Admission de l’Indonésie aux BRICS : nouveau pas vers un « capitalisme multipolaire »

Indonésie - BRICS - Le Vent Se Lève
Le chef d’État indonésien Prabowo Subianto en compagnie de son homologue brésilien Lula

L’admission éclair de l’Indonésie au groupe BRICS a renouvelé les interrogations autour de son expansion. L’attractivité de la coalition repose sur son potentiel économique et l’ambivalence de son horizon géopolitique, mais la cooptation de nouveaux membres dépend de critères « larges » dont l’application fait la part belle aux intérêts des premiers membres. Alors que la réélection de Donald Trump pourrait temporairement casser l’élan « pro-BRICS » de ces dernières années, l’adhésion de l’Indonésie au groupe constitue une nouvelle brique dans l’édification d’un monde capitaliste multipolaire. Par François Polet, docteur en sociologie et chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI).

Longue marche vers un capitalisme multipolaire

Faut-il le rappeler, les BRICS ont été créés en 2009 (par la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil) en vue de réformer un système international dominé par les pays occidentaux et intensifier la coopération économique entre ses membres. Il s’agissait en quelque sorte du pendant non occidental du G7, ce club des pays riches s’employant à coordonner leurs vues sur les grands enjeux économiques et financiers mondiaux. Pour autant, comme le rappellent les auteurs et autrices d’une livraison récente d’Alternatives Sud, en dépit du maniement d’une rhétorique progressiste, les BRICS ne visent pas la transformation du modèle de développement dominant promu par le G7, mais oeuvrent plutôt à l’avènement d’un « capitalisme multipolaire ».1

Ce forum intergouvernemental n’a pas été formé en 2009 par hasard. Ses membres ont connu une croissance telle durant les années 2000 (et les années 1990 pour ce qui est de la Chine) que leur influence sur les institutions de la gouvernance mondiale était en décalage de plus en plus flagrant avec leur poids réel dans l’économie mondiale. Une situation de moins en moins supportable pour les pays concernés. Ce, d’autant plus que la récession de 2007-2008 venait de démontrer que l’architecture internationale n’était pas seulement inéquitable, mais aussi incapable de prévenir l’apparition de crises systémiques aux effets dévastateurs pour les pays en développement. Les futurs membres se sont très tôt accordés sur la nécessité « d’une nouvelle monnaie internationale de réserve, susceptible de faire contrepoids au dollar et de stabiliser le système financier global ».2

« L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse d’un monde plus équilibré – mais aussi sur son ambivalence

Les BRICS ont poursuivi une double stratégie consistant à accroître leur influence au sein des institutions existantes et à mettre en place des structures alternatives, en particulier la Nouvelle banque de développement et l’Accord de réserve contingente (un fonds de réserve de devises) créés en 2014. Les tensions croissantes entre pays occidentaux, Chine et Russie à partir de la deuxième moitié des années 2010, avec l’annexion de la Crimée, l’affirmation des ambitions de Pékin de Xi Jinping, la guerre commerciale initiée par Donald Trump, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et enfin les sanctions occidentales contre la Russie, ont graduellement accru la dimension géopolitique des BRICS – que Pékin et Moscou s’efforcent désormais explicitement de transformer en plateforme anti-occidentale d’une « majorité globale ». Voire en embryon d’un ordre international alternatif.

Treize années séparent le premier élargissement des BRICS, avec l’admission de l’Afrique du Sud en 2010, du deuxième, en août 2023, lors du sommet de Johannesburg, où six pays ont été invités à rejoindre le groupe – Iran, Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis, Argentine, Égypte et Éthiopie. Cette même année 2023 a aussi mis en évidence l’attractivité de la coalition parmi les pays du « Sud global » : pas moins d’une quarantaine de pays ont exprimé un intérêt à rejoindre ce forum. Plus de la moitié ont officiellement formulé une demande d’adhésion. Une nouvelle catégorie de pays « partenaires » des BRICS a été créée lors du Sommet suivant, en octobre 2024 à Kazan, à laquelle treize pays aspirants ont été invités. Parmi eux l’Indonésie, cooptée deux mois plus tard, janvier 2025, pour devenir le dixième membre effectif de la coalition3. L’intégration du pays le plus peuplé d’Asie du Sud-Est et du monde musulman donne une nouvelle envergure à la coalition, qui représente désormais la moitié de l’humanité et plus de 40% de l’économie mondiale.

Ressorts d’une attraction magnétique

Dans un texte rédigé pour l’Africa Policy Research Initiative, Mihaela Papa revient sur les ressorts de cette expansion récente de la coalition.4 « L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse de marchés émergents dans un monde plus équilibré – et la multiplicité des interprétations auxquelles cette idée se prête, notamment quant aux objectifs et moyens de la réforme du système international. Une force de gravité renforcée par la proactivité croissante de ses membres, Chine et Russie en tête, dans la perspective de constitution d’un bloc contre-hégémonique.

L’ambiguïté du projet contribue à son attractivité en ce qu’il permet la coexistence de motivations hétérogènes chez les candidats. La participation aux BRICS peut d’abord apparaître comme un moyen de renforcer les liens avec des économies et des institutions financières en pleine expansion : promesse d’investissements étrangers, de partenariats, d’accès à des marchés, à des crédits, à des ressources énergétiques, à des technologies… potentiellement sans passer par le dollar. Cet enjeu pragmatique est la principale motivation de la majorité des nouveaux membres effectifs et « partenaires ». Ensuite, la participation à la coalition peut être motivée par le renforcement de l’autonomie stratégique d’un pays, via la diversification de ses relations diplomatiques et commerciales – réduisant sa perméabilité aux pressions occidentales.

