« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

Quel bilan pour Podemos au gouvernement ?

Yolanda Díaz, ministre du Travail durant deux ans et nouvelle leader d’Unidas Podemos.

Pour de nombreux militants de gauche, l’évolution du paysage politique espagnol ces 10 dernières années avait quelque chose de réjouissant. Alors que les projets progressistes échouaient ailleurs en Europe, Podemos a rapidement progressé dans les urnes, avant d’atteindre le pouvoir au sein d’une coalition début 2020. Pourtant, la radicalité initiale du mouvement semble avoir été étouffée par les contraintes propres au gouvernement et les compromis inhérents aux politiques de coalition. Si le bilan de cette dernière comporte plusieurs avancées intéressantes, elle ne peut se targuer d’aucune réforme politique majeure ou d’avoir pu résoudre certains des problèmes structurels de l’économie espagnole. En conséquence, sa base électorale est désormais atomisée et sa popularité décline. Alors que de nouvelles élections seront organisées en 2023, la gauche espagnole doit, pour continuer à peser dans le champ politique, apprendre à insuffler une énergie contestataire sans perdre son influence institutionnelle. Article du sociologue Paolo Gerbaudo paru dans la New Left Review, traduit par Albane Le Cabec et édité par William Bouchardon.

Comment Podemos a-t-il pu s’intégrer au paysage électoral, traditionnellement dominé par les deux partis centristes, le Parti Populaire (PP, centre-droit) et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE, centre-gauche) ? Grâce au prétendu « miracle économique » initié dans les années 1980, l’Espagne est devenue l’un des pays européens avec les meilleures performances économiques, avec une croissance soutenue et un boom immobilier considérable. Le prix de l’immobilier augmentait de 8% par an des années 90 aux années 2000 tandis que les réformes néolibérales mises en œuvre étaient saluées par les « modernisateurs » de Bruxelles. 

Podemos, enfant de la crise de 2008

Quand la crise financière a frappé en 2008, il est pourtant devenu clair que cette croissance économique remarquable s’était construite sur des fondations fragiles. Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées. Le gouvernement a renfloué les caisses pour un prix colossal et les Espagnols ont payé la facture.

Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées en 2008.

Le PP et le PSOE ont tous deux étés tenus responsables pour ce désastre. En 2011, le premier ministre socialiste José Luis Zapatero a déployé une série de mesures d’austérité brutales qui ont considérablement réduit les dépenses publiques et provoqué une augmentation du taux de chômage, dépassant les 25%. Une situation sociale aussi mauvaise ne tarda pas à entraîner une révolte populaire de grande ampleur : plus de 3 millions de personnes manifestèrent et occupèrent les espaces publics partout dans le pays, donnant naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Mouvement des Indignés. Préfigurant Occupy Wall Street, les manifestants organisèrent des sit-ins devant les grandes banques. Selon les sondages de l’époque, 70% de la population soutenaient les demandes des manifestants pour une démocratie participative, des emplois, des logements, des services publics et la lutte contre la corruption de la classe politique.

En 2014, Podemos est fondé pour donner à cette révolte naissante une forme institutionnelle. Le parti proclamait représenter une gauche nouvelle, capable de rassembler le mouvement anti-austérité tout en évitant les prises de positions minoritaires des partis radicaux comme Izquierda Unida. Adoptant une approche populiste inspirée par les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, le parti s’est adressé à des groupes sociaux différents et plus divers que sa base électorale traditionnelle de la gauche radicale, un peu à la façon de la « vague rose » observée en Amérique latine dans les années 2000. Le leader politique, Pablo Iglesias, un jeune professeur de sciences politiques à l’université de Complutense qui avait manifesté son charisme lors de nombreuses apparitions dans des émissions télévisées, a incarné cette stratégie. Plutôt que de s’opposer à la droite, il s’est attaqué à la « caste », un terme emprunté du Mouvement 5 étoiles en Italie qui présentait le PP et le PSOE comme faisant parti de la même élite.

Un programme en lien avec les attentes des Espagnols

Dès le début, Podemos est devenu l’expression de l’esprit de démocratisation du Mouvement des Indignés. Son premier manifeste posait le cadre de divers problèmes politiques – économie, environnement, social, international – en termes démocratiques. Le parti proposait l’organisation de nombreux référendums, la possibilité pour les citoyens de proposer des lois et de révoquer des élus, ainsi que des mesures radicales pour favoriser la transparence et lutter contre la corruption. Son programme économique, élaboré avec l’aide de Thomas Piketty et fortement ancré dans le courant éco-socialiste, établissait une série de mesures de transitions écologiques qui ont gagné une certaine popularité. Le parti prônait notamment la restauration de l’investissement public et la refonte du mode de production autour de la réindustrialisation verte du pays et d’investissements dans les technologies et « l’économie de la connaissance ».

A l’inverse du Mouvement 5 Étoiles et de la France Insoumise, Podemos n’a jamais proposé de sortir de l’euro, encore moins de l’Union Européenne. Le parti promettait cependant de rompre avec la politique fiscale de la Troïka et de réduire la dette publique grâce à un audit citoyen. Daus une référence explicite au sauvetage des banques, Podemos défendait aussi un « plan de sauvetage des citoyens » (rescate ciudadano) permettant de réparer les dégâts sociaux causés par les élites, notamment à travers un revenu minimum entre 600€ et 1300€ par mois pour les ménages les plus pauvres, financé par une nouvelle taxe sur les hauts revenus et les entreprises financières. Face aux critiques des médias qui qualifiait son programme de communiste ou « bolivarien » (en référence au Venezuela d’Hugo Chavez, ndlr), Iglesias rappelait – à juste titre – que son programme aurait été vu comme social-démocrate quelques décennies auparavant.

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Ce discours trouva vite son public : quelques mois après que le parti fut créé, Podemos obtient 8% aux élections européennes, puis 20% aux élections nationales un an après. L’objectif du parti était alors de dépasser le PSOE afin de devenir le parti d’opposition officiel, tandis que le centre-gauche s’affaiblirait et serait réduit à la marginalité, comme le PASOK grec. Par stratégie, Iglesia décida de s’allier à d’autres partis de gauche, comme Izquierda Unida, sous le nom de Unidas Podemos avant les élections anticipées de 2016 afin d’éviter la dispersion des votes de gauche. Cette tentative s’est pourtant soldée d’une division entre les leaders des partis. Pour Inigo Errejon, tête pensante de la stratégie populaire de Podemos, cette alliance était une forme de trahison à l’égard de l’objectif initial du parti : dépasser la tradition de la gauche radicale afin de séduire des électeurs désenchantés mais sceptiques à l’égard de la gauche. Selon lui, en rejoignant Izquierda Unida, Podemos perdrait la singularité politique qui en faisait l’attrait. Divisé par des conflits internes, le parti ne progressa pas aux élections de 2016 à l’issue desquelles le PP de Mariano Rajoy obtient une courte majorité.

Podemos au gouvernement : des victoires importantes mais encore trop faibles

Malgré le fait qu’il ait continué à être identifié comme un adversaire de premier rang du PP, Podemos occupe désormais une place différente dans l’espace public : le parti a succombé au sectarisme, bien loin de l’esprit de solidarité du Mouvement des Indignés qu’il avait réussi à capturer. Les mauvais scores aux élections locales suivantes ont ensuite laissé transparaître d’importantes faiblesses organisationnelles et les lacunes de ses cadres. Lors des élections régionales de 2019 à Madrid, Errejon se présenta en tant que membre d’une alliance avec des petits partis et des organisations de la société civile, imitant les campagnes municipales d’Ada Colau à Barcelone et de Manuela Carmena à Madrid, à la suite de quoi il quitta Podemos pour fonder son propre parti, Más País. D’autres figures importantes de Podemos comme Carolina Bescansa et Luis Alegre quittèrent le parti peu de temps, dénonçant le manque de pluralisme interne.

