Les séries et la guerre des récits : retour sur le soft power des plateformes

La guerre, la « vraie », est largement mise en scène dans bon nombre de séries : Homeland, Le Bureau des légendes, Fauda et tant d’autres. Et puis il y a une autre guerre, celle dont parlait Antonio Gramsci, intellectuel communiste italien au début du XXᵉ siècle. Cette guerre là est plus immatérielle ; elle est livrée à des fins d’hégémonie culturelle. Elle n’est pas sans rappeler le soft power – par opposition au hard power – cette « puissance douce » faite pour influencer, séduire, attirer. Par Virginie Martin, docteure sciences politiques, en partenariat avec The Conversation.

Gagner cette bataille culturelle c’est travailler les opinions, les représentations dominantes, construire ou déconstruire les croyances. Ce combat possède ses propres armes que sont les écoles, les livres, les médias et le monde de la fiction. Ces armes, ces appareils sont vus par Gramsci comme des moyens de domination, mais aussi d’attraction. Ils sont des foyers d’irradiation et des aimants. Culture cultivée et culture populaire sont primordiales dans cette bataille, les séries étant au cœur de la nébuleuse.

Gramsci ne dissocie jamais le culturel du politique, car selon lui le culturel peut mener jusqu’à l’activité pratique et collective. La Casa de papel n’a t-elle pas été prise pour symbole dans de nombreuses révoltes ?

Le monde culturel et ceux qui le fabriquent sont définitivement les architectes de la chose politique ; et les séries participent de cette dynamique, elles sont des moments politico-culturels. Elles construisent un objet politique, et enrichissent les approches autour du pouvoir.

Ce monde en séries est d’autant plus efficace qu’il vient se loger dans nos intimités, dans notre environnement familier, dans notre cocon.

Le côté émotionnel de la série permet une absorption très efficiente des valeurs qu’elle peut donner à voir. Ces séries peuvent créer, de manière insidieuse ou plus explicite, un individu collectif, un individu politique via la pédagogie, le familier, l’émotionnel. Pour exemple, les vêtements-symboles des héros de La Casa de papel ont été repris ici où là comme habits de l’insoumission au libéralisme. Lors de certains mouvements, tels les zadistes ou les cheminots en grève, ont été masques et combinaisons.

Ce monde sériel est porté par la puissance des plateformes, une puissance d’autant plus grande qu’elle sait parfaitement s’inscrire dans l’environnement liquide qui serait devenu le nôtre.

L’extra fluidité des plates-formes enjambe un monde solide

Les DAN – Disney, Amazon, Netflix – ne connaissent en effet quasiment aucune frontière. Elles sont transnationales, et dépassent largement les principes de souveraineté nationale. Elles sont flexibles, totalement dématérialisées et correspondent au monde liquide décrit par Bauman.

Immatérielles et insaisissables, ces plateformes viennent se nicher là où sont leur intérêt, et leur fluidité leur donne une longueur d’avance pour gagner la guerre des récits dans un monde – quel que soit son degré de globalisation et de mondialisation – qui reste, lui, profondément ancré sur des nations, des pays, des territoires, des frontières.

Un soft power offshore

Elles exercent leur soft power à la façon dont Joseph Nye l’avait théorisé mais c’est un soft power qui n’est pus teritorialisé.

Quand Joseph Nye parle du soft power dans les années 90 et veut convaincre les présidents américains de livrer une guerre culturelle plutôt qu’armée, il le fait notamment via les 2 H et les 2 M à savoir : Harvard, Hollywood, Mc Donald’s et Macintosh. Ces outils du soft power passent par les interstices du quotidien indispensable : la nourriture, l’école, les loisirs, les outils de travail. C’est une mainmise sur la quasi-totalité du quotidien.

Ces armes de soft power ou d’hégémonie culturelle restent des entités concrètes, et surtout rattachées à un pays : Hollywood reste ancré en Californie. Harvard au Massachusetts. Le rattachement à un au pays est la raison même du soft power ; le plan Marshall avait déjà été largement pensé comme cela.

Dans le cas qui nous occupe, les plates-formes sont quasiment hors sol et offshore dirait Latour à savoir sans réel ancrage géographique dans nos imaginaires.

Les plates-formes n’ont quasi pas de territoires, pas plus que leurs productions. Elles parviennent à s’immiscer, via des fictions, en Jordanie – Djinn –, en Norvège, ou en Turquie – Bir Baskadir – elles viennent se saisir des enjeux nationaux et, simultanément, du pays en question.

En parallèle se jour une guerre marketing, une bataille pour l’attention. La présence sur le marché des séries peut signifier, en fonction des stratégies, inonder le marché ou ciseler des objets fictionnels très qualitatifs, ou encore investir massivement dans la promotion de ses séries.

Bien sûr, celui qui maîtrise toute la chaîne de production reste américain mais, c’est comme si, culturellement, on ne le voyait plus, comme si la patte américaine avait disparu. Des premiers temps de la Casa de Papel à Leila en passant Chernobyl, où sont les Etats-Unis ? On ne le sait plus tout à fait.

Netflix représente une technologie culturelle mutante qui joue à la guerre des récits. Capable de saper la souveraineté des pays, elle se détache de son territoire originel et finit par être un objet flottant qui ne nous dit plus d’où elle parle.

Ces DAN sont si puissants qu’ils jouent tels de véritables pays dans cette guerre sérielle ; et, simultanément, tous les pays, même les plus rétifs, s’embarquent dans cette bataille en séries.

Le soft power minimum : en être

De nombreux pays – Corée, Suède, Nigeria, Brésil… – savent qu’ils n’ont d’autre choix que de produire et diffuser leurs productions sérielles via les DAN, ce, afin de compter dans les représentations dominantes du monde. Regardons la ferveur à l’égard de la Corée à partir de sa K Pop, en passant par ses dramas, comme My ID is Gangnam Beauty ou par le succès de Hellbound ou de _Squid game

Les grandes puissances ont compris qu’il était indispensable de participer à cette guerre des récits. En être, c’est déjà une manière de prendre le pouvoir et c’est potentiellement empêcher l’autre de le prendre. Les séries ont véritable un pouvoir discursif au sens foucaldien du terme.

Certains veulent aussi « en être », mais à leur manière, et peuvent refuser de jouer le jeu des Netflix et autres. On pense à la Chine et la Russie – même si cette dernière est en train de modérer son approche ; deux pays qui sont plus proches du « sharp power » que du soft.

Du soft au sharp power

Dans cette guerre des récits, des pays plus autoritaires entendent jouer de leur influence un peu différemment ; de façon plus aiguisée, plus belliqueuse. Les façons de faire seront celles du sharp power à savoir : gêner, voire déstabiliser les démocraties, mais aussi exister dans le périmètre régional et in fine atteindre la diaspora éparpillée de par le monde. Travailler à une certaine propagande, via l’institut Confucius ou des médias comme la chaîne de télévision Russia Today.

Le sharp power, selon les créateurs de ce concept, Christopher Walker et Jessica Ludwig, consiste à jouer avec des fake news [afin de fragiliser les démocraties occidentales]. Walter et Ludwig donnent quelques exemples, et différencient la Chine et la Russie sur ce plan.

Cette dernière va créer des rumeurs – par exemple, « le sida aurait été inventé en laboratoire par la CIA ». La Chine, elle, cible plutôt les leaders d’opinion : élites politiques, économiques intellectuelles, et cherche à convaincre que son système est conforme au modèle des démocraties libérales.

Le sharp power représente clairement une dynamique d’arsenalisation du soft power.

De l’antipopulisme au wokisme

Dans cette bataille des récits restent ceux qui ne veulent pas juste « en être » mais qui « sont », Netflix en tête. Ceux-là ont bien l’intention d’évangéliser le monde au regard de deux piliers.

Le premier est la figure détestée et honnie du « populiste ». De Trump à Modi en passant par Erdogan, les figures du « mal » politique sont en joue dans de nombreuses créations : Leila pour l’Inde, Dir baskadir pour la Turquie, Jinn pour la Jordanie, Years and years pour l’Europe nationaliste, Occupied pour la Russie

Le second concerne la promotion du « wokisme » ou la dénonciation des discriminations et une manière d’encourager l’empowerment des minorités. Les minorités et les personnes invisibilisées par la société sont largement mises à l’honneur dans cet univers sériel : I May Destroy You, Little Fires Everywhere, Mrs. Maisel, Pose, Orange Is the New Black, Maid, It’s a Sin

Toutes ces séries prônent une approche progressiste et intersectionnelleLe tout orchestré – chez Netflix – par l’écrivain et activiste afro-américain Darnell Moore qui y est chargé de l’inclusivité.

Ces DAN, avec leurs séries « armées », sont tout à la fois des contenus et des contenants. Plus que des entreprises multi- et transnationales, elles deviennent des objets culturels et politiques en tant que tels. Elles se confondent avec les séries qu’elles proposent et sont partie prenante de cette guerre des récits.

