Aux Pays-Bas, la population en colère contre l’écologie punitive et technocratique

La coalition libérale qui gouverne les Pays-Bas fait face à la progression fulgurante du parti « Agriculteurs-citoyens » (BBB), d’obédience populiste de droite. À l’origine : une tentative gouvernementale de réduire le cheptel hollandais, qui a mené à une révolte d’agriculteurs. Celle-ci a constitué l’étincelle d’un vaste mouvement de protestation, hétéroclite et dominé par des secteurs populaires et périphériques, qui prend pour cible la coalition dirigée par Mark Rutte. En filigrane, c’est le refus d’une écologie des classes supérieures qui se dessine. Les couches populaires hollandaises, victimes d’une décennie de néolibéralisme à marche forcée, délaissées au profit des métropoles globalisées, ont cristallisé leur colère autour des dernières mesures écologistes (pourtant timides) du gouvernement. Par Ewald Engelen, originellement publié sur la NLR, traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Le casus belli de la révolte des agriculteurs est un arrêt rendu en 2019 par la Cour suprême des Pays-Bas, selon lequel le gouvernement avait manqué à ses obligations européennes de protéger 163 zones naturelles contre les émissions provenant d’activités agricoles voisines. Cette décision a incité le gouvernement de coalition de centre-droit, dirigé par Mark Rutte, à imposer une limite de vitesse de 100 km/h sur autoroutes à l’échelle nationale et à annuler un large éventail de projets de construction destinés à atténuer la pénurie d’offre sur le marché néerlandais de l’immobilier.

Cependant, il est rapidement apparu que ces mesures étaient insuffisantes, car les transports et la construction ne représentent qu’une infime partie des émissions nationales d’azote. L’agriculture, en revanche, compte pour 46 % de ces flux. Une solution à ce problème ne pouvait faire l’économie d’une remise en cause du modèle agricole dominant. Tout à coup, la suggestion avancée depuis longtemps par le « Parti pour les animaux » – un mouvement marginal qui propose de réduire de moitié le cheptel néerlandais en expropriant 500 à 600 grands émetteurs – prenait une dimension nouvelle.

Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs néerlandais employés dans des activités agricoles a diminué de façon spectaculaire, passant d’environ 40 % pendant la Grande Guerre à seulement 2 % aujourd’hui. Pourtant, au cours de la même période, les Pays-Bas sont devenus le deuxième exportateur mondial de denrées alimentaires après les États-Unis. Son industrie de la viande et des produits laitiers joue un rôle central dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui rend son empreinte écologique insoutenable.

D’où la prise de conscience progressive de la classe politique néerlandaise – accélérée par l’arrêt de la Cour suprême – que la réalisation des objectifs climatiques impliquait une réorientation de l’économie nationale. Le niveau d’enthousiasme pour ce projet varie entre les différents partis au pouvoir. Pour les démocrates-chrétiens ruraux, la pilule est dure à avaler ; en revanche, pour les sociaux-libéraux et le parti écologiste, il s’agit d’une occasion en or pour un changement majeur ; tandis que pour le Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) dirigé par le Premier ministre Mark Rutte, c’est tout simplement la solution la plus pragmatique. Comme l’a fait remarquer un député, « les Pays-Bas ne peuvent pas être le pays qui nourrit le monde tout en se faisant dessus ».

Derrière les agriculteurs, la colère populaire

Ces propositions ont déclenché une vague inattendue de protestations paysannes ; les agriculteurs se sont mis à bloquer les routes avec leurs tracteurs, occuper les places, pénétrer dans les lieux de pouvoir et attendre les élus devant leur domicile. Elles ont accouché du mouvement BBB. Après une brève accalmie pendant le confinement, il a connu une progression fulgurante. Depuis le printemps 2022, le long des routes et des autoroutes menant aux régions oubliées des Pays-Bas, les agriculteurs ont accroché des milliers de drapeaux nationaux à l’envers, symbole de leur mécontentement.

Près d’un cinquième de l’électorat, soit environ 1,4 million de personnes, s’est rendu aux urnes ce mois-ci pour voter en faveur du BBB – un chiffre nettement plus élevé que les 180 000 agriculteurs qui constituent son noyau dur ! Ainsi, l’enjeu dépasse très largement ce corps de métier. Parmi les sympathisants du parti, retraités, précaires et travailleurs ou étudiants en formation professionnelle sont surreprésentés ; BBB a réalisé ses plus grandes avancées électorales dans les zones périphériques, non urbaines, qui ont été durement touchées par la baisse de l’investissement public.

Ces groupes sociaux se sont ralliés à une classe paysanne qui se présente comme la perdante du système actuel, mais qui est en réalité l’une des plus privilégiées du pays ; il suffit pour s’en convaincre de garder à l’esprit qu’un agriculteur sur cinq est millionnaire… Ce bloc hétérogène n’a pu être constitué qu’à la suite d’un profond désenchantement à l’égard de la politique néerlandaise traditionnelle, entachée par le caractère élitaire – un rien arrogant – de sa classe dirigeante.

D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

De nombreuses circonstances ont historiquement contribué à donner de l’importance aux mouvements dirigés par les agriculteurs. Les Pays-Bas ont connu une transformation néolibérale fulgurante depuis le début des années 1980, avec les résultats que l’on sait : braderie des services publics, marchandisation des infrastructures sanitaires et de l’enseignement supérieur, pénurie de logements sociaux, montée en puissance des banques et des fonds de pension – ainsi que l’apparition d’un des marchés du travail les plus flexibles de l’Union européenne, dans lequel un tiers des salariés est précaire. La crise financière de 2008 a abouti à l’un des sauvetages bancaires les plus coûteux par habitant, suivi de six années d’austérité qui ont conduit à une redistribution ascendante des richesses. Les quatre confinements imposés entre 2020 et 2022 ont eu le même effet : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et vu leurs revenus diminuer.

La hausse des prix à la consommation, aggravée par le conflit ukrainien, a ensuite plongé de nombreux ménages néerlandais dans la précarité énergétique. Les défaillances administratives se multipliaient dans une série de services publics : garde d’enfants, enseignement primaire, logement, services fiscaux, transports et extraction de gaz… Dans le même temps, d’importantes subventions étaient accordées aux classes moyennes pour rembourser leur achat de pompes à chaleur, de panneaux solaires ou de voitures électriques. Si l’on ajoute à cela le flot d’insultes déversé par les éditorialistes à l’encontre des membres des classes populaires qui ne leur emboîtaient pas le pas, on comprend la rancœur qui commençait à habiter les futurs électeurs de BBB.

Écueils d’une écologie de classes moyennes

La situation s’est enflammée en 2019 à suite à la décision du tribunal ; les fractures étaient prêtes à devenir clivages politiques : urbains contre ruraux, élite contre peuple, végans contre mangeurs de viande… S’appuyant sur une stratégie de communication bien rodée, ce message résonnait bien au-delà des terres agricoles.