Enfin la participation aux BRICS porte en elle la promesse de contribuer à l’avènement d’un monde multipolaire. Celui-ci est tantôt entendu dans un sens « réformiste » d’une démocratisation de la gouvernance mondiale, offrant davantage d’espace au « Sud global ». Tantôt en un sens « radical » ou « révisionniste » de lutte contre les principes et pratiques associés à l’Occident, que l’on parle d’une géopolitique impérialiste ou d’une conception universelle de la démocratie et des droits humains (plus rarement du libre-échange, ardemment défendu par la coalition face aux velléités protectionnistes des États-Unis…). En d’autres termes, si la majorité des pays envisagent leur participation aux BRICS sous l’angle de la concrétisation du principe de « non-alignement actif » ou de « multi-alignement », incarnés par l’Inde et le Brésil 5, d’autres y voient d’abord l’expression de leur alignement sur le camp anti-occidental – cas de l’Iran, du Venezuela, de Cuba…

Critères partagés, intérêts contingents

Si ces considérations renseignent quant aux motivations, elles en disent peu sur le processus de sélection des nombreux candidats. La décision d’inviter un nouveau membre est théoriquement prise par consensus. Le pays candidat doit avoir démontré son adhésion aux principes des BRICS (dont la réforme de la gouvernance globale ou le rejet des sanctions non validées par l’ONU), avoir une influence régionale, entretenir de bonnes relations avec les membres et contribuer au renforcement du groupe. La formalisation des critères a fait l’objet de tensions entre les membres initiaux, de même que le rythme de l’élargissement du groupe. Si la Chine et la Russie poussent à l’expansion rapide de la coalition, l’Inde et surtout le Brésil craignent la dilution de leur influence et de leur statut. 6 En-deçà des principes, le processus de cooptation paraît surtout guidé par « un mélange de considérations pragmatiques, d’intérêts contingents et de souverainisme sourcilleux » souligne Laurent Delcourt.7

L’adhésion de l’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis se sont imposées du fait du poids financier et de la puissance énergétique qu’ils apporteraient au groupe. La candidature de l’Argentine a été poussée par la diplomatie brésilienne, en vue de renforcer le pôle latino-américain de l’attelage, mais surtout pour éviter qu’il devienne « une source de risques en devenant un club de régimes autoritaires ayant des positions anti-occidentales ».8 Des enjeux diplomatiques du même ordre ont contribué à ce que le Brésil bloque l’entrée du Venezuela lors du Sommet de Kazan.9 La candidature du Pakistan est entravée par l’Inde pour des raisons de rivalité régionale.10 Et la non-sélection de l’Algérie est officiellement motivée par des critères économiques, mais Alger y voit la main des Émirats, avec lesquels ses rapports sont tendus, qui auraient convaincu l’Inde de mettre son veto11.

Equations politiques internes et coûts géopolitiques

Le retrait de l’Argentine décidé par le président Javier Milei rappelle que les logiques d’adhésion aux BRICS sont aussi tributaires d’équations politiques internes. De même, l’inclusion accélérée de l’Indonésie aux BRICS résulte également d’une alternance politique. Le président Subianto, personnalité autoritaire réputée pro-russe, a sorti son pays de la posture attentiste qui le caractérisait auparavant, dictée par l’espoir de ne pas gâcher sa demande d’adhésion à l’OCDE. Le « non-alignement » invoqué par Jakarta pour justifier ce changement d’optique devrait pencher nettement dans le sens des intérêts de Moscou12. Un tournant qui explique vraisemblablement l’insistance de Vladimir Poutine à précipiter l’accession de l’Indonésie… ignorant le moratoire sur l’élargissement du groupe annoncé par son propre ministre des Affaires étrangères six semaines plus tôt. 13

Les tergiversations de l’Arabie Saoudite, invitée à rejoindre le groupe à Johannesburg, mais qui n’avait toujours pas répondu formellement à l’invitation au début de l’année 2025, illustrent les craintes des coûts géopolitiques de la participation à une coalition dominée par des puissances hostiles à l’Occident. Les menaces de Donald Trump, un mois avant sa prise de fonction, d’imposer des droits de douane de 100% aux pays contribuant à la dédollarisation des échanges accentuent ces craintes14. Cette diplomatie coercitive pourrait casser temporairement l’élan « pro-BRICS » d’une série de pays fortement dépendants des États-Unis sur les plans sécuritaire et économique. Mais sur le plus long terme, elle a toutes les chances d’aboutir au résultat inverse – et à renforcer l’attractivité du club pour les pays en développement, en quête d’un monde plus respectueux des souverainetés et des intérêts du « Sud global ».

Notes :

1 CETRI, BRICS+ : une alternative pour le Sud global ?, Syllepse – CETRI, Paris – Louvain-la-Neuve, 2024.

2 Laurent Delcourt, « BRICS+: une perspective critique », in CETRI, Ibid.

3 L’Argentine a décliné l’invitation début 2024, tandis que l’Arabie saoudite n’a ni accepté, ni rejeté la sienne en janvier 2024.

4 Mihaela Papa, « The magnetic pull of BRICS », Africa Policy Research Insitute – APRI, 3 décembre 2024.

5 Notons que les deux nouveaux membres africains – l’Égypte et l’Éthiopie – sont les premiers bénéficiaires de l’aide états-unienne du continent.

6 Ces critères ont été précisés lors du Sommet de Johannesburg d’août 2023.

7 Dès 2017, les velléités chinoises d’élargir les BRICS ont fait craindre une tentative de mettre la dynamique au service du projet des Nouvelles routes de la soie, grande priorité diplomatique de Xi Jinping. Voir Evandro Menezes de Carvalho, « Les risques liés à l’élargissement des BRICS », Hermès, La Revue, n° 79(3), 2017.

8 Editorial d’un journal économique brésilien (Valôr Econômico) cité par Oliver Stuenkel, « Brazil’s BRICS Balancing Act Is Getting Harder », America’s Quarterly, 21 octobre 2024.

9 Dans un contexte de dégradation des relations entre les présidents brésilien et vénézuélien liée aux conditions de la réélection de ce dernier en juillet 2024.

10 Mirza Abdul Aleem Baig, « Why Did Pakistan Fail To Secure BRICS Membership At 2024 Summit? – OpEd », Eurasia review, 27 octobre 2024.

11 El Moudjahid, 28 septembre 2024. L’Algérie a néanmoins intégré la catégorie des pays partenaires et rejoint la Nouvelle banque de développement.

12 Notons que ce même principe de non-alignement motivait la présidence précédente à… ne pas rejoindre les BRICS, craignant que cela soit interprété en Occident comme un rapprochement avec l’axe Pékin-Moscou. Juergen Rueland, « Why Indonesia chose autonomy over BRICS membership », East Asia Forum, 25 octobre 2023.