Ces entreprises toutes-puissantes sont quasiment devenues de nouveaux États, avec leur agenda, leurs budgets colossaux, leur politique, leur propre soft power. Mais des états fluides et sans territoires, annonçant les prémisses d’une nouvelle donne géopolitique.


Cet article a été rédigé avec le précieux concours de Jessica Cluzel (étudiante Kedge Business School) ; il est aussi le résultat d’une journée organisée par l’Irsem le 8 novembre 2021 autour des représentations du monde militaire dans les séries TV et le cinéma. The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

En Argentine, Amazon remplacé par une plateforme publique ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Qu’est-ce qui empêcherait qu’un acteur public mette en relation des producteurs et des consommateurs à travers le travail de fonctionnaires ? Dans l’absolu, rien. Mais empiriquement, la concurrence des plateformes déjà existantes comme Amazon et Alibaba est redoutable. Déjà doté de sa propre multinationale du e-commerce, l’Argentine tente désormais de bâtir une alternative publique, voire des plateformes locales, face au géant américain Amazon. Mais la confrontation est inéluctable.

Depuis la mise en place des mesures sanitaires dans la plupart des pays touchés par la pandémie, les géants de la vente en ligne ont connu une accélération exponentielle de leur développement, se muant en mastodontes de la distribution. Le principe est simple : remplacer les intermédiaires traditionnels entre le producteur et le consommateur qui, sans avoir à se déplacer, accède en théorie à des produits similaires qu’en magasin à un prix inférieur. Ainsi, si l’on dissèque le prix d’une marchandise juste avant de devenir un objet de consommation courante aux mains d’un ménage français, la part qui venait rémunérer le commerçant au détail, mais aussi probablement son grossiste, vient rémunérer directement Amazon. Cette croissance engendre des effets de réseau, qui, en retour, viennent renforcer la plateforme en question. Le principe est simple : plus le réseau est étendu et plus les agents économiques, vendeurs ou acheteurs, ont intérêt à l’intégrer, donc le réseau s’étend davantage. Prenons l’exemple d’un smartphone. Si seulement une poignée d’individus à travers la planète en possèdent un, alors il n’y a pas un grand intérêt à en faire partie car il n’y a pas grand monde à joindre par cette voie-là. Au contraire, si la grande majorité de la population en utilise, s’en passer devient très difficile.

Si l’on applique cette logique à Amazon, on comprend bien que, puisque de nombreux consommateurs s’y trouvent, les offreurs ont intérêt à vendre leurs marchandises sur la plateforme en ligne, y compris s’ils doivent moyenner une commission. De leur côté, les consommateurs sont attirés par une offre diversifiée, des prix parfois plus bas et la possibilité de ne pas se déplacer hors de chez eux. La boucle est bouclée, l’entreprise peut désormais croître au rythme de ses capacités de stockage et de distribution et, bien entendu, au prix d’une exploitation particulièrement violente de ses salariés.

Dès lors, de la même manière que Twitter peut annuler la vie politique d’un candidat en un seul clic et que Google peut invisibiliser un média dans ses référencements, Amazon, de par cette dynamique, devient peu à peu l’acteur incontournable de la circulation de biens non pas dans une seule économie – situation déjà rêvée par la bourgeoisie de n’importe quel pays périphérique au moment de mener un putch par exemple [1] – mais de la plupart des économies dites avancées.

En Argentine, Amazon face à une concurrence privée et publique

Si Amazon semble régner sans partage en France, les parts de marché de la vente en ligne argentine sont colonisées par le géant latino-américain Mercado Libre. Ce dernier y concentre la moitié du marché et ses profits ne cessent de croître. Ainsi, tandis que la région enregistrait une récession de 8,1%, les bénéfices de Mercado Libre ont bondi de 45% au premier semestre de l’année 2020. Aujourd’hui présente dans dix-huit pays, cette multinationale basée à Buenos Aires est désormais une alternative régionale à l’hégémonie d’Amazon, tout comme peut l’être Alibaba en Chine. Toutefois, comme ses concurrents, ce mastodonte n’est pas exempt de scandales en matière de respect des droits des travailleurs, du droit à la concurrence ou encore de protection des données des consommateurs.