Le romancier Michel Houellebecq écrivait sur le ton de la boutade que les Pays-Bas n’étaient pas un pays, mais une société à responsabilité limitée. Cette formule synthétise parfaitement l’essence du VVD, le parti dirigé par Mark Rutte, au pouvoir depuis 2010. Depuis lors, il n’a pas peu fait pour mener une véritable opération de charme à l’égard des investisseurs étrangers. Le régime de sécurité sociale du pays a été remanié pour servir les expatriés surdiplômés – transformant Amsterdam en un avant-poste de l’anglophonie -, tandis que l’investissement public s’est principalement concentré sur les zones métropolitaines de l’Ouest. Cette dynamique de développement inégal a été légitimée par un discours visant à vanter les vertus de la ville et de sa « classe créative ».

Des géographes, de Richard Florida à Edward Glazer, ont cherché à diffuser l’idée selon laquelle le discours et la pratique politique devaient moins se focaliser sur les perdants de la mondialisation, pour mieux miser sur les centres urbains, lesquels détiendraient la clé de la réussite nationale. C’est ainsi qu’hôpitaux, écoles, casernes de pompiers et lignes de bus ont lentement disparu de la périphérie, tandis que les centres-villes se sont vus dotés de nouvelles lignes de métro étincelantes… D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.

Mark Rutte s’apprête à devenir le chef d’État dont le mandat aura duré le plus longtemps depuis la création du Royaume des Pays-Bas, en 1815. Habile au jeu parlementaire, il lui manque une vision idéologique qui lui permettrait de surmonter les périodes de crise (il a lui-même déclaré que les électeurs qui souhaitaient une « vision » devraient plutôt s’adresser à un opticien…). La manière dont la question des émissions d’azote a été traitée s’inscrit dans cette démarche gestionnaire et post-idéologique. Le plan visant à réduire de moitié le nombre de têtes de bétail n’a pas été élaboré à l’issue d’un quelconque processus de débat démocratique : s’appuyant sur une décision juridique, les dirigeants néerlandais l’ont appliquée en un temps record. Mais cette fois, le gouvernement a été pris au dépourvu.

« En Hollande, tout survient avec cinquante ans de retard » : ici, il semble que le proverbe du poète Heine soit malvenu. La situation hollandaise préfigure sans doute le sort d’autres pays du Nord de l’Europe, où les gouvernements centristes au discours superficiellement écologiste multiplient les réformes aux implications redistributives ascendantes.

Ce que le géographe Andréas Malm nomme le « régime énergétique » du capitalisme a jusqu’à présent accaparé l’essentiel de l’attention politique ; mais à mesure que les retombées environnementales de son « régime calorique » deviennent impossibles à ignorer, l’élevage va se retrouver dans la ligne de mire des gouvernements et des défenseurs du climat…

Des données récentes d’Eurostat établissent que la densité de bétail est particulièrement élevée au Danemark, en Flandre, au Piémont, en Galice, en Bretagne, en Irlande du Sud et en Catalogne. Bientôt, ces régions devront introduire des mesures similaires à celles qui sont actuellement en discussion aux Pays-Bas. Et l’exemple néerlandais tend à établir le caractère explosif d’une gestion technocratique du problème. Un État qui a imposé à ses citoyens la privatisation, la flexibilisation, l’austérité, le désinvestissement et des subventions environnementales ciblant les classes moyennes peut-il réellement s’attendre à ce qu’on lui fasse confiance en matière de politique climatique ?

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ?

© Emmanuel Sangnier

À survoler la presse française, le plan de relance européen est un succès pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire visant à contrebalancer l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le fantasme des élites françaises de « clouer la main de l’Allemagne sur la table » par la mutualisation budgétaire. Le son de cloche est bien différent dans les couloirs bruxellois, où les États-membres de l’Union européenne avancent leurs pions dans les coulisses ; là-bas, on n’oublie pas que la France a déjà fortement reculé par rapport à ses ambitions initiales et risque de payer le prix fort de cet accord. L’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation accroîtra nécessairement son coût pour la France – qui est, selon les données macroéconomiques du premier trimestre, le pays de l’UE le plus touché par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de conception de l’union économique et monétaire ; pis : il fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne – et particulièrement sur les pays du Sud. Par Lorenzo Rossel.


Le Conseil européen de ce week-end doit conclure des négociations budgétaires qui ont commencé1 il y a deux ans autour du budget pluriannuel de l’Union pour la période 2021-2027 (la proposition initiale émise en mai 2018 était de 1135 milliards d’euros pour l’ensemble de la période). L’atmosphère était alors toute différente : on ne parlait que de « réformes » des grandes orientations politiques et de la volonté élyséenne de construire une souveraineté européenne. L’enthousiasme a été de courte durée ; les plus optimistes ont dû acter en février dernier l’impossibilité de réforme des grands équilibres du budget – les pays de l’Est refusant une diminution de la politique de cohésion, la France toute réforme substantielle de la Politique agricole commune, les « frugaux » nordiques et l’Allemagne une hausse substantielle de leur contribution – visant à dégager une marge de manœuvre pour investir dans l’espace, la défense ou le numérique.

Les « frugaux », le Sud et le bloc franco-allemand : l’impossible équilibre ?

La crise consécutive au coronavirus et la récession historique qui s’annonce ont cependant conduit les responsables européens à s’accorder sur la nécessité d’un plan de relance – NextGenerationEU – à 750 milliards d’euros (500 milliards de transferts, 250 milliards de prêts à taux avantageux) en plus du budget pluriannuel.

Le bloc des pays du Nord est constitué des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark, de la Suède et de la Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais

[Pour une recontextualisation de Conseil européen et un décryptage des points techniques qui y sont discutés, lire sur LVSL par le même auteur : « Plan de relance européen : la farce et les dindons »]

On peut identifier quatre blocs antagonistes dans cette négociation – avec de nombreuses nuances internes et des recoupement partiels :

  • Le bloc central franco-allemand (rejoint à l’occasion par le Luxembourg, la Belgique ou l’Irlande) qui s’est politiquement mis en jeu pour cette proposition. En-dehors de la défense de cet accord il n’est que peu revendicatif, à condition que le rabais de contribution côté allemand et la politique agricole commune côté français soient préservés.2
  • Le bloc des pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Chypre et Malte. La Croatie, la Roumanie et la Bulgarie pouvant être considérées tant du Sud que de l’Est), les plus touchés par la crise, qui devraient être les principaux bénéficiaires de cette proposition. Leur objectif est de modérer la conditionnalité – c’est-à-dire principalement des mesures d’austérité – que cherchent à leur imposer les États du nord en échange de l’accès aux fonds du plan de relance.3
  • Le bloc des pays de l’Est, qui bénéficient moins de cette proposition de fonds de relance, mais qui sont prêts à accepter le plan, en échange d’une sanctuarisation de la Politique de cohésion (sans aucune condition relative au respect de l’État de droit, notamment pour la Pologne ou la Hongrie…) dans le budget pluriannuel. Dans une moindre mesure, ils soutiennent un maintien à un niveau élevé de la PAC ainsi que des retours plus importants pour eux sur le plan de relance.4
  • Les pays du Nord enfin : Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède et Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité comme condition d’accès aux fonds, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais, déterminés à réduire le montant des transferts pour les transformer en prêts, à durcir la gouvernance jusqu’à demander l’unanimité pour la validation des plans de relance nationaux « subventionnés » par le plan de relance européen NextGenerationEU.