Malgré cet affaiblissement de Podemos, l’évolution du contexte politique transforma peu à peu le parti en partenaire de coalition pour le PSOE. En 2019, le PP fut éjecté du pouvoir à la suite de multiples scandales de corruption, tandis que le PSOE, mené par Pedro Sanchez, peinait à maintenir son gouvernement minoritaire. Après les élections d’avril 2019, qui ne firent émerger aucune majorité claire, Sanchez n’eut d’autre choix que d’entamer des discussions avec Unidas Podemos. Initialement, une coalition semblait impossible, tant les socialistes refusaient le compromis. Mais lors des élections qui suivirent en novembre 2019, les électeurs punirent sévèrement Podemos et le PSOE : alors que le premier atteignait à peine 12.8%, le second tomba à 28%. A cette défaite s’ajoutait l’ascension du parti franquiste Vox, qui souda la gauche dans un réflexe anti-fasciste. Cette configuration obligea Pedro Sanchez à conclure un accord avec Podemos, accordant notamment à Iglesias le Ministère du Travail, ainsi qu’une grande influence sur les décisions politiques du gouvernement. Malgré l’espoir initialement suscité par ce pacte de gouvernement, le soutien électoral aux partis de la gauche espagnole a depuis continué de baisser, malgré la mise en place de politiques sociales.

La ministre du travail Yolanda Diaz, membre du parti communiste espagnol et membre de la coalition Unidas Podemos, a notamment mis en œuvre une série de réformes audacieuses durant deux ans. Pendant les premières semaines de la pandémie, elle a instauré la Expediente de Regulación Temporal de Empleo (ERTE) – l’équivalent du chômage partiel mis en place en France – qui a fourni une couverture sociale à 3.6 millions de travailleurs et a été salué par son déploiement irréprochable. Elle est aussi à l’origine d’une réforme historique limitant l’utilisation de contrats courts, une loi considérée par Iglesias comme la plus importante du gouvernement. Adoptée avec une majorité d’une voix après qu’un membre du PP ait accidentellement voté pour en appuyant sur le mauvais bouton, cette loi a triplé le nombre de CDI dans le marché du travail espagnol. Diaz a aussi augmenté le salaire minimum de 33.5% et attribué un chèque de 200€ aux ménages précaires afin de les aider à surmonter la crise du pouvoir d’achat. Le revenu minimum défendu par Podemos a aussi été mis en place, permettant aux ménages les plus pauvres de toucher entre 560 et 1400€ par mois.

Ces victoires importantes sont néanmoins ternies par les nombreuses obstructions du parti socialiste, dont l’agenda politique reste libéral et pro-marché. La mise en place du revenu minimum, sous la supervision du ministre socialiste pour l’inclusion et la Sécurité sociale, a souffert de nombreux ratés. A cause d’un sous-financement, d’une bureaucratie complexe et d’un manque de personnel pour traiter les demandes, seule la moitié des foyers que l’allocation devait couvrir bénéficie aujourd’hui de l’aide. Dans le même temps, la ministre de l’Économie Nadia Calviño (PSOE), dans sa chasse aux déficits et du fait de ses liens avec le monde de la finance, a fait obstruction à toutes les réformes fiscales de Podemos, refusant toute nouvelle taxe sur les plus hauts revenus. Les socialistes se sont également battus bec et ongles contre la régulation des loyers et ont traîné les pieds sur la taxation des profits des compagnies d’énergie. Ces réticences témoignent du refus du PSOE de réformer un système économique espagnol à bout de souffle, qui reste très dépendant de la construction et d’un secteur tertiaire peu productif. Le taux de chômage atteint encore les 14% et les efforts pour industrialiser le pays restent maigres. S’attaquer vraiment à ces enjeux suppose en effet un degré d’interventionnisme étatique que le PSOE refuse de considérer.

L’après-Iglesias : la nécessité d’une réinvention

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%. Ses soutiens de la première heure sont frustrés par le faible bilan de la participation au gouvernement et considèrent avec méfiance les autres membres de la coalition. L’incapacité du parti à établir des structures démocratiques fonctionnelles continue par ailleurs d’abîmer sa crédibilité. Podemos ne semble pas en mesure de gérer les conflits internes, qui aboutissent souvent à des scissions impactant l’organisation entière. Lors des récentes élections en Andalousie, les Anticapitalistes, une formation trotskiste qui a joué un rôle important dans la formation de Podemos, a ainsi décidé de se présenter seul, expliquant que Podemos avait trahi ses principes fondateurs. A l’issue du vote, la gauche subit de lourdes pertes.

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%.

Le parti a essuyé un nouveau revers lors de sa défaite aux élections régionales de mai 2021. Alors qu’Iglesias s’était retiré afin de mener la campagne, rallier les soutiens populaires et consolider l’ancrage du parti, sa décision de focaliser la campagne sur des attaques contre Vox et de présenter comme Podemos comme le rempart contre l’extrême droite n’a pas permis la percée escomptée. Au contraire, Iglesias, après avoir obtenu 7% des voix, s’est retiré de la politique institutionnelle pour retourner dans les médias. Son absence du monde politique pourrait révéler Yolanda Diaz comme le nouveau souffle du parti. Elle cherche d’ailleurs à établir une nouvelle plateforme électorale appelée Sumar, un mot valise réunissant les mots « résumer » et « unifier ». Comme le nom le suggère, l’objectif est de surmonter les divisions idéologiques et géographiques qui clivent la gauche espagnole. Son projet reçoit déjà le soutien de Izquierda Unida, Mas Pais et Podemos, ainsi que des formations régionales telles que Calencian Compromis et Catalunyan Comuns. Regrouper ces forces en une seule entité politique sera déterminant pour regagner la confiance du million d’électeurs que Podemos a perdu depuis 2016 et conquérir le vote des classes populaires qui ne votent pas. Si cette stratégie ambitieuse réussit, cela pourrait paver la voie pour le sorpasso que Podemos a échoué à mettre en place quelques années auparavant, reléguant le PSOE à une place mineure dans le prochain gouvernement de gauche.

Si le défi reste gigantesque, Yolanda Diaz paraît capable de le relever. Selon les sondages d’opinion, son ancienne fonction de ministre du travail a fait d’elle la personnalité politique la plus populaire d’Espagne. Si son orientation politique est radicale, elle est néanmoins capable de trouver des accords pragmatiques et son style rhétorique apparaît moins polémique que celui d’Iglesias. Pour ses soutiens, elle est la candidate parfaite pour réconcilier les fondations idéalistes de Podemos et l’exercice de la politique institutionnelle. Ses détracteurs estiment pour leur part qu’un accord avec le PSOE après les prochaines élections risquerait de rompre encore plus la confiance entre les soutiens de Podemos et le parti. Des dissensions ont aussi émergé au sujet de la guerre en Ukraine, Yolanda Diaz étant plus réticente que certains de ses camarades à l’idée de critiquer l’OTAN. Ces clivages sont inhérents à la poursuite de buts politiques contradictoire que Diaz entend réaliser : unifier la gauche et réunir les suffrages d’électeurs désenchantés. En modérant sa position pour rallier les différents groupes de son électorat, elle pourrait cependant perdre le soutien de sa base progressiste qui donne l’élan vital à son parti. Si raviver l’esprit des Indignés sera difficile face à la réticence du PSOE, la montée de l’extrême droite et la démoralisation de l’électorat, la gauche espagnole a déjà démontré une capacité unique à se réinventer et Diaz a le potentiel pour relancer cette dynamique.

Les rapports de force à l’aube des élections espagnoles

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©Presidencia de la República de Mexico

Le 10 novembre se tiendront en Espagne les quatrièmes élections législatives en quatre ans. Une si forte instabilité institutionnelle – l’ancien chef de gouvernement socialiste, Felipe González, estimait dans une boutade que l’Espagne est passée du bipartisme au multipartisme puis, enfin, au “bloquisme” – est le reflet d’un paysage politique qui se décompose toujours plus. En effet, cela fait presque 18 mois que l’Espagne n’a pas de gouvernement bénéficiant d’une majorité parlementaire. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


Les dernières élections du 28 avril 2019 ont achevé le bipartisme, dominant depuis la Transition à la démocratie libérale dans les années 1980, et consolidé le multipartisme. Elles ont ainsi accouché d’un Congrès des députés (la chambre basse du Parlement) divisé en quatre partis majeurs : le Parti socialiste (PSOE), le Parti populaire (PP), Ciudadanos (Cs) et Unidas Podemos (UP). Le parti d’extrême-droite Vox y a fait son entrée. Depuis la convocation de nouvelles élections à la fin du mois de septembre, deux partis politiques classés à gauche (dont l’un a moins d’un an) ont présenté leur candidature au Congrès des députés pour la première fois.

Un tel scénario d’éclatement, d’instabilité et d’incertitude par rapport à l’avenir est particulièrement inquiétant au regard des échéances majeures à venir. Tout d’abord, la procédure judiciaire contre les dirigeants indépendantistes catalans devant le Tribunal Suprême arrive à son terme. L’arrêt devrait être rendu par la Haute Cour entre le 10 et le 14 octobre. Ses répercussions sur l’état de la mobilisation citoyenne seront considérables, d’autant plus que le basculement vers des actions violentes de la part de groupes minoritaires n’est plus à écarter. Ensuite, la deuxième échéance est l’incertitude qui entoure la date et les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. L’Espagne est particulièrement vulnérable car elle accueille environ 300.000 retraités britanniques par an (première destination en Europe) et doit veiller aux intérêts de près de 100.000 Espagnols résidant au Royaume-Uni. De plus, les rapports avec Gibraltar seraient brutalement impactés par un No Deal. Enfin, le ralentissement qui pèse sur la croissance des économies européennes constitue une troisième menace. Celle-ci pourrait devenir bien réelle en ce qui concerne l’Espagne avec la mise en place de sanctions commerciales contre sa production agroalimentaire (l’huile d’olive et le vin notamment) de la part des États-Unis, dans le cadre du contentieux commercial qui l’oppose à l’UE autour du secteur de l’aéronautique.

Après les prochaines élections du 10 novembre, les différentes forces politiques parlementaires ne pourront plus repousser l’exigence de dégager une majorité plurielle. Ce sera une première depuis le retour de la démocratie libérale. Le contexte sera, pourtant, extrêmement difficile sur un grand nombre de fronts.

C’est pour cela que nous proposons un suivi de l’actualité de la campagne au fil des semaines. L’analyse des sondages et des éventuelles issues du scrutin sera privilégiée. Elle nous permettra, dans ce premier papier, de poser le cadre. Quelle est la situation des quatre principaux partis alors que démarre la campagne ?

À ce titre, les premiers sondages qui tiennent compte des premiers jours de campagne et de l’irruption du parti d’Iñigo Errejón (ex-Podemos) commencent à être publiés.

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de ces premiers sondages ?

Côté PSOE, le parti de Pedro Sánchez arrive toujours en tête des intentions de vote avec près de 30%, devançant largement le PP (il aurait environ 9 points de plus selon un modèle statistique publié par eldiario.es et produit à partir des données de différents instituts). La dynamique est, cependant, descendante depuis le mois d’août. La convocation de nouvelles élections est un pari de Pedro Sánchez, qui table sur une nouvelle victoire après celle du 28 avril pour forcer les accords avec Unidas Podemos et Ciudadanos.

Le PP, parti traditionnel de la droite espagnol, reprend du poil de la bête. Après avoir été mis en difficulté par l’ascension de Ciudadanos et l’irruption de Vox, le PP est sur une dynamique ascendante dans les enquêtes d’opinion depuis le mois de juin. Il semble apparaître comme le réceptacle privilégié du « vote utile » de la droite. Les affaires de corruption (qui ont objectivement peu compté pour les électeurs de droite) et l’image d’immobilisme que donnait Mariano Rajoy semblent avoir étés oubliées après la prise de pouvoir dans le parti du jeune Pablo Casado. Cela se traduit par une amélioration des intentions de vote : + 3 points depuis avril. L’hypothèse du remplacement du PP par Ciudadanos semble donc écartée pour l’instant.

Cette dernière formation, qui est le parti d’Albert Rivera, se trouve mise en difficulté par la convocation de nouvelles élections – ce qui faisait partie, bien entendu, de la stratégie de Sánchez. Il semblerait que la stratégie d’opposition frontale à Pedro Sánchez n’ait pas porté ses fruits dans un contexte où les citoyens demandent à la classe politique de se mettre d’accord. La force de rappel que constitue toujours le PP à droite semble donc avoir eu raison de la vision d’Albert Rivera, centrée sur le court-terme. Rivera a d’ores et déjà adouci ses propos à l’égard de Pedro Sánchez et a ouvert la possibilité d’un accord avec le PSOE. Les estimations les plus récentes situent le vote en faveur de Cs aux environs de 12,5-13%, en retrait par rapport aux près de 16% obtenus le 28 avril.

Venons-en à Unidas Podemos il s’agit de la coalition de Podemos avec un ensemble de micro-partis ou de mouvements à la gauche du PSOE. Les données les concernant doivent encore être interprétées avec prudence car le parti d’Iñigo Errejón dispose d’une marge de progression. Il n’en demeure pas moins que les derniers sondages sont relativement encourageants : Unidas Podemos se maintient, voire croît légèrement, de l’ordre de 0,5-1 point (autour de 12,5% dans un ensemble de sondages par rapport à 11,7% lors des élections d’avril) . Il est à présent à égalité avec Cs, voire légèrement au-dessus.

Derrière, Vox, le parti d’extrême droite, perd environ 2 points dans les différentes estimations par rapport au résultat obtenus le 28 avril. Il passe de 10% à 8%. Cette dynamique est cohérente avec la montée du PP. Vox court le même danger que Ciudadanos : perdre des voix au profit du vote traditionnel et désormais utile de la droite. Il est possible qu’il ait donc atteint un plafond à 10% des voix.

Enfin, Más País, le parti fondé par Iñigo Errejón, est un nouvel arrivé aux élections législatives nationales. Il s’est lancé dans l’arène nationale sans programme et cherche à occuper une position centrale avec un discours consensuel et favorable à une entente avec Sánchez, donc à la mise sur pied d’un gouvernement « progressiste », ce que souhaitent une courte majorité d’électeurs. Il prétend capter à la fois l’électorat de Podemos déçu par la gestion de Pablo Iglesias et notamment par son incapacité à trouver un accord avec le PSOE ; l’électorat du PSOE mécontent de la tendance de Pedro Sánchez à pencher à droite pour élargir son socle électoral ; et les électeurs de Ciudadanos peu convaincus de l’utilité d’une opposition frontale à Pedro Sánchez et désireux, avant tout, de voir se constituer un gouvernement. Il est crédité à présent à environ 6,5% des voix mais il s’agit là sans doute d’un palier. Son évolution est à suivre de près, elle sera fonction de la perte de voix des trois partis suscités et des changements dans l’abstention.

Estimations de vote recensant plusieurs sondages (4-5 octobre 2019)

En rouge : PSOE

En bleu : PP

En violet : Unidas Podemos

En orange : Ciudadanos

En vert : Vox

En turquoise : Más País

Source : eldiario.es

Le populisme en 10 questions

©nrkbeta

Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.

Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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©Contando Estrelas

Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Pablo Iglesias : “Salvini est le fils de Merkel”

L’Espagne vit un moment clé de son histoire. Les élections andalouses de dimanche dernier ont consacré la percée du parti d’extrême droite Vox, et l’effondrement inattendu du PSOE, de telle sorte que la région pourrait être gouvernée pour la première fois par la droite depuis la transition démocratique. Dans ce contexte, Podemos semble s’essoufler et perdre la force qui lui avait permis de surgir de façon tonitruante aux élections européennes de 2014 et aux élections générales qui ont suivi. Que s’est-il passé depuis ? Quelle sera la stratégie du parti pour les prochaines élections européennes ? Comment expliquer l’émergence d’une force d’extrême droite dans un pays qui en était dépourvu ? Nous avons pu poser ces questions à Pablo Iglesias. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara.