Si des capitaux privés peuvent simplement mettre en relation des producteurs, des consommateurs, des travailleurs du transport et ceux qui gèrent les stocks dans des entrepôts, alors pourquoi la puissance publique en serait-elle incapable ? En réalité, non seulement l’État en est capable, mais, en plus, il ne peut que mieux faire. Dotée d’un pouvoir de coordination dont le privé dispose rarement et libérée de l’impératif de satisfaire des actionnaires sur le court terme, une entreprise publique peut se permettre de ne pas maximiser ses profits pour, au contraire, maximiser les salaires ou la couverture du service, et par conséquent les externalités positives [2]. Le cas des réseaux ferroviaires en constitue un très bon exemple dans la mesure où aucune entreprise privée ne trouverait suffisamment rentable d’investir dans la construction de chemins de fer sur tout le territoire, notamment dans des zones non rentables du point de vue du secteur privé.

Correos Compras, l’Amazon public argentin

Fort de cette logique, le gouvernement argentin a mis en place Correos Compras. Cette entreprise publique a pour objectif principal de mettre en relation des producteurs et des consommateurs, mais aussi de créer des emplois de qualité correctement rémunérés. Les marges de manœuvre pour réaliser ces objectifs sont d’autant plus importantes qu’il n’y a aucun actionnaire à rémunérer.

La ponction qu’effectuent les détenteurs du capital dans les entreprises privées est dans ce cas inexistante, et ce « manque à perdre » peut être redistribué non seulement entre les salariés mais aussi entre les offreurs adhérents et les consommateurs. Autrement dit, du côté de l’offre, Correos Compras permet de meilleurs revenus dans la mesure où la commission à payer est moins élevée que chez ses concurrents privés. Du côté de la demande, les produits sont plus accessibles en termes de prix, dès lors que les frais de transport sont également plus faibles, tandis que les travailleurs de l’entreprise publique sont mieux rémunérés et jouissent d’un emploi stable et formel contrairement à leurs homologues tertiarisés. De plus, Correos Compras permet d’accéder aux gammes de produits à prix contrôlés par différents programmes gouvernementaux, afin de favoriser l’accès à la consommation de biens et services essentiels pour les classes populaires.

Cet écosystème d’incitations permet d’attirer producteurs et consommateurs vers Correos Compras, ce qui constitue de fait le début de la mise en place d’un effet de réseau : dès lors qu’un premier circuit d’échanges se constitue, il devient intéressant pour les nouveaux entrants de l’intégrer. D’autre part, une fois que l’entreprise publique gagne des parts de marché sur ses homologues privés, se mettent en place des externalités positives qui profitent à d’amples secteurs de l’économie, notamment à travers la réactivation de la production intérieure commandée par la création d’emplois de qualité et les salaires qui vont avec. 

A Rosario, le e-commerce local

Si le système politique argentin peut être considéré comme fédéraliste, Buenos Aires jouit tout de même d’une forte concentration des pouvoirs et des ressources. Dès lors, les provinces fédérées disposent d’une autonomie relativement importante mais demeurent soumises à des contraintes budgétaires en grande partie déterminées par l’administration centrale.

Cette ambivalence pousse la province de Rosario, située au nord-ouest de la capitale, à emboîter le pas à Correos Compras. Le conseil municipal de Rosario a ainsi validé en 2020 un projet nommé Mercado Justo (« marché juste ») qui cherche à concurrencer Mercado Libre, selon la même logique que Correos Compras.

Cette fois-ci c’est l’échelle locale qui est visée, avec le pari sous-jacent que les flux de de valeur circuleront dans la ville de Rosario et aux alentours, en raison des avantages que trouvent les producteurs et les consommateurs en termes de prix, plutôt que de se diriger vers le marché des changes argentin avant de se loger dans des produits dérivés nord-américains. En effet, si le revenu d’un agent augmente, il constituera une demande supplémentaire pour un autre offreur. Cela correspond à l’une des règles fondamentales en économie selon laquelle les dépenses des uns sont les revenus des autres.

Malgré l’enthousiasme que peuvent susciter ces initiatives, a fortiori si elles fleurissent au sein d’un pays périphérique en crise et dominé dans les relations internationales d’échange, de nombreuses limites subsistent et doivent nous pousser à nous questionner de manière critique. En effet, il paraît peu probable que des firmes surpuissantes telles qu’Amazon et Mercado Libre acceptent sans réticences une concurrence publique, dans la mesure où elles n’ont jamais eu l’intention de se plier à une concurrence privée. De plus, ce type de marché tend à devenir monopolistique dans la mesure où les effets de réseau impliquent des rendements d’échelle croissants, ce qui est incompatible avec l’existence d’un équilibre concurrentiel. Par conséquent, si ces firmes capitalistes vont nécessairement s’opposer par tous les moyens à ce genre d’initiatives publiques, pourquoi la puissance publique devrait-elle se limiter à tenter de remplacer les plateformes privées en ne mobilisant que des mécanismes d’incitation individuelle ? Qu’est-ce qui l’empêcherait d’user de tous ses pouvoirs économiques et réglementaires pour imposer un « Amazon public » ?

