« Le capitalisme est en passe de tuer l’agriculture paysanne » – Entretien avec la Confédération paysanne

Manifestation de la Confédération Paysanne devant la préfecture de Bretagne le 2 février 2024. © Vincent Dain

Pour éteindre la contestation des agriculteurs, le gouvernement a cédé aux demandes de la FNSEA : moins de normes, des aides d’urgence, suspension du plan de réduction des pesticides et promesses de faire respecter les lois Egalim. Des mesures qui ne répondent en rien aux problèmes fondamentaux soulevés par les paysans : leurs revenus sont bien trop faibles et le libre-échange accélère leur ruine. Face à l’impasse de la fuite en avant proposée par la FNSEA et le pouvoir politique, la Confédération Paysanne, syndicat agricole classé à gauche, a décidé de poursuivre sa mobilisation.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national à la Confédération paysanne depuis mai 2023, nous explique pourquoi. A l’opposé de la marchandisation de l’alimentation et du libre-échange généralisé, il plaide pour un modèle alternatif, plus rémunérateur et plus respectueux de la nature. Il nous décrit les mesures que défend son syndicat, le projet de société autour de la Sécurité sociale de l’alimentation et leur travail pour amplifier les liens avec les syndicats ouvriers. Entretien.

Le Vent Se Lève – Un élément déclencheur du mouvement des agriculteurs a été l’annonce d’une hausse de la taxe sur le gazole non-routier (GNR), à laquelle l’exécutif a depuis renoncé. Quels sont les autres facteurs, structurels ou conjoncturels, qui nourrissent selon vous la contestation ?

Stéphane Galais – Tout d’abord, il faut rappeler qu’il s’agit au départ d’un mouvement tout à fait spontané, ayant émergé dans le Sud-ouest de la France. A la question du GNR s’ajoute la difficulté conjoncturelle de la maladie hémorragique épizootique (dite MHE), qui a particulièrement affecté les élevages bovins et ovins de cette région. L’impossibilité pour les éleveurs d’écouler leur production et le refus gouvernemental d’octroyer des compensations se sont ajoutés à des problèmes plus structurels, comme la faiblesse du cours de la viande ou les aléas climatiques, notamment les sécheresses.

En fait, la MHE n’est que l’allumette qui a mis le feu aux poudres de toutes ces difficultés cumulées. Ce n’est qu’ensuite que la FNSEA s’est emparée d’un mouvement de colère d’abord spontané, nourri de la difficulté à vivre de son métier. Par ailleurs, l’impression qu’ont les paysans français d’être déconsidérés par le reste de la société participe certainement au ras-le-bol général qui a conduit aux manifestations.

LVSL – La FNSEA dénonce les pesanteurs administratives qui empêchent l’exercice serein du métier et rejette l’accumulation des normes tant étatiques qu’européennes qui, selon elle, portent atteinte à la compétitivité de l’agriculture française, la mettant ainsi en péril. Pourquoi avoir rejoint le mouvement ? Quelles sont les revendications que porte votre syndicat, la Confédération paysanne ?

S. G. – Nous partageons le constat du syndicat majoritaire quant aux lourdeurs administratives. Mais ce n’est certainement pas la cause profonde du mal-être des paysannes et des paysans. En réalité, ce sont les revenus qui sont au cœur du problème. Lorsqu’il gagne bien sa vie, un paysan est en mesure d’affronter sereinement les complications administratives, mais aussi de répondre aux répercussions du changement climatique sur son travail. La FNSEA a tenté de se tirer d’affaire, c’est-à-dire de faire l’impasse sur la question du revenu, en mettant prioritairement l’administration en cause. La mobilisation l’illustre parfaitement dans la mesure où les revendications des adhérents diffèrent parfois radicalement des discours portés par les dirigeants syndicaux.

« La dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business. »

C’est justement parce que la question du revenu était au centre de la contestation que la Confédération paysanne s’est ralliée au mouvement. Nous avons d’abord été surpris par son ampleur avant de réaliser qu’il nous fallait absolument prendre le train en marche pour tenter de faire émerger nos propres revendications. Depuis, nous avons pas cessé de rappeler que le revenu est le véritable enjeu de ce mouvement social, et non les démarches administratives, bien qu’elles puissent évidemment aggraver la condition des paysannes et des paysans. Ceci étant dit, la dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business.

LVSL – Peut-on parler d’une fuite en avant vers l’export, conçu comme la condition de viabilité de l’agriculture française ?

S. G. – Il est clair que pour les dirigeants de la FNSEA, le modèle libéral, consacré par le libre-échange, demeure l’horizon vers lequel doit tendre l’agriculture française. C’est une conception selon laquelle seule une poignée d’agriculteurs, plus proches de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaire que du paysan, se trouve en capacité de faire face à la concurrence et de porter vers l’excédent la balance commerciale agricole.

Selon moi, nous nous trouvons aujourd’hui à une époque charnière où le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne, fondée sur l’exploitation familiale petite ou moyenne. L’accaparement croissant des terres et leur concentration toujours plus poussée entre les mains d’un petit nombre d’entrepreneurs en est un bon exemple. C’est justement dans ce basculement que prend racine le malaise paysan actuel.

LVSL – Si le gouvernement semble faire preuve d’une mansuétude et d’une capacité d’écoute particulièrement importante – voire surprenante – pour un mouvement de contestation sociale, les annonces du gouvernement répondent-elles vraiment à la crise du monde agricole ? Désormais, la FNSEA et les JA avancent que les problèmes sont réglés. Votre syndicat est en désaccord. Pourquoi ?

S. G. – Les mesures annoncées par Gabriel Attal ont surtout pour but de faire respecter la loi Egalim. Or, cette loi est largement insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de garantir le revenu paysan. Bien qu’elle contraigne les distributeurs à intégrer les coûts de revient au prix d’achat, elle n’assure pas un prix plancher qui couvre à la fois les coûts de production, le salaires des paysannes et des paysans, ainsi que leur protection sociale. C’est donc un texte qui ne prend pas à bras le corps le problème du revenu agricole.

« Le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne. »

Le gouvernement a également déclaré mettre en pause l’application du plan Ecophyto, ce qui est surtout dommageable sur le plan symbolique. Lorsque celui-ci était en vigueur, le plan Ecophyto n’a jamais véritablement permis la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Sa mise en place relève davantage du greenwashing que d’une réelle prise en compte des pollutions que ces intrants engendrent. En revanche, l’annonce gouvernementale est de mauvaise augure puisqu’elle signifie un certain renoncement politique : la lutte contre les pesticides et autres intrants phytosanitaires n’est désormais plus à l’ordre du jour des pouvoirs publics. Revenir sur le plan Ecophyto, c’est revenir sur le principe de non-régressivité, qui consacrait un « effet cliquet » dans la production de normes agro-environnementales.

C’est en ce sens que la décision du gouvernement est alarmante, d’autant plus qu’elle consacre le refus de la surtransposition des normes européennes, c’est-à-dire la mise en place au niveau national de normes plus contraignantes que celles instaurées par Bruxelles. D’autre part, ces annonces ont également une portée politique : elles offrent à la FNSEA, prise au dépourvu par un mouvement qui dépasse les cadres qu’elle lui avait fixé, une porte de sortie. En d’autres termes, elles lui ont permis de proclamer satisfaites les revendications et d’appeler à la fin des mobilisations.

LVSL – Il est clair que le syndicat majoritaire (la FNSEA, ndlr) défend un modèle qui ne profite qu’aux grandes exploitations et aux agro-industriels. Mais dans ce cas, comment expliquer un ralliement massif des paysans à l’organisation et la quasi-absence de réflexion sur les intérêts capitalistes qu’elle défend ? Comment on sort de cette logique ?

S. G. – Ce qui explique que les gens votent FNSEA, c’est que c’est un syndicat de clientélisme. Ils offrent des services, notamment une sécurité sur l’accès au foncier. La FNSEA a toujours été construite comme ça, ils sont dans tous les organes décisionnaires de l’agricultures : chambres d’agriculture, SAFER, présidence des CA des coopératives, du Crédit Agricole. En fait, ils offrent cette espèce de boutique qui fait que, lorsqu’on est paysan, c’est plus pratique pour tes intérêts propres d’être à la FNSEA que d’aller à contre-courant et d’aller à la Confédération paysanne.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national de la Confédération Paysanne. © Stéphane Galais

Cette inertie est difficile à combattre. Nous essayons de la l’affronter, par exemple au travers des élections professionnelles en juin. Stratégiquement, cela implique d’aller au plus près des paysans et paysannes, de leur parler et d’être présent institutionnellement partout où l’on peut.

On a toujours eu ces deux jambes : être très institutionnel, via nos représentants dans les chambres d’agricultures et les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées d’attribuer les terres agricoles, ndlr), tout en étant dans l’action.

LVSL : Alors que le Sénat a unanimement rejeté l’accord avec le Mercosur, le gouvernement hésite à se prononcer définitivement et les négociations européennes se poursuivent. Le libre-échange semble toujours être la pierre angulaire de la politique agricole française. Pourquoi faut-il combattre le libre-échange ?

S. G. – L’agriculture ne produit pas des marchandises comme les autres dans la mesure où l’alimentation est fortement corrélée à la subsistance des peuples. C’est cette préoccupation première qui devrait nous pousser à faire sortir l’agriculture du libre-échange. La mise en concurrence des paysans à travers le monde a des effets délétères. Par exemple, la France a longtemps exporté des poudres de lait dans de nombreux pays puisqu’elle était en situation de surproduction laitière. Cela a eu pour conséquence la déstructuration des marchés locaux et la paupérisation des paysanneries étrangères soumises à cette concurrence.

A la Confédération paysanne, nous avons toujours lutté contre la mondialisation libérale qui détruit les agricultures et empêche les peuples d’être souverains quant à leurs choix alimentaires et agricoles. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les agricultures étrangères qui essuient les plâtres du libre-échange ; nos paysans subissent également un retour de bâton, après avoir été compétitifs pendant des années. Les clauses-miroirs, présentées comme des garde-fous, ne concernent que certaines normes spécifiques, relatives aux phytosanitaires ou au bien-être animal. Mais fondamentalement, cela n’empêchera pas la perte de compétitivité face à des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou l’Ukraine, qui ont des potentiels agronomiques différents de ceux de la France. La mise en concurrence des agricultures est un non-sens du point de vue paysan.

LVSL – La Confédération paysanne se bat donc contre ces accords de libre-échange, en France mais aussi à l’échelle internationale avec le mouvement Via Campesina (mouvement altermondialiste de défense des paysans du Sud global, ndlr). Comment envisagez-vous la sortie de ce paradigme et le rétablissement de la souveraineté alimentaire en France ?