13 Saahil Menon, « Why Was Indonesia’s BRICS Membership Short-Circuited? », Modern Diplomacy, 14 janvier 2025.

14 https://fr.euronews.com/2024/12/02/trump-menace-les-brics-avec-des-droits-de-douane-de-100-sils-affaiblissent-le-dollar

Viktor Orbán et le conflit ukrainien : un « non-alignement » pragmatique ?

Viktor Orban - Le Vent Se Lève
Discours annuel de Viktor Orbán sur « l’état de la nation », Budapest, février 2024.

Plus que jamais, Viktor Orbán donne de l’urticaire à Bruxelles et à Washington. L’été dernier, il a profité de sa présidence tournante de l’Union européenne pour promouvoir une fin négociée de la guerre en Ukraine, à la faveur d’une large tournée internationale (Kiev et Washington, mais aussi Moscou, Pékin et Mar-a-Lago…). Défendant le « réalisme » du Premier ministre hongrois, Balázs Orbán, directeur politique de son bureau, avait réaffirmé que la Hongrie continuerait à « œuvrer pour la paix, en cohérence avec ses priorités nationales ». Mais en quoi consistent-elles, et pourquoi conduisent-elles les dirigeants hongrois à privilégier cette posture de non-alignement ? La réponse à cette question englobe quatre dimensions : la stratégie électorale du parti au pouvoir, le rôle des minorités magyarophones d’Ukraine, le rapport des dirigeants hongrois à l’intégration euro-atlantique, et la mise à jour de la géopolitique hongroise traditionnelle.

« Droite de la paix » contre « gauche de la guerre »

Par leur posture « non-alignée » et leur plaidoyer pour des négociations, les dirigeants hongrois ne servent pas seulement leurs « intérêts nationaux » perçus : ils sont attentifs à des enjeux électoraux de court terme. Les élections générales d’avril 2022, que le Fidesz [parti de Viktor Orbán NDLR] a remportées avec 54,13% des voix (son meilleur résultat électoral à ce jour), ont été fortement marquées par l’invasion russe du pays voisin.

Le candidat commun des partis d’opposition, Péter Márki-Zay, euro-atlantiste convaincu, s’était alors prononcé en faveur des livraisons d’armes à Kiev, et même de l’envoi de soldats hongrois sur le terrain, dans l’éventualité d’une intervention directe de l’OTAN. Orbán et ses troupes, qu’on aurait pu penser déstabilisées par leur proximité affichée avec le régime russe, avaient alors eu beau jeu de se poser en défenseurs de la paix et de la sécurité, contre un « camp de la guerre » incarné par la gauche libérale.

Hongrie et Russie ont en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante.

Tout relatif que ce soit cet engagement « pacifiste », si l’on garde à l’esprit le soutien d’Orbán aux bombardements israéliens sur Gaza et à l’invasion du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, il résonne dans une large partie de la population hongroise1. Comme le soulignait Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage, on peut penser qu’à l’inverse de la Pologne, des pays baltes ou de l’Ukraine, la Hongrie a réglé, avec la Révolution de 1956 puis le démantèlement du Rideau de fer, son contentieux historique avec la Russie. Bien vivace, le souvenir de 1956 reste d’ailleurs teinté de désillusions : à l’époque, les chancelleries occidentales n’étaient pas venues en aide aux insurgés hongrois qui affrontaient les chars soviétiques.

Ainsi, durant les élections européennes du printemps dernier, Orbán a teinté son discours d’une coloration « pacifiste ». Martelant le slogan « pas de migrations, pas de genre (sic), pas de guerre », il a récolté 44,82% des suffrages. Son principal opposant, Péter Magyar, ex-apparatchik du Fidesz ayant fait une entrée fulgurante sur la scène politique en dénonçant la corruption de son ancien parti, a adopté une ligne similaire sur la question ukrainienne ; il est parvenu à fédérer une large partie du vote d’opposition tout en grappillant des voix sur le Fidesz, avec un total de 29,6% des voix2.

Au secours des magyarophones d’Ukraine

Un autre point sensible de la politique intérieure hongroise a été touché par la réaction en chaîne enclenchée par les événements de Maïdan. Le renversement du président Ianoukovytch et les nouvelles lois linguistiques adoptées dans la foulée ont marqué un recul pour l’ensemble des minorités linguistiques ukrainiennes, incluant les 150 000 magyarophones de Transcarpathie (dont plus de la moitié seraient binationaux, et largement électeurs du Fidesz).

Or, depuis la chute du Rideau de fer et sur fond d’irrédentisme, la situation des minorités magyarophones des pays frontaliers a été au cœur de la joute partisane hongroise. Au début des années 2000, le Fidesz devait s’emparer du sujet face à une gauche libérale (alors au gouvernement) accusée d’y être indifférente. Ainsi, la Loi fondamentale de 2011, adoptée par le gouvernement Orbán, stipule que ces minorités font partie de la nation, et que la Hongrie « porte la responsabilité du destin des Hongrois vivant en dehors de ses frontières3 ». Ce soutien se traduit par un appui financier aux institutions des minorités magyarophones, ainsi que par l’attribution de la double nationalité sur demande.

Une loi adoptée en 2017 par la Rada ukrainienne et restreignant l’usage des langues minoritaires dans les établissements scolaires a particulièrement tendu les relations entre Budapest et Kiev. Le gouvernement hongrois s’est alors employé à retarder l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN et l’UE, la conditionnant par la protection des droits linguistiques des magyarophones de Transcarpathie4. Par la suite, en réponse au non-alignement de Budapest face à l’invasion russe, Kiev a ajouté la banque hongroise OTP à la liste des « sponsors de guerre », puis a révoqué la licence d’une série de produits vendus en Ukraine par l’entreprise pharmaceutique hongroise Gedeon Richter, enlisant les négociations avec Budapest.

Si le parti d’extrême droite Mi hazánk (Notre patrie) a revendiqué le territoire de la Transcarpathie advenant un démantèlement de l’Ukraine, on peut douter que le réalisme des dirigeants hongrois les autorise à miser sur une telle éventualité5. L’état de ses relations avec le gouvernement ukrainien n’en est pas moins en partie lié au sort de la minorité magyarophone, pour laquelle la forme institutionnelle de l’Ukraine d’après guerre sera déterminante. Ainsi, en 2015, Orbán déclarait dans une adresse à ses diplomates que, dans le contexte actuel, le gouvernement hongrois devait viser à une plus grande décentralisation de l’Ukraine bénéficiant aux minorités linguistiques6.

