acteurs culturels sont-elles prises uniformément sur le territoire national ou les collectivités ont-elles le champ libre ? 

Nicolas Fily  Aujourd’hui, le plan pour la culture mis en place pendant la crise sanitaire ne vise que le secteur déjà aidé avec des subventions publiques. Les cafés-concerts, centres culturels ou cinémas en régie par exemple passent complètement sous les radars, sans parler des artistes auteurs graphistes indépendants, ou des petites associations à vocation artistique et sociale…

Plus largement, le ministère de la Culture n’a pas d’expertise sur l’emploi culturel. Il finance des études via son département « Études et Prospectives », mais ne pose pas la question de l’impact économique et social des projets artistiques. Le paradigme du ministère de la culture et des DRAC est la question de la direction artistique, uniquement. Malgré un financement souvent faible, le ministère participe au jury de recrutement de direction des onze types de scènes labellisées en France (dont les SMAC). Mais il n’a aucune attente sur l’impact économique du projet artistique au niveau local.

« Les politiques culturelles se nivellent désormais en s’inscrivant dans une forme de marketing territorial. »

Du côté des collectivités, c’est assez varié. Les financements très croisés ne permettent pas de dire qu’une mairie avec une sensibilité de gauche par exemple serait plus à même de donner des financements à la culture. La situation de financement n’est pas toujours liée à la couleur politique, ce serait trop simple. Les banlieues rouges autour de Paris avaient, dans les années 1970-1980, des attentes culturelles pour leurs scènes labellisées en termes de notion de gratuité, de culture populaire, d’adaptabilité de l’offre culturelle à la population. C’est moins le cas aujourd’hui. Ce sera intéressant par exemple de faire le bilan des politiques culturelles dans les villes qui ont basculé aux mains des écologistes aux dernières municipales. Je pense à Bordeaux, Lyon ou Poitiers. Et à Grenoble qui en sera à son deuxième mandat.

Quoi qu’il en soit, les politiques culturelles des communes se nivellent désormais en s’inscrivant dans un marketing territorial. Chaque métropole, chaque ville veut sa SMAC ou sa Scène Nationale comme un gage d’attractivité. Ça fait malheureusement partie du package de communication qu’on vend aux nouveaux arrivants. Les territoires se concurrencent entre eux par leur politique culturelle. On veut attirer toujours plus et on va miser sur des grandes jauges qui accueilleront des artistes connus, plutôt que sur des jauges modulables qui permettent de faire vivre le tissu local et de s’adapter aux attentes de la population. Les lieux culturels contribuent ainsi à l’image de la ville et à sa capacité d’attractivité. Les élus locaux l’ont bien compris.

On voit néanmoins des initiatives intéressantes portées par des institutions. Des projets culturels sont en train d’être montés en rebond de la crise sanitaire et sociale avec des politiques publiques différenciées.

LVSL Avez-vous justement des exemples d’acteurs culturels qui ont commencé à appréhender l’ère post-crise qui arrive ?

Nicolas Fily  Nombre d’acteurs font beaucoup de choses en France mais communiquent très peu ou mal. À l’inverse, certains survendent leur politique culturelle. Des structures ont su rebondir, réinventer le rapport à la population. Elles se sont adaptées avec un projet culturel adapté à la crise sanitaire et sociale.

Je pense au Centre Dramatique National d’Angers qui a mis en place une offre culturelle combative dès cet été. Thomas Jolly, le directeur du Quai a fait des propositions artistiques « corona-compatibles » parmi lesquelles des représentations hors-les-murs avec des petites jauges pour des publics restreints, des créations avec des artistes locaux. Il a ouvert les portes du théâtre. La Comédie de Caen a également imaginé des formes hybrides pour s’adapter au contexte sanitaire. L’équipe artistique a proposé une rentrée revisitée en septembre dernier avec des résidences de création confiées aux compagnies locales. C’est l’occasion d’ouvrir une nouvelle page : on va forcément demander aux lieux de s’adapter. La compagnie de théâtre Dérézo ancrée à Brest a, quant à elle, imaginé de nouveaux formats pour aller à la rencontre de ses publics : à ciel ouvert, le jeu masqué, etc. On peut aller vers un renouveau des propositions culturelles et surtout une solidarité entre lieux et acteurs de la culture. Je voudrais également citer le théâtre de Lorient qui a lancé des appels à projets pour accueillir les compagnies en résidence sur une année : chacune pouvant postuler, sans critère artistique. Ce sont de nouvelles façons de travailler avec le local.

« Il y a une incapacité à réinterroger le modèle économique et social des lieux culturels. »

Cette crise révèle le conservatisme de lieux culturels qui ignorent la souffrance des indépendants et attendent de recommencer « comme avant » ; ils sont incapables de s’interroger sur leur modèle, qu’il s’agisse du rapport à la population, des activités développées ou du projet économique et social. On peut réfléchir autrement, profiter de ce temps du confinement pour envisager une nouvelle façon de faire. Prendre le temps de discuter avec la population et les acteurs culturels locaux. Nos publics ne sont pas des clients ni des riverains, ce sont des citoyens qui ont des attentes fortes et qui sont prêts à creuser la question de la participation et de l’offre culturelle. Réinventons les modèles avec nos publics.

LVSL Quelle est votre vision de la culture en France ? Les politiques publiques nationales qui rentrent dans le champ culturel répondent-elles à l’ensemble des besoins des acteurs du secteur et du public ? Quelles sont, pour vous, les priorités du secteur ? 

Nicolas Fily  Pour moi, la priorité absolue est de commencer par les niveaux de salaire dans le milieu culturel. Il est anormal de voir des directeurs de scènes labellisées qui cumulent des salaires d’artiste, de metteur en scène et de directeur de lieux les amenant à toucher 10 fois le smic. Aujourd’hui, ces lieux sont subventionnés, et si nous devons repenser les modèles, ça peut commencer par la question des salaires et de la répartition du travail. Être exigeant en termes d’irréprochabilité quand on les subventionne. L’approche de l’économiste Bernard Friot est en cela intéressante en préconisant, pour toutes et tous, un salaire établi sur une échelle de 1 à 4, soit entre 1 500 et 6 000 euros.

La priorité, c’est aussi de s’interroger sur ces « cathédrales culturelles à 1000 places » encore construites aujourd’hui. Chaque ville veut sa salle de spectacle labellisée. Le problème c’est qu’il est obligatoire de les remplir, chose impossible avec des artistes en développement, des niches musicales, ou une politique de découverte. On fait donc appel aux artistes qui passent déjà en radio « commerciales » et sont susceptibles d’amener beaucoup de public. On ne se pose plus la question du territoire, ni de construire une offre culturelle adaptée aux populations qui y vivent. On est encore beaucoup trop dans une politique d’offre qui ne tient pas compte de la couleur sociale, ethnique, culturelle de la population. Le débat n’a pas lieu avec les gens qui habitent dans leur ville.