Par-dessus tout, la ligne rouge des pays du Nord consiste dans la mutualisation des dettes, qu’elle s’effectue à travers une augmentation pérenne et conséquente du budget ou par l’émission d’obligations par une autorité européenne (les coronabonds). Ces pays étant dépositaires de fortes traditions parlementaires où les objectifs budgétaires sont fortement soutenus et surveillés, les gouvernements nordiques, en particulier celui du premier ministre néerlandais Mark Rutte, jouent de la menace d’un blocage de leur parlement en cas de contribution nationale trop élevée ou de règles européennes de gestion trop « laxistes ».

Pour résumer : le plan de relance, priorité politique du bloc central franco-allemand, rencontre l’opposition du bloc nordique, le soutien non désintéressé du bloc du Sud et l’indifférence du groupe de l’Est.

Alors que comme le montrait le précédent article, la proposition de la Commission était budgétairement défavorable à la France, il semble que la nouvelle proposition révisée de Charles Michel soit le produit de concessions françaises supplémentaires.

La grande réforme du financement de l’Union n’aura vraisemblablement pas lieu. La France, soutenue par la Commission et le Parlement européens, bute sur une série d’obstacles. On trouve en premier lieu l’Allemagne, secondée par les pays de l’Est, opposée à l’introduction de la ressource ETS. On trouve ensuite les paradis fiscaux (Pays-Bas, Luxembourg, Irlande…), opposés à la mobilisation de ressources qui mèneraient vers des harmonisations fiscales (taxe numérique, assiette commune sur les sociétés, taxe sur les transactions financières) et mettraient fin à l’optimisation indécente des plus sourcilleux sur la dépense commune : les Pays-Bas.

On trouve enfin les « frugaux », secondés par l’Allemagne, quant à la suppression des rabais. Ces derniers pourraient même augmenter (rappelons que si ceux-ci ne sont ne serait-ce que maintenus, cela reviendrait à ce que la France rembourse, sans aucune plus-value européenne, 8 milliards de 2021 à 2027 à l’Allemagne, au Danemark, à la Suède, à l’Autriche et aux Pays-Bas !), comme à quasiment chaque négociation depuis 1984 et le fameux I want my money back de Margaret Tatcher. La revendication de « mécanismes de correction » (terme poliment employé par la Commission) réduisant les contributions nationales – jusqu’à 25% dans le cas des Pays-Bas – des bénéficiaires n’a pas disparu avec le départ de nos voisins d’Outre-manche. Ces rabais minent tout autant le « projet européen » que la sécession fiscale de nos grandes fortunes. Ce graphique, extrait d’une note du think thank Bruegel, illustre le caractère régressif du financement du budget européen.

Source : Bruegel, A new look at net balances in the European Union’s next multiannual budget, https://www.bruegel.org/2019/12/a-new-look-at-net-balances-in-the-european-unions-next-multiannual-budget/

L’intégrité du plan de relance semble encore menacée par les assauts des « frugaux ». Danois, Suédois et Autrichiens ayant sur ce volet modéré leurs ardeurs, l’activisme des Néerlandais est à souligner : une coupe de 100 milliards dans les 500 milliards de transferts n’est pas impossible d’ici à la fin de la négociation, amputant un plan déjà modeste par les moyens au regard de ses objectifs.

Les autres frugaux se consolent par des demandes de coupes supplémentaires dans les 1100 milliards proposés en mai dernier par la Commission (contre 1135 milliards dans la première proposition de la Commission en mai 2018) et par des demandes de rabais supplémentaires.5

Sur le sujet de la gouvernance, le premier ministre néerlandais se montre également très virulent et exige la validation des plans de relance nationaux à l’unanimité des États-membres pour débloquer les fonds du plan de relance, ce qui conduirait inévitablement, au vu des priorités politiques des gouvernements – conservateurs ou sociaux-démocrates – nordiques, voire baltes, à un durcissement de l’austérité, à des « réformes structurelles » avec des objectifs d’équilibre des budgets de l’État et des comptes sociaux sans se soucier de leur effet dépressif (sur des économies déjà déprimées…). Sur cette question précise, il semble tout aussi isolé que déterminé, et son parlement avec lui. La volonté de conditionner les subventions et les prêts à des mesures austéritaires rencontre cependant une approbation plus large, qui s’étend jusqu’à l’Allemagne et la présidente de la Commission – on peut d’ores et déjà considérer que l’injection d’une certaine dose d’austérité fait partie des accords qui seront signés.

Les « frugaux » apparaissent donc comme les derniers États-membres suffisamment insatisfaits pour faire échouer le Conseil européen. Un coup de théâtre dans la belle communication élyséenne de sortie de confinement n’est donc nullement impossible, embarrassant le président qui a déjà mis le plan européen du côté des réussites de son quinquennat. Celui-ci, constituerait-il, s’il était adopté, « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies » comme l’affirme le président Macron ?6

Une révolution politique ?

Le président de la République a en effet investi depuis le discours de la Sorbonne une grande partie de son capital politique dans un approfondissement de la construction européenne, parallèlement à une volonté de stopper le processus d’élargissement7. Le plan de relance proposé constitue-t-il un point de rupture en la matière, aux conséquences de long terme ?

Une grande part des observateurs bruxellois – divers think thank comme Bruegel ou l’institut Robert Schumann, les correspondants français à Bruxelles à l’image de Jean Quatremer, passé d’une période de dépression sur la construction européenne en février8 à l’allégresse en mai, (devisant même de la construction d’un Trésor européen9) soulignent bien une rupture importante : pour la première fois, l’Union va emprunter pour redistribuer entre les États-membres.