S. G. – Nous avons une proposition très directe à la Confédération paysanne : instaurer des prix minimums d’entrée. Il s’agit d’un principe selon lequel aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. L’intérêt immédiat, c’est de protéger la paysannerie du pays considéré, en l’occurrence la France. Mais les prix minimums d’entrée bénéficient également aux exportateurs étrangers, dont les biens seront achetés à un prix plus élevé, ce qui leur offre l’opportunité de mieux lutter en interne pour une meilleure répartition de la valeur ajoutée. Cette mesure protectionniste se révélerait en fait avantageuse tant pour les producteurs nationaux que pour les paysans exportateurs étrangers.

« Aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. »

Par ailleurs, il existe d’ores et déjà des leviers d’action pour encadrer ou limiter le libre-échange et la mise en concurrence internationale des paysans. L’exemple le plus probant est sans doute celui des mesures de sauvegarde sur les produits d’importations. Celles-ci permettent à l’Etat de refuser au cas par cas certains produits pour des raisons sanitaires, environnementales ou sociales. Ces outils sont autorisés par l’Union Européenne et pourtant ils ne sont pas toujours employés. Il en va de même pour le contrôle des fraudes qui pourraient être considérablement renforcé sans modifier le cadre légal actuel.

LVSL – Quel est le modèle de ferme et de la propriété de la Terre que préconise la Confédération Paysanne ?

S. G. – Nous portons un projet politique qui s’appelle l’agriculture paysanne, avec de grandes thématiques comme la qualité des produits, la solidarité entre paysans français mais aussi avec les paysans du monde, la répartition de la richesse produite. C’est un aspect qui n’est pas ressorti dans la mobilisation. On a parlé du revenu, de sortir les agriculteurs de l’échange marchand, mais aussi il faut parler de la répartition des volumes.

Même si on arrivait à mettre en place la loi Egalim qui garantit la répartition de la valeur, ça n’empêcherait pas la compétition entre paysans. Ce qu’il faut c’est la solidarité entre paysans et ça fait partie de la charte paysanne que nous défendons. C’est une espèce d’association entre les enjeux sociaux pour les agriculteurs et le respect de la nature. C’est ça le choix de l’agriculture paysanne. Il n’y a pas un modèle type de ferme mais il y a un modèle qui correspond à notre utopie politique : le partage, la juste répartition de la valeur ajoutée et l’installation du plus de paysans et de paysannes possible sur l’ensemble du territoire, tout en diminuant la prédation sur les ressources. C’est un projet très anticapitaliste et nous le revendiquons. On ne le crie pas sur tous les toits parce que ça fait peur à certains, mais c’est vraiment un projet qui se veut à contre-courant du carcan néolibéral actuel.

« Nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation. »

Nous voulons refaire du commun, partir des territoires, relocaliser la production, se réapproprier les outils de production et de transformation et se ré-accaparer la valeur ajoutée de la production, aujourd’hui captée par des coopératives qui ne défendent pas les paysans. S’émanciper de l’agro-industrie n’est pas simple. Nous avons longtemps soutenu la vente directe par exemple, mais c’est aussi un système libéral du chacun pour soi et reposant sur les marchés. Pour aller plus loin et disposer vraiment de moyens de transformation et moins dépendre d’autres acteurs, on travaille par exemple sur les abattoirs de proximité, qui créent de la valeur au plus proche de la ferme et son positifs pour le bien-être animal. En bref, nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation.

LVSL – La Confédération paysanne a bloqué plusieurs jours le plus grand centre logistique de France à Saint-Quentin-Fallavier (vers Lyon) pour dénoncer la grande distribution. Que faire pour mieux répartir la valeur de l’agro-alimentaire ? Quid d’un prix-plancher pour les prix agricoles ?

S. G. – Outre le centre de Saint-Quentin-Fallavier, nous avons aussi bloqué plusieurs plateformes logistiques, notamment un centre Leclerc de 30 hectares. Nous revendiquons un prix qui couvre le coût de production, la rémunération du paysan ou de la paysanne et la protection sociale. C’est vraiment le sujet central.

Or, la loi Egalim ne le garantit pas. Le calcul avec le coût de revient prend aussi en compte le prix du marché. Ils font une espèce d’équation pour déterminer le prix contractuel, qui ne couvre pas tous les produits, car elle s’applique uniquement aux produits sous contrat, comme le lait et certains fruits et légumes. D’autres produits y échappent, comme le miel, où il n’y a pas de filière structurée. Souvent ça passe aussi par une négociation entre l’industriel et le distributeur.

Par ailleurs, les engrenages Egalim ne sont pas simples. Sur le lait par exemple, la négociation entre l’industriel et le distributeur se déroule avant les négociations avec les organismes de producteurs, donc à la fin c’est toujours au profit de l’industriel et du distributeur. En plus, le distributeur utilise aussi comme argument les prix du marché mondial dans le calcul de son prix contractuel. Au final, la loi Egalim n’a pas du tout changé les rapports de force. Les agriculteurs continuent à signer avec le bras tordu dans le dos. C’est pourquoi nous réclamons de contraindre les distributeurs à payer le prix plancher correspondant au prix de revient.

LVSL – Votre syndicat fait aussi partie des différentes structures qui défendent l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

S. G. – La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet assez central chez nous qu’on porte depuis deux congrès. L’objectif est de rendre l’alimentation accessible à tous et à toutes, tout en construisant un modèle équitable et rémunérateur pour la paysannerie. C’est compliqué parce qu’il faut aussi s’entendre avec d’autres acteurs de la société, mais c’est un sujet central dans la réflexion politique. Ce n’est pas une utopie, car c’est faisable, mais plutôt un projet politique à vocation utopique autour duquel nous construisons nos revendications syndicales. Par exemple, en ce moment on recrée une école politique, « l’école paysanne », qui doit permettre de remettre à plat notre projet politique et la question de la sécurité sociale de l’alimentation y occupe une place centrale. Pour l’instant on en est là.

LVSL – Avec l’idée de cotisations ?

S. G. – Oui, le principe est le même que la Sécurité sociale. Nous nous inspirons notamment des travaux de l’économiste Bernard Friot. L’idée c’est que chacun ait sa carte de Sécu et qu’il puisse disposer de 100 € à 200 € pour s’alimenter correctement. C’est une idée permettant de sortir l’alimentation de la marchandisation : l’alimentation devient un commun, au même titre que la santé. On sort de ce réflexe consistant à considérer la production alimentaire comme n’importe quelle marchandise.

L’alimentation en question est choisie de manière démocratique par les cotisants. Sur chaque territoire, on choisit démocratiquement quelle agriculture on veut. Nous espérons que cela encourage l’agriculture paysanne. Quand les citoyens sont correctement informés, ils font vite le choix entre une pomme avec 15 pesticides et une pomme qui en est exempte ! Il y a une vraie logique d’éducation populaire et de participation des citoyens.

LVSL – Disposez-vous de stratégies d’actions pour les semaines et mois à venir ?

S. G. – Ça se décide au fur et à mesure avec le comité national. La situation actuelle rebat un peu les cartes. On était jusque-là sur une stratégie d’action sur les communs, notamment sur l’eau. On est un peu sorti de cette campagne-là pour se replonger là plutôt sur des questions purement agricoles, avec en vue les élections des chambres d’agriculture (qui auront lieu en 2025, ndlr), afin de parler au plus grand nombre. Je pense toutefois, qu’à terme, notre discours va parler de plus en plus aux paysans justement parce qu’ils sont confrontés aux problématiques environnementales comme la sécheresse. Sur ce sujet comme sur d’autres, on a déjà les clefs, alors que la FNSEA est loin de les avoir. Bien sûr, si nous avions la stratégie parfaite, nous serions déjà le premier syndicat agricole, donc il reste du travail.

Je crois aussi aux stratégies d’alliances avec le milieu ouvrier car il y a une porosité entre le monde ouvrier et paysan : un ouvrier agricole a souvent un conjoint qui n’est pas sur la ferme. Cette porosité nous amène à travailler avec les syndicats ouvriers.

LVSL – Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a d’ailleurs appelé les travailleurs à soutenir le mouvement des agriculteurs. Quelle est l’articulation de votre action avec la CGT et les autres organisations syndicales ouvrières ?

S. G. – C’est quelque chose qu’on travaille car c’est encore assez nouveau. Nous venons de signer une tribune commune avec la CGT, la FSU, Solidaires et le MODEF. On les a rencontrés et nous partageons cette volonté de recréer un mouvement de gauche qui sorte d’un certain élitisme et cherche à récréer du lien entre paysans et ouvriers. On a les mêmes ambitions et il y a une porosité naturelle au sein de la France périphérique.

LVSL – Le monde agricole parait parfois se penser en marge du reste du salariat, de part sa relation au travail et au revenu, à la terre et à la propriété. Cela peut sembler novateur et innovant de parler de convergence ?

S. G. – A la confédération paysanne, ce n’est pas nouveau. Bernard Lambert (un des fondateurs de la Confédération paysanne, ndlr) a écrit un livre à ce sujet, Les paysans dans la lutte des classes, justement pour rappeler cette possibilité. C’est un livre fondateur de la Confédération paysanne, où l’auteur appelle justement à rejoindre le milieu ouvrier pour converger sur la lutte des classe. C’est plus nouveau du côté des syndicats ouvriers qui nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. Certes, nous ne sommes pas des salariés, nous sommes des patrons, mais nous ne nous sommes jamais positionnés comme défenseurs des patrons : nous revendiquons défense du salariat paysan, des travailleurs saisonniers.

« Les syndicats ouvriers nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. »

LVSL – Dans le reste de la paysannerie, il semble pourtant y avoir un attachement spontané à la propriété, qui amène à trouver un terrain d’entente naturel avec les autres propriétaires qui sont les grands patrons. Partagez-vous ce diagnostic d’une forme d’ethos conservateur chez les agriculteurs ?

S. G. – La propriété ce n’est pas le capital. Nous défendons la propriété de l’outil de travail. La propriété devient du capital à partir du moment où l’on accumule des richesses. Pour beaucoup d’agriculteurs, ce n’est pas le cas. Pour notre part, nous sommes sur une approche assez marxiste : la propriété qui compte vraiment est la propriété d’usage, c’est-à-dire la liberté de posséder son outil de travail en tant que tel. Ce questionnement se retrouve dans tous nos projets collectifs, avec par exemple notre proximité avec l’association « Terres de liens » (foncière associative qui rachète des terres pour promouvoir un autre modèle agricole, ndlr).

LVSL – Comment voyez-vous la suite, après ce mouvement historique ?

S. G. –La situation actuelle a suscité à la fois un engouement, avec un réveil paysan hyper excitant, mais en même temps, de manière assez personnelle, une déception, avec le recul sur les normes environnementales. L’enjeu environnemental et climatique est vital ; on ne peut pas passer à côté. Au-delà de l’environnement, un des volets les plus motivants du syndicalisme à la Confédération paysanne, c’est que nous défendons la subsistance. Cette possibilité de subvenir à ses besoins est consubstantielle à la notion de souveraineté alimentaire.

