Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Clara Serra : “Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire”

Nous publions ici un entretien réalisé par nos partenaires de La Trivial. Clara Serra est professeure de philosophie et porte-parole du groupe parlementaire de Podemos à l’Assemblée de Madrid. Nous avons discuté avec elle à l’occasion de sa visite à Oviedo où elle a participé à la rencontre « Féminisme. Dialogue entre deux générations » organisée par Accion en Red Asturies. Pendant l’interview, elle a explicité certaines des idées développées dans son essai Leonas y Zorras. Estrategias políticas feministas (littéralement : Lionnes et Renardes. Stratégies politiques féministes, compte-rendu publié par La Trivial) et elle nous a annoncé qu’elle pensait déjà à un nouveau livre, qui sera davantage axé sur l’« exécution » et la mise en pratique des réflexions théoriques qu’elle a menées. Entretien mené par David Sanchez Piñeiro. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.


La Trivial – Dans Leonas y Zorras, tu t’appuies sur des auteurs comme Foucault, Butler, Laclau et même Freud pour introduire l’idée que les individus sont construits par tout un ensemble de normes, de lois et d’interdictions, et tu affirmes que le travail d’une politique émancipatrice n’est pas tant d’abolir ces pouvoirs qui nous constituent (une tâche impossible) que de les transformer individuellement et collectivement. Crois-tu que cette vision constructiviste du social est un point de départ sine qua non pour tous ceux qui misent sur une politique transformatrice radicale ?

Clara Serra – Oui, en effet. Je m’appuie sur Foucault, un auteur qui a toujours souligné le fait que les sujets sont construits. Il semble parfois que ce point de vue nous mène à un certain pessimisme quant à la possibilité d’échapper aux règles sociales. Foucault dit que les sujets sont construits et, évidemment, ce qui les construit, ce sont les relations de pouvoir. Nous pourrions donc dire que, si l’individu-même, au lieu d’être ce qui est en-dehors du pouvoir ou celui sur lequel le pouvoir s’abat, est en lui-même un résultat ou un produit artificiel du pouvoir, et bien il semble que cela pourrait nous conduire à une impasse. Pourtant, ce que je voulais en tirer, c’est que Foucault trouve en cette thèse, non pas une mauvaise nouvelle, mais une possibilité. Je crois que Butler a également beaucoup travaillé là-dessus quand elle met en évidence que la construction des individus est précisément plurielle : en effet, quand nous disons que les individus sont artificiellement constitués au moyen de règles, de normes ou de relations de pouvoir, c’est en réalité face à un faisceau pluriel de relations et de fixations que nous nous trouvons.

Je crois que le féminisme doit réfléchir à cela, et surtout aux raisons pour lesquelles la transformation peut avoir lieu quand on ne prétend pas à une abolition totale. Nous n’abolirons pas le pouvoir, nous n’abolirons pas les relations de pouvoir, tout comme nous n’abolirons pas les identités. Les identités existent et elles existeront toujours, mais au moment où l’on prend conscience du fait que les identités sont un ensemble d’éléments, on comprend dans quel sens on peut opérer une transformation à l’intérieur-même d’une identité, qui ne peut être éradiquée du monde mais peut en revanche être reconfigurée de différentes manières, comme si nous avions un Lego de plusieurs pièces et que nous pouvions les emboîter selon différentes combinaisons. Il est indispensable de comprendre qu’il y a plusieurs pièces, qu’il y a une pluralité. Et il faut comprendre une chose fondamentale, très bien mise en lumière par Butler, selon moi, qui est que le pouvoir n’est pas cohérent avec lui-même, c’est-à-dire que les pièces d’une identité qui ont évidemment tout à voir avec les relations de pouvoir, ne vont pas toutes ensemble de manière nécessaire et cohérente, mais qu’elles peuvent être configurées autrement, précisément parce qu’elles ne sont pas nécessairement unies les unes aux autres. Cela veut aussi dire que l’un des éléments d’une identité ou d’un sujet peut entrer en contradiction avec d’autres, que nous pouvons désavouer la masculinité traditionnelle sur la base d’éléments qui, en réalité, pourraient au contraire faire partie de cette masculinité traditionnelle, et nous pourrions dire la même chose de la féminité et de façons bien précises de construire le désir. C’est ça qui est intéressant : le fait qu’à l’intérieur-même du produit du pouvoir se niche la possibilité d’échapper au pouvoir ou de lui faire face. C’est ça, la thèse que je voulais explorer.

La Trivial – Dans le prologue de Leonas y Zorras, tu défends ton pari en faveur d’un féminisme qui se préoccupe de « celles qui manquent », un féminisme « tourné vers l’extérieur » et « accessible à toutes les femmes », surtout à celles qui « ne sont pas comme nous, ne parlent pas comme nous et ne lisent pas ce que nous lisons ». Dans un entretien à la page web de l’Institut 25M, les chanteuses du groupe de rap Tribade disaient, dans cette même logique, que « le féminisme qu’il faut renforcer, c’est celui que comprennent nos mères et nos grand-mères, le féminisme des gens ». En quoi consiste ce féminisme et quels sont ses traits différentiels ?

Clara Serra – En réalité, ce livre invite à réfléchir sur la nécessité de construire un féminisme populaire, et l’on pourrait me dire : « bon, d’accord, mais c’est un livre de théorie, de philosophie, où tu parles de Butler, etc. ». En effet, c’est un livre où j’appréhende la nécessité de construire ce féminisme. Je ne dirais pas que ce livre est justement un exemple de féminisme populaire mais une réflexion sur la manière dont nous devons le construire. Je crois que, parfois, quand nous faisons de la politique, nous menons des actions politiques ou des interventions politiques ; et parfois, nous réfléchissons sur ces actions et sur la façon dont nous devons les mener – et ce livre est plutôt une réflexion. Mon prochain livre sera plutôt une mise en application de cela, ou comment mettre en pratique ce qui est dit là. Un féminisme populaire doit être un féminisme qui, au lieu de mépriser le point de vue de la majorité des mères et des grand-mères de notre pays, parte précisément de ce point de vue. Et nous autres, féministes, nous devons nous interroger : parmi les choses que nous faisons, nous, féministes, combien d’entre elles peuvent sembler inaccessibles à de nombreuses femmes ? Il y a des choses qui, certes, sont très érudites, très clairement féministes : des textes, des livres, des films qui font partie de notre culture, que l’on trouve dans des librairies de femmes, dans des masters de féminisme ou dans des cursus académiques, mais dont il se peut qu’elles n’interviennent pas directement dans le monde. L’intervention politique doit être pensée pour transformer majoritairement la réalité, c’est-à-dire pour entrer en contact avec des majorités. En ce sens la question est la suivante : comment nous adressons-nous à la majorité des femmes ? Où se trouve la majorité des femmes ?

