Du passe sanitaire au passe climatique ?

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La mise en place d’un passe sanitaire a été validée par le Conseil constitutionnel au nom d’un « objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Si une privation des libertés est justifiée au nom de la protection de la population française face au coronavirus, ne peut-on pas imaginer que des dispositifs similaires voient le jour afin de prévenir la crise climatique que nous traversons ? Ces solutions, largement soutenues par les dirigeants actuels, témoignent en réalité de l’impasse des mesures individualistes, misant sur la culpabilisation et la responsabilité, au détriment de stratégies collectives et de politiques publiques ambitieuses.

Alors que la France affronte une quatrième vague épidémique de coronavirus, l’idée d’une vaccination universelle sinon obligatoire du moins largement contrainte, s’est imposée dans l’agenda mondial. Dans l’Hexagone, cette astreinte s’est matérialisée par le prisme d’un passe sanitaire discriminant les personnes vaccinées de celles n’ayant pas reçu leurs deux doses obligatoires. Celui qui veut profiter d’une vie sociale pleinement retrouvée doit constamment montrer patte blanche et fournir la preuve de sa vaccination ou d’un test sanitaire fraichement réalisé. L’exécutif place ainsi de larges espoirs dans la vaccination de masse afin de lutter contre l’épidémie, comme le font la plupart des pays ayant la capacité financière de mener une telle politique.

Une gestion de crise individualiste

Pour atteindre cet objectif de vaccination massive, le pouvoir français a adopté une stratégie de gestion individualisée et individualiste de la crise sanitaire reposant principalement sur la prise autonome de rendez-vous de vaccination. Justifiée par un argument d’autorité de protection de la population, cette politique fait pourtant fi d’une myriade de problèmes de fond qui pourraient être résolus par une approche sanitaire plus collective.

Premièrement, la prise en charge individualisée de la vaccination masque des inégalités très profondes. De nombreuses études montrent ainsi que certains territoires de la République ont un taux de vaccination largement moins élevé que d’autres. Le 11 juillet 2021, alors que 40,7% des Français avaient reçu deux doses de vaccin, le chiffre n’était que de 30% en Seine-Saint Denis et de 9,5% à Mayotte. Claire Hédon, la Défenseure des droits note ainsi que le passe sanitaire « comporte le risque d’être à la fois plus dur pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités ». Cette situation conduit ces territoires démunis à souffrir le plus de l’épidémie : la surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019, alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette situation dramatique : la population y est plus précaire, a de moins bon accès aux services de santé tandis que les logements y sont en moyenne plus exigus. De nombreuses solutions permettraient pourtant de résoudre efficacement ces problèmes.

La surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019 alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens.

Source : Institut national d’études démographiques (Ined), juillet 2020.

Plutôt que de contraindre toute la population à aller se faire vacciner, n’aurait-il pas fallu aborder de front les nombreux problèmes auxquels le secteur hospitalier français fait face ? Depuis les années 2000 l’hôpital français a en effet effectué un « virage ambulatoire », passant par un fort resserrage budgétaire ainsi que par une mise en concurrence accrue des établissements par le prisme de la tarification à l’activité. Créé en 1996, l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) pose une limite sur les dépenses annuelles de santé. Ce dispositif prévoit constamment un budget inférieur aux besoins du secteur public. Alors que la commission des comptes de la Sécurité sociale préconisait une croissance du budget de l’ONDAM de 4,4% en 2019, ce chiffre a été rabaissé à 2,4% cette même année. Cette politique a largement porté préjudice à la qualité des soins prodigués dans les urgences et a provoqué une contraction des lits en hospitalisation longue, réduits de 71 000 entre 2002 et 2018. Pourtant, la crise sanitaire n’a que partiellement remis en cause ce cadre de fonctionnement puisque des lits d’hôpitaux continuent régulièrement d’être détruits.