Nous allons faire face à des enjeux mondiaux : si nous ne sommes pas capables, nous paysans, d’être des leviers de transformation sociétale sur ces enjeux-là, c’est dramatique. Une des réponses possibles aux accords de libre-échange, c’est une dérive de droite fascisante et ça, ce n’est sûrement pas la bonne réponse. Le repli corporatiste, qui consiste à prendre en compte uniquement mes intérêts sans prendre en compte les difficultés des citoyens ou des autres paysans dans le monde, me fait également peur. Je suis particulièrement agacé par le fait qu’on renvoie la faute aux consommateurs : eux aussi galèrent à faire le plein de leur véhicule !

Il faut sortir de l’individualisme et arrêter d’accuser les autres, notamment les étrangers, comme l’origine de la menace. Les frères Lactalis empochent 43 milliards d’eux, ce sont eux qui captent la plus-value ! En réalité, entre citoyens et paysans, c’est le même combat. Nous devons aller ensemble taper sur les grands industriels et distributeurs.

Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Les néonicotinoïdes, pesticides tueurs d’abeilles, font leur (r)entrée au parlement

© Niklas Pnt / Pixabay

Ce mardi 27 octobre, l’inquiétant projet de loi de réintroduction des substances néonicotinoïdes, aussi connues sous le nom de « pesticides tueurs d’abeilles », arrive en séance publique au Sénat. Adoptée le 6 octobre par l’Assemblée Nationale avec 313 députés en faveur, cette dérogation est censée venir en aide à la filière de la betterave, actuellement en crise. Cette proposition de réintroduction, qui bafoue la « Loi biodiversité » de 2016, ainsi que le principe de non-régression du droit environnemental, fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition au sein des milieux écologistes, qui nous alertent quant à la dangerosité de ces pesticides. Le Vent Se Lève a donc interrogé deux voix politiques à la proue de ce débat : Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres et ex-ministre de l’écologie, ainsi que Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, à l’origine de la Loi Labbé, qui interdit l’usage de pesticides dans les espaces verts, promenades et voiries. Retour sur un projet de loi aux multiples enjeux écologiques, sanitaires et démocratiques. Par Judith Lachnitt et Noémie Cadeau.


Les néonicotinoïdes : de véritables poisons pour la biodiversité

Que sont exactement les pesticides néonicotinoïdes ? Delphine Batho a commencé par nous éclairer sur ces substances, leur usage technique et leur histoire :

« Les néonicotinoïdes sont des pesticides insecticides qui ont été mis sur le marché dans les années 1990 et qui sont les plus puissants insecticides de synthèse jamais inventés par l’espèce humaine. Ils sont 7000 fois plus toxiques que le DDT interdit il y a 50 ans. Cela signifie qu’il faut 7000 fois plus de DDT que de néonicotinoïdes pour avoir les mêmes effets toxiques. C’est donc un poison extrêmement nocif qui a la particularité d’être systémique, c’est-à-dire que l’ensemble de la plante gorgée de ces substances devient elle-même une plante insecticide. Tous les insectes qui vont la butiner si elle a des fleurs, ou boire les petites gouttelettes d’eau qui sont les sueurs de la plante, vont mourir. La deuxième caractéristique de ces substances, c’est leur rémanence. C’est-à-dire qu’elles vont dans la terre comme dans l’eau, peuvent s’y accumuler et y rester plus de 20 ans. Les néonicotinoïdes sont utilisés systématiquement et préventivement par enrobage de semences. La graine de la plante va être enrobée du produit avant d’être semée. De cette façon, la plante est gorgée de néonicotinoïdes tout au long de sa vie, des racines jusqu’aux fleurs, et on va utiliser ce produit toxique insecticide, même sans savoir s’il y aura ou non un insecte ravageur ».

L’état des lieux qu’elle dresse est effarant : « Ces néonicotinoïdes ont donc été utilisés sur des millions d’hectares en France, pendant des années et des années dans une logique qui est complètement anti-agronomique. »

Les différentes études scientifiques s’accordent sur la dangerosité de ce produit toxique. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) recommandait dès 2012 d’engager une réévaluation au niveau européen des substances actives néonicotinoïdes, et de faire évoluer la réglementation européenne pour une prise en compte renforcée des impacts de ces substances sur le comportement des abeilles. La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a fait état dans son dernier rapport, publié le  6 mai 2019, du risque d’effondrement de la biodiversité. Delphine Batho affirme ainsi :

« On est dans un contexte où 85% des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu. Ce n’est pas un phénomène spontané, c’est une destruction vertigineuse. Que, dans ce contexte-là, on envisage d’autoriser les néonicotinoïdes sur 400 000 hectares et même de réautoriser de façon complète certains produits néonicotinoïdes en France, c’est suicidaire ».

“On est dans un contexte où 85% des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu.”

Elle rappelle également : « Depuis le milieu des années 1990, les apiculteurs ont lancé l’alerte quant à la quantité spectaculaire de mortalité des colonies d’abeilles domestiques. Les néonicotinoïdes tuent les pollinisateurs qui sont déjà menacés par d’autres pesticides tels que le glyphosate, qui leur supprime leur nourriture ». Toujours selon Delphine Batho : « Dans les Deux-Sèvres, chaque année, entre une et deux espèces d’abeilles sauvages disparaissent ». Certains arguent, pourtant, que tant que les néonicotinoïdes sont appliqués sur une plante qui n’a pas de pollen, les abeilles ne courent pas de risques puisqu’elles ne viendront pas butiner la plante. Or, face à ces arguments, Joël Labbé rappelle l’importance du phénomène qu’on nomme la « guttation » : le matin, les feuilles de betteraves laissent perler de petites gouttelettes d’eau, où les abeilles adorent s’abreuver. « Evidemment, ces émanations sont chargées de molécules néonicotinoïdes : ce simple fait nous aide à comprendre que ce n’est pas sans danger pour les pollinisateurs », rappelle le sénateur écologiste.  

À ce danger pour la biodiversité s’ajoute leur impact sur la santé humaine. Joël Labbé tire la sonnette d’alarme sur ce point : “L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10% de l’alimentation. Et il se trouve que ce sont des neurotoxiques qui touchent le système nerveux central pour les humains. L’effet cumulatif de ces pesticides peut avoir un impact durable sur la santé humaine. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs que la maladie de Parkinson soit désormais reconnue maladie professionnelle pour les agriculteurs. Autant d’arguments qui nous alarment et nous font dire qu’il ne faut absolument pas revenir sur cette interdiction.”

“L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10% de l’alimentation.”

La baisse des rendements des betteraviers : conséquence du réchauffement climatique et de la politique européenne

Delphine Batho souligne que si la filière betterave-sucre fait cette année face à un problème de jaunisse dû à la prolifération de pucerons, elle est d’abord victime de la suppression des quotas européens. Elle affirme ainsi que la multiplication des pucerons qui mettent en danger les récoltes de betteraves cette année est d’abord due au changement climatique : “Comme les hivers sont doux et les printemps chauds, il y a une prolifération des pucerons plus précoce et plus importante”. Or selon la députée écologiste : “Cette question du changement climatique est aussi manipulée puisqu’on nous dit que la perte de rendement est estimée à 15%. En réalité 15% c’est si on compare aux rendements des cinq dernières années. Si l’on compare les chiffres de cette année à ceux de 2019, qui était aussi une année de sécheresse, on voit en fait que la perte de rendement est de 8,5 % et que le reste est lié à la sécheresse qui réduit la taille des betteraves.” 

Delphine Batho © Clément Tissot

Ainsi, elle ajoute que : “Les lobbies ont surfé sur le contexte lié à la COVID 19 en mettant en avant des arguments fallacieux selon lesquels la France risquait une pénurie de sucre, ce qui est totalement faux. Nous sommes largement exportateurs, cela représente la moitié de la production française en sucre. Le problème de la jaunisse représente 15% du rendement, c’est un aléa auquel on peut faire face et qui ne va pas provoquer une pénurie dans les supermarchés”. Le véritable incident qui a mis à mal la filière betterave-sucre n’est pas la crise de la jaunisse mais la suppression des quotas européens. Delphine Batho explique ainsi que :

“La suppression du prix garanti au producteur s’est traduite par une dérégulation du commerce du sucre à l’échelle internationale. Cette dérégulation a engendré une crise de surproduction internationale. En France, les surfaces cultivées de betterave à sucre ont augmenté de 20% afin d’entrer dans une logique de surproduction. Les prix se sont alors effondrés et quatre sucreries ont fermé dans la période récente. Ces dégâts-là, tant sur l’emploi que sur le prix payé au producteur, ne sont pas le résultat du puceron mais bien la conséquence de la suppression des quotas européens.”

Malgré ces constats, la seule réponse apportée par le gouvernement aux difficultés des agriculteurs est de réintroduire un pesticide, qui avait pourtant été interdit dans la loi de 2016 pour ses dangers sur la biodiversité et la santé humaine. Le réintroduire va à l’encontre des injonctions de l’IPBES qui plaide pour une agriculture raisonnée rompant avec le modèle intensif qui participe à l’artificialisation des sols et à la destruction de la biodiversité. 

Sortir l’agriculture de sa dépendance à l’agrochimie et promouvoir l’agroécologie

Selon l’IPBES, les petites exploitations (moins de 2 hectares) contribuent au maintien de la richesse de la biodiversité et assurent mieux la production végétale que les grandes exploitations. Mais les modèles agroécologiques peuvent-ils prévenir le problème de la jaunisse, qui touche cette année, de manière incontestable, les producteurs de betteraves sucre ? Delphine Batho souhaite renverser cette perspective : “Pendant des années on a simplifié les paysages agricoles, on a mis des néonicotinoïdes qui ont tué les insectes prédateurs des pucerons, on est entré dans un modèle simplifié où ce ravageur n’est pas régulé par un bon fonctionnement des écosystèmes qui permettrait que, quand le puceron se montre, les larves de coccinelles le mangent”.

Ainsi, entrer dans une agriculture raisonnée implique de changer les pratiques, de planter des haies et de faire revenir ce qu’on appelle les auxiliaires des cultures. Ce projet de loi va donc au-delà d’une lutte pour ou contre les producteurs de betterave, il ouvre un débat plus profond sur le modèle agricole à promouvoir. L’ancienne ministre de l’écologie souligne ainsi que :

“Dans le cadre du projet de loi, des agriculteurs ont été auditionnés. Certains font de la betterave à sucre en bio. Ils sont sur un modèle avec des rotations longues. Une énorme diversité des cultures y est pratiquée. Ce sont des modèles beaucoup plus dynamiques donc très créateurs d’emplois qui sont touchés par la jaunisse, mais beaucoup moins polluants car ce sont les prédateurs qui viennent manger les pucerons. Il faut donc des parcelles plus petites entourées de haies avec plus de rotations de cultures. Ce que nous proposons, c’est ce qui a été fait en Italie pour sortir des néonicotinoïdes, notamment sur les cultures de maïs. Ils ont mis en place un système d’assurance mutuelle collective où chaque exploitation agricole met à l’hectare quelques euros qui représentent beaucoup moins d’argent que le coût des néonicotinoïdes, de manière à assurer le revenu des agriculteurs qui auraient des dégâts liés à la jaunisse ou autre chose”.