Cette vision des choses fournit un élément d’explication à l’appui apporté – jusqu’à récemment – par la Hongrie à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. La volonté de peser sur le sort des minorités magyarophones – en les utilisant comme levier de négociation – et, à terme, de permettre une meilleure circulation de cette main-d’œuvre à bas coût vers la Hongrie (comme c’est actuellement le cas pour les magyarophones de Slovaquie et de Roumanie), semblait expliquer cette prise de position7.

Euroatlantisme à géométrie variable

Cette démarche s’inscrivait en outre dans une vision plus large de l’intégration euro-atlantique et de la place de la Hongrie dans celle-ci. Comme la quasi-totalité des acteurs hongrois de l’ère postcommuniste, le Fidesz est, depuis sa création partisan, de l’insertion dans l’OTAN et dans l’UE. Cependant, contrairement à la gauche libérale, cet engagement est essentiellement instrumental : être membre de l’OTAN vise à « garder les Russes dehors, et les Allemands à terre8 ». Quant à l’adhésion à l’UE, elle permet de bénéficier des subventions communautaires – en échange de quoi la Hongrie fournit une main-d’œuvre peu coûteuse et mal protégée à la chaîne d’assemblage des industries ouest-européennes (à commencer par l’industrie de l’automobile allemande)9.

Le gouvernement hongrois s’oppose ainsi au caractère supranational de l’intégration euro-atlantique. S’il adhère à l’orientation néolibérale de l’UE, il la décline de manière hétérodoxe, s’assurant de conserver une certaine autonomie d’action : refus d’adopter l’euro, régulation bancaire et financière, nationalisation du secteur de l’énergie, taxation des banques, refus de l’indépendance de la Banque centrale, etc.

Dans ce cadre, l’intégration euro-atlantique de l’Ukraine (comme celles, soutenues également par la Hongrie, de la Serbie et d’autres pays des Balkans, ainsi que l’inclusion de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’espace Schengen) visait à renforcer le pôle oriental de l’UE – face à un pôle occidental considéré comme en voie de dissolution dans la supranationalité bruxelloise. Pour Orbán, les nations d’Europe centrale partagent une vision commune des relations internationales basée sur la prééminence d’États-nations défendant leurs intérêts, pratiquant entre eux des formes de coordination (à l’image du fonctionnement du groupe de Visegrád qui réunissait Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie jusqu’au schisme polono-hongrois ayant fait suite à l’invasion russe) et en capacité « de définir [leur] politique étrangère et intérieure en toute indépendance10».

Elles ont aussi en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante. La posture des élites hongroises peut ainsi être rapprochée de celle de l’oligarchie russe décrite par le chercheur Volodymyr Ischenko dans un article pour LVSL, dont le pouvoir s’est constitué en mobilisant une base étatique et nationale postcommuniste – ce qui l’amène à refuser de se fondre dans le tout normé et transnational du capitalisme occidental11. Les dirigeants du Fidesz se conçoivent eux-mêmes comme les chefs de file d’une « classe dirigeante historique » ayant à sa charge l’intérêt national, avec l’État comme outil essentiel pour asseoir son pouvoir économique et politique12.

Pour accroître ses marges de manœuvre, le Fidesz a ainsi opéré une « ouverture vers l’Est » avantageuse sur les plans économique et énergétique. La coopération avec la Russie a permis l’accès à un vaste marché agricole (du moins jusqu’à la mise en place des sanctions occidentales en 2014), à du gaz naturel bon marché, mais aussi la coordination avec Rosatom pour la construction de la centrale nucléaire de PAKS-II13. Les dernières années ont aussi vu l’installation de « giga-usines » de production de batteries électriques, propriétés de multinationales asiatiques (comme la sud-coréenne Samsung ou de la chinoise CATL), soutenues par l’introduction de dizaines de milliers de travailleurs détachés extra-européens que le Fidesz encourage, à rebours de sa propre rhétorique anti-immigration. Cet afflux de travailleurs corvéables permet de compenser la pénurie de main-d’œuvre hongroise14.

En avril 2023, menacé par des sanctions américaines, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest

Avec l’invasion russe, le gouvernement hongrois, dont les relations s’étaient déjà envenimées avec son voisin, a dû choisir entre un alignement sur les positions occidentales compatible avec l’intégration de l’Ukraine, et un non-alignement autorisant le maintien de ses coopérations énergétiques avec la Russie. Prévoyant la défaite de l’Ukraine et de l’OTAN, Orbán a choisi d’emprunter la seconde avenue, plus en phase avec les intérêts de la classe dirigeante hongroise et avec une stratégie géopolitique de long cours – celle d’un pays-traversier.

Pays-traversier dans le nouvel ordre mondial

Cette posture géostratégique a une histoire ancienne : on en trouve des traces dès les fondations de l’État médiéval hongrois, alors que le roi István se rattache à l’Occident européen en se convertissant au catholicisme, tout en maintenant l’indépendance du pays et ses liens avec Byzance. Fin juillet 2024, à l’occasion de son intervention annuelle à l’Université d’été de Bálványos, un village magyar de Transylvanie (Roumanie), Orbán a exposé la manière dont il cherche à reconduire cette logique dans le cadre des bouleversements géopolitiques en cours15.

La défaite annoncée de l’OTAN en Ukraine cristallise à ses yeux une érosion de la domination occidentale, et un déplacement du centre de gravité mondial vers l’Est. La réélection de Donald Trump entraînerait, pour Orbán, un recentrement des États-Unis sur leur arrière-cour continentale, forçant l’UE à construire son « autonomie stratégique » sur les plans militaire, technologique, énergétique et diplomatique, indépendamment de l’OTAN. L’affaiblissement consécutif des partisans de la supranationalité bruxelloise freinerait leurs velléités fédérales, ce qui contribuerait à la consolidation d’un bloc nationaliste des États d’Europe centrale.

Dans ce contexte, un petit pays comme la Hongrie, historiquement à mi-chemin entre Orient et Occident, devrait garantir son indépendance en s’appuyant sur les divers blocs géopolitiques en présence, refusant de participer à leur affrontement et travaillant plutôt à sa « connectivité » avec ceux-ci. Depuis quelques semaines, Orbán parle aussi de « neutralité économique ». Des concepts avec lesquels il cherche à moderniser la posture du pays-traversier : la Hongrie agirait alors comme un point de passage de tous les côtés en fonction des intérêts nationaux, chaque « connexion » accroissant sa marge de manœuvre et ses capacités de négociation.

Ainsi, il note qu’aux yeux du gouvernement chinois, la Hongrie joue le rôle de porte d’entrée dans l’UE, justifiant l’important « partenariat stratégique » entre les deux pays16. C’est ce qui légitime, aux yeux d’Orbán, que la Hongrie reste membre de l’UE : combiné à la posture de pays traversier non-aligné, ce positionnement la rend attractive aux yeux des puissances orientales. Pour autant, le premier ministre hongrois n’exclut pas complètement un Huxit [« Hungary Exit », déclinaison hongroise d’un Brexit NDLR], conditionnant celui-ci par une « offre » – jugée peu probable – de la part du parrain étatsunien17. Non-alignement, certes – mais un non-alignement pragmatique, voire transactionnel.

Soutenabilité du « non-alignement » en question

En somme, tournant le dos à l’engagement occidental dans le conflit russo-ukrainien, le Fidesz solidifie sa base électorale contre ses adversaires de l’opposition libérale, défend les droits linguistiques des minorités magyarophones d’Ukraine tout en les utilisant comme levier, soutient les intérêts de la classe dirigeante hongroise à l’intérieur de l’UE et poursuit une stratégie géopolitique de long terme visant à insérer la Hongrie comme pays-traversier dans le nouvel ordre mondial. Mais, par-delà la guerre en Ukraine, cette dernière avenue est-elle soutenable dans le contexte des bouleversements à venir?

Dans une intervention récente, le politologue Péter Tölgyessy, anciennement député du Fidesz, avançait que l’alliance entre Orbán et Trump – advenant que celui-ci soit bel et bien réélu -, pourrait se fracturer sur la question du rapport avec la Chine. L’ex-député András Schiffer, souverainiste de gauche, soulignait quant à lui que la stratégie du gouvernement hongrois reposait entièrement sur sa capacité à rester membre de l’UE, malgré des tensions avec Bruxelles qui ne cessaient d’aller en s’envenimant – et, peut-on ajouter, la fragilité de la construction européenne elle-même.

La stratégie géopolitique hongroise repose bien sur ce jeu d’équilibre précaire. Par exemple, en avril 2023, sous pression des États-Unis et dans le contexte de menaces de sanctions contre des responsables du régime par le Congrès états-unien, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest18. De même, en janvier 2024, Budapest était forcée d’entériner un plan d’aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine, après que Bruxelles l’a menacé de couper son financement communautaire, d’attaquer sa monnaie et de miner sa crédibilité sur les marchés financiers19. Le gouvernement hongrois mise bien sur la réélection de Donald Trump pour entraîner un désengagement des Nord-Américains hors d’Ukraine. L’isolationnisme de celui-ci, dans le cas d’une éventuelle seconde présidence, est pourtant loin d’être garanti, compte tenu du bilan russo-ukrainien de son premier mandat et du profil de ses soutiens et donateurs20

De la chute de la Couronne hongroise face aux Ottomans à l’effondrement du « Royaume » de Horthy pendant la Seconde Guerre mondiale, l’histoire hongroise compte moult exemples de régimes qui, ayant fragilisé leur population et leurs équilibres stratégiques, virent leur pouvoir anéanti, avec des conséquences graves pour la souveraineté du pays. Advenant une crise ou un différend international majeur avec ses partenaires, le gouvernement du Fidesz pourrait manquer des ressources nécessaires pour maintenir son non-alignement, tant son souverainisme repose sur une série de dépendances – énergétiques, industrielles, diplomatiques – et de contradictions – au premier chef desquelles l’alliage entre nationalisme et néolibéralisme – qu’il pourrait être difficile de surmonter.

Note :

1 Le gaz azéri, dont le gouvernement hongrois souhaite augmenter l’importation, y étant sans doute pour quelque chose : Interfax, « Hungary wants to increase gas purchases from Azerbaijan and Turkey – Szijjarto », (31 août 2023): https://interfax.com/newsroom/top-stories/94145/

2 Pour le moment, Péter Magyar reconduit les positions du Fidesz sur la plupart des sujets (rapport à la nation et à l’Union européenne, politique économique et fiscale, immigration, etc.), tout en dénonçant la corruption du parti au pouvoir et son rapport conflictuel avec ses adversaires et ses partenaires européens. Ce qui, souligne par la bande, le degré d’hégémonie auquel est parvenu le régime d’Orbán.

3 Ministère de la Justice de Hongrie, « Loi fondamentale de la Hongrie », (2024) : https://njt.hu/jogszabaly/fr/2011-4301-02-00

4 Andrzej Sadecki et Tadeusz Iwański, « Ukraine–Hungary: the intensifying dispute over the Hungarian minority’s rights », Center for Eastern Studies, no. 280 (14 août 2018) et Christian Lamour, « Orbán Placed in Europe: Ukraine, Russia and the Radical-Right Populist Heartland », Geopolitics, 29, no. 4, (2024):1297-1323

5 Fait notable, dans son entretien avec Tucker Carlson, Vladimir Poutine a explicitement abordé le sort des minorités magyarophones de Transcarpathie.

6 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1314-1315

7 Gábor Egry, «Beyond Electioneering : Minority Hungarians and the Vision of National Unification», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

8 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1315.

9 Peter Wilkin, « The Rise of ‘Illiberal’ Democracy: The Orbánization of Hungarian Political Culture », Journal of World-Systems Research, 24, no. 1 (2018): 7.