Cependant – et c’est là une caractéristique essentielle de ce plan – il se fait à traités constants. La Commission a en effet tiré le maximum de ceux-ci et notamment de l’article 122 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne. Or quand on examine celui-ci, ce qui autorise un tel plan est son caractère à la fois « exceptionnel » et « limité dans le temps ». Aucun renouvellement de ce plan dans trois ou quatre ans (à l’échéance des engagements de dépenses de celui-ci) n’est donc prévu et seules des circonstances « exceptionnelles » pourraient justifier un nouvel arrangement de la sorte. De telles circonstances exceptionnelles seraient de nouveau évaluées au regard des demandes budgétaires en application du principe de proportionnalité. Surtout, l’Union ne pourra pas faire « rouler » davantage la dette créée d’ici 2024 par la réponse à la Crise du Covid-19 au-delà de la date limite (2058 selon l’échéance prévue par la Commission dans sa proposition amendée de décision ressources propres). Le Trésor européen entrevu par Jean Quatremer a donc une durée de vie limitée, contrairement à ceux des États-membres – immortels jusqu’à preuve du contraire.

Assurément, les traités ont été distordus et vu les échéances, il n’est guère impossible que d’ici à 2058 ils soient révisés, mais cet accord ne représente aucun changement de logique pérenne et ne peut constituer a contrario de ce qu’avance le président Macron « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies ».

Au niveau économique également, en apparence le plan semble constituer une rupture. Il va bien permettre à l’Italie de passer l’année sans voir sa dette attaquée par les marchés (si la Banque centrale européenne maintient sa politique en dépit des recours juridiques qui se multiplient, traités à l’appui, contre elle). Les transferts budgétaires impliqués par NextGenerationEU sont cependant bien trop faibles et dans quelques années l’Italie sera confrontée aux mêmes problèmes structurels : une productivité en baisse depuis l’introduction de l’euro, un sous-investissement chronique dans les infrastructures et l’éducation (partiellement compensé certes pendant quelques années), une fuite de ses diplômés vers les pays du Nord, un Mezzogiorno inadapté au libre-échange et à une monnaie forte et une fissure encore accrue dans le consensus fiscal avec le Nord.

Nulle révolution économique, donc, mais des enjeux politiques conséquents pour Emmanuel Macron et Angela Merkel, les promoteurs du plan. Le président français se pose en sauveur de l’Europe pour fédérer son électorat. Plusieurs analyses – de la cartographie électorale d’Emmanuel Todd et d’Hervé le Bras10 à l’économie politique de Bruno Amable et Stefano Palombarini11 – ont montré l’aspect fédérateur du projet européen pour des composantes de l’électorat autrefois opposées entre centre droit et centre gauche. En dehors de l’objectif de préservation de la PAC (ce qui au passage limite les possibilités de réforme et « d’écologisation » des dispositifs européens) et du soutien à un plan de relance temporaire, la France semble avoir tout cédé sur ses ambitions de réforme du budget, et notamment sur le volet ressources.

Le modèle structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel

Les nouvelles priorités en dépenses du président que sont la défense et l’espace ont quant à elles été rabotées au fur et à mesure de la négociation par rapport au projet de budget initial de la Commission en mai 2018. Les montants envisagés (moins de 10 milliards sur 7 ans pour la défense, 13 pour l’espace) semblent trop faibles au regard des objectifs élyséens d’armée européenne ou du moins de commandement intégré alternatif à l’OTAN – d’autant que sur ces positions la France reste très isolée, l’Allemagne et la Pologne souhaitant notamment conserver le parapluie américain.

[Lire sur LVSL : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »]

Contrairement aux objectifs qu’il s’était donné en 2017 et à la promesse de révolution faite à son électorat, Emmanuel Macron a donc échoué à redonner un nouvel élan au « projet européen ». Il n’a su le mettre à l’abri – sauf durant une exception temporaire de quelques années au maximum, et de manière limitée – de ses logiques austéritaires et concurrentielles, des comportements parasitaire et de ses passagers clandestins. En-dehors de Bruxelles et de son entre-soi très chic de think thank, de correspondants de grands journaux européens, de lobbyistes, de syndicats, d’ONG et de fonctionnaires européens, il continue d’exister 27 projets européens plus ou moins ambitieux.

Le seul projet commun que l’Union parvienne à générer sur les dernières années semble être celui d’un recentrage national. Le président de la République, au lieu de s’attaquer aux sources des divergences économiques et politiques que sont le marché et la monnaie uniques, a préféré emboîter le pas à trente ans de politique européenne des gouvernements français depuis Maastricht : pousser pour une solidarité budgétaire, conçue comme un palliatif aux maux précédemment décrits ; une forme de solidarité que personne ne souhaite au sein des pays riches.

Le palliatif pour maintenir le statu quo

Pour Angela Merkel également, le capital politique investi est important. De la même manière qu’en 2015 au moment de la décision unilatérale de l’Allemagne d’ouvrir ses frontières aux réfugiés, il n’a fallu qu’un changement de ton de la chancelière pour que l’ensemble de la CDU se convertisse rapidement à des objectifs ambitieux. Bien que la volonté initiale de la chancelière ne s’étendait sans doute pas au-delà du maintien du statu quo, et qu’elle ait très clairement souligné le caractère unique (Einmal : une fois) du plan de relance, l’ensemble de la grande coalition a suivi, de même que la plupart des grands médias allemand (à l’exception du très ordolibéral Frankfurter Allgemeine Zeitung), marginalisant les critiques comme Friedrich Merz. Il se dessine outre-Rhin un unanimisme autour du fait que l’Allemagne doive sauver le continent de la fragmentation – notamment face à la perspective d’une sortie de l’Italie.

Cette bonne volonté n’est pas critiquable en elle-même – et en un sens admirable – mais ni les moyens, ni la réflexion d’ensemble ne suivent. En 2015, l’Allemagne pensait mettre fin par la seule force d’une volonté collective – incarnée par la phrase Wir schaffen das de la chancelière – à une longue tradition de nation définie sur des bases ethniques et accueillir plus d’un million de réfugiés syriens en un court laps de temps, sans se poser les questions de l’échec relatif de l’intégration des populations d’origine turque. De la même manière, elle se découvre aujourd’hui la puissance magique de résoudre les difficultés des pays du Sud par quelques transferts budgétaires inconséquents au regard de la nécessité, sans se poser la question de la cause des déséquilibres structurels qui polarisent l’Union.

Le modèle économique structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, ou même plus simplement l’existence du rabais allemand de contribution au budget de l’Union européenne de 3,5 milliards par an, qui pèse sur les finances françaises, italiennes et espagnoles, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel.

Dans ce contexte, il y a fort à parier que l’enthousiasme outre-Rhin durera quelques mois. À la première difficulté, toutefois, le retournement pourrait être très rapide. Il est même probable que l’extrême droite en profite comme en 201712 en cas de contrecoup à l’excès d’enthousiasme allemand que l’on observe actuellement.