Néanmoins, ces systèmes de rotations de cultures sont à l’opposé du modèle d’agriculture intensive qui domine aujourd’hui et qui incite les producteurs à spécialiser toujours davantage leurs systèmes de culture et d’élevage. L’injonction européenne à produire à toujours plus grande échelle afin de rester compétitifs sur les marchés internationaux a poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). 

Un état des lieux de la législation sur les pesticides

Si la proposition de loi permettant de réautoriser les néonicotinoïdes est aussi inquiétante, c’est aussi car elle revient sur l’un des engagements phares de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, promulguée le 8 août 2016. Cette loi centrale avait notamment permis de reconnaître dans le droit de l’environnement français les concepts de préjudice écologique, de non-régression du droit de l’environnement, de compensation avec « absence de perte nette de biodiversité » et de solidarité écologique. Parmi les 72 articles de cette loi, l’un d’entre eux promettait la réduction de l’usage des pesticides en poursuivant la démarche “Terre Saine commune sans pesticides”, un label qui valorise les communes ayant cessé d’utiliser des pesticides dans tous les espaces publics qui relèvent de la responsabilité de la collectivité territoriale. 

Cette lutte contre l’emploi des pesticides dans les communes se place dans la continuité de la Loi Labbé, promulguée en 2017, qui interdit aux personnes publiques d’utiliser des produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces verts, promenades et voiries accessibles ou ouverts au public. A partir du 1er janvier 2019, cette interdiction s’est étendue aux particuliers. Joël Labbé est donc revenu avec nous sur l’histoire de cette loi. Maire de Saint-Nolff dans le Morbihan, sa commune est en 2005 la première de Bretagne à s’engager dans une démarche d’Agenda 21, dont la première grande décision a été de proscrire tous les pesticides des espaces publics de la commune dès 2006. Joël Labbé a ensuite poursuivi ce combat lorsqu’il a été élu sénateur en 2011 :

“Lorsque s’est mise en place une mission d’information sur les pesticides, leur impact sur la santé humaine et l’environnement, nous avons travaillé durant six mois sur le sujet, d’une manière pluri-politique. Nous avons auditionné des agriculteurs qui utilisaient des pesticides, d’autres qui n’en employaient pas, des fabricants, des distributeurs, des cancérologues, des généticiens, des pédiatres spécialisés dans les malformations de nourrissons dues aux pesticides. Cette capacité d’approfondissement est un outil précieux à disposition des sénatrices et sénateurs. Un rapport a ensuite été publié suite à cette enquête, qui recommandait de sensibiliser la population aux dangers que représentaient les pesticides.”

Joël Labbé décide alors de faire une proposition de loi s’intéressant non pas aux pesticides agricoles, un domaine dans lequel il est très difficile d’obtenir une majorité, mais au non-agricole. “J’ai ainsi proposé une loi qui interdirait l’usage des pesticides dans les collectivités – riche de l’expérience menée dans ma commune – et aussi dans les jardins domestiques. À cette annonce, on m’a fait comprendre que mon projet était utopique, irréalisable en raison des lobbys, des réglementations européennes… Mais je suis quelqu’un de tenace, alors je me suis donné un an pour mener de nouvelles auditions et écrire une proposition de loi, constituée de deux articles. L’article 1 promulguait l’interdiction des pesticides dans tous les espaces publics des communes à compter du 1er janvier 2020, nous étions alors en 2013, et dans les jardins domestiques à compter du 1er janvier 2022. Finalement, cette loi supposément infaisable a trouvé une majorité en janvier 2014 ; puis en 2015, la loi de transition énergétique a réduit les délais d’application (2017 pour les collectivités, 2019 pour les particuliers)”. 

Joël Labbé
Le sénateur écologiste Joël Labbé © Flickr, SmartGov

Le sénateur écologiste conclut ainsi l’histoire de son combat : “J’ai pour habitude de dire que c’est une toute petite loi, mais c’est une loi « pied dans la porte ». Néanmoins, elle a un enjeu stratégique, car ce sont les mêmes molécules qui sont utilisées dans les pesticides agricoles, or elles ont dans ce cadre été interdites pour des raisons de santé publique et de protection de la biodiversité.”

À l’avenir, l’objectif est que cette loi devienne une norme européenne, pour que l’ensemble des pays de l’Union appliquent ces interdictions. Joël Labbé rappelle qu’à l’heure actuelle, la France est la plus avancée de l’ensemble de l’Europe sur ce sujet, mais il ne souhaite pas s’arrêter là : “J’ai aussi fait une proposition à l’Union Internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cette motion a été retenue, j’irai donc la défendre pour que la sensibilisation à l’alternative aux pesticides soit généralisée à l’échelle mondiale. Cela peut paraître ambitieux, mais il est important de voir large au vu du péril planétaire qui menace le climat et la biodiversité. On sait que les pesticides ont un impact terrible sur la biodiversité.”

Une régression du droit de l’environnement

Face à ces combats durement remportés, il est d’autant plus insupportable que le droit de l’environnement puisse être ainsi bafoué. Dans la loi du 8 août 2018 sur la biodiversité est en effet inscrit le principe de non-régression, article L. 110-1 du Code de l’environnement selon lequel : « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ». Or, le projet de loi proposé par le gouvernement pour réintroduire les néonicotinoïdes le remet en cause en ré-autorisant sur le marché un produit reconnu par l’ANSES comme toxique pour la biodiversité.

“La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non régression dans la Constitution”

Delphine Batho affirme ainsi que : “La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non-régression dans la Constitution”, afin que celui-ci ne puisse pas être remis en cause. Cela permettrait en effet d’éviter que les avancées environnementales acquises ne soient annulées au motif d’impératifs économiques.

Un enjeu démocratique dans le débat public

Ainsi, par-delà les enjeux écologiques et de santé publique, ce débat sur les néonicotinoïdes est aussi au coeur de notre démocratie, comme le rappelle justement Joël Labbé : “Un travail d’information est aussi nécessaire pour démocratiser ce débat : on compte beaucoup sur les médias, grands publics comme numériques, pour faire en sorte que ces informations se propagent. Les grands sujets de société ne doivent pas rester seulement des débats en hémicycles, mais au contraire devenir des débats nationaux, où les citoyens puissent donner leur avis et influencer les choix qui seront faits.”

XR BEE ALIVE néonicotinoïdes
Les activistes d’Extinction Rébellion devant l’Assemblée nationale ont tenté d’interpeller les députés sur la dangerosité des néonicotinoïdes lors d’un happening le 5 octobre dernier.

“Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé.”

“En tant que parlementaire minoritaire, il est précieux pour moi de travailler avec les acteurs de terrains, comme ici l’Union Nationale de l’Apiculture Française, avec les scientifiques, Jean-Marc Bonmatin du CNRS notamment, spécialiste de l’impact des pesticides sur les abeilles, avec les ONG comme Greenpeace, la fondation Nicolas Hulot, Pollinis, mais aussi Générations futures, qui a mené un extraordinaire travail d’investigation scientifique. Ces différents acteurs sont à même de mobiliser et de vulgariser les arguments de ces débats. Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé.”

Concernant le vote d’aujourd’hui au Sénat, il y a fort à parier que le texte ne sera pas voté dans les mêmes termes que ceux issus de la séance du 6 octobre dernier à l’Assemblée nationale. Une commission mixte paritaire pourrait se réunir et avoir la tâche de rédiger un texte de compromis afin de pallier le risque d’inconstitutionnalité du texte exposé à la censure du Conseil constitutionnel.

Vu les débats suscités par ce texte, la saisine du Conseil constitutionnel semble inévitable. Auquel cas, les sages disposeront d’un mois pour rendre leur décision (8 jours si le Gouvernement fait une demande de procédure accélérée), ce qui laisse le temps à la société civile d’envoyer au Conseil constitutionnel ses arguments dénonçant l’inconstitutionnalité du texte.

Les associations écologistes sont attendues sur cette « porte étroite » et pourraient soulever l’inconstitutionnalité manifeste de certains articles pointés par les élus de gauche et écologistes lors des débats. En plus de la rupture d’égalité devant la loi (puisque seuls les betteraviers pourraient être autorisés à utiliser les néonicotinoïdes), le principe de non régression pourrait être invoqué. Ce principe découle directement de la charte de l’environnement à valeur constitutionnelle et qui consacre en son article 2 le principe d’amélioration de l’environnement.

Au vu des politiques menées par ce gouvernement depuis des années, il semble inutile d’attendre le respect de cette charte qui malgré sa valeur constitutionnelle, n’a de cesse d’être bafouée. La lecture de ce texte sacré par la République prête aujourd’hui à rire.

Pour Jérôme Graefe, juriste en droit de l’environnement : “C’est un recul qui envoie un très mauvais signe dans un contexte d’intoxication globale de l’environnement et d’effondrement de la biodiversité. Sur les 100 espèces cultivées qui nous fournissent 90 % de la nourriture dans le monde, 71 dépendent des abeilles pour leur pollinisation, un service écosystémique estimé à près de 5 milliards d’euros en France. Ce projet de loi est un non-sens économique, écologique, sanitaire et historique.

Ce qu’une agriculture sans pesticides veut dire

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Coquelicots du peintre Robert Vonnoh, photographe ©Exhibition Catalogue Americans in Paris, Metropolitan Museum

De la démission de Nicolas Hulot aux marches pour le climat organisées dans de nombreuses villes de France, les voix portant l’urgence d’une transition écologique de grande ampleur semblent ces jours-ci plus nombreuses et plus audibles. Dernières en date, celles des signataires de la pétition “Nous Voulons des Coquelicots”. Rallié par des personnalités de tous horizons et présenté dans plusieurs médias par le journaliste Fabrice Nicolino, l’Appel des Coquelicots se donne un objectif simple et ambitieux : débarrasser les sols et les assiettes françaises des pesticides de synthèse. Un combat qui a vocation à s’inscrire dans le temps, puisqu’un changement de modèle agricole ne saurait se faire en quelques jours, mais pour lequel on peut déjà identifier de sérieux défis à relever.


Depuis dix ans l’échec des petits pas

Interdire tous les pesticides : pourquoi un tel impératif catégorique ? Sans doute l’urgence de la situation le commande. Mais plus encore, c’est à notre impuissance collective et plus précisément à l’échec des politiques publiques environnementales que s’adresse l’appel. Comment en effet ne pas faire le constat d’un problème récurent de méthode dans la manière qu’ont les gouvernements d’envisager la question environnementale ?

Chiffres désormais répétés partout, les conclusions des dernières études sur la biodiversité sont radicales [1]. En quinze ans, un tiers des espèces d’oiseaux ont disparus en France. Sur les trente dernières années, ce sont près de trois quarts des espèces d’insectes volants qui se sont éteintes en Europe. Les sols français n’ont jamais été aussi dégradés et la surface de terre arable en France ne cesse de diminuer.

Et la transition vers une agriculture durable se fait toujours attendre. Malgré une vraie progression, l’agriculture biologique reste marginale [2] et ne parvient pas à répondre à la totalité de la demande des consommateurs, pourtant enclins à acheter local. Dix ans après le Grenelle Environnement du quinquennat Sarkozy, nous en sommes peu ou prou au même point. L’inefficacité et l’inadéquation de la méthode dite des « petits pas » est aujourd’hui criante. Bien souvent inatteignables aux vues des moyens qu’on leur consacre, les propositions ponctuelles et sporadiques, sans vision d’ensemble et sans réflexion structurelle ont perdu toute crédibilité. Les capacités d’adaptation des filières – éventuellement aidées par un peu de réglementation – et les mécanismes commerciaux usuels ne sont guère plus convaincants. Si les marchés étaient réellement capables d’intégrer la contrainte climatique dans leurs fonctionnements, qu’ont-ils attendu et qu’attendent-ils encore ? L’agriculture productiviste et mondialisée, pourtant en première ligne sur la question puisqu’elle voit ses rendements menacés par l’augmentation des températures [3], ne semble pas particulièrement pressée d’engager une transition.

“Dix ans après le Grenelle Environnement du quinquennat Sarkozy, nous en sommes peu ou prou au même point, l’inefficacité et l’inadéquation de la méthode dite des « petits pas » est aujourd’hui criante”

L’inertie et le ridicule dont est frappée la dernière décennie d’action climatique dans les sociétés occidentales achève ainsi de nous convaincre d’une chose : si ce n’est le marché, ce sera donc l’État qui fera la transition. Seule une intervention conséquente, coordonnée et intelligente de la puissance publique est susceptible d’inverser la tendance, en matière climatique comme en matière de biodiversité. L’invention d’un modèle d’agriculture durable est avant toute chose une question de volonté politique. Plutôt qu’une énième compilation d’articles scientifiques, l’Appel des Coquelicots adopte un ton résolument lyrique, taillé pour l’action et le rêve d’un « soulèvement pacifique de la société française » contre l’extraordinaire puissance de blocage que représentent aujourd’hui les lobbies pro-pesticides – en témoignent les récentes péripéties parlementaires du glyphosate, pour ne donner qu’un exemple. Le cadre explicitement national de la mobilisation annoncée contre les pesticides participe également à ce souci d’efficacité politique : ne pas disperser ses forces dans des batailles trop vastes et identifier clairement un responsable politique principal à travers le gouvernement français actuel.

Que l’on parte à la conquête du pouvoir ou que l’on ambitionne de contraindre l’actuel à agir selon les exigences d’un puissant mouvement social, gageons que la lutte sera âpre, longue et que ses éventuelles victoires ne se feront pas sentir avant plusieurs années. Il parait alors d’autant plus utile de prendre la mesure des changements que supposent une agriculture débarrassée des intrants dérivés du pétrole. L’ampleur de la tâche est immense et les points de résistance nombreux. La colossale quantité d’énergie politique qu’il faudrait y déployer incite de fait à identifier au préalable les principaux freins à la transformation qu’il s’agit de faire sauter. Et sans grande surprise, ceux-ci ne sont pas tant techniques que socio-économiques.

Le défi commercial

Parler d’agriculture en France, c’est parler de commerce et d’échanges internationaux. D’abord pensé comme un remède à la dépendance européenne aux importations alimentaires, la lente conversion de l’agriculture française au productivisme d’après guerre débouche dans les années 1970 sur un excédent de production qui – associé aux débuts de mondialisation des échanges et appuyé par la Politique agricole commune (PAC) – amorce la réorientation de la production vers le commerce international. Ainsi, pour l’année 2017, la France exporte pour 58 milliards d’euros de produits agro-alimentaires, pour une production avoisinant les 78 milliards d’euros, soit près des trois quart de la production tournés vers l’exportation ! [4] Réciproquement le marché français importe pour près de 52 milliards de produits agro-alimentaires, soit plus des deux tiers de la valeur de la production nationale. Cas emblématique, la production céréalière – qui occupe en France 52% des terres arables – exporte la moitié de ses récoltes [5] notamment vers le Maghreb et l’Afrique. C’est donc une agriculture taillée pour la concurrence internationale qu’organise le modèle français. Or, si les promesses des marchés internationaux peuvent séduire à court terme (la consommation de viande baisse en Europe mais elle augmente en Chine), elles s’appuient sur une organisation de la production à l’opposée de ce que pourrait être une agriculture raisonnable. Favorisant les grandes exploitations en monoculture intensives en pétrolifères, l’hyper-industrialisation d’élevage et la multiplication des trajets d’acheminement et de distribution, l’agriculture d’exportation constitue bien plus un accélérateur qu’une solution à l’effondrement de la biodiversité. D’autre part, une telle organisation commerciale complique la perspective d’un contrôle stricte de la diffusion des pesticides puisqu’elle découple la question de la consommation de celle de la production. Le consommateur français achetant en effet un grand nombre de produits alimentaires étrangers, il faudrait pouvoir en contrôler les conditions de productions pour chaque pays producteur ! Tandis qu’une amélioration sensible des pratiques productives des agriculteurs français serait sans impact sur le consommateur si les récoltes partent à l’autre bout du monde.

“Favorisant les grandes exploitations en monoculture intensive en pétrolifères, l’hyper-industrialisation d’élevage et la multiplication des trajets d’acheminement et de distribution, l’agriculture d’exportation constitue bien plus un accélérateur qu’une solution à l’effondrement de la biodiversité”

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Silos à grain

La réduction drastique des pesticides dans les sols et les assiettes appelle donc un régime commercial différent où la puissance publique – qu’elle soit ici française ou, rêvons un peu, européenne – puisse encadrer à la fois les pratiques de production et de consommation sur un même territoire. Il s’agirait alors de réorganiser en profondeur la production pour la réorienter vers le marché intérieur. Pour cela, il sera difficile d’échapper à une certaine dose de protectionnisme visant, soit par taxe prohibitive soit par interdiction pure et simple, les produits externes issus d’agricultures intensives en produits de synthèses.

La nécessité d’une réorientation de la production vers un marché intérieur n’aurait pas lieu d’être dans un monde idéal où tous les acteurs se lanceraient au même moment et d’un commun accord dans une transition agricole. Toutefois l’organisation de notre monde actuel fait peser une partie importante du coût du changement sur le premier qui en a l’initiative. Le coût d’une transition aussi complexe ne pouvant être déterminé avec certitude, celle-ci représente, pour l’économie du pays qui s’y engage, un risque important d’y laisser quelques plumes. Aussi existe-il une chance non négligeable, pour le pays candidat à la transition, de se retrouver un moment seul dans la compétition mondiale à appliquer ses nouveaux standards de production, ne pouvant compter dans un premier temps que sur lui-même. C’est la raison pour laquelle il n’aurait que sa production intérieure pour y appliquer une interdiction des pesticides et assurer à ses citoyens une nourriture plus saine. Un minimum de protectionnisme serait ainsi indispensable pour réduire les importations de denrées traitées chimiquement mais surtout pour soutenir nos agriculteurs contre la concurrence désormais déloyale – car obéissant à des critères de production moins strictes – de l’agriculture conventionnelle.

Le défi géopolitique

Se pose également la question de l’échelle du territoire que l’on se proposerait de mettre en transition par la mobilisation politique. Si l’échelle de la planète, ou même du monde occidental, est à exclure pour l’instant, le niveau européen serait évidement le levier idéal pour amorcer un mouvement capable de produire un réel impact sur le monde. D’autant qu’à travers la PAC, l’ancienne CEE avait dans un premier temps joué la carte de l’autosuffisance alimentaire à travers la préférence communautaire. Toutefois, les récents déboires historiques de l’Union Européenne ne peuvent qu’inciter à la prudence, voire au scepticisme sur le sujet. D’abord en raison du profond attachement des institutions européennes au libre-échange qui laisse présager une résistance à tout type de taxations, même minimes, des produits des agricultures conventionnelles étrangères [6]. Ensuite, par la lenteur et la complexité du processus de décision européen qui, à l’évidence, se marie très mal avec l’urgence écologique. Le combat le plus logique à mener dans le cadre européen serait alors la demande vive et insistante de redirection massive des subventions de la PAC vers les exploitations développants des techniques de culture écologique.

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Agriculture in Volgograd – CC-BY-SA 3.0 Unported and GNU Free Documentation License 1.3

“Il y a sans doute une diplomatie agricole à inventer, un jeu subtil d’inclusion et de contournement des institutions européennes, un équilibre à trouver entre relations bilatérales et vision continentale”

Reste le cadre national choisi par les partisans du coquelicot. Plus naturel et politiquement plus réceptif, celui-ci ne saurait cependant se passer d’une réflexion géopolitique. En particulier sur la question européenne puisqu’une transformation de grande ampleur se heurterait aux dispositions des traités européens. L’importance des investissements publics à engager risque en effet de porter bien au-delà des fameux 3% les déficits budgétaires. De plus un protectionnisme écologique remettrait en cause le principe du marché unique et les accords de libre échange signés avec des pays tiers. En même temps, le poids de la France dans la production agricole européenne lui laisse peut-être une chance de susciter un effet d’entrainement sur les autres pays d’Europe, ce qui lui éviterait la solitude des pionniers. Il y a sans doute une diplomatie agricole à inventer, un jeu subtil d’inclusion et de contournement des institutions européennes, un équilibre à trouver entre relations bilatérales et vision continentale. Si le libre-échangisme pur jus n’a pas d’avenir, sans doute les relations commerciales intenses sont elles possibles avec des partenaires privilégiés – des voisins géographiques, par exemple, dont la proximité rend bien plus crédible une garantie mutuelle sur la qualité des produits échangés.

Le retour à une agriculture « localiste » peut enfin avoir des conséquences vis à vis des pays les plus dépendants des exportations françaises – comme l’Algérie dont c’est le cas pour le blé bien qu’elle ne manque pas d’offre de substitution. Conséquences dont les effets géopolitiques et humanitaires ne manqueraient pas de se faire sentir s’ils étaient mal anticipés.

Le défi économique

Le productivisme d’après guerre puis la mondialisation des échanges agricoles ont ainsi fait émerger un modèle économique spécifique, dont le fonctionnement est aujourd’hui l’une des causes du désastre écologique. Pourtant régulièrement pointés du doigt dans les opinions européennes, beaucoup d’agriculteurs semblent encore attachés à leur modèle économique productiviste et n’y voient pas forcément d’alternative. C’est qu’il existe comme partout ailleurs une certaine inertie des structures et des hommes qui les rendent partiellement réfractaires aux ruptures historiques. Même protégé par un régime commercial adéquat, l’appareil de production agricole français n’en serait pas forcément adapté aux nouvelles contraintes écologiques. Privées de pesticides, les exploitations organisées pour la monoculture intensive pourraient perdre leur viabilité économique. Le modèle dominant étant imposé par la concurrence mondiale et reposant sur l’écrasement maximum des coûts de productions fait que tout changement de pratique risque de les augmenter. En d’autre termes : l’agriculture conventionnelle étant pensée pour produire pour le moins cher possible, une agriculture sans pesticides couterait sans doute plus cher à la production. Ainsi les mérites de l’agroécologie en matière de créations d’emplois [7] sont aussi synonymes de charge financière supplémentaire : remplacer les désherbants de synthèse par des ouvriers agricoles payés au smic – ou plus – à organisation de production constante coûte plus cher. A cet égard, le récent débat sur l’utilisation du glyphosate – désherbant plébiscité par les agriculteurs français [8] – est caractéristique. Substance très efficace pour la destruction des « mauvaises herbes » (et le reste de l’écosystème qui va avec), c’est surtout son prix bon marché, au regard du service rendu, qui a été mis en avant par ses utilisateurs. Car les différentes alternatives existantes à ce jour supposent toutes un renchérissement du service de désherbage et/ou une réorganisation importante de l’exploitation agricole.

“Un grand nombre d’exploitations biologiques survivent en France dans un marché pourtant concurrentiel, [ce qui] se traduit cependant par des prix à la consommation sensiblement plus élevés que la moyenne qui empêchent pour l’instant sa généralisation”

La transition vers une agriculture massivement biologique suppose donc l’invention d’un nouveau modèle économique de production et de distribution agricole où l’essentiel des paramètres de production actuels sont à revoir (taille et diversité d’exploitation, niveau de mécanisation, intensité en emplois, prix à la production, prix à la consommation etc. ). On tiendrait ainsi compte tant des coûts structurels de production que du coût de transformation des exploitations conventionnelles en cultures écologiques. Un tel modèle existe certes déjà partiellement : un grand nombre d’exploitations biologiques survivent en France dans un marché pourtant concurrentiel. Ce modèle se traduit cependant par des prix à la consommation sensiblement plus élevés que la moyenne qui empêchent pour l’instant sa généralisation. On voit mal comment un tel processus pourrait se faire rapidement et efficacement sans un solide système de subventions soutenant le coût d’une transition que ni les agriculteurs ni les consommateurs semblent vouloir assumer. Le redéploiement massif des aides existantes vers les secteurs bio ou agroécologique et l’invention d’une fiscalité taillée à leur mesure – comme le demandait récemment le professeur Claude Henry [9] dans une tribune dans « Le Monde » – représentent à cet égard un impératif.

Le défi social

De même que la révolution agricole productiviste, fortement subventionnée en Europe lors de ses débuts, la nouvelle révolution agroécologique ne se fera pas sans intervention publique sur le niveau des prix. Car dans les conditions actuelles, la situation sociale des agriculteurs français laisse imaginer une marge de manœuvre quasi nulle, sans capacité aucune d’intégration de quelconques nouveaux coûts. De moins en moins nombreuses et de plus en plus endettées, les exploitations agricoles françaises font face ces dernières années à une multiplication des faillites. Les menaces que font peser le réchauffement climatique et la surexploitation des sols sur les rendements achèvent de fragiliser un contexte déjà très tendu. En dehors de quelques champions de l’export – peu portés à l’abandon du régime pétrolifère – les agriculteurs français vivent de moins en moins bien et s’enfoncent toujours plus dans une crise sociale durable, tant économique que métaphysique, en attestent le niveaux des suicides enregistrés pour la profession [10].

“La nouvelle révolution agroécologique ne se fera pas sans intervention publique sur le niveau des prix”

Côté consommateurs, les débats récurrents sur le pouvoir d’achat et la place fondamentale qu’ils prennent à chaque échéance électorale montrent assez l’incapacité de la majorité des citoyens à encaisser une augmentation significative des prix alimentaires. Sans doute existe-t-il des solutions du côté de la distribution, notamment par un meilleur encadrement des marges des grandes enseignes. Mais on doute que cela suffise pour atteindre le niveau des premiers prix de supermarchés, déjà très tirés vers le bas et dont un nombre croissant de Français sont aujourd’hui dépendants.

Une transition agricole ne serait donc socialement viable que par la mise en place d’un système social à double objectif. Un soutien aux agriculteurs, en leur garantissant des prix planchers de ventes, des solutions de financement de transition (prêts à taux zéro, rachat de dettes etc.) et une priorité d’accès aux marchés publics pour la production biologique. Cette dernière idée est souvent évoquée pour les cantines scolaire, mais pour l’instant que très marginalement mise en œuvre. Et un soutien aux consommateurs les plus pauvres, par la distribution d’allocations alimentaires ciblées via des chèques alimentaires réservés à l’achat de produits biologiques, entre autres.

Un tel programme social nécessiterait sans doute d’importantes sommes d’argent public, qui ne manquerait pas de nous mettre en porte-à-faux à l’égard des règles européennes et qui plus largement ne peut que nous inciter à repenser nos outils de financement publics. Sujet tout aussi kafkaïen.

Le défi technique

Confrontés depuis des décennies aux nécessités de l’expérimentation, les agriculteurs non conventionnels du monde entier ont inventé une grande diversité de solutions dont un certain nombre sont sans doute applicables dès aujourd’hui sur le sol français. Au centre des débats, la question de la productivité de ces nouvelles agricultures qui accuseraient, selon certaines études, des rendements moindres que ceux de l’agriculture intensive et qui, à production égale, demanderait ainsi plus de surface cultivable [11]. Or, si la question productive ne peut être complètement écartée, elle est cependant beaucoup moins centrale qu’elle a pu l’être au début des années 1950. Compte tenu de la forte évolution de nos pratiques de consommation, celles-ci nous offrent – pour peu qu’on en pense la transformation – de sérieuses marges de manœuvres. Les modes d’alimentation pratiqués dans les pays dits « développés » n’ont ainsi plus grand chose avec nos besoins caloriques réels. Le développement de maladies liées à la « malbouffe », obésité, diabète pour ne citer qu’elles étant en forte hausse.

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Maraîchages biologiques

Au-delà du cas de l’industrie agro-alimentaire et de son impact sur la santé publique, deux leviers de réduction de la consommation alimentaire française sont à notre portée : la lutte contre le gaspillage alimentaire et la raréfaction de la consommation de viande. Création du quinquennat Hollande, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire du 11 février 2016 semble apporter un début de résultat. Dans un pays où le gaspillage est évalué à près du quart des produits alimentaires vendus, les conditions de sa diminution restent toutefois encore largement à inventer. De même, une éventuelle limitation de la production de viande libérait mécaniquement une partie des surfaces cultivées pour la nourriture des animaux d’élevage.

“Le principal défi technique de la nouvelle agriculture ne consiste donc à pas rechercher la productivité à tout prix, mais plutôt à trouver les configurations d’exploitation qui permettront d’assurer des rendements relativement stables et avec eux une sécurité alimentaire”

Par ailleurs, la Food and Agriculture Organisation qui est l’organisme en charge de la question agricole au sein des Nations Unies estime que l’agriculture mondiale pourrait nourrir à ce jour 12 milliards d’individus, soit presque le double de la population planétaire actuelle [12]. Les sociétés humaines contemporaines sont ainsi capables de supporter une certaines baisse des rendements agricoles – baisse que l’on finira par subir d’une manière ou d’une autre dans le siècle à cause du changement climatique et dont il faudra bien s’accommoder.

Le principal défi technique de la nouvelle agriculture ne consiste donc pas  à rechercher la productivité à tout prix, mais plutôt à trouver les configurations d’exploitation qui permettront d’assurer des rendements relativement stables et avec eux une sécurité alimentaire. Il s’agit en effet de faire face à la multiplication des événements météorologiques extrêmes et aux grandes variations de températures que nous promettent les scientifiques du GIEC tout en maintenant la longévité biologique de sols. L’équation de la production agricole est donc aujourd’hui différente. A l’opposé du colosse aux pieds d’argile qu’est l’agriculture productiviste, les nouveaux modèles agricoles devront se tourner davantage vers la solidité et la résilience. Les ressorts d’une telle invention résident sans doute pour partie dans les savoirs de plus en plus précis des agronomes et des biologistes sur les propriétés agricoles des écosystèmes : complémentarités des cultures, utilisation de la biodiversité comme moyen de luttes contre les prédateurs etc., mais sont peut-être également dans la combinaison des différents modèles de productions eux-mêmes.

À ce titre, une réflexion systémique sur l’organisation du territoire agricole à grande échelle devient nécessaire. Compte tenu de la vitesse et de l’ampleur de la transition à mener, un minimum de coordination publique s’impose. Recenser et diffuser les nouveaux savoirs agricoles, penser leurs articulations avec les savoirs existants, identifier les territoires capables d’amorcer la transition, choisir ceux qui serviront au contraire de « pivots », évaluer régulièrement la trajectoire de transition, trouver les moyens de la corriger si besoin etc. Autant de tâches nécessitant la réunion et la coopération de tous les acteurs du secteur (agriculteurs, filières de distributions, ingénieurs-agronomes, biologistes, météorologues, consommateurs), ce qui à coup sûr posera d’inévitables questions politiques : sincérité de l’institution, mise à l’écart des lobbies, fidélité de la représentation des acteurs… soit une profonde transformation du Ministère de l’agriculture actuel.

Le défi politique

L’impérieuse et incontestable nécessité de stopper l’utilisation des pesticides dans nos champs se révèle ainsi être une boite de Pandore d’où s’échappent tous les autres problèmes auxquels font face aujourd’hui les agriculteurs. La complexité de la situation agricole exige, lorsque l’on projette d’en modifier un paramètre, que l’on repense également tous les autres. Ceux-ci tiennent bien plus à l’organisation du commerce mondial qu’aux questions de productivité à proprement parler. A cet égard, tous les projets de transition qui se proposent de « raisonner » l’agriculture « et en même temps » d’améliorer la compétitivité de l’agriculture biologique font fausse route [13]. La compétition internationale n’est plus un moyen de stimulation du développement agricole. Elle est devenue au contraire un facteur d’immobilisme et le plus sérieux frein à une transition dont le besoin fait aujourd’hui consensus. Celle-ci passera donc par la réinvention d’un modèle commercial qui sache redonner aux agriculteurs souplesse et indépendance, tant sur le plan international (protectionnisme écologique) que national ou européen (garanties de financement, prix planchers etc.).

https://nousvoulonsdescoquelicots.org/les-outils/
Bannière du mouvement des Coquelicots

 

D’autre part, si elle doit se faire rapidement à l’échelle de l’histoire humaine, la nouvelle révolution agricole ne se fera pas en quelques mois. À titre d’exemple de transition crédible, Fabrice Nicolino évoquait ainsi « un plan de sortie en quinze ans », soit une temporalité dont ni le marché, ni la « société civile » ne sont objectivement capables [14]. Malgré des défauts régulièrement décriés (bureaucratie, potentiel autoritarisme, hermétisme structurel aux « réalités de terrain »), l’État parait être la seule force collective pouvant assurer le coût et la durée d’une transition via un type de planification publique. La nature et le volume des investissements à engager impose également une clarification collective de nos priorités politiques. Désobéir frontalement aux engagements européens de maîtrise budgétaire et amorcer un contrôle strict des importations des denrées « à pesticides », c’est prendre le risque d’un conflit avec l’Union Européenne déjà bien fragile. C’est aussi mettre une sacré quantité d’eau dans le gaz du couple franco-allemand, un risque pas forcément compensé par l’éventuel effet d’entrainement sur les autres États membres que pourrait produire une telle rupture. De même, si une certaine « neutralité partisane » peut se justifier par la recherche d’une transversalité la plus grande possible, un mouvement citoyen d’une telle nature – a fortiori s’il imagine infléchir la politique d’un gouvernement de manière aussi frontale – ne peut faire l’économie d’une forme dialogue ou de coordination avec tous ceux qui partagent ses ambitions : partis politiques, syndicats, associations, ONG, médias etc. Autant dire un vrai panier à crabes de récupérations politiciennes et autres rivalités institutionnelles, dans lequel on devra bien, pourtant, se résoudre à mettre quelque fois la main. Après tout, si l’on rêve d’un début d’union nationale sur le sujet, il faut d’abord que ses éventuels membres se parlent (et s’écoutent).

“Le succès d’une transition se fera autant sur le contenu que sur la manière (rythme, relations entre les acteurs, valeurs sociales mobilisées…)”

Évidemment la simple analyse des conditions actuelles d’une transition agricole ne saurait suffire à déterminer un futur (celles-ci pouvant évoluer de bien des manières), ni surtout remplacer un discours politique et l’énergie humaine qu’il se propose de rassembler. Le succès d’une transition se fera autant sur le contenu que sur la manière (rythme, relations entre les acteurs, valeurs sociales mobilisées…). On peut penser que l’interdiction effective des pesticides constituera un moteur de créativité agricole bien plus puissant que toutes les compilations et soporifiques recensements d’alternatives potentielles. Et l’on aura bien raison. Mis au pied du mur, les sociétés humaines se montrent sensiblement plus dynamiques qu’à l’écoute de dissertations pleines de conditionnel. De surcroit, les grandes ruptures historiques demandent parfois un « saut dans le vide » qu’aucune intellectualisation ne saurait définitivement éclairer.

Mais l’enjeu essentiel d’un mouvement politique n’est-il pas justement d’articuler connaissance et transformation du monde, de manière à ce que chacune se nourrisse l’une de l’autre ? En fixant un objectif simple, concret et poétique (le retour des fleurs sauvages dans nos campagnes), en s’inscrivant dans le temps long – deux ans c’est très long en politique – , le mouvement des Coquelicots s’est donné les moyens d’une mobilisation du corps social que l’on espère la plus large possible. Reste à en faire le catalyseur d’une volonté de transition bien plus large dont nous pourrions, au fil des mois et des semaines, nous faire une idée de plus en plus précise.


[1] Sur la disparition des oiseaux, l’étude du Muséum d’Histoire Naturelle : https://www.mnhn.fr/fr/recherche-expertise/actualites/printemps-2018-s-annonce-silencieux-campagnes-francaises

Sur la disparition des insectes, une sur les zones protégées européennes : https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0185809

[2] Autour de 6,5% de la surface agricole utile française : http://www.agencebio.org/le-marche-de-la-bio-en-france

[3] Désertifications, multiplications des événements extrêmes   …  Sur la baisse des rendements due au réchauffement : http://www.pnas.org/content/114/35/9326

[4] Sur le niveau des exportations agricoles françaises : http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Gaf2017p110-116.pdf

[5] Quelques chiffres sur la filière filière céréalière française : https://www.passioncereales.fr/la-filiere/la-filiere-en-chiffres

[6] l’UE a d’ailleurs fait tout l’inverse en signant le CETA : https://www.france24.com/fr/20170921-ceta-traite-conteste-ong-application-provisoire-canada-europe-ue

[7] Que l’on décrit souvent comme plus intensive en main d’œuvre : https://www.cairn.info/revue-projet-2013-4-page-76.htm

[8] Sur un certain attachement des agriculteurs au glyphosate https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/glyphosate-les-agriculteurs-du-puy-de-dome-ne-comprennent-pas-1527596758 ; et sur les éventuelles alternatives : https://reporterre.net/Se-passer-du-glyphosate-C-est-possible

[9] La tribune en question : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/05/claude-henry-trois-mesures-pour-sortir-du-desastre-ecologique_5350348_3232.html

[10] Sur la situation sociale des agriculteurs : https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/10/14/baisse-des-revenus-suicides-la-crise-des-agriculteurs-fait-beaucoup-moins-de-bruit-que-l-affaire-alstom_5013945_3234.html

[11] Sur l’état du débat sur la productivité du bio : https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/le-bio-peut-il-nourrir-le-monde_17672

[12] Sur les capacités productives agricoles de la planète, l’émission d’Arte Le Dessous des Cartes :  https://www.youtube.com/watch?v=jt0jWmJopE0

[13] Notamment le rapport de l’INRA : http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/rapport-INRA-pour-CGSP-VOLUME-1-web07102013.pdf

[14] Voir l’entretien de Fabrice Nicolino lors d’une matinale de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/environnement-lheure-de-la-mobilisation-generale

Décès de Xavier Beulin : l’agro-business perd l’un de ses plus fidèles alliés

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«  Xavier Beulin a donné au syndicalisme et aux filières agricoles des lettres de noblesse et un élan incomparable. » [Communiqué FNSEA, 19 février 2017.] Xavier Beulin, dirigeant de la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) et du groupe Avril est décédé. La classe politique française du PCF à Fillon en passant par Macron et Hamon lui rendent hommage. Qui était vraiment Xavier Beulin ?  On vous explique son bilan.

 

Conflits d’intérêts et réseaux d’influence

Qui est vraiment Xavier Beulin ? C’est une enquête de Reporterre qui démêle la position centrale de celui-ci dans les réseaux du monde agricole. Homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques… Xavier Beulin était multi-casquettes ! Ainsi, Président du premier syndicat agricole français (la FNSEA), il était aussi vice-président du syndicat agricole majoritaire à l’Union Européenne (Copa-Cogeca). Egalement président de l’EOA (Alliance Européenne des oléo-protéagineux). Mais aussi vice-président du CETIOM (institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses).. Et, par le passé, président de l’Association Française des oléagineux et protéagineux (jusqu’en 2011) et président du Haut-Conseil à la coopération agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Rien que ça ! Mais ses responsabilités ne s’arrêtaient pas là. Il présidait aussi l’IPEMED (institut de coopération avec les pays méditerranéens) et le CESER (Conseil Economique Social et Environnemental Régional) du Centre. Ainsi que le conseil de surveillance du Port Autonome de La Rochelle, deuxième exportateur français de céréales. Ainsi, vous mesurez l’ampleur des conflits d’intérêts que portait Xavier Beulin. Juge et partie de tous les sujets liés de près ou de loin à l’agro-industrie française et européenne.

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Le réseau de Xavier Beulin, par l’Association nationale des producteurs de lait, 2012.

 

Qui tient la FNSEA, contrôle l’Agriculture 

Xavier Beulin était surtout connu pour son statut de président de la FNSEA à partir de 2010. La FNSEA, créé en 1946, à toujours participé à la gestion de l’agriculture et des emplois agricoles avec les gouvernements successifs. Sa puissance repose sur son contrôle historique des chambres d’agriculture, et surtout leurs budgets. Diriger la FNSEA permet donc d’orienter le budget des chambres d’agricultures et notamment l’accès aux aides publiques. En d’autres termes : c’est avoir la tirelire de 700 millions d’euros (2014) et distribuer l’argent tel des bons points. D’après Reporterre, être adhérent à la FNSEA devient presque un passage obligé pour les agriculteurs qui souhaiteraient voir leurs requêtes aboutir (prêts, conseils juridiques, etc.) Car la FNSEA est omnipotente ! Membre des conseils de délibération sur l’achat des terres agricoles, des conseils des banques de prêts, de l’assurance Groupama, de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), dans l’enseignement… Jusque dans les milieux politiques à toutes les échelles, des mairies rurales à la Commission Européenne.

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Forte de 300 000 adhérents, la FNSEA a par ailleurs déclaré la guerre aux autres syndicats minoritaires tels que la Confédération Paysanne. En instrumentalisant des manifestations musclées craintes des gouvernements, facile de s’ériger en unique représentant du monde agricole et en interlocuteur officiel privilégié. Et ça fonctionne ! Création du Ministère de l’Agriculture et de l’agroalimentaire, rejet de l’écotaxe, agrandissement des élevages, assouplissement de la directive Nitrates, aide à l’irrigation agricole… Longue est la liste des renoncements et des connivences du Parti Socialiste avec monsieur Beulin. Qui tient la FNSEA, contrôle l’agriculture en France.

 

Xavier Beulin le businessman

Certains s’étonneront de voir Benoît Hamon pleurer la disparition de Xavier BeulinMais rien de plus logique quand on sait qu’en décembre 2013 déjà, François Hollande se déplaçait pour les 30 ans d’ Avril (ex-Sofiproteol).  Et faisait un discours élogieux pour ce géant céréalier de l’agro-industrie française pesant plus de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est le même François Hollande qui parle aujourd’hui d’ « une perte majeure pour la France »  au sujet de son décès. L’histoire d’amour entre le gouvernement socialiste et les affaires de monsieur Beulin ne sont plus un secret pour personne. Ainsi, pendant que la justice rejetait la suspension du projet de ferme-usine des Milles Vaches (12 mars 2014), les membres du gouvernement Hollande, notamment M. Le Foll, ministre de l’agriculture et M. Martin, alors ministre de l’Ecologie, paradaient aux Etats-Généraux de l’Agriculture, organisés par la FNSEA. Inutile de préciser que le gouvernement Hollande avait choisi son camp. Et que dire du conseil d’administration de la multinationale Avril ? Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, Pierre Pringuet (président de l’Association Française des Entreprises Privées), et autres collègues ou ex-collègues de Xavier Beulin dans d’autres conseils d’administration de banques, coopératives, etc. Le monde est petit !