De même, on assiste depuis plusieurs mois à un blâme constant des personnes refusant de se faire vacciner. Ce phénomène contreproductif est largement préjudiciable à l’objectif de vaccination massif de la population française puisqu’il crée inévitablement un effet de réactance. Du fait de ce mécanisme naturel et psychologique, un individu tente souvent de protéger sa liberté d’action lorsqu’il pense cette dernière menacée. Partant de ce constat, n’aurait-il pas été bénéfique d’interroger les causes profondes de cette peur de la vaccination pour mieux les remettre en cause ? Alors que la France est aujourd’hui un des pays comptant le plus de vaccino-sceptiques au monde, il serait absurde de lier ce phénomène à une prétendue pauvreté d’esprit française alors même qu’il existait auparavant dans l’hexagone un large consensus autour de la vaccination. Là encore, la stratégie sanitaire d’individualisation et de « selfcare » des citoyens montre ses faiblesses.

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public »

Association Formindep.

Si nombre de commentaires complotistes semblent loufoques et infondés, force est de constater que ces discours sont largement alimentés par l’incurie de l’État dans la construction et la mise en place de ses politiques publiques de santé. Ce dernier n’est en effet jamais parvenu à endiguer l’influence des multinationales privées dans la construction des politiques publiques de santé. Alors que la France dépense de moins en moins dans sa recherche publique, préférant financer directement le secteur privé de la santé via le Crédit Impôt et Recherche, l’État a de moins en moins de contrôle sur la qualité et la rigueur des recherches menées. Comme le pointe l’association Formindep, « le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public ». La France a ainsi connu de nombreux scandales sanitaires, dont le plus connu est très certainement l’affaire Médiator. Ce médicament produit par les laboratoires Servier a été vendu comme traitement du diabète et comme coupe faim. Alors qu’il provoque des valvulopathies cardiaques, le produit reste commercialisé jusqu’en 2009. Les énormes sommes d’argent que Servier a versées au monde médical peuvent en partie expliquer l’interdiction tardive du médicament. D’autres scandales sanitaires, dont la liste ne saurait ici être exhaustive, ont frappé l’hexagone : la vaccination de l’hépatite B, l’affaire de la Dépakine ou du sang contaminé. Néanmoins, le problème de conflit d’intérêt dans le monde de la santé ne s’arrête pas au cas français : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est elle-même largement financée par la puissance privée, notamment la fondation Bill and Melinda Gates, et a connu certains scandales notamment lors de l’épidémie de grippe H1N1. Ces phénomènes participent inévitablement à une peopleisation de la science. Les figures se présentant comme antisystème passent d’autant plus pour des héros qu’elles dénoncent une science aux mains des intérêts privés. De ce phénomène émergent des personnalités aux relents complotistes comme les professeurs Luc Montagnier, Henri Joyeux ou le très médiatique Didier Raoult.

NDLR : Pour en savoir plus sur l’influence des multinationales sur la politique sanitaire menée par l’OMS, lire sur LVSL l’article rédigé par Rodrigue Blot et Jules Brion : « L’OMS sous perfusion des philanthropes ».

Une stratégie collective de gestion de la crise permettrait d’obtenir le consentement éclairé d’une partie de la population à se faire vacciner. Cela nécessiterait bien évidemment d’effectuer une remise en cause radicale des liens existants entre la puissance publique et le secteur privé ainsi que par une politique hospitalière ambitieuse. La stratégie gouvernementale, loin d’avoir tenté de résoudre ces problèmes, va très certainement avoir sur le long terme un effet délétère quant à la confiance que porte la population envers la science. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, le passe sanitaire construit dangereusement « un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal » conduisant à « un affrontement entre vaccinés et antivax ».

Crise sanitaire et crise climatique : maux différents pour solutions similaires ?

Si le recours à la surveillance systématique de la population est présenté comme une solution miracle capable d’endiguer la crise sanitaire que nous traversons, ce type de politiques centrées sur la responsabilisation individuelle ne s’arrête pas au domaine de la santé. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) craint ainsi « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Alors que le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pointe les nombreux dangers que fait peser la crise climatique sur notre société, de nombreux dispositifs individualistes de protection de l’environnement germent dans l’Hexagone. Il est intéressant de constater que ces derniers puisent leur inspiration dans le même matriciel idéologique que le passe sanitaire.

