« Macron est un caudillo néolibéral » – Entretien avec Íñigo Errejón

L’Histoire recommence, avec Íñigo Errejón / © Léo Prévitali pour Le Vent Se Lève

Íñigo Errejón a longtemps été le numéro 2 de Podemos et l’intellectuel de référence du mouvement. Il est le principal artisan de la “stratégie populiste”, inspirée des thèses post-marxistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui nourrit aujourd’hui les débats des gauches européennes. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer et de réaliser un entretien lors d’un voyage de la rédaction à Madrid. De nombreux thèmes y sont abordés : le populisme comme méthode de construction des identités politiques ; la façon dont Podemos s’est approprié le patriotisme ; la France Insoumise ; le populisme néolibéral d’Emmanuel Macron et la centralité politique de la notion d’ordre.


LVSL – Lorsque l’on parle de populisme en France, on est confronté à plusieurs difficultés. D’abord, malgré l’essor de la France Insoumise, qui a adopté à bien des égards une stratégie populiste au cours de la campagne présidentielle, de nombreux secteurs de la gauche française n’entendent pas se défaire de l’axe gauche/droite. Pourquoi selon vous les métaphores gauche et droite ne sont plus la clé de compréhension du moment politique actuel ?

Íñigo Errejón – Je commencerais par dire que c’est difficile en Espagne aussi. La bataille intellectuelle pour faire comprendre cette idée simple n’a pas encore été menée. Néanmoins, en 2014 et en 2015, une bonne partie des analystes et de nos camarades ont accepté l’idée que gauche et droite n’étaient plus les métaphores les plus aptes pour penser la transformation politique, tout simplement parce que nous en étions la preuve vivante. Beaucoup se méfiaient encore de la stratégie populiste, mais nous avons montré dans la pratique que cela fonctionnait, il leur était donc plus difficile de la contester. Dans un sens, nous avons donc plus avancé sur le terrain électoral que sur le terrain intellectuel.

Pourquoi l’axe métaphorique gauche/droite n’est pas le plus utile aujourd’hui pour comprendre comment se construisent les identités politiques en Europe ? La première réponse que j’apporterais est davantage politique que théorique. Dans la pratique, toutes les forces qui ont fait irruption dans les systèmes politiques européens, et qui ont été capables de les transformer, rejettent cet axe gauche/droite. Certains le font depuis des positions réactionnaires, d’autres depuis des positions progressistes. Le succès de Jeremy Corbyn a parfois été perçu comme un retour en force de la gauche. Mais même Corbyn a fait l’effort de traduire le langage du travaillisme afin de s’adresser aux classes populaires et aux classes moyennes britanniques, bien plus qu’il n’a cherché à revenir à l’essence de la gauche.  Dans la pratique, empiriquement, tous les phénomènes politiques qui apportent une quelconque nouveauté dans le paysage politique européen naissent à partir d’une rhétorique qui tente d’identifier une majorité non-représentée plutôt qu’à partir d’un appel à se regrouper derrière les valeurs et la phraséologie de la gauche.

Pendant le long cycle néolibéral européen, gauche et droite ont trop longtemps signifié sociaux-démocrates et conservateurs. Cette idée s’est profondément installée dans l’imaginaire collectif. Je ne crois pas du tout que lorsque les gens ont investi les places publiques, en Espagne, pour dire « nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, mais nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut », ils aient voulu explicitement contester les catégories politiques caractéristiques de la modernité. Non, ils disaient « nous ne sommes ni le PSOE ni le PP », car gauche et droite ont fini par être assimilées aux partis sociaux-démocrates et conservateurs. Mais pour beaucoup de gens, et je crois qu’on l’observe bien dans les politiques publiques, la principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates et les conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société, reste de la société qui souffre du consensus néolibéral, des politiques technocratiques et des coupes budgétaires, appliquées tantôt par la gauche, tantôt par la droite.

“La principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates des conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société qui souffre du consensus néolibéral.”

De sorte que la “gauche” n’est plus une expression valide, un rempart discursif utile, pour contester les politiques néolibérales et la prise en otage de la souveraineté populaire, car ceux qui ont hégémonisé le terme « gauche » ont été les principaux complices de ces politiques. Face à cette situation, une certaine gauche communiste ou post-communiste se contente de dire « oui, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas vraiment de gauche ». Mais nous entrons alors dans un jeu de poupées russes où la gauche s’enferme dans une sorte de grand concours pour déterminer qui s’arrogera le monopole de l’étiquette : « je suis de gauche mais toi tu ne l’es pas. Moi oui, mais celui-là non ». Cette histoire relève du religieux bien plus que du politique.

Enfin, ce qui est en jeu dans nos sociétés européennes n’est pas tant de savoir si les politiques de nos gouvernements vont s’orienter un peu plus à gauche ou à droite. Il s’agit d’un combat fondamental entre démocratie et oligarchie. Et ce combat peut rassembler beaucoup de gens qui s’associent traditionnellement aux valeurs de la droite, ou à des valeurs conservatrices, mais qui commencent à percevoir qu’il n’y a rien à espérer des élites traditionnelles de leurs pays. L’idée de méritocratie, par exemple, était traditionnellement hégémonisée par la droite. Aujourd’hui en Espagne, l’idée de méritocratie est anti-oligarchique : avec le Parti Populaire au gouvernement, il est impossible de considérer que nous sommes dans une situation où les meilleurs professionnels obtiennent les meilleurs postes. Cette idée était autrefois conservatrice. De même que l’idée de souveraineté nationale. Or, il est aujourd’hui évident que la souveraineté nationale est menacée par un gouvernement qui a placé la politique économique du pays au service de Mme Merkel. Cette idée était de droite, et pourtant elle est aujourd’hui anti-oligarchique. C’est la raison pour laquelle je crois qu’actuellement, la frontière fondamentale entre démocratie et oligarchie est une frontière plus radicale, qui laisse par ailleurs entrevoir la possibilité d’une majorité bien plus large que celle de la seule gauche.

LVSL – L’idée de disputer les signifiants hégémonisés par l’adversaire est intéressante, elle est même probablement la clé d’une stratégie politique efficace. Il y a un débat entre ceux qui, comme Chantal Mouffe, en appellent à la construction d’un populisme de gauche, tandis que d’autres, comme vous, revendiquent un populisme « démocratique » ou « transversal ». Qu’entendez-vous par ce concept ? Est-ce que cela signifie que vous êtes inspiré par le Movimento Cinque Stelle italien, qui semble être le mouvement populiste le plus transversal en Europe ?

ÍE – Nous avons vu le M5S adopter des comportements erratiques et contradictoires, notamment lorsqu’ils ont préféré former un groupe au Parlement européen avec des formations politiques parfois racistes, plutôt qu’avec des forces de transformation sociale. Sur de nombreux aspects, nous ne nous reconnaissons pas dans ce mouvement, mais je n’ai pas étudié le phénomène et je le dis donc avec prudence et avec respect.

Dans Construire un peuple, Nous discutons précisément de ce sujet avec Chantal Mouffe. Elle avance le concept de populisme de gauche. Je crois qu’elle le fait en partie car elle réfléchit depuis un contexte national, plus précisément le contexte national français, dans lequel il est nécessaire d’affirmer une différence morale vis-à-vis du FN. De ce fait, le populisme doit être accompagné d’un complément rassurant : « nous sommes populistes, mais ne vous en faites pas, nous sommes de gauche ». Pour ma part, je milite au sein d’un projet politique, dans un pays qui, certainement grâce au 15-M et grâce à notre irruption, n’est pas concerné par une menace fasciste. Il n’est donc pas nécessaire en Espagne de parler d’un populisme « de gauche ».

“La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs.”

Nous n’avons pas besoin d’avoir ce geste rassurant qui, à mon avis, et j’en parle beaucoup avec Chantal, est avant tout destiné au vieux progressisme européen : « nous parlons de souveraineté, de patrie, de reconstruire une idée de peuple, nous parlons de la centralité de l’Etat dans l’organisation de la vie collective, mais pas de panique, ce n’est pas le retour aux années 30 ». Du fait de la situation espagnole, et de la génération à laquelle j’appartiens, nous ne sommes pas contraints d’apporter cette nuance. Ça ne me fait pas peur. Souvent, la gauche aime exagérer le risque fasciste en Europe, mais les pires atrocités en Europe sont aujourd’hui commises par des élites subordonnées au projet financier européen. La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs. Voilà la véritable menace de dérive autoritaire qui pèse sur l’Union européenne.

En termes analytiques, la distinction entre populisme de gauche et populisme de droite est-elle utile ? Il me semble que c’est avant tout une distinction morale, qui fait moins sens d’un point de vue théorique. Le problème, c’est que la perspective théorique que nous partageons peut parfois conduire à des conclusions effrayantes: « Si le Front national est une force populiste, cela signifie-t-il que j’ai quelque chose à voir avec eux ? Peut-on être apparentés dans notre manière d’envisager la politique avec des forces que nous détestons et qui nous sont antagonistes ? ».  Je pense qu’il est possible de partager une même approche théorique tout en ayant des visions antagonistes quant à la société que nous souhaitons construire. Je crois donc que le populisme « de gauche » reste un complément tranquillisant. Il ne me dérange pas, mais je ne sais pas s’il apporte grand-chose.

LVSL – Où se situe dès lors la distinction entre le populisme démocratique et le populisme du Front national, par exemple ?

ÍE – Si l’on veut différencier le populisme démocratique du populisme réactionnaire, il y a selon moi deux grandes distinctions à opérer. La première réside dans la conception du peuple. D’un côté, le peuple est considéré comme une unité organique, qui préexiste à la volonté générale. De l’autre, il est envisagé comme un construit culturel permanent.

Pour les réactionnaires, le peuple est, car il en a toujours été ainsi, depuis leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents. Le peuple existe de manière organique, en tant qu’essence, indépendamment de la volonté qu’ont les citoyens qui habitent un pays à un moment donné. Ainsi, la vision selon laquelle le peuple de France est immortel, et selon laquelle il est directement relié à Jeanne d’Arc. Non pas tant par la volonté des Français d’aujourd’hui de reproduire l’héroïsme de Jeanne d’Arc, mais par le sang, et par la terre. C’est ce lien de filiation essentialiste qui débouche facilement sur une vision réactionnaire et raciste du peuple.

Dans la version démocratique du populisme, le peuple n’existe pas, mais il est dans le même temps indispensable. Il n’y a pas un lieu dans lequel se rendre pour trouver le peuple mythique, pas ici ni même dans les villages indigènes des Andes. Il n’y a pas de lieu mythique dans lequel il suffirait de soulever le rideau pour découvrir le peuple dans toute sa splendeur. Le peuple est une volonté générale qui résulte d’une construction culturelle. Il dote un ensemble de citoyens fragmenté et dispersé d’un horizon qui leur permet de regrouper leurs volontés, leurs désirs, leurs attentes, leurs craintes, et d’avancer dans le même sens. Mais cette unité n’est pas organique, elle n’est pas donnée une fois pour toutes. C’est d’ailleurs cette dernière idée que l’on retrouve dans les vieux concepts de nation pour les fascistes et de classe dans le marxisme : quelque chose qui existerait avant le politique, et que nous devrions ensuite découvrir. Je ne crois pas que ce soit le cas, le peuple est une construction culturelle qui doit se reproduire chaque jour.

De ce fait, je n’accepte pas la critique des libéraux selon laquelle tout populisme serait totalitaire, car ils croient que le peuple est un et que la représentation est une. Ils nous ont mal lus. Nous pensons que le peuple est une construction quotidienne de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne préexiste pas dans l’attente d’être découvert, c’est un travail de tous les jours. Le peuple n’existe pas, et en même temps le peuple est inévitable, car sans le peuple il n’y a pas de possibilité d’envisager des fins collectives au politique.

LVSL – Quelle est la deuxième distinction ?

ÍE – La seconde distinction découle de la première, elle tient à la désignation d’un ennemi ou d’un adversaire. Pour les populistes réactionnaires, les ennemis sont les travailleurs immigrés, les populations les plus démunies : c’est la logique de la haine de l’avant-dernier contre le dernier. Pour nous, l’ennemi ou l’adversaire contre lequel nous construisons le peuple, ce sont les oligarchies qui n’ont cessé de séquestrer nos institutions et nos Etats de droit en Europe. C’est ce qui me semble faire la différence.

LVSL – En 2012, dans un débat avec Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, Jean-Luc Mélenchon expliquait qu’il lui était difficile d’utiliser le concept de populisme car il était connoté négativement (assimilé à l’extrême droite, aux “bas instincts” du peuple). Selon Ernesto Laclau, en revanche, “il faut faire avec le populisme ce que les chrétiens ont fait avec la croix : transformer un symbole d’ignominie en un symbole positif”…

ÍE – Je n’étais pas d’accord avec Ernesto Laclau lorsqu’il disait que le populisme est un terme que l’on peut disputer et resignifier pour l’utiliser à des fins de communication politique. Je ne le crois pas, je pense que le terme est trop chargé négativement dans les sociétés européennes. Dans ma pratique politique et médiatique quotidienne, il ne me sert à rien. Il m’est utile dans ma pratique intellectuelle et analytique. Dans un entretien à tête reposée, plus théorique, je peux reconnaître que le populisme m’apparaît comme la meilleure grille d’analyse pour comprendre la naissance et le développement de Podemos. Et nous-même nous sommes largement abreuvés d’expériences populistes ou national-populaires, en Amérique latine notamment.  Lorsqu’il s’agit de communiquer, le concept de populisme ne me sert pas. Je nous identifie comme une force démocratique confrontée à des forces représentant les intérêts de minorités de privilégiés.

LVSL – Quel rôle a pu jouer la spectaculaire vague de mobilisations sociales qui a secoué l’Espagne ces dernières années, et tout particulièrement le mouvement des Indignés, dans le processus de construction du peuple ?

ÍE – Un processus radical de transformation, une révolution démocratique, suppose que les « sans-titres », comme le dirait Jacques Rancière, aient la capacité de rééquilibrer la répartition des pouvoirs dans leur société d’une manière plus juste, plus favorable aux gens ordinaires, à ceux d’en bas. Et pour cela, il est nécessaire de produire une certaine idée de transcendance, de mystique et d’épique, afin d’assurer que nous ne représentons pas seulement des intérêts corporatistes. C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, « ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité » : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.

Dans la sémantique politique espagnole, normalement, « peuple » est un terme que les gens n’osent pas utiliser sauf dans les manifestations de grande ampleur. Personne ne chante « El pueblo unido jamás será vencido » dans un rassemblement de 2000 personnes. Mais si ce sont 200 000 personnes qui se regroupent, tout le monde le chante, comme s’il s’agissait d’un terme réservé aux grandes occasions, un mot que nous utilisons uniquement lorsque que nous croyons représenter légitimement une majorité au-delà de la rue. En 2011, les Indignés manifestaient cette ambition de représenter la véritable volonté populaire. Une dirigeante du PP disait à l’époque « ceux qui sont sur les places sont 500 000 au maximum. Ils n’ont pas le droit de dire qu’ils représentent le peuple alors que moi j’ai été élue par 11 millions de personnes ».

“C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.”

Je crois que, sans même le savoir, elle touchait du doigt le nerf central du débat politique : qui peut parler au nom du peuple ? Et ce n’est pas une question purement statistique. Elle avait raison, 11 millions de personnes avaient voté pour le PP. Sur les places, nous n’étions pas aussi nombreux. En termes mathématiques, elle pouvait compter sur plus de citoyens que nous. Mais le peuple n’est pas une somme de citoyens, il n’est pas même la majorité absolue des citoyens. C’est une idée qui transcende la somme des individualités. On peut très bien représenter le peuple tout en étant en minorité numériquement, dès lors que nous sommes une majorité culturelle. C’est-à-dire lorsqu’existe la sensation qu’un groupe, plus ou moins grand, représente à un moment donné les grandes espérances de la communauté, et sa volonté d’avancer. De ce fait, le groupe a la capacité de parler au nom de tous, de proposer des grands objectifs collectifs.

Si le 15-M a eu cette capacité de construction populaire, ce n’est pas parce qu’une majorité des Espagnols étaient rassemblés sur les places. Il y a une vision gauchiste qui consiste à expliquer nos succès électoraux comme le résultat mécanique de l’ampleur des mobilisations sociales. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ces mobilisations sociales ont avant tout bousculé le sens commun de l’époque, à tel point que les enquêtes sociologiques indiquaient que 75% de la population espagnole était d’accord avec les revendications portées par le mouvement des Indignés. Cela signifie qu’il y avait dans le lot de nombreux électeurs de droite, du centre, de la gauche, des abstentionnistes. C’est pourquoi nous qui étions sur les places pouvions parler au nom d’un peuple espagnol oublié et non représenté. Non pas par le nombre de personnes présentes, mais du fait de la résonance que rencontrait notre propos dans tout le pays.

LVSL – C’est donc cette capacité à créer de la transcendance, à produire un discours englobant et inclusif qui permet de construire une majorité politique capable de prendre le pouvoir ? Dans Construire un peuple, vous insistez tout particulièrement sur la nécessité pour les forces de progrès social d’ « hégémoniser l’identification nationale ». Quelle importance accorder à la notion de patrie ? 

ÍE – Pour que les protestations puissent déboucher sur la possibilité d’une majorité, et par la suite conquérir l’Etat, il faut un certain horizon transcendant. Tout au long de l’histoire de la modernité européenne, cet horizon transcendant s’est incarné dans trois grandes références : la patrie, la religion, la classe. Ce sont les trois grandes idées pour lesquelles les gens sont morts, en considérant que cela en valait la peine. Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte une force politique laïque, dans le sens où nous estimons que le paradis ne peut se construire, mais que si quelque chose de semblable peut être construit, il faudrait le faire ici et maintenant. Donc nous écartons la religion. Par ailleurs, je doute que quiconque défende aujourd’hui que la classe sociale constitue à elle seule un élément susceptible de regrouper une majorité sociale. En Espagne, les gens ont participé à la contestation davantage en tant que citoyens qu’en tant que travailleurs. Car sur les lieux de travail se sont avant tout installées la peur et la précarité, au détriment d’une identité salariale forte.

Aujourd’hui, je crois que même ceux qui continuent à se définir « communistes », ou qui se reconnaissent dans les mythes de la gauche, ne soutiennent plus qu’il soit possible de construire une majorité sociale capable de représenter le renouveau en faisant de la classe sociale l’identité politique centrale. Ils le disent peut-être encore dans les fêtes du parti, à travers les rites, mais tous ont ajouté à leurs discours des notions telles que « majorité sociale », « secteurs populaires ». C’est-à-dire qu’ils ont dû s’ouvrir.

Nous avons appris en Amérique latine, mais plus généralement en étudiant tous les processus de transformation politique, que les révolutions s’opèrent au sein de pays dans lesquels les manuels les déclarent impossibles. Les leaders qui les ont conduits, ou les intellectuels qui les ont guidés, ont toujours fait le contraire de ce que dictait l’orthodoxie marxiste-léniniste dans leurs pays. Dans l’immense majorité des cas, à l’exception peut-être de la révolution russe, ce sont fondamentalement des révolutions de type national-populaire, au cours desquelles l’identification des masses à la révolution tenait davantage à l’idée qu’il était nécessaire d’émanciper la nation, de la libérer et de faire coïncider ses intérêts avec ceux des plus démunis. Bien sûr, une fois au pouvoir, les leaders adoptent une rhétorique différente, plus proche de celle qu’apprécie la gauche. Mais la révolution menée par Fidel Castro, celle de Mao, ou toutes les transformations politiques progressistes qui ont eu lieu en Amérique latine, ont toujours été le fruit d’un mariage entre la nation et le peuple bien plus que de la récupération d’une rhétorique “de gauche” : la patrie, ce sont les pauvres, les “descamisados” dans le cas du péronisme.

LVSL – Dans le cas de Podemos en Espagne, comment vous êtes-vous réappropriés le concept de patrie ?

ÍE – Nous avons commencé par le faire sur le plan intellectuel dans un premier temps, sans le revendiquer sur le plan politique. Nous avons commencé à dire qu’une gauche – on parlait encore de la gauche à ce moment-là – incapable de se montrer fière de son pays ne pouvait que difficilement représenter les aspirations générales de ses concitoyens. Nous avons commencé à l’évoquer, et c’est important, lorsque l’Espagne a gagné la Coupe du monde de football contre les Pays-Bas, en 2010. Moi j’aime le football, ce n’est pas le cas de tous mes camarades. Mais dans notre pays, la victoire de la sélection nationale au mondial a été un véritable événement. Evidemment, au Pays Basque ou en Catalogne, les gauches indépendantistes avaient une solution, puisqu’il leur suffisait de dire que c’était à leurs yeux la victoire d’un pays étranger et qu’il ne valait donc pas la peine de la célébrer. Mais pour nous, il était évident que c’était notre pays qui avait gagné. Et il faut bien voir que le drapeau officiel de l’Espagne, les symboles nationaux espagnols se sont généralisés depuis qu’une bonne partie des immigrés équatoriens, subsahariens ou marocains se les sont appropriés.

Il est vrai que ces symboles restent encore associés au camp qui a gagné la guerre civile, puisque les vainqueurs de la guerre ont changé l’hymne, le drapeau, et ont patrimonialisé l’idée même d’Espagne. La Transition à la démocratie n’a pas résolu ce problème. La plupart des forces démocratiques qui avaient lutté contre la dictature ne considéraient pas l’idée d’Espagne et les mythes nationaux comme les leurs. La victoire de la sélection nous a fait prendre conscience que les secteurs révolutionnaires et progressistes, ou la gauche plus généralement, ne pouvaient construire l’hégémonie dans un pays dont ils ne voulaient pas prononcer le nom. Une gauche qui disait en permanence « l’Etat espagnol », ou « notre pays ». Non, l’Espagne ! Il s’agit là clairement d’un signifiant relativement vide à disputer.

“On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici.”

Nous avons donc commencé à en discuter d’un point de vue intellectuel. Et le lancement de Podemos nous a permis d’expérimenter dans la pratique nos discussions théoriques. Dans un premier temps, nous n’affirmions pas la patrie en termes positifs mais en termes négatifs, en désignant les ennemis de la patrie, ou plutôt ceux qui n’étaient pas patriotes. Nous avons utilisé des métaphores très simples : n’est pas patriote celui qui porte un bracelet aux couleurs de l’Espagne au poignet mais qui cache son argent sur des comptes en Suisse. Nous avons commencé par employer ce type d’images sans même encore nous revendiquer comme patriotes, en affirmant qui ne l’était pas. Et cela fonctionnait : pendant nos meetings, toute une partie du public qui ne provenait pas du militantisme se mettait à vibrer lorsqu’on parlait de patrie. On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici, que la patrie, c’est ne pas permettre qu’il puisse y avoir des contrats à 4 euros de l’heure. Nous avons mis en avant une conception radicalement démocratique et égalitaire de la patrie. La patrie, c’est une communauté dont on prend soin.

LVSL – Et cette stratégie a-t-elle réellement fonctionné dans la durée ?

ÍE – Cette stratégie a commencé à fonctionner. Je vous conseille de regarder le meeting que nous avons fait le 2 mai dernier, à l’occasion de la célébration du soulèvement national du 2 mai 1808 contre l’armée française. Cette date a longtemps été revendiquée par la droite, car l’invasion française a coupé en deux le camp progressiste. Une partie des intellectuels libéraux de l’époque a considéré qu’il s’agissait certes d’une invasion étrangère, mais qu’elle donnait aussi l’opportunité de moderniser le pays contre l’influence du clergé et de la monarchie. De l’autre côté, il y a eu un soulèvement populaire contre l’invasion bonapartiste et contre le roi qui avait livré le pays à l’armée française. On peut donc dire qu’il y a dès cette époque une première idée nationale-populaire qui combine éléments conservateurs et éléments progressistes, qui ne se contente pas de se soulever contre l’invasion étrangère, mais qui pointe également du doigt les classes dominantes espagnoles qui ont vendu le pays.

On l’a observé à de nombreuses reprises au cours de notre histoire, y compris pendant la guerre civile. Même l’anarchisme, qui a été la principale force politique au sein du mouvement ouvrier espagnol, a mis en avant l’idée qu’il fallait libérer l’Espagne des armées allemandes et italiennes, le fascisme étant appréhendé comme une force d’invasion étrangère. Le mouvement ouvrier présenté comme la meilleure expression de la défense de la patrie. Ce sont des épisodes qui sont assez peu racontés. Ils s’inscrivent dans la narration d’une histoire du national-populaire en Espagne que nous avons cherché à reprendre. Qu’une force politique comme la nôtre organise un rassemblement le 2 mai, date traditionnellement prisée par les conservateurs, est significatif. Mais nous ne le faisons pas pour revendiquer une essence raciale ou pour dire que nous descendons de nos ancêtres par le sang. Non, nous le faisons pour revendiquer une histoire au cours de laquelle à chaque fois que l’Espagne a été en danger, ce sont les gens humbles qui ont porté la patrie sur leurs épaules. Chaque fois que la souveraineté nationale s’est retrouvé menacée, ce sont les plus pauvres, les plus opprimés qui se sont levés pour défendre leur pays. Nous avons mis en avant cette idée, et cela a marché, cela marche toujours. Beaucoup de gens en sont émus et y trouvent un sens.

Nous avons toujours reçu des critiques féroces de la part d’une gauche qui confond souvent ses propres préférences esthétiques avec celles de notre pays. Comme la revendication de l’idée de patrie ne leur plaisait pas, ils disaient toujours que cela n’allait pas fonctionner. De fait, à chaque fois que nous avons eu une baisse de régime ou que nous avons essuyé des échecs, on nous a expliqué que nous n’avions pas été suffisamment de gauche et que nous avions été trop patriotes. Ils le soutiennent sans la moindre preuve empirique, mais il existe en Espagne une gauche persuadée que les choses vont revenir à la normale, que la politique va de nouveau se déterminer par rapport à l’axe gauche/droite et que l’avenir leur donnera raison. Ils s’agrippent au moindre signal : Corbyn a gagné ? C’est le retour de la gauche ! Podemos trébuche ? C’est que le discours sur la patrie ne marche pas ! Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que cela nous a permis d’occuper une position plus centrale que celle que nos biographies militantes – nous venons tous des mouvements sociaux et de l’extrême gauche – ne nous auraient jamais permis d’atteindre. Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas d’une manœuvre de marketing électoral mais d’une tentative de reconstruction d’une identité politique qui puisse être majoritaire en Espagne.

Iñigo Errejón lors du meeting de Podemos à Madrid le 2 mai 2017. Crédit photo : © Mariano Neymar

LVSL – Comment conjuguez-vous cette réappropriation de la patrie au concept de plurinationalité également avancé par Podemos dans le but de repenser l’organisation territoriale de l’Etat espagnol ?

ÍE – C’est extrêmement difficile. Nous sommes une force politique qui gouverne la ville de Madrid, et nous faisons non seulement des meetings en catalan et en euskara en Catalogne et au Pays Basque, mais nous reconnaissons également qu’il s’agit de nations. Non pas pour des raisons archéologiques ou biologiques, mais ce sont des nations car il y a un désir majoritaire d’être nation, une dimension constituante. Et en tant que nation, nous reconnaissons qu’elles ont la possibilité d’exercer leur droit à l’autodétermination. Notre position consiste à affirmer que nous sommes une patrie plurinationale, une patrie composée de plusieurs nations. Ce qui nous unit n’est en aucun cas une essence nationale, mais une volonté d’être ensemble pour nous protéger de la finance, de la corruption et de l’austérité. Cette volonté d’être ensemble pour nous protéger, je l’emprunte au kirchnérisme et à Hebe de Bonafini, qui affirme que la patrie, c’est l’autre : la patrie est l’identification à l’autre. Si l’autre souffre, s’il n’a pas de quoi se nourrir ou s’il n’a pas de travail, cela te fait mal à toi aussi. Là encore, la patrie est une communauté solidaire, une communauté qui prend soin d’elle-même et de ses membres, indépendamment de leurs noms et de leur couleur de peau. Nous prenons soin les uns des autres, nous sommes une communauté qui se protège.

Il nous faut combiner cette idée avec le fait que l’Espagne est constituée de plusieurs nations. Et le ciment qui permet de faire tenir ces nations ensemble, c’est la construction de la souveraineté populaire et la liberté de décision. Nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous.

“Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination.”

Une partie de l’indépendantisme catalan, qui est tout à fait légitime, d’autant plus qu’il incline à gauche, est né avec l’idée que l’Espagne était irréformable. Il leur apparaît dès lors plus facile de construire leur propre Etat en Catalogne plutôt que de transformer l’Espagne. Nous, nous aspirons à apporter une réponse à cela. Mais la réponse ne serait pas complète si on ne répétait pas que rien ne construit plus la patrie que la définition d’un ennemi. Par conséquent, au-delà de constructions plus élaborées, le plus important est de savoir qui va pouvoir définir qui est la patrie et qui en sont les ennemis. Pour le PP, les ennemis de la patrie sont les Catalans. Mais lorsque nous construisons la patrie, les ennemis sont les dirigeants du PP qui sont en train de livrer notre pays à Merkel et à l’Union européenne allemande. La lutte pour définir qui construit la patrie est la lutte pour définir qui construit l’ennemi de la patrie.

Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. C’est certainement la réussite intellectuelle et politique dont je suis le plus fier. Faire les deux à la fois implique de nombreuses contradictions, mais il me semble que c’est la seule manière de résoudre en même temps le problème de la souveraineté populaire en Espagne et le problème de la relation démocratique entre les différents peuples d’Espagne. Quand je donne une réponse théorique, cela semble simple, dans le quotidien politique et médiatique, c’est beaucoup plus compliqué.

LVSL – Il semblerait qu’en France aussi l’idée qu’il est nécessaire de se réapproprier le concept de patrie ait fait son chemin. Le Front national l’a déjà entrepris depuis longtemps, mais on l’observe également d’une certaine manière à gauche avec la France Insoumise. Emmanuel Macron l’a très bien compris lui aussi.

ÍE – Bien sûr. Il est vrai que l’idée de patrie s’est positionnée au centre du débat politique. Vous en savez plus que moi, mais je crois qu’en France, l’idée de patrie n’a jamais été véritablement absente. Vos symboles nationaux sont plus facilement appropriables à travers un discours progressiste. J’adorerais avoir un hymne national comme la Marseillaise, je n’arrêterais pas de le chanter si c’était le cas ! L’hymne national, le drapeau, jusqu’au fait que l’indépendance nationale ait été retrouvée face à l’invasion fasciste, tout cela favorise la construction d’une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique.

Je crois que c’est plus difficile pour nous en Espagne, car le sédiment historique est plus complexe. Nous n’avons pas vécu la Seconde guerre mondiale. Nous avions le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe et c’est pourquoi le fascisme a dû livrer avec difficulté une guerre civile de trois ans et demi avec l’appui de deux puissances étrangères. Mais nous l’avons payé par une dictature de quarante ans et une Transition semblable à celle du Chili, qui amplifie fondamentalement les droits civils et sociaux mais laisse intactes une grande partie des bases matérielles de l’oligarchie qui avait gouverné pendant la dictature et qui s’est perpétuée sous la démocratie.

L’idée de patrie retrouve une certaine centralité en France, mais elle n’avait jamais vraiment disparu donc. La Résistance comportait une dimension clairement patriotique. Même le PCF, tout comme le PCI, bien qu’il maniait la faucille et le marteau lorsqu’il fallait discuter avec les autres partis communistes, pratiquait à la maison une politique de type national-populaire. Les plus grandes avancées du PCI, que je connais mieux que le PCF, ont eu lieu lorsque le parti a mis en pratique une politique plus nationale-populaire que communiste.

Le livre de Lucio Magri à propos du PCI, El sastre de Ulm, est très intéressant. Il raconte comment les délégués du PCI auprès de la Troisième Internationale promettaient à Moscou de mener une politique de « classe contre classe » en conformité avec les recettes inscrites dans les manuels. Mais lorsqu’ils rentraient en Italie, ils théorisaient la voie italienne vers le socialisme. Ils parlaient d’ailleurs davantage d’une République populaire italienne que de socialisme. En Italie, deux grands partis se disputaient le peuple : la démocratie chrétienne et le PCI.

LVSL – Mais pourquoi avons-nous assisté à un tel retour en force du concept de patrie ?

ÍE – En France, il semble que cette idée revienne sur le devant de la scène. Comme si seul quelqu’un qui revendiquait une idée forte de patrie pouvait remporter l’élection présidentielle. Pourquoi cela ? Je crois que beaucoup de citoyens français ressentent un profond malaise, qui s’est exprimé au moment des élections, qui provient du fait que la mondialisation néolibérale a provoqué l’érosion des droits et des sécurités quotidiennes, qu’elle a ébranlé les certitudes des gens ordinaires.

“L’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et d’une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.”

Le récit a basculé : « avant, je savais qu’en tant que travailleur ou qu’en tant que citoyen français, je disposais d’un certain nombre de droits. Mais aujourd’hui, j’ai peur de ce qu’il va m’arriver dans les mois qui viennent. Pour vous, les élites qui voyagez en permanence à Bruxelles, qui prenez l’avion vers les quatre coins du monde, vous qui parlez quatre langues et qui envoyez vos enfants étudier à l’étranger, pour vous, la mondialisation et l’Union européenne sont un conte enchanté ». Personnellement, je crois que l’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.

Ce que les élites sociales-démocrates et libérales qualifient d’ « euroscepticisme » n’est rien d’autre que la question que se posent un grand nombre de Français, d’Italiens, d’Espagnols, de Grecs, d’Irlandais : « Et moi, qu’est-ce que j’ai à gagner dans tout ça ? Qu’on m’explique en quoi mes conditions de vie se sont améliorées ces vingt dernières années alors que tout ce que je vois, c’est qu’elles ont constamment empiré ». On nous raconte que l’UE est géniale grâce au programme Erasmus, parce qu’on organise des sommets ensemble, mais le projet européen attire de moins en moins de gens. Moi j’ai été en Erasmus, mais cela concerne là aussi de moins en moins de monde. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui en Espagne, l’accès à l’université est de plus en plus inégalitaire, et qu’obtenir un travail qui te permette de vivre sereinement les fins de mois est plus difficile qu’il y a vingt ans.

L’idée fondamentale est la suivante : « et moi, qui me protège ? ». Je crois que les élites culturelles européennes ont voulu voir dans ce questionnement une sorte de repli identitaire et réactionnaire. C’est comme s’ils disaient « quels imbéciles, quels sauvages que ces perdants de la mondialisation qui veulent en revenir à quelque chose d’aussi repoussant et archaïque que la nation, alors que nous l’avons déjà dépassée et que nous vivons heureux dans un monde sans frontières ». Ce récit est celui des gagnants, mais l’immense majorité des perdants aspire à se sentir de nouveau appartenir à une communauté qui les protège.

Quelle peut être cette communauté ? Comme il ne peut s’agir de la classe sociale, car nos identités ne découlent pas de notre lieu de travail, ni de la position que nous occupons dans le système de production, on observe un retour vers la dernière communauté qui nous a protégé, la communauté nationale. Il y a toujours des camarades qui soutiennent que les Etats-nations sont condamnés à disparaître. Je ne le sais pas. Je ne sais pas dans combien d’années. Pour le moment, ils constituent l’unique instance démocratique capable de protéger les perdants de la mondialisation néolibérale. Il est donc normal que tant de gens se tournent vers la communauté nationale et en appellent à l’Etat.

L’Etat n’a jamais disparu, le néolibéralisme ne l’a pas affaibli, il l’a simplement mis au service de ceux d’en haut. La machine étatique n’a pas été réduite, elle a été mise au service d’une économie de prédation et d’une redistribution des richesses du bas de la pyramide vers le haut de la pyramide. C’est pourquoi l’idée de patrie et d’un Etat fort en vient à occuper de nouveau une position centrale.

LVSL – Nous vivons en France une période de recomposition politique accélérée. L’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, encore inattendue il y a quelques mois, et l’essor d’une nouvelle force néolibérale, En Marche, ont profondément bouleversé le système partisan français. Comment interprétez-vous la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle ? On parle parfois à son propos d’une forme de “populisme néolibéral”, qu’il conjugue avec une forme d’incarnation gaullienne de la nation. Qu’en pensez-vous ?

ÍE – Je crois que Macron incarne, d’une certaine manière, une prise de conscience des élites en France : il leur est désormais nécessaire pour gagner de développer une énergie et un récit similaires à ceux de leurs adversaires populistes, dont elles souhaitent freiner l’avancée. C’est-à-dire qu’il n’est plus possible de l’emporter en employant exclusivement un langage gestionnaire, en s’adressant uniquement à des citoyens envisagés comme des individus rationnels qui votent comme ils font leurs courses au supermarché. Il faut éveiller une idée de transcendance et mobiliser de nouveau l’horizon d’une communauté nationale. Dans le cas de Macron, ce n’est pas tant une communauté nationale qui protège, mais plutôt une communauté qui innove, qui avance. C’est ce que traduit son idée de « start-up nation ».

Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes. En ce qui concerne la mobilisation de la jeunesse présentée comme l’avenir de la nation, ou encore la projection d’un leader en relation directe avec la nation, sans intermédiaire, un leader qui marche seul, comme il l’a lui-même mis en scène le soir de sa victoire. Un leader sans parti, sans organisation territoriale, comme une sorte d’entrepreneur innovant et audacieux qui entre en contact avec une nation de consommateurs et d’entrepreneurs.

“Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes (…) Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.”

C’est une forme d’hybridation que nous ne connaissions pas en Europe, mais elle n’est pas nouvelle. Nous l’avons déjà connue. Nous l’avons déjà connue en Amérique latine. Alberto Fujimori au Pérou, c’était un peu cela. De même que Carlos Menem en Argentine. En Amérique latine, on a vu émerger dans les années 1990 plusieurs caudillos populistes néolibéraux – je sais que cela peut sembler contradictoire – qui portaient en étendard l’idée d’une nation qui progresse, en se libérant des corsets de l’Etat qui limitent les possibilités d’entreprendre. Des caudillos qui éclairent l’avenir et ouvrent le pays à la modernité, au marché, à l’innovation. La manière dont se produit l’hybridation, ici en Europe, est nouvelle. Je ne dis pas qu’il s’agit exactement de la même chose, mais j’identifie plusieurs éléments qui me permettent de le relier à ces phénomènes. Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.

LVSL – Les élections présidentielles ont également vu émerger dans le paysage politique français la France Insoumise, qui manifeste une certaine proximité avec la stratégie de Podemos. A votre avis, quelle direction devraient emprunter les forces progressistes telles que la France Insoumise pour continuer de croître, pour convaincre « ceux qui manquent », notamment les classes populaires tentées par le FN et les classes moyennes qui ont voté Macron ?

ÍE – Je ne connais pas tous les détails de la situation française, et je dois dire que je ne me permettrais pas de recommander une stratégie aux camarades de la France Insoumise. Je dirais que lorsque l’on expérimente de nouvelles pratiques politiques et qu’elles n’aboutissent pas du premier coup, on peut en conclure trop vite que tout est terminé. Mais s’il vous plaît, ne revenez pas à la rhétorique traditionnelle de la gauche. Nous n’avons pas besoin d’un autre front de gauche, les réponses ne se trouvent pas dans cette direction. Il serait extrêmement dangereux de faire cadeau de l’idée de communauté nationale à nos adversaires, d’interrompre la tentative d’être le parti du peuple français pour devenir le parti de la gauche française. Ce serait un danger, car cela reviendrait à laisser l’espace de l’universel et le droit de parler au nom du peuple français au caudillo néolibéral Macron et à la politique réactionnaire du Front national. Ce serait là un grand danger.

Nous n’avons pas pu éviter l’affrontement au second tour entre Macron et Le Pen, c’est vrai, mais il s’en est fallu de peu. Nous sommes passés tout près d’une transformation historique qui est en réalité déjà en marche et qu’on peut d’ores et déjà observer. Il n’est pas nécessaire de se proclamer populiste en permanence, ce qu’il faut faire, c’est comprendre le populisme et le mettre en pratique. Ensuite, chacun se dénomme comme il l’entend. En Grèce, Syriza continue de se présenter comme une coalition de gauche radicale, mais en réalité, ils ont remporté les élections en arborant le drapeau grec et en défendant l’intérêt national de tous les Grecs face aux politiques d’appauvrissement et de mise à sac du pays imposées par la Troïka. S’ils veulent continuer de se définir comme le parti de la gauche radicale, cela n’a pas vraiment d’importance.

Il y a une scène qui m’a particulièrement marqué en Grèce, lorsqu’une femme s’exprimait en direct dans un programme de télévision pour expliquer qu’elle avait toujours voté à droite, pour le parti Nouvelle Démocratie, mais qu’elle allait cette fois-ci voter pour Alexis Tsipras, car il était le seul à faire face aux corrompus, il était le seul qui défendait la Grèce contre ceux qui voulaient détruire le pays et le piller pour le bénéfice des banques allemandes. C’est cela l’hégémonie. Car cette femme n’est pas devenue « de gauche », elle ne s’est pas réveillée un matin en se disant « mais oui bien sûr, ça fait 200 ans que la gauche a raison, comment se fait-il que je ne m’en sois pas rendue compte plus tôt ? ». Non, c’était simplement une femme qui avait de l’estime pour son pays, du respect pour l’Etat de droit et les institutions, et qui aspirait à vivre dans la tranquillité. Mais à un moment donné, elle a compris que la force politique qui pouvait le mieux représenter les intérêts nationaux de la Grèce, c’était Syriza. Voilà la clé de la victoire, je crois qu’il faut persévérer dans ce sens.

Mais en France, les camarades de la France Insoumise sont confrontés à une difficulté supplémentaire : le Front national est arrivé avant, et des gens susceptibles de s’identifier au discours de la France Insoumise s’identifient déjà à celui du FN.

LVSL – Mais le FN pourrait bien traverser une crise dans les mois qui viennent.

ÍE – Oui, j’ai lu qu’il y avait en ce moment une crise du fait que certaines franges du FN estiment que le parti a trop dévié à gauche. C’est un peu comme si on revivait ce vieux combat de la Nuit des longs couteaux, entre les SS et les SA, au cours de laquelle le fascisme de droite, aristocratique et conservateur, a affronté le fascisme plébéien de gauche. Pourvu que cette bataille ait lieu au sein du FN, et pourvu qu’elle se termine comme s’est achevée la Nuit des longs couteaux, par la victoire des chemises noires sur les chemises brunes. Ce serait une bonne nouvelle, puisque cela laisserait le champ libre pour une force nationale-populaire démocratique et progressiste en France.

En Espagne, nous avons nous aussi dû faire face à une difficulté : on nous accuse d’avoir des liens avec le Venezuela. Je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, ni dans quelle mesure cela a pu affecter la France Insoumise.

LVSL – Dans les dernières semaines de la campagne de premier tour, Jean-Luc Mélenchon s’est vu reprocher sa proximité avec Hugo Chávez et sa volonté d’intégrer la France au sein de l’ALBA.

ÍE – Ah oui, l’ALBA… Ici en Espagne, cela nous a beaucoup affectés. Aux élections générales, nous sommes parvenus à convaincre la majorité des Espagnols qu’il s’agissait d’une élection à caractère quasi-plébiscitaire, opposant le PP comme représentant du vieux monde et nous-mêmes en tant que représentants du nouveau. Nous avons gagné ce premier round. Nous avons aussi remporté une victoire en démontrant que le PP est un parti abject, un regroupement de bandes mafieuses coalisées entre elles pour piller le pays et patrimonialiser l’Etat. Mais là où nous n’avons pas gagné, cela tient au fait qu’une bonne partie des Espagnols craint davantage le Venezuela que la corruption.

Beaucoup de gens, y compris des électeurs du PP, reconnaissent volontiers que le PP est une mafia, mais certains d’entre eux préfèrent la mafia au Venezuela. Il nous faut réfléchir là-dessus. Je crois que nous devons mener une bataille culturelle et travailler à notre enracinement dans la vie quotidienne de manière plus méticuleuse. Au cours de la guerre éclair, de la guerre de mouvement que nous avons livrée depuis notre création jusqu’aux élections générales de 2015, nous avons été capables de mobiliser 5 millions de voix. C’est historique, car nous n’existions pas deux ans auparavant. Mais je crois que cette phase a atteint un plafond. Si nous n’avions pas pratiqué cette politique nous ne serions pas arrivés aussi loin. Mais il nous faut aujourd’hui l’abandonner pour nous tourner vers une politique de guerre de position. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour moi, cela implique que nous puissions représenter l’ordre en Espagne.

LVSL – Vous évoquez régulièrement cette notion d’ordre. S’agit-il d’une manière de démontrer que Podemos n’incarne pas le chaos mais propose à l’inverse un ordre alternatif au néolibéralisme ? D’une façon de répondre à une demande d’autorité présente dans la société, dans les milieux populaires ?

ÍE – Je dirais les deux, mais pour une raison spécifique à l’Espagne. La crise politique, économique, sociale et territoriale que nous traversons n’est pas due à une contestation déstituante provenant des secteurs populaires. Les gens ne se sont pas levés contre l’ordre constitutionnel de 1978, ce sont les élites qui l’ont détruit. Et ce n’est pas là seulement une ressource rhétorique, c’est crucial. En Espagne, nous avons subi une sorte d’offensive oligarchique contre l’Etat de droit et l’Etat social. Ce n’est pas comme lors du long moment 68 européen, au cours duquel il y a bien eu une contestation à l’offensive de l’ordre existant. Aujourd’hui en Espagne, on assiste à une démolition depuis le haut de l’Etat social et de l’Etat de droit. De sorte que la réaction populaire est une réaction de type conservatrice, non pas tant dans un sens idéologique, mais dans l’idée qu’il faut revenir à un pacte social et légal qui nous évite de sombrer dans la loi du plus fort, par laquelle seuls les privilégiés s’en sortent. Notre tâche n’est donc pas de contester l’ordre existant. L’ordre existant n’existe pas, nous avons atteint une situation d’effondrement moral et politique. Il résiste comme il peut, les choses se sont stabilisées, mais sans offrir le moindre renouvellement de la confiance parmi les Espagnols. Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux. Ce sont eux, les privilégiés, qui ont détruit les bases matérielles du pacte social en Espagne, les services publics, l’emploi en tant que source de droits sociaux, l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

“Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux.”

Ainsi, le plus révolutionnaire que nous puissions faire n’est pas de dénoncer ceux d’en haut ou de mettre le pays sens dessus dessous : il l’est déjà. Nous devons leur nier la possibilité de la restauration, la possibilité de conserver les positions qu’ils détiennent. Et nous n’y parviendrons pas en démontrant qu’ils sont des voyous. L’immense majorité des Espagnols sait déjà que nous sommes gouvernés par des canailles. Je crois que ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, une alternative qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu. Une grande partie du pays nous trouve déjà sympathiques et reconnaît que nous avons transformé le paysage politique espagnol. Désormais, il faut qu’ils nous reconnaissent la capacité de prendre les rênes de notre pays en bon ordre. Quel en est le meilleur exemple ? Les mairies du changement.

LVSL – En effet, c’était d’ailleurs l’objet de votre intervention à l’université d’été de Podemos en juillet dernier : le rôle des institutions conquises dans le récit du changement. En quoi les mairies remportées par Podemos et les coalitions soutenues par Podemos en mai 2015 sont-elles un atout dans votre stratégie d’accession au pouvoir ?

ÍE – Depuis deux ans, nous gouvernons Madrid, Barcelone, Cadix, La Corogne, et plusieurs autres grandes villes du pays. Quand nous sommes arrivés aux responsabilités, tous nos adversaires ont expliqué que ces villes allaient sombrer, que les investissements étrangers allaient partir, qu’il n’y aurait plus d’ordre public, plus de sécurité, que les services municipaux ne viendraient plus récupérer les poubelles, etc. Aujourd’hui, deux ans plus tard, quel est notre principal patrimoine ? Je sais que cela peut sembler paradoxal aux yeux des révolutionnaires : le fait qu’il ne se soit rien passé. Quelle est la plus grande avancée du processus de changement politique en Espagne ? Le fait qu’à Madrid, il ne se soit rien passé. Aujourd’hui, à la cafétéria, une vieille dame m’a insulté. Elle m’a dit « quel mal vous faites à notre pays ! Si vous gouvernez, ce sera comme le Venezuela, c’est terrible ! ». Et je lui ai répondu « Madame, et ici à Madrid ? Nous gouvernons déjà la ville. Vous a-t-on déjà retiré le moindre droit depuis que Manuela Carmena est à la tête de la mairie ? Avez-vous perdu la moindre parcelle de votre qualité de vie ? ».

Les mairies sont devenues notre principal point d’appui, car elles ont été capables de construire une quotidienneté différente. Une idée de Madrid différente, une manière de mettre en valeur les fêtes populaires dans les quartiers, de retrouver l’identité de Madrid et de valoriser les espaces en commun à l’intérieur de la ville avec une nouvelle façon de l’habiter. Mais le plus radical dans tout cela, ce n’est pas que nous ayons affiché une banderole « Refugees Welcome » sur le fronton de la mairie, c’est que la ville ne s’est absolument pas effondrée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous pouvons construire et représenter la normalité, tandis que les politiques néolibérales ont construit l’exception.

“Ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu (…) Nous devons être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut.”

Il y aura probablement des élections générales en 2020. Mais notre date fatidique, c’est 2019 : les élections municipales et régionales. Car en Espagne, ce sont les villes et les communautés autonomes [les régions] qui gèrent l’Etat social, la santé, l’éducation, la dépendance. Tout ce qui importe le plus, à l’exception des retraites. L’Etat-providence, ou du moins ce qu’il en reste, est géré par les régions et non par l’Etat central. Il est fondamental que nous soyons capables de nous présenter aux prochaines élections nationales en démontrant aux Espagnols que nous pouvons prendre les rênes de notre pays avec un réel projet. C’est cela l’hégémonie : un projet qui soit capable d’offrir quelque chose y compris à ceux qui n’ont pas voté pour nous. Nous devons pouvoir dire aux Madrilènes, aux habitants de la région de Valence, de Navarre ou d’Aragon que leurs villes et leurs régions sont gouvernées en faveur d’un intérêt général qui se rapproche le plus des intérêts des gens ordinaires. Et leur démontrer que nous ne porterons préjudice à personne.

Même s’il est vrai que certains vont devoir payer des impôts alors qu’ils n’en paient pas aujourd’hui, que nous allons en finir avec les cadeaux et la spéculation immobilière. Oui : la loi sera appliquée. Mais nous devons assurer qu’il y a dans notre projet national de la place pour les gens qui ne voteront jamais pour nous, mais dont nous sommes prêts à prendre en charge les besoins. Je crois que c’en est fini de la phase où l’on se contentait de proclamer tout cela. Aujourd’hui débute la phase où nous devons le prouver au jour le jour, depuis les responsabilités que nous occupons déjà. En résumé, une phase dans laquelle nous devons être des dirigeants avant de devenir des gouvernants, être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, même si nous n’avons pas encore la majorité des suffrages pour réaliser notre projet. Nous devons être les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut. C’est très difficile, mais c’est pour nous la clé d’une véritable avancée politique en Espagne.

Propos recueillis par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara

Traduction réalisée par Vincent Dain et Laura Chazel

Entretien avec Rita Maestre : “nous ne devons pas nous considérer comme des invités au sein des institutions”

Rita Maestre est membre de la direction de Podemos et porte-parole de la mairie de Madrid. Sa trajectoire est emblématique de ces jeunes Indignés espagnols qui, après avoir occupé les places en 2011, tentent aujourd’hui de changer la vie depuis les institutions municipales. Nous l’avons interrogée sur son parcours, le rôle du mouvement des Indignés, ainsi que sur l’étendue et les limites de la pratique politique au sein des institutions.

LVSL : L’un des principaux événements de l’histoire politique et sociale récente en Espagne est l’éclosion en 2011 du mouvement des Indignés (15-M). Quel impact les Indignés ont-ils eu sur la trajectoire des membres de Podemos et sur le nouveau cycle politique espagnol ?

Je pense que le 15-M a eu un impact fondamental. Podemos n’est pas directement l’expression politique ou électorale du 15-M, mais nous ne serions pas nés sans ce mouvement. Le 15-M n’a pas seulement impacté les gauches espagnoles, il a aussi déstructuré l’ensemble de l’échiquier politique, a provoqué une réarticulation complètement nouvelle et a amenuisé la capacité des partis traditionnels à mettre en ordre les identités et les subjectivités. Les slogans les plus significatifs du 15-M, entre autres, étaient “ils ne nous représentent pas” : c’est à dire que le personnel politique a perdu ce lien de représentation avec les citoyens, qui ne se se sentent pas représentés par eux. Ou encore :  “nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers”. En d’autres termes, les citoyens ne sont pas une simple marchandise que l’on peut abandonner à son sort lorsque survient une crise.

“Le mouvement des Indignés a beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis.”

Parmi les membres actuels de Podemos, nous sommes nombreux à avoir participé au 15-M, de diverses manières. Certains appréhendaient le mouvement selon une perspective académique parce qu’ils étaient enseignants. Tandis que d’autres, en plus d’être à l’université, militaient activement à cette époque là. Pour ma part, je militais dans un collectif qui s’appelle Juventud Sin Futuro (Jeunesse sans avenir), qui a convoqué les premières manifestations aux côtés de Democracia Real Ya! (Démocratie Réelle Maintenant !). Ainsi, le 15-M fait partie intégrante des trajectoires des fondateurs de Podemos. Le mouvement a surtout beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis. Il n’est pas le seul à avoir joué un rôle, cela dit. Entre 2011 et 2013, nous vivions en manifestation permanente. Après le 15-M, la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire) a pris beaucoup d’ampleur dans la lutte contre les expulsions immobilières, de même que les marées citoyennes en défense de l’éducation ou de la santé publique, surtout ici dans la Communauté de Madrid. En plus de la dimension quantitative de ces mobilisations – on a notamment assisté à deux grèves générales – il y avait par ailleurs une dimension qualitative très importante. Le CIS, qui est le principal institut d’enquêtes sociologiques espagnol, a demandé aux gens quel était leur point de vue sur le 15-M, et il se trouve que 80% étaient en accord avec ses revendications.

Mais en novembre 2011, le PP a gagné les élections avec le score le plus élevé de son histoire. Au mois de mai, juste après l’éclosion du 15-M, ils avaient déja largement remporté les élections municipales et autonomiques [les élections régionales]. Ce qui pouvait paraître paradoxal. Et depuis cette victoire du PP en 2011, jusqu’en 2014, nous avons subi un processus d’ajustement brutal, une application en bonne et due forme de la stratégie du choc. Plus les gens protestaient dans la rue, plus le gouvernement durcissait ses positions. Dans cet intervalle, nous nous demandions à quoi pouvait bien servir la contestation, que faire de tous ces gens qui exprimaient leur désaccord dans la rue.

La Puerta del Sol à Madrid, épicentre du Mouvement des Indignés qui a secoué l’Espagne au printemps 2011.

LVSL : Dans le sillage du 15-M, deux phénomènes importants ont modifié le paysage politique espagnol : l’apparition de Podemos et la création des plateformes municipalistes dans les grandes villes du pays. Des plateformes qui se donnent pour but non seulement de réunir les forces de gauche, mais aussi et surtout de proposer aux citoyens un “programme de minimums” pour “rendre les institutions aux gens”. Comment ce processus a-t-il pris forme à Madrid ? Comment avez-vous mené campagne et comment expliquez-vous votre victoire obtenue en à peine un an d’existence ?

D’un côté, en effet, à partir de novembre 2013, nous avons commencé à formuler l’hypothèse Podemos. En janvier 2014, Podemos s’est présenté officiellement, et en mai nous avons pris part aux élections européennes. Parallèlement, des plateformes municipalistes ont commencé à voir le jour dans les grandes villes du pays, principalement à Madrid et à Barcelone. Ces plateformes étaient composées d’un ensemble de mouvements et de collectifs, qui observaient Podemos avec sympathie sans pour autant y participer. Elles ont commencé à travailler sur l’échelon municipal, avec des traits différents selon les villes et leurs particularités, en fonction des caractéristiques des mouvements sociaux locaux, etc.

Dans le cas de Madrid, tout a commencé avec la création de “Municipalia”, devenue par la suite Ganemos Madrid, qui existe encore aujourd’hui. Ensuite, Podemos s’est agrégé au projet, à travers un processus de négociation long et difficile qui a débouché sur la naissance de la plateforme Ahora Madrid. Mais en l’espace de quatre mois, nous avons monté la candidature, nous avons fait campagne et nous avons gagné. Je crois que nous ne l’avons pas encore totalement réalisé !

Ahora Madrid avait la volonté non seulement d’unifier tous ceux qui participaient déjà au projet, mais aussi d’incorporer d’autres personnes, des indépendants, des acteurs issus d’autres mouvements qui jusque là appréhendaient la question institutionnelle avec méfiance. Il ne s’agissait pas de réaliser une somme de plusieurs parties mais d’élargir le spectre au delà de ceux qui étaient déjà là et de ceux qui se reconnaissaient déjà dans le projet. Nous l’avons, je crois, particulièrement bien réussi dans le cas de Madrid grâce à la figure de Manuela Carmena, notre candidate, aujourd’hui maire de la ville. Manuela Carmena n’était pas directement reliée à Podemos. Pour cette raison, il nous a été plus facile de proposer un programme qui s’adresse au-delà des citoyens de gauche madrilènes. Nous avons bien réussi à attirer de nombreux électeurs progressistes désenchantés par le PSOE, grâce à un discours plus transversal, moins explicitement idéologique que celui habituellement tenu par les forces de gauche. Tout cela a très bien fonctionné.

 

LVSL : Quelles relations entretenez-vous avec les autres municipalités remportées par les plateformes proches de Podemos, les “mairies du changement” ?

Dans chaque ville le processus s’est déroulé différemment. Mais nous partageons un esprit commun : unir les différents collectifs, les différentes plateformes actives dans la ville, et faire en sorte d’attirer d’autres gens qui n’en faisaient pas partie. Nous poursuivons un objectif commun, mais les choses ont pu se dérouler différemment, en fonction du leadership des candidats qui menaient le projet, et des relations entretenues avec d’autres mouvements.

Actuellement, nous mettons en place un réseau, informel mais assez fructueux, pour échanger sur les problèmes que nous avons en commun. Par exemple, lorsque nous réfléchissons aux solutions à apporter en matière de logement, nous ne nous contentons pas de chercher les réponses dans les livres, nous posons la question aux villes qui sont confrontées aux mêmes problèmes que nous. Nous organisons régulièrement des rencontres entre maires. La dernière a eu lieu à Barcelone, avec la participation de municipalités du monde entier. Je crois que nous avons un rôle particulier à jouer, car les villes du changement sont précisément les villes les plus importantes d’Espagne. En ce sens, nous avons un certain poids en termes de gestion, mais aussi un poids politique face au Parti Populaire.

 

LVSL : Vous montrez de cette façon que vous êtes capables de gouverner…

Oui, nous jouons ici une partition fondamentale pour l’avenir, parce que beaucoup de gens ont voté pour nous en pensant : “ils ont de bonnes idées et de bonnes intentions, ils ont bon coeur, mais bon, ils ne pourront pas gouverner. Car les paroles sont une chose, mais l’action en est une autre”. Et donc nous nous sommes confrontés à cette idée très répandue, cette perception généralisée que la ville allait s’arrêter, sombrer dans le chaos. Mais en réalité, ce n’est pas le cas, les choses vont très bien : l’économie va très bien, les finances et les comptes publics se portent très bien. Nous démontrons notre capacité à rétablir la solvabilité financière de la municipalité, notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités. De cette manière, nous pouvons représenter un assez bon modèle, en dépit des erreurs qu’il nous arrive aussi de commettre.

“Nous démontrons notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités”

LVSL : Lors d’une intervention conjointe avec Iñigo Errejón, à l’université d’été de Podemos à Cadix, le philosophe José Luis Villacañas présentait les mairies du changement comme des postes d’observation de la société, des mécanismes d’anticipation du futur à construire. Pensez-vous également que les municipalités sont la clé pour gagner en crédibilité, convaincre les Espagnols qu’il est possible de faire autrement ?

Tout à fait, dans le sens où nous montrons que nous ne sommes pas seulement des jeunes dotés d’une bonne volonté : nous savons aussi gouverner. Et il est essentiel pour nous de défaire l’idée du “There is no alternative”. Les choses pourraient tout à fait en être autrement, c’est une question de volonté politique. Nous essayons depuis les mairies de réactualiser, de revivifier les espérances, dans un contexte où l’année électorale que nous avons traversée a laissé des traces douloureuses. Les attentes et les espoirs se sont atténués : pour les élections générales du 20 décembre 2015, beaucoup de gens se sont rendus aux urnes habillés en violet. Je crois que s’il y avait de nouvelles élections demain, ce ne serait pas le cas, même si beaucoup d’entre eux voteraient à nouveau pour Podemos. Nous évoluons dans une ambiance de désillusion, mais pas seulement par notre faute. Il y a une raison cyclique : l’intérêt pour la politique s’est affaibli, et le PP a gagné une nouvelle fois. Je crois que les mairies ont une certaine capacité à redonner espoir aux gens, à partir de ce qu’ils vivent au quotidien.

 

LVSL : Il s’agirait de passer d’un projet destituant à un horizon constituant ?

Oui… Mais je crois que nous avons passé trop de temps à utiliser cette dichotomie de façon très rigide, comme s’il y avait nécessairement deux voies distinctes, deux phases qui se succèdent : jusqu’ici destituant, et à partir de maintenant constituant.  Je crois que dans toute phase destituante il y a un horizon instituant. Dans le cas contraire, nous ne rassemblerions pas les énergies suffisantes pour provoquer le changement. Aujourd’hui, nous devons nous focaliser sur la construction d’un autre horizon, d’une utopie réalisable, davantage que sur la plainte ou le rejet de l’ordre existant.

Rita Maestre, aux côtés de la maire de Madrid, Manuela Carmena.

LVSL : Au cours du 15-M s’est exprimée une volonté d’amplification de la démocratie, d’accentuation de la participation citoyenne. Quel type de mécanismes pouvez-vous mettre en place depuis les institutions pour favoriser une ville plus ouverte à la participation citoyenne ?

Et bien ici, à la mairie, nous avons réalisé un travail courageux, car nous devons subir les critiques des défenseurs du statu quo qui promeuvent leurs propres intérêts. Ce qu’ils craignent, même s’ils ne le formulent pas de cette manière, c’est que l’avancée de la démocratie participative retire du pouvoir aux représentants. Et de fait, c’est bien ce qui se produit. Mais ce que nous envisageons n’est pas pour autant un mode de gestion assembléiste de la ville de  Madrid. Nous cherchons plutôt des formules qui nous permettent de combiner démocratie directe et démocratie représentative, qui sont totalement compatibles, à l’échelle municipale. Nous avons créé des espaces de délibération, des forums locaux dans tous les districts. Esperanza Aguirre, qui était la dirigeante du PP à Madrid jusqu’à récemment, les appelaient les soviets ! Nos adversaires ont renouvelé l’argumentaire de 1917, mais ce ne se sont pas des soviets, ce sont des espaces de participation de voisinage, où l’on discute et où l’on prend des décisions.

Nous avons également fait un effort très important sur la participation virtuelle. Nous avons par exemple mis en place un instrument qui s’appelle “Decide Madrid” qui a déjà été repris par quarante municipalités d’Europe, parmi lesquelles plusieurs villes françaises, y compris la mairie de Paris si je ne me trompe pas. L’objectif de cet outil est de réaliser des consultations et des référendums virtuels. Pour la première consultation que nous avons réalisée ici à Madrid, à travers internet et par courrier, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont participé, c’est beaucoup de monde. Les conservateurs nous expliquent que c’est peu, parce que ce n’est rien à côté du nombre de Madrilènes qui votent au moment des élections. Bien sûr qu’il y a plus de gens qui votent lors des élections, l’idée est précisément de combiner les deux. J’observe une forte demande des citoyens en ce sens : ils veulent être écoutés, pris en compte, et pas seulement une fois tous les quatre ans. Je crois que c’est dû au 15-M, ainsi qu’à une certaine dimension générationnelle. Même si au moment de la consultation qui a réuni plus de 200 000 participants, les plus actifs ont été les personnes âgées, de plus de 65 ans ! Il y a donc une réelle envie de participer, et ce processus n’admet pas de marche arrière, car lorsque nous normalisons l’usage des outils participatifs, les gens s’y habituent : le prochain gouvernement ne pourra plus revenir dessus. Cette année, ce sont 100 millions d’euros qui sont mis à disposition des Madrilènes à travers le budget participatif, pour réaliser des projets qui sont discutés sur internet ou dans les forums locaux. Un habitant défend la création d’un parc dans son quartier, un autre lui répond qu’il vaudrait mieux y installer une école. Les différents projets sont soumis au vote et ceux qui l’emportent sont mis en oeuvre.

 

LVSL : Parmi les membres de Ahora Madrid, beaucoup sont issus de mouvements féministes et LGBTQI. Comment est-il possible, depuis la mairie, de prendre des mesures concrètes pour l’égalité ? Par exemple, en France, nous avons beaucoup parlé de votre lutte contre le manspreading.

C’est arrivé jusqu’en France ? Excellent ! D’un point de vue symbolique, la mairie peut beaucoup. La question symbolique a beaucoup plus d’importance que celle que le discours politique superficiel veut bien lui attribuer. C’est une dimension essentielle. Nous provoquons la satisfaction et la joie de milliers de Madrilènes qui se sentent reconnus et visibilisés, à travers des feux de signalisation inclusifs par exemple. Tout cela a des effets sur les subjectivités politiques. Quant aux secteurs de l’éducation et de la santé, qui sont selon moi décisifs pour le féminisme et l’égalité, ils ne dépendent pas de la mairie mais de la région. Nous atteignons ici une limite.

Mais je crois que nous avons tout de même un rôle important, notamment lorsque nous mettons à l’agenda public et que nous introduisons dans le débat politique le féminisme et la lutte contre les violences faites aux femmes comme des thématiques fondamentales. Cela se faisait moins auparavant. Mais maintenant que les deux plus grandes villes d’Espagne sont gouvernées par deux femmes, le débat peut être élargi : sur la lutte contre les violences de genre, contre le micromachisme, sur la sécurité des femmes au cours des évènements festifs. Car il n’est pas normal que nous soyons contraints de déployer de tels dispositifs de sécurité et un tel travail de conscientisation pour que les femmes ne subissent pas d’agressions sexuelles, tout particulièrement dans les fêtes populaires telles que celles de San Fermín.

Je pense donc que les avancées ont beaucoup à voir avec Podemos, avec Manuela Carmena à Madrid ou avec Ada Colau à Barcelone. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis très fière de travailler ici. Nous sommes en train de bien avancer, bien qu’il reste énormément à faire. Je sens que sur ces questions, nous avons un rôle tout particulier. J’en suis satisfaite en tant que féministe.

LVSL : Quelles sont les limites de cette action municipale, dans un contexte d’austérité budgétaire, de réduction des marges de manœuvre des collectivités depuis l’adoption de la Loi Montoro ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous êtes confrontés ?

Les principales difficultés sont d’ordre législatif. En tant que municipalité, nous devons faire avec un corset légal qui nous oblige à développer une capacité d’imagination juridique permanente. Nous devons rechercher des outils normatifs et institutionnels, des manœuvres de gestion pour arriver à nos fins en contournant la voie la plus directe qui nous est inaccessible. Je m’explique. Nous ne pouvons par exemple pas interdire les expulsions car la loi hypothécaire est une loi nationale. Cette loi permet, sous certains critères et certaines conditions, d’expulser des familles de leurs logements en cas de non-paiement du loyer ou de non remboursement du prêt, sans que l’Etat ne soit contraint de trouver une solution de relogement. C’est un problème extrêmement grave, puisque nous assistons ici à une dizaine d’expulsions par semaine. Nous n’avons pas le pouvoir de changer la loi, et nous ne pouvons pas stopper les expulsions car il nous est impossible de dire aux juges de ne pas appliquer la loi. Nous avons donc inventé, à travers la police municipale et les services sociaux de la ville, tout un protocole de négociation avec la banque et le tribunal pour qu’ils nous donnent suffisamment de temps afin de trouver une alternative de relogement, d’éviter que les gens ne se retrouvent à la rue. Nous faisons en sorte de paralyser le processus pendant quelques mois, le temps qu’il faut pour trouver un nouveau logement. Ce n’est jamais facile.

Nous sommes donc toujours sur la voie de l’imagination permanente. Nous interprétons la loi d’une certaine manière, tandis que le reste des institutions nous envoient tout le temps devant les tribunaux. A chaque fois que l’on fait quelque chose, on dépose un recours contre nous au tribunal du contentieux administratif : soit le PP de Madrid, soit la Communauté de Madrid gouvernée par le PP, soit la délégation du gouvernement, soit le Ministère des Finances. C’est une manière pour eux de paralyser notre action : c’est donc l’une des principales limites.

“Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “non, on ne peut pas faire ça””

Nous nous confrontons également à la difficulté de gouverner une machine aussi grande que la mairie de Madrid. Une machine très lente, habituée comme toute organisation bureaucratique à toujours avoir raison et à croire que les autres – nous – avons toujours tort. Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “on ne peut pas faire ça”. Mais bon, il fallait bien que nous fassions quelque chose, puisque nous étions arrivés ici ! Nous devons donc composer avec cette machine. Nous ne l’avons pas contre nous, mais elle n’est pas aussi agile et efficace qu’elle devrait l’être.

Je suis politologue, et je viens de l’Université Complutense tout comme les autres, Pablo [Iglesias] et Iñigo [Errejón]. Mais eux font de la science politique théorique, tandis que moi je préfère étudier les politiques publiques car j’ai toujours pensé que les institutions ont une grande capacité de changement. A travers des ressources publiques, des lois, il est possible de changer la vie des gens. Je l’ai toujours pensé, et j’en suis encore davantage convaincue aujourd’hui.

Nous pouvons faire beaucoup en gouvernant la mairie de Madrid, et je n’ose même pas imaginer tout ce que nous pourrions faire si nous avions aussi la Communauté de Madrid, et si nous avions l’Etat. Parce qu’il est réellement possible de faire beaucoup de choses. Nous voulons en finir avec les excuses que nous avons trop longtemps entendues : “on ne peut pas faire autrement”, “il n’y a pas d’argent”, “c’est difficile”… Évidemment que c’est difficile, mais c’est possible. ¡Sí se puede!

La mairie de Madrid à l’occasion de la Gay Pride en 2016

LVSL : Avez-vous commencé à réformer l’institution ?

Nous avons essayé… Mais comme l’a dit Manuela [Carmena] dans un entretien récemment, la seule bataille que nous avons renoncé à mener sur ces quatre ans, c’est celle de la transformation institutionnelle. Parce que nous avançons progressivement, mais c’est très difficile. L’institution comporte des dynamiques et des imaginaires très ankylosés, et il est compliqué de les faire évoluer. Le plus important pour moi serait d’en faire une institution garante du droit pour tous les citoyens d’être traités de la même manière. Une institution qui soit aussi plus humaine, là où les formalismes juridiques peuvent heurter le sens commun. L’attention et le soin porté aux citoyens est pour moi ce qu’il y a de plus important, et il nous faut faire des efforts dans ce sens.

LVSL : Il y a semble-t-il une différence de perception avec le courant anticapitaliste de Podemos, qui s’attache à maintenir une distance symbolique à l’égard des institutions, appréhendées comme le “dehors”, tandis que la rue est considérée comme le “dedans”. Certains militants s’inquiètent de l’institutionnalisation et ne souhaitent pas que Podemos devienne l’institution.

Pour ma part je pense qu’il y a là une énorme confusion. Les anticapitalistes expliquent que les institutions ne sont pas neutres, et je suis d’accord avec eux : elles ont des composantes de classe, ethniques, de genre, car elles sont faites sur mesure pour la classe dominante, elles ont historiquement servi tel ou tel projet politique ou tel projet de classe. C’est vrai, mais je crois précisément que nous pouvons modifier cela. Je ne veux pas me fondre dans le moule de l’institution mais au contraire la transformer, proposer un nouveau projet d’institution et de ville. Nous ne devons pas nous considérer comme des invités dans les institutions. Nous devons assumer le fait qu’un projet politique, historique, doit générer ses propres institutions, en modifiant les institutions existantes pour les mettre au service d’un autre  projet.

“L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement”

Moi aussi je pense bien évidemment que la législation sur la propriété est conçue pour protéger les uns et détériorer les conditions de vie des autres. Nous sommes tous des marxistes d’origine. C’est précisément pour cela que nous devons assumer que notre tâche consiste à modifier les institutions pour les mettre au service non pas des classes dominantes, mais d’une majorité sociale appauvrie et dans le besoin.

Je souhaite me sentir à l’aise dans les institutions, cela ne signifie pas que je suis devenue une femme du PP. Je souhaite que l’institution ressemble davantage à ce qu’on voit dans la rue. Je crois que la dichotomie entre la rue et les institutions, en plus d’être ennuyeuse, est peu fructueuse. Il n’y a pas à choisir l’une ou l’autre. L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement. Je ne m’en réjouis absolument pas, mais force est de constater que la rue n’est pas dans un état d’effervescence maximale. Cette dichotomie ne semble donc peu stimulante pour penser la complexité dans laquelle nous vivons.

Depuis l’opposition, il est probable qu’on ait plus tendance à adopter cette grille de lecture. Mais du point de vue du gouvernement, lorsque l’on gouverne la ville, c’est différent. Que fait Kichi [José María González, le maire anticapitaliste de Cadix] à Cadix ? J’espère, et je suis certaine, qu’il fait en sorte que la municipalité ressemble davantage aux habitants de Cadix et qu’il ne se sent pas comme un étranger à la mairie. Au contraire, il s’évertue à ce que les gens normaux se sentent moins étrangers à leur propre ville. C’est bien pour ça que nous sommes là, non ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara pour LVSL.

Traduction effectuée par Sarah Mallah et Vincent Dain.

Crédits photos : 

http://www.elespanol.com/espana/20160225/104989833_0.html 

https://www.actuall.com/criterio/laicismo/carta-abierta-del-abogado-acusador-de-maestre-a-carmena/

http://www.elespanol.com/espana/sociedad/20170120/187482180_0.html 

LVSL dans le laboratoire des gauches espagnoles

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LVSL en voyage à Madrid

Au mois de juillet, nous nous sommes rendus en Espagne afin de rencontrer des responsables et des intellectuels des divers mouvements de la gauche espagnole. Si nous avons fait ce choix, c’est parce que l’Espagne a connu des bouleversements politiques importants depuis plusieurs années, et que ces bouleversements se sont traduits par un foisonnement intellectuel à gauche tel qu’on n’en a plus connu depuis longtemps en France. En effet, le mouvement des places, aussi appelé mouvement des indignés, ou 15-M, qui s’est déclenché en 2011 en réponse à la crise, et qui a été d’une ampleur incomparable à Nuit Debout, a rebattu les cartes de la politique espagnole. Les « vieux partis » se sont retrouvés complètement débordés, et un ensemble d’intellectuels proches du département de Sciences Politiques de l’Université Complutense de Madrid ont cherché, avec d’autres acteurs politiques, à donner une traduction électorale à ce qui s’était exprimé à travers le 15-M. De cette traduction est né Podemos, mouvement très influencé par la théorie populiste d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui eux-mêmes puisent beaucoup chez un auteur comme Antonio Gramsci.

Rencontre avec Iñigo Errejon, au Congreso de los diputados.

L’émergence de Podemos a eu pour effet d’affaiblir le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), et de marginaliser Izquierda Unida (IU), le front de gauche espagnol, construit autour du Parti Communiste d’Espagne. D’une certaine façon, ce qui s’est passé en France récemment, avec l’émergence de La France Insoumise – elle aussi influencée par Chantal Mouffe – comme première force électorale à gauche, ressemble à de nombreux égards à ce qui s’est produit auparavant en Espagne. Dès lors, puisque l’Espagne semble avoir été touchée par une vague qui impacte maintenant la France, il nous a semblé intéressant d’aller interroger des acteurs qui ont maintenant un peu de recul sur les changements profonds intervenus dans la politique espagnole.

Ainsi, nous avons eu la chance d’interroger : Rita Maestre, cadre de Podemos et porte-parole de la mairie de Madrid ; Iñigo Errejón, longtemps n°2 de Podemos et l’un des principaux stratèges du parti ; Jorge Moruno, sociologue et ancien responsable de l’argumentation au sein du mouvement ; Jaime Pastor, membre du courant anticapitaliste de Podemos et éditeur de la revue Viento Sur ; Jorge Verstrynge, ancien secrétaire général du principal parti de droite post-franquiste, passé ensuite à gauche puis à Podemos ; mais aussi Lucía Martín, députée catalane d’En Comú Podem  et Omar Anguita, fraichement élu dirigeant des Juventudes Socialistas Españolas.

Nous avons été frappés par la richesse intellectuelle de la vie politique espagnole, et, disons-le, un peu jaloux. Les intellectuels, et c’est probablement une affaire de culture politique et d’influence d’auteurs comme Machiavel et Gramsci, semblent beaucoup plus investis dans les partis et les mouvements politiques, de sorte qu’ils les alimentent directement en réflexion stratégique et tactique. A l’inverse, en France, on ne peut que faire le constat d’une rupture plus ou moins nette entre les intellectuels et les partis, situation préjudiciable à de nombreux égards.

Ces entretiens ont été réalisés en espagnol et traduits en français, ce qui a pris beaucoup de temps. Nous avons décidé de les organiser en série d’été, et nous les publierons à raison de deux entretiens par semaine. Nous espérons, par ce travail, alimenter la réflexion de nos lecteurs, notamment ceux qui, ne parlant pas l’espagnol, ont plus difficilement accès à la production intellectuelle et militante venue d’Espagne. C’est aussi l’occasion, pour ceux qui assimilent le populisme à la démagogie, de clarifier la nature du premier, et de comprendre pourquoi le terme connaît un tel succès aujourd’hui à gauche.

Les gauches espagnoles, état des lieux

Entre les 6 et 9 juillet derniers, le centre historique de Cadix et sa faculté de médecine accueillaient la troisième université d’été de l’Institut 25-M, le think tank rattaché à Podemos. L’édition 2017, conçue sur le thème « Communication, pouvoir et démocratie », recevait des intellectuels de renom ainsi que des acteurs de plusieurs mouvements progressistes apparus ces dernières années, à l’image de Winnie Wong, activiste américaine de la plateforme People for Bernie, ou Sophia Chikirou pour la France Insoumise. Un rendez-vous annuel tenu sous un soleil de plomb et dans une atmosphère festive, aux abords de la plage de la Caleta et de la somptueuse avenue Campo del Sur, qui longe l’Atlantique.

Ce n’est pas un hasard si l’Institut 25-M a choisi cette année d’établir son université d’été dans cette capitale provinciale du sud de l’Andalousie. La ville de Cadix, place forte du libéralisme politique où fut rédigée en 1812 la première constitution espagnole, au cœur de la guerre d’indépendance, est chargée d’histoire. Une histoire qui charrie un puissant imaginaire populaire entretenu par la mémoire de Fermín Salvochea, célèbre maire anarchiste qui gouverna la ville sous la Première République. Aujourd’hui, elle est l’une des municipalités espagnoles les plus frappées par le chômage, l’explosion des inégalités et la hausse dramatique de l’exclusion sociale. Mais surtout, après avoir été dirigée pendant vingt ans par la droite, Cadix est aujourd’hui gouvernée par la déclinaison locale de Podemos, Por Cádiz Sí Se Puede. Le maire actuel, José María Gónzalez, plus connu sous le surnom de « Kichi », est un activiste chevronné de la « Marea Verde », une plateforme citoyenne de défense de l’éducation publique née en 2011 pour lutter contre les coupes budgétaires. Il est avec l’eurodéputé Miguel Urbán et la députée d’Andalousie Teresa Rodríguez l’une des principales figures des Anticapitalistes, qui forment le troisième courant de Podemos, aux côtés des « pablistes » et des « errejonistes ».

Cadix est l’une de ces « mairies du changement », au même titre que Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne ou Saint Jacques de Compostelle, véritables vitrines du succès remporté par Podemos et ses alliés aux dernières élections municipales de mai 2015. Ces municipalités « rebelles » sont aujourd’hui un précieux atout pour une formation politique qui a toujours affiché d’audacieuses ambitions : « Podemos n’est pas né pour jouer un rôle de témoin, nous sommes nés pour aller chercher toutes les victoires », déclarait déjà Pablo Iglesias au soir des élections européennes du 25 mai 2014.

Podemos et l’après Vistalegre II

Les mairies conquises en 2015 constituent les principaux points d’appui d’une stratégie de conquête du pouvoir. La politique municipale donne l’opportunité à Podemos de démontrer sa capacité à gouverner les principales villes du pays sans que celles-ci ne sombrent dans le chaos. Mieux, elle doit permettre au parti de gagner en crédibilité, d’anticiper « l’Espagne qui vient » et d’obtenir la confiance des citoyens dans l’existence d’un projet alternatif au désordre provoqué par le Parti Populaire, la « mafia » qui dirige le pays. C’est le point sur lequel insiste Iñigo Errejón, accueilli telle une rock-star à son entrée dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine à Cadix. L’ancien secrétaire politique du parti était quelque peu en retrait de la scène médiatique depuis sa défaite au congrès de Vistalegre II, en février dernier. Mais malgré son éviction de la fonction de porte-parole du groupe parlementaire, désormais attribuée à Irene Montero, Errejón reste indubitablement l’une des voix qui portent parmi les gauches espagnoles. Il définit lui-même sa présence à l’université d’été comme un « resserrement des rangs » en vue de donner une nouvelle impulsion à Podemos, au sortir d’une année particulièrement tumultueuse.

En septembre 2016, les élections régionales en Galice et au Pays Basque ont marqué le dernier jalon d’une longue course d’endurance électorale, dont les élections générales du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016 ont été les points d’orgue. En deux ans et quelques mois d’existence, Podemos a donc dû mener de front de multiples campagnes et participer à pas moins de sept échéances électorales d’ampleur. Malgré la violence des critiques et l’obstination de ses détracteurs à le dépeindre comme une bulle éphémère, le parti est parvenu à s’installer dans un paysage politique qu’il a grandement contribué à bouleverser. L’essor de Podemos, et dans une moindre mesure l’émergence de la formation de centre-droit Ciudadanos, ont rudement affaibli le bipartisme PP-PSOE, qui représentait jusqu’alors un pilier réputé inébranlable du régime politique issu de la constitution postfranquiste de 1978.

Seulement, à l’automne 2016, l’intensité du cycle de mobilisation électorale a laissé place à l’apparition de nombreux débats internes, amplement documentés par LVSL. Les désaccords larvés et les luttes intestines ont éclaté au grand jour médiatique et ont renvoyé l’image peu reluisante d’un parti empêtré dans des querelles politiciennes pourtant caractéristiques de la « vieille politique », tant fustigée par les leaders de Podemos. Le duel prétendument « fratricide » entre Pablo Iglesias et son bras droit Iñigo Errejón a focalisé l’attention, au détriment des réels débats de fond concernant l’orientation de la stratégie populiste. Cette phase de vives tensions s’est soldée le 12 février 2017 par la nette victoire de Pablo Iglesias sur ses rivaux errejonistes et anticapitalistes, et a permis au secrétaire général de Podemos de renforcer son leadership et celui de son équipe.

Depuis, Podemos tente tant bien que mal de reprendre l’initiative et de renouer avec ce qui a constitué sa marque de fabrique ces deux dernières années : la maîtrise de l’agenda politique. Face à un Parti Populaire toujours plus embarrassé par les affaires de corruption et un PSOE aux abonnés absents depuis son soutien indirect à l’investiture de Mariano Rajoy, Pablo Iglesias s’est évertué à endosser le costume de l’opposant le plus ferme au gouvernement. Au concept de « caste », constamment employé dans les premiers mois de Podemos pour dénoncer une élite politique déconnectée de « ceux d’en bas », Pablo Iglesias a désormais substitué la notion de « trame », qui désigne de manière plus diffuse les interconnexions néfastes entre le monde des affaires et le pouvoir politique. Cette mue sémantique s’est traduite par le lancement en avril 2017 du « Tramabus », un autocar destiné à parcourir le pays pour dénoncer les méfaits de la corruption, affichant les visages des politiciens impliqués dans des scandales financiers. L’initiative, qui mêle dénonciation et dérision, n’a pas eu l’effet escompté. Parfois moquée sur les réseaux sociaux, elle est aussi critiquée en privé par le courant errejoniste.

En juin dernier, la présentation d’une motion de censure au Congrès des députés contre le gouvernement de Mariano Rajoy a cette fois-ci permis a Podemos de se hisser au rang d’opposition de premier plan. Irene Montero s’y est notamment illustrée en énumérant un à un les scandales de corruption qui affectent le Parti populaire. Pablo Iglesias a quant à lui pris soin d’apparaître comme un homme d’Etat à la stature présidentielle, à travers un discours axé sur l’histoire politique et sociale de l’Espagne et des propositions concrètes en matière de lutte contre la corruption ou de réforme fiscale. La motion de censure a malgré tout échoué, l’abstention des députés socialistes ne suffisait pas à recueillir la majorité nécessaire pour destituer Mariano Rajoy.

Podemos fixe désormais le cap sur les élections régionales de 2019, qui doivent être l’occasion de mettre le parti en ordre de bataille en vue des prochaines élections générales, en 2020. Pablo Iglesias a d’ores et déjà constitué autour de lui une équipe resserrée, dénommée « Rumbo 2020 », une sorte de shadow cabinet destiné à donner à la formation davantage de crédit en tant que force de gouvernement alternative. La conquête des communautés autonomes en 2019 est envisagée par les cadres de Podemos comme un moyen de faire bloc contre les politiques d’austérité impulsées par l’Etat central et de prouver, de la même manière que depuis les « mairies du changement », qu’il est possible de gouverner autrement. Les projecteurs devraient être tournés vers la Communauté de Madrid, où Iñigo Errejón est pressenti pour affronter l’actuelle présidente de la région, Cristina Cifuentes, figure du Parti Populaire aujourd’hui pointée du doigt par la Guardia Civil dans un énième scandale de corruption. Le 25 juillet, dans une tribune conjointe, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón déclaraient ainsi que « Madrid préfigure aujourd’hui de fait la confrontation entre deux projets de pays, celui du PP et le nôtre ». Si Podemos souhaite faire des prochains scrutins électoraux un duel sans merci avec la « mafia » du Parti Populaire, un possible retour en grâce du PSOE pourrait venir contrarier ce scénario idéal et bouleverser la donne politique espagnole.

Vers un rapprochement Podemos-PSOE ?

Le 21 mai dernier, Pedro Sánchez remportait la primaire du PSOE, devant la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, Susana Díaz. Cette dernière bénéficiait de l’appui sans faille des barons du parti hostiles à toute alliance avec Podemos, au premier rang desquels l’ancien président du gouvernement Felipe González. Ce résultat représente donc une lourde défaite pour l’appareil socialiste et un triomphe personnel pour Pedro Sánchez, candidat malheureux à la présidence du gouvernement lors des deux dernières élections générales. En octobre 2016, désavoué par un comité fédéral dominé par l’aile droite du parti, Pedro Sánchez démissionnait de son poste de secrétaire général. Quelques jours plus tard, la direction du PSOE par intérim enjoignait aux députés socialistes de s’abstenir lors du vote d’investiture de Mariano Rajoy, ce qui a ainsi permis au Parti Populaire de rempiler pour 4 ans au gouvernement. En désaccord avec cette décision, Sánchez renonçait à grand bruit à son siège de député, plaidait pour un PSOE fermement opposé à Mariano Rajoy et respectueux de ses engagements vis-à-vis des militants. Il laissait déjà entrevoir son probable retour en force en annonçant vouloir « prendre sa voiture pour parcourir de nouveau tous les recoins de l’Espagne ».

Sa stratégie de reconquête du parti par la base militante a porté ses fruits. Celui qui déclarait dans une interview remarquée avoir subi des pressions des pouvoirs économiques et médiatiques pour ne pas s’allier à Podemos retrouve donc le poste de secrétaire général qu’il avait déjà occupé de 2014 à 2016. Le 21 mai au soir, devant le siège du PSOE à Madrid, les militants entonnaient l’Internationale. Depuis, Pedro Sánchez réaffirme ostensiblement l’ancrage à gauche d’un PSOE bien décidé à faire oublier les errements des derniers mois. Une victoire de Susana Díaz aurait permis à Pablo Iglesias de se positionner en unique recours à la « triple alliance PP-PSOE-Ciudadanos », mais la victoire de Sánchez inaugure une configuration bien différente.

Depuis les résultats de la primaire socialiste, les relations entre Podemos et le PSOE se sont nettement détendues. En témoigne la cordialité des échanges lors des débats sur la motion de censure entre Pablo Iglesias et José Luis Abalos, nouveau porte-parole du groupe socialiste et proche de Pedro Sánchez. Le temps où Iglesias attaquait rudement le PSOE, reprochant à l’ancien président Felipe González son passé « entaché de chaux vive », en référence aux exactions commises dans les années 1980 par les groupes antiterroristes de libération (GAL) dans leur lutte contre ETA, semble bien révolu.

En juillet, le PSOE et Podemos ont formé une équipe de travail parlementaire afin de coordonner leur opposition au PP et de fixer un agenda social en commun : lutte contre la précarité, le chômage des jeunes et le mal-logement, hausse du salaire minimum, revalorisation des pensions de retraite, etc.  Selon les députés de Podemos, la création de cette équipe de travail préfigure un futur gouvernement alternatif à celui du Parti Populaire. Ils encouragent d’ailleurs le PSOE à déposer à son tour une motion de censure pour destituer Mariano Rajoy et ouvrir la voie à une coalition des forces progressistes.  L’idée d’un « scénario à la portugaise » semble avoir fait son chemin : au Portugal, les socialistes gouvernent avec l’appui parlementaire du Parti Communiste Portugais et du Bloco de Esquerda. En Espagne, les rapports de force entre gauche radicale et socialistes sont plus équilibrés que chez le voisin portugais, ce qui conduit Pablo Iglesias à envisager une possible coalition au sein de laquelle PSOE et Podemos seraient sur un pied d’égalité.

Du côté du PSOE, on préfère minimiser la portée de cette coopération parlementaire et freiner les ardeurs de Podemos. Les socialistes écartent l’éventualité d’une motion de censure dans l’immédiat, et s’évertuent à rappeler que Pablo Iglesias a déjà eu l’opportunité d’éjecter Mariano Rajoy : en mars 2016, lorsque les députés de Podemos ont rejeté l’investiture de Pedro Sánchez… alors allié avec la droite libérale de Ciudadanos.  Le PSOE temporise et observe d’un bon œil les dernières enquêtes électorales : le baromètre du Centre de recherches sociologiques du mois de juillet indique une forte progression des intentions de vote en faveur du parti depuis la victoire de Pedro Sánchez. Pour la première fois, le bloc des gauches (PSOE + Unidos Podemos) surpasse le bloc des droites (PP + Ciudadanos), comme l’a souligné le secrétaire à l’organisation de Podemos, Pablo Echenique. Néanmoins, l’enquête suggère également une évolution des rapports de force internes au bloc des gauches : la perspective du « sorpasso » semble s’éloigner pour Pablo Iglesias, ce qui ne peut qu’inciter le PSOE à temporiser davantage afin de reconquérir les franges de l’électorat socialiste récupérées ces dernières années par Podemos.

Au-delà de ces différences de rythmes et de stratégies politiques, le dialogue entre les deux formations achoppe également sur la question de l’organisation territoriale et de la Catalogne. Sous l’impulsion de Pedro Sánchez et au grand désarroi des barons du parti, les positions du PSOE évoluent aujourd’hui vers la reconnaissance de la « plurinationalité » de l’Espagne, un concept habituellement employé par les dirigeants de Podemos. Néanmoins, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Ce n’est pas le cas de Podemos, qui défend l’idée d’une « patrie plurinationale » ainsi que le droit à l’autodétermination du peuple catalan. L’annonce par la Generalitat [gouvernement régional catalan] de l’organisation d’un nouveau référendum unilatéral le 1er octobre 2017 devrait de nouveau placer la crise territoriale espagnole sur le devant de la scène politique et médiatique.

Malgré ces divergences notables, le rapprochement entre Podemos et le PSOE s’est matérialisé ces derniers jours par la signature d’un accord de gouvernement entre les deux partis dans la communauté autonome de Castille-La Manche. A la mi-juillet, le président socialiste de la communauté, Emiliano García-Page, a offert à Podemos d’entrer au gouvernement afin de « garantir la stabilité de la région », dans un contexte de débats inextricables autour du budget. Les militants de Podemos dans la région se sont prononcés à près de 78% en faveur d’un accord de gouvernement. Pour la première fois, les deux partis gouverneront donc ensemble, dans une région comptant plus de deux millions d’habitants, qui sera désormais scrutée comme le laboratoire de la coopération entre les deux principales forces de gauche espagnoles.

Ce rapprochement avec le PSOE ne fait pas l’unanimité parmi Podemos et ses alliés. L’accord de gouvernement en Castille-La Manche a donné lieu à d’âpres débats dans la sphère militante et suscité l’opposition résolue du courant anticapitaliste. Les anticapitalistes, par la voix de Teresa Rodríguez et de Miguel Urbán, ont fait entendre leur désaccord vis-à-vis de ce qu’ils perçoivent comme le prélude à une « subalternisation » de Podemos vis-à-vis du PSOE. Cette critique fait d’autant plus sens que les membres du courant anticapitaliste avaient déjà fait scission avec Izquierda Unida en 2008, qu’ils accusaient d’être devenue le supplétif des socialistes.

Izquierda Unida, désormais alliée à Podemos au sein de la coalition Unidos Podemos, ne ménage pas non plus ses critiques à l’égard du parti de Pablo Iglesias. Dans un rapport interne de juin 2017, le coordinateur fédéral d’IU Alberto Garzón exprime sa méfiance à l’égard du supposé virage à gauche du PSOE, et insiste sur la nécessité d’« organiser politiquement les classes populaires ». Pour Garzón, à la tête d’une formation politique qui a vu la majorité de ses électeurs de 2011 se tourner vers Podemos en 2015, Izquierda Unida doit davantage se démarquer de son allié, en réinvestissant notamment l’arène des mouvements sociaux.

L’intensité des débats internes et des discussions stratégiques est l’une des caractéristiques premières de Podemos, un parti politique qui regroupe en son sein des militants de cultures politiques diverses. Les désaccords manifestés à l’égard du réchauffement des relations avec le PSOE sont en réalité révélateurs d’une tension constitutive de Podemos, parfaitement mise en lumière et théorisée par le politiste Javier Franzé : la tension entre régénération et contestation. Au cours de sa première année d’existence, Podemos affirmait ouvertement sa volonté de rompre avec le régime de 1978 et ses deux grands partis, le PP et le PSOE, agglomérés sous les expressions de « PPSOE » et de « caste ». Désormais, la priorité semble aller à la destitution du Parti Populaire et du « bloc de la restauration » qui a séquestré et dénaturé les institutions. Des institutions qu’il ne s’agit plus tant de contester en elles-mêmes que de débarrasser de ses éléments perturbateurs afin de les « rendre aux gens ». De l’évolution de cette tension propre à Podemos et des choix stratégiques de Pedro Sánchez dépendra l’avenir politique de l’Espagne et d’une Europe du sud encore marquée par les espoirs déçus d’Alexis Tsipras en Grèce.

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« Podemos ne voulait pas réinventer la gauche mais reconstruire un espace d’émancipation » – Entretien avec Juan Carlos Monedero

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À travers cet entretien, Juan Carlos Monedero, co-fondateur de Podemos et professeur de science politique à l’Université Complutense de Madrid, revient sur les faiblesses de la logique populiste défendue par Íñigo Errejón. Nous donnions le mois dernier la parole à Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, pour qui la logique populiste et la transversalité sont indispensables pour construire de nouvelles identités politiques. Juan Carlos Monedero considère, au contraire, que ces logiques annihilent les « véritables possibilités de changement » en voulant « séduire » à tout prix. Il revient également, au cours de cet entretien, sur l’avenir de Podemos et son rapport au PSOE, l’homologue espagnol du PS, et sur la dispute de l’espace politique de la gauche en Espagne. L’analyse comparative avec la France et l’Italie qui est livrée à la fin de cet entretien ouvre de nombreuses pistes pour comprendre quelle stratégie la gauche française devrait aujourd’hui adopter et donne à réfléchir sur l’importance du renouvellement des leaders politiques.

On entend souvent dire que Podemos est né en s’appuyant sur une « hypothèse populiste » construite à partir des travaux du théoricien argentin Ernesto Laclau et des expériences latino-américaines. Vous avez été l’un des premiers fondateurs du parti à vous opposer à cette hypothèse que vous considérez comme une « tactique » plutôt qu’une « stratégie ». Vous présentiez notamment ses « faiblesses » dans un article paru en juin 2015. Pouvez-vous revenir sur ces différentes critiques que vous formulez à l’égard de la logique populiste ?

Ernesto Laclau n’a eu aucune influence dans la création de Podemos. Ce fut une intellectualisation a posteriori. Nous savions ce que nous avions à faire, non pas parce qu’un cadre théorique nous l’avait dicté, mais avant tout grâce à nos expériences en Espagne et en Amérique latine : nous savions qu’il ne fallait plus parler de la droite et de la gauche, nous savions que l’émotion manquait dans la vie politique. Nous le savions, non pas parce que nous avions lu Spinoza, mais parce que nous pouvions le sentir grâce à nos propres expériences. Dans mon cas, j’avais par exemple parcouru l’Espagne pendant trois ans avec le Frente Cívico, un mouvement social créé en 2012 par Julio Anguita [Ndlr: secrétaire général du PCE entre 1988 et 1998]. J’avais, à cette occasion, pu me rendre compte que nos propositions et les alternatives que nous avancions, avec l’idée de former un bloc civil, un contre-pouvoir, avaient une très bonne audience. Il nous fallait récupérer cette audience face à la froideur traditionnelle de la pensée moderne de la gauche. Autrement dit, il fallait injecter un peu de post-modernité dans la gauche. Nous avions également compris, grâce à l’expérience latino-américaine, qu’il nous manquait un ennemi, que la désignation de cet ennemi était primordiale. Nous savions également qu’en Espagne nous avions un problème supplémentaire parce que nous n’avions pas de patrie alors que tous les processus latino-américains s’étaient reconstruits sur la base de la réinvention de la patrie. Mais toutes ces choses dont nous nous rendions compte n’étaient alors pas conceptualisées dans un cadre théorique fermé.

Dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2012, deux ans avant la naissance de Podemos, Íñigo Errejón s’appuie déjà largement sur les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Pablo Iglesias a, par exemple, également fait référence de nombreuses fois à ces deux auteurs dans le programme de télévision Fort Apache dans lequel Chantal Mouffe fut d’ailleurs invitée à plusieurs reprises. Bien que cette influence soit peut-être exagérée par les médias qui présentent Laclau et Mouffe comme les « inspirateurs » de Podemos, il me semble néanmoins que leurs travaux sur le populisme ont eu une influence importante sur la stratégie politique de votre parti ?

Nous sommes des professeurs de science politique ce qui signifie que tout ce que nous pensons, tout ce que nous disons et tout ce que nous faisons sont liés. Qu’est-ce qui alimente quoi ? Lorsque je lis quelque chose, ça me paraît intéressant parce que ça fait à écho à des situations auxquelles j’ai été confronté. C’est donc vrai que lorsque nous avons analysé la situation en Espagne, Laclau nous a paru intéressant parce qu’aucun d’entre nous n’était issu du marxisme classique. Les approches post-marxistes nous séduisaient. Je pense que « l’hypothèse populiste » s’est formulée clairement pour la première fois à Podemos lors des élections andalouses de mars 2015. Le document alors présenté devait initialement être signé par tous les fondateurs de Podemos. À ce moment-là, je décide de ne pas le signer car je suis en désaccord avec son contenu et les discussions autour de cette question apparaissent. Finalement, seuls Pablo Iglesias et Íñigo Errejón le signent, ils sont donc les deux seuls fondateurs à défendre cette hypothèse à ce moment-là.

Qu’est-ce qui vous dérangeait dans ce document ?

Premièrement, je pense que « l’hypothèse populiste », qui fonctionnait bien dans un contexte latino-américain, n’était applicable ni en Espagne, ni en Europe. L’Espagne, même au plus fort de la crise, n’a jamais été détruite comme l’a été l’Amérique latine après la phase néo-libérale. Ici, au pire moment, 65% des chômeurs continuaient à recevoir une aide. La structure sociale en Amérique latine était telle que le peuple était entièrement dissous et qu’il pouvait donc être réinventé.

Deuxièmement, je considère que « l’hypothèse populiste » n’est qu’un moment, c’est-à-dire que le populisme est un moment utile dans la phase destituante : au moment où tu te confrontes aux élites responsables du divorce entre la tradition libérale et la tradition démocratique propres à l’Occident. Chaque crise – en 1929, en 1973 ou en 2008 – est caractérisée par les tensions qui naissent entre ces deux traditions qui fondent nos États démocratiques, nos États de droit. En période de crise, des tensions apparaissent car les forces du statu quo essayent de laisser de côté la dimension démocratique, celle des droits sociaux, de la participation, de la grève. Ces tensions génèrent toujours une colère populaire qui engendre elle-même une désaffection envers ceux qui commandent, c’est-à-dire, dans le contexte de nos démocraties représentatives, ceux qui occupent le parlement et le gouvernement – voire, s’il y a une bonne lecture de la situation, envers les médias et les grandes entreprises. Il y a toujours une désaffection à l’égard du monde politique et c’est ce qu’il s’est passé en 2008.

En quoi le populisme est utile dans ce que vous désignez comme la phase destituante ?

Le populisme est une phase destituante qui nous a permis, en Espagne, de construire un « nous » et un « eux » à partir de deux signifiants vides : la caste et le peuple. Cette construction était articulée grâce à un leader. Mais il y avait un problème dans cette hypothèse qui m’avait toujours préoccupé : la construction de la chaîne d’équivalence implique que toutes les luttes doivent perdre en intensité et en force, être moins exigeantes avec elles-mêmes. Je pense que le signifiant vide qui illustre le mieux mon propos est le péronisme. Le péronisme s’est transformé en un rien, c’est-à-dire que n’importe qui pouvait finalement s’en revendiquer : un écologiste, une personne qui lutte pour le droit à l’avortement, une personne d’extrême-gauche mais aussi une personne d’extrême-droite. Le péronisme pouvait tout contenir parce qu’il était vide. En Espagne, avec la création de Podemos nous devions faire face à des défis compliqués : nous n’existions pas et nous devions d’un coup exister, nous étions en train de jouer avec les outils du système pour pouvoir le déborder en utilisant ses espaces, comme la télévision, et en nous constituant comme un parti politique. Nous devions devenir l’un d’eux pour pouvoir lutter contre eux. Il était alors primordial de rester très rigoureux pour ne pas nous transformer en l’un d’eux. Il y a une phrase que j’aime répéter pour expliquer mon propos: « Il faut hurler avec les loups pour qu’ils ne te dévorent pas ».

Pourquoi, selon vous, « l’hypothèse populiste » n’est valide que dans cette première phase ?

De cette phase destituante peuvent naître des populismes de gauche mais aussi de droite. Le système va chercher un populisme de droite pour répondre à la crise comme ce fut le cas en 1929 ou en 1973. En Espagne, si nous n’avions pas marqué notre différence, si nous n’avions pas profité de ce que le 15-M [Ndlr : le mouvement des Indignés de 2011] avait fait de plus important, construire un nouveau récit, un populisme de droite aurait pu le faire. Trump, Le Pen, Grillo, Corbyn, Sanders, Mélenchon, Podemos, nous narrons tous les douleurs du modèle néo-libéral en pointant du doigt les mêmes problèmes: le chômage, la précarité, les explusions de logement, la mondialisation néo-libérale.

Où se trouve donc la différence entre Le Pen, Grillo et Podemos ?

Il y en a deux. La première se situe dans la désignation des responsables de la situation : nous, nous accusons les banquiers, les capitalistes financiers, les élites politiques, alors que les populismes de droite désignent les syndicats ou les immigrés. Il est vrai qu’il est plus facile de rejeter la faute sur l’immigré, une personne que tu peux voir tous les jours, plutôt que sur un banquier qui réside en Suisse. La seconde différence, qui est primordiale, réside dans la construction, c’est-à-dire non pas dans la phase destituante mais dans la phase constituante. « L’hypothèse populiste » se réfère à une tactique et non pas à une stratégie de long-terme. Nous avions besoin de formuler clairement ce que nous allions proposer comme alternative.

Quelle stratégie fallait-il donc adopter dans cette phase constituante ? Selon vous, pourquoi était-il alors important de se détacher de la logique populiste ?

Les défenseurs de « l’hypothèse populiste », et avant tout Íñigo Errejón, pensaient qu’il fallait seulement mobiliser des éléments qui pouvaient nous faire gagner et que nous ne devions pas parler de thèmes qui pouvaient nous faire perdre des voix, c’est-à-dire qu’il fallait uniquement parler de choses abstraites pour avoir l’appui le plus large possible : la patrie, la caste, la corruption. Mon approche était différente, je considérais que cette hypothèse était viable en Amérique latine mais pas en Espagne. En continuant à insister sur la phase destituante, en évitant de formuler clairement notre alternative, nous allions laisser le champ libre aux populismes de droite. Selon moi, construire un programme était primordial car il s’agissait de commencer à parler de certains sujets et thèmes que nous devions aborder rapidement car sinon, une fois au gouvernement, nous n’aurions pas pu appliquer nos politiques. Le peuple nous aurait demandé « pourquoi mettez-vous en place ces politiques alors que vous n’en avez jamais parlé avant ? » et la droite et les élites nous auraient attaqués sans que personne ne puisse nous défendre si nous n’avions pas formulé les choses clairement a priori en les mettant à l’agenda. Pour toutes ces raisons, lorsque « l’hypothèse populiste » préconise de vider les signifiants, elle finit par vider les véritables possibilités de changement.

Lorsque vous dites que la logique populiste empêche finalement de mettre en place de véritables changements, à quoi pensez-vous concrètement ?

Aux luttes sociales, aux luttes professionnelles ou à la structure du travail. Il y a un exemple concret que nous avions décidé de ne pas mettre de côté tout en sachant que ce n’était pas un cadre gagnant mais plutôt un cadre perdant : celui de la plurinationalité.

La plurinationalité est également défendue par Íñigo Errejón, l’un des principaux défenseurs de « l’hypothèse populiste » au sein de Podemos.

Nous avons eu d’importants débats à propos de cette question. J’ai des différences de fond avec Íñigo Errejón et Pablo Iglesias là-dessus. Je pensais qu’il était important de parler de l’Espagne car nous sommes un parti espagnol. Tu peux te présenter comme un parti catalan si tu te présentes en Catalogne. Dans notre cas, nous sommes un parti espagnol et nous ne pouvons donc pas être en faveur de l’indépendance. L’indépendance de la Catalogne est fondamentale dans la biographie d’Errejón, il a donc insisté pour que nous défendions la plurinationalité. En revanche, il a également insisté pour que nous ne parlions pas de politiques de classes. « L’hypothèse populiste » s’est ainsi transformée en une « politique des classes moyennes ». Cette hypothèse se trompe dans sa lecture de Gramsci. Gramsci différencie l’hégémonie organique, qui se construit sur des contradictions réelles, de l’hégémonie arbitraire. Chez Laclau, tout est discours, jusqu’à l’économie : l’économie aussi est un discours.

Oui mais chez Laclau, le discours n’est pas seulement compris comme un synonyme de « langage », le terme inclut, par exemple, également les pratiques sociales.

Quand Laclau dit que la politique et l’économie sont la même chose, il met de côté les conditions matérielles de la lutte des classes. Je pense que c’est une erreur. Que se passe-t-il à partir de ce postulat ? Dans « l’hypothèse populiste » d’Íñigo Errejón, pas celle de Pablo Iglesias, il y a, de fait, une sensibilité plus accrue aux revendications post-modernes, une tendance à mettre de côté le reste. Il y a une chose importante à étudier : quelle est la position de chacun des fondateurs de Podemos par rapport aux catégories sociales les plus touchées par la crise ? Cette question permet de faire apparaître tous les éléments centraux qui ont structuré nos discussions sur le 15-M. Entre Íñigo Errejón et moi, il y a une différence depuis le départ. Íñigo Errejón pensait qu’il fallait représenter le 15-M. Moi, non. Je pensais qu’il fallait reconduire le 15-M. Le 15-M était composé de secteurs populaires mais également des classes moyennes touchées par la crise qui voulaient simplement retourner à leur situation antérieure. L’intérêt de ces classes moyennes était donc de résoudre la crise, non pas parce qu’elles étaient contre le système mais parce qu’elles étaient contre les excès du système. Moi, je ne voulais pas représenter des bourgeois qui voulaient simplement pouvoir partir trois fois en vacances par an ou aller boire des coups dans des bars mais qui n’avaient jamais été préoccupés par les 10 millions de pauvres qu’il y avait en Espagne au moment de la crise. Ces personnes sont représentées par Albert Rivera [Ndlr: président du parti politique Ciudadanos]. Je ne veux pas les représenter. Je voulais que les gens en colère puissent avoir une analyse et une position plus émancipatrices.

Pour être en mesure de gagner des élections, ne faut-il pas également réussir à s’adresser à ces classes moyennes que vous décrivez ? N’est-il pas important de réussir à élargir son électorat ?

Oui mais ça revient à ce que je disais tout à l’heure. Si un bourgeois vote pour moi parce que je l’ai trompé, quand je mettrai en place mes politiques, ce bourgeois sera contre moi, il ne me soutiendra pas. Dans mon opinion c’est donc mentir, tendre des pièges. Je ne veux pas qu’ils votent pour moi. Je ne veux pas séduire. Séduire, c’est tromper. Je veux que les gens aient leurs propres réflexions et qu’ils votent pour une formation politique pour son discours émancipateur, pas pour un discours qui va seulement appeler à sauver des classes moyennes appauvries par la crise.

Pedro Sánchez, qui est présenté comme l’aile gauche du PSOE, vient d’être réélu à la tête de son parti. Pouvez-vous revenir sur les rapports qu’entretient Podemos avec le PSOE ? Il y a-t-il une dispute pour l’espace politique de la gauche entre ces deux partis ?

Je viens de publier un article, « Que diable vas-tu faire Sánchez ? », dans lequel j’explique que nous sommes trois partis à disputer l’espace destituant : Ciudadanos, Podemos et le PSOE de Pedro Sánchez. Pedro Sánchez se retrouve face à des contradictions qui sont impossibles à résoudre. Il doit d’abord tranquiliser l’appareil de son parti sans pouvoir se confronter directement à cet appareil. Eduardo Madina et José Carlos Díez, qui sont deux personnes importantes au sein du PSOE, ont par exemple refusé de faire partie de l’exécutif du parti suite à son élection. Eduardo Madina a même déclaré que Pedro Sánchez allait mener le parti à sa perte. L’appareil partisan te dévore. Pedro Sánchez doit construire des majorités tout en se confrontant à Podemos. Le PSOE l’avait déclaré lui-même : le Parti populaire est son adversaire, Podemos est son ennemi. Pourtant, les bases militantes souhaitent que le PSOE se rapproche de Podemos mais c’est impossible puisque le parti nous considère comme son ennemi. C’est une contradiction très importante. De plus, il doit, dans le même temps, se rapprocher de Ciudadanos. Enfin, il doit satisfaire la base du parti qui a voté pour lui pour mettre en place des politiques de gauche. Tout cela me paraît incompatible.

Face à tant de contradictions, vous misez donc sur le fait que Podemos réussira à récupérer les électeurs du PSOE ? Est-ce l’objectif pour les élections générales de 2020 ?

J’en suis certain. C’était d’ailleurs mon hypothèse il y a trois ans : lorsque Podemos est né, en janvier 2014, 7 à 8 millions d’Espagnols ne se reconnaissaient alors dans aucun parti et allaient voter pour nous. J’avais une lecture différente de celle de Pablo Iglesias et d’Íñigo Errejón car je n’ai jamais pensé que nous allions réussir à avoir une majorité absolue au parlement dès les premières élections générales de décembre 2015. Dans ma lecture de la situation, une fois que nous aurions réussi à devenir une force politique importante en Espagne, le PP et le PSOE allaient se regrouper dans une sorte de grande coalition. Ce qui allait signifier qu’une partie importante du PSOE allait finalement abandonner le parti. Ce qui finira par arriver. Le PSOE va se déchirer : soit vers la droite, soit vers la gauche, mais, dans tous les cas, il finira par rompre. Par exemple, on peut aujourd’hui voir que Pedro Sánchez s’est déjà subordonné à Mariano Rajoy sur les questions de la motion de censure et du référendum en Catalogne. Ses contradictions sont trop fortes pour que le parti tienne.

Comment analysez-vous la situation politique dans le reste de l’Europe ? Constatez-vous un épuisement général de la social-démocratie ?

En France et en Italie nous pouvons faire le même constat sur l’épuisement du vieux monde. Le problème, dans ces deux pays, réside dans le fait que le neuf, la nouveauté, suivent des cours différents parce qu’il n’y a pas eu de 15-M. En France, Nuit Debout était une imitation du 15-M. J’avais la sensation qu’ils regardaient trop vers l’Espagne en essayant d’imiter le mouvement que nous avions connu. Il y avait un autre problème. En Espagne, avec le 15-M, nous pouvions voir que le vieux monde, dans son ensemble, mourrait. Podemos existe grâce au 15-M qui a construit un récit qui rejetait la faute sur les banquiers. Ici, les gens ne pouvaient pas se tourner vers le PP, le PSOE ou IU. C’était impossible, ils étaient trop vieux. En revanche, en France, sur certains aspects le vieux monde continue à revendiquer son espace. C’est spectaculaire qu’un banquier comme Emmanuel Macron représente plus la nouveauté que Jean-Luc Mélenchon. Je pense que Jean-Luc Mélenchon n’a pas été assez « généreux » : il aurait dû laisser la possibilité à d’autres leaders d’émerger. En Italie, la même gauche, toujours par manque de « générosité », et par son émiettement, n’a pas non plus laissé émerger de nouveaux leaders, ce qui a permis la naissance du mouvement de Beppe Grillo. Pourtant, quelqu’un d’alternatif, venant de la gauche, aurait pu émerger en Italie.

À chaque moment de crise, en 1929, en 1973, ou aujourd’hui, on observe exactement le même phénomène. Il y a toujours quatre réponses du pouvoir : 1) dire qu’il n’y a pas d’alternative ; 2) former une grande coalition, ce qui revient également à dire qu’aucune alternative n’existe ; 3) l’émergence ou la montée d’un populisme de doite, que ce soit Dollfuss, Hitler, Rivera ou Trump ; 4) une solution autoritaire. Ces populismes de droite font partie du système. Trump est le système, c’est un millionnaire, il ne fera jamais rien contre le système, de la même manière que Marine Le Pen fait, elle aussi, partie intégrante du système, bien qu’elle prétende le contraire. À Podemos, nous ne sommes pas contre les excès du système, nous somme contre le système car nous pensons que les situations de crise sont entièrement dues au système en lui-même.

Quelle stratégie la gauche doit donc aujourd’hui adopter en Europe ?