 

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Capture d’écran

L’oligarchie productiviste et libérale en action

Xavier Beulin était tout puissant. Comme le souligne Reporterre : “quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril, on est, simplement, dans une logique oligarchique, où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés”. Pour Xavier Beulin, il n’y a d’autre choix possible que celui de l’industrialisation de l’agriculture ! Ainsi, les activités d’ Avril visent à assurer un maximum de débouchés à la filière des huiles et protéines végétales. Et Avril est partout : dans les huiles Lesieur et Puget, dans les œufs Mâtines, dans le marché de l’alimentation animale. Mais aussi dans le biodiesel, les cosmétiques et les matelas en mousse puisque la branche Avril est le leader européen de l’oléochimie. Et même dans les OGM avec Biogemma ! C’est un homme aux dents longues et aux bras extensibles qui sait se faire entendre. Il ira jusqu’à qualifier les opposants au barrage de Sivens de djihadistes verts.  C’est le patron de la FNSEA qui parle, le ministre de l’ombre de l’agriculture moderne. Alors les propos sont fondés. Aucun tollé dans la presse. Seuls les écologistes s’insurgeront.

 

Le productivisme, fossoyeur de l’ agriculture paysanne

Mais comment prétendre défendre les intérêts paysans quand l’ activité de Xavier Beulin vise à faire grandir les exploitations pour produire et vendre toujours plus de Colza ? Plus les exploitations sont grandes plus les agriculteurs ont recours aux céréales et aux farines végétales payantes. L’herbe grasse et gratuite n’est pas rentable pour le système agroindustriel pour lequel s’est battu Xavier Beulin. Ainsi, il n’est rien d’autre qu’un des bourreaux de la paysannerie française. En 20 ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de moitié (24% pour les moyennes et grandes exploitations, 36% pour les petites). La taille moyenne des exploitations est en augmentation et les revenus en baisse de 18,6% rien qu’entre 2012 et 2013 ! Les charges des exploitations (semences, engrais, pesticides, carburant) représentent 40% des dépenses en 2013 contre 36% en 2010. Et les suicides d’agriculteurs n’en finissent pas. La machine libérale est à l’œuvre. Les agriculteurs français sont tenaillés entre une politique agricole commune qui encourage la surproduction et une pression de la grande distribution pour une baisse des prix qui étrangle les petits producteurs. Ironiquement, Xavier Beulin lui-même a reconnu la catastrophe dans son livre “Notre agriculture est en danger”. Le rendement moyen de la production de blé est passé de 15 quintaux à l’hectare à 65 en 40 ans. Pourtant 20 000 fermes sont menacées de disparition. 40% des poulets et une tomate sur trois sont importés de l’Union Européenne. Que dire par ailleurs des scandales de maltraitance animale dans les abattoirs ? De la recrudescence de l’usage des pesticides et du gâchis général de l’eau pour des productions démesurées ? Sivens en était l’exemple parfait. L’agriculture française reste championne d’Europe sur le papier. Mais dans les faits elle souffre.

Xavier Beulin et ceux qui le pleurent aujourd’hui sont les bras armés de cette oligarchie capitaliste tentaculaire. Oligarchie qui détruit des écosystèmes et des hommes par le biais d’une agriculture productiviste. Nous avons aujourd’hui le choix. Persister dans une agro-industrie mortifère composée d’exploitations de plus en plus grandes et détenues par des capitaux financiers.  Ou bien engager une transition agroécologique qui mettra en valeur les exploitations familiales, les circuits-courts, le juste prix et une alimentation raisonnée et de qualité. Les signaux positifs sont là : on observe une hausse de 16% des surfaces en bio en 2016.  La disparition de l’homme d’affaires ouvrira, peut-être, une opportunité pour les militants d’un autre monde.


En savoir plus :

 

Crédit photo : ©Vimeo

Fillon, candidat de l’agro-business

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Fin du principe de précaution, développement des OGM et des pesticides meurtriers : Fillon cède aux lobbys de l’agro-business et leur livre notre santé et notre écosystème. 

-Bruno Retailleau : “Ce qui est terrible, c’est que le conservatisme est devenu péjoratif. On a des choses à conserver. L’écologie va à une forme de patrimoine qu’il faut conserver, pour pouvoir le transmettre.”

– Natacha Polony : “Pourquoi on en a jamais entendu parler pendant la campagne ?”

-Bruno Retailleau : “D’abord parce qu’il y a 7 candidats. Les temps de débat sont très courts.”

-Natacha Polony : “Vous êtes en train de me dire qu’on va le découvrir candidat écologiste ?”

-Bruno Retailleau : “Je pense que c’est sa sensibilité mais de façon non-ostentatoire. Il n’est jamais dans l’exhibition”.

NDDL : L’aveuglement de M. Fillon

A la lecture du programme du Sarthois, qui a visiblement perdu son bon sens, on comprend l’air mi-sidéré, mi-amusé de Natacha Polony lorsque Retailleau lui annonce que Fillon a une “sensibilité écologiste”. De la part d’un Président de Conseil Régional des Pays de la Loire qui endosse régulièrement son costume de croisé pour demander au gouvernement de chasser les zadistes de Notre-Dame-Des-Landes, c’est assez cocasse. Fillon ne dit pas autre chose. Il veut « évacuer de façon musclée […] les hors-la-loi qui occupent un territoire de la République ». On comprend la position de Fillon. C’est lorsqu’il était Premier Ministre que le préfet Bernard Hagelsteen fut nommé. Cette nomination allait à l’encontre d’une pétition lancée par ses collègues : une première en France. Quel rapport me direz-vous ? C’est la suite de l’histoire qui est intéressante : en tant que préfet de Loire-Atlantique et de la région Pays-de-la-Loire (2007-2009), il pilotait localement le projet d’aéroport, en collaboration avec la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Or, dans le cadre de la délégation de service public, l’appel d’offres a été lancé en 2009 pour choisir le concessionnaire de l’aéroport, pour une durée de 55 ans. En 2010, le ministre de l’Écologie et du Développement durable tranche en faveur de Vinci. Cela n’empêche pas l’ancien préfet de se faire embaucher un an plus tard par ASF (Autoroutes du Sud de la France), filiale de Vinci. En 2012, il devient conseiller de Pierre Coppey, président de Vinci-Autoroutes. La position ferme de Fillon n’est peut-être pas étrangère à ce renvoi d’ascenceur entre membres de la caste.

Suppression du principe de précaution : les pesticides menacent l’écosystème et notre santé

La probabilité du conflit d’intérêt ne doit pas, ici, nous faire oublier la foi aveugle du frère Fillon dans un productivisme d’un autre temps, destructeur pour le seul écosystème compatible avec la vie humaine. Ainsi, le candidat de la droite se déclare favorable à la suppression du principe de précaution. La raison ? Il l’exprime dans une tribune publiée sur le site professionnel Wikiagri : « Osons relancer les recherches qui ont été interrompues au nom du principe de précaution, notamment en génétique ». En clair, si Fillon veut supprimer le principe de précaution, c’est pour ouvrir la boîte de Pandore des OGM. Fillon refuse également l’interdiction des néonicotinoïdes (conquise de haute lutte par les militants écologistes et les apiculteurs à l’occasion de la récente loi biodiversité) et des glyphosates. Rappelons tout de même que le Centre International de recherche sur le Cancer (CIRC), agence de l’OMS, considère le glyphosate (contenu dans l’un des herbicides le plus utilisé au monde : le Round Up ) comme probablement cancérigène pour l’être humain (mars 2015). Le cas des néonicotinoïdes est encore plus grave. En effet, le Conseil de l’académie des sciences européenne (Easac) a remis un rapport accablant à la Commission européenne en mai 2015. Se basant sur près d’une centaine d’études, les auteurs du rapport soulignent le fait que « l’utilisation généralisée des néonicotinoïdes a des effets graves sur une série d’organismes » qui sont responsables de la pollinisation et de la lutte naturelle contre les parasites ainsi que sur la biodiversité. Ces éléments contenus dans de nombreux pesticides ont de terribles effets sur les insectes pollinisateurs (les abeilles bien sûr mais aussi les bourdons, les bombyles ou les papillons). Les effets concernent principalement le système nerveux de ces insectes : désorientation, perte de fonctions cognitives, longévité des reines en baisse, synergie avec des pathogènes existants. Par ailleurs, véritables sirènes homériques, les néonicotinoïdes attirent les insectes pour leur donner un baiser de la mort. Dernier élément : ces pesticides sont présents dans la plante durant toute sa durée de vie, et restent ensuite dans les sols pendant de nombreuses années. C’est autant d’occasions de tuer les insectes qui ingèrent ces substances. “On s’en moque après tout. Ce ne sont que des abeilles” nous répondrons quelques benêts qui passent leur temps à regarder le bout de leurs chaussures. Sauf qu’au-delà de la destruction de l’activité apicole et de la production de miel, la destruction des abeilles a tout une série de conséquences criminelles sur des activités essentielles que remplissent les pollinisateurs pour l’écosystème, pour la pollinisation de la flore ou pour la production de fruits et légumes.

Les OGM : une boîte de pandore dévastatrice à coup sûr

Fillon va encore plus loin dans sa folie pro-pesticides. Pour lui, l’agriculture est « au bord de l’overdose normative ». Vu toutes les victoires que remportent régulièrement le lobby productiviste, on se pince en entendant cela. Fillon propose donc « d’abroger par ordonnances toutes les normes ajoutées aux textes européens ». Vu le zèle avec lequel la Commission européenne sert les lobbys qui suent sang et eau pour garder les perturbateurs endocriniens, les néonicotinoïdes et le glyphosate, on peut craindre pour notre santé et la survie de l’écosystème, si on s’en remet aux seules normes européennes pour les protéger. Concrètement, quelles conséquences implique la proposition de Fillon ?  La France a fait jouer la clause de sauvegarde pour permettre l’interdiction des OGM. Si Fillon abolit toutes les normes qui s’ajoutent aux normes européennes, c’est open-bar sur les OGM pour l’agro-business qui pourrit tout : la terre, l’air, l’eau, notre santé et la vie des paysans.

Il est temps que le lobby productiviste desserre l’étau dans lequel il tient les paysans. Il est temps d’en finir avec cette agriculture productiviste bourrée de pesticides qui pourrit notre santé, détruit la fertilité des sols (et des êtres humains), dégrade la valeur nutritive des aliments et conduit un paysan à se suicider tous les deux jours. Il est peut-être temps d’en finir avec ces médecins de Molière et d’engager la mutation vers une agriculture relocalisée, débarrassée des pesticides, s’attachant à respecter les critères de l’agriculture biologique afin que les paysans cessent de survivre pour enfin vivre.

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