LVSL – Dimanche dernier, les élections andalouses ont laissé entrevoir un paysage politique à mille lieux de tout ce qu’on pouvait imaginer avec l’obtention de 12 sièges par l’extrême-droite et la perte annoncée du contrôle de la région par le PSOE. Comment analysez-vous cette situation et, tout particulièrement, l’essor de Vox ?

Pablo Iglesias – De notre côté, nous devons faire preuve d’autocritique : notre résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Je pense que nous avons devant nous tout un travail à faire pour revendiquer, à l’encontre d’un patriotisme qui se contente d’agiter le drapeau, un patriotisme des choses du quotidien, des droits des travailleurs, un patriotisme des droits des femmes, des retraités, un patriotisme du salaire minimum.

Selon moi, ce qui s’est produit avec l’émergence de Vox, c’est la normalisation de discours d’extrême-droite que l’on trouvait déjà au sein du Parti Populaire et de Ciudadanos. Vox n’est rien d’autre qu’un courant du Parti Populaire, un courant qui a toujours existé, mais qui n’osait pas exprimer ce qu’il pensait, tandis qu’aujourd’hui, il l’exprime sans complexe. Désormais, ils affirment sans honte le fait que le franquisme n’était pas une dictature, qu’ils sont opposés au mariage gay, qu’ils sont contre la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants et d’adopter, qu’ils sont contre le fait qu’il y ait des politiques publiques en faveur des femmes, qu’ils sont ouvertement opposés au féminisme, etc.

Ce discours a été normalisé tant par la droite politique, qui s’est située sur des positions d’extrême-droite, que par la droite médiatique. Dans les médias, les discours d’extrême-droite se sont normalisés depuis quelques temps, ce qui s’est traduit par une sorte de “bolsonarisation” de l’Espagne : l’acceptation du mensonge comme manière de faire de la politique, et le fait que des énormités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques puissent être proférées en totale tranquillité. Je pense que ce phénomène est à mettre en relation avec l’émergence de Vox, qui est avant tout un courant du Parti populaire, qui va gouverner avec le Parti Populaire, et avec Ciudadanos.

LVSL – Suite à l’annonce des résultats en Andalousie, vous avez tenu une conférence de presse aux côtés d’Alberto Garzón (Izquierda Unida), au cours de laquelle vous en avez appelé à la constitution d’un nouveau front antifasciste. En 2012, Jean-Luc Mélenchon qualifiait Marine Le Pen de fasciste et défendait l’idée d’une campagne “Front contre Front” : Front de gauche contre Front national. On pourrait considérer que cette stratégie s’est avérée peu concluante, puisque le Front national est aujourd’hui la seconde force politique en France. À l’inverse, une stratégie différente a été appliquée en 2017 avec un certain succès. Pensez-vous que cette stratégie de création d’un front antifasciste puisse fonctionner en Espagne ?

Pablo Iglesias – Je pense que cela serait une erreur. Ce que nous devons réenvisager, c’est la nécessiter de revendiquer les valeurs de l’antifascisme. Les valeurs de l’antifascisme qui sont liées à la défense de l’État-Providence, à la défense des droits des femmes, de la justice sociale et des libertés. Mais je pense que nous n’avons pas en Espagne une force politique équivalente au Front National. Nous assistons à un processus de droitisation vers des positions “ultras” de la part de formations qui pouvaient traditionnellement occuper un espace de centre-droit comme Ciudadanos, ou comme le Parti Populaire. Vox est un courant du Parti Populaire, ils n’ont même pas de traits souverainistes comme pourraient l’avoir le Front national ou la Ligue de Salvini en Italie. Parler d’antifascisme suppose de parler des valeurs qui sont identifiées en Europe comme démocratiques. Quand nous affirmons qu’on ne peut être démocrate sans être antifasciste, cela dérange énormément des partis comme Ciudadanos ou le Parti Populaire, alors que d’autres partis de la droite européenne se sentiraient logiquement plus à l’aise avec l’antifascisme. Pour ma part, je ne le poserais en aucun cas comme une question de front. Il s’agit de comprendre que l’antifascisme, c’est une défense des valeurs démocratiques.

LVSL – À propos la montée de l’extrême-droite en Europe, quelle est la ligne de stragégique de Podemos en vue des prochaines élections européennes ?

Pablo Iglesias – L’Europe ne peut se sauver qu’à condition d’opter pour la justice sociale. Depuis Podemos, nous affirmons que Salvini est le fils de Merkel ; que le néolibéralisme en Europe, que les politiques de gouvernance néolibérale qui ont détruit les bases des États sociaux européens, ont eu pour conséquence l’irruption de forces politiques d’extrême-droite. Nous pensons qu’il peut y avoir un modèle ibérique, un modèle espagnol, un modèle portugais, qui montre que l’Europe pourra exister, de façon viable, uniquement s’il y a de la justice sociale, et la construction et la défense de l’État-Providence.

Pablo Iglesias par ©Dani Gago

LVSL – Ces élections européennes marqueront un anniversaire pour Podemos, qui a émergé lors du scrutin de 2014. Beaucoup de choses ont changé, Podemos s’est institutionnalisé et apparait aujourd’hui comme une force politique davantage normalisée. Quel regard portez-vous sur l’évolution de Podemos au cours de ces années ?

Pablo Iglesias – Très bonne question. Podemos a été la traduction électorale d’un état d’esprit en opposition aux élites, consécutif à la crise économique. Et je suis très fier de ce que nous avons représenté à ce moment-là. Je crois qu’aujourd’hui nous représentons quelque chose de plus. Nous avons démontré que nous pouvons gouverner, et que nous pouvons gouverner mieux que les vieilles formations politiques. Nous en faisons la preuve à la tête des principales mairies d’Espagne, et je pense que nous nous présentons encore aujourd’hui comme une force politique qui continue d’incarner le désir de justice sociale qui s’exprimait il y a cinq ans. Mais, en même temps, nous ne sommes pas seulement l’expression de ce désir de justice sociale dirigé contre les politiques qui ont condamné beaucoup de citoyens à une dégradation de leurs conditions de vie. Nous sommes, en plus de cela, une alternative de gouvernement. Je suis très fier et très heureux de la manière dont nous avons grandi. L’esprit du 15-M [ndlr : mouvement des Indignés] fait partie intégrante de notre âme politique, mais nous pouvons désormais dire que nous sommes une force politique préparée pour gouverner et changer les choses.

LVSL – À ce propos, lorsqu’on observe le mouvement des Gilets jaunes en France, ou l’émergence de Vox en Espagne, on peut considérer que le moment populiste, et ses différents avatars, reste pregnant en Europe. L’axe qui oppose les anciennes forces et les nouvelles reste le plus structurant. Ne craignez-vous pas que Podemos apparaisse désormais comme une force « ancienne », ou tout du moins institutionnelle ?

Pablo Iglesias – L’expression de « moment populiste » est bien plus pertinente que l’idée selon laquelle le populisme est une idéologie, car elle identifie le populisme aux moments politiques d’exceptionnalité. Bien évidemment, ce moment populiste est toujours ouvert en Europe, et il a le plus souvent des traductions politiques d’extrême-droite. L’Espagne a été l’exception, la traduction politique de la crise économique a été l’émergence de Podemos et des expériences municipalistes. Il est tentant pour beaucoup de voir en Vox l’équivalent du populisme de droite qui a émergé dans d’autres pays européens. Cependant, Vox n’est pas une force souverainiste, encore une fois, c’est une force néolibérale. C’est une force qui n’opère pas à partir des contradictions que génère le développement de la crise européenne. C’est une force réactionnaire, ce qui n’est pas la même chose qu’être populiste de droite. Bien que ce moment soit toujours d’actualité en Europe, je pense donc que ceux qui essaient d’identifier le processus de construction d’un bloc réactionnaire en Espagne aux expressions du populisme de droite européen, tels que Salvini en Italie ou le FN en France depuis 2008 et son virage « souverainiste », font fausse route. Je crois qu’en Espagne, pour le moment tout du moins, il n’existe pas d’extrême-droite populiste. Nous sommes face à une extrême-droite réactionnaire, monarchiste, néolibérale, machiste, mais qui toutefois n’évolue pas dans le cadre des contradictions de la crise de l’UE.

LVSL – Il semble que les clivages que Podemos était parvenu à placer au centre du débat politique ont eux aussi évolué. Peut-on dire que Podemos s’est laissé entraîner vers une réaffirmation du clivage gauche/droite ?

Pablo Iglesias – Je dirais que les géographies idéologiques ne sont pas statiques. Il existe une géographie du type ceux d’en haut contre ceux d’en bas, bien sûr, et elle continue d’opérer. Mais il existe aussi une géographie gauche/droite qui n’a jamais cessé d’opérer. Disons que la capacité à se situer dans ces géographies qui se recouvrent dépend aussi du contexte et des moments. Je ne définirais donc pas la réalité politique de façon dichotomique : ou ceux d’en haut contre ceux d’en bas ; ou la gauche contre la droite. Ce sont des géographies qui, bien souvent, se superposent, et je dois évidemment reconnaître que les réalités évoluent, que les dynamiques de gouvernement modifient les contextes. De notre côté, on continue pragmatiquement de définir la même chose, mais il est très rare qu’une force politique puisse fixer les termes du débat de manière unilatérale. Ces termes sont déterminés par une multitude d’acteurs. Faire de la politique, c’est se situer en relation à ces termes du débat, et c’est toujours multilatéral.

LVSL – Les résultats en Andalousie ont conforté le gouvernement socialiste dans l’idée qu’un panorama plus négatif encore pourrait se dessiner s’il tarde à convoquer de nouvelles élections. Il est donc possible que Pedro Sánchez convoque des élections générales autour de mars-avril. Comment envisagez-vous ce scénario ? Pensez-vous que des élections anticipées pourraient bénéficier à Podemos ?

Pablo Iglesias – Je pense qu’à l’heure actuelle, au vu des récentes déclarations du président du gouvernement, qui a annoncé vouloir présenter son Budget au mois de janvier, trois scénarios sont envisageables. Dans le premier cas, qui n’est pas le plus probable selon moi, le budget est adopté. Pour notre part, nous travaillerons en ce sens, mais je suis conscient que la tâche est difficile. Deuxième scénario : le gouvernement organise un « superdimanche » électoral [ndlr : tenue des élections générales, municipales, autonomiques et européennes le 26 mai 2019]. Je pense que cette option pourrait déplaire à certains barons socialistes, et beaucoup d’entre eux se rebelleront face à cet éventuel désir du gouvernement de jouer toutes les cartes en un seul mouvement. Troisième possibilité, si l’on accélère les procédures du débat budgétaire au Congrès, on pourrait avoir des élections en mars ou en avril, bien qu’il soit difficile de le savoir pour le moment car il y a des débats réglementaires à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à tous ces scénarios et nous donner les moyens de gagner, indépendamment des conjonctures particulières. Je crois que nous avons fait preuve de maturité en convoquant nos primaires internes rapidement, au mois de janvier, afin que toute la machine électorale soit prête pour gagner sur tous les fronts.

La retranscription a gracieusement été effectuée par Aluna Serrano et Guillaume Etchenique. La traduction a quant à elle été réalisée par Vincent Dain. Nous les remercions pour ce travail précieux.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

“Il y a une profonde différence entre être populiste et être populaire, qui est ce que nous essayons de faire” – Entretien avec Viola Carofalo

©Potere al Popolo

Potere al Popolo est un jeune mouvement qui a éclos en Italie à partir d’une convergence entre les centres sociaux et le Parti de la Refondation Communiste. Allié de Jean-Luc Mélenchon, le tout jeune parti a récolté 1,1% des voix aux dernières élections générales. Nous avons pu rencontrer Viola Carofalo à l’ex-OPG Je so pazzo de Naples et nous entretenir avec elle sur l’émergence du mouvement dont elle est porte-parole, et sur l’analyse plus générale qu’elle fait de la situation politique italienne. L’entretien a eu lieu le dimanche 22 avril, avant la formation du gouvernement Lega-M5S.


LVSL – Nous sommes venus hier au centre social observer les activités de l’ex-OPG. Nous voulions savoir comment vous êtes passés d’activités mutualistes à une activité électorale. Comment s’est opéré ce changement qualitatif ?

Pour nous, les activités mutualistes sont des activités politiques, dans le sens où nous ne comprenons pas le mutualisme simplement comme un geste de solidarité, mais comme la possibilité de développer une activité politique. Le foyer pour les migrants et les étrangers, par exemple, constitue un geste de solidarité, mais cela permet aussi de contribuer à la naissance d’un mouvement de revendication des droits des migrants.

Cela vaut pour toutes nos activités comme la médecine ambulatoire. Le mutualisme n’est donc pas une activité sociale séparée du politique : nous les concevons ensemble. Le passage à l’étape électorale a été naturel pour nous puisque c’était un moyen supplémentaire de continuer nos activités.

Mais surtout, c’était un moyen de nous mettre en réseau avec toutes les personnes en Italie qui travaillaient sur ces questions et sur d’autres. Cela nous a permis de mettre en commun ce travail et ces réalités politiques diverses.

LVSL – Comment avez-vous fait pour convaincre ces autres groupes de faire ce saut qualitatif?

Nous avons fait quelque chose de très simple. En novembre, nous nous sommes rendus compte qu’il n’y avait personne pour qui voter, qu’il n’y avait aucun parti ou mouvement qui se reconnaissait dans les valeurs de solidarité, d’antiracisme, et de la centralité du travail. L’offre politique était très à droite en Italie.

Nous avons fait une vidéo dans laquelle nous disions : “Essayons de nous organiser nous-mêmes pour les élections”. Nous l’avons postée sur internet en proposant de se retrouver à un théâtre à Rome pour évoquer cette question. Nous l’avons fait à partir des thèmes de la solidarité sociale, du travail, et de l’antiracisme.

Cette réunion a très bien fonctionné : près de 1 000 personnes sont venues de toute l’Italie. Nous avons alors compris que nous avions les bases suffisantes pour démarrer.

LVSL – Nous aimerions savoir comment s’est déroulée la politisation de ces groupes. Ce mouvement est un peu neuf en Italie. S’est-il construit sur des bases générationnelles, altermondialistes, ou est-il simplement lié à la crise économique ?

Au niveau italien ou au niveau de Naples ?

LVSL – Au niveau italien.

Chaque groupe a son histoire. Dans Potere al Popolo coexistent des subjectivités, des organisations, et des partis qui ont chacun leur histoire. Ce n’est pas nous qui les avons politisés. Nous sommes le produit d’une histoire plus longue. En ce qui nous concerne, l’inspiration initiale est venue de la Grèce, de Podemos, de La France insoumise, puisqu’il nous a semblé que ces mouvements avaient réussi à fournir une réponse à la crise économique et à la crise des modèles sociaux de leurs pays, en agrégeant de façon très large.

Le but était de commencer à former un ample mouvement d’opposition aux politiques néolibérales qui frappent l’Italie, qui était l’un des seuls pays dans lequel il n’y avait pas eu ce type de réponse à la crise.

LVSL – En France nous connaissons peu Potere al Popolo. Pouvez-vous nous parler des différents groupes, des différentes traditions du mouvement ?

Certains groupes comme le nôtre sont issus de centres sociaux [des centres auto-gérés qui accueillent, aident et soignent chômeurs, précaires et migrants en Italie] et de l’espoir qu’ils ont suscité à travers leur expérience et leur histoire. Il y a beaucoup d’expériences similaires à celle de l’OPG, par exemple en Toscane ou en Sicile.

Il y a également des groupes issus de partis : le Parti de la Refondation Communiste et le Parti Communiste, qui sont issus de la tradition du Parti Communiste Italien [longtemps un parti majeur de la politique italienne, avant d’exploser au début des années 1990], mais qui ont sensiblement évolué ces vingt dernières années.

Il y a également de nombreux comités et associations, qui s’occupent par exemple d’environnement et d’écologie, de la transformation et de la défense du territoire.  Il y a par exemple “No TAV”, qui est similaire aux mouvements d’opposition aux lignes à grande vitesse en France. D’autres associations s’occupent de questions liées à la pauvreté, à l’immigration et au féminisme.

C’est donc une coalition très hétérogène, du point de vue des mouvements, des militants ou des thématiques. Mais il y a surtout des histoires diverses, avec des personnes qui ont toujours été dans des partis, tandis que d’autres, comme moi, n’en n’ont jamais été membre. C’est la même chose du point de vue générationnel avec d’importantes différences liées à l’âge.

LVSL – Vous avez étudié la philosophie. Comment s’articulent selon vous ces deux activités, la politique et la philosophie ? Quelles sont vos références intellectuelles ?

Notre mouvement est collectif, donc mes références individuelles valent ce qu’elles valent ! Nous sommes évidemment marxistes, donc sur le plan philosophique je pense à Marx. Dans ma formation Franz Fanon a également beaucoup compté, ainsi qu’un certain nombre d’auteurs qui revisitent le marxisme et l’extirpent du contexte du XIXème siècle en essayant d’intégrer des dimensions plus complexes et variées.

“Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.”

Fanon, comme Mao Zedong, a tenté de réactualiser le marxisme à partir d’un contexte différent. On dit souvent que l’activité militante prend le risque de la trahison du penseur, ce qui crée de la polarisation politique. Mais cette opposition est pour moi une trahison du marxisme car ce n’est que dans la dialectique entre l’action et la pensée qu’il est possible de trouver un chemin. Étudier la philosophie me sert ainsi à juger ce que je fais quotidiennement, à évaluer les directions que je prends. Il y a aussi le risque inverse de se figer dans la pensée et de rester perdu dans les nuages, ce que je refuse.

Ceci dit, nous avons des formations théoriques très hétérogènes, et c’est selon moi quelque chose de positif. Quand on effectue des actions politiques concrètes (à Naples, par exemple), nous n’évoquons quasiment jamais des aspects théoriques de manière négative : le fait que l’un soit trotskyste et que l’autre ne le soit pas n’a aucune importance. Nous avons des discussions transversales et sans a priori sur les références qui peuvent nous être utiles, sur celles qui sont actuelles, et qui ont de la valeur dans la conjoncture.

LVSL – On parle beaucoup, ces temps-ci, du populisme issu des théories de Laclau et de Mouffe, eux-même inspirés par Gramsci. Comment vous positionnez-vous sur ces questions ?

En Italie, le populisme a pris deux visages, tous deux néfastes : celui de M5S et celui de la Ligue. Nous avons un nom qui évoque à la fois le peuple et le populisme. Personnellement je crois la chose suivante : il y a une profonde différence entre être populistes et être populaires, qui est ce que nous essayons de faire.

Il existe un populisme que nous jugeons positif et que nous soutenons : celui de l’Amérique latine. Mais il existe également un populisme qui parle au ventre, aux sentiments les plus bas, au racisme, au nationalisme dans le sens négatif du terme, qui fleurit sur le culte du chef …

Si par “populisme” vous entendez la possibilité de parler au plus grand nombre avec des mots simples de manière à être compris, de faire autre chose que de répéter des slogans de gauche déconnectés du peuple – comme la gauche a eu tendance à le faire en Italie ces dernières années –, alors nous jugeons le populisme comme quelque chose de positif.

“Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien.”

Mais il y a une différence de taille qui tient au fait que nous sommes antiracistes, et cela n’est pas quelque chose de populiste. Car le populisme se fonde souvent sur une forme de pureté nationale, sur une démarcation entre le “dedans” et le “dehors”, entre ceux dans la nation et ceux qui sont étrangers. C’est ce que font la Lega et le M5S. À l’inverse, nous faisons un raisonnement de classe, et traçons une ligne de fracture entre le peuple d’un côté, les patrons de l’autre. Ce qui n’est pas un raisonnement transversal.

Nous parlons de “peuple” car c’est un concept qui parle à beaucoup de monde, c’est un mot qui englobe plusieurs figures : le travailleur et le non-travailleur, l’étranger et l’Italien. Ce terme reflète des aspects différents de la “classe” et il nous semble donc efficace, mais il n’a rien à voir avec le populisme de droite et la construction de la figure d’un chef qui transcende les masses. Le but est d’être parmi les masses, pas au-dessus d’elles.

LVSL – Pour la France insoumise et Podemos, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont des références intéressantes pour leur stratégie …

Nous sommes inspirés par Gramsci, pas par Laclau, je vais vous expliquer pourquoi. Ce dernier porte un discours trop subjectiviste. Et cela se ressent dans certains secteurs de Podemos. Il existe bien sûr une conscience de l’être-peuple, et donc une dimension subjective. Mais Il faut conserver une grille de lecture en termes de classes sociales – c’est la raison pour laquelle, en simplifiant, je préfère Gramsci à Laclau. Sinon, on prend le risque de glisser vers un mécanisme purement idéologique, qui fonctionne uniquement en ayant les outils d’information de son côté, et en ayant les outils de production du consensus avec soi sur le plan médiatique et hégémonique.

Cela risque d’être politiquement pauvre, et je crois que nous devons surtout faire en sorte que les gens parviennent à comprendre leur positionnement dans cette société, non du point de vue subjectif mais du point de vue objectif, c’est-à-dire à l’intérieur du rapport d’exploitation. Cette question est laissée en arrière-plan chez Laclau, tandis que pour Gramsci elle se trouve au premier plan.

LVSL – Podemos et la FI doivent aussi leur succès au rôle du leader, du porte-parole, et en dernière instance à une forme de verticalité. À Potere al Popolo, vous semblez rejeter la figure du leader. Quel rôle lui conférez-vous ?

Nous n’avons pas de leader, je suis porte-parole. Nous aurons prochainement plusieurs assemblées, où ces questions seront débattues, notamment lors de l’assemblée constituante en septembre, au cours de laquelle nous revoterons sur tous les sujets, et nous déciderons donc de la personne qui doit exercer le rôle de porte-parole.

Il est nécessaire d’avoir un porte-parole afin d’avoir un représentant qui s’exprime à la télévision et lors des interviews. Le problème réside dans la part que l’on attribue à la dimension collective et à la dimension personnelle de ce porte-parole. Nous vivons une époque où il y a une forte personnalisation de la politique partout, à droite comme à gauche. C’est donc en partie inévitable. Mais compter uniquement sur la figure d’un leader serait en contradiction avec la construction d’un mouvement pluriel basé sur des processus horizontaux.

Il est donc important d’avoir un porte-parole qui soit identifiable, mais il est également important que son rôle reste celui de porte-parole et que les décisions soient prises par les assemblées territoriales, de façon horizontale. Cela vaut aussi pour Podemos et pour la FI. Le problème n’est pas de savoir s’il vaut mieux laisser parler une seule personne ou dix. Le problème reste que la décision doit être une décision collective.

Quand on parlait du populisme, je vous disais que nous refusions le fait que les décisions émanent des chefs. Moi je ne décide rien et je n’ai jamais rien décidé. Ce sont les participants aux assemblées qui prennent les décisions et qui me disent : « Regarde ce qui a été décidé ». J’applique les décisions prises par d’autres, et je pense que c’est une bonne chose.

LVSL – Dans le populisme, on trouve aussi une prise de distance par rapport au clivage droite-gauche. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous n’utilisons que rarement le terme « gauche ». Mais nous ne croyons pas que les idéologies soient dépassées. C’est une question de communication de ce qu’on veut transmettre, et qui vient du besoin d’utiliser des termes qui sont audibles au-delà des gens qui sont d’accord entre eux. Il faut faire attention aux mots utilisés. Pourquoi l’emploi du mot « gauche » est-il délicat ?

“Parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. […] C’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”.”

Pas par rapport aux « valeurs de gauche », car je ne pense pas qu’elles soient dépassées. Au contraire, à chaque fois qu’on me l’a demandé, je n’ai pas eu de problème à dire que je suis communiste. Tout le monde ne l’est pas au sein de PaP, mais moi je le suis et il y en a beaucoup d’autres. Je n’ai pas de problème à m’identifier idéologiquement.