10 Orbán enrobe ce constat dans des considérations ethnoculturelles et confessionnelles caractéristiques du nationalisme conservateur hongrois, qui selon lui expliquent aussi d’autres différends avec les pays occidentaux, par exemple sur les questions sociétales. Viktor Orbán, « Conférence de Viktor Orbán à la XXXIIIème Université libre et Camp d’étudiants de Bálványos », (Site officiel du premier ministre hongrois, 27 juillet 2024) : https://miniszterelnok.hu/en/conference-de-viktor-orban-a-la-xxxiiieme-universite-libre-et-camp-detudiants-de-balvanyos/

11 En attestent les importants transferts de ressources, d’entreprises et capitaux opérés par le gouvernement hongrois au profit de proches du Fidesz. Volodymyr Ischenko, « La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien », (Le Vent se lève, 13 juin 2023) : https://lvsl.fr/la-crise-du-bonapartisme-post-sovietique-et-le-conflit-ukrainien/

12 Ces mots ont été prononcés par un proche d’Orbán alors que le Fidesz se trouvait dans l’opposition. Ils se réfèrent à la noblesse hongroise patriote qui, pendant des siècles, s’était considérée comme responsable de la souveraineté et des intérêts du Royaume, puis de la Nation, face aux occupants ottomans et autrichiens. Cité dans Zsolt Enyedi, « Plebeians, citoyens and aristocrats or where is the bottom of bottom-up? The case of Hungary », dans European Populism in the Shadow of the Great Recession, sous la dir. de Hanspeter Kriesi et T. S. Pappas (Colchester : ECPR Press, 2015) : 240.

13 Christian Lamour, Op. cit., 1298. András Szabó et András Pethő, « Orbán blocked the idea that could have pushed out Russia from Hungary’s nuclear plant expansion », (Direkt36, 7 mai 2024) : https://www.direkt36.hu/en/volt-egy-otlet-az-oroszok-kiszoritasara-a-paksi-bovitesbol-de-elbukott-orbanon/.

14 Dans les dernières années, environ 700 000 Hongrois ont quitté le pays pour travailler à l’étranger. Valérie Gauriat et Zoltan Siposhegyi, « Hungary calls for foreign nationals to bridge labour gap despite hardline immigration policies », (Euronews, 21 septembre 2023) : https://www.euronews.com/2023/09/21/hungary-calls-for-foreign-nationals-to-bridge-labour-gap-despite-hardline-immigration-poli et Edit Inotai, « Be My Guest Worker: Hungary Forced to Confront Attitudes to Immigration », (Reporting Democracy, 6 décembre 2023) : https://balkaninsight.com/2023/12/06/be-my-guest-worker-hungary-forced-to-confront-attitudes-to-immigration/

15 Viktor Orbán, Op. cit.

16 Avec, par exemple, des investissements chinois de 3,5 milliards d’euros en 2022, la construction de l’antenne d’une université chinoise à Budapest, un accord-cadre avec Huawei, la participation chinoise à la construction du lien ferroviaire à haute vitesse entre la Hongrie et la Serbie ou encore l’inauguration d’une nouvelle liaison aérienne entre la Chine et la Hongrie. La Tribune, « Après Moscou, Viktor Orban continue sa tournée diplomatique à Pékin et inquiète les Européens » (8 juillet 2024) : https://www.latribune.fr/economie/international/apres-moscou-viktor-orban-continue-sa-tournee-diplomatique-a-pekin-et-inquiete-les-europeens-1001799.html

17 « Je ne pense pas que les États-Unis nous fassent une offre économique et politique qui nous donne une meilleure chance que notre appartenance à l’Union européenne. Si nous en recevons une, il faudra l’examiner » : Viktor Orbán, Op. cit.

18 Flora Garamvolgyi, « Viktor Orbán’s political allies in Hungary in sights of US sanctions », (The Guardian, 13 avril 2023) : https://www.theguardian.com/world/2023/apr/13/viktor-orbans-political-allies-in-hungary-in-sights-of-us-sanctions et Dr. András Rácz, « Upping the Stakes: US Sanctions Force Hungary to Shift Policy on Russia’s International Investment Bank », (German Council on Foreign Relations, 18 avril 2023) : https://dgap.org/en/research/publications/upping-stakes-us-sanctions-force-hungary-shift-policy-russias-international

19 Serge Halimi, « L’Europe au pas cadencé », (Le Monde diplomatique, mars 2024) : https://institutions-mondediplo-com.bibelec.univ-lyon2.fr/2024/03/RIMBERT/66649

20 Politicoboy, « Donald Trump, la candidat antisystème? », (Le Vent se lève, 19 août 2024) : https://lvsl.fr/donald-trump-le-candidat-antisysteme/

OTAN : le retournement de veste spectaculaire des sociaux-démocrates suédois

Rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN et le Premier ministre suédois le 20 octobre 2022. © OTAN

Historiquement, la gauche suédoise s’est toujours opposée à une adhésion à l’OTAN. La guerre en Ukraine est cependant venue rebattre les cartes. La possibilité d’une adhésion à l’Alliance a gagné en popularité et les sociaux-démocrates suédois ont changé leur fusil d’épaule – au grand dam de nombre de leurs partisans. Aujourd’hui, la question semble réglée : à peine le débat sur l’intégration à l’OTAN a-t-il été ouvert qu’il était clôturé. Ce virage a impliqué des sacrifices dans les principes diplomatiques de la Suède, historiquement opposée à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Article de Filippa Ronquist, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon.

Le 8 novembre 2022, Ulf Kristersson, Premier ministre suédois nouvellement élu, s’est rendu en Turquie. L’objectif de ce déplacement, alors que la Suède vient d’entamer son processus d’adhésion à l’OTAN, est de s’attirer les faveurs du Président turc Recep Tayyip Erdoğan. De nombreux Suédois ont été marqués par une image symbolique de cette visite : un gros plan sur la main de Kristersson, minuscule et déformée, broyée par la poigne d’Erdoğan jusqu’à virer rouge vif, est devenu viral.

Le soutien aux Kurdes sacrifié pour entrer dans l’OTAN

Lorsque la Suède a officiellement effectué sa demande d’adhésion à l’Alliance militaire, en mai dernier, de nombreux pays de l’OTAN ont chaleureusement accueilli l’idée de sa participation. Difficile d’en dire autant de la Turquie, qui n’était guère enthousiaste. Les relations turco-suédoises ont en effet rarement été au beau fixe ces dernières décennies, la Turquie ayant toujours désapprouvé le soutien accordé par la Suède aux Kurdes et à leur lutte pour l’indépendance. Dans la mesure où chaque État-membre de l’OTAN dispose d’un droit de veto à l’adhésion d’un nouveau membre, Erdoğan a clairement indiqué son intention d’y avoir recours contre la Suède, qu’il accuse de soutenir des mouvements terroristes en Turquie.

L’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie.

Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’Erdoğan revienne sur sa position, contre des concessions importantes. Finalement, un accord tripartite entre la Turquie, la Suède et la Finlande (les deux pays scandinaves ayant déposé leur demande d’adhésion en même temps) a été trouvé en juin. Celui-ci prévoit que les deux Etats d’Europe du Nord mettent un terme au soutien octroyé aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice majoritairement kurde en Syrie, et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le parti en lutte pour l’autonomie kurde dans les régions du Sud-Est de la Turquie et du Nord de l’Irak.

Les deux pays ont également accepté d’accélérer le traitement des nombreuses demandes d’extraditions de la Turquie, qui concernent pour la plupart des Kurdes accusés de terrorisme ou d’association avec le PKK. Enfin, la Suède et la Finlande ont entériné la relance des exportations d’armes en direction de la Turquie « dans le cadre de la solidarité de l’Alliance ». Cette décision met un terme à l’embargo sur les armes que la Suède et la Finlande imposaient à la Turquie depuis 2019, date à laquelle les deux pays nordiques avaient refusé de continuer à produire des licences d’exportation d’armes vers la Turquie, suite à son offensive militaire contre les positions kurdes en Syrie.

Le message adressé aux Kurdes, qu’ils se trouvent en Suède ou ailleurs, est clair : l’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie. Pour les nombreux Kurdo-Suédois membres du Parti social-démocrate ou de la gauche suédoise au sens large, il s’agit d’une trahison particulièrement cruelle. À peine deux ans auparavant, la ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères de Suède, Ann Linde, publiait un tweet de soutien aux Kurdes et enjoignait la Turquie à retirer ses troupes du nord de la Syrie. Il y a encore un an, le gouvernement social-démocrate ne parvenait à se maintenir au pouvoir qu’en passant un accord avec la députée indépendante Amineh Kakabaveh, une ancienne combattante kurde des peshmergas.

Par un concours de circonstances improbable, Kakabaveh avait été exclue du Parti de gauche (gauche radicale) et s’était retrouvée propulsée dans une position où elle était en mesure de faire et de défaire les majorités parlementaires. Les sociaux-démocrates n’ont alors eu d’autre choix que de quémander son vote tandis qu’en retour, la députée exigeait un soutien sans faille à l’indépendance kurde. Il en a résulté un accord entre la députée et le Parti, signé en novembre 2021. Suite à celui-ci, Erdoğan a alors accusé la Suède d’accueillir des terroristes kurdes « même au Parlement ». Mais tout a changé à partir de 2022. En août, Ann Linde comparait le drapeau du PKK à celui de Daech, tout en assurant à la Turquie que l’accord passé avec Kakabaveh était devenu caduc en juin, à l’issue de la session parlementaire suédoise.

Le lent rapprochement de la Suède et de l’OTAN

Sur le plan moral, la Suède paye donc un lourd tribut pour son adhésion à l’OTAN. En retour, elle espère obtenir de l’Alliance des garanties de sécurité que le statut d’État non-aligné ne lui donnait jusqu’alors pas la possibilité d’obtenir. C’est bien sûr l’aggravation de la situation sécuritaire en Europe depuis la guerre en Ukraine qui est convoquée pour appuyer l’idée que la Suède ne peut plus se passer de telles garanties. En effet, lorsqu’il est devenu clair, au printemps dernier, que la Finlande envisageait d’adhérer à l’OTAN [1], beaucoup de Suédois ont estimé que leur pays n’avait d’autre option que d’imiter son voisin, un partenaire militaire et stratégique majeur.

La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN.

Si le revirement est particulièrement fort au cours de la dernière année, le rapprochement entre la Suède et l’OTAN a débuté il y a déjà une trentaine d’années. Depuis les années 1990, la Suède a graduellement accru sa coopération avec l’OTAN en participant à des missions et à des exercices conjoints, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États-membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN [2]. Suite au traité de Lisbonne et à ses propres engagements unilatéraux, la Suède est de toute façon déjà tenue de soutenir la plupart des membres de l’OTAN en cas d’attaque (avec quelques exceptions notables, notamment les États-Unis, le Canada et la Turquie). Refuser l’adhésion à l’OTAN dans de telles circonstances n’aurait donc, selon certains, guère de sens. En effet, la Suède supporte déjà concrètement une grande partie des coûts et des risques associés à l’adhésion à l’OTAN (la Russie voit déjà clairement que la Suède s’est rangée parmi ses adversaires), sans pour autant recevoir de garanties de sécurité en retour.

S’ils sont bien rodés, les arguments en faveur de l’adhésion méritent d’être nuancés. Les sanctions économiques très fortes et les importantes défaites militaires encourues par la Russie ont largement réduit sa capacité à mener une guerre conventionnelle. De plus, en dépit du choc que représente l’invasion de l’Ukraine, les velléités de la Russie d’envahir les pays de son voisinage étaient déjà évidentes depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014. Si l’attaque à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 a certes constitué une surprise pour beaucoup d’observateurs, c’est surtout car elle a mis en évidence le fait que Vladimir Poutine était prêt à courir des risques bien plus importants qu’on ne le supposait.

Un argument plus solide, utilisé notamment pour convaincre les Suédois de gauche opposés à l’OTAN qui ne considèrent pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait entraîné une hausse de la menace sécuritaire pour la Suède, est qu’une adhésion à l’Alliance constituerait un acte de solidarité à l’égard de la Finlande et des autres États baltes. Pour beaucoup, c’est justement en se refusant à entrer dans l’OTAN que la Suède adopterait une attitude moralement contestable. Néanmoins, le prix à payer pour une telle solidarité avec la Finlande et les États baltes est celui d’une rupture de la solidarité suédoise avec les Kurdes.

Clôture du débat sur l’OTAN

Pour la gauche suédoise, à peine le débat sur l’adhésion à l’OTAN avait-il commencé qu’il était déjà clôturé. Le Parti social-démocrate, le plus grand mouvement de gauche en Suède, a joué un rôle central dans ce processus. Historiquement, ce parti avait toujours été favorable à la politique de non-alignement militaire traditionnelle de la Suède [3].