« On s’enferme dans des esthétiques, dans des identités de lieu sans se poser la question de l’attente de la population. »

La question de la programmation serait également à réinterroger. Une seule personne programme une saison pour toute une population. À Rennes par exemple, une SMAC fixe seulement 5 dates électro dans l’année. C’est dingue ! On s’étonne ensuite que la jeunesse fasse des free party, non autorisées par ailleurs. Les musiques du monde et musiques traditionnelles ont également très peu leur place aujourd’hui, et c’est bien dommage(1). Il y a pourtant un public pour ça. On s’enferme dans des esthétiques, dans des identités de lieu sans, encore une fois, se poser la question du profil des habitants. Comme si on avait le luxe, hors Paris, de se payer une identité par lieu. Ce sont de vrais questionnements. Quid de l’association des populations à la programmation culturelle ? Pourquoi ne pas renouer avec les bals populaires du dimanche par exemple si les habitants le réclament ? Pourquoi ne pas proposer une programmation adaptée aux origines de la population de la ville ? Si 10% de la population d’une ville est de culture turque, pourquoi ne pas imaginer des croisements originaux avec des esthétiques différentes ?

« On reste aujourd’hui très marqué par la filiation Malraux, avec cette idée d’excellence artistique qui élude et se fiche de la question de la diversité culturelle. »

Je pense qu’on reste aujourd’hui en France très marqué par la filiation Malraux, avec cette idée d’excellence artistique qui élude et se fiche de la question de la diversité culturelle. La diversité sociale n’est pas le problème du secteur. Les questions socio-professionnelles doivent pourtant intégrer nos réflexions : qui compose la majorité de nos publics aujourd’hui ? En partie les classes moyennes et les classes moyennes supérieures. Je suis partisan d’ouvrir les lieux. Néanmoins, la crise que nous traversons imposera sans doute davantage de coopération entre les lieux labellisés et les petits lieux qui ont moins de moyens. La question de la solidarité entre les structures culturelles est primordiale, on ne peut pas passer à côté.

LVSL  La crise sanitaire couplée à la crise économique a des conséquences fortes sur la vie des acteurs culturels et plus particulièrement sur les intermittents. Quels sont les enjeux post-crise sanitaire pour le secteur musical et culturel ? 

Nicolas Fily  On ne peut pas continuer sur le même modèle. Il n’y a évidemment pas de solution toute faite, mais la question de la direction des lieux doit se poser en premier car la manière dont elles sont choisies est problématique. Il faut arrêter avec les nominations du ministère ou de l’État. C’est très dur à gérer, pour les SMAC notamment : les musiques actuelles ont des origines profondément populaires, à la marge de l’establishment. C’est un contresens historique de voir ainsi les directions de lieux de musiques actuelles nommées par l’État.

Nous avons un problème de profil dans les postes de direction et de programmation : très peu de femmes, pas de personnes de couleurs. Un vrai débat doit être mené sur la diversité des profils et la représentation. Si tu n’as pas de diversité dans le secteur culturel, comment la retrouver dans la salle ?

Côté programmation par exemple, c’est assez net : 40% de la musique vendue aujourd’hui en France est du rap. On retrouve pourtant majoritairement de la pop et du rock dans les salles. Parce que les programmateurs sont des hommes, blancs, entre 40 et 50 ans. C’est une réalité.

Un des enjeux à venir pour le secteur culturel est la forme participative. L’exemple de la salle de Grenoble, La Bobine, est particulièrement intéressant : 7 commissions pour une programmation participative et collégiale qui fonctionne plutôt bien. D’ailleurs, la directrice actuelle du Chabada à Angers a accompagné ce travail à Grenoble et conçoit actuellement des méthodes de participation des usagers et des acteurs locaux : des expériences de co-programmation avec la population par exemple. Ce sont des initiatives à suivre pour réinventer la culture, changer de modèle pour sortir du conservatisme.

« La question écologique est au cœur de nos métiers et de nos propositions culturelles. »

L’un des enjeux qu’il faudra également travailler au niveau national avec le ministère de la culture concerne les obligations sanitaires et sécuritaires. Il y a des luttes à venir concernant la réglementation en matière de seuil sonore ou la nécessité par exemple d’embaucher des vigiles pour la sécurité. Ce sont des contraintes très fortes pour les acteurs culturels, et particulièrement pour les lieux de diffusion indépendants, qui n’ont pas les moyens financiers de répondre à ces obligations. On remplace donc progressivement les lieux alternatifs par des programmes immobiliers ou des lieux culturels marchands de plus grande ampleur. Pour moi la crise à venir, c’est ça.

LVSL  Et sur la question écologique ? 

Nicolas Fily  Qu’on le veuille ou non, elle est en effet au cœur de nos métiers et de nos propositions culturelles. Prosaïquement, la concurrence entre les programmateurs est telle aujourd’hui qu’on fait venir des artistes japonais ou canadien en avion pour une seule date. Avec une exclusivité sur la date ! Un temps nouveau s’ouvre : celui de la coopération. Au lieu de faire un aller-retour Tokyo-Paris, l’artiste vient 3 semaines et coopère avec d’autres acteurs culturels (concert, médiation culturelle, résidences, etc.). L’argument des dates groupées et des coopérations fait son chemin, clairement. On peut réfléchir ensemble à la question écologique, au-delà de faire des gobelets réutilisables pour les festivals.

Enfin, et pour finir, je pense qu’il faudrait aller vers un renforcement des coopérations, pour être audible et visible. J’en parlais tout à l’heure : la nécessaire solidarité entre les lieux subventionnés et ceux qui ne le sont pas. On peut réinterroger les projets artistiques et culturelles des territoires en lien avec les mairies, les DRAC, les structures culturelles et la population. Cela aurait au moins le mérite d’amener une population plus diversifiée dans les salles.

Je pense aussi aux parents pauvres de la culture comme par exemple la bande dessinée, la photographie, la danse qui sont très peu aidés aujourd’hui. Le théâtre est surreprésenté dans les financements des collectivités et de l’État. Je fais également référence aux créations multimédia ou aux jeux vidéos qui doivent être mieux pris en compte, pour ce qu’ils représentent comme pour les innovations qu’ils suscitent comme par exemple la création produite à Rennes par La Station Service : un game-concert autour du jeu précurseur Another World.


1/ Selon l’historien Gérard Noiriel, en 2002, environ un tiers des Français ont « une ascendance étrangère » si l’on remonte aux arrière-grands-parents. Gérard Noiriel, Atlas de l’immigration en France : Exclusion, intégration…, Paris, Autrement, coll. « Atlas Mémoires », octobre 2002.

La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?

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Longtemps considérée comme une sous-culture des marges, la musique techno s’est transformée au fil des années pour devenir ce qu’on peut considérer comme un des faits sociaux musicaux de la décennie. Loin des banlieues américaines de Détroit, aujourd’hui les boîtes les plus branchées de la planète se battent et rivalisent d’inventivité pour accueillir les grands noms de la scène techno internationale. Cette massification culturelle et son institutionnalisation progressive exposent les professionnels de la musique de production à une standardisation presque inévitable. Ceci étant au risque de perdre la richesse de ses racines contestataires. Cette pensée s’est cristallisée dans la crainte de Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno américaine, de laisser place à une « musique bubblegum […] de classes moyennes».


Surfant sur les révolutions musicales de la musique électronique (1) des années 70, la techno vient trouver sa place au milieu des années 80 dans les quartiers populaires et industriels de Détroit où racisme et violence rythment le quotidien des américains. Ce nouveau mouvement musical naît symboliquement avec la création du label Metroplex par Juan Atkins (connu sous le nom de Model 500) en 1985 puis de Transmat en mai 1986 et KMS en 1987. Cette musique émergente qualifiée très rapidement de « cérébrale » connaît un succès grandissant parmi les classes populaires qui perçoivent dans la techno un message politique contestataire.

Jeff Mills, un des fondateurs du label techno Underground Resistance et très engagé dans les « ghettos noirs de Détroit », comme il les surnomme, soutient une dimension politique claire de ce genre musical émergent. Dans une interview donnée à l’Agence France Presse en juillet 2019, il témoigne : « pour le gouvernement, nous les jeunes afro-américains étions bons à être en prison ou morts, donc comme collectif techno à Detroit, nous avions trouvé le moyen de sortir de ça, de faire ce qu’on voulait et d’inspirer les autres ». « On évoquait les idées de violence, de brutalité et de racisme » (3). Érigées en symbole contestataire de la communauté afro-américaine des États-Unis, les scènes techno vont se multiplier à Détroit et s’exporter dans divers quartiers populaires des grandes métropoles des Etats-Unis. Il ne faut pas non plus minimiser l’importance de cette culture pour la communauté gay des années 80 et d’aujourd’hui, toujours perçue comme marginale. Celle-ci a su s’approprier la techno dans ses luttes contre l’homophobie et pour une reconnaissance civique et juridique (1).

«La techno se transforme en refuge pour des technophiles en quête D’EXTASE loin des préoccupations quotidiennes de la société ».

Une autre dimension contestataire de la culture techno repose sur la recherche d’un imaginaire, d’un inconscient collectif voire d’une libération de l’esprit que les sociétés modernes n’offrent pas (Rachid Rahaoui, 2005). L’esprit techno stimule la créativité tout en abolissant les barrières temporelles (répétition des sons, soirées qui durent jours et nuits). Cette nouvelle scène se transforme en refuge pour des technophiles en quête d’extase (et non uniquement d’ecstasy) loin des préoccupations quotidiennes de la société. Elle reflète le rejet de l’individualisation des relations humaines, de la consommation à outrance, du nivellement des valeurs et d’une manière générale des répercussions du libéralisme moderne. Le discours techno présente à la fois une traduction bien précise d’une anomie (Durkheim) culturelle environnante et en même temps une volonté de défection (Hirschman) de la part des technophiles.

A la fin des années 80, la musique techno s’exporte en Europe, où un foyer culturel électro est déjà très présent depuis le début des années 70. Le groupe allemand Kraftwerk est un des premiers groupes à utiliser une instrumentalisation entièrement électronique et à répétition. Il est aujourd’hui considéré comme un des principaux influenceurs de la musique techno européenne. Ce n’est pas par hasard que ce genre nouveau s’est principalement installé à Berlin Ouest, notamment avec la création du label et du club Trésor, une des plus célèbres boites de la capitale. Cette nouvelle scène musicale trouve également de nombreux échos au Royaume-Uni, principalement à Manchester, ville industrielle mais aussi initiatrice de la musique dite « industrielle » (musique agressive et saturée). Elle est considérée comme le deuxième foyer de la culture techno européenne.

La technomania conquiert un public de plus en plus important tout en restant une véritable niche musicale, si bien que les « raves parties » se multiplient à partir de 1989 (3). Au début des années 1990, cette culture underground bat son plein tout en restant cantonnée à des espaces d’initiés. De nombreux labels européens émergent mais l’univers techno parvient à conserver ses racines de marges.

De la banalisation à la normalisation politique d’une scène musicale émergente

Au milieu des années 90, les autorités publiques françaises s’inquiètent de la multiplication des raves parties légalement organisées sur le territoire si bien que les arrêtés municipaux interdisant les raves explosent. En mai 1995, sous couvert de la lutte anti drogues, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, émet une circulaire ministérielle intitulée « Les soirées raves : des situations à haut risque ». L’application de cette circulaire s’est traduite par un fichage quasi systématique des organisateurs de raves ainsi que de leurs soutiens (certains journaux, comme Telerama sont mis sous surveillance). Elle a également déclenché des actions de verbalisation des organisateurs (appelés les sound system) pour de multiples motifs : dégradation des sites, abandon d’ordures, vente de boissons alcoolisées non autorisées, contrefaçon d’œuvres musicales (les DJ n’étant pas affiliés à la Sacem). Mais, en tentant de bloquer l’organisation légale de ces raves dans les salles de spectacles officielles, la circulaire anti-rave a précipité la techno dans la clandestinité. L’organisation de raves illégales en pleine nature ou dans des lieux désaffectés s’est alors massivement amplifié. L’autre conséquence indirecte de cette politique publique visant à endiguer le phénomène techno a été de renforcer la publicité de cette musique émergente si bien qu’elle sera rapidement comparée au phénomène Yéyé des années 50 et identifiée comme la « musique des jeunes ».

https://it.wikipedia.org/wiki/Free_party
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

Face à ce rejet de la part des pouvoirs publics, des associations non lucratives comme Technopol à Lyon (1996) apparaissent dans le paysage associatif français. Elles ont pour objectif de promouvoir la musique électronique et de défendre son existence sur la scène musicale. Ces associations contribuent fortement à la reconnaissance de la techno dans le monde de la culture. Si bien qu’à la fin des années 90, face à l’affirmation de ce fait social musical, les pouvoirs publics modifient leur approche et, au lieu d’interdire systématiquement les raves, tentent de les encadrer et de les insérer dans la légalité. Paris organise ainsi sa première techno parade en 1998, que le ministre de la culture Jack Lang dénomme « la rave universelle ».