La réponse à cette question se trouve probablement dans une lecture adéquate du rapport de force entre les différents secteurs socio-économiques à intérêts divergents qui structurent la société d’un pays qui a subi presque dix coups d’État lors du siècle passé. En d’autres termes, si la puissance publique ne peut aller au-delà, c’est probablement parce que la marge de manœuvre du gouvernement d’Alberto Fernandez (Frente de Todos, gauche péroniste) demeure très faible. Si l’avenir de Correos Compras ou de Mercado Justo demeure donc incertain, ces plateformes ouvrent cependant le débat sur la capacité de l’État à remplacer, en mieux les plateformes privées. Et si la France s’en inspirait ?

Notes :

[1] L’exemple le plus emblématique reste celui de la grève des camionneurs financée par la CIA en 1973 au Chili dans le but de paralyser l’économie du pays, de déstabiliser le gouvernement et de préparer le terrain pour le coup d’État de Pinochet.

[2] Une externalité peut être définie comme une interaction entre deux ou plusieurs agents économiques ne passant pas par le marché. Elles peuvent être positives ou négatives. Par exemple, si un apiculteur s’installe à côté d’un producteur d’oranges, les abeilles butineront les fleurs d’oranger et les polliniseront par la même occasion, ce qui augmentera également la production de miel. Il n’y a aucun échange marchand entre l’apiculteur et le producteur d’oranges mais pourtant, du seul fait de leur proximité, leurs productions respectives se voient augmentées. Il s’agit là d’une externalité positive. D’autre part, si un tanneur s’installe sur un cours d’eau en amont d’un pêcheur, alors la pollution qu’il déversera dans ce même cours d’eau aura une incidence négative sur la production du pêcheur. Dans ce cas de figure l’externalité est négative. Dans le cas de Correos Compras, les externalités sont positives car la seule existence de cette entreprise publique constitue un boost de demande pour toutes celles qui interagissent avec elle, directement à travers la plateforme ou indirectement si ces entreprises bénéficient d’une demande issue des revenus tirés de l’échange que permet la plateforme.

Uber ou la chronique d’une catastrophe sociale absolue – Entretien avec Danielle Simonnet

Danielle Simonnet ©Thomas DIPPE

Danielle Simonnet est membre du Parti de Gauche, de la France Insoumise et conseillère de Paris depuis 2008. Elle s’était particulièrement impliquée lors des manifestations des chauffeurs de taxi dès 2014. Avec elle, nous sommes revenus sur les enjeux que posent l’uberisation de l’économie, tant sur le plan social que le plan écologique.

LVSL – De quelle marge disposent aujourd’hui les élus de la République pour intervenir sur les questions relatives au développement de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Tout dépend ce qu’on entend par « les élus de la République ». Il y a d’une part le législateur, d’autre part l’élu municipal. Évidemment, il y a d’abord selon moi une responsabilité du législateur, du député ou du sénateur concernant l’exigence de la mise en place des régulations du développement de l’uberisation des plateformes. On pourrait très bien imaginer qu’il y ait une loi qui conditionne toute possibilité pour qu’une plateforme puisse exercer sur le territoire national, qu’on la conditionne à un certain nombre de choses.

Premièrement, que toutes les transactions faites sur le territoire national soient déclarées aux impôts. Vous savez aujourd’hui que quand vous faites un transport par le biais de la plateforme Uber, ce dernier s’octroie une marge de 20% ou 25% mais va déclarer cela sous forme d’une société qui a ses comptes en Irlande, c’est-à-dire un endroit où la fiscalité des entreprises est beaucoup plus avantageuse pour eux.

“Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger SA requalification en salarié.”

La première chose serait d’exiger de conditionner toute plateforme au fait qu’elle doit déclarer ses transactions sur le territoire national. Bref, qu’elle paye ses impôts là où est établi son activité.

Deuxièmement, il faut conditionner ces activités au respect des réglementations en vigueur. Pour celles concernant Uber, il s’agit du transport de personnes. Il existe une décision de la Cour européenne de justice (CJUE) qui indique qu’Uber est bien une entreprise de transports et donc doit être assujettie aux régulations de transports dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. En France, la loi Thévenoud interdit la maraude électronique pour ceux qui ne sont pas chauffeurs de taxis.