Début mars 2022, le Parti social-démocrate, à l’époque au gouvernement, repoussait encore fermement les avances de l’OTAN. Mais la situation a brutalement évolué. Le 16 mars, les sociaux-démocrates ont désigné un groupe de travail sur les questions de sécurité, en charge d’analyser la situation sécuritaire de la Suède et ses options politiques suite à l’invasion russe en Ukraine. Le 22 avril, ils initiaient un « dialogue interne » au sein du parti sur les questions de sécurité. Le 13 mai, le groupe de travail sur la sécurité a publié ses conclusions, où l’adhésion à l’OTAN est décrite comme une option avantageuse pour la Suède. Le 15 mai, les sociaux-démocrates se prononcent en faveur de l’adhésion. Trois jours plus tard, la Suède déposait sa demande officielle d’adhésion, en même temps que la Finlande.

Le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections.

Un revirement aussi rapide, en quelques semaines à peine, sans débat ni vote, sur une politique de non-alignement défendue depuis des décennies, a constitué un choc brutal pour de nombreux membres du parti. Mais c’est exactement ce que l’on pouvait être en droit d’attendre des sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate suédois (SAP), l’un des partis politiques les plus prospères de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale (de 1932 à 2022, le SAP n’a été que 17 ans dans l’opposition, ndlr), est structuré selon un centralisme vertical. Au moment où un revirement de l’opinion s’est fait sentir – les sondages d’opinion de mars montraient qu’une majorité de Suédois se prononçait, pour la première fois, en faveur d’une adhésion à l’OTAN – et à l’approche de nouvelles élections, les sociaux-démocrates n’ont pas tardé à réagir.

La direction du parti craignait de perdre des électeurs tentés par la droite en s’opposant à l’adhésion à l’OTAN. À l’inverse, l’adhésion ne présentait qu’un faible danger sur le plan électoral : tout électeur déçu par ce revirement se tournerait vers le Parti de gauche ou les Verts, des petits partis sur lesquels les sociaux-démocrates s’appuient de toute façon pour former des coalitions. L’un des risques à être un parti prospère est, semble-t-il, la tendance à évoluer à l’aveugle, en suivant des stratégies électorales à court terme. Néanmoins, le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections. Même si leur positionnement favorable à l’adhésion à l’OTAN a entraîné une légère hausse des intentions de vote lors de la campagne, le bloc de gauche s’est trouvé incapable de former un gouvernement de coalition. À présent, la Suède est dirigée par une coalition de quatre partis de droite, dont le plus important est celui des démocrates suédois, un parti aux origines néonazies.

La gauche non-alignée en difficulté

Le Parti de gauche et les Verts ont conservé leur position anti-OTAN, mais leur critique de l’Alliance n’a pas été particulièrement virulente ni contraignante. Les deux partis sont, dans une certaine mesure, limités par le fait que les sociaux-démocrates sont, et ont toujours été, leur unique moyen d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures des écologistes se sont publiquement prononcés en faveur de l’OTAN, tandis que le Parti de gauche ne s’est pas manifesté outre mesure pour critiquer l’Alliance lors de la campagne, comme si sa demande d’un référendum sur l’OTAN n’était plus d’actualité. Le Parti de gauche s’est également mis dans une position difficile en votant contre l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine en février, une décision accueillie avec indignation, y compris par des sections de la gauche anti-OTAN. Face aux critiques, la direction du parti a finalement changé de position quelques heures avant le vote.

Le Parti de gauche et les Verts avaient intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates.

Mais à ce stade, le mal était déjà fait. Pour le grand public, la solidarité de la gauche avec l’Ukraine se cantonne à des discours sans substance. Au cours des mois qui ont suivi, il est devenu de plus en plus difficile de se positionner en faveur d’un soutien à l’Ukraine tout en demeurant farouchement opposé à l’OTAN. Sans oublier que de nombreux activistes et personnalités politiques de gauche étaient trop occupés à lutter contre les néonazis dans leur propre pays pour s’inquiéter du rôle joué par la Suède vis-à-vis de l’impérialisme américain ou du nationalisme turc sur la scène internationale.

La demande d’adhésion de la Suède auprès de l’OTAN a ouvert une plaie béante au sein de la gauche suédoise. Cette plaie semble pourtant s’être déjà refermée, comme si rien ne s’était passé. Le Parti de gauche et les Verts avaient de toute façon intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates. Avec l’accord tripartite signé entre la Turquie et le nouveau gouvernement de droite, qui est encore moins opposé que les sociaux-démocrates à l’extradition des Kurdes vers la Turquie, les obstacles à l’adhésion de la Suède à l’OTAN sont de moins en moins nombreux.

Pour la gauche suédoise, qu’elle soit favorable ou non à l’OTAN, la nouvelle situation nécessite à présent un changement de perspective. L’une des objections les plus solides que la gauche suédoise oppose à l’OTAN est que l’Alliance ne remplit pas le rôle de défense collective qu’elle prétend jouer. De trop nombreuses missions de l’OTAN, comme les opérations en Afghanistan et en Libye, ont tellement dérogé à leur objectif initial que les prétentions de l’Alliance ne sont plus que des écrans de fumée.

La Suède comme la Finlande sont en général fermement opposées au recours aux forces militaires de l’OTAN dans des opérations en dehors des frontières de l’Alliance pour des raisons qui ne sont pas étroitement liées à l’autodéfense collective (même s’il faut noter que les deux États ont participé aux opérations en Afghanistan, et que la Suède était présente en Libye). Aux yeux de certains, l’intégration probable dans l’Alliance atlantique permettra à la diplomatie de la Suède et de la Finlande de contrecarrer ses menées militaires… à moins qu’elle n’entraîne l’érosion de leur autonomie décisionelle.

Notes :

[1] La Finlande partage une frontière de 1 340 km avec la Russie et le souvenir de l’invasion soviétique de 1939 demeure un événement important dans la culture nationale.

[2] A l’exception de la Finlande et de la Suède, en cours d’adhésion, seuls l’Autriche et l’Irlande sont membres de l’UE mais pas de l’OTAN.

[3] Si la Suède se déclarait jusqu’à récemment non-alignée, la neutralité a elle été définitivement enterrée en 1995 lors de l’adhésion de la Suède à l’Union européenne. Les deux statuts ne signifient pas la même chose : la neutralité implique de ne prendre aucune position dans aucun conflit, tandis que le non-alignement suppose seulement de ne pas être membre de tel ou tel camp.