Le plan de relance européen qui sera annoncé – sauf grand retournement – dans les jours prochains constituera donc une bouffée d’oxygène pour les bénéficiaires méditerranéens qui devraient pouvoir passer l’année sans crise majeure ; celle-ci est repoussée de plusieurs années et le plan aura permis d’acheter du temps. Cependant il ne constitue en aucun cas, en raison de ses caractéristiques sous-dimensionnées, exceptionnelles et limitées dans le temps, une révolution dans la logique de concurrence qui préside au fonctionnement de l’Union européenne. Il porte le risque d’une austérité imposée comme condition à son existence. En outre, le capital politique investi se fait au détriment d’autres volets qui pourraient permettre de lutter contre la fragmentation (harmonisation fiscale, autonomie financière conséquente de l’Union et sortie de la logique du juste retour, réaffirmation d’un consensus fiscal pour le budget européen par la suppression des rabais, investissement dans une logique de puissance par une indépendance de l’OTAN et sur le volet numérique).

Pour la France, il signifie le rétrécissement des ambitions du discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron face au scepticisme des « frugaux », alors que dans quelques années la France ne pourra plus se permettre de porter la même ambition en raison de sa situation financière dégradée. Pour l’Allemagne et pour l’Europe du Nord par extension, il pourra provoquer à moyen terme le basculement dans l’euroscepticisme devant la déception suscitée et dans la crise politique, achevant définitivement le système de grands Volksparteien (CDU et SPD) et paralysant encore davantage le jeu politique outre-Rhin.

Notes :

1 Pour plus d’informations, le lecteur pourra se référer aux infographies de politico.eu : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

2 Une augmentation pour le fonds européen de défense et la politique spatiale de l’Union serait la bienvenue à l’Elysée tandis que l’Allemagne privilégie toujours l’enveloppe de la politique de cohésion pour ses régions de l’Est. France et Allemagne s’opposent en revanche avec force sur le volet des financement, où la France pousse très fortement pour la mutualisation du produit de la vente des quotas ETS sur un marché du carbone, pour lequel elle a tant œuvré dans les années 2000.

3 La proposition de la présidence du Conseil en la matière est moins technocratique que la proposition initiale de la Commission : elle impliquerait une validation à la majorité qualifiée inversée du Conseil (55% des États-membres, représentant 65% de la population, doivent voter contre un plan national pour qu’il soit refusé et que l’État membre en question ne reçoive aucun fonds européens) et une validation du Parlement européen.

4 Ils s’opposent également à une « écologisation » du financement du budget : le projet de la Commission, soutenue en cela par le Parlement européen, comprenait en 2018 l’introduction, dans les ressources de l’Union, d’une contribution plastique (censée rapporter 6 milliards par an) et d’une part du produit de la vente des quotas carbone du marché ETS (selon les propositions et avec des hypothèses conservatrices de prix moyen sur la période de l’ordre de 25€/tCO2, ce prix ayant dépassé 30€ en juillet 2020, cette part pourrait rapporter de 3 à 10 milliards au budget de l’Union). Cette « écologisation » est en réalité très défavorable aux États de l’Est qui concentrent une grande part des industries émettrices de CO2 et augmentent marginalement leurs contributions sur ces 9 à 16 milliards de ressources qui se substitueraient aux contributions calculées selon la richesse nationale de chaque Etat. Elle est en revanche extrêmement favorable à la France, où les secteurs couverts par des quotas ETS vendus aux enchères et notamment la production d’électricité sont résolument décarbonés : sa part dans les quotas mutualisés serait donc très faible (6%-7% selon le Think Thank Bruegel contre 17,5% pour la part française du RNB européen)

5 La boîte de négociation de Charles Michel dévoilée en juillet coupait déjà le budget pluri-annuel de 25 Md€ à 1175 Md€ pour l’ensemble de la période : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

6 Entretien du président de la République du 14 juillet 2020 avec Léa Salamé et Gilles Bouleau

7 La France, très isolée sur ce point, a soutenu à l’automne 2019 et à l’hiver 2020 avec seulement l’appui du Danemark et des Pays-Bas, une réforme du processus en essayant d’inclure le principe de réversibilité. Cette réforme avait également pour objectif principal de retarder l’entrée imminente dans l’Union de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, puis à plus longue échéance de la Serbie et des États restants de l’ancienne Yougoslavie

10 Voir Emmanuel Todd et Hervé le Bras : Le mystère français, 2013, Emmanuel Todd : Les luttes de classes en France au XXIème siècle, 2020.

11 Bruno Amable et Stefano Palombarini : L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, 2017

12 Aux élections de 2017, consécutivement à la crise des réfugiés, l’AFD entrait au Bundestag avec 12,6% des suffrages nationaux.

La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

© Pixabay

Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ?

https://www.volkskrant.nl/nieuws-achtergrond/rutte-alleen-boos-als-niemand-het-ziet~b6410340/
Franche rigolade entre Mark Rutte, le premier ministre néerlandais et ses ministres, dont Jeroen Dijsselbloem, ancien président de l’Eurogroupe © Beeld anp pour De Volkskrant Capture d’écran

La crise sanitaire et économique au sein de l’Union européenne, conséquence de la propagation du coronavirus, finit d’ouvrir les plaies, béantes, de l’échec de toute tentative de construction d’un destin partagé entre les nations et peuples européens. Les plus incrédules, espérant un sursaut après le dramatique sauvetage de la Grèce, séquelle de la crise financière et économique de 2008, finissent sidérés face à, le mot est faible, tant d’indifférence. Dépassées sont les illusions d’une intégration économique et politique, vantées il y a bientôt trente ans avec le traité de 1992, signé dans la cité néerlandaise de Maastricht. Cruel apologue que nous livrent justement les Pays-Bas depuis trop longtemps en matière de solidarité européenne. Leur refus de toute aide réelle, autre que des bribes de dons, à destination des pays du Sud de l’Europe, est lourde de sens. Candides, car ils ne semblent plus mesurer leurs actes, les Néerlandais écrivent le codicille de trop du testament européen.


« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations. » […] Le poète poursuit : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Charles Baudelaire, dans ce poème en prose qu’est L’invitation au voyage, vient nous rappeler à quel point les Pays-Bas restent une nation étrangère, méconnue, qui interroge, que l’on songe à découvrir. La « Chine de l’Europe » aime rappeler, à l’image de l’empire du milieu, que c’est le monde qui vient à elle par le commerce, concept s’il en est, véritable trésor immatériel, et non le contraire.

Une puissance fondée sur le commerce maritime

Élucider l’attitude du gouvernement néerlandais dans l’énième crise que traverse l’Union européenne par une seule explication des stratégies politiciennes propres à la politique interne et aux résultats économiques des Pays-Bas ne saurait suffire. Le « petit pays, grande nation » de Charles de Gaulle a façonné son histoire par un remarquable sens de la maîtrise des eaux et, partant, du commerce maritime. Dès le XVIIe siècle, les anciennes Provinces-Unies, provisoirement libérées du joug de Philippe II d’Espagne, ont fondé la Compagnie unie des Indes orientales. Véritable première firme multinationale dans un monde précapitaliste, la société fut aidée par la puissance d’Amsterdam. Dans une société acquise majoritairement au protestantisme calviniste car religion d’État, l’actuelle capitale des Pays-Bas a supplanté commercialement les villes de la ligue hanséatique, aidée il est vrai par la Banque d’Amsterdam. La période est si faste pour les Provinces-Unies qu’elle est nommée de Gouden Eeuw, littéralement le Siècle d’or. Déjà, à cette époque, germe l’idée de ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui le chacun pour soi, couplé au plus trivial un sou est un sou.