Or, quand vous vous baladez dans la rue, que vous prenez votre téléphone et qu’avec l’application, vous dites « je suis géolocalisé ici, il me faut un chauffeur maintenant », c’est une maraude électronique, c’est comme héler un taxi mais par le biais d’une plateforme et ça normalement c’est interdit, c’est illégal. Comment cela se fait-il que le législateur ne pose pas la question de l’application de sa loi ? Vous avez aussi l’URSSAF qui a porté plainte contre Uber parce qu’ils estiment qu’Uber, en ayant recours à des travailleurs au statut d’autoentrepreneur, ne paye pas de cotisations sociales puisqu’ils ne se présente pas comme un employeur. Il prétend être simplement une plateforme commerciale qui met en relation des chauffeurs et des clients. Il y a un manque à gagner pour le système de protection sociale français qui est colossal.

Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger sa requalification en salarié. Il faut au contraire inverser les choses et ne pas permettre le recours aux travailleurs indépendants pour ce type de plateforme. On voit bien en définitive qu’il y a un lien de subordination. Le chauffeur est en effet subordonné à cette plateforme qui va fixer par le biais de l’algorithme le prix des courses. Elle va quasiment fixer ses horaires parce que le conducteur est obligé pour pouvoir survivre de faire une amplitude horaire immense.

“Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures qui roulent à vide dans Paris en attendant d’avoir un client, c’est une aberration !”

Bref, il y a tout une liste de critères assez longs qui montre qu’il y a un lien de subordination. On voit bien ce que le législateur pourrait faire. Maintenant, l’élu local est dans une situation réglementaire plus contrainte. Si on prend par exemple sur la ville de Paris, le Conseil de Paris qui est un conseil municipal mais aussi un conseil départemental a une compétence relativement limitée dans la régulation des chauffeurs VTC. Je me bats depuis le début pour dire qu’il faut réduire la place de la voiture dans la ville parce qu’il y a derrière cela un enjeu écologique en termes de pollution ainsi qu’en en termes de réchauffement climatique. La pollution engendrée par la voiture c’est en effet 2 500 morts prématurées par an sur la région Île-de-France. Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures VTC qui roulent à vide dans Paris en attendant un client. On en arrive à cette aberration !

J’ai donc demandé au conseil de Paris que la Ville exige de la préfecture qu’on puisse savoir combien il y a de chauffeurs VTC et que s’enclenche une réflexion des élus parisiens avec le législateur pour qu’on puisse voir comment on régule cette activité. Or, ils n’ont jamais voulu traiter le problème. En revanche, vous avez des villes, en Espagne notamment, où ils ont décrété qu’il ne fallait pas plus d’un chauffeur VTC pour 40 taxis. C’est Podemos qui s’est battu pour ce critère-là en reprenant une revendication de Taxi Élite qui est un syndicat jeune mais qui se développe dans plein de pays européens. C’est extrêmement important en terme de régulation.

LVSL – Comment expliquez-vous une telle percée de l’économie de plateforme ces dernières années ?

Danielle Simonnet – C’est une nouvelle étape du capitalisme. Le capitalisme a besoin d’exploiter au maximum pour faire un profit maximum. Créer une plateforme, cela ne coûte rien. Vous n’avez pas de capital fixe, il n’y a pas besoin de bureaux, pas besoin d’investir dans des machines et vous n’avez pas de salaire à assumer, ou sinon très peu. Vous faites en plus une captation de données qui sont essentielles dans toutes les logiques de marketing à venir. Le fait de pouvoir capter des fichiers en plus des transactions qui sont faites par le biais des services proposés par les plateformes est une captation de données. C’est un enjeu de pouvoir économique pour ces plateformes. On a d’abord eu l’étape de l’industrialisation et du développement de la robotisation. Désormais, on est dans l’étape de l’exploitation virtuelle et du développement des services.

LVSL – Dans la première question, vous parliez de la loi Thévenoud. Aujourd’hui qu’en est-il de son application ? Cela a-t-il permis de répondre à certains problèmes qui étaient posés ?

Danielle Simonnet – Non, ça n’a pas du tout permis de répondre au problème posé parce qu’elle n’est pas appliquée ! Donc à la limite les préfectures mettent en place des contrôles aux aéroports où la pression du développement des plateformes est vraiment à son paroxysme pour les chauffeurs de taxi. Il faut savoir qu’un chauffeur de taxi, quand il se positionne sur un aéroport, espère avoir une bonne course. Ce sont généralement des courses qui vont être un peu plus longues et plus rentables qu’une course à Paris d’un quartier à un autre.

Les chauffeurs VTC ont compris le truc donc ils ne cessent de se positionner en double file à des endroits où ils n’ont pas du tout le droit de stationner pour faire de la maraude électronique. Cela passe par le développement de rabatteurs qui se mettent à la sortie des aéroports pour essayer de réorienter les voyageurs vers les chauffeurs de VTC. Il a fallu que les chauffeurs de taxi mettent en place leur propre système de défense : les gilets bleus sont dorénavant là pour faire le travail d’information et de réorientation vers la file taxi. C’en est arrivé au point où ont fait un partenariat avec Aéroport de Paris (ADP) et la préfecture pour qu’ils puissent être prioritaires en terme de file afin d’aller chercher des clients. On demande donc à des chauffeurs de taxi de faire le travail d’application de la loi. C’est une situation ubuesque.

À terme cela risque de mal se finir car c’est un travail de régulation de la loi qui doit relever des fonctions régaliennes de l’État et donc de la police. Je constate qu’il n’y a pas de volonté de faire respecter la loi.

LVSL – Outre les chauffeurs VTC, est-ce qu’il y a eu une évolution du mode de fonctionnement des taxis pour s’adapter à cette nouvelle concurrence ?

Danielle Simonnet – Oui bien sûr. D’ailleurs, on dit qu’après l’émergence des VTC les chauffeurs de taxis se sont mis un peu à faire attention, à mieux s’habiller, à proposer la petite bouteille d’eau, les petits bonbons, à accélérer les machines à carte bleue. À contrario, les chauffeurs VTC jouaient dès le départ à la fois sur le côté low cost que le côté haut de gamme.

À partir du moment où vous avez eu des milliers de chauffeurs, la qualité s’est aussi dégradée et les chauffeurs de taxi ont vu un retour de la clientèle.  Cette clientèle a plus d’ancienneté et a une meilleure maîtrise de Paris. Il n’est pas vrai qu’un GPS vaut mieux que la connaissance humaine des petites rues, de la circulation, de comment ça se passe et aussi de la passion du métier, de l’échange humain qu’il peut y avoir dans ces courses.

LVSL – Est-ce que vous êtes directement en contact avec des chauffeurs de taxi, ou avez-vous des contacts par l’intermédiaire de syndicats ? Le cas échéant, quelle est la nature de vos échanges : vous faites partie de la France Insoumise, sont-ils sensibles à vos discours et à ce que vous portez plus largement sur les questions relatives au travail ?

Danielle Simonnet – Je me suis d’abord passionnée un peu par hasard sur le sujet. Je me souviens, en 2014, j’avais vu des manifestations de taxi à la télévision et je ne comprenais pas bien quelle était la gravité du problème. La révélation est arrivée par un livre : Uber, la privation en bande organisée, de Laurent Lanne. Ensuite, quand j’ai revu à la télévision sur les chaînes d’information la problématique des taxis, j’ai rencontré les syndicats de taxis. Je suis d’abord entrée dans la problématique en rencontrant les chauffeurs de taxi et en discutant avec beaucoup d’organisations syndicales de taxis. Cela a commencé par la CGT et après j’ai rencontré progressivement les autres organisations syndicales. Mes venues sur les plateaux des chaînes d’informations m’ont ensuite permis de rencontrer des chauffeurs de VTC et de comprendre l’ensemble du problème.

“Il ne s’agit pas d’une relation salariale donc la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. En termes de précarité, c’est catastrophique.”

J’ai pu ainsi entendre l’autre face du problème. Au début, les chauffeurs VTC me disaient : « Écoutez Madame Simonnet, dès le début on nous a promis par le biais de ces plateformes qu’on allait gagner beaucoup d’argent et qu’on allait avoir tout d’un coup de super revenus, donc on y a cru. Au début cela fonctionnait plutôt pas mal. Sauf que très rapidement on a été très nombreux sur le marché et les plateformes ont augmenté leurs marges. Si elles augmentent leurs marges cela signifie qu’on diminue les nôtres. Si on diminue les nôtres cela veut dire qu’au niveau de l’algorithme, ça baisse le prix des courses et on est de fait obligé d’augmenter notre volume horaire ».

Et là les chauffeurs VTC m’expliquaient, me disaient : « Je travaille du samedi 11h au dimanche 15h et à un moment, je deviens un danger public car je suis épuisé. Je suis dans un engrenage où pour rembourser la voiture, faire vivre ma famille, vu que les prix ont chuté, je suis obligé d’augmenter le nombre d’heures de travail ». Ils m’ont également expliqué le problème des notations : quand vous faites une course avec Uber ou sur n’importe quelle plateforme, vous pouvez noter votre chauffeur. Même si cela n’est pas forcément légitime, il y a des chauffeurs qui disent qu’ils ont été mal notés et que du jour au lendemain, la plateforme les a déconnectés.

Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une relation salariale. Aussi, la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. Question précarité, c’est catastrophique. Les chauffeurs VTC m’ont parlé de leur prise de conscience, de comment ils se faisaient arnaquer dans ce système-là alors qu’au départ ils pensaient qu’ils allaient être leur propre patron. Ils réalisent que dès qu’ils ont un accident, c’est pour leur pomme. De plus, si on est malade, comme on est un travailleur indépendant, on n’a pas de protection, on n’a pas de sécurité sociale qui permette de se prémunir. Généralement, ils ont la sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le problème est qu’en cas d’accident qui vous oblige à rembourser des frais sur la voiture et qui vous immobilise de telle sorte que vous ne pouvez pas bosser pendant un mois ou plus, vous êtes bloqués. Le loyer il faut le payer, la dette de la voiture il faut la payer, donc c’est la catastrophe. Ainsi, de fil en aiguille, à force de faire des petites vidéos, des interventions sur les réseaux sociaux, de bosser sur le sujet, j’ai aussi été contactée par des syndicalistes de l’UNSA qui m’ont invitée à des rassemblements.

J’ai donc pu participer à des rassemblements de chauffeurs Uber qui commençaient à gueuler et à dire : « Ce n’est pas possible, on veut qu’Uber accepte un prix fixe et minimal des courses : tout travail mérite un prix fixe pour qu’on ne soit pas dans un dumping social qui nous tire sans arrêt vers le bas. » J’ai pu intervenir dans leurs rassemblements tout en maintenant mon discours qui consistait à dire qu’il ne devrait pas y avoir deux métiers, mais une profession unique. Au départ, ils ne tenaient pas ce discours, mais ça les a intéressés. On était les seuls à tenir ce discours.

LVSL – Plus largement, il existe une très grande variété de plateformes. Est-ce que le constat que vous faites sur Uber peut être étendu à l’ensemble de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Le problème n’est pas qu’il y ait des plateformes. Vous pouvez très bien imaginer une plateforme gérée par une structure coopérative d’économie sociale et solidaire qui protège tout le monde. Le problème n’est pas l’application, c’est l’économie qu’il y a derrière. J’avais rencontré des livreurs à vélo de chez Deliveroo ou UberEats qui portent des projets et m’ont dit qu’ils aimeraient que je relaye un vœu au conseil de Paris pour créer une société coopérative d’intérêt collectif. C’est une structure qui permet à la collectivité d’entrer dans la coopérative.

Imaginez que demain on crée une coopérative parisienne des livreurs à vélo. Elle permettrait au livreur à vélo d’avoir un statut de salarié dans la coopérative, tout en étant fiscalement indépendant, d’être maître de son emploi du temps, mais d’être protégé et de bénéficier de la sécurité sociale en cas d’accident… d’être couvert !

LVSL – Avez-vous l’impression de trouver un écho suffisant dans l’opinion ?

Danielle Simonnet – Nous ne sommes pas du tout écoutés, car le gouvernement est dans une fuite en avant libérale. En aucun cas il n’y a eu de mesure allant dans le bon sens sur ces questions là, alors que la conscience de l’opinion publique progresse. Regardez le développement des Airbnb. Au début, c’était sympathique : une plateforme qui permet à des particuliers de proposer à des touristes un logement. Tout cela avait l’air super au premier abord. Mais derrière ce paravent, il y a une logique de financiarisation de la rente, qui fait que vous avez des promoteurs immobiliers qui sont propriétaires de plusieurs appartements mis à louer toute l’année.

Il faut avoir une gestion beaucoup plus contraignante mais il faut que les collectivités se donnent des moyens de contrôle : à Paris il y a à peine une trentaine d’agents, c’est ridicule. La ville de Paris, et Ian Brossat en particulier, essaye de faire croire qu’elle prend à bras le corps la question de Airbnb. Il a sorti un bouquin fort intéressant, mais en attendant il n’y a que trente agents dans toute la ville pour contrôler la location saisonnière. À Barcelone, il y en a une centaine, tandis qu’en France le gouvernement a légiféré dans le mauvais sens. Ce n’est pas un hasard, il faut savoir qu’Emmanuel Macron est le VRP de l’uberisation, il a commencé par là.

Il n’y a rien à attendre de ce gouvernement là-dessus.