Il faut cependant faire attention, parce que parler de “gauche” en Italie fait tout de suite penser au PD, et donc aussi à Renzi, lesquels ont fait beaucoup de dégâts. Ils sont restés loin des gens et sont détestés pour cette raison. Les dernières élections en ont produit une démonstration éclatante : ils se sont effondrés et on a pu voir qui a voté pour la soi-disant « gauche », qui n’est pas de gauche, mais qui se définit comme « centre-gauche ». La majorité des voix du centre-gauche provient des classes aisées et des retraités. Les votes des prolétaires, des travailleurs et des chômeurs sont allés ailleurs.

Dans la communication politique, il faut faire attention, et c’est pourquoi je préfère paradoxalement utiliser le terme de “communiste”, qui est plus fort que le terme de “gauche”. Je préfère parler d’égalité sociale et d’antiracisme. Nous avons malheureusement beaucoup parlé d’antifascisme durant cette campagne électorale. Je dis « malheureusement » car, vu la quantité de petits partis fascistes, il fallait aborder le sujet. Pour nous cela ne représente pas une question fondamentale mais cela l’est devenu à partir du moment où ces partis ont eu la possibilité de se présenter – ce qui était normalement illégal du point de vue constitutionnel, et qui devrait être impossible.

Je préfère donc parler de tout cela que de “gauche” car, même si je peux m’y identifier, la plupart des gens ordinaires l’associent à une expérience, une histoire, dans lesquelles je ne me retrouve pas du tout. Je n’ai pas peur de dire que pour moi le « centre-gauche » [le Parti Démocrate] est identique au centre-droit. Cela ressemble à ce qui s’est passé en France après le quinquennat de François Hollande, y compris sur le plan électoral.

LVSL – Le Mouvement 5 Étoiles a connu un succès électoral considérable durant ces dernières élections, y compris au sein des couches populaires. Comment analysez-vous ce succès ?

C’est lié à ce que nous venons de dire. Il y a beaucoup de gens de gauche, pas de gauche modérée, mais d’extrême gauche et de gauche radicale, qui ont voté pour le M5S, et même pour la Lega dans certains cas au Nord. Bien évidemment, ce ne sont pas les seuls qui ont voté pour le M5S. Ce parti a récolté 53% des voix à Naples, ce qu’aucun parti n’a jamais réussi à obtenir dans toute l’histoire de la République Italienne, pas même la Démocratie Chrétienne [la Démocratie Chrétienne, parti de centre-droit, a longtemps été le principal parti politique italien entre 1945 et 1992, concurrencé seulement par le Parti Communiste]. Il faut donc avoir un peu de subtilité lorsqu’on analyse ce résultat.

“Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act, qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager.”

J’aime à dire pour plaisanter que c’est un « vote par procuration », dans le sens où je pense que la part des électeurs qui a vraiment été convaincu par les propositions du Mouvement 5 Étoiles existe, mais qu’ils sont une minorité. Je crois que la plupart des voix du M5S sont dues à un désir, dont je ne partage pas les modalités mais dont l’intention est légitime, de rompre avec la vieille classe politique. Quand je tractais, tout le monde me disait la même chose : « on n’en peut plus de Berlusconi et de Renzi, on ne veut plus les voir ». Nous répondions que voter pour le M5S ne signifiait pas que l’on allait en finir avec la vieille classe politique, en montrant concrètement ce que le M5S faisait, et en expliquant que ce n’était pas comme ça que la vieille classe politique pourrait être balayée.

D’ailleurs, l’actuelle loi électorale est faite pour éviter cela, mais aussi pour permettre la victoire de la Lega, ou la victoire des cinquestelle. Il y a en tout cas un désir populaire, qui s’exprime peut-être de manière irrationnelle : l’envie d’envoyer un message, de dire à tous ceux qui ont voté le Jobs Act [une loi portant sur la dérégulation du droit du travail], qui ont détruit le système scolaire et les retraites, qu’ils doivent dégager. Et pour les faire dégager, les gens votent pour le seul parti qui semble, pour le moment, porter cette discontinuité, entre autres parce qu’il a le poids électoral nécessaire pour le faire. Cela m’est arrivé de me faire arrêter par des gens qui me reconnaissaient, me félicitaient, et qui avaient voté M5S. Ils disaient : « je me reconnais dans vos valeurs, dans votre langage, dans tout ce que vous faites, mais pour ces élections j’avais besoin d’avoir la garantie que Renzi ne revienne pas ».

C’est le cas à Naples où ils ont fait 53%, mais c’est pareil dans le reste du sud du pays : en Sicile, dans les Pouilles, en Calabre, etc. Les résultats ont été similaires, et ils s’expliquent en grande partie par cette volonté de discontinuité. Les gens ne se sont pas convertis à l’idéologie du M5S de façon improvisée. Mais comme je vous l’ai dit, ils ne représentent pas une réelle rupture pour moi, malgré l’interprétation faite par les gens.

LVSL – Leur succès vient du fait qu’ils ont été capables de parler à différents secteurs de la population. Par exemple, ils se servent de deux figures complémentaires que sont Alessandro Di Battista et Luigi Di Maio. Comment analysez-vous cette stratégie ?

Voilà ce que je crois : ils ont une stratégie de marketing exceptionnelle qui est très adaptée à la période. Néanmoins, les stratégies de marketing ont une limite. Le M5S se présente avant tout comme un parti interclassiste. Di Maio représente la stabilité et Di Battista l’électron libre. Ils ressemblent un peu à Brandon et Dylan de Beverly Hills : il y a le bon gars et le rebelle. Cela peut fonctionner. Mais je pense qu’un parti, surtout un parti qui réussit à obtenir 30% des voix, doit être jugé par ses actes politiques. La question qui se pose donc est la suivante : quelles politiques vont-ils mettre en œuvre, au-delà de cette stratégie marketing du bon gars et du rebelle ?

“Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place.

Sur le sujet du jus soli, le droit d’obtenir la citoyenneté italienne par le droit du sol, le M5S s’est abstenu, faisant un choix objectivement de droite. Sur les questions des politiques de l’emploi, et notamment sur leur mesure phare qu’est le revenu de citoyenneté, ils font un raisonnement qui va dans la direction d’un modèle très libéral. Au-delà du charme que ces deux figures peuvent avoir, une très grande partie de leur succès est due au fait qu’ils passent pour des personnes normales, et pas pour des politiques professionnels. Tous les deux, même Di Maio, qui joue un rôle plus institutionnel, ne cachent pas leurs origines sociales.

Di Maio ne cache pas le fait qu’il en est passé par des petits boulots et qu’il n’a pas toujours vécu dans le monde de la politique. Je crois que c’était ce qu’attendaient les gens. Le problème qui se pose, c’est ce que le M5S va réaliser concrètement. Il n’est pas prêt à rompre avec le néolibéralisme et avec les politiques racistes mises en place. Ils ont le nombre de députés suffisant pour abolir la réforme des retraites. Le M5S et la Lega ont promis l’abolition de la réforme Fornero [réforme historique du droit du travail et des retraites italiennes, qui a considérablement assoupli les normes sociales et reculé l’âge de départ à la retraite] : aujourd’hui, ils n’en parlent plus.

C’est la même chose pour le revenu universel, une promesse qui a si souvent été répétée durant la campagne électorale : ils n’en parlent plus. Il s’agit donc d’un excellent produit de marketing avant toute chose. Après tout, ils ont avec eux la Casaleggio associati, qui est la plus grande agence marketing du pays. Ce serait presque grave qu’ils ne soient pas en pointe dans ce domaine.

LVSL – Cela peut paraître bizarre, mais quand on regarde les votes du M5S au Parlement européen, ils sont très proches de ceux des partis de « gauche radicale ». Comment expliquez-vous cela ?