Nous autres, quand nous faisions de la politique dans le groupe de travail « Égalité » de Podemos, nous nous posions toujours cette question. Nous disions : nous, nous ne pouvons pas mépriser ces lieux majoritairement peuplés de femmes et nous devons donc porter le féminisme en des lieux où il est un peu inattendu, ou bien où il n’a pas l’habitude d’être. Combien de femmes achètent des revues dans l’espoir de lire des sujets qui ont quelque chose à voir avec le fait d’être une femme, et pourquoi ne pourrions-nous pas y exploiter les possibilités du féminisme ? Une de mes camarades disait : « pourquoi ai-je parfois, en tant que militante féministe, méprisé les salles de gym alors qu’il est possible qu’elles soient remplies de femmes et qu’elles soient un lieu idéal pour mener des combats féministes ? » Cette question nous mène aussi à appréhender la culture pop. Beaucoup de féministes trouvent peut-être un peu problématique que Beyoncé brandisse une pancarte portant l’inscription « féminisme » pendant un concert sponsorisé par la grande industrie musicale nord-américaine, qui fait partie du marché capitaliste américain. Cependant, nous nous demandions : « combien de jeunes filles y a-t-il dans cette salle de concert qui ne se procureraient jamais un livre de féminisme mais qui, peut-être, en voyant Beyoncé sur scène devant cette pancarte, ont ensuite trouvé la motivation pour lire un livre comportant sur sa tranche le terme « féminisme » ou, tout du moins, se sont intéressées à cela ? »

La Trivial – Il se produit la même chose avec Operación Triunfo, n’est-ce pas ? (NdT : concours de télé-réalité musicale espagnol du type « Star Académy ») Dans cette édition de nombreux messages féministes ont été lancés, plusieurs candidats sont montés sur scène et ont chanté avec des tee-shirts arborant des slogans féministes ; le 25 N [NdT : Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes], les filles ont par exemple réalisé une vidéo contre les violences machistes. Cela aussi touche un public très jeune.

Clara Serra – Bien sûr, il est vrai que la réflexion sur ces sujets doit être faite de façon critique et problématique. Nous insistons habituellement sur Operación Triunfo. En effet, Operación Triunfo est un programme de télé-réalité pensé pour ce qu’il est, tout comme le sponsor du concert de Beyoncé est la grande industrie musicale ; mais nous, nous disons que l’origine des choses n’est pas toujours le seul aspect à penser politiquement, et qu’il faut également penser leurs effets. Operación Triunfo, c’est un produit de consommation très populaire. Et Beyoncé aussi. Il peut y avoir beaucoup de filles, pas précisément issues des classes supérieures mais plutôt des classes populaires, qui n’ont pas accès à un master d’études de genre mais qui sont allées à un concert de Beyoncé, et cela a été pour elles un pas intermédiaire avant d’en faire un autre ensuite, jusqu’à s’intéresser pour la première fois au féminisme. Il nous faut justement appréhender ce type d’effets inespérés mais intéressants d’un point de vue politique en nous demandant où se trouvent les espaces de majorités et, dans ce cas concret, les espaces de majorités féminines.

La Trivial – Tu affirmes également dans ton livre que « toute tentative pour que les hommes se débarrassent de leur masculinité est vouée à l’échec si l’on ne propose pas d’identifications alternatives vraisemblables, capables de se rattacher à d’autres éléments déjà présents dans leur identité et, ainsi, de la déplacer. » Tu donnes comme exemple une redéfinition du courage : être courageux, c’est faire son coming out ou ne pas avoir besoin d’humilier, de mépriser les autres. Quelles pourraient être les autres composantes de ces nouvelles masculinités ?

Clara Serra – Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire, au pouvoir, au patriarcat et au machisme. L’une de nos tâches consiste à disputer les valeurs que le machisme ou le patriarcat ont confisqué ou capitalisé. Le courage, ainsi que la force, sont traditionnellement associés au masculin. Mais je crois que nous, féministes, devons précisément disputer la « force ». Par exemple, quand nous parlons de nouvelle politique, il me semble qu’un leader capable de reconnaître ses faiblesses, ou bien capable de reconnaître qu’il ne sait pas tout, se révèle être bien plus fort. La force, entendue dans les termes masculins traditionnels, c’est ce mec qui croit qu’il sait déjà tout et qu’il n’a besoin de personne. Il me semble que cela génère des leaderships très faibles et qu’en réalité, la personne qui dit « j’ai besoin des autres, j’ai besoin d’une équipe », ou une femme comme Manuela Carmena [NdT : actuelle maire de Madrid soutenue par Podemos] qui, tout à coup, dit « je ne sais pas, je répondrai plus tard à cette question car je vais m’en informer auprès de la personne qui connaît ce sujet », cela, loin d’être une faiblesse ou un signe de vulnérabilité – ce qui, dans la masculinité traditionnelle, serait vécu comme un échec -, c’est surtout une autre manière de comprendre la force. Je crois qu’il faut disputer la force, le courage, et reprendre au patriarcat et à la masculinité traditionnelle ce qu’ils se sont approprié. Il y a là de nombreuses voies à explorer. Un homme fort, ce n’est pas celui qui maltraite le garçon de la classe différent des autres ; un homme fort, décidé, courageux, ce n’est pas celui qui doit continuellement faire l’étalage de sa virilité face aux autres. En réalité, ces comportements révèlent une faiblesse absolue qui doit beaucoup à la manière dont, à l’adolescence, les garçons entendent qu’ils doivent prouver qu’ils sont des hommes. Et bien, effectivement, un garçon qui fait son coming out et qui défie les règles de la société dans laquelle il vit peut parfaitement être vu comme quelqu’un de courageux. Cela peut être une incarnation du courage. C’est une manière de retourner ou de reconfigurer des éléments faisant partie de la masculinité mais qui, tissés différemment ou reliés d’une autre manière, permettent de s’en émanciper.

La Trivial – Tu as défendu l’idée que de nouveaux leaderships comme ceux de Manuela Carmena ou Ada Colau, qui font de la politique de façon « moins agressive, moins provocatrice et moins testostéronée », ne sont pas simplement des leaderships féminins, mais aussi de meilleurs leaderships. Crois-tu que les hommes politiques en prennent aujourd’hui acte ?

Clara Serra – En partie seulement. Parfois, ils n’ont pas d’autre choix que d’en prendre acte ; mais parfois aussi, nous nous rendons compte qu’ils prennent la fuite ou qu’ils esquivent l’argument. Une des manières de l’esquiver, c’est que, quand les femmes font de la politique et montrent qu’elles ont des qualités pour en faire, les hommes essentialisent cette manière de faire de la politique comme quelque chose contre laquelle ils ne peuvent pas rivaliser. Ils disent « bon, elle fait les choses comme ça parce qu’elle est une femme » ou bien « évidemment, moi je ne serai jamais une femme, bien sûr qu’elle fait ça très bien, mais ça n’est pas de mon niveau parce que je suis un homme et que je fais les choses de manière différente ». Bien que cela semble une manière de reconnaître aux femmes leurs qualités, c’est en réalité une façon de ne pas se regarder en face comme un sujet qui pourrait faire les choses tout aussi bien. Cette idée selon laquelle il y aurait des manières féminines de faire de la politique m’a toujours, au fond, semblé très dangereuse. Les hommes doivent prendre acte de nouvelles façons de réfléchir à ce que signifie être un bon leader ou ce que signifie mieux diriger. Il ne s’agit pas de dire que nous, les femmes, nous ne sommes pas de vrais leaders, que nous ne savons pas diriger, ou que nous n’avons pas d’autorité : il s’agit de disputer, de remettre en question et de réfléchir à ce qu’est l’autorité. L’autorité, est-ce imposer les choses par la force ou bien est-ce générer suffisamment de séduction, de confiance et d’adhésion pour que les gens acceptent de nous obéir ? Ces questions, je crois que les femmes les posent très bien ces derniers temps, et quand les hommes répondent que « non, ça c’est une affaire de femmes », ils se retirent en réalité de l’équation qui les inclut dans cette comparaison.

Ensuite, il y a une autre question qui me paraît fondamentale : cette façon de dire qu’il y aurait des manières féminines de faire les choses, cela nous retire au fond à nous, les femmes, ces qualités qui ont toujours été propres aux hommes. Certains diront : « Manuela Carmena fait les choses comme ça parce que c’est une dame âgée, très candide, très gentille et très aimable… » Bon, c’est possible. Mais il se peut aussi qu’elle fasse les choses de cette manière parce que c’est une excellente femme politique qui pense que c’est-là la méthode la plus efficace, que c’est une bonne stratégie, que c’est intelligent. En d’autres termes, la stratégie, la tactique, la réflexion sur les méthodes et les moyens, tout ce qui a toujours fait partie du champ politique, est exclusivement assigné aux hommes. Les hommes s’y connaissent toujours en stratégie et les femmes font bien de la politique parce qu’« elles sont comme ça », parce qu’elles sont de bonnes personnes. C’est un piège, non ?

La Trivial – Dans un article récent publié dans ctxt.es, Jorge Lago a signalé un paradoxe : l’objectif des luttes des travailleurs est de cesser de constituer une classe laborieuse et de s’émanciper de cette condition. Dans ton livre tu dis quelque chose de très semblable : « le féminisme affirme, défend et représente un sujet politique qui, en dernier lieu, doit disparaître ». Plus loin, tu ajoutes qu’« être citoyenne est une fin, et qu’au service de cette fin se trouvent les identités [travailleuse, féministe] avec lesquelles nous faisons de la politique ». Est-ce que la citoyenne ou le citoyen seraient en quelque sorte les sujets d’arrivée de ce « républicanisme démocratique moderne » que tu défends ?

Clara Serra – Je crois que Judith Butler explique très bien cela. Elle examine avec une certaine distance la question de la catégorie des femmes. Il y a une représentation des femmes dans le féminisme, mais pour moi elle dérive toujours du fait que le monde nous traite comme des femmes. Dans la mesure où le monde nous traite comme des femmes – et dans un monde patriarcal, être une femme comporte une série de conséquences vitales, notamment la perte de droits -, nous devons nous organiser en tant que femmes pour faire face à cela. De la même façon, le monde racialise les personnes et nous mettons également en question la catégorie de race d’un point de vue biologique. Dans la mesure où le monde nous traite ainsi, cela a du sens de nous organiser en fonction de ces catégories, ce qui ne veut pas dire que nous les validons essentiellement, mais seulement stratégiquement. Pour moi le fait d’être une femme ne devrait pas être, dans le monde, un facteur impliquant des conséquences vitales – avoir plus ou moins de droits. Tant que les choses seront comme ça, il me semble que c’est un sujet politique indispensable, mais dans un horizon plus lointain, je crois que la catégorie fondamentale est celle de la citoyenneté, une catégorie que nous partageons, hommes et femmes. Cela ne me semble pas être une catégorie stratégique ou à abolir. Il ne me semble pas qu’être une femme ou être une citoyenne soit la même chose. Il me semble qu’être une femme est un chemin transitoire, nécessaire et stratégique en termes politiques, et qu’être citoyen est en quelques sorte la fin à laquelle doit être subordonnée toute la politique ; la politique qui tourne autour de la question de si nous sommes des hommes et des femmes, celle qui s’occupe du fait que nous sommes vus d’une couleur ou d’une autre, de façon racialisée, et de beaucoup d’autres politiques. Mais ce que je crois, et c’est pour cela que je me définis comme républicaine, c’est que fondamentalement, nous les femmes, nous aspirons à être des citoyennes avant d’être des femmes, et que nous espérons que le fait d’être des femmes ne conditionne pas nos droits citoyens.

« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Pablo Iglesias : “Salvini est le fils de Merkel”

L’Espagne vit un moment clé de son histoire. Les élections andalouses de dimanche dernier ont consacré la percée du parti d’extrême droite Vox, et l’effondrement inattendu du PSOE, de telle sorte que la région pourrait être gouvernée pour la première fois par la droite depuis la transition démocratique. Dans ce contexte, Podemos semble s’essoufler et perdre la force qui lui avait permis de surgir de façon tonitruante aux élections européennes de 2014 et aux élections générales qui ont suivi. Que s’est-il passé depuis ? Quelle sera la stratégie du parti pour les prochaines élections européennes ? Comment expliquer l’émergence d’une force d’extrême droite dans un pays qui en était dépourvu ? Nous avons pu poser ces questions à Pablo Iglesias. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara.

LVSL – Dimanche dernier, les élections andalouses ont laissé entrevoir un paysage politique à mille lieux de tout ce qu’on pouvait imaginer avec l’obtention de 12 sièges par l’extrême-droite et la perte annoncée du contrôle de la région par le PSOE. Comment analysez-vous cette situation et, tout particulièrement, l’essor de Vox ?

Pablo Iglesias – De notre côté, nous devons faire preuve d’autocritique : notre résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Je pense que nous avons devant nous tout un travail à faire pour revendiquer, à l’encontre d’un patriotisme qui se contente d’agiter le drapeau, un patriotisme des choses du quotidien, des droits des travailleurs, un patriotisme des droits des femmes, des retraités, un patriotisme du salaire minimum.

Selon moi, ce qui s’est produit avec l’émergence de Vox, c’est la normalisation de discours d’extrême-droite que l’on trouvait déjà au sein du Parti Populaire et de Ciudadanos. Vox n’est rien d’autre qu’un courant du Parti Populaire, un courant qui a toujours existé, mais qui n’osait pas exprimer ce qu’il pensait, tandis qu’aujourd’hui, il l’exprime sans complexe. Désormais, ils affirment sans honte le fait que le franquisme n’était pas une dictature, qu’ils sont opposés au mariage gay, qu’ils sont contre la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants et d’adopter, qu’ils sont contre le fait qu’il y ait des politiques publiques en faveur des femmes, qu’ils sont ouvertement opposés au féminisme, etc.

Ce discours a été normalisé tant par la droite politique, qui s’est située sur des positions d’extrême-droite, que par la droite médiatique. Dans les médias, les discours d’extrême-droite se sont normalisés depuis quelques temps, ce qui s’est traduit par une sorte de “bolsonarisation” de l’Espagne : l’acceptation du mensonge comme manière de faire de la politique, et le fait que des énormités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques puissent être proférées en totale tranquillité. Je pense que ce phénomène est à mettre en relation avec l’émergence de Vox, qui est avant tout un courant du Parti populaire, qui va gouverner avec le Parti Populaire, et avec Ciudadanos.

LVSL – Suite à l’annonce des résultats en Andalousie, vous avez tenu une conférence de presse aux côtés d’Alberto Garzón (Izquierda Unida), au cours de laquelle vous en avez appelé à la constitution d’un nouveau front antifasciste. En 2012, Jean-Luc Mélenchon qualifiait Marine Le Pen de fasciste et défendait l’idée d’une campagne “Front contre Front” : Front de gauche contre Front national. On pourrait considérer que cette stratégie s’est avérée peu concluante, puisque le Front national est aujourd’hui la seconde force politique en France. À l’inverse, une stratégie différente a été appliquée en 2017 avec un certain succès. Pensez-vous que cette stratégie de création d’un front antifasciste puisse fonctionner en Espagne ?

Pablo Iglesias – Je pense que cela serait une erreur. Ce que nous devons réenvisager, c’est la nécessiter de revendiquer les valeurs de l’antifascisme. Les valeurs de l’antifascisme qui sont liées à la défense de l’État-Providence, à la défense des droits des femmes, de la justice sociale et des libertés. Mais je pense que nous n’avons pas en Espagne une force politique équivalente au Front National. Nous assistons à un processus de droitisation vers des positions “ultras” de la part de formations qui pouvaient traditionnellement occuper un espace de centre-droit comme Ciudadanos, ou comme le Parti Populaire. Vox est un courant du Parti Populaire, ils n’ont même pas de traits souverainistes comme pourraient l’avoir le Front national ou la Ligue de Salvini en Italie. Parler d’antifascisme suppose de parler des valeurs qui sont identifiées en Europe comme démocratiques. Quand nous affirmons qu’on ne peut être démocrate sans être antifasciste, cela dérange énormément des partis comme Ciudadanos ou le Parti Populaire, alors que d’autres partis de la droite européenne se sentiraient logiquement plus à l’aise avec l’antifascisme. Pour ma part, je ne le poserais en aucun cas comme une question de front. Il s’agit de comprendre que l’antifascisme, c’est une défense des valeurs démocratiques.

LVSL – À propos la montée de l’extrême-droite en Europe, quelle est la ligne de stragégique de Podemos en vue des prochaines élections européennes ?

Pablo Iglesias – L’Europe ne peut se sauver qu’à condition d’opter pour la justice sociale. Depuis Podemos, nous affirmons que Salvini est le fils de Merkel ; que le néolibéralisme en Europe, que les politiques de gouvernance néolibérale qui ont détruit les bases des États sociaux européens, ont eu pour conséquence l’irruption de forces politiques d’extrême-droite. Nous pensons qu’il peut y avoir un modèle ibérique, un modèle espagnol, un modèle portugais, qui montre que l’Europe pourra exister, de façon viable, uniquement s’il y a de la justice sociale, et la construction et la défense de l’État-Providence.

Pablo Iglesias par ©Dani Gago

LVSL – Ces élections européennes marqueront un anniversaire pour Podemos, qui a émergé lors du scrutin de 2014. Beaucoup de choses ont changé, Podemos s’est institutionnalisé et apparait aujourd’hui comme une force politique davantage normalisée. Quel regard portez-vous sur l’évolution de Podemos au cours de ces années ?

Pablo Iglesias – Très bonne question. Podemos a été la traduction électorale d’un état d’esprit en opposition aux élites, consécutif à la crise économique. Et je suis très fier de ce que nous avons représenté à ce moment-là. Je crois qu’aujourd’hui nous représentons quelque chose de plus. Nous avons démontré que nous pouvons gouverner, et que nous pouvons gouverner mieux que les vieilles formations politiques. Nous en faisons la preuve à la tête des principales mairies d’Espagne, et je pense que nous nous présentons encore aujourd’hui comme une force politique qui continue d’incarner le désir de justice sociale qui s’exprimait il y a cinq ans. Mais, en même temps, nous ne sommes pas seulement l’expression de ce désir de justice sociale dirigé contre les politiques qui ont condamné beaucoup de citoyens à une dégradation de leurs conditions de vie. Nous sommes, en plus de cela, une alternative de gouvernement. Je suis très fier et très heureux de la manière dont nous avons grandi. L’esprit du 15-M [ndlr : mouvement des Indignés] fait partie intégrante de notre âme politique, mais nous pouvons désormais dire que nous sommes une force politique préparée pour gouverner et changer les choses.

LVSL – À ce propos, lorsqu’on observe le mouvement des Gilets jaunes en France, ou l’émergence de Vox en Espagne, on peut considérer que le moment populiste, et ses différents avatars, reste pregnant en Europe. L’axe qui oppose les anciennes forces et les nouvelles reste le plus structurant. Ne craignez-vous pas que Podemos apparaisse désormais comme une force « ancienne », ou tout du moins institutionnelle ?

Pablo Iglesias – L’expression de « moment populiste » est bien plus pertinente que l’idée selon laquelle le populisme est une idéologie, car elle identifie le populisme aux moments politiques d’exceptionnalité. Bien évidemment, ce moment populiste est toujours ouvert en Europe, et il a le plus souvent des traductions politiques d’extrême-droite. L’Espagne a été l’exception, la traduction politique de la crise économique a été l’émergence de Podemos et des expériences municipalistes. Il est tentant pour beaucoup de voir en Vox l’équivalent du populisme de droite qui a émergé dans d’autres pays européens. Cependant, Vox n’est pas une force souverainiste, encore une fois, c’est une force néolibérale. C’est une force qui n’opère pas à partir des contradictions que génère le développement de la crise européenne. C’est une force réactionnaire, ce qui n’est pas la même chose qu’être populiste de droite. Bien que ce moment soit toujours d’actualité en Europe, je pense donc que ceux qui essaient d’identifier le processus de construction d’un bloc réactionnaire en Espagne aux expressions du populisme de droite européen, tels que Salvini en Italie ou le FN en France depuis 2008 et son virage « souverainiste », font fausse route. Je crois qu’en Espagne, pour le moment tout du moins, il n’existe pas d’extrême-droite populiste. Nous sommes face à une extrême-droite réactionnaire, monarchiste, néolibérale, machiste, mais qui toutefois n’évolue pas dans le cadre des contradictions de la crise de l’UE.

LVSL – Il semble que les clivages que Podemos était parvenu à placer au centre du débat politique ont eux aussi évolué. Peut-on dire que Podemos s’est laissé entraîner vers une réaffirmation du clivage gauche/droite ?

Pablo Iglesias – Je dirais que les géographies idéologiques ne sont pas statiques. Il existe une géographie du type ceux d’en haut contre ceux d’en bas, bien sûr, et elle continue d’opérer. Mais il existe aussi une géographie gauche/droite qui n’a jamais cessé d’opérer. Disons que la capacité à se situer dans ces géographies qui se recouvrent dépend aussi du contexte et des moments. Je ne définirais donc pas la réalité politique de façon dichotomique : ou ceux d’en haut contre ceux d’en bas ; ou la gauche contre la droite. Ce sont des géographies qui, bien souvent, se superposent, et je dois évidemment reconnaître que les réalités évoluent, que les dynamiques de gouvernement modifient les contextes. De notre côté, on continue pragmatiquement de définir la même chose, mais il est très rare qu’une force politique puisse fixer les termes du débat de manière unilatérale. Ces termes sont déterminés par une multitude d’acteurs. Faire de la politique, c’est se situer en relation à ces termes du débat, et c’est toujours multilatéral.

LVSL – Les résultats en Andalousie ont conforté le gouvernement socialiste dans l’idée qu’un panorama plus négatif encore pourrait se dessiner s’il tarde à convoquer de nouvelles élections. Il est donc possible que Pedro Sánchez convoque des élections générales autour de mars-avril. Comment envisagez-vous ce scénario ? Pensez-vous que des élections anticipées pourraient bénéficier à Podemos ?

Pablo Iglesias – Je pense qu’à l’heure actuelle, au vu des récentes déclarations du président du gouvernement, qui a annoncé vouloir présenter son Budget au mois de janvier, trois scénarios sont envisageables. Dans le premier cas, qui n’est pas le plus probable selon moi, le budget est adopté. Pour notre part, nous travaillerons en ce sens, mais je suis conscient que la tâche est difficile. Deuxième scénario : le gouvernement organise un « superdimanche » électoral [ndlr : tenue des élections générales, municipales, autonomiques et européennes le 26 mai 2019]. Je pense que cette option pourrait déplaire à certains barons socialistes, et beaucoup d’entre eux se rebelleront face à cet éventuel désir du gouvernement de jouer toutes les cartes en un seul mouvement. Troisième possibilité, si l’on accélère les procédures du débat budgétaire au Congrès, on pourrait avoir des élections en mars ou en avril, bien qu’il soit difficile de le savoir pour le moment car il y a des débats réglementaires à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à tous ces scénarios et nous donner les moyens de gagner, indépendamment des conjonctures particulières. Je crois que nous avons fait preuve de maturité en convoquant nos primaires internes rapidement, au mois de janvier, afin que toute la machine électorale soit prête pour gagner sur tous les fronts.

La retranscription a gracieusement été effectuée par Aluna Serrano et Guillaume Etchenique. La traduction a quant à elle été réalisée par Vincent Dain. Nous les remercions pour ce travail précieux.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

L’éternel retour de la classe – Jorge Lago

https://ctxt.es/es/20180808/Firmas/21123/Jorge-Lago-España-clase-15M-identidad-politica-izquierda.htm
© LA BOCA DEL LOGO

LVSL publie la tribune du sociologue Jorge Lago, membre de la direction de Podemos, initialement parue dans la revue espagnole CTXT en août dernier. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.

Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités, n’est pas de décréter l’existence d’une classe à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications, mais plutôt de penser l’articulation des différences sans les soumettre à une unité préalable.


Il n’aura échappé à personne que les choses ne sont pas comme beaucoup d’entre nous espéraient qu’elles soient. Et que, pour résumer, le changement politique s’est trouvé paralysé ou, tout au plus, transfiguré par une nouvelle et prétendue résurrection de la social-démocratie. Les espoirs déposés dans une transformation profonde du régime politique né de 1978*, ces mêmes espoirs qui se sont exprimés avec force lors du 15M -mouvement des Indignés né le 15 mai 2011- et que Podemos et ses “confluences citoyennes” semblaient être en capacité de transformer en changement institutionnel… Tous ces espoirs sont restés en suspens.

Cela étant, je ne propose pas ici d’examiner la nature de ce changement, ni d’étudier si nous sommes aujourd’hui face à une politique cosmétique de symboles ou bien devant la reconnaissance pragmatique des limites de l’action institutionnelle dans le cadre européen actuel. Je crois qu’il y a tout d’abord une question à clarifier. Une question qui, d’ailleurs, permet d’affronter le risque non négligeable face auquel il me semble que nous nous trouvons : le risque d’une régression (sentimentale, idéologique, intellectuelle et même psychologique) liée à la distance mélancolique qui s’immisce entre ce qui aurait pu être et ce qui est (ou n’est pas) aujourd’hui. Une régression, en d’autres termes, à la situation qui précédait l’éclosion du mouvement des Indignés.

Comme si rien ne s’était passé depuis le 15M, comme si nous n’étions pas arrivés plus loin que jamais. Comme si tout de ce qui avait été entrepris ne valait déjà plus rien et qu’il fallait en revenir au sens que nous fournissaient les vieilles certitudes. Impuissantes, peut-être, à œuvrer au changement politique, mais qui fournissaient un sentiment de sécurité dans un monde incertain, trop ouvert et changeant. C’est comme s’il fallait, donc, en revenir aux vieilles répartitions de positions et aux vieux jeux d’opposition qui organisaient le monde et l’expérience : gauche contre droite, matériel contre discursif, économie contre culture, classe contre identité, unité contre diversité, et ainsi de suite. Ainsi que je le disais, ce risque de régression ou de revival n’est pas des moindres car il peut se muer en une prophétie auto-réalisatrice, comme ce fut si souvent le cas dans l’histoire des luttes pour l’émancipation et le changement social ; et donc, purement et simplement, convertir la paralysie actuelle, ou le recul du changement, en impossibilité.

Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour à ce que j’appelle le trop petit ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter. La première voie suppose de célébrer la fragmentation et la diversité des positions, des demandes, des luttes ou des revendications (en)fermées sur elles-mêmes, c’est-à-dire une situation dans laquelle le particulier se transformerait en horizon unique du politique. La deuxième voie emprunte le mouvement inverse, même si, nous le verrons, elle peut déboucher sur des conséquences similaires. Il s’agit d’un retour à l’idéalisation de l’immense, à une situation où, derrière ou en dessous de chaque lutte, de chaque injustice, douleur ou revendication, se trouverait l’ombre géante de la nécessité et de l’Histoire : le système, le capitalisme global qui peut tout – la détermination comme première ou dernière instance à toute action concrète -, l’économie, voire la loi de la valeur décochée telle un joker qui permettrait de tout expliquer et tout analyser.

“Cette régression face au constat mélancolique du changement inachevé peut emprunter deux voies : celle du retour au “trop petit”, ou à son prétendu contraire, celle du retour à un ennemi trop grand à affronter.”

D’un côté, donc, une fragmentation d’identités trop diverses pour se rencontrer et s’articuler politiquement les unes aux autres ; de l’autre, l’existence d’une trame invisible qui les organise et les explique sans que derrière elle, il n’y ait ni acteurs, ni intentions. Dans le premier cas de figure, la politique disparaît en tant qu’action partagée, tandis que dans le deuxième, elle se réduit à une simple dérivation de lois, de logiques et de mouvements que personne n’aurait choisis, ni décidés. Une hétérogénéité sociale irréductible, impossible à articuler et impuissante à générer des horizons de sens collectifs ; ou bien une unité de l’ordre et du sens déjà préétablie, celle de la classe sociale, de l’économie, des conditions matérielles… qui ne demanderaient qu’à être reconnues pour que nous retrouvions du sens.

Mais il s’agit peut-être de deux faces d’une même monnaie : ces deux faces ne se touchent pas, ne se voient pas et ne dialoguent pas l’une et l’autre. Elles ne semblent jamais pouvoir se réconcilier ou se rencontrer, mais elles forment pourtant une partie indissociable du même ensemble. Car ce retour à ce qui est immensément grand finit par construire pour lui-même une identité radicalisée, déconnectée du sens commun ; il finit par se faire le porte-parole d’une vérité qui ne semble cependant partagée que par une minorité. Aussi minoritaire, j’en ai bien peur, que toutes ces identités fragmentées, diverses, atomisées et néolibéralisées qui ne parviennent pas à trouver d’éléments communs pour agir conjointement. À la dépolitisation, on accède toujours par deux voies.

Mon hypothèse de départ est claire : le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente à laquelle il faudrait subordonner les luttes et les revendications ; le plus utile, c’est plutôt de penser l’articulation des différences (de désirs, de demandes, de besoins, de positions et de luttes) sans les soumettre à une unité préalable (qui, du reste, se présente historiquement à nous comme majoritairement masculine et blanche).

“Le plus utile, pour combattre la fragmentation néolibérale des identités et le risque actuel de sa réaffirmation mélancolique, ne consiste pas à décréter l’existence d’une classe ou d’une réalité matérielle sous-jacente.”

Afin que l’articulation politique de l’hétérogène puisse être pensée, il est certainement nécessaire de renverser certaines prémisses du marxisme et de la gauche traditionnels (il faudrait d’ailleurs opérer ici une distinction entre les marxismes, mais aussi entre le marxisme et Marx, tout comme il faudrait problématiser et différencier à l’intérieur-même de cette gauche qui est loin de converger en une unification théorique ou programmatique). Pour l’heure, je me limiterai à signaler que la prémisse de l’unité (de classe, du social, du sujet politique ou des identités collectives, et de l’histoire-même) génère de trop nombreux problèmes théoriques et, surtout, pratiques : si l’on adopte cette grille de lecture, il y a toujours quelque chose d’unifié avant de commencer à agir, même si beaucoup de ceux qui portent l’action l’ignorent. De ce point de vue, l’analyse se résume alors à dévoiler cette unité dissimulée du social et, elle en vient à donner pour acquise sa puissance politique, alors même que celle-ci n’advient pas dans les faits, faute d’être mise en œuvre.

Le point de départ de ce revival n’est donc pas celui d’une hétérogénéité ou d’une différence à articuler ou travailler politiquement, mais celui d’une unité dissimulée à dévoiler. La nuance est de taille : ou bien la politique est envisagée comme une construction toujours précaire et contingente, un saut en avant, un pari, voire une hypothèse qui se vérifie uniquement dans les effets qu’elle génère. Ou bien, au contraire, la politique apparaît comme le résultat du dévoilement d’une vérité dissimulée pour les sujets, mais dont les les analystes/intellectuels/journalistes/dirigeants du parti élus auraient quant à eux connaissance.

Ainsi, la fragmentation ou la diversité des luttes peut être pensée comme une déviation d’une unité (pré)existante mais non (re)connue par les sujets de ces mêmes luttes ou – et cela me semble davantage plausible – comme le fruit d’une absence (absence d’un sujet politique capable d’articuler et de travailler cette hétérogénéité) autant que d’un refus. Refus de ces identités diverses et fragmentées à se subordonner ou se soumettre à une unité préalable et imposée qui serait celle de la classe. C’est-à-dire que la fragmentation ou la diversité des luttes peut être lue comme le refus d’un diagnostic et d’une pratique politiques qui pensent et nomment ces combats comme “subalternes” au lieu de les agréger, de les articuler.

Il est donc possible de penser la très post-moderne fragmentation de luttes et d’identités comme une conséquence du néolibéralisme (de l’individualisme sauvage, de l’idéologie du self-made man, de la rupture de tout lien communautaire, de l’absence de sentiments d’appartenance partagés), mais également – et c’est tout aussi important, il ne s’agit pas de substituer une cause à une autre mais bien de comprendre leur interrelation – comme une conséquence de l’immense difficulté qu’ont eue les gauches à penser l’hétérogénéité sociale autrement que par la pulsion immédiate visant à leur imposer une unité préalable à laquelle s’adapter.

“La seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire (…) La classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.”

L’énorme force politique de la classe au cours des XIXème et XXèmes siècles s’explique sans doute par sa capacité à avoir bâti autour d’elle une unité constituée de différentes luttes ; mais peut-être faudrait-il accepter qu’elle a agi ainsi en chevauchant une double-contradiction ou tension qu’elle a aujourd’hui perdue, mais que d’autres sujets politiques peuvent garder.

En premier lieu, la tension produite par le fait de constituer une partie qui prétend être le tout avec le risque évident de subordonner tout le reste, et aussi de nier la différence, mais avec une capacité historique indéniable à incarner la référence de beaucoup d’autres luttes, revendications, aspirations… au point de se mêler avec le peuple ou la nation-même. En d’autres termes, de représenter une totalité sans pourtant être – loin de là – le tout. Peut-être faudrait-il rappeler que la seule grande révolution menée au nom de la classe ouvrière, la révolution russe, a eu lieu dans une société fondamentalement agraire ; et que, par conséquent, la classe ouvrière, alors parfaitement minoritaire, a agi comme principe structurant, comme construction discursive, mobilisatrice, agrégative, ou bien, si l’on préfère, comme signifiant capable d’articuler les revendications hétérogènes d’un corps social loin d’être unifié.

En second lieu, est la tension constitutive générée par le fait d’affirmer la position des sujets en lutte (l’identité et la position de classe, leur reconnaissance comme sujet politique et productif) et le désir (révolutionnaire, si l’on veut) d’en finir avec cette même position (le dépassement du travail salarié comme paradigme de la relation sociale). Et donc, une tension qui se définit par la revendication de ce que l’on est dans une lutte pour cesser de l’être. Sans cette tension, sans cette polarité entre l’être et sa négation, la lutte enferme l’identité exploitée ou dominée sur elle-même. La lutte devient une affirmation identitaire sans issue. Et c’est ce qu’exprime, je crois, la crise des mouvements, des syndicats et des partis communistes, dans la fin de cette double-tension et – ce qui en découle – dans le repli identitaire tragique que cela implique.

Développons. La classe perd progressivement de sa composante métonymique universaliste. En d’autres termes, l’opération qui fait de la classe une partie qui représente le tout perd de son efficacité, c’est-à-dire qu’elle cesse de s’articuler au reste des revendications, luttes ou intérêts sociaux en prétendant être son expression unique et directe. Et, en outre, elle le fait de façon hautement symptomatique, au moment où les structures sociales occidentales, loin de s’acheminer vers une polarisation en deux blocs monolithiques et opposés, se différencient et se diversifient de manière accrue. Dans ce contexte, la classe finit par être une partie qui éprouve des difficultés croissantes à parler au tout et à être l’hégémonie du tout.

L’exemple de la chute des gouvernements populaires de part et d’autre du rideau de fer, dans le second après-guerre mondiale, est particulièrement dramatique et exemplaire : c’est celui de gouvernements de coalition entre partis communistes, agraires, républicains, sociaux-démocrates qui se retrouvent liquidés sur ordre de Moscou, qui met ainsi fin à une éphémère, mais cruciale, expérience d’unification de la différence ou – si l’on préfère – d’articulation de l’hétérogénéité sociale. Le Parti comme expression parallèle de la classe et du tout social. Le fait que cette réduction de l’hétérogénéité sociale à l’homogénéité totalisante de la classe équivaille à une négation de la démocratie et du pluralisme, est bien sûr symptomatique : il n’y a pas de besoin démocratique sans reconnaissance de la différence.

“C’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents “68, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié.”

Pour ce qui est de la tension entre l’affirmation de l’identité de classe et son dépassement ou sa négation – cet horizon révolutionnaire qui impliquait la disparition du travail salarié comme principe structurant de l’ordre social -, on peut dire qu’elle aussi se retrouve en lambeaux : tout un empire (soviétique) s’érigeait au nom du travail comme seul horizon vital, tandis que, de l’autre côté du rideau de fer, la régulation keynésienne ou social-démocrate faisait du couple travail/consommation le seul chemin possible de reconnaissance et d’appartenance citoyennes. Elle semblait lointaine, désormais, la recherche d’un dépassement de l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire le dépassement de la fixation des temps de vie aux espaces productifs (en même temps que se retrouvaient, féminisés et/ou marginalisés les temps consacrés à la reproduction, ou à un temps de loisir et de divertissement non compensatoires du monde du travail).

Je crois que c’est à ce moment-là qu’il faut situer l’incapacité symptomatique des partis et syndicats communistes à comprendre et à travailler politiquement les différents évènements produits en 1968, les féminismes et les nouveaux mouvements sociaux. Leur incapacité à comprendre, en somme, le rejet de la discipline fordiste aussi bien que le refus d’une vie exclusivement rythmée par le travail salarié. Et aussi, évidemment, leur incapacité à prendre en compte le refus d’attendre perpétuellement une révolution (qui n’arrivait jamais, de toute façon) afin de réclamer l’égalité, la reconnaissance, des droits ou, tout simplement, une vie digne d’être vécue.

Avec la pure affirmation de classe et son institutionnalisation, tant comme État-ouvrier (la classe, le Parti et l’État mêlés en une sainte Trinité), tant comme État-providence (qui socialise les gains des travailleurs au prix de leur assujettissement à vie au travail, tout en rendant subalterne et invisible tout autre forme d’appartenance, de reconnaissance et d’activité) ; avec cette affirmation, ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser le désir ambivalent de s’affirmer et de se nier – dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin – ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été préalablement abandonnée par une partie substantielle des gauches. Une défaite par forfait ? Peut-être.

“Ainsi disparaissait cette autre dimension constitutive de la lutte des classes : affirmer une identité de classe, certes, mais pour s’en émanciper. Le fait que le néolibéralisme ait su capter et mobiliser ce désir ambivalent (dans cette fuite en avant qui se traduit par l’injonction à se construire, à s’inventer, à prendre en main son propre destin), ne devrait pas nous faire oublier que cette dimension du désir a été abandonnée par une partie substantielle des gauches.”

Je viens d’effectuer la synthèse excessive d’un processus beaucoup plus complexe, afin de signaler qu’avant d’en revenir à un diagnostic et à un point de vue  (la classe, l’économie, le matériel, la vérité) qui a déjà pris l’eau jusqu’à s’en noyer (et je l’ai fait en laissant de côté l’immense littérature académique et militante qui depuis les années 1970 au moins est produite sur le thème), il convient de continuer à réfléchir depuis le prisme de cette double tension contradictoire, ambivalente : d’abord, l’impossibilité et, parallèlement, le besoin d’universel, c’est-à-dire la reconnaissance du fait que le tout, l’unité et l’homogénéité sociale ne sont jamais acquises, et qu’elles sont le résultat d’une articulation politique toujours incomplète et précaire, mais nécessaire ; ensuite, l’affirmation et la négation de l’identité de tout sujet politique émancipateur, c’est-à-dire le fait de pouvoir s’émanciper de sa propre position et identité en lutte tout en s’affirmant au cours de cette lutte.

Cette double tension se maintient et s’actualise uniquement comme résultat de la vertu et de l’action politiques, et non comme la traduction ou le dévoilement d’une vérité matérielle sous-jacente. Articuler politiquement différentes revendications, différents désirs et différents besoins qui émanent de sujets hétérogènes et qui, en outre, sont traversés par un dilemme ou une brèche constitutive : s’affirmer en même temps que l’on se nie. Je crois que c’est là que réside le problème.

Mais pour penser cette articulation politique, il est nécessaire de déconstruire d’autres difficultés théoriques et pratiques qui traversent le revival actuel de la classe et du matériel. À commencer la séparation entre l’économie et la culture. Il y aurait donc des luttes culturelles qui n’affectent pas l’économie et des luttes économiques qui ne s’appuient pas sur des batailles culturelles ? N’y aurait-t-il pas une composante culturelle et économique indissociable de la création de toute identité sociale – de classe, de genre, de race, de quartier ou de bande de copains ? L’économie serait-elle une logique non culturelle qui s’érigerait selon des principes… de quel type, au juste ? Naturels ? Économiques – vive les tautologies – ? Idéologiques ? Quels principes, alors ? Peut-être faudrait-il penser l’économie comme l’objectivation, la cristallisation et la naturalisation de rapports de forces, de batailles culturelles et idéologiques, de victoires hégémoniques de groupes sociaux sur d’autres groupes sociaux. Et ce à partir d’une matrice fondée sur le mode de production, mais en constante mutation et sans une loi structurelle qui viendrait tout expliquer, tout déterminer.

“Les luttes féministes ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ?”

D’autres questions, encore : est-ce que la distinction entre conditions matérielles et conditions culturelles fonctionne réellement ? Est-ce que, par hasard, les inégalités de reconnaissance identitaire ne sont pas aussi douloureuses que les inégalités économiques ? La douleur n’est-elle donc pas également matérielle ? N’est-elle douloureuse que lorsqu’elle affecte le travail ou le salaire, mais pas l’identité sexuelle et raciale, ou le désir, les aspirations ou les projets de vie ? L’aspiration à améliorer ses conditions de vie est-elle de l’ordre du culturel ou de l’économique ? L’aspiration de parents ouvriers, quand ils veulent que leurs enfants aillent à l’université, sachant que ces enfants courent ainsi le risque d’appartenir plus tard à la classe moyenne ; ces parents animés par cette tension entre la dignité d’être ouvriers et le désir de transcender, à travers leurs enfants, cette même condition ouvrière : trahissent-ils pour autant leur classe ? La classe moyenne est-elle une simple invention capitaliste pour désactiver la classe ouvrière ? Vraiment ? Peut-être que la distinction économie/culture ne fonctionne-t-elle pas, ou bien qu’elle distingue moins les choses qu’elle ne les éclaire.

Prenons un autre exemple, celui des luttes féministes : ne sont-elles pas, précisément, en mesure de remettre en cause la répartition des temps productifs et reproductifs, tout en s’articulant avec d’autres revendications, comme celle d’un revenu universel ou encore celle de la réduction du temps de travail ? Les luttes féministes sont-elles culturelles ou matérielles ? C’est peut-être parce que la fragmentation soi-disant causée par les batailles dites “culturelles” n’est pas due au fait qu’elles soient simplement culturelles, mais plutôt au type de culture qu’elles interpellent et au type d’économie qu’elles impliquent. Les mesures du nouveau gouvernement espagnol sont-elles simplement culturelles et, de ce fait, incapables de transformer profondément la structure sociale et son actuelle répartition de positions ? Ou bien le problème réside-t-il dans le fait que ces mesures courent le risque de réduire la force d’une possible articulation entre les luttes féministes et celle des retraités, étudiants, gays et lesbiennes, chauffeurs de taxis ou précaires d’Uber ?

Au-delà de la bataille culturelle, on ne trouve donc pas l’économie pure et dure, mais une bataille politique (c’est-à-dire culturelle et économique) plus ambitieuse, une bataille qui dépasse toujours les revendications isolées et concrètes posées à chaque instant. Je crois qu’il y a là une partie de la leçon hégémonique du féminisme : sa capacité non seulement à imposer son rythme à l’agenda politique et médiatique, à mettre sur la table la nécessité d’une reconnaissance éternellement niée et tout aussi matérielle que toute autre douleur sociale ; sa capacité à montrer que l’égalité, tout comme l’unité, ne se décrète pas par des lois ou des avant-gardes, mais bien qu’elle se construit. Sa force repose aussi, comme je le disais auparavant, dans sa capacité à s’articuler avec d’autres revendications et d’autres luttes, comme celle de la répartition des temps productifs et reproductifs, la remise en question de la centralité du travail salarié dans la création de l’identité ; sa capacité à mettre au centre du lien social les soins et les relations non mercantilisées ; sa capacité à dialoguer et agréger dans ses différentes revendications (symboliques et matérielles) en faveur du revenu universel ou de la réduction du temps de travail. Et donc, sa capacité à dépasser la séparation artificielle, et certainement inopérante, entre le culturel et l’économique.

Et la lutte des retraités, ne renferme-t-elle pas elle aussi une possible remise en question de la centralité du travail salarié dans le calcul du montant des pensions et, au-delà de cet aspect, une volonté de donner sens à un parcours de vie ? Les luttes actuelles n’ont-elles pas la force de penser la retraite indépendamment du travail effectué et du salaire obtenu tout au long d’une vie ? La force, donc, de distinguer les cotisations passées des conditions de vie et des soins dus dans le temps présent ? Si c’est le cas, nous avons les éléments substantiels pour penser de nouveau en commun les luttes des femmes et des retraités, et nous pouvons le faire en dépassant le paradigme social-démocrate de régulation salariale et d’universalisation des services publiques.

Nous pouvons, que dis-je, nous devons raviver la vague de changement politique qui s’est affirmée à partir du 15M. Nous devons surmonter sa paralysie actuelle, sans retours en arrière ou conclusions trop hâtives. Ce ne sera pas facile, mais si nous nous mentons à nous-mêmes, ce sera alors impossible. Comme l’affirmait Judith Butler il y a de cela presque vingt ans : « Les mouvements qui maintiennent la gauche en vie sont aussi ceux que l’on tient pour responsables de sa paralysie ».

Jorge Lago, 8 août 2018, sociologue, professeur, chercheur et éditeur

*NDLR : vote de la Constitution pendant la Transition démocratique espagnole.