Par Adam François van der Meulen — http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/tableaux-sculptures-dessins-anciens-xix-siecle-pf1709/lot.67.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=59766860
Le passage du Rhin, par van der Meulen (1672), représentant la victoire des armées du roi de France Louis XIV sur les Provinces Unies. 1672 est le Rampjaar, l’année désastreuse pour les Néerlandais

Libéraux, les Néerlandais le sont assurément. Mais leur libéralisme est pour l’essentiel une liberté fondée sur la liberté individuelle et le libre choix, soit une liberté de la responsabilité. La tolérance recouvre pour eux son sens premier, à savoir l’acceptation d’un comportement déviant, pourvu qu’il ne vienne pas troubler l’ordre moral. À ce titre, bien avant qu’ils n’agissent ainsi au niveau européen, les Néerlandais ont créé le système de verzuiling, ou pilarisation, qui régente la société en plusieurs piliers (catholicisme, protestantisme, libéralisme, socialisme etc.), avec, en filigrane, le respect des normes et valeurs de la société néerlandaise. Surannée dans sa pratique, elle témoigne cependant de la psychologie collective des descendants des Bataves.

L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte à l’égard de leurs partenaires européens ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. La fermeté dont se prévalent le premier ministre et son ministre pourrait être une manifestation de l’euroscepticisme qu’on impute aux Néerlandais depuis une quinzaine d’années. Ces derniers ont pourtant été moteurs de la construction européenne. Dès 1951, ils ont participé comme fondateurs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, ils ont fait partie des six signataires du Traité de Rome aux côtés de la Belgique, du Luxembourg, de la RFA, de la France et de l’Italie. Les Pays-Bas ont vu dans la construction européenne un moyen pour eux de compter davantage sur la scène diplomatique alors qu’au même moment la France de De Gaulle et la RFA de Konrad Adenauer se rapprochaient. L’adhésion au projet européen s’est poursuivie, notamment durant les années 1970 et 1980, avec l’application du nouveau modèle social néerlandais, le poldermodel, et l’approbation de l’Acte unique en 1986, qui préfigure la création du marché unique européen et de leurs quatre libertés que sont la liberté de biens, de services, de capitaux et de personnes. En 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, les Néerlandais ont été davantage partisans du traité fondateur de l’Union européenne, bien plus que les Français, les Danois ou encore les Allemands.

« L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. »

Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les Pays-Bas ont profondément changé d’optique vis-à-vis du projet européen. La première anicroche est venue de l’abandon du florin, dont les Néerlandais demeurent très fiers, pour la monnaie unique, en 2001. Cet abandon ne les as pas empêchés d’accroître leurs excédents commerciaux depuis, tout comme en a profité l’Allemagne. Cette crispation s’est accompagnée de la montée en puissance du fantasque candidat de la droite radicale Pim Fortuyn. Il fut assassiné en 2002 par un militant écologiste afin de, d’après sa déclaration à son procès, protéger les citoyens musulmans, nombreux aux Pays-Bas, face aux philippiques du leader populiste. Dans un pays où la criminalité est très faible et le terrorisme inexistant, l’assassinat d’une personnalité d’envergure a rendu les Néerlandais très méfiants à l’égard des étrangers, des citoyens musulmans et plus généralement du modèle multiculturel. L’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, dont les propos à l’encontre des musulmans ont marqué, a crispé davantage encore la société néerlandaise, ce qui a profité à l’ascension d’une extrême droite europhobe, anti-immigration et anti-islam.

Une élite euroréaliste mais surtout très libérale

Geert Wilders, avant qu’il ne fondât en 2006 le PVV, le Parti pour la liberté, clairement d’extrême droite et europhobe, avait déjà battu le rappel lors du référendum visant l’établissement d’une constitution européenne en 2005. Aucun observateur de la vie politique néerlandaise n’avait prévu ce qui s’est apparenté à un séisme : le non l’a emporté à 61,5%, bien plus que les 54,4% de refus en France. Le possible élargissement de l’Union européenne à la Turquie, l’abandon du florin ou encore les craintes issues de la directive Bolkestein ont joué dans cette opposition massive de la population néerlandaise. Depuis ces évènements, les Pays-Bas n’ont jamais cessé de se présenter comme favorables au projet européen, alors qu’on pourrait plutôt les qualifier d’euroréalistes, méfiants mais pas complètement eurosceptiques. Cette défiance s’inscrit pleinement dans l’attitude que les gouvernements néerlandais successifs ont eu par rapport aux autres pays européens depuis. Pour les Néerlandais, la construction européenne est devenue un moyen de défendre leurs intérêts économiques et commerciaux plutôt qu’un investissement dans un projet politique commun, qui pour eux resterait de toute évidence dominé par des puissances plus importantes qu’eux et économiquement faillibles. Ils n’ont pas hésité à ce titre de refuser à 61% en 2016 par référendum l’accord d’association prévu entre l’Union européenne et l’Ukraine. Le référendum fut provoqué par la campagne menée par Thierry Baudet, leader du Forum pour la démocratie, qui souhaite incarner un profil moins sulfureux que Geert Wilders, ce qui gêne la coalition au pouvoir. Ce n’est qu’après de longs mois de négociations à l’échelle européenne, et quelques concessions données au passage, que le parlement néerlandais a pu ratifier l’accord. Preuve qu’euroréaliste convient mieux qu’eurosceptique, les Néerlandais considèrent à 89% en 2017, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome, que la construction européenne est une bonne chose. Si les Néerlandais sont hostiles à davantage de fédéralisme, ils ne feignent pas d’oublier que la construction européenne n’est pas étrangère à leur prospérité économique.

Alors que la crise financière et économique de 2008 aurait pu entraîner un élan de fraternité entre les États européens, il n’en fut nullement question à La Haye. Mark Rutte, l’actuel premier ministre (VVD, libéral), dirige en coalition le pays depuis maintenant dix ans. Il est, à cet égard, le chef d’État à la longévité la plus longue au sein des dirigeants européens avec… la chancelière allemande Angela Merkel. Le mot d’ordre du premier ministre libéral, qu’on surnomme Mister Téflon, le caméléon ou encore Mister Silicon, est l’opposition nette à tout transfert de souveraineté vers Bruxelles et surtout davantage de fédéralisme économique et surtout, à une mutualisation des dettes européennes, portée par la France et les pays d’Europe du Sud. En 2012, lorsque le maintien de la Grèce dans la zone euro a fait l’objet d’un questionnement, Mark Rutte avait menacé de revenir au florin s’il « s’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ». En interne, le programme politique du premier ministre tranche de fait avec les aspirations de certains gouvernements au sud de l’Escaut : ajustement des dépenses avec une dette redescendue à 49,3% du PIB fin 2019, un taux de chômage sous la barre des 5% et un excédent commercial impressionnant, de 10,7% du PIB en 2018 – là où bien des pays du Sud affichent un déficit, ce qui permet aux Pays-Bas d’être parmi les pays les plus contributeurs au budget européen.