Il y a deux explications à fournir. La première concerne le caractère hétérogène et post-idéologique du M5S, ce qui se traduit au niveau des personnes. En l’occurrence, il faut voir quelle génération a été élue au Parlement européen en 2014. On a assisté à une profonde transformation des électeurs du M5S ces dernières années. Le parti a évolué vers une forme plus institutionnelle, et une orientation plus droitière.

Les élus M5S au Parlement Européen sont issus d’une phase antérieure du M5S, lorsque celui-ci était moins ancré à droite. Il s’agissait d’une phase que je ne partageais pas non plus à cent pour cent, mais qui était différente de ce qu’est désormais ce mouvement. Dans un parti post-idéologique comme le M5S, les électeurs sont déterminants dans l’orientation politique. Ce qui compte, c’est qui et à quel moment est allé voter.

“[Le M5S] n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner.”

La seconde concerne l’échelle politique : le M5S s’est adapté à la droitisation de la politique italienne. Ce glissement doit nous faire réfléchir. Au départ, il y a 8 ou 10 ans, le M5S était très eurosceptique, c’était l’un de ses thèmes de prédilection et cela faisait partie de ses racines. Ils étaient très fermes sur le sujet. Mais lorsque le M5S a commencé à avoir un certain succès, cette position a été reniée. Ils pensaient qu’elle pouvait apparaître comme peu crédible et donner une image d’instabilité. La première chose faite par Di Maio pendant la campagne électorale a été de se rendre à la City de Londres pour rassurer les investisseurs quant à son euroscepticisme supposé.

Le M5S a donc totalement changé de registre et d’approche. Quel est le véritable M5S ? Celui qui, huit ans plus tôt, critiquait les institutions européennes ? Celui qui, aujourd’hui, se rend chez les investisseurs pour les rassurer ? Je l’ignore. Mais le seul fait que l’on puisse se poser cette question démontre une chose : il n’a pas de véritable orientation politique. Ce parti s’adapte aux opportunités et change selon l’image qu’il cherche à donner. Cela est dangereux parce que cela veut dire qu’on vote pour quelqu’un en signant un chèque en blanc. Demain, ce sont les élus du M5S qui vont décider s’ils seront eurosceptiques ou pas, s’ils seront racistes ou antiracistes. Le vote devrait, au contraire, investir nos représentants d’un mandat précis et déterminé.

Le M5S a donc évolué vers la droite, vers l’establishment, en partie parce qu’il était utile pour lui de s’adapter au discours dominant en Italie. C’est une contradiction qui n’en est pas une pour un mouvement qui ne possède pas d’identité. C’est inquiétant. La Lega tient paradoxalement un discours plus cohérent même si je ne le partage pas du tout. Du début à la fin, ils vous disent : « Nous sommes pour la souveraineté nationale et le rétablissement des frontières. Nous sommes eurosceptiques et nous critiquons fortement l’euro ». C’est discutable, mais il y a une continuité qui n’existe pas dans le M5S. Pour qui vote-t-on ? Pour quel type de parti ? Sur des questions aussi importantes que les politiques d’accueil, l’Union européenne, le travail et l’éducation, il faut avoir une position claire. Il ne s’agit pas de questions secondaires. Sans cette clarté nécessaire, il s’agit d’un vote à l’aveugle.

LVSL – Puisqu’on parle de l’Europe, Pablo Iglesias, Caterina Martins et Jean-Luc Mélenchon ont signé un document, l’Appel de Lisbonne. Quelle relation entretenez-vous avec ces mouvements, et pourquoi avez-vous signé cet appel ? 

Nous n’avons pas signé cet appel parce qu’ils ne nous l’ont pas demandé. Je plaisante, nous avons été très heureux de voir cet appel quand nous l’avons découvert. Nous avons des convergences avec Podemos et la France insoumise en particulier, que nous connaissons mieux et que nous apprécions beaucoup. C’est un bel espoir pour nous. Le risque était qu’il y ait des choix différents à faire pour les prochaines élections européennes. Nous avons immédiatement publié un communiqué pour soutenir l’Appel de Lisbonne.

“Les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ?”

S’ils nous demandent de le signer, nous le ferons. Ils ne l’ont pas encore fait pour le moment. Je pense qu’il faut créer des mouvements semblables en Italie, même si je ne sais pas dans quelle mesure ce sera possible. Reste que cette convergence entre Podemos et la France insoumise nous facilite les choses. Parce qu’il est évident que les choix effectués par les grands partis de la gauche radicale européenne affectent ceux des autres nations. L’absence d’unité nous aurait impactés.

Potere al Popolo participera aux élections européennes. Il faudra tenter de former une coalition plus ample que Potere al Popolo. L’objectif est de participer en essayant d’en faire un réel succès, même si le seuil est plus élevé pour la représentation que pour les élections générales, puisqu’il est fixé à 4% des suffrages. Nous allons devoir y réfléchir. Comme je vous le disais, les élections ne sont pas une priorité pour nous, donc la représentation ne l’est pas non plus. Mais s’il est possible de dépasser le seuil de 4% nécessaire à la représentation, pourquoi ne pas le faire ? Nous considérons donc favorablement toute possibilité d’élargir notre front. Beaucoup d’exemples ont germé ici et là.

Il y a par exemple le maire de Naples Luigi De Magistris, qui est une figure importante de la politique italienne, et qui s’intéresse aux prochaines élections européennes. Il a en effet organisé une rencontre à Naples avec Varoufakis et Guilhem. De Magistris semblait donc parti pour ce type rapprochement, mais je ne sais pas si cela va changer grâce à la convergence Podemos-France insoumise. Je souhaite qu’on puisse faire quelque chose de plus grand tous ensemble, à partir de principes clairs et bien définis.

Mais si cela ne s’avérait pas possible, je pense que nous participerions aux élections en tant que Potere al Popolo. Nous sommes en hausse, et pourrions dépasser le seuil nécessaire à la représentation : les derniers sondages nous placent à 2,4%, ce qui représente le double des résultats obtenus aux dernières élections. Par ailleurs, les élections européennes obéissent à une logique différente, le vote se fait différemment. En plus, nous avons déjà une députée européenne, qui est Eleonora Forenza, issue de la Rifondazione Comunista.

LVSL – Mais elle est plus proche de la Gauche Unitaire Européenne et du PGE non ?

Elle oui, mais je crois que la décision prise par Pablo Iglesias et Jean-Luc Mélenchon change beaucoup de choses. Il faut voir comment la réflexion va évoluer à l’intérieur des différents groupes au Parlement européen. C’est quelque chose que je ne peux pas prévoir. Je dis simplement que d’une façon ou d’une autre, quelle que soit la forme, c’est un rendez-vous que nous ne pouvons pas manquer, rien que pour pouvoir parler à nouveau d’Europe, afin de fixer un thème central dans l’agenda. Rien que pour cela, nous participerons. Nous serons donc présents, et si possible, à l’intérieur d’un front plus large.

LVSL – Quelles sont précisément vos positions sur l’Europe ? Seriez-vous prêts à sortir de l’Union européenne si elle ne s’avérait pas réformable ?

Nous sommes en accord avec la logique de Plan A – Plan B de Jean-Luc Mélenchon. L’idée n’est pas n’est pas de prévoir une sortie a priori. Il est possible que l’on puisse assister à une transformation des équilibres au sein de l’UE. Mais si ce n’est pas le cas, comme les contraintes européennes s’avèrent mortelles et le deviennent de plus en plus pour les classes populaires – entre autres à cause de l’équilibre budgétaire –, nous devons envisager un plan B, un plan de sortie.

Nous acceptons l’UE tant qu’elle n’impose pas de politiques excessivement dures à l’encontre des classes populaires. Mais vu que c’est ce qu’elle a fait jusqu’à présent, nous avons été très critiques à son égard. La sortie n’est donc pas la première option, mais si les circonstances l’imposent et qu’elle devient inévitable, ce ne sera pas un problème pour nous de l’envisager, même s’il s’agit d’un choix compliqué.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara. Retranscrit par Sonia Matino. Traduit par Rocco Marseglia, Francesco Scandaglini et Lenny Benbara.

 

Crédits photos : Potere al Popolo