Plébiscitées tant par les macronistes que par les forces écologistes, des Zones à Faibles Emissions (ZFE) ont été mises en place dans de nombreuses villes françaises. Ces dispositifs vont empêcher progressivement les véhicules les plus polluants d’entrer au sein des agglomérations afin de protéger la santé de leurs citoyens. De même, des voies réservées au covoiturage sont déjà mises en place. À Grenoble, en contrepartie de l’agrandissement de l’A480, projet par ailleurs largement préjudiciable pour l’environnement, une portion de l’autoroute va être réservée aux covoitureurs, aux taxis et aux véhicules peu polluants. Des capteurs seront installés tout au long de la portion de l’autoroute afin de vérifier que seuls les conducteurs respectant ces critères puissent l’utiliser. Dans le domaine de la gestion du tri des déchets, des dispositifs permettent d’ores et déjà de réduire les impôts locaux des personnes triant le mieux leurs déchets ou d’offrir des réductions dans certaines enseignes. S’il nous est impossible ici de dresser une liste de toutes les opportunités qu’offre la technologie à ce type d’initiative, il y a fort à parier que de nombreux dispositifs permettant d’orienter les comportements des individus vers des activités eco-friendly voient bientôt le jour. Inutile de préciser ici que ces initiatives participent inévitablement au renforcement des « villes intelligentes », appelées plus communément « smart-cities ». Afin que les ZFE puissent être efficaces, la loi d’orientation des mobilités de 2019 entérine ainsi le recours au contrôle automatisé des données signalétiques jusqu’à 15% du nombre moyen de véhicules circulant au sein d’une zone. De même, la mairie de Nice a tenté d’avoir accès aux données produites par le compteur Linky afin de savoir si des maisons étaient inoccupées alors même qu’il était initialement un dispositif censé réduire la consommation électrique d’un foyer.

NDLR : Pour en savoir plus sur les villes intelligentes, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Smart cities : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique ».

Les objectifs manqués des initiatives individualistes

Justifiées par un objectif louable de protection de la santé des Français et de l’environnement, ces politiques posent en réalité les mêmes déconvenues que le passe sanitaire. Tout comme ce dernier, ces mesures individualistes masquent de facto les inégalités massives qui existent au sein de la population française. En laissant à chacun la responsabilité d’acheter un véhicule non polluant, les ZFE créent le risque que des pans entiers de la population soient largement pénalisés. Ces dispositifs vont inexorablement pousser des foyers précaires à l’endettement et largement les contraindre dans leurs déplacements. Ainsi, le recours à la voiture individuelle est plus faible dans les villes denses que dans les communes périphériques des métropoles, du fait d’une moindre présence de transports en communs et d’infrastructures adéquates dans ces dernières. Pourtant, le salaire moyen y est souvent inférieur. De même, une enquête a montré en 2019 que près de 5% des foyers franciliens seraient affectés par la mise en place d’une ZFE. Parmi eux, 25% n’auraient pas les moyens d’acheter un véhicule. Néanmoins, ces politiques ne concernent pas uniquement les particuliers. À Londres, qui a mis en place un dispositif de péage urbain s’apparentant à une ZFE, les transporteurs indépendants sont les plus touchés par ces mesures. Dans la capitale britannique, les véhicules pesant plus de 3,5 tonnes doivent en effet s’acquitter d’une taxe journalière de 100£. Les plus petites entreprises risquent fortement de pâtir de cette situation, favorisant directement les plus grosses compagnies capables d’absorber ces coûts supplémentaires.

Les initiatives individualistes ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de la crise climatique.

Pourtant, d’aucuns pourraient objecter que la lutte contre le changement climatique implique que des mesures fortes, concrètes et coercitives soient mises en place. Il est en effet évident que notre mode de vie actuel doit être amendé, notamment par le prisme de politiques contraignantes, si nous voulons espérer endiguer la crise environnementale que nous traversons. Néanmoins, les initiatives individualistes comme les ZFE ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de cette crise. S’il est de notoriété publique que les classes aisées polluent largement plus que les milieux précarisés du fait de leur forte capacité à consommer, il ne faut pas oublier que les plus riches polluent également fortement de par la place qu’ils occupent dans notre système de production. Comme le résume Matt Hubert pour Jacobin « les personnes riches ont une énorme empreinte carbone. Pourtant, le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’elles consomment, mais le fait qu’elles possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour elles de polluer ».

Derrière ces mesures « d’empowerment » des citoyens se cachent en réalité une idéologie néolibérale où l’État tente de ne jamais remettre en cause le système de marché. Dans La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre que le libéralisme contemporain a pu s’imposer grâce à l’idée de responsabilisation des citoyens. Ce dernier analyse ainsi, en prenant l’exemple d’entreprises réfractaires à la mise en place de consignes obligatoires et à l’interdiction de contenants jetables, que ces sociétés ont promu une « gouvernance marchande des externalités ». Ce mode de gestion leur a permis d’imposer des solutions faisant appel aux mécanismes de marché dans la gestion de leurs impacts sociaux. Grégoire Chamayou note ainsi que ce constat « est paradigmatique d’un procédé de responsabilisation, […] l’une des principales tactiques du néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation ». Selon lui, « la responsabilisation en appelle à l’autonomie subjective ; elle s’adresse à des individus sommés de se prendre en main, de se gouverner eux-mêmes ».

NDLR : Pour en savoir plus sur le livre de Grégoire Chamayou, lire sur LVSL l’article de Guillaume Pelloquin : « Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire ».

Comme avec la politique sanitaire qui ne permet pas efficacement de comprendre les raisons profondes de la défiance envers la science, les mesures individualistes écologistes peinent à remettre en cause les problèmes auxquels notre système fait face. Plutôt que d’inviter chacun à changer ses comportements, ne serait-il pas plus intéressant d’interroger le cadre social dans lequel nous vivons ?

La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse.

Prenons un exemple concret. Plutôt que de contraindre les populations précarisées à renouveler leurs véhicules – ce qui relève parfois d’une aberration écologique tant les modèles électriques sont plébiscités alors que leur production demeure extrêmement polluante – l’État français pourrait prendre des mesures concrètes face au problème de l’utilisation massive de la voiture. Nous pourrions interroger collectivement son usage individuel. Les classes précaires ne prennent pas la voiture par plaisir mais parce qu’elles ont été contraintes de s’extirper des centres-villes. Là encore, aucune politique environnementale ne se voudra effective si elle ne remet pas en question les causes profondes de cette gentrification causée tant par le modèle économiques ubérisé de Airbnb que par la spéculation immobilière. De même, plutôt que de contraindre la population à opter pour des modèles « non polluants », ne serait-il pas plus juste d’interdire la publicité qui participe pleinement à instaurer un imaginaire collectif favorable à la consommation ? Jusqu’à présent le pouvoir français s’est toujours refusé à mettre en place ce genre d’initiatives, bafouant une par une les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).

Il est pourtant peu surprenant que l’État voue aux gémonies toute tentative collective de résoudre un problème en accusant ces mesures d’être « idéologiques » et « punitives ». La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse. Alors que toute planification de l’économie est remise aux calendes grecques, que les services publics sont constamment menacés par des restrictions budgétaires, les États européens se retrouvent incapables d’affronter des crises majeures. En réalité, l’État n’a pas recours à une stratégie de « selfcare » des individus par choix mais bien par contrainte. Bien entendu, cet argument ne doit pas servir à critiquer constamment les individus souhaitant adopter des comportements plus civiques et bénéfiques pour la cité. Il est évident que les « gestes individuels » sont louables et qu’ils ont une importance cruciale et significative dans la gestion des crises. Pourtant, une politique écologique ne pourra se revendiquer effective si elle ne laisse qu’à certains privilégiés la capacité d’adapter leurs modes de vie.


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