Mark Rutte a menacé de revenir au florin s’il « S’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ».

Le premier ministre a été soutenu dans cette politique par son ministre des Finances travailliste Jeroen Dijsselbloem, de 2012 à 2017. Ce dernier, président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, avait déclaré qu’il fallait « mettre fin à la croissance du bien-être bâti sur des dettes ». Si c’était sa seule sortie de route, ses homologues européens et les pays du Sud de l’Europe s’en seraient contentés. Mais Jeroen Dijsselbloem, surnommé Dijsselbourde, est coutumier des faux pas et des billevesées. Lié par une indéfectible amitié avec l’ancien et très puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, « l’Allemand en sabots », comme le surnomment les médias grecs, n’a eu de cesse de défier les principes élémentaires propres à la diplomatie. C’est ainsi qu’en 2017, alors qu’il était interviewé par le journal allemand FAZ, le ministre a lancé : « Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité (sic) avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon argent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide ». Ce n’est pas faute d’avoir souhaité plus de souplesse : Dijsselbloem, à sa prise de poste, a voulu se démarquer de ses prédécesseurs, notamment Jan Kees de Jager, jugés trop rugueux… ! Déjà, à l’époque, Antonio Costa, le premier ministre socialiste du Portugal, avait demandé que le ministre « disparaisse des radars ». Quant à la confédération européenne des syndicats (CES), elle avait exigé que le poste de président de l’Eurogroupe échoie à une personne ayant « plus d’ouverture d’esprit ».

Wopke Hoekstra, argentier et « brute » des Pays-Bas

L’attitude du nouveau ministre des Finances Wopke Hoekstra depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, que Les Échos ont présenté comme le nouveau « Monsieur non » de l’Union européenne – et dont le principal journal néerlandais, De Telegraafa relaté les attaques émises par le quotidien économique – s’apparente manifestement à l’aboutissement d’une politique de fermeté que les Pays-Bas mènent à l’échelle européenne et non comme une rupture avec le passé. L’arrivée de Hoekstra à la tête du ministère des Finances coïncide avec le renouvellement du parlement néerlandais en 2017. Après sept mois de négociations, une courte majorité de 76 sièges sur 150 s’est formée et Mark Rutte s’est allié aux centristes pro-européens du D66, avec l’Union chrétienne et avec la CDA, parti démocrate-chrétien conservateur dont est issu l’ambitieux Wopke Hoekstra. Qualifié de « brute » par certains de ses homologues au sein de l’Eurogroupe, Hoekstra n’agit pas uniquement pour des motifs spécifiquement économiques mais également pour de basses raisons politiques. Les élections législatives de 2021 promettent une rude bataille entre le VVD de Mark Rutte et la CDA de Wopke Hoekstra, qui rêve de le doubler sur sa droite.

Peu de temps après l’installation du gouvernement Rutte III au Binnenhof, le siège du parlement néerlandais, Mark Rutte et son ministre des Finances ont, dès 2018, tué dans l’œuf la tentative de création d’un budget de la zone euro, portée principalement par Emmanuel Macron. Le 13 février 2019, le premier ministre, dans un discours prononcé à Zurich à la veille des élections européennes, a proposé l’imposition du principe selon lequel « un accord est un accord ». L’idée étant d’interdire les largesses accordées par la Commission européenne aux pays ne respectant pas les règles, en matière de droits de l’homme… mais surtout en matière budgétaire avec la règle des 3% de déficit public maximum du PIB. Le premier ministre néerlandais le dit sans ambages : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

Sûr de son attitude, quoique qualifiée de « pingre » là encore par le premier ministre portugais Antonio Costa, Mark Rutte s’est obstiné au Conseil européen de février 2020, obséquieux, dans sa volonté que le prochain budget européen 2021-2027 ne dépasse pas 1% du PIB total contre… 1,074%, proposé par Charles Michel, le président du Conseil européen. Bravache, il est arrivé au Conseil européen avec une biographie du pianiste Chopin pour « passer le temps ». Quant à Wopke Hoekstra, il a, dès son accession, travaillé à la formation d’une nouvelle ligue hanséatique, telle que la surnomme le Financial Times. Composée, outre les Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche dans le premier cercle, de l’Irlande, de la Finlande et des pays baltes selon certaines négociations, l’expression de nouvelle ligue hanséatique est plus heureuse que d’autres : « Hoekstra et les sept nains », « club des Vikings », « coalition du mauvais temps/météo pourrie » ou encore « l’anti-Club Med », etc. Bien que cette ligue soit informelle, le poids économique de l’ensemble des pays équivaut à 18,5% du PIB européen, sachant que le poids de la France est à 17,5%. Les Pays-Bas, toujours méfiants à l’égard des principales puissances économiques de l’Union, et tout particulièrement de la France, ont longtemps pu compter sur le Royaume-Uni. Mais avec le Brexit et l’affaiblissement d’Angela Merkel après plus de dix ans de pouvoir, les Néerlandais ont souhaité eux-mêmes jouer dans la cour des grands.

Wopke Hoekstra, au sujet de la crise en Italie et en Espagne : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ».

Le ministre ne s’est donc pas privé, fin mars, en pleine crise du coronavirus, de plaire davantage à son électorat plutôt qu’à manier le langage diplomatique. Wopke Hoekstra a de fait demandé qu’une enquête interne européenne soit menée pour savoir comment certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu se retrouver avec un système hospitalier et des budgets défaillants ! Il ajoute : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ». La levée de boucliers à l’étranger provoquée par ces psalmodies a atteint un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pêle-mêle, Antonio Costa a qualifié de « répugnants » les propos du ministre néerlandais. Porté par sa colère, il a ajouté : « Ce type de discours est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union européenne ». Finissant dans une aspersion acrimonieuse, il termine : « Personne n’est disposé à entendre à nouveau des ministres des Finances néerlandais comme ceux que nous avons entendus en 2008 et dans les années qui ont suivi ». Mais le dirigeant portugais n’a pas été le seul à recadrer rudement l’impétueux ministre. La ministre socialiste espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzàlez a indiqué à Wopke Hoekstra que « nous sommes dans ce bateau de l’Union européenne ensemble. Nous avons heurté un iceberg inattendu. Nous sommes tous exposés au même risque désormais. On n’a pas de temps de tergiverser sur des billets de première ou de seconde classe ». Regrettant une semaine après son manque d’empathie, le ministre n’a pourtant pas changé d’un iota son discours, expliquant que les coronabonds allaient créer davantage de problèmes que de solutions, ce qui lui a valu cette fois-ci une réponse assassine de la députée italienne du M5S Tiziana Beghin : « Le manque de solidarité n’est pas un problème d’empathie. L’Europe doit écrire une nouvelle page de son histoire, pas un essai d’économie ». En réponse, le gouvernement néerlandais a proposé la mise en place d’un fonds de solidarité de dix à vingt milliards d’euros sous forme de dons. Aumône à mettre en regard avec les centaines de milliards d’euros que les Italiens empruntent annuellement sur les marchés.