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Techno Parade à Paris (2012) © Rog01

Malgré cette institutionnalisation progressive, la scène techno sous forme de rave illégale demeure grandement inquiétée par les autorités publiques. Considérées comme des événements clandestins à hauts risques, elles ne sont pas traitées par le ministère de la culture mais par celui de l’intérieur qui se charge de leur étouffement. Étant donné le caractère illégal de ces manifestations, ces fêtes s’organisent selon un rituel bien particulier. Il s’apparente à un véritable jeu de piste où l’incertitude est de mise. Ce n’est qu’au tout dernier moment et via des canaux d’informations confidentiels (listes SMS, appel de dernière minute …) que les teknivaliers pourront rejoindre l’endroit de la fête. C’est un moyen pour échapper aux autorités publiques qui vont chercher à tout pris à arrêter la manifestation. Tout l’enjeu repose dans la sûreté de la communication et dans la confiance mutuelle. Lorsque la rave est démasquée, l’intervention policière est systématique.

https://www.google.com/search?q=rave+policr&tbm=isch&ved=2ahUKEwiEv6fwk63oAhXEkKQKHZ14AyUQ2-cCegQIABAA&oq=rave+policr&gs_l=img.3...12160.14867..14962...0.0..0.160.1298.5j6......0....1..gws-wiz-img.......0i67j0j0i131j0i30j0i19j0i8i30i19.gLzrxloREyY&ei=jN12XoTJAcShkgWd8Y2oAg&bih=576&biw=1349&tbs=sur%3Afc&hl=fr#imgrc=zPqrBLvDmZBErM
Intervention policière lors du festival Techno CzechTek en 2005. Bilan : 2 morts et plusieurs dizaines de blessés © Istme

Vers la massification culturelle

Depuis le début des années 2000, la scène techno, forte de toute sa diversité, se professionnalise et s’institutionnalise. Le travail des associations a été fondamental dans la diffusion de la musique techno dont tout un pan ne présente plus d’éléments emblématiques des sous-cultures underground.

« Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. »

Désormais considérée comme un phénomène culturel de premier plan, la techno s’invite dans les plus grands clubs européens tels que le Rex Club à Paris, le Fuse à Bruxelles ou encore dans le Berghain et le Trésor à Berlin. De nombreuses grandes villes européennes possèdent désormais leur propre festival de musique techno : South West Four à Londres, Awakenings Festival à Amsterdam, Sónar à Barcelone, Festival Hideout à Novalja ou encore Time Warp à Mannhein. Tant de festivals et de salles de concerts qui connaissent un incroyable succès auprès d’un public toujours plus large et diversifié. Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières musicales avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. La techno s’invite désormais partout. Qui aurait pensé que 25 ans après la circulaire antirave de grand sites de la culture « classique », accueilleraient des raves légales et organisées ? La tendance actuelle a de quoi surprendre puisqu’elle consiste à introduire cette culture des marges dans le patrimoine national (Château de Versailles, Palais de Tokyo à Paris, Bozar de Bruxelles ou encore les lieux de fêtes techno toujours plus insolites choisis par le média social Cercle : Jail Vila Palace en Inde, Centre cérémonial Otomi au Mexique, l’aéroport de Beauvais en France, l’Atomium en Belgique, Iguaçu au Brésil…)).

« la techno doit mourir »

La techno s’invite également dans toutes les couches sociales de la population, mais la tendance actuelle est à la gentrification culturelle. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet embourgeoisement progressif : une publicité grandissante, des grands événements qui ont tendance à quitter les périphéries pour se rapprocher des centres dynamiques, une professionnalisation croissante, des DJs qui sortent de l’anonymat avec des cachets toujours plus élevés… En conséquence, cela s’accompagne d’une augmentation du tarif des entrées aux événements techno. Une partie de cet esprit est aujourd’hui un « esprit branché » que Jeff Mills associe aux classes moyennes, voire bourgeoises « bobo » selon les termes non péjoratifs de Bernard Lahire. Une partie entière de cette scène est sortie de la périphérie pour se développer en culture mondialisée. Elle se fait le témoin irréfutable d’un glissement statutaire.

Le quotidien allemand, Die Tageszitung, proche du parti vert et des intellectuels de gauche de l’Allemagne, face à ce constat, titre dans une tribune du le 28 janvier 2020 : « la techno doit mourir ». Cette tribune choc cherche à montrer que ce genre musical aurait un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli ». Elle se serait finalement détournée de ses racines contestataires.

Des espaces de résistance

Résumer la scène techno à une culture devenue mondiale dont l’esprit contestataire et underground se serait dilué avec la massification culturelle serait nier et négliger tout un pan de la techno. La standardisation d’une partie de cette culture a poussé des collectifs, des associations, à penser un renouveau de cette scène engagée.

« Toujours plus sélectifs, ces établissements sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte ».

La nostalgie de l’époque « underground » est réelle et suscite un véritable effort de retour à la techno « pure » dans de nombreux clubs mythiques. Les établissements berlinois, confortablement installés dans les friches industrielles, comme le Kit Kat, le Trésor et le Berghain en manifestent l’exemple le plus frappant. Toujours plus sélectives, ces boites sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte. En manifeste aujourd’hui la multiplication des tutoriels sur les forums et les réseaux sociaux afin de comprendre les codes technos et parvenir à pénétrer l’ambiance underground berlinoise.

« La scène techno devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée »

Parallèlement, un enthousiasme nouveau pour ce genre musical se fait entendre, notamment en marge des grandes fêtes technos (parfois sous forme de raves illégales). Il investit une génération de plus en plus sensible aux défis actuels, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou migratoires. Les foyers contestataires actuels, notamment les ZAD et les squats, deviennent des lieux où la techno se diffuse largement, devenant le support d’actions solidaires et locales. Cette scène devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée (4). Finalement, n’est ce pas un retour aux sources avec des raves illégales portant des messages politiques actualisés ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Psqtk14-Nmss-OffBrbn-Tsnm.JPG
Photo prise lors d’une rave party © Dadonene89

L’appropriation et/ou la réappropriation de l’espace sont des éléments inhérents des raves techno dites « clandestines ». Cette musique et sa culture s’imprègnent de l’organisation spatiale façonnée par la nature et par la société pour lui donner une nouvelle fonction sociale. L’espace public devient alors une tribune populaire, un lieu d’expression individuel et collectif. Il se fait le support d’une revendication contestant l’ordre public établi. Cette appropriation modifie la conception de l’espace, mais surtout transforme les « règles du jeu » de l’espace public. Aujourd’hui, les raves techno illégales portent un message clair d’affranchissement du pouvoir politique au moment où tout une partie de la scène techno se massifie, se normalise et s’institutionnalise.


Techno / Musique électronique, quelles différences ? La scène techno fait partie de la scène plus large de la musique électronique (Electro House, Ambient, Dub Step etc.). Elle propose une musique dynamique et ultra rythmée qui se caractérise par des tracks essentiellement instrumentaux et constituées de plusieurs boucles entremêlées pendant de longs enchaînements synchronisés. Il existe des sous-genres : la Techno-Minimale, l’Ambient-Techno, l’Acid-Techno et la Tech House et autres.

(1) OSGANIAN, Patricia, et ESPTEIN Renaud, Techno : le rôle des communautés gays. Un entretien avec Didier Lestrade,  Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 22-31.

(2) RAHAOUI, Rachid, La Techno, entre contestation et normalisation, Volume, vol. 4:2, no. 2, 2005.

(3) Rave parties : Fêtes qui diffusent de la musique électronique, pouvant être de la techno, avec des effets de lumières. Ce terme fait souvent l’objet de conflits de définition. Il est souvent, à tort, associé directement à de fêtes illégales, notamment dans des lieux abandonnés ou déserts.

(4) DESCAMP Tanguy et DRUET Louis, Techno et Politique, étude sur le renouveau d’une scène engagée, L’Harmattan, Décembre 2017.

Orelsan, le rap d’une France en crise

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Orelsan à droite, dans le clip de 06h16 – Des histoires à raconter, des Casseurs flowters

Si Orelsan avait marqué les esprits avec ses titres Sale Pute et Saint Valentin, au cœur d’une vive polémique en mars 2009, son album Le Chant des sirènes a été deux fois disque de platine (2011) et La Fête est finie trois fois (2017). Finis, les scandales. Ces nouveaux textes évoquent des souvenirs provenant de l’enfance, de l’adolescence ou encore de la vie de jeunes adultes, et correspondent à la réalité de nombreux jeunes qui ont grandi dans les années 90 puis 2000. Au-delà des souvenirs mélancoliques, c’est également un portrait de la France périphérique que dresse le chanteur.


Qu’est-ce qui explique un tel engouement pour Orelsan ? S’agit-il d’un enthousiasme lié à des titres pouvant parfois être qualifiés de “commerciaux” comme la chanson Basique (La Fête est finie, 2017) ou peut-on voir derrière ce phénomène le reflet d’une jeunesse qui grandit et qui s’ennuie ?

Un rap de la France périphérique

Resté très proche de sa terre d’origine, Orelsan y fait régulièrement référence dans ses textes comme dans son film Comment c’est loin, dont le tournage a eu lieu aux alentours de Caen. En ce sens, son œuvre peut être interprétée comme une ode à la France périphérique. En mêlant de façon originale nostalgie, lassitude et contemplation, le rappeur normand ravive les souvenirs qui ont marqué l’enfance et l’adolescence des personnes issues des classes populaires et des classes moyennes de province.

Les textes qui se rapportent à son enfance passée à Alençon puis à Caen sont nombreux. Un profond sentiment d’ennui, voire de perte de repères dans une société toujours plus fracturée et en manque de sens, est omniprésent. Le titre Dans ma ville on traîne manifeste ce spleen qui anime les paroles du rappeur : ”Dans ma ville on traîne entre le béton, les plaines, dans les rues pavées du centre où tous les magasins ferment / On passe les week-ends dans les zones industrielles près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes”. Outre la fermeture des commerces de proximité, expérience commune dans les centres des villes moyennes françaises, apparaît une monotonie quotidienne.

L’évocation nostalgique des petits instants qui peuvent vite devenir des rituels, comme le samedi après-midi dans les grandes zones commerciales à faire et refaire les mêmes boutiques, fait écho à l’identification du rappeur à sa ville. Une fusion qui s’exprime notamment lorsqu’Orelsan déclare : “Ma ville aux cent clochers / À chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment / Ils effacent une partie d’mon passé.” (Dans ma ville on traîne) L’existence de l’artiste se mêle alors à l’architecture de la ville, témoignant d’un attachement intense aux rues et aux édifices qui l’ont vu grandir.

« Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises et au rythme de l’existence qui les anime qu’il rend hommage.»

Cette France “où on danse la chenille” et où “le chômage et la tisane forment un cercle vicieux” (La Pluie) est aussi caractérisée par une périurbanisation à perte de vue. Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises qu’il rend hommage.

Plus intéressant encore, Orelsan décrit la fragmentation de cette société, lorsqu’il évoque la banlieue caennaise notamment, “Où tu peux voir les grandes tours des quartiers / Où l’architecte a cru faire un truc bien / Si j’rappais pas, j’y serais jamais allé / Parce qu’on s’mélange pas tant qu’ça, là d’où j’viens.” (Dans ma ville on traîne) Cette fragmentation spatiale renvoie donc à une atomisation sociale, sinon culturelle, comme on peut le voir avec cette absence de mélange entre les quartiers populaires et les zones pavillonnaires, elles aussi caractérisées par un morcellement outrancier : “À côté des pavillons rectilignes / Où on pense à c’que pense la voisine / Où on passe les dimanches en famille / Où on fabrique du blanc fragile.” (Dans ma ville on traîne)

Il s’agit donc d’une France complexée que décrit Orelsan, une France provinciale qui s’oppose sous tous rapports au parisianisme, synonyme de suffisance, de superficialité, d’apparences et d’illusions. Cette opposition quasi vitale à Paris et son monde se traduit par une incapacité chez Orelsan à habiter la capitale, du moins mentalement : « j’suis pas chez moi dans la capitale / Je continue d’écrire sur une ville où j’habite pas » (San) Ce complexe provincial peut d’ailleurs remonter à l’enfance, lorsque le rappeur évoque la plage à une vingtaine de minutes de Caen, probablement sur la Côte de Nacre, “Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls.” (Dans ma ville on traîne)

À la géographie périurbaine s’ajoute même une critique non sans ironie du consumérisme des classes moyennes : ”J’viens d’la classe moyenne, moyennement classe / Où tout le monde cherche sa place / Julien Clerc dans le monospace”. (La Pluie)

Le porte-parole d’une génération sacrifiée ?

De là à considérer Orelsan comme un enfant de cette France en crise, porte-parole d’une génération sacrifiée ? Le rappeur chante en tout cas l’ennui et la résignation qui accable tant de jeunes, auquel il mêle la mélancolie dans son dernier album La Fête est finie. A ces sentiments s’ajoute la difficulté de rentrer dans l’âge adulte et le phénomène de l’adulescence sur lequel l’article du Comptoir Orelsan, reflet d’une génération qui n’arrive pas à vieillir revient en détail.

« Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères qui touche une partie de la population »

Son rejet de la société libérale – tant dans son rythme, dans ses habitudes que dans ses pratiques – telle qu’elle est façonnée dans les grandes métropoles est manifeste dans ses textes. La segmentation qu’il fait de la France n’est pas sans rappeler les travaux de Christophe Guilluy : à la concentration des activités dans les grandes métropoles s’oppose le reste du territoire, la France périphérique. En ce sens, le chanteur dessine ce qui constitue une contre-société, une nouvelle radicalité sociale.

Lorsqu’il évoque la capitale comme dans Suicide Social, c’est pour dresser une critique acerbe de la société contemporaine, des valeurs qu’elle propage. Cette chanson pamphlétaire n’épargne personne et égratigne les « Parisiens », les « employés de bureau » ou encore les « sudistes abrutis par leur soleil cuisant ». Il décline par ailleurs un certain nombre de fonctions ou professions que l’on retrouve typiquement dans les grandes métropoles, allant des « communicants » aux « jeunes cadres fraîchement diplômés » ou aux « PDG ». Ces archétypes semblent incarner un idéal médiocre et une existence vaine liés à l’ambition, au désir d’argent et façonnent une société dans laquelle Orelsan ne se reconnaît pas. Il n’y a pas pour autant de tendresse pour les autres groupes sociaux et milieux : les syndicalistes, les professeurs, personne n’est épargné.

D’ailleurs, fils d’institutrice et de directeur d’école, Orelsan entretient un rapport particulier avec l’institution scolaire, qui n’assure pas la mission d’ascension sociale et, surtout, qui peine à transmettre du sens à une génération désœuvrée. C’est dans Notes pour trop tard qu’il développe particulièrement ce point : “L’école est un calvaire, y’a pas grand-chose à faire / Arrêter, c’est partir trop tôt dans une autre galère / Tèj’ ton sac-à-dos en l’air, t’auras l’poids d’la société sur les épaules / Un patron, ton père et ta mère / Trois-quarts des cours servent à rien […] L’école est un filtre qui rend tout très chiant.”

Cependant, il va sans dire que le public d’Orelsan va au-delà de ceux qui partagent un vécu similaire. Son œuvre touche en effet bien au-delà des jeunes issus de cette France périphérique, en témoignent les programmations dans les festivals ou les salles parisiennes remplies pour son passage. Il chante certes une révolte, mais la tendresse, la mélancolie perdurent lorsqu’il s’agit de ses jeunes années en Basse-Normandie. Dès lors, si ses textes touchent bien au-delà des frontières qu’il leur donne, n’est-ce pas parce qu’il chante plus largement un rejet de la société actuelle, en crise ? En ce sens, Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères et le désir de nouveauté qui touche une grande partie de la population.

 

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PNL, la naissance d’une étoile cinématographique

PNL, dans Le monde ou rien, tourné dans la cité sicilienne de Scampia

PNL, pour « Peace n’ Lovés » [Paix et fric, ndlr], a sorti la quatrième et dernière partie de leur film disponible gratuitement sur YouTube, appuyé par leurs musiques en bande originale. Pour une durée totale de 66 minutes, ce tétraptyque relève d’une prouesse cinématographique qui réinvente le genre du vidéo-clip grâce à un fil narratif d’un réalisme inédit qui décrit le quotidien de la banlieue, de péripéties folles, accrochantes mais jamais clichées ou irréelles. Si la musique de PNL peut en rebuter certains, d’aucuns reconnaîtront que leur talent cinématographique est indiscutable.

Lovés, joints, QLF et fame

Intitulée Jusqu’au dernier gramme, Pt. finale, la quatrième vidéo fait suite à Naha, Onizuka, et Béné, musiques également parues en 2016 sur leur album Dans la légende, certifié disque de Diamant, chose inédite pour un label indépendant. Le groupe de rap PNL, formé par les deux frères Ademo et N.O.S, a introduit le cloud rap en France, s’inspirant de Yung Lean ou d’ASAP Rocky. Malgré un vocabulaire plutôt pauvre et redondant, le duo est parvenu à relater le quotidien abrutissant et violent des banlieusards enterrés dans leur cité, zonant en bas des blocs. Vente de canabis — et l’ivresse inhérente —, rivalité entre les gangs, la figure de la sœur et de la mère, la célébrité sont au centre de leur univers.

« J’voudrais sauver la Terre / Parfois j’voudrais la voir brûler / Ça va pas trop j’roule un tehr trop d’haine pour neuf mètres carrés » (Jusqu’au dernier gramme)

Si ces thèmes paraissent communs aux autres rappeurs français, la manière dont PNL les traite demeure inédite. L’égotrip est souvent ironique, morose, réaliste. Quant à la vulgarité et la brutalité de certains de leurs propos [1], elles sont contrastées par la maturité et le recul acquis face à certaines situations. « En fait le truc c’est qu’j’dois tuer mon monstre. Ouais j’suis là, j’me balade dans ce décor de merde » (Humain), contraste avec « On veut la ville pas le sang du maire » (Dans la légende). Ils n’ont plus peur, ni du quartier ni de la justice, ils ont trop vécu et tout connu, maintenant « [ils] sourient car [ils] connaissent déjà le sort de cette juge qui [les] condamne » (Kratos), manière métaphorique de signifier qu’ils ont mûri.

En comparant avec les vidéo-clip d’un Booba ou d’un Maître Gims, la présence des femmes est souvent dépréciative, présentées comme des « filles faciles », seules la mère et la sœur y échappent et sont élevées sur un piédestal. Or, mis à part les quatre parties du film, notons la quasi-absence de femmes [2] dans les clips de PNL. Comment l’expliquer? En prenant attention à leurs textes, on a vite l’impression que leur misogynie est feinte à cause d’une socialisation trop oppressive du quartier. Comme si eux-mêmes ne croyaient pas à la prétendue infériorité de la femme mais qu’ils se retrouvaient contraints à adopter ce discours pour prouver leur virilité.

« J’viens faire mon beurre, mer de billets, j’fais des longueurs » (Onizuka)

L’odeur et la couleur de l’argent sont omniprésentes dans l’univers PNL. Au lieu, comme Kaaris, de se payer des prostituées, ils demeurent lucides et « leur frigo n’a plus peur. Petit frère change de paire [de chaussures] » (J’suis QLF) et « jusqu’à c’que la vie ne leur fasse plus jamais peur ». Eux-mêmes le disent, ils ont trouvé un équilibre grâce à la musique et n’éprouvent plus le besoin de vendre, de se battre, de prouver quoique ce soit. Ils travaillent sur leur musique et leur film.

Un réalisme quasi-zolien [3] de la banlieue

Les thèmes abordés dans le film sont ceux évoqués plus haut mais mettent en scène surtout quatre personnages : Naha, Béné, Onizuka et Macha. Le film s’ouvre sur l’intérieur d’une HLM de banlieue parisienne avec un jeune qui roule un joint. D’emblée, le ton est donné. L’univers est oppressant, mortuaire et abrutissant. Échapper à l’ennui par l’herbe, échapper à la pauvreté par sa vente. Des jeunes, déscolarisés ou trop âgés pour le secondaire, sont en bas des immeubles, fument des clopes, rient, discutent, attendent parfois et, surtout, ne font absolument rien. Toute l’intrigue du film part sur une guerre commerciale de contrôle du marché de la weed. Comme si cette petite guerre n’était que divertissement. Évidemment, il n’en sera rien.

Rapidement, l’introduction des policiers apparaît. Mais là où l’on croirait les voir présentés péjorativement, ils sont simplement des policiers observant la banlieue pour démanteler le trafic. Ils ne présentent pas de caractéristiques grossières du flic blanc qui vote FN. À aucun moment, on ne tombe dans le cliché. Pour autant, ils ne taisent pas la haine des policiers qui existent — notamment lorsque Béné lance une brique sur le pare-brise de la voiture policière ou l’altercation entre les policiers et les amis de Macha qui est recherché.

« Les billets bleus sont devenus violets, les rouges sont devenus verts » (Da)

Les jeu des acteurs qui proviennent de l’entourage des deux rappeurs est sans fausse note [4]. Le jeune Béné, nous touche par sa révolte candide, et par sa volonté de porter le monde sur ses épaules et de vouloir régler tous les problèmes seul. Le personnage d’Onizuka est particulièrement attachant car il fréquente l’université qu’il finit par quitter. Il incarne l’individu qui tente de se sortir de cet enfer mais que la réalité du quartier finit par rattraper.

La violence quotidienne est toujours soulignée de manière épique comme si, malgré l’habitude, elle demeurait affreuse

La ville de Corbeil-Essonnes, et plus particulièrement la cité des Tarterêts, d’où est issu PNL, est marqué par sa violence quotidienne que le duo s’est efforcé de montrer dans le film. Bagarres entre les différents gangs, l’affligeante facilité pour se procurer un pistolet chez le voisin, les menaces, les regards qui se transforment en coup de couteau.

« Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère / Pas besoin qu’on m’aime en fait, j’ai juste besoin que tu quittes ma tête » (Simba)

Une courte scène dans la partie finale met en scène un contraste impressionnant entre le quotidien de Corbeil-Essonnes qui jouxte la banlieue pavillonnaire de Villabé, où des jeunes blancs jouent au foot et filment la voiture de police qui passe, comme pour marquer qu’ils sont inhabitués à cette présence [5].

La métaphysique du rêve [6] ponctue le film et a une place non négligeable : que cela soit la simple présence d’un survêtement de club de foot tels que FC Barcelone ou Inter Milan ; ou bien de clubs moins connus tels que FC Real Bristol, de façon à signifier que le jeune a dû faire un essai dans le club de formation mais qu’il a échoué ; ou encore Macha qui, ayant fui à Marbella, trompe l’ennui accompagné d’une femme, les pieds dans la piscine, les palmiers fouettés par le vent méditerranéen.

Le couple son-image

Et d’un point de vue technique ? PNL a utilisé ses musiques comme bande originale et nommé éponymement les épisodes de leur film. Ainsi, le titre Naha est la bande originale de la première partie du film. Ce procédé aurait pu devenir répétitif si PNL n’avait pas modulé les titres originaux pour qu’ils collent parfaitement au corps esthétique du film. Ils ont non seulement  effectué des modulations du thème musical, augmenté de nouvelles nappes sonores et instruments, mais ils ont aussi amputé des sons présents sur le titre originel. Il faut encore noter l’astuce du leitmotiv pour annoncer l’action future d’un personnage principal. Par exemple, l’irruption du leitmotiv de Naha dans la musique d’Onizuka qui s’y entremêle avec perfection.

Les flash-back sont en noir et blanc et se colorisent par nuance en fonction de la proximité avec le présent

En ce qui concerne les techniques de tournage, PNL est renommé pour des clips de qualité. Que cela soit Oh Lala tourné en Islande ou La vie est belle tourné en Namibie, l’esthétique soignée et onirique du groupe cadrait déjà parfaitement avec la musique planante. Dans ce film, on remarque un soin particulier accordé à l’alternance entre les ralentis et les plans accélérés. Peut-être qu’un usage plus parcimonieux des ralentis aurait été plus judicieux. Sinon l’utilisation du fondu au blanc et fondu au noir obéit aux règles classiques du cinéma mais la règle du 180° [7] n’est parfois pas respectée, ce qui peut donner l’impression de faux-raccord.

« On veut la vie de rêve, elles veulent toutes l’arrière à Kim Kim / J’crame ma garo puis je respire comme si je sortais de Guantanamo » (Gala Gala)

Quant à la trame de l’histoire, on est vite happé par le destin de ces personnages pour qui l’on s’attache ou que l’on hait à l’instar de Macha — l’acteur ayant même reçu des menaces de mort de fans… Aussi, les deux frères ont évité de tomber dans la simplicité du manichéisme des policiers ou de Macha, le “méchant” du film. De fait, grâce à l’usage de flash-back, ils parviennent à raconter l’histoire de ce dernier et l’on parvient presque à s’émouvoir, à comprendre d’où vient sa violence. La violence, selon PNL, ne serait donc pas intrinsèque à l’homme mais proviendrait d’une enfance elle-même violente, d’un père qui bat son fils, d’un ballon de foot crevé. Une violence intériorisée comme moyen de vengeance contre cette « chienne de vie ».

Cette vie qui, après tout, mérite d’être fumée jusqu’au dernier gramme.


Notes de bas-de-page :

[1] On a beaucoup reproché à PNL leur vulgarité, l’usage de mots arabes et d’onomatopées, leur manière brutale de parler, presque animale mais, revendiquant cette appartenance à la cité, ils posent leur animalité en opposition à ceux qui parlent de manière civilisée. Les mêmes qui, pour eux, les enterrent dans des cités.

[2] Mise à part une paire de hanches qui passent très rapidement dans le clip J’suis QLF. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi QLF (Que La Famille), qu’ils n’accordent aucune attention aux femmes sauf à leur sœur ou à leur mère.

[3] Peut-être est-il nécéssaire de s’expliquer sur l’utilisation du terme ‘zolien’, provenant de l’intellectuel Émile Zola. Le naturalisme zolien s’est toujours efforcé à dépeindre les classes populaires d’une précision encore inégalée aujourd’hui. Quant à PNL, si leur vocabulaire n’est effectivement en rien comparable à celui de l’écrivain, leur réussite passe justement par un dictionnaire pauvre mais une expression paradoxalement tout aussi riche. Si PNL est aussi apprécié c’est qu’ils ont su parler aux gens d’en bas avec leur vocabulaire. Pour autant, le mot ‘quasi’ apparaissait nécéssaire, car ce réalisme se distancie de celui de Zola puisqu’il n’a, si ce n’est le même but, au moins des moyens d’expression différents.

[4] Si le jeu d’acteur est bon pour une production indépendante sans grands moyens, la synchronisation des voix est parfois très légèrement décalée ce qui donne un résultat malheureusement très brouillon.

[5] Autre contraste très intéressant, la cité et Paris que les protagonistes sont amenés à rejoindre par RER. La capitale se résume à l’université ou aux stations de métro. L’autre scène dans Paris intra-muros est synonyme d’échappatoire pour Béné et son ami, consacrant la différence de monde entre des endroits pourtant séparés par moins de vingt kilomètres.

[6] Plus que la substance onirique, c’est le rêve, l’espoir, qui sont au centre de l’univers PNL mais comme moyen d’échappatoire, d’exutoire presque, à l’enfer qu’est la banlieue.

[7] « Lorsque l’on filme deux personnages qui se font face en champ/contre champ, la caméra ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit ces personnages » Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma

Pour aller plus loin :

La musique Tu sais pas est probablement l’une de leur plus engagée. Sinon, Jusqu’au dernier gramme est l’une des plus poétiques et la mieux écrite. Pour mieux cerner l’univers PNL vaut-il encore mieux se plonger dans leurs albums en entier plutôt qu’écouter des musiques isolées, écrites originellement pour former un tout.

Crédits images : 

  • Screenshot du clip Le monde ou rien, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube
  • Screenshot du clip Onizuka, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube

« Peuple manifestant » : Saez a-t-il pondu son « Hexagone » ?

Damien Saez ©Julien Manceau

A bientôt 40 ans, Damien Saez n’a rien perdu de la fougue et de la colère de ses débuts. A l’occasion de la sortie de son dernier album (Acte 1 Manifeste : L’Oiseau Liberté), l’interprète de Jeune et Con et Jeunesse lève-toi sort gratuitement sur son site officiel Peuple manifestant. Une chanson-pamphlet de neuf minutes, qui vomit sans interruption sur la société. Un titre assassin à la violence militante qui n’est pas sans rappeler un certain Hexagone, à l’époque où Renaud ne votait pas encore Fillon…

https://www.youtube.com/watch?v=ukg8iczfy0Q

« J’ai lu ton tweet, mon camarade »

Tout commence par un tweet, cruel mais nécessaire rappel de la superficialité de la communication d’aujourd’hui, puis Saez déroule, vomit sa chanson. Neuf minutes sans pause pour reprendre un quelconque souffle, neuf minutes de diatribes, d’insultes, de coup de gueule et de poing levé. Ce sont ses tripes qui parlent, et sa voix écorchée n’a jamais été aussi pertinente que sur ce texte. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Saez avait de la colère à exprimer lorsqu’il a écrit Peuple manifestant. Système éducatif, politique culturelle, monde médiatique, frappes en Syrie, racisme d’État, apathie du peuple, rien ou presque n’est épargné par ses coups de plume. Saez, éternel « poète maudit » de la chanson française, révolté sincère aux punchlines acérées, a le pessimisme en bandoulière. Son rock alternatif, qui flirte avec le rap dans son écriture, vise juste et là où ça fait mal, et se veut être une voix de la France d’en bas, celle qui n’a pas peur de traiter la société de « salope », au risque de choquer la « culture légitime » bourgeoise.

L’année 2016 ne l’a de plus évidemment pas laissé indifférent. Mais au-delà des critiques en écho direct avec l’actualité brûlante, de la politique française au Moyen-Orient (« Quand il y a du pétrole faut que ça tombe, sur des pays pauvres, des gamins »), à l’escalade sécuritaire (« les états d’urgence pour asseoir, ah ouais c’est sûr, tous les pouvoirs »), c’est surtout l’apathie générale qui le fait sortir de ses gonds.

https://www.youtube.com/watch?v=TC0l4fhvXco

« Être né sous le signe de l’Hexagone »

Là où Renaud, en 1975, crachait joyeusement sur les 50 millions de prétendants au trône de Roi des Cons (alias nous autres, Français), Saez envoie ses uppercuts à la gueule du « peuple collaborant », un peuple qui préfère « cliquer » et « tweeter », c’est-à-dire malheureusement tout le monde ou presque. Si vous vous sentez agressés par cette chanson, c’est le but. On aurait d’ailleurs tort de disserter sur l’impact qu’un tel titre peut avoir : peut-on être crédible et audible lorsqu’on ne calme pas ses mots, lorsqu’on est aussi virulent ? C’est un faux débat qui en dit long sur le conformisme ambiant…

Radiographies sans concession de deux sociétés françaises certes ancrées dans leur contexte (mais pas si différentes que ça si on suit le diagnostic des deux artistes), Peuple manifestant et Hexagone, sont avant tout des expressions artistiques, qui traduisent la colère de leur interprète respectif. Censuré sur J’accuse, son album précédent, Saez ajoute ses griefs personnels à sa critique de la société. Là où Renaud conservait un certain recul très politique sur son texte, Saez vit ce qu’il chante, devient ce qu’il dit. Voilà pourquoi, sans doute, la chanson a ses moments d’égarement, des mots qui se répètent (« collaborant »), des rimes qui ne se trouvent jamais… Peuple manifestant est confus car spontané, puissant car sincère.

Règlement de comptes, pamphlet militant, cri du cœur et des boyaux : Peuple manifestant est un peu tout ça à la fois, mais nous rappelle surtout par son caractère choquant à quel point la chanson française est insupportablement lisse et conforme. Saez dynamite tout cela, veut donner du relief, et au passage, peut-être réveiller quelques consciences. Pour neuf minutes au moins, pari réussi… Le reste n’est pas de son ressort.

Crédit photo : ©Julien Manceau