La conquête spatiale : ultime fantasme du capitalisme ?

L’avenir de l’humanité se trouverait à quelques millions de kilomètres, sur une planète inhabitable et aride. Le futur de l’industrie lourde et polluante se situerait dans l’espace. Ou bien encore, le tournant écologique passerait par un voyage touristique en orbite. Tels sont les fantasmes du secteur spatial, nourris par les grandes figures de « l’astrocapitalisme » (Elon Musk et autres magnats). Ils prospèrent au sein du New Space, ce slogan aux allures de nouvelle ère dans laquelle le secteur privé porterait désormais la conquête spatiale, en opposition aux agences publiques, accusées d’être politiques et bureaucratiques. Cette modalité de la « conquête spatiale », associant les rêves du marché à ceux de Prométhée, n’est ni anodine, ni le fruit du hasard : elle résulte d’une industrie et d’une idéologie spatiale cohérente dont Irénée Régnauld, chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne, et Arnaud Saint-Martin, sociologue, retracent la construction dans Une histoire de la conquête spatiale, ouvrage dense et bienvenu paru en janvier 2024. Recension.

Aux origines militaires de l’exploration spatiale

Le programme militaire nazi serait-il le véritable acte de naissance des futures fusées ? C’est l’histoire que rappellent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. Dans l’entre-deux-guerres, en Allemagne, les expériences de la Société pour la navigation spatiale, créée en 1927 par des passionnés rêvant de visiter les astres, suscitent en effet l’intérêt de la Wehrmacht et de la Luftwaffe en quête d’armes nouvelles. Plusieurs sont recrutés par l’armée et contribuent au développement des programmes balistiques du Troisième Reich, d’abord dans l’usine de Peenemünde avant de rejoindre l’usine-camp de Dora, à proximité des camps de Dora-Mittelbau et de Buchenwald. Les missiles Aggregat profiteront d’une main d’œuvre esclavagisée, puis d’un intérêt soutenu des hauts dignitaires nazis lorsque les armées allemandes commenceront à reculer sur les fronts de la Seconde Guerre mondiale. 

Mais les « Wunderwaffen » [les « armes du miracle », selon le terme employé par la propagande nazie pour désigner des projets d’armes révolutionnaires censées sauver le régime, ndlr], dont font partie les Aggregat, ne parviendront pas à retourner la situation. Après la chute du régime, ces ingénieurs hautement convoités sont récupérés par les États-Unis, l’URSS ou encore la France. Ainsi, dans la patrie de l’Oncle Sam, Werhner Von Braun devient, par exemple, le maître d’œuvre de la conquête spatiale étatsunienne à partir de 1958, tandis que ses anciens collègues de Dora se retrouvent partout dans l’industrie spatiale nord-américaine.

Néanmoins, ces origines sont souvent balayées d’un revers de la main dans le récit hégémonique : les ingénieurs n’auraient eu d’autre choix que de travailler pour le Troisième Reich. Au pire, auraient-ils passé un terrible pacte faustien. En s’appuyant sur la recherche existante1, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin rappellent que les accointances nazies de plusieurs ingénieurs sont avérées et sont même connues du renseignement étatsunien, tandis que les conditions d’exploitation des travailleurs à Peenemünde et Dora ne pouvaient être ignorées de leurs maîtres d’œuvre.

Ces origines nazies sont-elles pour autant consubstantielles à la conquête spatiale ? Et ces dernières la marquent-elles aujourd’hui encore, aussi bien dans l’organisation du secteur que sur le plan idéologique ? À l’instar de l’historien Johann Chapoutot, soulignant combien l’idéologie nazie n’est pas un hapax mais s’avère bien inscrite dans l’histoire occidentale, les deux auteurs rappellent les liens étroits entre les capitalismes étatsunien et allemand – ce qui explique l’aisance avec laquelle les ingénieurs allemands se coulent dans l’industrie nord-américaine après la guerre. Tous ont baigné dans l’esprit du fordisme : le productivisme et la rationalisation du travail dominaient des deux côtés de l’Atlantique, aussi bien à Détroit qu’à Peenemünde. Pis encore, ils importent les méthodes organisationnelles héritées de leur expérience nazie, au point que Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld défendent un « devenir Peenemünde » de la NASA, reposant notamment sur la logique « d’arsenal ». 

« Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques ? »

On peut toutefois s’interroger sur cette filiation : la Big Science, qui désigne le développement d’une science nécessitant des investissements très importants portés par les États, ne doit pas seulement aux programmes balistiques allemands. Le Projet Manhattan, programme militaire étatsunien qui accouche de la première bombe atomique en 1945, s’impose notamment comme l’un des plus grands projets technoscientifiques de cette période, sans nécessité de passer par la généalogie nazie. De même, les programmes militaires abondent durant cette période, sans mobiliser le travail des déportés en camps de concentration.

Doit-on dès lors parler d’un « devenir Peenemünde » de la NASA, ou faudrait-il plutôt inscrire Peenemünde, tout comme la NASA, dans la dynamique émergente des États technoscientifiques2 ? Cette proposition permettrait, en effet, d’inscrire la conquête spatiale dans des évolutions structurelles englobant le fonctionnement nazi, mais sans s’y limiter, car cette évolution concerne alors l’ensemble des États occidentaux. Le nazisme, de ce point de vue, ne constituerait pas l’essence de la conquête spatiale, mais bien plutôt une étape historique avérée, quoique contingente. 

Si l’espace a toujours suscité l’intérêt du secteur militaire, c’est d’ailleurs davantage à des fins d’espionnage. C’est notamment l’esprit de la politique d’Open Skies, proposée initialement par l’administration Eisenhower, et poursuivie à travers les satellites d’espionnage, illustrant comment peuvent être associés à la fois technologie militaire et maintien de la paix. La pratique de l’espionnage par satellite devait permettre une connaissance mutuelle des arsenaux balistiques afin d’interrompre la course aux armements et d’organiser une forme d’inspection internationale à même de rassurer les superpuissances. Le consensus tacite et silencieux qui se noue entre Moscou et Washington autour d’un espionnage mutuel permit ainsi d’apaiser, au moins ponctuellement, les tensions au cours des années 1960.

Astrocapitalisme et New Space : le nouvel « âge d’or » de l’espace ?

Une situation qui connait néanmoins de profondes mutations ces dernières années : l’arsenalisation de l’espace est en marche, dans les faits et dans les esprits, et ouvre une nouvelle course aux armements. Les armes hypersoniques sont emblématiques de cette évolution, tandis que les États ne reculent plus devant la « publicité ostentatoire » des programmes spatiaux militaires, illustrée par la création de nouvelles branches au sein des armées, selon le politiste Guilhem Penent3. Autre aspect souvent délaissé que mettent également en lumière Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin : l’installation conflictuelle des sites de lancement. À Kourou en Guyane pour le Centre national d’études spatiales (CNES) comme à Boca Chica en Floride avec SpaceX, ces installations sont imposées contre les populations locales selon des logiques qui rappellent les dynamiques coloniales.

En se concentrant sur SpaceX, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin soulignent par ailleurs avec ironie qu’Elon Musk, souvent associé à l’idéologie libertarienne, survit uniquement grâce à l’argent public, et participe avec assiduité à une guerre légale contre ses concurrents portant sur les appels d’offre de l’État. L’objectif est de « s’imposer comme prestataire de services des agences fédérales de l’espace ».

Une interdépendance qui tranche avec le récit des défenseurs de l’astrocapitalisme et du New Space, pour qui le secteur spatial connaitrait, un nouvel âge d’or fondé sur la croissance d’acteurs économiques issus du privé, capables d’innovations technologiques de rupture à moindre coût. Or, sans l’argent des contrats publics, les acteurs privés s’effondreraient. Le développement des activités commerciales dans l’espace répond ainsi à une volonté politique des États et de leurs agences spatiales, devenues imprésarios du New Space

L’astrocapitalisme incarne, de ce point de vue, le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey4 : « ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit ». Un déplacement soutenu et orchestré par les États, qui commence néanmoins à inquiéter certains responsables scientifiques et politiques. Le secteur des télécommunications concentre les critiques : le développement de mégaconstellations de satellites en orbite basse, aux durées de vie limitées, pollue par exemple l’espace. Non seulement, les nuisances lumineuses ont suscité l’ire des observatoires astronomiques, mais la pollution atmosphérique des lancements commence à être mieux connue. Cela sans oublier les risques engendrés par la multiplication des débris et le danger d’une réaction en chaîne, répondant au nom de syndrome Kessler dans le vocabulaire spatial. 

« L’astrocapitalisme incarne ainsi le « spatial fix » conceptualisé par le géographe David Harvey : “ce déplacement géographique du capital en vue d’assurer le maintien du taux de profit”. »

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence du terme d’« astrocapitalisme », dans la mesure où la spécificité du secteur n’est en rien évidente. Ce capitalisme d’État, dans lequel les autorités politiques délèguent au privé, construisent un droit favorable à son développement, tout en orientant les stratégies de ces grandes entreprises vivant sur fonds publics, s’avère en effet conforme à l’esprit paradoxal du néolibéralisme. Ne gagnerait-on pas à mettre en lumière cette continuité au lieu d’entretenir une rhétorique d’exceptionnalisation du spatial, qui est le produit du récit hégémonique ?

Loin de supposer un tel projet de la part des deux auteurs, il nous apparaît néanmoins indispensable de souligner le risque de récupération d’une telle conceptualisation5. Par-delà la charge critique inhérente au dévoilement des logiques capitalistes d’un système politico-économique si soucieux d’éviter toute caractérisation idéologique, « l’astrocapitalisme » pourrait assurément servir les imaginaires technoscientifiques et extractivistes de l’espace et offrir un nom séduisant aux récits de fiction présentant de tels futurs. Pensons par exemple à The Expanse, œuvre littéraire portée sur les écrans, dans laquelle la ceinture principale d’astéroïdes est exploitée, qui semble être l’incarnation enthousiasmante d’un New Space, réalisant ses plus vertigineuses ambitions, et figurer les « prouesses » de l’astrocapitalisme.

Contre la cosmologie capitaliste : une critique à portée limitée 

L’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin se clôture par un inventaire des récits alternatifs à cet assaut capitaliste sur l’espace. Une partie qui se veut « excentrique », en rappelant par exemple l’intérêt pour les OVNIS, qui a d’ailleurs précédé la conquête spatiale à proprement parler. D’autres chemins sont également ouverts par les contre-cultures et les discours critiques de « l’âge d’or » des années 1960 : mouvements féministes, luttes pour les droits civiques ou encore culture hippie qui ont pu s’opposer à la NASA.

Une place est faite également à la diversité des cosmologies qui interroge l’unicité du regard sur l’espace : toutes les populations ne voient pas dans les corps célestes des entités mortes, libres d’appropriation, d’occupation ou encore d’extraction. Les corps célestes peuvent revêtir un caractère sacré tandis que d’autres savoirs que ceux issus de l’Occident leur prêtent des propriétés vivantes.

La portée de ces critiques fondées sur la diversité des cosmologies mérite toutefois d’être questionnée. Qu’une grande diversité de visions existe – et ce d’ailleurs au sein même des sociétés occidentales – est un fait digne d’être rappelé, comme l’ont fait les deux auteurs en s’appuyant sur une riche recherche en la matière, afin de déconstruire l’idéologie hégémonique à l’œuvre dans le secteur spatial. Or, pourquoi cette critique n’est-elle pas également menée lorsqu’il s’agit de récits situés dans des sociétés non-occidentales ? Les cosmologies des Zunis, des Hopis, des Pawnees ou des Inuits relèveraient-elles de sociétés homogènes, consensuelles et anhistoriques, dont la cosmologie ne relèverait d’aucun rapport de force ni d’intérêts divergents ? En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ?

« En somme, ne risque-t-on pas de reproduire le mythe du « bon sauvage » en considérant qu’une société disposerait d’une cosmologie unanimiste, dont la vertu serait telle qu’elle devrait être érigée en contre-modèle ? »

Cette considération pour l’intégration des cosmologies non-occidentales à la critique scientifique, au sens des sciences sociales, n’est pas un appel à déconsidérer la portée de l’argument : les programmes spatiaux portent bien en eux une certaine cosmologie dont on peut interroger la légitimité, d’autant plus lorsque les actions que cette cosmologie légitime conduisent à la négation de l’égale dignité des autres cosmologies. Cependant, cette critique pourrait sembler faible sur le plan de l’effectivité : elle relèverait d’une critique éthique ayant peu de poids face aux enjeux stratégiques du secteur spatial. D’autant plus que cette faiblesse n’est pas rattrapée par les organisations et réseaux portant la critique de la conquête spatiale sur un plan politique, dont « l’influence sur les décisions demeure (…) de l’ordre du symbolique et des relations publiques », selon les deux auteurs.

C’est la raison pour laquelle l’absence d’une certaine alternative nous semble préjudiciable : celle portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970, qui ambitionnaient la création d’une agence internationale pour l’espace à travers l’Accord sur la Lune de 1979, et plus généralement les ambitions internationalistes portées par ces États au cours des années 1960 et 1970, qui n’ont pas échoué partout. En effet, le chapitre quatre évoque les fonds marins comme l’une des cibles du spatial fix : or, ces fonds marins bénéficient du statut de patrimoine commun de l’humanité, ce qui a permis d’empêcher leur exploitation jusqu’à aujourd’hui en interposant une barrière juridique et politique aux ambitions portées par de grandes entreprises. Si la situation n’est évidemment pas idyllique – mais une telle situation, dans un monde de rapports de force, peut-elle exister ? –, elle a le mérite d’encadrer et de politiser la question de l’exploitation des fonds marins.

Une telle ambition était portée par l’Accord sur la Lune qui prévoyait de conférer aux ressources spatiales le statut de patrimoine commun de l’humanité. Malgré le soutien initial du Département d’Etat étatsunien, ce projet a été torpillé par les milieux industriels et l’association L-5 de O’Neill. L’attribution du statut de patrimoine commun de l’humanité aux fonds marins dans les eaux internationales servit alors de mise en garde et de contre-argument pour ces milieux nourris à l’idéologie spatiale. Leur campagne de lobbying fut un succès : Washington se retira de l’accord, conduisant à son échec. 

Cette alternative nous semble mériter l’attention pour plusieurs raisons : elle bénéficie du précédent et de l’actualité des fonds marins, qui permet de soutenir sa faisabilité. Elle fut également portée par les États du Tiers-Monde dans les années 1970 et elle permet de rappeler les ambitions que ces États non-occidentaux prêtaient aux programmes spatiaux, tout en interrogeant le caractère purement occidental et colonial associé à la conquête spatiale. Enfin, elle se détache d’une critique essentiellement éthique, au profit d’un projet juridique et politique fondé sur de l’existant. Cela ne signifie en rien qu’il soit facile de l’obtenir politiquement : le statut des fonds marins comme l’Accord sur la Lune sont le fruit d’un contexte international radicalement différent, sur fond de Groupe des 776 et de Guerre froide. Qui plus est, les évolutions contemporaines du droit de l’espace consistent justement à faire table rase des faibles acquis encore présents dans le Traité de l’espace de 1967. D’où la nécessité d’œuvrer à reconstruire un rapport de force, en associant les héritages tiers-mondistes aux arguments contemporains.

La communauté scientifique a d’ailleurs elle-aussi un rôle à jouer dans ce revirement : l’expansion de l’œkoumène – l’ensemble des terres anthropisées –, portée par de nouvelles formes de colonialismes, exaspère les scientifiques attachés à l’approfondissement des connaissances spatiales, qui remettent en cause l’intérêt de la présence humaine en orbite7. La robotique serait moins chère et plus fiable sans cette dernière ; deux arguments majeurs dans un secteur peinant à attirer l’argent public, lorsqu’il s’agit de financer l’expansion du savoir, plutôt que celle du profit. À cela s’ajoutent les revendications de la communauté astronomique, qui mène un combat depuis plusieurs années contre les mégaconstellations de satellites. 

C’est à ce titre que l’ouvrage d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin peut également être utile. En constituant un riche condensé des dernières recherches en sciences humaines et sociales, il démontre la politisation inhérente à l’idéologie spatiale dominante et s’attache à la déconstruire avec soin dans ses dimensions historiques, culturelles, militaires, économiques et politiques8. Aux derniers fantasmes d’Elon Musk soutenus par la NASA, qui perpétuent un projet colonialiste et extractiviste en assurant que le salut de l’humanité se trouve sur Mars, il importe donc d’opposer un contre-projet qui permette, non pas de « fuir » le cataclysme terrestre, mais de l’éviter.

1. Voir Michael Neufeld, Von Braun: Dreamer of Space, Engineer of War, New York, Vintage Books, 2007.

2. Voir par exemple : Dominique Pestre (éd.), Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014.

3. Guilhem Penent, « La fin de la militarisation limitée de l’espace ? La France dans le contexte du retour des armes spatiales », Les Champs de Mars, vol. 30, n° 1, 2018.

4. David Harvey, Les Limites du capital, Paris, Editions Amsterdam, 2020.

5. Le secteur spatial a d’ailleurs suscité de nombreuses propositions conceptuelles : il en est ainsi de « l’astrofuturisme » de De Witt Douglas Kilgore (chercheur en études américaines), de « l’astropolitique » de Everett C. Dolman (professeur en stratégie militaire) ou encore de « l’astrosociologie » de Jim Pass (sociologue). 

6. Coalition réunissant 77 pays en développement, créée en 1964 afin de défendre des politiques de développement à l’échelle internationale, avec une certaine influence à l’ONU dans les années 1970.

7. Voir par exemple Donald Goldsmith, Martin Rees, The End of Astronauts: Why Robots Are the Future of Exploration, Cambridge (Mass.), Belknap Press, 2022.

8. Voir notamment le chapitre deux, consacré à la fabrique de l’astroculture dominante.

Oppenheimer : le spectacle de la fin du monde

À l’occasion de la sortie en salles d’Oppenheimer, le réalisateur Christopher Nolan a précisé ses intentions à la presse : mettre en évidence la nouveauté radicale du monde produit par la bombe, au sein duquel l’humanité est désormais capable de s’autodétruire. Le film espère ainsi susciter chez les spectateurs un sens fugace de la « responsabilité » et raviver les inquiétudes concernant la prolifération des armes nucléaires. Une préoccupation d’actualité, au regard de la poursuite du conflit russo-ukrainien, et dont la pertinence aurait pu être assurée, si la caméra de Christopher Nolan avait fait preuve de davantage d’inventivité. Malgré une esthétique recherchée, Oppenheimer s’en remet pourtant aux poncifs individualistes de la narration hollywoodienne et n’hésite pas à sacrifier la métaphysique de la bombe à l’industrie culturelle américaine.

L’impossible biopic de la bombe

Si le film avait suivi sa prétention de placer en son centre l’inhumanité de l’arme nucléaire, on aurait pu imaginer, en toute hypothèse, le personnage du scientifique s’effaçant derrière ce produit technique ultime qui s’est incarné sous la forme d’une bombe. Une telle potentialité technologique s’accommodait cependant mal d’un genre comme le biopic, qui s’intéresse aux créateurs plutôt qu’aux créations, tout en perpétuant certains canevas bien connus à Hollywood. On peut l’expliquer en revenant à la construction de l’image médiatique du « géant de la science » dont Einstein avait déjà fait les frais : c’est l’image, telle que décrite par le philologue russe Mikhaïl Bakhtine, d’un original absolu, mauvais élève par excellence et manifestant son exubérance par quelques manies iconiques. Le scientifique selon Hollywood exhibe souvent de telles excentricités qui doivent extérieurement le distinguer du commun ; inadaptation sociale, singularité d’apparence ou attitudes intempestives sans lesquels il est impensable qu’il pût jamais inventer quoi que ce soit. C’est que les « génies » ne demeurent cinématographiquement dignes d’intérêt que s’ils agissent en impulsifs introspectifs.

Force est de reconnaître que, dans un premier temps, Christopher Nolan a cherché à restituer une partie de l’ordinaire d’Oppenheimer, en s’appuyant sur la biographie très détaillée des historiens Kai Bird et Martin J. Sherwin – il est un homme à femmes tourmenté par ses émotions, autant qu’un fin stratège qui ne rechigne pas à négocier, et un chef d’équipe chevronné qui parvient à diriger avec efficacité le Projet Manhattan. Mais Le Prométhée Américain s’avère rapidement rattrapé par les oripeaux stéréotypés de l’excentrique qui contribuent à l’élever au-dessus de la mêlée. Les névroses ponctuelles dont il fait preuve marquent socialement Oppenheimer comme elles marquaient le Sheldon Cooper de Big Bang Theory, cette fois à des fins comiques, ou le Zuckerberg créé par David Fincher dans The Social Network. La véritable originalité aurait pourtant consisté à approfondir le travail de normalisation d’Oppenheimer, en fonction par exemple d’une esthétique du labeur acharné, oscillant entre erreurs et rectifications dans un temps dilaté – lot commun de tous les chercheurs du globe. Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même, comme seul acteur qui vaille à l’aube d’une ère d’autonomisation morbide de la technique.

« Cette banalisation de l’inventeur aurait peut-être permis, en contrepartie, de débanaliser la bombe elle-même. »

Mais c’est surtout dans la représentation de l’activité scientifique elle-même que se traduit le mieux cette spectacularisation de la recherche dont Hollywood ne peut pas démordre. Il s’agit bien, pour l’industrie du rêve, de ramener l’activité (professionnelle) à l’acte (événementiel) aussi souvent que le réclament les besoins narratifs du film. Ainsi des scènes dans lesquelles un Oppenheimer frénétique se précipite sur son tableau noir et y inscrit à la hâte les formules décisives de l’œuvre destinée à faire basculer l’histoire de l’humanité, rejouant cette chorégraphie du génie rendue obligatoire pour visualiser tout processus d’invention. En effet, le moment de la trouvaille ne saurait se matérialiser autrement qu’à travers un geste spectaculaire, sauf à contrarier le rythme trépidant du film. Le scientifique se trouve alors saisi en sa découverte comme en happening, dans l’invisibilisation de la division du travail ayant rendu possible une telle avancée technologique. La présence à l’écran des physiciens agrégés autour du projet Manhattan, parmi lesquels Niels Bohr, prix Nobel en 1922 pour ses découvertes relatives à la mécanique quantique, ou encore Edward Teller, futur « père de la bombe à hydrogène », est à ce titre exemplaire : simples supplétifs du génial Oppenheimer, ils sont réduits au statut d’adjuvants de l’action.

Nous, fils d’Oppenheimer

La conséquence des (très) gros plans sur Oppenheimer n’en est pas moins attendue : le film propose au spectateur de s’identifier à cette figure allégorique du genre humain guidé par sa soif de connaissance. L’heure est au fantasme d’hybris – que faire de ce « feu sacré », qui menace de brûler l’atmosphère terrestre ? À la prendre au sérieux, la crainte de la bombe que veut réinstaller Christopher Nolan dans les imaginaires ne peut qu’être une crainte existentielle : elle doit forcément crever l’écran, et même le déborder pour livrer au public une sorte d’expérience cinématographique limite. L’intensité des trois heures est à l’image de cette découverte fulgurante, qui ne laisse aucun répit à celui qui la possède. Assourdissante musique, succession ultra-rapide des séquences, scénario du contre-la-montre, tout cherche à signifier l’urgence de la situation, jusqu’à « l’explosion » de la première bomb test, sur le sol du Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945. S’en suit une grande scène d’apothéose, mêlée d’enthousiasme et d’effroi, où enfin la narration est obligée de s’interrompre et le silence sommé de s’imposer. Nulle doute que la dimension dramatique d’un tel moment vise à séduire des spectateurs sursollicités, dont l’unique soulagement est orchestré pour coïncider avec l’entrée dans un monde nucléarisé.

Ce décalage est, de ce point de vue, un intéressant parti pris, bien que sa portée soit aussitôt minimisée. Au franchissement des limites succède l’inévitable « prise de conscience », surjouée à travers un Oppenheimer en proie à des dilemmes ex post et à des remords étouffés. Cette conscientisation des erreurs est visiblement le seul mode d’intervention dans la Cité disponible pour la communauté hollywoodienne. Toujours prête à montrer patte blanche, elle s’inquiète des résultats désastreux de la politique américaine, sans cependant chercher à interférer avec les causes elles-mêmes. On ne trouvera par exemple nulles traces, dans Oppenheimer, d’une remise en cause du complexe militaro-industriel, à l’origine des catastrophes sans précédents du siècle dernier. Mais plus préoccupante encore est la distorsion morale produite par la conversion du tragique historique en un tragique individuel. Tout est pensé pour que le spectateur se glisse dans la peau du protagoniste et s’interroge avec gravité : « Qu’aurais-je fait à sa place ? » C’est dire combien le problème est mal posé, puisqu’il n’est guère plus question aujourd’hui d’Oppie, selon le diminutif affectif qui était alors d’usage, mais bien de Little Boy, nom de code résolument plus terrifiant (« petit garçon » en français) donné à la bombe A, larguée sur Hiroshima le 6 août 1945.

« Dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ? »

Et s’il venait à l’esprit d’un public zélé de s’inquiéter sincèrement du commencement irréversible de « l’âge atomique », selon l’expression du philosophe Günther Anders, et de s’engager directement contre sa perpétuation, le récit apocalyptique de Christopher Nolan ne saurait les y encourager. La surenchère autour du personnage d’Oppenheimer se parachève lorsqu’elle l’érige en héros sacrificiel, sauveur en même temps que fossoyeur de l’humanité. L’identification se change alors en expiation : personne ne saurait être à la mesure du génie, et seul ce dernier peut espérer « réparer sa faute », comme le suggère la troisième partie du film. Le spectateur n’a pas d’autre choix que d’admettre son impuissance : comment pourrait-il s’élever contre des événements qui le dépassent et nécessitent des « compétences » dont il ne dispose pas ? Dans ses Commandements de l’âge atomique (1957), Günther Anders avertissait cependant déjà contre les « clercs de l’Apocalypse » qui s’arrogent le monopole de la fin du monde. Une indispensable lucidité pour résister aux révélations d’Oppenheimer, énoncées dans les termes du poème de la Bhagavad-Gita, issue de la tradition religieuse hindouiste : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes. » Ce ton prophétique est d’autant plus funeste qu’il est conjugué à une scène érotique, prétendant rendre son message plus absolu. La vérité est néanmoins plus crue qu’on ne le croit : dans quel monde peut-on jouir de la mort instantanée de 120 000 hommes ?

Le faux procès de l’Amérique

Que le film cherche, dans son dernier acte, à dépeindre les déboires d’Oppenheimer avec l’administration américaine finit d’égarer la production de Christopher Nolan. Au lieu d’envisager ce que signifie une « politique [qui] a lieu au sein de la situation atomique », confrontant le monde « du fait des « armes atomiques » à son to be or not to be » (Anders, Hiroshima est partout, 1958), le réalisateur laisse dégénérer son long-métrage en basses intrigues politiciennes : les complots d’alcôve, qui visent à ne pas renouveler la licence du physicien à l’Agence de Sécurité atomique, offrent la toile du fond du « Jugement » de cet ex-héros national. Ce vrai-faux procès contre Oppenheimer, dont le cynisme ne manquera pas d’interpeller le spectateur, aggrave encore la normalisation des enjeux de l’événement atomique, en clôturant l’histoire par un règlement de comptes bureaucratique entre Américains – business as usal. Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !), sommés de se défendre contre l’arbitraire du pouvoir.

« Au fond, le message est clair : il est impossible de désigner des coupables. Reste pour seul parti, celui des accusés (souvent injustement !). »

De l’accusation de communisme qui visait Oppenheimer, rien d’ailleurs ou presque ne sera dit, et seules quelques scènes d’indignation syndicale assez naïves sont intégrées à la narration pour parler des convictions du scientifique. Si des controverses subsistent au sujet de son positionnement politique, les différents témoignages, rassemblés par Kai Bird et Martin J. Sherwin, suggèrent qu’il n’était pas particulièrement « marxiste ». Ce sont bien davantage les circonstances qui l’ont contraint à se rendre à certaines évidences, comme l’indiquent les justifications présentées devant le Personnel Security Board : « À partir de fin 1936, le traitement des juifs en Allemagne me mettant dans une fureur persistante et latente. (…) J’ai commencé à comprendre à quel point les événements politiques et économiques avaient de quoi affecter la vie des hommes. » Sans s’encombrer de telles considérations, le réalisateur préfère imaginer le portrait d’un homme odieusement trahi. Après les bombardements, le « tribunal » interne à l’administration permet donc au physicien, même affaibli, de se relégitimer, par contraste avec ses accusateurs, dont la posture est plus caricaturale que réellement convaincante. C’eût été trop demander que les réels faiseurs de catastrophes soient effectivement inquiétés.

En cela, Oppenheimer perpétue une lecture mainstream du phénomène maccarthyste : le scénario d’une névrose fugace, d’un regrettable intermède inquisitorial qui, porté par une poignée de sénateurs réactionnaires, aurait écarté momentanément la démocratie étasunienne de son tempérament politique profond. « Le fait est que je l’aime, ce satané pays » reconnaît Robert Oppenheimer, dans son journal, attaché aux valeurs progressistes américaines. Selon cette thèse conjoncturelle, que vulgarisera en France l’historien Alexandre Adler, le prétendu « pays de la liberté » aurait en effet risqué de s’égarer, entre 1950 et 1954, avant qu’heureusement il ne se reprenne de cette lutte mimétique contre le totalitarisme. Une telle assurance ménage au système politique nord-américain toute latitude pour ressortir de l’épreuve indemne dans sa substance, voire encore héroïque, puisqu’il parvient à vaincre ses propres turpitudes. Ce n’est ainsi pas un hasard si le film prend soin d’entourer Oppenheimer de soutiens intègres, qui jouent le rôle de témoins de moralité politique – dont notamment, l’un des membres de la Commission qui l’interroge, le seul à voter son acquittement – et d’orchestrer le triomphe de son héros jusque dans la défaite juridique. Défaite au demeurant temporaire, puisque le spectateur, complice, n’ignore pas que le physicien sera finalement réhabilité et que le maccarthysme n’a aujourd’hui plus aucun argument pour séduire.

L’aveuglement devant l’Histoire

À qui s’adresse, en définitive, cette mascarade, sinon à un public « américanisé » malgré lui ? Une dizaine de jours après sa sortie, Oppenheimer enregistre déjà 220 millions de dollars de recettes à travers le monde et près d’1,5 millions d’entrées dans les salles françaises. Le « biopic événement » était en effet attendu, après le succès contrasté de Tenet (2020), et continue d’être salué par la presse internationale. Pendant que se réjouissent les « fans » du réalisateur, un pays échappe toutefois à la règle. Au Japon, Oppenheimer n’est pas à l’affiche – et aucune date de sortie n’a été, pour l’heure, annoncée par les studios d’Universal Pictures. L’explication ? Nulle pudeur de l’équipe du film, qui se soucierait de la réception de son storytelling unilatéral, mais des inquiétudes – autrement plus essentielles – relatives à la rentabilité de la diffusion sur le marché japonais. « La question est de savoir si les cinéphiles du pays seraient intéressés pour regarder un film sur le développement de la bombe atomique qui a tué plus de 200 000 personnes » résume Isabelle Ratane pour la plateforme Allociné. La réponse est évidemment claire, pour qui n’est pas désorienté par l’indigne spectacle historique, promu par les industries culturelles. Parmi les critiques qui ont justement fait remarquer l’absence de séquences relatives au traumatisme causé par la bombe, rares sont toutefois celles à qui l’on n’a pas reproché de jouer les trouble-fêtes : vous comprenez, ce n’est pas le sujet !

Il est certain, en effet, qu’Oppenheimer s’avère finalement aussi prévisible que son titre, et qu’il était déraisonnable de s’attendre à autre chose de la part d’un « cinéaste culte », dont le projet s’identifie de plus en plus aisément – noyer l’inconséquence politique, sous des images impressionnantes et des intrigues incohérentes, légitimées par de complexes méditations scientifiques. « N’essayez pas de comprendre, just feel it » asserte le réalisateur, comme un supplément d’âme, pour garantir son succès artistique. Une maxime sinistrement d’époque, dans un monde qui continue de s’aveugler face à la possibilité d’une nouvelle guerre nucléaire. Dès lors, contrairement au sérieux annoncé par Christopher Nolan, Oppenheimer n’affronte pas la tragédie historique, mais préfère dramatiser sa vérité. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles a été reproduite l’explosion de Trinity, qui symbolise l’entrée dans l’ère atomique. Le recours aux images de synthèses a été refusé par la production pour mieux faire revivre l’expérience atomique aux spectateurs. Si tant est qu’une telle expérience soit commensurable, la technique employée fournit une étonnante allégorie du film : « Concrètement, ce sont des explosions de taille modeste, mais la proximité de la caméra les a rendues gigantesques » analyse ainsi Le Coléoptère. N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

N’est-ce pas exactement le traitement réservé à la figure d’Oppenheimer, dont l’immense visage, en vient à faire oublier l’énormité d’une Histoire catastrophique ?

Fasciné par son protagoniste, Christopher Nolan aura ultimement oublié de considérer les incertitudes qui accompagnent l’humanité depuis l’été 1945. Invité à délivrer ses prédictions pour l’avenir, à l’occasion d’un interview déjà visionnée par 1,3 million d’internautes, le père d’Oppenheimer s’est voulu confiant : « La bombe nucléaire en 2050 ? – Pareil. » Un optimisme qui ignore les bouleversements engendrés par les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Selon Günther Anders, il est en effet devenu irresponsable de présupposer l’évidence de la continuité du monde – il en va désormais d’un nouvel ordre des temps. Dans un texte de 1960, destiné à politiser la catastrophe nucléaire, le philosophe précise : « “Dans le temps de la fin” » signifie : dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. » À l’inverse d’une énième prophétie apocalyptique, ce diagnostic d’époque, qui décrit le point de non-retour franchi par la civilisation industrielle, s’impose toujours à notre présent, irrémédiablement hanté par les ruines de son passé. En dépit des espérances de l’authentique Robert Oppenheimer, la bombe atomique n’a pas permis « de démontrer que ce ne sont pas les hommes modernes […] mais la guerre elle-même qui est obsolète ». Il est à craindre que l’obsolescence soit bien du côté des hommes, comme l’estime Günther Anders dès 1956, dans un ouvrage traduit en français aux éditions Ivrea en 2002, avec un retard qui lui aussi en dit long. Entre Prométhée et ses produits s’est creusé un écart trop grand, qui menace d’atteindre jusqu’à sa capacité de résistance. Un constat autrement plus inquiétant, qui engage bien au-delà du film anecdotique de Christopher Nolan.