https://twitter.com/Daphid/status/1247524160877654016
Le ministre des Finances Wopke Hoekstra © David van Dam Capture écran Twitter

La détermination avec laquelle le ministre néerlandais s’est opposé aux coronabonds et à l’activation du mécanisme européen de solidarité (MES), sans contrepartie de réformes structurelles, lors de la réunion de l’Eurogroupe s’explique donc par une santé économique que le gouvernement ne veut pas remettre en cause, par des arrières pensées politiques internes mais également par une manière de penser les échanges et la solidarité aux antipodes de certains autres États européens. Le gouvernement, après avoir tergiversé sur le confinement, a pourtant prévu des mesures fortes de soutien à l’économie : 4000 € pour toute PME touchée par la crise, aide financière pour les indépendants entre autres. Enfin, jusqu’à 65 milliards d’euros sont prévus pour soutenir l’ensemble de l’économie et les services publics du pays, que le parlement a déjà approuvé, preuve qu’il est capable de largesses budgétaires lorsqu’il s’agit des intérêts personnels des Pays-Bas.

Les Pays-Bas : frugaux sûrement, paradis fiscal assurément

Pour autant qu’ils soient vertueux sur le plan budgétaire, les Pays-Bas ne sont pas exempts de critiques en la matière. Suite aux Paradise Papers, le gouvernement a été obligé de modifier sa politique d’imposition aux entreprises, sous la pression de la Commission européenne, politique qui consistait en la création de sociétés « boites aux lettres » comme dans le Delaware aux États-Unis avec un taux d’imposition de 2%. Par ailleurs, le conglomérat pétrolier et gazier Shell avait réussi à ne payer aucun impôt en 2017 malgré un bénéfice de 1,3 milliard d’euros. Plusieurs multinationales néerlandaises ont ainsi pu économiser jusqu’à 15 milliards d’euros en imposition. La politique fiscale néerlandaise est ainsi tellement opaque que l’ONG Oxfam place le pays comme quatrième paradis fiscal au monde, certes derrière les Îles Vierges, les Bermudes ou les Îles Caïmans, mais devant la Suisse, l’Irlande ou le Luxembourg. Le premier ministre italien Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à mettre les Pays-Bas face à leurs responsabilités en expliquant dans le Sueddeutsche Zeitung : “Avec leur dumping fiscal, ils attirent des milliers de grandes sociétés internationales qui s’y délocalisent. Cela leur donne un afflux massif de deniers publics dont les autres pays de l’Union manquent : 9 milliards d’euros sont perdus chaque année par les autres pays de l’Union, selon une étude de l’ONG Tax Justice Network”.

Surtout, ce que les Pays-Bas oublient, c’est qu’ils ne sont pas l’Allemagne et qu’ils ne disposent ni de la puissance diplomatique, ni même de la puissance économique pour exiger, à eux seuls, de tels efforts à des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Mark Rutte s’est empressé d’édulcorer les propos de Wopke Hoekstra, voyant qu’excepté la Finlande et l’Autriche, il ne disposait plus d’aucun soutien. Mais l’affront fait en particulier à l’Italie risque de laisser des traces, telle une meurtrissure. Dès la fin du mois de mars, de nombreux appels ont été relayés dans la péninsule pour boycotter les marques néerlandaises, comme Unilever, Philips ou encore Heineken. Même en Belgique, la première ministre Sophie Wilmès a refusé d’accueillir des patients néerlandais, jugeant qu’ils étaient suffisamment responsables pour se débrouiller seuls et ce tant que la Belgique n’atteigne pas le pic de l’épidémie. L’inquiétude qui pointe aux Pays-Bas n’est pas sans raisons : l’Irlande, pourtant membre de la nouvelle ligue hanséatique, s’est jointe à la France et à treize autres pays pour plaider en faveur de la création de coronabonds. Cette défection s’ajoute à celle en interne, en la personne du président de la banque centrale des Pays-Bas, Klaas Knot, qui insiste pour dire que « l’appel à la solidarité est extraordinairement logique ». Enfin, même Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag, a écrit une tribune commune avec son homologue français Richard Ferrand dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour que soient pensées « de nouvelles étapes vers la solidarité et l’intégration politico-financière ». L’Allemagne joue ici une partition qu’elle maîtrise depuis l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 à la chancellerie : jouer au-dessus de la mêlée sans toutefois accepter le rôle qui est le sien. Il n’est pourtant pas déraisonnable de penser que les Pays-Bas et la ligue hanséatique se rangeraient derrière l’Allemagne si cette dernière venait à tendre la main à l’Italie et à l’Espagne.

« Par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe ».

Il n’empêche. Les Pays-Bas semblent avoir voulu jouer une partition mortifère. Leurs soi-disant palinodies en matière de solidarité budgétaire n’ont trompé personne. Les répercussions sont pourtant considérables. L’avenir de l’Union européenne ne reposerait donc que sur les basses œuvres fomentées par les dirigeants d’un pays ? Ne serait-ce pas finalement l’Union européenne, dans son architecture, qui est coupable de déprédation commise à l’encontre des citoyens européens ? Si, comme l’explique le philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar dans Mediapart et Le Monde, les Néerlandais sont plus pragmatiques que les Allemands et qu’ils peuvent dévier de « l’orthodoxie juridico-monétaire », il ajoute non sans raison que les « Néerlandais n’ont jamais cru très profondément en l’Europe. Ils n’ont jamais aimé l’Europe politique. Les Néerlandais croient dans les institutions européennes. Non pas pour construire l’Europe politique, mais plutôt pour dépolitiser les rapports de force entre les États membres et pour se protéger des grands ». En 2019, l’Institut néerlandais des relations internationales, le Clingendael, a mené une enquête pour savoir quelle était l’opinion des Européens à l’égard du royaume de la tulipe. La principale idée à retenir était que les Pays-Bas travaillent avec efficacité, certes, mais sans la moindre empathie. 2019 semble déjà si loin et les Pays-Bas ne sont pas seuls tributaires de la désunion européenne. Mais, par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’Histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe.