20 ans après le référendum de 2005 : le « non » fait la force !

© Nino Prin pour LVSL

Il y a vingt ans, le « non » de 55% des Français à la Constitution européenne soumise à référendum envoyait un message clair de rejet d’une construction supra-étatique néolibérale, technocratique et austéritaire. Ultra-majoritaire chez les classes populaires et victorieux malgré la propagande médiatique en faveur du « oui », ce vote dessinait une majorité sociale pour une autre politique, bâtie sur la souveraineté populaire et un Etat fort face à l’oligarchie et à la mondialisation. Malgré le passage en force du Traité de Lisbonne, cette majorité existe toujours et doit servir de base électorale et sociale pour la gauche. C’est en tout cas l’avis du député LFI de Loire-Atlantique Matthias Tavel. Tribune.

Vingt ans après le « non » du peuple Français au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, la poutre travaille encore. L’histoire a donné raison à ceux qui ont défendu la rupture avec la construction libérale de l’Europe. Les dogmes libéraux (austérité budgétaire, libre-échange, banque centrale indépendante, soumission à l’OTAN etc.) ont montré leur incapacité à faire face aux crises comme aux défis durables. Même les libéraux ont dû les mettre parfois entre parenthèses depuis, face au Covid par exemple. 

Mais les fanatiques de la Commission européenne et leurs relais veulent persévérer avec cette boussole, « quoi qu’il en coûte » économiquement, socialement, écologiquement, démocratiquement. Car dans un contexte structurel de changement climatique, de désindustrialisation, d’impérialisme douanier des Etats-Unis, de concurrence déloyale chinoise, de sécurité collective européenne mise à mal par la guerre de Poutine en Ukraine, la poursuite du « monde d’avant » n’est ni possible, ni souhaitable. 

Un « non » populaire

Le monde d’après ne peut avoir d’autre fondement que l’exigence populaire exprimée dans les urnes du 29 mai 2005. Ce jour-là, 55% des Français votaient « non » à l’Europe libérale, avec une très forte participation de 70%, au terme d’un débat intense. Plus encore, le « non » l’emportait chez 80% des ouvriers et dans 84 départements sur 100, dans 413 circonscriptions sur 577. C’est cette « force du peuple » que l’oligarchie a voulu effacer. Sans succès.

« Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. »

Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. Au bout de vingt ans de manœuvres et fausses alternances, le camp du « oui » est à bout de souffle. L’effondrement du PS en 2017, de l’UMP en 2022, du macronisme depuis, confirme le rétrécissement continu de la base sociale du « oui » de 2005, libéral et européiste. Si les deux porte-parole du « oui » qui s’affichaient ensemble à la une de Paris Match à l’époque, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont été élus, ils auront été le chant du cygne de leurs partis. Et la fusion de ces deux courants d’opinion dans le macronisme en aura signé l’agonie. A l’inverse, les forces politiques en dynamique sur ces vingt dernières années, en particulier la gauche radicale par le Front de Gauche puis la France insoumise, mais aussi le RN, sont directement liées au « non ». 

L’Europe austéritaire contre la souveraineté

La forfaiture de la ratification du Traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008 aura donné le départ d’une série de coups de force pour imposer aux peuples les choix qu’ils refusaient : référendums contournés ou piétinés en France, Pays-Bas, Irlande, Grèce ; recours à l’article 49-3 de la Constitution en France pour imposer la privatisation d’EDF-GDF, la loi El Khomri, les budgets austéritaires ou la retraite à 64 ans ; criminalisation des Gilets jaunes ainsi que des mouvements sociaux, écologistes, ou pour la paix à Gaza etc. La « normalisation » libérale de la France se fait contre la démocratie, par un néolibéralisme autoritaire dont 2005 a été la genèse. La brutalité du refus d’Emmanuel Macron de respecter le résultat des élections législatives de 2024 en écartant le Nouveau Front Populaire de la formation du gouvernement n’est que la suite logique du rétrécissement autoritaire du « oui » liée à sa minorisation dans la société française.

L’aspiration à la souveraineté n’a fait que se renforcer depuis 2005. Souveraineté populaire face à la monarchie présidentielle et aux diktats européens comme l’a par exemple exprimé l’exigence du référendum d’initiative citoyenne. Souveraineté industrielle et agricole pour produire ce dont le pays a un besoin impérieux contrairement aux pénuries subies, à la concurrence déloyale, aux délocalisations. Souveraineté sociale des salariés face à la toute puissance des actionnaires et aux licenciements boursiers ou pour reprendre les entreprises en coopératives comme les Fralib ou les Duralex. Souveraineté en matière de défense pour une politique non-alignée face à Trump et Poutine. Souveraineté énergétique et numérique pour ne plus dépendre des énergies fossiles importées au prix de soumissions géopolitiques ni du féodalisme numérique des GAFAM. Souveraineté par la planification et l’adaptation pour faire face aux incertitudes d’un climat déréglé. Et même souveraineté sur soi-même par la constitutionnalisation du droit à l’avortement ou l’exigence du droit à mourir dans la dignité.

Pour un populisme unitaire

Car vingt ans après, les leçons de 2005 sont toujours valables. Il n’y aura pas de rupture économique et sociale sans refondation démocratique, sans reprise du pouvoir par les citoyens à travers la 6e République. Il n’y aura pas de reconstruction des services publics ou de l’industrie, de bifurcation écologique sans protectionnisme, sans mise en cause du mythe de la « concurrence libre et non faussée », du libre-échange, de l’austérité budgétaire et de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Il n’y aura pas de voix européenne pour la paix sans sortie de la soumission à l’OTAN. Pour le dire simplement, il n’y aura pas de politique de défense des intérêts populaires et de l’intérêt général sans confrontation avec les traités et institutions de l’Union européenne.

Dans nombre de pays, c’est l’extrême-droite nationaliste qui en tire profit. Elle joue sur l’ambiguïté, mélangeant un discours hypocrite prétendant défendre la souveraineté pour mieux servir de force d’appoint ou de remplacement aux oligarchies néolibérales affaiblies, en reprenant ses grandes réformes. Elle divise les intérêts populaires par le poison du racisme pour empêcher les résistances et dissimule ainsi son projet libéral derrière un vernis identitaire. L’extrême-droite n’est pas la défenseure de la souveraineté du peuple, mais de la confiscation de celle-ci pour la détourner au service de l’oligarchie. 

« Une autre leçon de 2005 est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. »

La France peut basculer dans le même chemin si la gauche n’est pas capable de porter haut ce qui a fait sa force en 2005, la défense de la souveraineté populaire au service d’un projet égalitaire et émancipateur. En un mot, la République jusqu’au bout.

Une autre leçon de 2005, pleine d’espoir, est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. Bien sûr, en 2005, les chaines d’information en continu et les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais le matraquage médiatique pour le « oui » et pour insulter les partisans du « non de gauche » en les assimilant au FN était féroce. Et il a perdu. Dans les urnes du 29 mai 2005, le « non » était majoritaire chez les sympathisants de gauche et les voix de gauche étaient majoritaires dans le « non » français.

C’est par un discours clair, un autre projet de société autour de la souveraineté et de la dignité, centré sur la défense de toutes les classes populaires et de l’identité républicaine de la France face à la mondialisation libérale que le « non » de gauche a emporté la conviction et la victoire. Comment ? Par une campagne unitaire et citoyenne avec une multitude de comités locaux rassemblant partis, syndicats, associations et citoyens engagés autour du « non » et mêlant le meilleur de toutes les cultures de la gauche de rupture. C’est ce « populisme unitaire » qui a permis la victoire.

En Roumanie, la colère contre le libéralisme de Bruxelles nourrit le poujadisme

George Simion (à gauche), Anamaria Gavrilă (POT) et Călin Georgescu (à droite) lors d’une manifestation le 1er mars à Bucarest. © Page Facebook de George Simion

Après la victoire surprise du nationaliste Călin Georgescu au premier tour de la présidentielle en décembre 2024, le régime roumain a vacillé : élection annulée, candidature de Georgescu interdite, manifestations massives… En cherchant à tout prix à conserver leurs réseaux clientélistes et à maintenir l’ancrage atlantiste du pays qui abritera bientôt la plus grande base européenne de l’OTAN, les élites libérales du pays ont joué avec le feu. George Simion, seul candidat d’extrême-droite autorisé à se présenter, vient de réaliser un score encore plus écrasant et semble bien parti pour gagner. En accusant Moscou de miner la démocratie roumaine, les partis traditionnels pro-européens ont finalement nourri leurs opposants poujadistes et pro-Trump. Un scrutin rocambolesque et dégagiste qui en dit long sur le ras-le-bol des Roumains face au grand marché européen. Reportage.

Le calme avant la tempête ? En cette période de Pâques, fête très importante pour les 74% de Roumains qui s’identifient comme orthodoxes, la politique semble assez loin. Au marché d’Obor, au Nord-Est de Bucarest, les habitants de la capitale achètent brioches, œufs, et produits frais pour leurs repas, tandis que les cierges et les bougies destinés aux offices religieux sont en vente presque à chaque coin de rue. L’excellent état des églises, qui contraste avec celui des autres bâtiments pas toujours bien entretenus, illustre l’importance de la religion pour les Roumains. Hormis quelques panneaux électoraux discrets, rien ne vient rappeler qu’une élection présidentielle doit se tenir dans moins d’un mois.

Dégagisme et guerre judiciaire

Certes, les églises font davantage le plein que les bureaux de votes : aux derniers scrutins, législatif et présidentiel, organisés fin 2024, à peine plus d’un électeur sur deux s’est déplacé. Mais cette atmosphère très calme contraste avec la tension qui secoue le pays depuis plusieurs mois. Le 24 novembre 2024, à la surprise générale, le candidat indépendant d’extrême-droite Călin Georgescu est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle avec 23% des suffrages. Cet entrepreneur politique a d’ailleurs habilement su exploiter la dévotion religieuse des Roumains, terminant chacun de ses discours par des appels à Dieu. « Se présenter comme le Messie dans un pays en manque de leadership depuis des années est un créneau porteur » résume Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans en Roumanie. 

Deuxième surprise : une candidate libérale anti-corruption, Elena Lasconi, s’est également qualifié pour le second tour, devançant d’à peine 3.000 voix le représentant du PSD, le parti « social-démocrate » qui partage depuis 35 ans le pouvoir avec la droite du PNL (Parti national libéral), dont le candidat arrive cinquième. Si une vague dégagiste était attendue, son ampleur surprend les politiciens roumains. Une semaine plus tard, le PSD et le PNL perdent leur majorité au Parlement, subissant une hémorragie de 19% des voix, qui bénéficie largement à l’extrême-droite. Le parti AUR (Alliance pour l’Union des Roumains) gagne 9 points et devient la deuxième force politique du pays, tandis que deux autres formations nationalistes et ultra-conservatrices, SOS Roumanie et le Parti de la Jeunesse (POT, qui a soutenu Georgescu), entrent à la chambre des députés. Pour les élites du PSD et du PNL qui gouvernent le pays depuis la chute du régime de Ceaușescu, c’est la panique. Nouveau rebondissement le 6 décembre 2024 : deux jours avant le second tour de la présidentielle, la Cour Constitutionnelle, dont les neuf juges ont été nommés par le PSD et le PNL, décide… d’annuler l’élection, invoquant des soupçons d’ingérences russes via le réseau Tiktok.

Manifestation en soutien à Călin Georgescu à Bucarest le 24 janvier 2025. © Page Facebook de Călin Georgescu

Călin Georgescu et son rival d’extrême-droite d’AUR George Simion (arrivé quatrième au scrutin présidentiel de fin 2024) parlent de « coup d’Etat », tandis que son opposante libérale Elena Lasconi s’oppose aussi à cette décision, qu’elle estime « illégale et immorale ». A eux trois, ils représentent plus de cinq millions d’électeurs et 56% des votants, soit le double du score combiné des candidats du PSD et du PNL. Georgescu organise plusieurs grandes manifestations contre « la dictature de l’Europe, qui soumet la Roumanie à la tyrannie » et ses intentions de vote s’envolent. La fragile démocratie roumaine vacille, certains redoutant un épisode similaire à l’invasion du Capitole américain par les partisans de Trump en 2021 ou du Congrès brésilien par ceux de Bolsonaro deux ans plus tard. En parallèle, la bataille judiciaire continue, jusqu’à l’interdiction définitive de la candidature de Georgescu en mars. 

Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui ont offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Malgré le soutien populaire dont il bénéficie, il se retrouve privé de solutions. Il se résout donc à soutenir son rival George Simion, qui n’a presque même plus à faire campagne : le ras-le-bol face à la situation se transforme presque mécaniquement en votes. Le 4 mai 2025, lors de la nouvelle élection, il terrasse ses opposants avec 41% des voix dès le premier tour. Le PSD et le PNL ont beau présenter un candidat commun, Crin Antonescu, celui-ci est à nouveau exclu du second tour, dépassé par le maire de Bucarest, Nicușor Dan, qui reprend le créneau centriste et anti-corruption porté par Lasconi au précédent scrutin. Plus rien ne semble désormais empêcher le rouleau compresseur Simion de l’emporter le 18 mai prochain. Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui auront donc offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Ingérences russes ou des services secrets roumains ?

Si la fin de ce feuilleton est désormais prévisible, de nombreux angles morts persistent, notamment les raisons de la percée soudaine de Georgescu. A lire la presse occidentale, les publicités Tiktok payées par la Russie auraient suffi à convaincre plus de deux millions d’électeurs crédules à voter pour un fasciste inconnu quelques semaines auparavant. D’après ces « enquêtes » qui s’appuient sur les rapports déclassifiés des services secrets roumains, quelques centaines d’influenceurs auraient été payés pour mettre en avant des mots clés liés à Georgescu à travers des agences marketing occultes, pour un coût de 380.000€ sur Tiktok et de 140.000 à 224.000€ sur Facebook, selon Le Monde. Si l’on en croit ces révélations, l’affaire aurait donc été très rentable pour le Kremlin. A la conférence sur la sécurité de Munich, le vice-président américain JD Vance, soutien affiché de l’extrême-droite roumaine, n’a pas hésité à se moquer du ridicule de la situation : « si votre démocratie peut être détruite par quelques centaines de milliers d’euros de publicités en ligne par un pays étranger, c’est qu’elle n’est pas très solide. »

« La Russie sert de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. »

Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans.

Pour Florentin Cassonnet, l’importance donnée à cette ingérence russe est exagérée : « la Russie a fait ce qu’elle fait ailleurs : elle mène une guerre informationnelle et exacerbe les tensions internes. Mais elle sert aussi de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. » Bien sûr, la Russie avait des raisons de souhaiter une victoire de Georgescu, hostile à la poursuite du soutien roumain à son voisin ukrainien. Mais elle n’est pas le seul acteur qui avait intérêt à promouvoir sa candidature. D’après le média d’investigation roumain Snoop, ce serait plutôt le Parti National Libéral, à la peine dans les sondages, qui aurait financé ces pubs pro-Georgescu dans l’espoir de diviser le vote d’extrême-droite et de pouvoir ainsi se qualifier au second tour. D’autres analystes roumains estiment quant à eux que le PSD voulait un candidat d’extrême-droite au second tour pour pouvoir gagner facilement grâce à un « vote barrage ». Des scénarios qui ont totalement échappé à leurs concepteurs.

Ces doutes se fondent sur l’influence très forte des services secrets roumains sur la politique du pays. D’après la journaliste d’investigation Emilia Șercan, le parcours de Georgescu, laisse à penser qu’il serait « le produit électoral créé et patiemment cultivé dans d’obscurs laboratoires dirigés par des hommes des services secrets. » Elle en veut pour preuve la thèse du politicien au Collège de la défense nationale, une instance sans qualification académique, largement sous l’influence de Gabriel Oprea, un ancien officier de l’armée de Ceaușescu, recyclé dans la politique sous les couleurs du PSD jusqu’à devenir Premier ministre. Pour Florentin Cassonnet, Georgescu n’a en tout cas rien d’anti-système : « son CV est à prendre avec des pincettes : il y a beaucoup de trous et de doutes sur son travail concret dans différentes instances. Il vient du sérail, cela rappelle le parcours des agents de la Securitate (services secrets roumains sous la dictature de Ceaușescu, ndlr). »

Sans affirmer avec certitude que Georgescu est une création de « l’Etat profond », Vladimir Bortun, politologue d’origine roumaine travaillant désormais à Oxford, juge l’hypothèse crédible. D’après lui, « la Roumanie a un appareil de sécurité surdéveloppé, avec 5 ou 6 agences, qui ont chacune leurs propres intérêts économiques et politiques. Certaines souhaitaient peut-être une victoire facile face à l’extrême-droite, quand d’autres pouvaient avoir un intérêt à la victoire de Georgescu. » Bortun s’interroge sur la complaisance du système à l’égard de Georgescu alors qu’il existait, selon lui, des raisons sérieuses d’empêcher sa candidature en amont, notamment le fait qu’il n’ait jamais déclaré ses dépenses de campagne. On peut y ajouter « l’oubli » suspect de l’enquête dont il fait l’objet depuis 2022 pour « apologie du mouvement légionnaire ». Georgescu avait en effet fait l’éloge de ce mouvement paramilitaire fasciste et de Ion Antonescu, le « Pétain roumain » (qu’il a qualifié de « héros de la nation »), dont le régime, allié à Hitler, fut responsable de la Shoah en Roumanie. Prononcer de tels propos dans un pays qui a le deuxième plus grand nombre de victimes de l’Holocauste aurait dû conduire à écarter sa candidature bien avant le vote final.

Un maillon essentiel de l’OTAN en plein doute sur la guerre en Ukraine

Malgré ses déclarations révisionnistes et sulfureuses, Georgescu n’a finalement été « débranché » que dans l’urgence, dans des conditions qui ont renforcé le doute et la colère des Roumains sur le fonctionnement de leur démocratie. Si le PSD et le PNL ont employé les grands moyens pour empêcher sa possible victoire, c’est que les piliers de leur modèle étaient menacés, en particulier l’alignement atlantiste de la Roumanie. En plein cœur de la capitale, devant l’énorme Palais du Parlement construit par Ceaușescu, un grand drapeau de l’OTAN, aux côtés de ceux de la Roumanie et de l’UE, vient d’ailleurs rappeler combien l’appartenance au bloc occidental est fondamentale pour ses dirigeants.

Devant l’immense Palais du Parlement, construit par Ceaușescu, les drapeaux de l’OTAN et de l’UE viennent rappeler l’orientation géopolitique de la Roumanie. © William Bouchardon

Voisin de l’Ukraine, le pays abrite depuis 2016 les radars et les batteries de missiles qui font partie du bouclier anti-missile de l’OTAN. Aux côtés de la Pologne et de la Turquie, qui disposent aussi de matériel du même type, cette installation est explicitement conçue pour riposter à une attaque russe. La guerre en Ukraine a évidemment donné une importance supplémentaire à la Roumanie dans l’alliance dirigée par Washington : elle abritera à terme la plus grande base de l’OTAN sur le sol européen, sur les rives de la Mer Noire. Une fois achevés les immenses travaux, chiffrés à 2,5 milliards d’euros, la base de Mihail Kogălniceanu, héritée de la période communiste, devrait couvrir 3.000 hectares et accueillir 10.000 soldats. Le budget militaire roumain a quant à lui grimpé de 45% en 2024, alors que le pays connaît pourtant le plus fort déficit public de l’UE, à 9,3% du PIB. Fier de l’implication de son pays dans l’effort militaire demandé par les Etats-Unis, le Président sortant Klaus Iohannis, issu du PNL, était d’ailleurs candidat pour diriger l’OTAN.

Mais l’enlisement de la guerre en Ukraine questionne les Roumains sur la pertinence du soutien permanent à Kiev. « En 2022, il y a eu une vraie solidarité envers les réfugiés ukrainiens, mais désormais les Roumains voient le coût de la guerre, en termes d’inflation (14% en 2022, 10% en 2023, 5% en 2024) ou d’aide financière à apporter à leur voisin » rapporte Florentin Cassonnet. Une situation qui a servi de carburant électoral à Georgescu. Celui-ci s’est appuyé tant sur des faits réels, comme la concurrence du blé ukrainien qui a mis en difficulté des agriculteurs, que sur des fake news, évoquant par exemple des allocations qui seraient 10 fois supérieures pour les enfants ukrainiens que les enfants roumains, pour arguer de la nécessité de stopper l’aide à l’Ukraine. Peu importe que ses arguments soient fondés ou non, ils « ont résonné avec la réalité vécue par les Roumains, en particulier dans les régions frontalières » explique le correspondant du Courrier des Balkans.

Des « souverainistes » très pro-américains

Au-delà du coût de la guerre pour un pays qui est déjà parmi les plus pauvres de l’UE, « beaucoup de Roumains ont peur d’être entraînés dans une guerre avec la Russie » complète Vladimir Bortun. Loin de la ligne de front, Ursula Von der Leyen, Keir Starmer ou Emmanuel Macron continuent à tenir une ligne jusqu’au-boutiste qui suscite des doutes chez de nombreux Roumains. « Ceux-ci ont été sensibles à la promesse de Georgescu de faire de la Roumanie un pays neutre, même s’il s’est ravisé quand il a commencé à percer dans les sondages » complète Bortun. Mais cette menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a suffi à effrayer Bruxelles et Washington. Étant donné la « place importante [de la Roumanie] dans le système de sécurité de l’UE et de l’OTAN », Florentin Cassonnet s’interroge sur les pressions occidentales qui ont pu être exercées sur les autorités roumaines pour stopper l’élection.

La menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a effrayé Bruxelles et Washington.

Depuis cet hiver, la situation a quelque peu changé. D’une part, l’exclusion de Georgescu du scrutin et son « remplacement » par George Simion a rassuré les capitales européennes : « Simion est de moins en moins anti-système, il arrondit les angles comme l’ont fait Marine Le Pen ou Giorgia Meloni », détaille Cassonnet. « Il ne parle pas de sortie de l’UE ou de l’OTAN, mais demande plutôt un rééquilibrage pour que la Roumanie en bénéficie davantage. » D’autre part, malgré ses revirements et son amateurisme en matière diplomatique, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a légitimé les discours en faveur de négociations de paix.

Georgescu et Simion ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges sur le Président américain, qu’ils voient comme un sauveur apportant la paix et rétablissant les valeurs traditionnelles, qu’ils opposent au « wokisme » qui serait promu par l’UE et George Soros. Simion s’est d’ailleurs rendu à l’investiture de Trump, tandis que Georgescu a suggéré que l’annulation de sa victoire faisait partie d’un plan visant à entraîner l’OTAN dans une guerre directe avec la Russie, afin d’empêcher Trump d’apporter la paix mondiale. Plus surprenant, Victor Ponta, ancien Premier ministre du PSD, forcé de démissionner pour des affaires de corruption en 2015 et arrivé quatrième à la présidentielle de mai 2025, a lui aussi tenté de copier Trump, arborant une casquette « Make Romania Great Again » durant sa campagne. « Ils essaient tous les trois d’être le Trump roumain », explique Bortun. « Si même les candidats soi-disant souverainistes se présentent comme tels, ça vous donne une idée de la place de la Roumanie dans le système international ! C’est une attitude d’auto-colonisation. » Plutôt que d’être les «pro-russes » que décrivent les médias occidentaux, Georgescu et Simion semblent au contraire pleinement en phase avec le tournant nationaliste et réactionnaire en cours de l’autre côté de l’Atlantique.

Dans les eaux glacées du marché européen

En s’inspirant de Trump, l’extrême-droite roumaine a donc habilement exploité la crainte bien réelle de l’élargissement de la guerre en Ukraine pour finalement rester dans le giron de Washington. Mais outre ces aspects conjoncturels, le terrain était fertile depuis longtemps pour une percée des forces fascistes. L’ultra-libéralisme économique mis en place depuis la chute du communisme, puis l’adhésion à l’Union européenne en 2007, ont fait exploser les inégalités et la précarité. « L’entrée dans le néolibéralisme s’est traduite par des privatisations massives, un sous-investissement chronique des services publics, un code du travail qui protège très peu les travailleurs, une flambée des prix de l’immobilier et un système fiscal régressif » liste Vladimir Bortun. Un cocktail explosif auquel s’ajoute aujourd’hui un « consensus politique total en faveur de l’austérité » pour baisser le déficit.

Jetés dans les eaux glacées du marché, de nombreux Roumains tentent tant bien que mal de joindre les deux bouts. Etant donné la faiblesse des aides sociales et la préférence du gouvernement pour l’entreprenariat, beaucoup font des petits boulots journaliers, notamment dans l’économie ubérisée. D’autres survivent en cultivant leur petit lopin de terre ou grâce à l’argent envoyé par leurs proches à l’étranger. L’émigration est en effet un phénomène de masse : entre 4 et 8 millions de Roumains vivent à l’étranger, notamment en Europe de l’Ouest [1]. La population roumaine s’élève aujourd’hui à 19 millions d’habitants, contre 23 millions en 1990. Entre 1989 à 2021, le pays a perdu chaque année 130.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville moyenne… Des départs que pourrait renforcer l’entrée dans l’espace Schengen, effective depuis le 1er janvier 2025.

Sur la Piața Romană, une grande publicité Coca Cola vante le « goût de l’optimisme » qu’aurait le capitalisme. © William Bouchardon

Si l’européanisation a pu faire rêver par le passé, ses conséquences négatives sont désormais flagrantes. « L’intégration européenne a été vue comme la solution à tous les problèmes et a rempli un vide idéologique », explique Florentin Cassonnet. « Certes, elle a apporté des milliards d’euros d’aides, mais cela s’est fait en contrepartie de l’ouverture des marchés. » Il cite par exemple l’achat d’énormes surfaces agricoles par des investisseurs étrangers (italiens, allemands, autrichiens, israëliens etc.). De la même manière, « 85 des 100 plus grosses entreprises sont étrangères » d’après Vladimir Bortun. Implantées pour bénéficier du second coût du travail le plus faible dans l’UE après la Bulgarie, trois fois et demi moins cher qu’en France, ou pour bénéficier d’un marché de consommateur captif dans les secteurs de la grande distribution, de la banque ou des télécoms, celles-ci font de très bonnes affaires en Roumanie, à l’image de Dacia, propriété du groupe Renault. Mais « l’argent réalisé par les entreprises étrangères en Roumanie revient ensuite à l’Ouest », explique Florentin Cassonnet, qui considère que « l’UE fonctionne de manière coloniale. » Le « goût de l’optimisme » évoqué par une publicité géante de Coca Cola sur la place de Roumanie à Bucarest semble avoir tourné au vinaigre.

Le poujadisme de l’extrême-droite plébiscité

Pour Vladimir Bortun, « l’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères ». Un conflit que l’on retrouve désormais dans le champ politique roumain : tandis que le PSD et le PNL sont fermement pro-européens et attachés à l’attractivité de la Roumanie pour les investisseurs étrangers, l’extrême-droite entend défendre les entrepreneurs roumains contre la bourgeoisie comprador. « Georgescu a travaillé dans des organisations internationales et sa femme, très mise en avant durant sa campagne, dirigeait la branche roumaine de Citibank (banque américaine, ndlr) jusqu’au début des années 2010. Ils ont constamment répété que ces structures étrangères n’avaient pas d’ambition de développer le pays. La plupart des Roumains adhèrent à ce discours », explique le chercheur en science politique.

« L’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères. »

Vladimir Bortun, politologue.

Le programme économique de Georgescu, dans lequel se retrouve également Simion, ciblait en effet les PME roumaines, en particulier dans le monde rural, qu’il considère comme la « colonne vertébrale » de l’économie nationale. Pour les soutenir, il promettait de baisser l’impôt sur les sociétés à seulement 10%, contre 16% aujourd’hui. Hors de question en revanche, d’avoir « un État-nounou qui redistribuerait les richesses d’une manière égalitaire, comme dans un régime socialiste ». Cette combinaison d’un soutien appuyé à la petite bourgeoisie et de revendications réactionnaires en matière de mœurs n’est pas sans rappeler celui de l’Union de Défense des Commerçants et Artisans de Pierre Poujade dans la France des années 1950, qui fera entrer Jean-Marie Le Pen à l’Assemblée nationale.

Le gouvernement roumain veut faire du pays une #Startupnation grâce à l’auto-entrepreneuriat. © William Bouchardon

Ce programme séduit largement les Roumains, « en particulier dans les zones rurales et les petites villes en croissance économique, c’est-à-dire là où le petit entrepreneuriat est le plus implanté » détaille Bortun. Mais Georgescu et Simion ont également réalisé des scores écrasants parmi la diaspora : 43% pour le premier et plus de 60% pour le second, bien que la participation soit très faible dans ce corps électoral. Pour Vladimir Bortun, lui-même membre de cette diaspora, ce succès s’explique par deux facteurs : la fierté apportée par le discours nationaliste de l’extrême-droite à des travailleurs souvent humiliés et discriminés dans leurs pays d’émigration, ainsi que la promesse d’avantages matériels pour les inciter à revenir développer leur pays en y créant une entreprise.

Rancœur contre un système corrompu

Si elle vote peu, la diaspora pèse néanmoins très lourd lorsqu’elle se mobilise. « Le 10 août 2018, une grande manifestation des Roumains de la diaspora a eu lieu contre la corruption. Beaucoup de ces personnes ont voté pour Georgescu » explique Florentin Cassonnet. Certes, cet enjeu est moins important que lors des précédentes élections, mais il demeure un motif d’exaspération important dans un pays classé parmi les plus corrompus d’Europe. « Sur le papier, toutes les exigences pour intégrer l’UE ont été mises en œuvre, mais sans la substance. Derrière la façade démocratique, les pratiques autoritaires et la corruption continuent » estime le correspondant du Courrier des Balkans. Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a en effet bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques. Ces businessmen ont su profiter des opportunités au moment de la privatisation des entreprises d’Etat et dont les entreprises vivent souvent de rentes ou de contrats publics attribués dans des conditions douteuses. 

Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques.

Des intérêts représentés politiquement par le PSD et le PNL, qui se partagent le pouvoir. « Ces deux partis sont censés être opposés mais ils gouvernent ensemble depuis le début des années 2010, un peu comme en Allemagne avec les grandes coalitions. Ce n’est pas un combat idéologique, mais un partage des postes et des ressources : chacun de ces partis donne des contrats aux entreprises qui lui sont proches. Bon nombre de Roumains sont dépendants de ce système clientéliste » développe Florentin Cassonnet. Le désaveu de ces partis ne vient pas de nulle part : « en 2017, le gouvernement Grindeanu a tenté de faire passer par ordonnance une loi d’amnistie pour certains actes de corruption » rappelle-t-il. Le Premier ministre de l’époque était d’ailleurs directement concerné par l’amnistie en question… Ces décrets signés en pleine nuit déclenchent la colère des Roumains, qui se mobilisent massivement dans la rue, donnant lieu aux plus grandes manifestations depuis la fin du régime de Ceaușescu. Si ces réformes sont finalement retirées, le gouvernement censuré par les députés et le chef du PSD condamné pour corruption, le problème de fond n’a pas été réglé. « La justice anticorruption est utilisée comme une arme politique par beaucoup de politiciens » estime Cassonnet, d’où le manque de confiance des Roumains dans leur système politique.

Dès lors, « le rejet de la corruption bénéficie tant aux libéraux de l’USR comme Lasconi et Dan qu’à l’extrême-droite » analyse-t-il. Si la minorité de la population qui a bénéficié de l’intégration européenne, en voyageant, en étudiant ou en faisant des affaires à l’étranger penche pour les centristes de l’USR, la majorité des Roumains préfèrent la version fascisante du dégagisme. Seuls les retraités, maintenus dans un état de dépendance au PSD, qui a augmenté leurs pensions par clientélisme, continuent de voter fortement pour ce parti, analyse Vladimir Bortun. Selon lui, la probable victoire de George Simion ne devrait cependant pas changer grand-chose : sur le modèle de Viktor Orbán, l’extrême-droite devrait surtout distribuer davantage de contrats publics à ses proches, tandis que « leur critique des entreprises étrangères reste très superficielle. »

Un électorat de gauche qui s’ignore ?

Face à Simion, le profil de Nicusor Dan, « un réformateur qui s’est fait connaître par des campagnes pour la protection du patrimoine et fait campagne pour une Roumanie “normale” et honnête” », d’après Florentin Cassonnet, ne fait guère rêver. En effet, « il ne propose rien pour protéger les Roumains, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. » Face à la précarité et à l’absence de perspectives, l’horizon de marchés publics mieux encadrés et d’un État sobre fait clairement moins recette que le nationalisme vantant la grandeur du pays. La Roumanie est-elle donc condamnée aux fascistes télégéniques qui souhaitent annexer la Moldavie voisine – une position défendue par Georgescu et Simion -, lutter contre le « lobby LGBT » et mettre en place un capitalisme de connivence avec leurs propres oligarques ?

La « Maison de la presse libre » construite par le régime communiste. Le souvenir de la dictature de Ceaușescu reste un frein majeur à l’émergence d’une alternative de gauche en Roumanie. © William Bouchardon

S’il est quelque peu désabusé, Vladimir Bortun se veut positif : pour lui, « l’essor de l’extrême-droite est rendu beaucoup plus facile par l’absence de la gauche » et le fait que près de la moitié des Roumains s’abstiennent indique qu’une alternative est possible. « Il existe une majorité de gauche en Roumanie sur de nombreux enjeux socio-économiques : des enquêtes indiquent un soutien de plus de 80% de la population pour des investissements étatiques créant des emplois, une intervention plus forte de l’Etat pour lutter contre la pauvreté et le renforcement des services publics. Même sur la question de la propriété publique de certains secteurs, il existe des majorités », rappelle-t-il. 

Mais ces revendications n’ont pas d’organisations capables de les porter dans le champ politique : « le souvenir du régime communiste empêche l’émergence d’organisations de gauche et a fait reculer la conscience de classe. La droite a conquis l’hégémonie culturelle », estime Bortun. Certes, il existe bien des petits partis, comme Demos ou Sens, qui portent des mesures progressistes, mais « ils souffrent d’une vision très électoraliste, coupée des liens avec le mouvement syndical et les mouvements sociaux » regrette-il. Le salut pourrait venir de ces derniers : alors que la Serbie voisine se mobilise contre le régime kleptocratique du président Vučić, Bortun n’exclut pas qu’un mouvement similaire émerge un jour en Roumanie. Il cite en exemple le mouvement contre la mine d’or de Roșia Montană, auquel il a participé en 2013-2014, qui unissait un front très large contre un projet destructeur pour l’environnement et le patrimoine local qui n’aurait bénéficié qu’à une multinationale canadienne. Celui-ci avait réussi à réunir des Roumains de tous horizons politiques autour d’un intérêt commun et s’est soldé par une victoire. Un motif d’espoir pour un pays qui a urgemment besoin d’une alternative au nationalisme et aux fausses promesses du marché.

Note :

[1] Les variations s’expliquent des modes de calculs différents, notamment en fonction de la comptabilisation des travailleurs vivant à l’étranger de manière saisonnière. La Banque Mondiale donne ainsi le chiffre de 4 millions, quand le ministère de la diaspora roumaine parle de 8 millions.

L’Équateur sur la voie de « l’autoritarisme compétitif »

Daniel Noboa, président de l’Equateur depuis 2023.

Où s’arrêtera le tournant autoritaire de l’Équateur ? Daniel Noboa a été amplement réélu (13 avril) dans des conditions critiquées par l’opposition et les observateurs internationaux. Si le scrutin s’est déroulé dans une relative transparence, l’utilisation de l’argent public à des fins électorales, le consensus médiatique en faveur du président sortant, les états d’exception en cascade et la persécution judiciaire de l’opposition ont limité ses chances de parvenir au pouvoir. Noboa dispose à présent des leviers institutionnels pour imposer un agenda économique et social dicté par les élites du pays. Impopulaire, il est en phase avec le retour brutal du sous-continent dans le giron du Fonds monétaire international (FMI) et l’orbite diplomatique de Washington. Reportage.

NDLR : Emblématique du tournant politique de l’Amérique latine, l’Équateur a fait l’objet de nombreuses publications récentes au Vent Se Lève. Outre un entretien avec la candidate malheureuse à l’élection présidentielle Luisa González, nous vous invitons à lire nos analyses relatives à l’assaut de l’ambassade du Mexique d’avril 2024, la dissolution des structures étatiques et la perméabilité croissante entre institutions publiques, secteur privé et narcotrafic. Tous nos articles sur le sous-continent latino-américain sont disponibles dans notre dossier « l’Amérique latine en question ».

Triomphe démocratique, fraude électorale ou « structurelle » ? 

Comment Luisa González a-t-elle pu obtenir un score presque équivalent à celui du premier tour ? Sa progression quasi-inexistante jette le trouble du côté de ses partisans. D’autant plus qu’elle a bénéficié du soutien de Leonidas Iza, leader marxiste indigène et candidat malheureux, qui avait tout de même recueilli 5% des suffrages au premier tour. Ces 540.000 bulletins de vote, qui représentaient les seules réserves de voix d’un scrutin particulièrement polarisé où seuls trois candidats ont dépassé le seuil des 3%, sont à mettre en regard avec les maigres 87.000 suffrages supplémentaires récoltés par la candidate González.

Une interrogation d’autant plus brûlante qu’une si faible progression pour un candidat entre les deux tours est presque sans équivalent dans l’histoire récente du sous-continent. Ainsi que le relève Francisco Rodriguez, chercheur à l’Université de Denver, sur une trentaine de scrutins latino-américains, seuls deux présentent un schéma similaire. Il faut remonter à l’élection péruvienne de 2016 et au scrutin haïtien de 2011 pour constater une progression aussi faible d’un candidat entre les deux tours.

Dans le cas haïtien, c’est une fraude qui avait permis au parti au pouvoir de se maintenir. Dans le cas péruvien, la candidate Keiko Fujimori – fille et héritière politique d’Alberto Fujimori, auteur de nombreux crimes à la tête du Pérou dans les années 1990 – avait fait face au barrage de la quasi-totalité des partis politiques, de la gauche marxisante à la droite ultralibérale. Ainsi, son score n’avait quasiment pas varié entre les deux tours. Une configuration bien différente pour l’Équateur d’avril 2025 où le troisième candidat, Leonidas Iza, avait soutenu Luisa González.

D’autant que l’intégralité des voix « anti-corréistes » s’était déjà cristallisées autour du président sortant à l’occasion du premier tour, comme en témoigne l’effondrement inédit du traditionnel Parti Social-Chrétien sous la barre des 1%, soit 14 points de moins que lors du dernier scrutin où il n’incarnait pourtant déjà plus le vote utile de droite … Ainsi que l’écrit Francisco Rodriguez : « les résultats de l’élection équatorienne de l’année 2025 ne sont pas normaux, et ne doivent pas être considérés comme tels. Les chercheurs en sciences sociales et experts électoraux devraient se demander : comment expliquer une telle anomalie ? ».

Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, le régime équatorien en exploite les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique.

À cette question, la réponse du noyau dur des « corréistes » est simple : une « fraude » généralisée. Plusieurs anomalies ont bien été documentées, et des cas de fraude ont pu contribuer à expliquer cet écart. Cette explication est cependant insuffisante : la plupart des délégations internationales présentes en Équateur ont attesté que l’élection s’était déroulée dans des conditions libres et transparentes. Si la fraude avait été massive au point d’expliquer le million de voix de différence entre les deux candidats, les témoignages auraient abondé en ce sens.

L’explication pourrait être plus prosaïque : jusqu’à quelques jours du second tour, une distribution massive d’aides monétaires directes a été consentie par le gouvernement. Dans un océan d’austérité, Daniel Noboa a soudainement injecté pas moins d’un demi-milliard de dollars pour venir en aide aux producteurs et provinces en difficulté. Une pratique qui avait soulevé l’inquiétude de l’Organisation des États américains (OEA), pourtant bien disposée à l’égard des gouvernements de droite : au lendemain de l’élection, elle dénonçait un « usage indu des ressources publiques et de l’appareil d’État à des fins prosélytes ».

À cette distribution conjoncturelle de « bons », d’une ampleur inédite dans un contexte électoral, s’ajoute un climat plus général d’intimidation et de violations de l’État de droit. À vingt-quatre heures des élections, Daniel Noboa avait – à la surprise générale – déclaré un État d’urgence dans sept provinces ; celui-ci, ainsi que l’a dénoncé l’opposition, conférait un pouvoir discrétionnaire aux autorités militaires et suspendait les garanties constitutionnelles des votants. La veille, les Équatoriens vivant au Venezuela avaient été interdits de participation au scrutin par le Conseil national électoral. À la tête de cette institution censément impartiale, l’ex-députée Diana Atamaint, dont le frère avait été nommé, en décembre 2024, consul à Washington…

L’interdiction de l’usage des téléphones portables dans l’isoloir et le lieu de vote, ainsi que les dénonciations d’une supposée tentative de « fraude » des « corréistes » par Daniel Noboa (dans un pays pourtant militarisé), avaient contribué à créer un climat d’une extrême tension. Si les « fraudes » directes survenues le jour de l’élection n’expliquent pas le million de voix d’écart entre Daniel Noboa et Luisa González, une « fraude structurelle » n’a-t-elle pas truqué les règles du jeu en amont ?

Manipulation clientéliste de l’aide sociale, inflexion partisane des instances de contrôle, violation des garanties constitutionnelles, rhétorique d’intimidation : lorsque l’un de ces phénomènes point au Venezuela, la presse française y consacre généralement plusieurs jours de reportages indignés, tandis que sa diplomatie s’en émeut avec gravité. L’Équateur n’a pas eu droit à de tels égards.

Autoritarisme compétitif au service d’un « Plan Colombie 2.0 »

Le système politique équatorien revêt pourtant toutes les caractéristiques de ce que les politologues Steven Levitsky et Lucan Way qualifient « d’autoritarisme compétitif ». Sans rompre formellement avec le cadre démocratique, de tels régimes cherchent à en exploiter les failles afin de restreindre l’accès de l’opposition aux leviers d’action politique qu’il est censé garantir. Cela passe en général par trois instruments : l’utilisation abusive des moyens de l’État – qui se traduit, dans le cas équatorien, par la distribution d’argent public à des fins clientélistes -, une couverture médiatique biaisée ainsi qu’un harcèlement organisé en vue de dissuader les opposants de poursuivre leurs activités politiques.

La mission d’observation électorale envoyée sur place par l’Union européenne faisait justement état, au lendemain du premier tour, d’un « biais clairement favorable à l’actuel président dans les médias publics ». La persécution organisée de nombre d’opposants politiques n’est quant à elle plus à prouver depuis l’arrestation, au mépris de toute convention diplomatique, de l’ex-vice-président Jorge Glas en plein cœur de l’ambassade mexicaine. Ce n’est qu’un exemple d’une accélération des procédures judiciaires engagées à l’encontre de figures de premier plan du « corréisme », à l’image du maire de Quito, Pabel Muñoz, qui fait actuellement face à une procédure de destitution après avoir été accusé par le Tribunal contentieux électoral (TCE) d’avoir employé des fonds publics et une fonctionnaire municipale au profit de la campagne de Luisa González.

Pratique critiquable, mais dont la dénonciation par une instance – le TCE, qui est par ailleurs resté muet face à des agissements du même ordre perpétrés par le gouvernement Noboa – ne peut qu’interroger. Ce, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le premier édile de Guayaquil (plus grande ville d’Equateur, ndlr), Aquiles Alvarez, lui aussi issu du mouvement de la Révolution citoyenne, a en effet échappé de peu à une peine d’incarcération préventive dans une affaire de trafic de carburants avant que le juge chargé de l’affaire n’ait estimé qu’il ne disposait pas de preuves suffisantes en vue d’appliquer une telle peine. Luisa González elle-même a fait face à une accusation de diffamation après avoir accusé María Beatriz Moreno, dirigeante du mouvement politique duquel est issu Daniel Noboa, d’entretenir des liens avec le narcotrafic. Là encore, la candidate a rapidement été relaxée par la justice.

Il faut dire que de tels soupçons sont partagés bien au-delà du simple camp « corréiste ». Verónica Sarauz, veuve de l’ex-candidat centriste Fernando Villavicencio, assassiné en pleine campagne présidentielle en 2023, ne cesse d’accuser les autorités équatoriennes d’entraver l’enquête relative au meurtre de son époux. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a dû se soumettre à un contrôle arbitraire au sein de l’aéroport de Quito le 15 avril dernier. Un contrôle à ses yeux injustifié qui survient une semaine à peine après qu’elle a affirmé avoir subi des pressions de la part du procureur général en vue de la convaincre d’accuser le mouvement de la Révolution Citoyenne du meurtre de Villavicencio, ce à quoi elle s’est refusée.

Les tensions entre ces deux camps politiques sont pourtant de notoriété publique depuis des années, l’époux de Verónica Sarauz ayant été l’un des fers de lance de l’opposition à Rafael Correa entre 2007 et 2017. Le fait qu’ils soient malgré tout suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa. Éléments de langage qui caractérisent pleinement « l’autoritarisme compétitif » tel qu’il est défini par Levitsky et Way – et qui font entrer l’un des plus proches alliés de Washington dans la catégorie des régimes hybrides, aux côtés de la Russie de Vladimir Poutine.

Le fait que les corréistes et les centristes soient, malgré leurs divergences profondes, suspectés de fomenter conjointement la déstabilisation du gouvernement équatorien s’inscrit dans une rhétorique consistant plus largement à assimiler au narcotrafic toute opposition affichée à la politique mise en place par Daniel Noboa.

Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la logique ayant présidé à la mise en place du Plan Colombie, vingt-cinq ans auparavant. Ratifié par Washington et le gouvernement colombien dirigé par le conservateur Alvaro Uribe, cet accord de coopération militaire visait à favoriser l’intervention de forces américaines en vue de lutter contre le narcotrafic. C’est précisément la logique à l’œuvre en Équateur depuis l’adoption par référendum, le 21 avril dernier, d’un article permettant à l’armée de suppléer, voire de se substituer aux forces de police dans un certain nombre de territoires en manque d’effectifs.

Ces militaires sont également appuyés par des sociétés de sécurité privées telles que Blackwater, propriété d’Erik Prince, ex-commando américain qui ne cache ni sa proximité avec Donald Trump, ni son rejet de la gauche équatorienne. En toute cohérence avec les exactions que ce groupe est accusé d’avoir perpétré en Irak, celui-ci s’est notamment illustré par l’arrestation arbitraire, le 5 avril dernier, de plusieurs habitants de Guayaquil, relâchés dans la foulée par manque de preuves. Le tournant néolibéral engagé par Lenin Moreno en 2017 atteint ainsi son paroxysme : afin de pallier les conséquences de la cure d’austérité sur les effectifs de police, l’État va jusqu’à déléguer son « monopole de la violence légitime » à des sociétés étrangères qui, sous couvert de lutte contre le narcotrafic, en viennent à s’ingérer dans le dernier scrutin…

Vers un narco-État ?

La farce équatorienne succèdera-t-elle à la tragédie colombienne ? Les travaux de la chercheuse Lucie Laplace ont montré combien, dans le cadre du Plan Colombie, la lutte contre le trafic de drogue a été un prétexte pour dissimuler le véritable objectif de cette opération : lutter contre la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Tandis que ses combattants étaient pourchassés, de nombreux groupes paramilitaires, étroitement liés à l’administration colombienne et aux narcotrafiquants, ont été épargnés. Ainsi, ce « plan » n’a fait qu’exacerber le conflit armé interne qui a endeuillé la Colombie sans menacer le règne des gangs. Dans le cas équatorien, il est frappant de constater que, tandis que des figures incarnant la lutte contre le narcotrafic se trouvent au premier rang des victimes du tournant autoritaire, les fers de lance du trafic de stupéfiants semblent en tirer profit.

Si la convocation d’une Constituante vise à conférer un vernis populaire à un agenda largement contesté, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit.

Au cours des cinq dernières années, de nombreux chargements de cocaïne auraient été détectés dans des installations appartenant à près de 127 entreprises bananières, parmi lesquelles le groupe Noboa Trading Co. Or, il se trouve que le président équatorien est directement lié à cette société via l’entreprise panaméenne Lanfranco Holdings, qui en est l’actionnaire majoritaire. En violation de la Constitution équatorienne, qui interdit au personnel de l’administration publique de détenir des parts dans des paradis fiscaux, Daniel Noboa est en effet co-propriétaire de cette entreprise aux côtés de son frère.

Jake Johnston, directeur de recherches internationales au sein du Centre de recherche économique et politique (CEPR), estime que cela induit un conflit d’intérêt significatif. En vue d’atteindre l’objectif prioritaire affiché par Noboa, à savoir l’éradication du narcotrafic, il apparaît nécessaire de réguler de manière plus stricte l’ensemble des compagnies bananières du pays. Or, cet accroissement normatif viendrait dans le même temps engendrer un certain nombre de coûts susceptibles de restreindre les profits générés par les exportations bananières, ce qui entre en contradiction avec les intérêts personnels du chef d’État équatorien. C’est ainsi que, si les liens directs entre Noboa et le narcotrafic ne sont pas avérés – les dirigeants du groupe Noboa Trading Co. ayant systématiquement coopéré avec les autorités équatoriennes à la suite de ces découvertes -, force est de constater qu’ils partagent non seulement les mêmes circuits de commercialisation, mais également un intérêt commun : l’affaiblissement des institutions étatiques.

Pivot d’un nouveau tournant pro-américain

Malgré sa petite taille et sa relative pauvreté en ressources naturelles, l’Équateur n’a pas été un pays anodin dans la géopolitique régionale. Sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017), il a été l’un des pôles les plus radicaux du rejet des politiques du FMI. Une lutte que l’Équateur a prolongée sur le plan diplomatique, promouvant une intégration régionale latino-américaine, en rupture avec le cadre panaméricain qui prévalait alors. Quito, ce n’est pas un hasard, a hébergé le siège de l’UNASUR.

De même, depuis 2017, l’Équateur s’est distingué dans la radicalité de son tournant pro-américain. Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs. Comme pour symboliser l’avènement d’une nouvelle ère, Daniel Noboa reprend à la gauche une méthode éprouvée : la convocation d’une Assemblée Constituante.

C’est un tel processus qui avait permis à l’Équateur de se doter d’une nouvelle Constitution en 2008. Celle-ci proclamait le caractère social de l’économie du pays, la souveraineté du pays vis-à-vis des tribunaux d’arbitrage ou d’une présence militaire étrangère, et limitait les nouveaux emprunts qui ne serviraient pas à financer des dépenses sociales. Autant de mesures que le camp de Daniel Noboa entend défaire par le biais de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Un pari qui n’est pas sans risque : en avril 2024, les Équatoriens se prononçaient par référendum sur onze réformes promues par le gouvernement. Les deux mesures au caractère le plus nettement néolibéral ont été rejetées : la reconnaissance de la légalité des tribunaux d’arbitrage et du travail à l’heure ont été refusées à 65 et 69,5 %.

Coopération en matière sécuritaire et militaire, retour dans le giron du FMI, alignement de sa diplomatie sur le Département d’État américain : Daniel Noboa a radicalisé une orientation déjà embrassée avec enthousiasme par ses deux prédécesseurs.

Si la convocation d’une Constituante apparaît comme un moyen de conférer une légitimité populaire à un agenda contesté de toutes parts, le consentement des Équatoriens pourrait n’être extorqué qu’au prix de nouvelles infractions à l’État de droit. Un processus qui bénéficie du soutien, ou de l’indifférence, des autres États de l’Amérique.

Exception notable dans un sous-continent tétanisé par le retour de Donald Trump à la présidence : la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a défendu une position « anti-impérialiste » assumée, refusant de reconnaître la légitimité des résultats et affichant son appui politique à Luisa González. Elle s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur, qui visait à promouvoir une intégration régionale susceptible de prendre le contrepied de l’influence nord-américaine dans la région. S’opposant à Washington et à la majorité des pays du continent, elle avait salué la réélection de Nicolas Maduro.

À l’opposé, le gouvernement chilien de Gabriel Boric, qui avait dénoncé les irrégularités du scrutin vénézuélien, a tout de suite reconnu la licéité du processus équatorien. Un positionnement cohérent avec son orientation diplomatique essentiellement pro-américaine, prise au lendemain même de sa victoire électorale. Plus surprenant, son homologue bolivien Luis Arce lui a emboîté le pas. Une manière de se distinguer encore de son prédécesseur – et ex-camarade de combat – Evo Morales, qui affichait une forte proximité politique avec Nicolas Maduro à l’époque où il dirigeait le pays.

De la même manière, le chef d’État brésilien Lula da Silva, qui avait souhaité incarner une position de médiateur dans le cas vénézuélien, a immédiatement reconnu l’élection de Daniel Noboa. Une décision qui peut s’expliquer par sa volonté de prendre la tête d’une intégration régionale plus large, mais par conséquent, moins « politique ». Saluant son homologue le 15 avril 2025, il affirmait que : « Le Brésil continuera à travailler avec l’Equateur pour défendre le multilatéralisme, l’intégration sud-américaine et le développement durable de l’Amazonie ».

Entre le positionnement « anti-impérialiste » mexicain et la posture plus consensuelle du Chili, de la Bolivie et du Brésil, le chef d’État colombien Gustavo Petro a souhaité incarner une voie médiane. S’il n’a pas dénoncé une « fraude », il a refusé de reconnaître un scrutin considéré comme insuffisamment libre et transparent – une attitude similaire à celle qu’il affichait pour le Venezuela. Et comme dans le cas vénézuélien, il a offert la médiation de son pays pour solder le différend entre le parti au pouvoir et l’opposition.

Le caractère exceptionnel du positionnement mexicain et colombien n’a rien de fortuit. Il traduit l’alignement renouvelé du sous-continent sur Washington, malgré les différends affichés par de nombreux gouvernements avec le locataire de la Maison-Blanche. Le même constat vaut pour l’Europe. Le sous-continent a largement manifesté son inquiétude face au retour de Donald Trump au pouvoir, et multiplié les proclamations indépendantistes. C’est pourtant en bloc qu’il soutient la position américaine, dans son arrière-cour, sur l’élection équatorienne…

Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Le port à conteneurs de Vancouver (Canada). © Kyle Ryan

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

Du travail domestique au bénévolat : l’exploitation hors de l’entreprise

https://www.google.com/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fwww.flickr.com%2Fphotos%2Fpartisocialiste%2F23538311369&psig=AOvVaw3DDrp1pfg8z5KqljYWCruZ&ust=1742761902300000&source=images&cd=vfe&opi=89978449&ved=0CBQQjRxqFwoTCNjLm5_EnowDFQAAAAAdAAAAABAE
Bénévole des Restos du Coeur à Alfortville ©Vincent Jarousseau

« Rémunéré en expérience » est désormais un trait d’esprit répandu parmi les étudiants lorsque leur stage n’ouvre pas droit à la gratification minimale. Alors qu’ils remplissent parfois les missions d’un salarié, les stagiaires devraient se contenter du gain de compétences et de la perspective d’obtenir, plus tard, un emploi correctement rémunéré grâce à l’expérience acquise. Bénévoles, stagiaires, et maintenant allocataires du RSA depuis la mise en place des « contrats d’engagement » en janvier dernier, le travail de milliers de Françaises et de Français est nié comme production de valeur parce qu’effectué « en dehors » du marché du travail et « au nom » de valeurs morales supérieures (le partage, la citoyenneté, la générosité). Dans L’imposture du travail, Maud Simonet s’appuie sur les analyses des féministes matérialistes pour mieux comprendre les ressorts de cette nouvelle forme d’exploitation.

« En dehors » et « au nom de » : tels sont les deux termes clés de ce mécanisme d’extraction de la valeur sur lesquels les analyses féministes du travail domestique ont attiré l’attention et qu’il nous semble crucial de prendre en compte, de mettre davantage au centre de nos analyses sur le travail aujourd’hui.

Pourquoi « en dehors » ? Qu’elles l’inscrivent dans le mode de production capitaliste ou dans un mode de production patriarcal qui lui serait spécifique, les analyses féministes matérialistes invitent toutes à se décentrer du marché du travail salarié et de ses institutions (l’usine, l’entreprise, le contrat de travail…) pour penser l’exploitation du travail domestique. Celle-ci s’opérationnalise en effet dans nos espaces intimes privés, dans « nos cuisines et nos chambres à coucher »[1], dans ces espaces socialement construits comme « hors travail », et même incarnant par excellence son extérieur : la maison, le foyer. Pour Christine Delphy, l’« en-dehors » du travail fonde la spécificité du mode d’exploitation domestique, tout entier construit sur la famille et ses institutions patriarcales à commencer par celle du mariage. L’« en-dehors » du travail est aussi ce qui légitime la dualité productif/non-productif et dissimule le caractère productif du travail reproductif pour les théoriciennes de la reproduction sociale. « C’est justement le fait de faire apparaître la reproduction comme non-valeur qui permet en réalité de faire fonctionner non seulement la production, mais aussi la reproduction elle-même, comme production de valeur » écrit alors la théoricienne italienne Leopoldina Fortunati[2]. C’est ainsi, par cette mise en extériorité et à partir de l’institution de cette frontière entre le travail et la famille, que s’opèrent tout à la fois la mise au travail et la captation de sa valeur.

Ces différents travaux ont donc largement posé les bases pour une analyse de l’exploitation du travail gratuit bien au-delà du foyer et de la sphère domestique, et même du travail reproductif – sauf à prendre ce terme dans une acception large, et pourquoi pas ? Encore une fois, l’enjeu ici n’est pas de dire les bonnes frontières mais à quoi elles servent, et les loisirs, l’engagement et l’éducation sont, à l’image du travail domestique et familial, également construits aujourd’hui par l’ordre capitaliste comme relevant du « hors-travail ». Ils constituent, à ce titre, les territoires possibles d’une extraction de valeur s’appuyant sur le déni de travail (ce n’est pas du travail, c’est… de la passion, de l’engagement, des études) et de la travailleuse (tu n’es pas travailleuse, tu es amatrice passionnée, tu es bénévole engagée, tu es en formation…).

Ainsi, l’enquête que nous avons menée, avec John Krinsky[3], sur l’entretien des parcs de la ville de New York s’intègre assez facilement dans le cadre d’analyse de la théorie de la reproduction, à la fois dans son sens restreint de reproduction de la force de travail mais aussi dans le sens actuel plus large de reproduction de la vie. Elle met en lumière le recours croissant de la municipalité, depuis la crise budgétaire des années 1970, à des bénévoles d’une part et à des allocataires de l’aide sociale de l’autre pour mener à bien sa mission publique : l’entretien des parcs.

Au nom de la citoyenneté, dans le cadre des politiques concomitantes mais disjointes de soutien au bénévolat et de développement du workfare (la mise au travail des allocataires en contrepartie de leurs prestations sociales), certaines femmes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, ont donc été invitées et d’autres, majoritairement des femmes noires des classes populaires, bien davantage contraintes, à participer, dans des proportions aujourd’hui importantes, à la force de travail qui nettoie les parcs de la ville, et ce sans jamais être reconnues comme des travailleuses.

Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects qui deviennent des ressorts de l’exploitation.

La fourniture locale ou départementale de masques produits par des bénévoles, pendant le confinement, pour équiper la population avant le déconfinement et lui permettre ainsi de reprendre le travail, relève là encore, de façon exemplaire, presque caricaturale, de ce travail de production et de reproduction de la force de travail qui constitue « la base et l’envers du capitalisme ». Que l’appel à 45 000 bénévoles pour le déroulement des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024 soit considéré comme relevant ou non d’un travail reproductif, le processus de mise au travail et d’extraction de la valeur, depuis ce « hors-travail » qu’est le sport et « au nom » des valeurs sportives, est semblable à celui décrit dans les deux exemples précédents. Définies par de véritables fiches de poste, les missions diverses de ces bénévoles (accueil, orientation, transport des sportifs et du public par exemple) sont largement encadrées par le comité Paris 2024, dont le budget atteint les 8 milliards d’euros. Certaines de ces missions, en outre, sont placées de façon explicite « sous la supervision des équipes d’Omega », chronométreur officiel des Jeux, qui se voit ainsi bénéficier, dans le cadre de ce partenariat, d’une main-d’œuvre « volontaire », passionnée et non rémunérée… un peu comme ces entreprises qui ont fait produire des masques « solidaires » par des bénévoles pendant le Covid dans un mélange des genres productifs soudain rendu possible par la situation d’« exception »[4].

À côté de l’approche marxiste de l’exploitation salariale, et en complément de celle-ci, cette approche féministe de l’exploitation nous ouvre donc les yeux sur d’autres territoires de l’exploitation (le « hors-travail »), d’autres intermédiaires organisationnels de l’exploitation (les entreprises certes, mais aussi les associations et les collectivités publiques) ainsi que sur une autre définition de ses ressorts. Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects, ce qui fait que nous ne sommes pas juste de la force de travail, des travailleuses-marchandises, mais des personnes engagées, civiques, qui aiment, qui créent, et même parfois qui luttent pour revendiquer leur dignité, qui deviennent des ressorts de l’exploitation. Or ce mécanisme spécifique d’exploitation « au nom de » (la solidarité, la citoyenneté, la passion) est aujourd’hui d’autant plus répandu dans le fonctionnement du marché du travail salarié qu’il s’y articule avec une autre caractéristique de celui-ci, que de nombreux travaux ont mise en lumière ces dernières années : celle d’être de plus en plus régulé par une « économie politique de la promesse ». Qu’il prenne la forme d’un stage, d’un service civique, d’un bénévolat associatif « classique » ou inscrit dans des programmes ciblant les allocataires de l’aide sociale ou les demandeurs d’asile, ce « hope labor » qui fait que l’on travaille aujourd’hui gratuitement ou semi-gratuitement dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves semble s’être généralisé, bien au-delà des industries créatives où il a d’abord été débusqué.

L’économie politique de la promesse et les politiques publiques qui la soutiennent invitent ainsi, toujours et partout, aux conversions, à la valorisation des pratiques et des expériences « hors travail » sur le marché du travail, sans jamais les reconnaître pleinement comme travail. Elle met en permanence nos valeurs au travail en leur déniant dans le même mouvement cette qualité. Et l’État joue dans ce tour de passe-passe un rôle central.

Les lignes qui précèdent sont issues de l’ouvrage de Maud Simonet.

Notes :

[1] Nicole Cox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen, Falling Wall Press, 1975.

[2] Leopoldina Fortunati, L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, Entremonde, 2022, p. 55 [3] John Krinsky et Maud Simonet, Who Cleans the Park? Public work and urban governance in New-York City, The University Press of Chicago, 2017 [4] Fanny Gallot, Giulia Mensitieri, Eve Meuret-Campfort et Maud Simonet, « Aux masques, citoyennes ! Mélange des genres productifs en régime d’« exception » », Salariat, vol. 1, 2022, pp. 209-218.

« Nous n’avons pas d’État » : la Syrie post-Assad et ses contradictions

Syrie - Le Vent Se Lève

Si les interrogations autour du Hayat Tahrir al-Sham (HTS, la milice au pouvoir en Syrie) ont cristallisé l’attention de la presse, un autre phénomène est demeuré dans l’ombre : le démantèlement de l’État hérité de l’ère Assad. Autour de 300.000 fonctionnaires ont été licenciés, au motif de lutter contre un système clientéliste. Sur ses décombres renaît une société civile bridée par des décennies d’autocratie, mais aussi une violence anti-alaouite exponentielle. Dans ce vide s’engouffrent des puissances étrangères, et notamment la Turquie, avec l’aide de laquelle le HTS a conquis le pouvoir. Bien davantage que de Damas, c’est autour d’Idlib que semble désormais graviter la Syrie. Et tandis qu’une libéralisation tous azimuts menace de faire progresser la pauvreté, les sanctions financières continuent d’étouffer le pays. Reportage.

« Nous ne sommes pas alaouites, sunnites, chrétiens ou druzes. Nous sommes Syriens ». Dans l’hôtel Safir de Homs, 150 kilomètres au nord de Damas, une conférence est organisée début janvier, à l’initiative de plusieurs ONG. Les prises de parole se succèdent, souvent passionnées. « Les gens ont soif de parler », sourit un organisateur. Dans le public, un homme prend le micro. Alaouite, il évoque la peur qui habite sa communauté. Assimilée au régime d’Assad, elle est victime d’agressions qui ne décélèrent pas. Puis : « pour avancer vers la réconciliation, il faut aussi que nous, alaouites, acceptions de nous questionner quant à notre attitude sous Assad. Sur notre silence, sur notre passivité ». Applaudissements.

La conférence chargée de dissoudre les milices en unités civiques de sécurité a été repoussée à juin. Aura-t-elle jamais lieu ?

À la fin de l’événement, on regrette que le HTS ait poliment décliné l’invitation, prétextant un conflit d’agenda. Et que la conférence ait avant tout réuni les intellectuels de Homs. On se promet d’organiser la suivante dans « un lieu populaire ». Mais tout de même : c’est un début. Et un instant de fraternité partagée, dans un contexte inflammable. Soudain, l’étincelle tant redoutée crépite.

Conférence dans l’hôtel Safir, Homs © Vincent Ortiz pour LVSL

Dans le hall, des hurlements interrompent les discussion. Un homme de haute stature, l’oeil balafré, tonne contre « une communauté hostile à la nouvelle Syrie » et nostalgique d’Assad. Il dénonce la « protection policière » dont elle bénéficie. Il critique l’installation de checkpoints autour de ses quartiers, visant à les mettre à l’abri des agressions. Il faut que cette communauté ressente la peur, autrement elle se sentira puissante. « Alaouites » : le mot est lâché. « Discours de haine », résume un spectateur. Il se désole : « c’est tout ce que les gens retiendront de cette réunion ».

« Qui sont ces criminels encagoulés ? Impossible de le savoir »

« Nous n’avons pas d’État ». Dans un appartement de Homs, cette phrase revient comme un refrain. Depuis la chute d’Assad, on s’aventure peu à y sortir de nuit.

Cette ville a connu les bombardements les plus aveugles de l’armée syrienne, et plusieurs exactions commises à l’encontre des alaouites par l’opposition. Si l’architecture porte les cicatrices du conflit, les habitants demeurent hantés par les massacres perpétrés. Ils peinent à prendre toute la mesure du changement de régime.

« Je ne sais que penser. C’est un sentiment nouveau ». Aux côtés de sa tante et de son oncle, Mariam [1], jeune fabricante de produits cosmétiques, fait part de ses impressions successives. D’abord l’euphorie consécutive à la chute d’Assad. À son évocation, sa tante se lève en hurlant de joie. Elle se précipite dans une pièce voisine, et revient nous offrir une crème ornée d’un drapeau de la « nouvelle Syrie ». Un cadeau qu’elle a spontanément confectionné pour son entourage, explique-t-elle. Ancienne communiste, elle avait été détenue et torturée sous Hafez al-Assad. Fervent soutien de la révolution syrienne, elle s’en est éloignée à mesure que des éléments islamistes la phagocytaient. Elle déplore la perte de sa soeur, communiste elle aussi, assassinée par l’État islamique.

Dans un premier temps, les actions du HTS ont rassuré cette famille alaouite. « Notre communauté s’attendait à un génocide. Cela n’a pas été le cas ». Exécutions d’ex-soutiens d’Assad, climat d’insécurité, menaces sporadiques dirigées contre les alaouites, attaques isolées, mais nulle épuration. Et des appels à la concorde du président Ahmed al-Charaa (qui affiche volontiers son nom d’état civil et non de chef de guerre, Abou Mohammed al-Jolani).

Des miliciens du HTS à Homs © Vincent Ortiz pour LVSL

Pourtant, les semaines passant, l’intensité des agressions n’a pas diminué. Il est rare qu’un jour ne charrie pas son lot de tueries. Répression d’anciens partisans du régime ? Délinquance ordinaire ? Crimes de haine à l’encontre des alaouites, perpétrés par des fanatiques isolés ? Par des membres du HTS ? Ou commandités par la hiérarchie ?

« Impossible de savoir », résume Hossein, l’oncle de Mariam, « car il n’y a pas de police régulière. Nous n’avons pas d’État ». L’ensemble des fonctionnaires de police ayant été limogés, c’est la milice HTS elle-même qui assure le maintien de l’ordre. Encagoulés, en treillis ou de noir vêtus, sans unité vestimentaire mais armés d’une mitraillette, ils patrouillent de jour comme de nuit, et quadrillent le pays de checkpoints. Il n’est pas difficile pour des criminels d’usurper leur identité. Ou pour des militants HTS de commettre des crimes : comment les reconnaître derrière leur masque ? Et auprès de qui se plaindre ?

[NDLR : cet article repose sur un reportage effectué en janvier 2025 ; une unité de sécurité « civile » a été mise en place par les autorités, institutionnellement séparée du HTS depuis mars. Du moins officiellement]

« Les autorités pourraient faire davantage pour nous protéger », continue Hossein, hésitant. Il souhaite effectuer un jugement équilibré sur le HTS – qu’il ne cesse de curieusement de nommer Jabhat al-Nosra, le nom de la milice à l’époque où elle était affiliée à al-Qaeda[2]. Il porte un regard critique sur le manque de recul de sa communauté. Il déplore l’incapacité des alaouites à comprendre d’où vient la défiance à leur égard. Et notamment de treize années de division entretenue par Assad, qui cooptait des alaouites dans les forces de sécurité.

Il souligne l’imprévisibilité et l’opportunisme du nouveau pouvoir. Mais aussi son impuissance : « même si les autorités le souhaitaient, dans l’état actuel des choses, elles ne pourraient pas vraiment nous protéger ». Ahmed al-Charaa avait prévu une conférence nationale en mars, destinée à unifier les milices en une police nationale. Elle a été repoussée à juin. Aura-t-elle jamais lieu ? En attendant sa tenue, ce seront les mêmes milices qui continueront d’assurer la sécurité intérieure et extérieure du pays. Et qui seront à l’origine des mêmes accidents ? « Nous n’avons pas d’État », répète Hossein.

Démantèlement d’un système clientéliste ou purge néolibérale ?

Le HTS a procédé à un démantèlement méthodique des institutions héritées du régime d’Assad. D’un certain point de vue, il s’agit du plan d’austérité budgétaire le plus radical que le monde ait connu ces dernières années. Sur un million de fonctionnaires, pas moins de 300.000 ont été licenciés, parmi lesquels l’intégralité des militaires et policiers. En décembre, le paiement des salaires et des retraites a été suspendu. En janvier, il n’a repris que progressivement. Fin février, certains fonctionnaires n’avaient rien touché depuis novembre.

Outre des motivations budgétaires, le HTS met en avant la la lutte contre un système clientéliste. Des anecdotes de profiteurs des deniers publics reviennent sans arrêt. « Certains cumulaient six emplois publics, et six salaires », proteste une Damascène, fraîchement revenue du Qatar où elle était exilée. « La régime d’Assad fonctionnait de cette manière : en achetant la loyauté des agents publics. Il faut que cela change ». « Les fonctionnaires jouent un rôle redistributif important, nuance l’employé d’une centrale électrique. Il existait bien des cas de corruption. Mais s’il s’agit de licencier les oisifs, pourquoi ne pas effectuer des contrôles ? Il aurait suffi d’ouvrir la porte des bureaux ! »

Concert organisé pour célébrer le renversement du régime © Vincent Ortiz pour LVSL

À Damas, en ce début de janvier, le futur semble ouvert. Le pire est encore possible, mais il n’est plus certain. On sait gré aux autorités d’avoir fait droit à un pluralisme que l’on n’attendait pas d’une milice islamiste. Ainsi, à quelques centaines de mètres des ministères, une conférence est organisée par l’association féministe « Mouvement politique des femmes syriennes » dans l’hôtel Sham Palace. Un événement impensable sous Assad, qui satellisait l’ensemble des initiatives citoyennes sous sa férule. « Nous devons construire la nouvelle Syrie avec le HTS, et contre le HTS », résume une organisatrice. Elle se montre un brin agacée de la stupeur des Occidentaux face à la tenue d’un tel événement.

Tandis que nous commentons l’incongruité apparente de la situation dans un café damascène, un tintement ferrailleux résonne entre les discussions. Notre interlocuteur Mahmoud, artiste et écrivain, sourit : « ça me rappelle les bruits de mon enfance ». Il s’agit d’un vendeur de gaz qui fait le tour de la ville en camion, et frappe sur ses bonbonnes avec une clef en métal. « C’est un bruit magnifique pour les Syriens. Sous Assad, nous n’avions accès qu’au gaz subventionné par l’État, qui suffisait à peine pour deux ou trois jours. À présent, il est disponible en excès. »

L’optimisme est alimenté par l’abondance qui revient sur les marchés. La profusion, même. Depuis que les contrôles arbitraires ont été levés et que les échanges avec les pays limitrophes ont repris, les étals sont pleins. Mais les Syriens peuvent-ils acheter ces produits ?

« Ma retraite ne me suffisait pas à acheter la moitié de ces médicaments, et le HTS l’a supprimée »

« La pauvreté s’est sans doute accentuée depuis depuis la chute du régime », estime Akram Kachee, docteur en économie, auteur d’une thèse d’économie sur la crise de régime syrienne. « Alors que la Syrie a, plus que jamais, besoin d’investissements massifs et d’une sécurité sociale, le régime a imposé une vision néolibérale ». Outre le licenciement des centaines de milliers de fonctionnaires, il mentionne la libéralisation des prix des produits de première nécessité – le sachet de pain, bloqué à 700 livres syriennes en novembre, s’achète désormais à 4.000 livres.

Au sein de la « société civile » renaissante de Damas, on considère qu’il s’agit d’une étape nécessaire pour rebâtir l’économie syrienne. Et on s’inquiète moins des velléités hégémoniques du HTS que de sa faiblesse. On considère avec déplaisir, au sud, l’arrogance de l’armée israélienne. Et, au nord, l’omnipotence de la Turquie. On observe d’ailleurs la multiplication de produits turcs à bas coût sur les marchés – jusqu’aux bouteilles d’eau dans les bars -, et on s’enquiert de leur impact sur la production syrienne.

Marché damascène © Vincent Ortiz pour LVSL

Mais depuis Damas, le Golan occupé par Israël et Idlib contrôlée par les Turcs semblent encore loin. À l’abord d’un bus pour Lattakié, un mendiant nous tend un billet, qu’il souhaite vendre contre des dollars : il s’agit d’une livre turque.

« Pensez-vous que nous ayons profité du régime d’Assad ? »

La région côtière au climat doux de Lattakié alimente toutes les controverses. Des éléments armés du gouvernement précédent y demeurent, ainsi que deux bases russes. Fief de la famille Assad, elle concentre une forte proportion d’alaouites. Depuis la chute du régime, ils sont la cible d’exactions régulières.

« Je défie qui que ce soit de dire que nous avons profité du régime d’Assad : regardez notre misère », proteste Layla, retraitée de Lattakié. Contrairement à Homs, la ville ne présente nul paysage désolé par les bombardements ; mais dans les foyers, le dénuement y est plus accentué. L’électricité publique y est rationnée à l’extrême : elle ne fonctionne que trente minutes toutes les douze heures. Pour de nombreux ménages, trop pauvres pour avoir accès à des sources alternatives, c’est l’unique moyen à disposition pour s’éclairer ou se chauffer.

Lattakié a été épargnée par la guerre. Mais elle a été touchée de plein fouet par les sanctions financières, notamment nord-américaines. Ciblant l’énergie et la Banque centrale dès 2011, elles se sont progressivement étendues à de nombreux secteurs de l’économie. Le Caesar Act de 2019 accentue les sanctions dites « secondaires » : les banques qui financent les entreprises commerçant avec la Syrie sont menacées d’être débranchées du système financier international. Leur effet désincitatif est considérable.

« Ces sanctions ont été plus dures que celles contre l’Iran ou la Russie, analyse Akram Kachee. Mais la Syrie n’a pas une taille et une marge de manoeuvre similaires à celles de l’Iran ou de la Russie. Elle ne peut pas vendre son pétrole à la Chine comme l’Iran, ou construire une économie de guerre comme la Russie. » Les effets macro-économiques des sanctions sont conséquents. En 2011, un dollar s’échangeait contre 50 livres syriennes. En 2025, il permet d’en obtenir 11.000. Les réserves de change de la Banque centrale ont été réduites à néant.

Avec l’isolement, les habitants ont découvert les pénuries de masse. « Nous avions l’un des secteurs pharmaceutiques les plus florissants de la région », évoque Haya, pharmacienne. Aujourd’hui, il est au bord de l’écroulement. « Plusieurs fois, des clients ont été hospitalisés parce qu’ils s’effondraient sous nos yeux, après avoir vainement réclamé un médicament. Chaque jour, je dois refuser des produits. Les prix sont tels qu’on ne me demande plus des paquets, mais seulement des pilules individuelles. Avec mes collèges, nous plaisantons en disant qu’un jour, quelqu’un nous demandera peut-être une tablette entière ! ».

Layla souffre de maladies cardio-vasculaires. Dans un appartement tamisé, dont la fumée des cigarettes et tasses de maté fait varier les nuances de gris, elle fait défiler sous nos yeux les médicaments qui lui sont prescrits. « Une boîte de rosova, qui permet de réduire le cholestérol, coûte 16.000 livres. C’est huit fois plus qu’avant les sanctions. Le valsartan permet de contrôler l’hypertension artérielle : son prix a triplé. »

Marchand de vêtements d’occasion à Lattakié © Vincent Ortiz pour LVSL

Elle expose une autre boîte : « voici de l’alfacalcidol ». En raison de ses maux cardiovasculaires, Layla a subi une ablation des glandes parathyroïdes, qui affecte la régulation de calcium de son organisme. L’alfacalcidol lui est indispensable pour éviter une carence de cette matière argentée : « En 2011, une boîte me revenait à 1.000 livres syriennes. Aujourd’hui, elle coûte 51.000 livres ! Ma retraite ne me suffisait pas à acheter la moitié de ces médicaments ». Une retraite dont le paiement a été suspendu par le HTS, comme celle de tous les fonctionnaires.

Les coupes budgétaires consécutives à sa prise de pouvoir ont accentué un dénuement déjà massif. Les principales avenues de Lattakié regorgent d’étals où l’on vend des habits d’occasion. « Ce sont ces retraités privés de retraite, commente Majd, jeune informaticien. Il n’ont plus que leurs habits à vendre ».

Les secteur de l’énergie n’a été épargné ni par les sanctions, ni par les réformes du HTS. Privée de sources étrangères, la Syrie a dû compter sur un sous-sol pétrolifère et gazifère qui lui échappe largement : l’or noir abondant de Deir ez-Zor, dans l’Est du pays, est sous contrôle de forces kurdes soutenues par l’OTAN, tandis que le gaz du nord est sous emprise turque. Avec la guerre, l’extraction pétrolière a été divisée par huit, et l’extraction gazière par trois, tandis que le prix de marché d’une bonbonne a été décuplé. Et le HTS a tout bonnement supprimé les subventions sur le gaz…

Ces mesures libérales de choc ont pu être interprétées comme autant de signaux aux investisseurs, notamment occidentaux, afin d’inciter à une levée des sanctions. Celle-ci n’est pas encore à l’ordre du jour : si l’Union européenne multiplie les déclarations, si les États-Unis envisagent de multiples exemptions, les restrictions demeurent sur l’énergie et la Banque centrale. Pour l’heure, la Syrie expérimente les effets combinés d’un embargo financier et d’une thérapie de choc.

Dans la pénombre de son appartement, nous écoutons Layla nous détailler cette évolution. Soudain, l’appartement s’illumine, et tout un chacun se précipite pour recharger son téléphone portable. Pour une demi-heure, le foyer aura accès à l’électricité.

« Êtes-vous alaouite ? »

« Hier soir, le lieu de travail de mon voisin a été pillé », confie un passant. « Quelques heures plus tôt, deux membres du HTS étaient venu le voir, en lui avaient demandé : “êtes-vous alaouite ?”. Nous ne sommes pas habitués à cette violence confessionnelle ».

Damas décide-t-elle encore de quoi que ce soit en Syrie ?

Au sein de la mosaïque religieuse de Syrie, les alaouites de Lattakié aiment à souligner leur singularité. Non sans un brin d’orgueil : « nous sommes musulmans, nous lisons le Coran, déclare Layla. Nous buvons aussi du vin, nous faisons la fête, nous n’avons pas d’interdits vestimentaires, nous nous mêlons aux autres communautés. C’était notre vie, avant la prise de pouvoir d’Ahmed al-Charaa ». Elle ajoute : « Nous sommes culturellement étrangers au fanatisme du HTS. État islamique, Al-Nosra, Hayat Tahrir al-Sham… ce sont les mêmes ».

La région de Lattakié a été brutalement tirée de son innocence en décembre 2024, lorsque l’aviation israélienne a bombardé ses infrastructures militaires. Puis, lorsque la milice HTS est survenue, armes à la main. Ali se remémore ce changement d’époque : « En quelques heures, “HTS” est apparu dans notre vocabulaire ». Les deux premiers jours ont été pacifiques, même si l’invasion de l’espace public par des miliciens encagoulés a soulevé quelques inquiétudes. « Sur la plage, autrefois très fréquentée, j’ai vu des combattants de toute nationalités y affluer, avec leurs femmes en niqab. Certains avaient un phénotype est-asiatique. Ce sont sans doute des djihadistes ouïghours ». Puis les incidents se sont multipliés.

Un milicien HTS à Damas © Vincent Ortiz pour LVSL

Layla ne sort de chez elle que quelques heures par jour. « Deux de mes cousins ont été tués. L’un d’entre eux était un ancien officier, qui avait quitté l’armée pour ouvrir un petit commerce. Il a été abattu par balles ; des personnes encagoulées sont arrivées en voiture puis ont fui ». Un autre a été retrouvé décapité. « Il n’avait que vingt ans ».

Attaques terroristes isolées ? Brigandage ordinaire grimé en attentats djihadistes ? Actions du HTS lui-même ? Son fonctionnement milicien limite le contrôle sur ses éléments. « L’un de mes amis proches – traumatisé, qui refuse d’en parler aux étrangers – a été séquestré par trois hommes encagoulés prétendant être du HTS, rapporte Majd. Ils lui ont tiré une balle dans la cuisse, voulant lui faire avouer sa participation à des actions pro-Assad. Après quelques minutes de torture, mon ami leur a donné le nom de connaissances haut-placées à Idlib. Surpris, ils l’ont relâché et se sont confondus en excuses. Le lendemain, nous nous sommes rendus auprès des autorités. Elle nous ont rétorqué que ces agresseurs n’étaient pas membres du HTS. Comment aurions-nous pu requérir une enquête ? Mon ami n’a pas même vu leur visage ».

Beaucoup ne voient dans le discours d’unité nationale d’Ahmad al-Charaa qu’une manoeuvre tactique à destination de l’Occident. Et ceux qui lui prêtent une réelle volonté d’apaisement estiment que le véritable centre du pouvoir syrien ne se trouve plus à Damas.

« Nous appartenons à la Turquie, à présent »

À Idlib, fief du HTS depuis 2016, la présence turque ne cherche pas à se faire discrète. Trente kilomètres à l’Ouest de la ville, c’est un gigantesque drapeau rouge orné d’un croissant et d’une étoile que croisent les autobus. Sur place, la livre turque y a cours légal ; si le dollar circule en parallèle, les billets syriens, eux, ont cessé d’être utilisés. Et c’est un système de télécommunications basé à Ankara qui a remplacé le précédent.

Idlib constitue l’une des portes d’entrée des produits turcs à bas coût qui se répandent dans le pays. Au point de compromettre la relance d’une production endogène ? « Dans de nombreux contextes post-conflits, le monnaie s’est appréciée de manière significative, mais cela n’a pas été le cas en Syrie, note Akram Kachee. Le contraire serait étonnant : la production syrienne est au point mort. Une monnaie stable et forte s’appuie sur une industrie, locomotive de l’économie. Le nouveau pouvoir, en actant l’ouverture des frontières aux produits turcs, ne semble pas indiquer qu’il souhaite reconstruire la production syrienne », estime-t-il.

Un graffiti célébrant les treize années du soulèvement contre Assad à Idlib © Vincent Ortiz pour LVSL

Récemment, les autorités syriennes ont bien réhaussé les barrières tarifaires sur les produits turcs, afin de les harmoniser avec celles des autres pays limitrophes. Mais l’ampleur de l’ingérence turque et l’hybridation des institutions d’Idlib avec celles de son parrain du nord jettent un doute sur l’effectivité des contrôles.

À Idlib, le caractère transnational du HTS apparaît aussi plus nettement. Les anciens djihadistes en provenance d’Asie centrale ou de Chine, qui avaient rallié l’État islamique avant de suivre la scission d’al-Charaa, sont aisément visibles. « L’arabe de plusieurs miliciens HTS n’est pas natif, déclare un local. Certains viennent de pays asiatiques environnants. Parfois même d’Europe ».

Idlib se trouve-t-elle encore en territoire syrien ? « Nous appartenons à la Turquie à présent », lâche un lycéen d’Idlib. Avant de se reprendre : « seulement pour le monnaie ». Puis de préciser : « ma mère a été tuée il y a dix ans dans un bombardement du régime. Les Turcs ont été nos libérateurs ».

À Damas, Mahmoud médite sur les contradictions de la « nouvelle Syrie ». Il veut croire que les tensions sociales qui éclosent ici et là, les agressions contre les alaouites, les pratiques miliciennes du HTS, ne sont que les inévitables douleurs qui accompagnent l’accouchement d’une ère nouvelle. « On ne peut pas mettre fin à treize ans de haine tout en douceur », regrette-t-il. Il ose croire que les mouvements citoyens permettront à une véritable « Syrie démocratique » d’éclore. « Depuis décembre, à Damas, on a goûté à la liberté. On ne pourra plus nous l’enlever ». Mais Damas décide-t-elle encore de quoi que ce soit en Syrie ?

Notes :

[1] Le nom de tous les Syriens mentionnés dans l’article a été modifié.

[2] Ahmed al-Charaa a d’abord rejoint les rangs de l’État islamique avant de fonder le Jabhat al-Nosra, affilié à al-Qaïda. En 2013, résistant aux velléités hégémoniques de l’État islamique, il rompt avec cette organisation. En 2016, il décrète la dissolution du Jabbat al-Nosra et l’abandon de la stratégie djihadiste au profit d’une organisation unitaire destinée à renverser Bachar al-Assad : le Hayat Tahrir al-Sham (« Front de libération du Levant ») est né sur cette base.

Mayotte : derrière le cyclone, la faillite de l’État

Mayotte LVSL

Après la catastrophe du 14 décembre, la situation d’urgence sanitaire et sociale de Mayotte atteint son paroxysme. Les racines de cette tragédie sont à rechercher plus loin, et notamment dans l’inactivité politique du gouvernement, dont le plan stratégique établi en 2018 et les opérations « Wuambushu » n’ont rien réglé. Entre multiples effets d’annonce non aboutis – le second hôpital de l’île, promis à Combani depuis 2018, n’a toujours pas vu le jour – et abandon acté par les autorités, retour sur une faillite d’État.

Urgence sanitaire dans un brouillard politique

Mayotte a été dévasté le 14 décembre dernier par le cyclone Chido. Ce « cyclone tropical intense » a rasé des zones entières du territoire avec des vents de plus de 225 km/h, là où 77% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, un taux cinq fois supérieur à celui de l’Hexagone. Plus de trois semaines après cette catastrophe, la situation des Mahorais reste critique.

Comme le relève la Croix-Rouge française dans un communiqué publié le 16 décembre 2024, l’accès à l’eau demeure un problème de premier plan : « les sources d’eau sont très rares à Mayotte, les rivières dites “urbaines” sont jonchées de détritus, et depuis le cyclone, faute de mieux, l’eau y est puisée pour tous les usages, ce qui augmente fortement les risques d’épidémies, comme le choléra et la typhoïde ». Malgré la distribution d’un million de litres d’eau, cette quantité reste insuffisante, alors que l’eau courante n’est toujours pas de retour dans toutes les communes.

La distribution de denrées alimentaires n’est également pas à la hauteur : malgré 146 tonnes de nourriture livrées selon la préfecture de Mayotte, dans certains villages isolés, la nourriture se fait de plus en plus rare. Des renfort supplémentaires ont alors été engagés notamment pour rétablir l’électricité et les réseaux de télécommunication. Mais près de 30% des foyers n’ont toujours pas accès à l’électricité. Et 2000 personnes sont toujours logées dans les écoles, alors même que la rentrée avait lieu le 20 janvier.

Il n’existe à ce jour aucun document stratégique de développement pour Mayotte.

Le nombre exact de décès demeure difficile à calculer. Le dernier bilan, publié le 24 décembre 2024, comptabilisait 39 morts et 4 260 blessés, dont 124 grièvement. Derrière cette sous-estimation manifeste, la prudence des autorités s’explique également par le grand nombre d’immigrés sans papier vivant sur l’île. En 2017, 48% de la population était de nationalité étrangère, selon l’INSEE (un chiffre à mettre en regard avec l’Hexagone, dont la population étrangère s’élevait en 2021 à 7,7% de la population totale). Ces familles immigrées, installés dans des habitats précaires et privées de toute existence légale sur le territoire, ont été les principales victimes du cyclone Chido.

Effets d’annonce sans effets

Le cyclone ne vient que souligner l’état de déliquescence dans lequel vivent les Mahorais. Si l’archipel est à ce point dévasté aujourd’hui, c’est parce qu’il est particulièrement vulnérable : un sous-investissement chronique a alimenté une pauvreté endémique de l’île et créé les conditions d’une impréparation au risque de catastrophe. Selon l’INSEE, le niveau de vie médian des habitants de l’archipel est sept fois plus faible qu’au niveau national. La moitié de la population vivait avec moins de 3 140 euros de revenus disponibles par an en 2017 et « 2 % des habitations sont assurées, dont seulement 10 % d’entre elles ont été construites selon des normes anticycloniques», précise Fred Constant. Cette catastrophe naturelle est un révélateur des insuffisances de la puissance publique dans l’archipel. Mayotte a été sujette à un abandon progressif et structurel de la part de l’Etat.

Au cours des dernières années, l’Etat français a déployé deux plans d’actions pour répondre aux défis multiples de Mayotte, qui n’ont pas abouti. Le premier, dénommé « Mayotte 2025 », annoncé en 2015, comptait 324 actions. Sans moyens affectés, il énonçait des objectifs souvent imprécis et ne proposait aucune issue aux questions sécuritaires et migratoires. Son suivi et son animation ne sont pas prolongés au-delà d’un an. Ainsi, son bilan n’a pas été établi, et son apport aux besoins du territoire et de la population mahoraise n’a pas été évalué.

Le second, « le plan pour l’avenir de Mayotte » a, quant à lui, été élaboré dans l’urgence en réponse à la crise sociale de 2018 qui a causé une paralysie de deux mois dans l’archipel. En janvier 2018, des violences ont éclaté à Mamoudzou entre bandes rivales ; elles ont constitué le point de départ d’une crise importante : protestations des Mahorais sur la question de l’insécurité et des conditions de vie, grève générale, barrages… Cette crise sociale a été un point de bascule, poussant le gouvernement à prendre des mesures d’urgence. Or, ce plan, constitué de 53 mesures pour un montant annoncé de 1,3 milliard d’euros – dont un chapitre entier sur la sécurité et l’immigration – n’a fait l’objet d’aucune réelle supervision.

En effet, selon le rapport de la Cour des comptes, le suivi de ces deux plans s’est révélé très insuffisant et mal hiérarchisé : « les documents comportent des actions de portée et d’ambition très variées et peu hiérarchisées. Certaines d’entre elles contiennent des engagements concrets et mesurables, mais la plupart ont un caractère général. On compte peu d’actions engageant les finances de l’État, en dehors d’engagements antérieurs ». Les actions sont donc peu développées sur les moyens à engager et traitées de manière disparate. En somme, il n’existe à ce jour aucun document stratégique de développement pour Mayotte.

Le taux d’équipement en lits d’hôpitaux s’élevait à 1,6 pour 1000 habitants en 2019 contre 3,5 en Métropole.

Des promesses ambitieuses avaient pourtant été annoncées à travers ces deux plans dont les habitants n’ont jamais vu la couleur. Lors de sa visite en 2019, Emmanuel Macron avait présenté trois grands projets d’infrastructures : allongement de la piste d’aéroport (déjà promise depuis 2001 par Jacques Chirac), agrandissement du port de Mayotte et ouverture d’un second hôpital pour 2023. Aucun de ces trois projets n’a connu un commencement d’exécution. Cet hôpital, qui devait être construit à Combani, est emblématique de ces plans fantômes : les 250 millions prévus pour la construction ont apparemment disparus, puisqu’ils servent désormais à moderniser le centre hospitalier actuel de l’île ; il faudra donc « trouver un autre financement », comme le précise le directeur de ce dernier Jean-Mathieu Defour. Nul doute que le contexte austéritaire actuel aidera à le concrétiser…

Depuis la continuité de ces plans, l’État a décidé de mettre en place, à partir d’avril 2023, l’opération « Wuambushu », ayant pour but de réagir à la crise migratoire de l’île. Opération policière visant à expulser les étrangers en situation irrégulière, détruire les bidonvilles et lutter contre la criminalité dans l’archipel, elle s’est avérée largement inefficace – et a acté le piétinement des droits humains à Mayotte. Selon un rapport de 50 pages de deux avocats installés sur l’archipel, que le Canard Enchaîné a récupéré, l’administration française viole certaines lois pour accélérer les processus d’expulsion et pour montrer l’efficacité de leur nouveau plan. Il met en avant le fait que des expulsions massives d’étrangers sont réalisées avec des OQTF souvent standardisées, parfois pour des individus en procédure de régularisation.

Certaines expulsions sont menées de manière accélérée, souvent sans consultation judiciaire et dans des conditions dégradantes. Des détournements de procédure, comme des « invitations » sous contrainte, et une rétention d’informations rendent l’accès aux droits très difficile pour les migrants. Cette opération, visant à lutter contre l’insécurité et l’immigration clandestine est un échec flagrant : le nombre de clandestins reconduits à la frontière reste le même d’une année sur l’autre (autour de 25000), la délinquance ne baisse pas, tandis que les bangas sont reconstruits.

Permanence du gouffre avec l’Hexagone

Si Mayotte est un département français au regard de la loi, les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables. Les dépenses de l’Etat à Mayotte ont certes fortement augmenté (accroissement de 92% en huit ans), mais ce niveau reste bien inférieur à celui des autres départements d’Outre-Mer, alors que Mayotte est le département français le plus pauvre.

Le rapport de la Cour des comptes démontrent notamment un retard très important en matière de services à la population dans le domaine de la santé et de l’éducation. Mayotte possède une offre de soins très inférieure aux standards nationaux : le taux d’équipement en lits d’hôpitaux s’élevait à 1,6 pour 1000 habitants en 2019 contre 3,5 en Métropole. L’île ne peut compter que sur 35 médecins généralistes libéraux, 6 spécialistes et 12 dentistes. Sur quatre mesures que le « plan pour l’avenir de Mayotte » avait prévu, seule une (portant sur la création d’une agence régionale de santé) a été réalisée.

L’éducation n’est pas en reste. Le système éducatif mahorais présente un niveau plus faible que partout ailleurs en France et une non-scolarisation record – qui touche 5 379 enfants. Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque la scolarisation à Mayotte ? Seul un élève sur cinq y bénéficie d’un repas chaud, tandis qu’un déficit permanent d’infrastructures et un recrutement des professeurs dès la licence y compromet la qualité des cours.

Quelle nouvelle catastrophe faudra-t-il pour que le bilan de cette faillite soit effectué et que l’État agisse en conséquence ?

L’Amérique latine face au « néolibéralisme souverainiste » de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera

Vice-président de Bolivie, Álvaro García Linera a gouverné le pays aux côtés d’Evo Morales durant treize ans (2006-2019). Théoricien politique, il est l’auteur d’une oeuvre d’inspiration marxiste, centrée autour de l’émancipation indigène. Dans cet entretien, il revient sur les défis d’une Amérique latine en butte à la réélection de Donald Trump. Celui-ci proclame son isolationnisme, mais Álvaro García Linera estime que les pressions impérialistes pourraient s’accroître sur le sous-continent : à l’heure de la démondialisation et de la régionalisation des chaînes de valeur, l’Amérique latine redevient un fournisseur capital de matières premières pour les États-Unis. Il plaide pour une intégration régionale, visant à faire émerger la région comme un pôle indépendant. Et revient sur les processus progressistes latino-américains, dont il fut l’un des protagonistes.

LVSL – Comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump et ses implications pour l’Amérique latine ?

Álvaro García Linera – La victoire de Trump était prévisible. En période de crise économique, de transition d’un régime d’accumulation et de domination vers un autre, les positions centristes deviennent intenables. Le centre-gauche et le centre-droit apparaissent comme faisant partie du problème. En ces temps de crise, nous vivons des moments sismiques : les élites se fracturent, le centre disparaît, des positions radicalisées émergent. Trump incarne, depuis la droite, le nouvel esprit de l’époque.

Cette époque est marquée par un déclin global du mondialisme. Trump incarne un alliage de protectionnisme comme réaction au mondialisme et de récupération des aspirations souverainistes face à la mondialisation – sous une forme morbide. Cette voie ambiguë, hybride, amphibie, de « néolibéralisme souverainiste », commence à être testé dans certains endroits du monde – que l’on pense à Giorgia Meloni en Italie, à Viktor Orban en Hongrie, ou à Jair Bolsonaro au Brésil précédemment.

De quoi ce « néolibéralisme souverainiste » est-il le nom ? C’est une tentative de sortir de la crise du mondialisme néolibéral.

« L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée. »

Qu’est-ce que cela va signifier pour l’Amérique latine ? Elle va se retrouver prise dans la dispute entre une Chine en expansion, qui repose sur des chaînes de valeur globales, et des États-Unis en contraction, qui ont besoin de régionaliser leurs chaînes de valeur. L’Amérique latine est déjà liée à la Chine par des chaînes de valeur globales, mais les États-Unis veulent l’intégrer dans leur sphère d’influence régionale. La Chine a l’avantage car elle dispose d’argent pour investir. Les États-Unis en manquent. Face à ce manque de ressources, on peut s’attendre à ce que les États-Unis choisissent la voie de la force pour imposer cette régionalisation des chaînes de valeur.

LVSL – Le nom de Marco Rubio, nommé Secrétaire d’État (soit l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) par Donald Trump, apparaît dans des enregistrements audios liés au coup d’État en Bolivie de 2019 [sénateur républicain d’origine cubaine, Rubio est connu pour son hostilité viscérale à la gauche latino-américaine NDLR]. Il est cité comme un intermédiaire entre putschistes boliviens et les lobbies américains. Comment interprétez-vous sa nomination comme secrétaire d’État ? Prévoyez-vous un tournant interventionniste ou une politique de continuité avec les démocrates ?

AGL : Il n’y aura pas de continuité. Les démocrates incarnaient les restes de l’ancien mondialisme – malgré des décisions souverainistes évidentes, comme la hausse des tarifs douaniers. Trump, en revanche, a une proposition claire : un nouveau modèle économique pour les États-Unis, sauvagement capitaliste, impliquant un nouveau régime d’accumulation. Dans ce modèle, l’Amérique latine joue un rôle important du fait de sa proximité géographique.

Si un endroit doit devenir le substitut des importations, le lieu de repli des chaînes de valeur, c’est bien le sous-continent latino-américain. Cette tension sera-t-elle canalisée par des flux financiers ou l’utilisation de la matraque ? Les États-Unis étant confrontés à de nombreux problèmes économiques, ils ne peuvent rivaliser avec la Chine en termes de flux financiers. On ne concurrence pas les centaines de milliards de dollars investis par la Chine pour l’accès aux matières premières.

Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée, par opposition à aux « nouvelles routes de la soie » chinoises, basées sur les flux d’investissements, les infrastructures et le crédit. Marco Rubio n’est pas un élément essentiel : nous sommes face à un changement de régime d’accumulation, qui se régionalise. L’Amérique latine, autrefois considérée comme insignifiante à l’heure du globalisme triomphant, redevient une zone convoitée.

« Je pense que les États-Unis chercheront à compenser leur déficit financier dans leurs relations avec l’Amérique latine par une exacerbation de l’interventionnisme. Il s’agira d’imposer une « route de la soie nord-américaine », autoritaire et militarisée. »

Ainsi, on assiste à une tentative de réactiver la rhétorique de la « guerre contre la drogue », qui a toujours été un cheval de Troie de l’interventionnisme américain [la « guerre contre la drogue » désigne les campagnes de lutte contre le narcotrafic qui prévalent en Amérique depuis les années 1980, souvent pilotées par la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine NDLR]. Aujourd’hui, deux modèles coexistent : des pays comme la Colombie ou le Mexique ont abandonné les méthodes coercitives au profit d’une perspective de lutte structurelle contre les causes du trafic. L’Équateur, de son côté, a renoué avec une « guerre contre la drogue » aux méthodes répressives traditionnelles sous la présidence de Daniel Noboa. Il a été applaudi par les États-Unis, pour une très bonne raison : la « guerre contre la drogue » leur ouvre les portes du territoire. Le gouvernement de Noboa a explicitement pris des mesures permettant le retour de bases militaires américaines dans son pays. Pour autant, cette tentative de donner une seconde jeunesse à la « guerre contre la drogue » sera sans doute limitée.

À son apogée, la « guerre contre la drogue » répondait à deux motivations principales : exercer une forme de contrôle territorial par le biais de bases militaires (Équateur, Colombie, Bolivie) et d’une présence policière. Ensuite, limiter l’entrée de la drogue sur le marché nord-américain. Cette donnée a changé au cours de la dernière décennie : la drogue produite en Amérique latine est maintenant principalement destinée au marché européen. Cela a réduit l’urgence d’une lutte contre le narcotrafic en Amérique latine. Le « plan Colombie » avait mobilisé un milliard de dollars ; en Bolivie, cela représentait cent millions de dollars. Aujourd’hui, ces montants sont réduits à quelques millions.

Dans un but de contrôle politico-militaire, ce discours pourrait être réactivé, mais il ne bénéficierait plus de la même légitimité auprès des électeurs américains – dont la préoccupation n’est plus la cocaïne latino-américaine, mais les usines de fentanyl opérant aux États-Unis mêmes. Je ne pense donc pas qu’il s’agira à nouveau d’un axe central.

D’autres légitimations apparaissent : comme l’a suggéré la cheffe du Commandement Sud, c’est la présence chinoise elle-même qui justifiera le retour des États-Unis. Certains évoquent par exemple le port de Chancay, construit au Pérou par la Chine, comme un possible point d’entrée pour des navires militaires chinois. Une idée saugrenue, mais qui pourrait être montée en épingle. Je pense que la lutte contre la présence chinoise sera brandie en impératif de sécurité nationale.

En réalité, il s’agit d’une simple lutte pour le contrôle des chaînes de valeur. La transition énergétique nécessitera de nombreuses matières premières. Selon l’Agence internationale de l’énergie des États-Unis, entre 2025 et 2050, les volumes de matières premières stratégiques devront être multipliés par dix ou douze pour garantir cette transition. Une grande partie de ces ressources se trouve en Afrique et en Amérique latine, et les deux grandes puissances de ce monde cherchent à y accéder. Le reste n’est que littérature.

Sur ce terrain, la Chine a l’avantage. Elle a été beaucoup plus astucieuse ces vingt dernières années, investissant sans imposer de conditions, développant des infrastructures routières et portuaires, tandis que les États-Unis, considérant l’Amérique latine comme acquise, n’ont rien investi et se retrouvent à présent en position de faiblesse économique. Pour combler ce manquement, il faudrait des investissements massifs, de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. Si les États-Unis ne sont pas disposés à engager de telles ressources, ils chercheront à compenser par des mesures coercitives : interventions, pressions, chantages, présence policière et militaire, etc.

En 2019, l’administration américaine a soutenu un coup d’État en Bolivie. Les officiers qui se sont rebellés avaient des liens avec le Département d’État. Claver Carone, fonctionnaire du Département d’État, est directement intervenu pour encadrer les militaires dans leur action putschiste. Des actions de ce genre pourraient se multiplier en Amérique latine : aux investissements, les États-Unis substitueraient des actions coercitives et une présence policière accrue.

LVSL – Face à ces tensions qui s’exercent sur le sous-continent, la gauche plaide pour la coopération régionale. Comment celle-ci prendrait-elle forme, et comment réagirait-elle face au déclin de la mondialisation néolibérale ?

AGL – Dans cette lutte de titans, chaque pays latino-américain, pris individuellement est insignifiant – une fourmi face à un éléphant. Mais si ces petites voix s’unissent, la voix du sous-continent sera entendue. Cela nécessite des mécanismes fondamentaux d’intégration. On peut rêver à une unification nationale latino-américaine, mais elle ne serait pas réaliste à court terme. Ce que l’on peut envisager, ce sont des accords régionaux fondés sur de grands axes thématiques : négociation commerciale, justice environnementale, fiscalité, etc. Ces accords thématiques, concrets et peu grandiloquents, permettraient à l’Amérique latine de porter une voix plus forte face aux grandes puissances.

Cette intégration doit être soutenue par des ressources qui permettent de créer des infrastructures communes et de niveler certaines inégalités. C’est ici que le bât blesse : peu de ressources ont été mises à disposition pour l’intégration et les infrastructures.

Face au reflux du globalisme, l’Amérique latine a montré une voie alternative, avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes. Leurs réformes, souvent peu radicales, ont cependant marqué une rupture dans la manière dont l’État intervient dans la distribution, la protection du marché intérieur et l’élargissement des droits. Si l’on observe les débats actuels aux États-Unis et en Europe sur des politiques industrielles, la souveraineté énergétique et agricole, ou encore la protection de certaines industries stratégiques, ce sont des discussions que l’Amérique latine a déjà eues il y a 20 ans.

LVSL – Après la première vague progressiste des années 2000 [marquée par la présidence de Hugo Chavez, Evo Morales, Lula, Rafael Correa, ou les époux Kirchner NDLR], la gauche renoue ici et là avec la victoire – au Mexique par exemple, où Claudia Sheinbaum a été triomphalement élue. Comment voyez-vous cette seconde vague ?

ALG – Il est juste de parler de deux vagues progressistes. Le Mexique, qui arrive après les autres pays d’Amérique latine, bénéficie d’une expérience accumulée qui lui permet de bénéficier d’un élan plus important. Il faut cependant rester attentif : les symptômes des limites du progressisme latino-américain commenceront déjà à apparaître, comme ce fut déjà le cas au Brésil, en Argentine, en Bolivie ou en Uruguay. Actuellement, le Mexique est dans une phase d’ascension, mais c’est justement dans le succès que les expériences progressistes rencontrent qu’elles trouvent leurs limites.

« En temps de crise, la gauche doit désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. »

En Bolivie, le progressisme a été un succès, ayant sorti 30 % de la population de la pauvreté, redistribué les richesses et renforcé le pouvoir des peuples indigènes. Mais dans ce succès a germé ses limites : une fois qu’un objectif est atteint, il peut se vider de son sens. La société évolue, les demandes changent, et les structures sociales se transforment. Ainsi, pour continuer à progresser, il faut mettre en place des réformes de deuxième génération.

Le problème que vit actuellement l’Amérique latine est qu’après des réformes de première génération relativement réussies, leur élan a été stoppé. Le système de redistribution des richesses, les interventions de l’État dans le marché intérieur : tout cela a porté ses fruits, mais il faut désormais réinventer la manière dont nous produisons la richesse. L’Amérique latine a par exemple hérité d’un modèle extractiviste. Au lieu de laisser les profits partir à l’étranger, nous avons réussi à les réinjecter dans nos économies, à internaliser les bénéfices pour financer la justice sociale et élargir les droits.

Cependant, ce système devient vulnérable lorsque les matières premières, comme le pétrole ou le lithium, perdent de leur valeur. Se pose la question de sa durabilité. Pour que la redistribution de la richesse ne dépende plus des fluctuations du marché, il est nécessaire de créer un nouveau modèle productif, moins dépendant des prix mondiaux des matières premières. Cela représente une réforme de deuxième génération, qui ne se limite pas à modifier la répartition de la richesse, mais à la transformation du système productif.

LVSL – Quels sont les leviers qu’il est possible d’actionner ?

AGL – Pour mener à bien ces réformes, il faut revoir le système fiscal. Quand les prix des matières premières étaient élevés, on n’avait pas besoin de réformes fiscales profondes, car les excédents commerciaux permettaient de financer la redistribution. Aujourd’hui, la situation a changé. Peu de pays ont introduit des réformes fiscales progressives, même si la Bolivie a tenté de mettre en place un système plus équitable. Pour que le progressisme perdure, il est crucial de mettre en place des réformes qui incluent une taxation plus importante des grandes fortunes.

Il faut aussi introduire des politiques environnementales plus ambitieuses. Dans les réformes de première génération, nous avions besoin de ressources immédiates. À présent, il est crucial de développer des politiques environnementales plus strictes pour garantir la soutenabilité de long terme du modèle économique.

La présidence de Gustavo Petro en Colombie ou de Claudia Sheinbaum au Mexique pourraient donner lieu à une hybridation des réformes de première et de seconde génération. Mais il y a un risque : tout dépendra de la lucidité des mouvements progressistes et de l’audace des dirigeants. En temps de crise, il faut un bouc émissaire, un responsable. La stratégie de Kamala Harris, consistant à promouvoir le consensus et l’unité, a failli. Ce type de discours a sa place dans une période de stabilité, mais en temps de crise, il faut désigner un coupable : l’oligarchie, la caste, les ultra-riches. Il faut trouver un adversaire à affronter.

LVSL – Parmi les leaders de la droite latino-américaine, c’est Javier Milei qui prétend le plus clairement proposer un modèle alternatif. Comment analysez-vous les premiers moments de sa présidence ?

AGL – Je ne dirais pas que la politique économique de Javier Milei a échoué, bien qu’elle ait un coût social considérable. Sur le court terme, il est parvenu à réduire l’inflation – au prix d’une récession, de licenciements et de la destruction de l’industrie locale. Il se trouve dans une situation paradoxale : bien qu’il parvienne à dompter l’inflation, cela ne peut pas durer, notamment parce que les dollars n’arrivent pas. Le FMI n’a pas fourni de soutien significatif et bien que les grandes entreprises argentines aient investi dans des stratégies financières à l’étranger, les résultats économiques à long terme risquent d’être insoutenables.

Ce qui rend cette victoire temporaire de Milei compliquée pour la gauche, c’est que, du côté de l’opposition, il n’y a pas de véritable contre-proposition. Lorsque vous demandez à quelqu’un comment résoudre l’inflation, tout le monde reste silencieux. Cette absence d’alternative permet à Milei de conserver une certaine légitimité, malgré le caractère destructeur de ses mesures.

LVSL – En Bolivie, la gauche se déchire. L’ex-président Evo Morales et l’actuel chef d’État Luis Arce se livrent à une lutte fratricide. Comment voyez-vous la situation ?

AGL – Ce à quoi nous assistons en Bolivie est une lutte entre deux personnalités qui exprime quelque chose de plus profond : la transition de la première à la deuxième vague progressiste. Cette lutte est symptomatique du déclin de l’efficience des réformes.

Les discussions, au sein du parti MAS (Mouvement vers le Socialisme, parti au pouvoir depuis 2006, excepté la période du coup d’Etat de 2019 à 2020, ndlr), ne portent pas sur ce sujet mais sur le candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela dévoile une autre limite, qui a trait à la personnalisation très forte du processus progressiste bolivien. Evo Morales incarne un leadership indigène – et il faut garder à l’esprit que l’État plurinational est l’œuvre des peuples indigènes. Cela pourra-t-il perdurer ainsi ? Ou les peuples indigènes subiront-ils une sorte d’expropriation par les classes moyennes créoles ?

Troisième enjeu : la manière dont on transite du leadership charismatique au leadership routinier. Personne n’a encore trouvé la solution. En Bolivie, cela n’a pas fonctionné, de même qu’en Argentine, en Équateur ou partiellement au Brésil – où Dilma Rousseff semble avoir été un simple parenthèse avant le retour de Lula.

L’agonie du rêve européen de l’Allemagne

Scholz - Trump - Le Vent Se Lève
Le chancelier allemand Olaf Scholz en compagnie de Donald Trump

Des décennies durant, les gouvernements allemands ont poursuivi le projet d’un empire européen fondé sur le libre-échange. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine sape les fondements de son hégémonie. Dans le même temps, un processus souterrain mine la souveraineté de Berlin : la progression de la finance américaine sur l’appareil productif allemand. Une évolution face à laquelle la coalition dirigée par Olaf Scholz réagit en prônant le business as usual. Par Tommaso Nencioni, traduction Alexandra Knez [1].

La coalition allemande est peut-être devenue la première victime de la réélection de Donald Trump. Et ce n’est pas dû au président élu, qui avait pris pour cible son gouvernement – issu de l’accord de 2021 entre sociaux-démocrates (SPD), Verts et les intégristes néolibéraux du Parti libéral-démocrate (FDP) – à plusieurs reprises. La crise au sein du gouvernement allemand remonte à plus loin. Mais les principaux acteurs ont attendu le résultat des élections américaines pour la faire éclater au grand jour.

Quelques heures seulement après la confirmation de la victoire de Trump, le chancelier Scholz a limogé son ministre des Finances, Christian Lindner, qui est également le chef du FDP. Lindner est l’ardent défenseur d’une orthodoxie monétariste qui s’avère de moins en moins défendable, même en Allemagne. Mais quelles sont les véritables racines de la crise allemande ?

Un empire libéral nommé Union européenne

Dans le dernier livre de Wolfgang Streeck, qui paraîtra en anglais la semaine prochaine sous le titre Taking Back Control ?, le sociologue allemand décrit le processus d’intégration européenne depuis le Traité de Maastricht en 1992 comme la construction d’un empire libéral piloté par l’Allemagne. Lorsque Streeck parle d’« empire », il n’entend pas une puissance fondée sur l’instrument militaire. Il utilise plutôt ce terme pour désigner une polarisation entre un centre et des périphéries économiques, dont les institutions politiques cèdent leur souveraineté face au premier.

L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street.

Un centre fort – celui de l’ancienne zone du deutsche mark – et une périphérie – Méditerranée et Europe de l’Est – : il n’est pas difficile d’adhérer à la vision des choses défendue par Streeck. Dans le même temps, Streeck indique une condition préalable importante pour la construction d’un empire sur une base « libérale ». En bref, il faut qu’il y ait une élite dirigeante dans les pays périphériques qui soit prête à assumer les conditions fixées par le centre impérial. Cette élite compte donc sur une légitimité venant « d’en haut ». Mais elle doit aussi rendre cette relation acceptable pour son propre électorat national, en faisant passer le message que tout ce qui profite au centre impérial aura des répercussions positives pour les périphéries également. Un message qui a pris la forme du projet européen, présenté comme un moyen de dépasser les antagonismes nationaux.

La thèse centrale du livre est que l’austérité a été la pierre angulaire de ce processus d’intégration impérial. Mais pas uniquement. La guerre en Ukraine a brusquement mis fin à ce processus de construction impériale. Avec la guerre, l’un des piliers de la conception hégémonique allemande – la possibilité d’un approvisionnement en matières premières à bas prix – a été miné. Bien sûr, la (non) réaction de la classe dirigeante allemande au sabotage du gazoduc Nord Stream a achevé d’ébranler sa crédibilité.

Ce coup d’estoc porté à l’hégémonie allemande est-il une bonne nouvelle ? Il est clair qu’il n’a pas conduit à une remise en cause du fonctionnement de l’Union européenne : une nouvelle vague d’austérité déferle sur l’Europe, n’épargnant même pas l’Allemagne elle-même. D’une austérité imposée par Berlin, le Vieux continent est passé sans transitions – à l’exception du bref intermède de la pandémie – à une austérité imposée par Wall Street. Si la première vague d’austérité imposée à l’Europe répondait aux ambitions impériales de l’Allemagne, cette nouvelle vague constitue l’un des fondements de la tentative américaine de maintenir son hégémonie mondiale.

Aux origines de la domination allemande

La nation allemande, de par sa capacité économique et démographique, est arrivée à l’unification en 1871 munie d’un potentiel industriel et impérial immédiat. Mais cette immense capacité de développement était limitée à un territoire exigu qui manquait de débouchés « pacifiques » – c’est-à-dire qui n’impliquaient pas de conflit immédiat avec les puissances impérialistes établies. Lors de la fondation du Reich, les mers étaient dominées par l’Empire britannique et les zones terrestres convoitées par Berlin l’étaient également par d’autres puissances européennes. Ainsi, l’État allemand n’a pu mettre en place une solution impériale « terrestre » sur le modèle des États-Unis.

Avec la défaite de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a dû définitivement renoncer à un modèle impérial « à la britannique ». Et avec la défaite de la Seconde Guerre mondiale, à une approche « à l’américaine » de la conquête terrestre – malgré la sauvagerie de la colonisation de la « frontière » orientale (lebensraum), où les peuples slaves ont joué le rôle dévolu, outre-Atlantique, aux Amérindiens. Les différentes propositions de paix après 1945 étaient donc basées sur le démembrement de l’État allemand. Avant que la décolonisation ne confirme que la Guerre froide était une véritable compétition mondiale, elle était avant tout une réponse à la question allemande.

Il en va de même pour les premières tentatives « transatlantiques » d’intégration européenne. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) visait à placer la production d’acier et de charbon (industries de guerre par excellence) sous un contrôle commun ; et avec la Communauté européenne de défense (projet d’alliance militaire avorté au début des années 1950), on a tenté d’intégrer les systèmes de défense. Plus les années s’écoulaient, et moins il était possible d’écarter l’Allemagne du concert des nations occidentales. Surtout si l’on considère que son concours était indispensable pour lutter contre la « menace soviétique »…

Ce n’est qu’avec la détente et l’apaisement des tensions de la Guerre froide dans les années 1970 que les projets d’intégration militaire de l’Europe ont été réellement supplantés par des projets économiques. Le traité de Rome de 1957 avait donné naissance à la Communauté économique européenne, marché unique au sein duquel l’économie ouest-allemande, qui connaissait une période de croissance économique accélérée, était appelée à jouer un rôle de premier plan. Cela n’allait pas sans risque pour les pays du sud de l’Europe, exposés à la concurrence de la puissance industrielle allemande. On pensait cependant que cette asymétrie pourrait être compensée par une intégration politique, qui contiendrait des mécanismes de rééquilibrage. D’autant que la longue hégémonie des sociaux-démocrates ouest-allemands avait fini par accoucher d’un horizon de paix et de coopération avec la République démocratique allemande (RDA), sous la forme de l’Ostpolitik prônée par le chancelier Willy Brandt.

La réunification allemande devait finir de doucher ces espoirs. À la stratégie de l’Ostpolitik, la République Fédérale allemande (RDA) devait substituer l’annexion des territoires est-allemands. Cela impliquait de noyer son système productif sous un torrent de marchandises produites avec d’incomparables avantages compétitifs. Peu après, les économies de l’ancien bloc soviétique ont été placées dans une position subordonnée au sein de l’espace économique organisé autour d’une nouvelle Allemagne unie.

Sous le signe de l’austérité

Au fil du temps, le projet d’une nouvelle hégémonie allemande s’est étendu à l’ensemble de l’espace continental. L’austérité imposée aux États membres et l’élargissement illimité de l’UE vers l’est ont été les piliers qui ont soutenu la construction de l’empire néolibéral allemand.

L’élargissement de l’UE a permis à l’industrie allemande d’étendre ses chaînes de valeur à des zones géographiques riches en main-d’œuvre qualifiée et bon marché, tout en bénéficiant de régimes fiscaux favorables. Dans le même temps, l’austérité a donné au capital allemand un triple avantage concurrentiel. Elle a d’abord permis à Berlin de financer ses dépenses publiques à des taux d’intérêt faibles, grâce au mécanisme du spread (différence entre les rendements obligataires dans les différents États-membres de la zone euro, qui mesure la « confiance »). En outre, elle a contribué à laminer l’appareil productif des potentiels pays concurrents. Enfin, elle a offert aux classes dirigeantes des pays périphériques la motivation idéale pour réduire les salaires dans les régions, abaissant ainsi les coûts de ces approvisionnements.

La Commerzbank devait-elle être rachetée par des fonds spéculatifs américains, ceux-ci contrôleraient le principal centre financier de l’Allemagne – et une grande partie de l’appareil productif allemand

Le pacte entre le grand capital allemand et la haute finance européenne a modelé la construction de l’Union européenne. Avec les réformes néolibérales introduites par les sociaux-démocrates allemands (alors dirigés par Gerhard Schröder), l’Allemagne passait du rôle d’« homme malade de l’Europe » à celui de « moteur de la croissance européenne ». Paradoxalement, ce n’est pas le SPD qui a profité des dividendes de cet apparent second miracle économique (après celui des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale), mais leurs adversaires chrétiens-démocrates sous la direction d’Angela Merkel.

De la domination allemande à celle de Wall Street

La guerre en Ukraine a brusquement interrompu ce processus de construction impériale. Le sabotage du gazoduc Nord Stream 2 a servi de catalyseur à cette crise. Sur le plan économique, c’est l’un des fondements du capitalisme allemand qui était réduit en poussière – à savoir la fourniture en gaz à bon marché. Surtout, c’est la crédibilité des élites allemandes comme classe dirigeante impériale qui a été minée. L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street. L’Allemagne s’est révélée être un géant économique aux pieds d’argile, et un nain politique.

La nouvelle vague d’austérité qui s’annonce en Europe, loin d’aider à la reprise de la construction européenne allemande, plombe définitivement les ambitions de Berlin. Le pays est aujourd’hui aux prises avec une récession dont il ne peut s’extirper en raison de dogmes de politique économique figurant même dans la Constitution nationale depuis 2008.

Ainsi, le Vieux continent est passé d’une austérité allemande à une austérité qui alimente Wall Street. Avec la nouvelle vague de privatisations et de réduction des aides sociales en Europe, ce sont les fonds spéculatifs américains qui se voient offrir la possibilité d’investir dans les secteurs monopolistiques de l’énergie et des télécommunications, et d’offrir aux Européens (du moins aux plus aisés) des assurances privées. Les hedge funds deviennent ainsi les gestionnaires d’un immense fleuve de liquidités, à réinvestir – compte tenu des taux d’intérêt élevés garantis par la Fed – dans la dette gouvernementale américaine.

L’administration Biden, la Réserve fédérale et les grands fonds d’investissement ont donc tenté d’établir un pacte d’acier pour tenter de maintenir à flot l’hégémonie mondiale des États-Unis, en se déchargeant des coûts de l’opération sur l’Europe et en particulier sur ses secteurs les plus faibles. L’Inflation Reduction Act (IRA) et la nouvelle course aux armements ont été indirectement financées par l’épargne des classes moyennes européennes, par l’intermédiaire de fonds spéculatifs tels que BlackRock, Vanguard et State Street. Le PDG de BlackRock, Larry Fink, est l’invité d’honneur de presque toutes les chancelleries européennes – en premier lieu celle du gouvernement italien, dirigé par la prétendue « souverainiste » Giorgia Meloni.

Fuite en avant

Mais c’est l’Allemagne elle-même qui est dans le collimateur de la nouvelle alliance entre la Maison Blanche et la haute finance de Wall Street. Et en particulier son appareil productif encore peu financiarisé.

Ainsi, l’Italien Unicredit – largement contrôlé par les Big Three, les trois principaux fonds d’investissement de Wall Street – a récemment tenté une OPA hostile sur la Commerzbank, un acteur majeur de l’économie allemande. Devait-elle tomber entre les mains d’Unicredit, ces fonds spéculatifs américains contrôleront le principal centre financier de l’Allemagne – et, indirectement, une grande partie de l’appareil productif allemand.

Pendant ce temps, l’Allemagne elle-même devient l’épicentre de bouleversements politiques graves et inquiétants. L’avalanche électorale de l’extrême droite dans les États d’Allemagne de l’Est n’est que le premier signe d’une dynamique qui ne se limite guère à l’Allemagne. Ce cocktail de crise sociale et de réveil du sentiment national allemand humilié devrait donner des sueurs froides à l’Europe.

Ceci, dans une situation où les guerres font rage aux frontières orientales et méridionales de l’Europe ; où une réunion des BRICS à Kazan, en Russie, a mis à l’ordre du jour le début du désengagement du dollar en tant que monnaie de réserve internationale ; et où la crise sociale remet au goût du jour les mouvements nationalistes et racistes. Dans une telle situation, l’ambition originelle de Willy Brandt retrouve toute sa pertinence : une Europe démocratique capable de jouer un rôle de médiateur entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Germany’s Project for Europe Is in Tatters ».

Comment les « fonds vautours » dépècent les États surendettés

Citation extraite du livre de Benjamin Lemoine. © Joseph Edouard

Les difficultés financières du Sud global constituent une opportunité pour les « fonds vautours » pour empocher de très grosses plus-values. Leurs méthodes extrêmement agressives pour soumettre les États, judiciaires ou non, sont mêmes théorisées par un cabinet d’avocats new-yorkais. Dans son nouvel ouvrage Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté (La Découverte), le sociologue Benjamin Lemoine plonge dans les arcanes de la finance et des cours de justice américaines pour décrypter les méthodes de ces rapaces de la finance… et les moyens de leur résister. Extrait.

Ils se vivent comme des « chasseurs ». Leurs proies sont les « souverains ». Ils sont avocats et ont pour clients la haute finance ou des firmes multinationales à qui des États doivent de l’argent, qu’il s’agisse d’une dette impayée, d’une indemnité obtenue à la suite d’un procès ou d’un recours en arbitrage [1]. L’un d’entre eux a rédigé le manuel du « bon » traqueur d’État, intitulé « À la poursuite des actifs protégés des débiteurs souverains ». Son auteur, Michael S. Kim, est spécialisé dans les disputes commerciales transnationales. Fondateur et principal associé du cabinet d’avocats new-yorkais Kobre & Kim LLP, diplômé de la faculté de droit de Harvard, cet ancien assistant au bureau du procureur général du district sud de New York (où il travaillait sur la criminalité en col blanc) met son expertise acquise au département de la Justice au service des entreprises et financiers qui cherchent à recouvrer leurs créances.

De redoutables « chasseurs d’États »

Les États souverains constituent pour ces chasseurs, qui s’en prennent aussi à des sociétés privées, l’espèce la plus redoutable des débiteurs, et les poursuivre relève d’« un affrontement avec des titans ». Pendant l’été 2005, les membres du cabinet Kobre & Kim se sont rendus dans le Connecticut, où ils ont passé une journée entière sur un champ de tir : « Nous nous occupons de litiges et de procès très agressifs ; nous préférons donc une activité qui s’accorde bien avec cette culture. Frapper une petite balle blanche sur les greens de golf ne nous convient pas vraiment », explique Kim à un journaliste du New York Times en 2005. Le stand de tir est devenu l’activité de prédilection pour les séminaires d’intégration de nombreuses entreprises new-yorkaises. Finies les parties de pêche et de softball. Les montants en jeu sont élevés, dépassant la plupart du temps la centaine de millions, parfois plusieurs milliards de dollars. Le lexique décrivant leur travail est militaire : on parle de « campagnes d’exécution ». Il s’agit, en mobilisant tous les leviers de pression imaginables, juridiques ou extra-juridiques, de contraindre les États à transiger. En effet, si le créancier a le droit pour lui, une décision de justice ou la sentence d’un tribunal d’arbitrage, aucune force ne contraint les États à payer. Dès lors, une armada est nécessaire pour transformer un bordereau de justice en liquidités. 

Depuis la fin des années 1990, le tableau de chasse mondial est fourni. Certains actifs saisis sont qualifiés de « trophées » en raison de leur valeur financière ou symbolique, matérialisant la punition et l’entrave infligées aux États. Un Falcon de la flotte du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, attaché au sol dans un hangar de l’aéroport de Mérignac en Gironde. Une frégate argentine immobilisée au Ghana. Des huissiers de justice dépêchés pour tenter de saisir un satellite de l’État argentin ou pour bloquer un port commercial du Venezuela. Les comptes bancaires des ambassades gelés. La Federal Reserve de New York dans l’incapacité de transférer de l’argent depuis le compte de la Banque centrale d’Argentine pour honorer le paiement du gouvernement au Fonds monétaire international… 

Quand bien même ces saisies peuvent être levées dans certaines juridictions où elles sont entreprises, l’objectif a été atteint. Car ces raids légaux, délibérément spectaculaires, embarrassent, sinon humilient les États. Si les créanciers n’espèrent pas se rembourser intégralement par la saisie d’actifs, cette collecte provisoire finance leur procédure et, surtout, paralyse progressivement la cible. L’État débiteur voit peu à peu sa vie de souverain devenir impossible : ses partenaires commerciaux sont aussi visés et touchés, ses biens, ses transports sont placés sous surveillance et certains sont immobilisés. Tant que l’État pourchassé n’accepte pas de revenir à la table des négociations, avec eux en priorité, il éprouve de sérieuses difficultés à débourser son argent pour payer un autre créancier sans être menacé de confiscation. Jusqu’à ce qu’il craque. Tous les coups légaux sont permis pour mettre sous pression et étrangler financièrement le mauvais payeur et l’acculer au remboursement. En donnant libre cours à leur « instinct de chasseur », les créanciers finissent souvent par arracher le consentement de l’État débiteur à transiger et par en tirer profit. 

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde.

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde, fait des recours en arbitrage pour réclamer des dommages et intérêts liés à un large éventail d’actions gouvernementales – des réglementations en matière environnementale ou de santé publique – considérées comme une remise en cause de leurs investissements financiers (en juillet 2024, on recensait 1 332 cas de recours contre les États, ndlr). Mais les réclamations devant les tribunaux portent aussi sur des dettes non honorées. La probabilité qu’une crise de la dette s’accompagne d’une action en justice est passée de moins de 10 % dans les années 1980 à plus de 50 % ces dernières années.

Quand les États ne sont plus souverains face aux spéculateurs

Cette industrie du litige contre les États est dominée par un petit nombre de fonds spéculatifs, des hedge funds [2], qui sont entourés d’enquêteurs et d’informateurs très bien renseignés, officiels ou officieux – dont la fonction est de traquer les actifs de l’État endetté circulant dans le monde –, ainsi que de spécialistes en relations publiques – qui se démènent pour nuire à la réputation des mauvais payeurs et, a contrario, polir l’image de victime des financiers auprès des tribunaux et de l’opinion financière. Dans chaque opération commando, il s’agit de faire face à la souveraineté des États, c’est-à-dire d’affronter leur capacité à ne pas reconnaître des droits au remboursement, à ne pas se plier au jugement des tribunaux étrangers et à décider qu’une situation exceptionnelle – crise économique, sociale ou politique – justifie d’ignorer les promesses préalablement faites.

La plupart du temps, les détenteurs originaux des titres d’emprunt ou des indemnités arbitrales se sont délestés des créances ou du dossier et les ont revendus sur un marché de l’occasion, dit secondaire, découragés par le coût d’une procédure judiciaire de longue haleine ou éprouvant le besoin de nettoyer leur portefeuille. On le voit, la poursuite juridique est devenue financiarisée, transformant les litiges en supports d’investissement circulant sur un marché des affaires. Des consortiums réunissant financiers, avocats, spécialistes de l’information investissent dans des disputes et rachètent les créances « vacantes ». 

En Argentine, ces organisations financières sont devenues des ennemis publics : la présidente Cristina Kirchner comparait les fondos buitres, « fonds vautours », à des « terroristes financiers ». Si les hedge funds sont décrits comme des spéculateurs prospérant sur le cadavre des entreprises, des clubs de football ou des États au bord de la faillite, les milieux financiers parlent plus sobrement de « fonds procéduriers », d’activistes, spécialisés dans une classe d’investissements spécifique : la dette en détresse. La méthode est, a priori, simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, par exemple via une campagne médiatique de dénigrement, jusqu’à l’astreindre au paiement et empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat, auquel s’ajoutent les intérêts courus et les frais de justice. Si beaucoup se prétendent « chasseurs d’actifs souverains », peu ont un « historique de recouvrement » à faire valoir, me confie Kim. Les succès sont « extrêmement rares » : « Lorsque des clients (des investisseurs) engagent des avocats, presque personne ne demande : “Avez-vous déjà perçu des fonds ?”. » [3]

La méthode est simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, jusqu’à empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat.

En face, les gouvernants des États-nations débiteurs ne sont pas des victimes ingénues. Il est donc fondamental pour ces fonds vautours de dégainer vite et de frapper par surprise, pendant le procès, avant même que la décision soit rendue. Car, dans les trente jours qui suivent l’émission du jugement, l’adversaire aura réagi et peut-être déjà mis ses biens à l’abri des saisies. Face « à un débiteur souverain récalcitrant typique qui a déjà fait l’objet de nombreuses attaques et est assez avisé, ce n’est pas le moment de tergiverser en se demandant s’il va bientôt payer ». Les chasseurs le savent : « En général, un État dispose de ressources beaucoup plus importantes et d’un portefeuille plus garni que n’importe quelle entreprise, et peut employer des tactiques de mauvaise foi pour dissuader les créanciers de chercher à monnayer une indemnité. »

Et de fait, les États aussi savent s’équiper. Pour optimiser leur rapport au droit et minimiser leur exposition au risque de saisie, ils s’entourent d’avocats des grandes places financières du monde, New York ou Londres, et qui travaillent pour les cabinets les plus prestigieux – ce qu’on appelle le « cercle magique ». Dans le domaine du droit, les actifs d’État sont réputés les plus insaisissables parce que le souverain dispose de moyens d’esquive et de dissimulation atypiques : il peut faire valoir son immunité souveraine ou déplacer ces actifs dans des territoires échappant au droit commun commercial (comme à la Banque des règlements internationaux en Suisse). La proie souveraine ne se laisse pas prendre aisément.

Le « Sud global », une proie de choix

Mais l’énigme se complique car ce sont les États eux-mêmes qui, pour des raisons financières, renoncent souvent à nombre de ces protections spéciales. Afin de susciter la confiance des prêteurs mondiaux et d’accéder à un crédit moins onéreux, les services des États emprunteurs dont la confiance est la moins assise ont libellé leurs titres de dette en monnaie étrangère, la plupart du temps en dollar, et complété ce « péché originel », comme disent les économistes, sur le terrain du droit en plaçant leurs contrats sous l’égide du droit dominant, celui de l’État de New York. Ils ont ainsi écarté la référence à leur droit national, « suspendu » leur immunité souveraine et consenti à des clauses protégeant largement les créanciers. En échange d’un crédit plus avantageux, un taux d’intérêt plus faible, les départements du Trésor de ces pays se sont ainsi délibérément exposés à des risques juridiques et financiers. Dans la logique rationnelle du contrat, plus le souverain se laisse des marges d’action discrétionnaire en cas d’impossibilité de paiement, plus le créancier fera payer cher son prêt. Inversement, plus les efforts de sécurisation des créanciers privés sont importants, plus les facteurs de risque sont élevés pour les États.

Mais tous les débiteurs publics ne se sont pas soumis aux mêmes contraintes. L’inégalité entre pays occidentaux et pays du « Sud global » se décline dans le support même de l’emprunt : les souverains n’ont pas tous besoin d’émettre des contrats au sens strict pour lever de l’argent. Les États les plus centraux de l’architecture financière mondiale (les États-Unis, l’Allemagne, la France, etc.), forts de leur capital confiance, goûtent peu ce jeu de la rationalité contractuelle (et son cocktail de risques versus protections) et cet empiètement sur leur souveraineté pour obtenir des financements. Leurs emprunts, y compris auprès de créanciers étrangers, sont inscrits dans leurs droits administratifs, dans des lois, des arrêtés ministériels et des décrets domestiques : ce sont des actes d’État unilatéraux et incontestables, au sens où ils ont pour fonction d’éviter le couperet des tribunaux étrangers.

Au contraire, en fixant les obligations de l’État, en listant précisément les voies de recours possibles et impossibles en cas de défaut, et en étant éventuellement régi par une juridiction étrangère, le contrat d’emprunt est un outil de force pour le créancier privé et l’arme de l’État faible. Mais le droit peut constituer un instrument de contre-pouvoir dans ces terrains de la finance globale : à partir des années 1960, les États postcoloniaux du Sud global revendiquent un droit international « réellement universel », qui ne soit pas seulement la projection et prolongation des standards du droit coutumier favorables aux intérêts économiques des puissances européennes. 

Le système financier et monétaire mondial n’est donc pas plat, mais hiérarchique : certains souverains dominent le monde de la finance et semblent plus souverains que d’autres. À mesure que Wall Street est devenue la place financière incontournable du monde, les tribunaux de New York se sont imposés comme la chambre globale de règlement des litiges et de collecte des réclamations. La grande majorité des dettes en circulation, émises par des États émergents sous forme d’obligations, sont régies par le droit new-yorkais. Le tribunal du district sud de Manhattan, New York Southern District, le premier niveau hiérarchique de l’administration judiciaire étatsunienne (avant les tribunaux d’appel et la Cour suprême), est ainsi devenu un véritable centre de pouvoir global. La juridiction est qualifiée de « district souverain » pour souligner sa puissance et son autonomie relative vis-à-vis du pouvoir exécutif à Washington. Ce pouvoir juridique de la finance a façonné un terrain de jeux local et global pour les créanciers privés.

Notes :

Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Benjamin Lemoin, La Découverte, 2024.

[1] Consenti par les États eux-mêmes dans le cadre des traités bilatéraux d’investissement et des accords de libre-échange, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) – Investor-State Dispute Settlement (ISDS) en anglais – est une voie de recours, alternative à la justice étatique, pour les investisseurs, qui leur permet de réclamer auprès des arbitres des indemnités compensatoires si l’utilisation par l’État de ses institutions pour promulguer des lois, enquêter sur des infractions présumées, retenir ou révoquer des licences, etc., remet en question, de façon non conforme aux traités, les promesses faites à un investisseur.

[2] Les hedge funds, contrairement à ce que suggère leur appellation littérale (fonds de couverture), sont des fonds d’investissement qui, profitant d’une faible réglementation, placent une part importante de leur portefeuille sur des actifs illiquides, complexes ou risqués – à la différence des fonds d’investissement (investisseurs institutionnels, compagnies d’assurances, fonds de pension) destinés au grand public. Peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux, ils cherchent la surperformance et utilisent massivement les techniques de spéculation sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (produits dérivés, vente à découvert et effet de levier). Autrefois petits groupes d’entrepreneurs, ils sont aujourd’hui, le plus souvent, de grandes institutions financières qui emploient des centaines de personnes.

[3] Quand je l’interroge sur son palmarès, Kim évoque trois dossiers au moins : Conoco Philipps c. Venezuela ; Chevron c. l’Équateur ; Elliot c. Corée (qui fait actuellement l’objet d’un appel).