Trois axes sont importants pour comprendre ce que nous devons faire aujourd’hui : 1) droite/gauche, un axe qui continue à exister mais qui est affaibli ; 2) vieux/neuf ; 3)  opposé aux forces traditionnelles/aux côtés des forces traditionnelles. Nous devons donc nous opposer tout en représentant le neuf et la nouveauté: il est possible de le faire depuis la gauche ou depuis la droite. Si tu le fais depuis la droite, tu mens, car tu ne représenteras jamais un renouveau ou une réelle opposition. Il faut donc le faire depuis la gauche. C’est un point clé. Quand Podemos est né, nous ne voulions pas réinventer la gauche, ou donner un nouveau souffle à la vieille gauche, nous voulions reconstruire un espace d’émancipation.

Propos recueillis par Laura Chazel pour LVSL, Madrid, 30 mai 2017. Traduit de l’espagnol avec l’aide de Vincent Dain.

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Le peuple, nouveau sujet politique de notre temps

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Alors que Macron et son Premier ministre Edouard Philippe prétendent construire une équipe et une politique qui dépasseraient le clivage gauche/droite en s’appuyant sur un consensus néolibéral, il est temps pour l’opposition de s’organiser et surtout de se repenser. Face à un pouvoir en place qui ne cesse de prétendre qu’en politique l’idée même de clivage est dépassée, c’est à la réactivation de cette idée que nous devons nous employer. A cet égard, certaines lectures sont vivifiantes.


L’ouvrage Construire un peuple. pour une radicalisation de la démocratie (traduction de Construir pueblo, sorti en Espagne en mai 2015), fondé sur un entretien ayant eu lieu à l’hiver 2015 entre la philosophe belge Chantal Mouffe et le cofondateur de Podemos Íñigo Errejón, propose d’intéressantes perspectives pour repenser les clivages politiques en France et en Europe. Préfacé par le politologue Gaël Brustier, il s’inscrit dans la lignée des travaux nés au cours des années 1980 pour riposter théoriquement et stratégiquement à l’hégémonie néolibérale et qui ont nourri, dans un premier temps, les courants altermondialistes. En revenant sur certaines expériences (Podemos, Syriza, mais aussi certaines expériences latino-américaines) analysées au prisme des réflexions théoriques d’Antonio Gramsci[1] pensées dans le contexte de l’Italie fasciste – hégémonie, guerre de positions -, les deux théoriciens nous proposent une grande leçon de stratégie politique.

Dans la lignée des travaux d’Ernesto Laclau sur le populisme[2], Mouffe et Errejón défendent la nécessité d’une “radicalisation de la démocratie” par l’émergence d’un populisme de gauche. Il ne s’agit pas ici de reproduire le jargon théoricien des penseurs politiques, ni de livrer une analyse des travaux de Gramsci, mais de montrer à quel point les thèses de Chantal Mouffe, appuyées par le stratège de Podemos, peuvent nourrir les réflexions stratégiques de la gauche européenne.

Une stratégie du discours : le populisme de gauche

L’approche de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón est post-marxiste : il s’agit d’une réflexion qui envisage les clivages au-delà des classes sociales tout en leur conférant une place importante. Cette réflexion part du principe que les identités et l’échiquier politiques ne sont pas figés : tout est construit, dynamique et s’articule autour des notions d’ami et d’ennemi, d’allié et d’adversaire. C’est ici que la notion de “peuple” intervient : en faisant appel à ses travaux communs avec Laclau[3], la philosophe explique que ce peuple est un sujet politique, une entité à construire opposée aux élites politiques, économiques et sociales. Autrement dit, il s’agit d’une catégorie politique qui doit articuler des “demandes sociales” très diverses (classes populaires et “moyennes” mais aussi mouvements féministes, environnementaux, de défense des minorités, etc.) sous une appellation “peuple” dans une confrontation avec un adversaire : la “caste”, l’oligarchie. A rebours d’une tendance politico-médiatique qui verse dans la guerre aux populismes, considérés comme un tout dont on refuse de percevoir l’hétérogénéité en le présentant comme une stratégie exclusivement réactionnaire et démagogique, le populisme est ici étudié avec une profondeur théorique peu égalée.

https://www.flickr.com/photos/gsapponline/13584356515
La philosophe et professeur à l’Université de Westminster Chantal Mouffe. © Columbia GSAPP. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Pour Mouffe et Errejón, le populisme est avant tout une stratégie qui peut répondre aux lacunes d’une gauche radicale et d’une social-démocratie européennes à bout de souffle. Dans une société sous hégémonie néolibérale, la tendance des libéraux-conservateurs et des sociaux-démocrates à s’accorder sur l’essentiel pour se disputer sur les ornements est mortifère pour la démocratie, rendant le clivage et la radicalité urgemment nécessaires. C’est en faisant ce constat d’une crise démocratique dûe à un clivage gauche/droite qui ne fonctionne plus que les auteurs s’interrogent sur la stratégie à adopter. Cette dernière est parfaitement incarnée par le titre de l’ouvrage. “Construire un peuple” n’est évidemment pas une expression à interpréter littéralement ; c’est l’objectif d’un discours (les mots, les symboles, les gestes) qui se veut performatif. Le peuple à construire est donc celui qui s’incarne dans ce discours qui remet au goût du jour le clivage en politique. “Ce qu’il faut à la politique c’est un enjeu substantiel, que les citoyens aient la possibilité de choisir entre des projets clairement distincts”, rappelle Mouffe.

En d’autres termes,. Le néolibéralisme a créé – et se renforce par – une culture du consensus qui affaiblit le jeu démocratique. En s’appuyant sur les travaux de Carl Schmitt, Chantal Mouffe rappelle la nécessité de l’antagonisme en politique appuyé sur des identifications construites, d’un “nous” opposé à un “eux”. Seulement, contrairement à Schmitt, Mouffe estime que l’antagonisme n’est pas un obstacle à la démocratie pluraliste, mais qu’il s’y sublime au contraire en devenant ce qu’elle appelle un “agonisme”. L’idée d’un dépassement dialectique des clivages autour d’un consensus est un leurre : en politique, les lignes de division sont inévitables, le conflit est fondamental et sain entre différents partis aux projets bien délimités qui se disputent l’hégémonie. Le peuple, en tant que “bloc social” construit par des pratiques discursives, incarne donc l’entité qui peut mener la lutte contre-hégémonique, antilibérale et sociale.

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Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0).

Podemos et les expériences latino-américaines

A la lumière de ces réflexions théoriques, Mouffe et Errejón envisagent différents cas concrets qui ont nourri leurs réflexions et leur projet politique. Un chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à l’Amérique Latine, terrain d’ “expériences national-populaires”. Le stratège de Podemos explique ainsi avoir été particulièrement influencé par ses expériences en Bolivie et en Argentine, dans “l’identification sous le signe du peuple” qui vient proposer un autre clivage que la dichotomie gauche/droite. Pour Chantal Mouffe, le cas de l’Argentine avec l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003 révèle une “synergie (…) établie  avec une série de mouvements sociaux dans le but d’affronter les défis socio-économiques que le pays rencontrait. (…) Cela souligne à quel point il est important de combiner les luttes parlementaires et extraparlementaires en une bataille commune (…).” Ces expériences diffèrent radicalement des “populismes réactionnaires” qui fleurissent en Europe : un des problèmes les plus concrets de ces réflexions consiste en la difficulté à imposer l’idée d’un populisme progressiste, avec une entité “peuple” construite par la gauche. Néanmoins, selon Chantal Mouffe, la rupture de plus en plus saillante entre le peuple et ses représentants, l’émergence d’une véritable crise de la représentation peut, comme en Amérique Latine, créer un terrain favorable au populisme de gauche.

Errejón relate l’adoption par Podemos de “l’hypothèse populiste”, qui s’est traduite par exemple par la “Marche du changement” à Madrid dans une mobilisation des affects, des passions politiques dans le but de construire une identification populaire. Il explique à quel point cette Marche a été perçue comme une menace par les élites espagnoles : trop de passions politiques, surtout quand elles se manifestent esthétiquement, menacent une pratique aseptisée de la démocratie – le consensus néolibéral. En s’intéressant à ces manifestations populaires, on ne peut s’empêcher de penser aux rassemblements à succès organisés par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle de la France Insoumise (rappelons que le mouvement a rassemblé plus de cent mille personnes sur la Place de la République le 18 mars dernier). A contrario, la stratégie populiste pensée par Errejón a aussi été vivement critiquée par les tenants de la gauche radicale au sein de Podemos, réunis notamment dans le courant de Pablo Iglesias. La volonté d’adopter une approche politique transversaliste, directement liée au concept de “populisme de gauche” – autrement dit, qui mobilise un discours et des thèmes s’adressant à tous au-delà de la gauche et de la droite et des classes sociales – et donc de se placer “au centre de l’échiquier” a été dénoncée comme un abandon de la radicalité. Mais elle en est plutôt une réaffirmation audacieuse, qui vise à moderniser le discours d’une gauche dont la défaite est indéniable en dépassant ses vieux symboles.

Radicaliser la démocratie en France : le potentiel de la transversalité

Cela n’aura échappé à personne, la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a connu des évolutions internes. Dans un entretien à LVSL, Jorge Lago (professeur de sociologie, membre du Conseil citoyen de Podemos) expliquait à quel point Podemos et les réflexions sur la transversalité ont pu influencer la campagne présidentielle française. Une des explications fondamentales de l’important score de Mélenchon au premier tour de la présidentielle semble être sa capacité à développer un discours transversaliste, qui ne s’adresse pas uniquement aux classes populaires (et plus particulièrement aux ouvriers) ou même au peuple de gauche, mais au “peuple” opposé à l’oligarchie. Par la mobilisation d’émotions collectives, qui sont centrales en politique (le rôle de l’humour ou de la colère dans les débats télévisés est particulièrement intéressant à étudier), mais aussi l’utilisation d’outils discursifs transversalistes (on pense à la dénomination “les gens” par exemple pour s’adresser au peuple), le candidat de la France Insoumise a su faire basculer le clivage gauche/droite vers un clivage peuple/caste.

N’en déplaise aux commentateurs qui aiment le discréditer en soulignant les similitudes entre son discours et celui de Marine Le Pen, Chantal Mouffe et Íñigo Errejón nous rappellent que le populisme est un ensemble d’outils stratégiques et discursifs qui n’entache en rien le caractère progressiste des programmes qu’il peut servir. Il est même sûrement l’une des clés pour répondre efficacement aux populismes réactionnaires : la pire des erreurs n’est-elle pas finalement de leur laisser le monopole des identités populaires, nationales, patriotiques et du discours anti-élites ? C’est encore Errejón qui pose la question le plus simplement : “Qui va occuper cet espace si les forces démocratiques ne le font pas ?”. On en veut pour preuve la principale réussite de Mélenchon : voler la vedette électorale à Marine Le Pen chez les jeunes. En Grèce, le succès de Syriza a permis d’empêcher l’arrivée au pouvoir d’Aube Dorée, comme le rappelle Chantal Mouffe. Cet ouvrage s’inscrit donc pleinement dans la stratégie transversaliste défendue par Errejón au sein de Podemos en Espagne (stratégie récemment mise en minorité, comme nous l’avons déjà rappelé dans ces colonnes).

Face à une démocratie européenne qui étouffe sous une culture du consensus dépassionné et une politique dépourvue d’affects et de clivage, le populisme de gauche peut donc être une clé pour déverrouiller la démocratie en la radicalisant. La construction discursive d’identités politiques, d’un “nous” le plus inclusif possible mais strictement opposé à un “eux”, peut permettre de porter un véritable projet progressiste et de gagner la bataille culturelle contre l’hégémonie néolibérale. C’est en tout cas la conviction de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón, qui livrent ici des réflexions inspirantes pour l’avenir de la gauche en France et en Europe.

MOUFFE Chantal & ERREJON Íñigo, Construire un peuple, éditions du Cerf, Paris, 2017.

[1] Philosophe et théoricien politique italien, fondateur du Parti communiste italien (1891-1937).

[2] Pour découvrir ces travaux, lire notamment La Raison populiste (2005).

[3] LACLAU Ernesto, MOUFFE Chantal, Hégémonie et stratégie socialiste (2004, traduit en français en 2009).

Crédits images :

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

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Du Front de gauche à la France insoumise: quelles influences de Podemos? – Entretien avec Jorge Lago

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Jorge Lago

À travers cet entretien, Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, professeur de sociologie, passé par les Universités d’Aix-en-Provence et de Paris-Nanterre, revient sur le changement stratégique majeur opéré par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle de 2017. Le choix d’adopter une stratégie « populiste » et transversale, avec la création du mouvement la France insoumise, lui a permis d’obtenir 19,6% des voix au premier tour de l’élection. Le regard espagnol que porte Jorge Lago sur la situation française, ainsi que son statut au sein de Podemos, lui permettent d’analyser l’influence pratique et théorique qu’a eu Podemos sur la stratégie politique et discursive de la France insoumise. Tout au long de cet entretien, il insiste sur la nécessité pour les mouvements de gauche de construire de nouvelles identités politiques et d’abandonner les références et symboles traditionnels de la « mythologie gauchiste ».

Cette campagne présidentielle a été caractérisée par la percée de trois candidats, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron sur la scène politique française. Comment expliquez-vous l’ascension de ces candidats qui s’auto-présentent comme des outsiders de la vie politique française ?

Je pense que durant cette campagne, la véritable dispute a été celle de l’ordre : politique, social, moral, du régime. L’ordre est le signifiant le plus important dans la campagne électorale parce qu’il y a aujourd’hui, en France, un ordre en crise organique, avec une crise de la légitimité du régime, des intellectuels, des discours, du bipartisme. À mon avis, Macron, Le Pen et Mélenchon ont très bien compris que ce qui était en jeu était la capacité à représenter un nouvel ordre français.

Comment ces candidats se disputent-ils ce signifiant ?

Macron est malin car il représente une sorte d’ordre post-démocratique qui mettrait en place une version douce de la modernité néolibérale dans un pays avec un État très fort. Dans son cas, une partie du sens commun qu’il mobilise est lié au discours dont Chiapello et Boltanski parlaient dans Le nouvel esprit du capitalisme, celui de la critique artiste qui a construit le néo-libéralisme : c’est-à-dire parler d’égalité oui, évidemment, mais à condition qu’elle n’anéantisse pas certaines libertés, ni la créativité et l’innovation. C’est un discours très intéressant pour une partie du capitalisme, des entreprises françaises, qui ont toujours eu du mal avec cet État fort, avec ces syndicats puissants et cette gauche sociale mobilisée. Macron représente une sorte d’ordre citoyen où l’accent est mis sur le manque de libertés d’action, d’où l’appel à l’innovation, à la modernisation et à l’importance d’être « à la hauteur du temps ». C’est intelligent parce qu’à mon avis ça touche le sens commun français y compris chez des gens de gauche.

Marine Le Pen parle également d’ordre. Elle représente un autre ordre social, politique, « époqual ». Tout le discours de Le Pen se comprend à partir de l’idée de l’ordre perdu, elle s’adresse à la communauté « blanche » et « française ». Elle a très bien compris la nécessité de parler des services publics et donc de la communauté qui passe par l’État. Elle a également très bien compris qu’il faut parler de l’ordre contre le désordre néolibéral et ses politiques économiques ; elle s’adresse ainsi aux travailleurs, aux petits paysans, aux propriétaires agricoles, à celui qui a perdu son bar, sa fromagerie. Elle a aussi très bien compris que ce désir d’ordre ne peut pas être construit à partir du néant. D’un côté, Macron appuie ce désir d’ordre sur une certaine idée de modernisation, de liberté, d’innovation, de flexibilisation des modes de vie, qui sont déjà en place et qui existent bel et bien dans le sens commun, dans la pratique quotidienne des Français. Marine Le Pen, quant à elle, fonde son ordre sur un imaginaire déjà existant mais plus réactionnaire dans le sens où l’on regarde vers le passé.

L’enjeu est donc de se présenter comme le candidat d’un nouvel ordre en s’appuyant sur le sens commun de l’époque. Quel nouvel ordre Jean-Luc Mélenchon a-t-il tenté de représenter ?

Mélenchon a dernièrement compris qu’il n’est pas possible de gagner en déployant seulement un discours négatif sur la situation politique et économique du pays, en s’opposant au néo-libéralisme, au capitalisme, à la destruction de la planète. Il faut également s’appuyer sur un sens commun de l’ordre. L’ordre politique que dispute Mélenchon est à mon avis un peu plus faible que celui des deux autres mais il est également intelligemment construit puisque son ordre est, d’une certaine manière, un mélange entre celui de Macron et de Le Pen. On retrouve l’idée de l’ordre perdu de la communauté, des travailleurs, des producteurs mais articulée avec l’idée d’une modernisation de l’économie et d’une récupération de la souveraineté économique et politique. Cette récupération de la souveraineté n’est pas pensée de manière réactionnaire avec l’idée d’expulser des immigrés et de désigner un ennemi « noir », mais plutôt en désignant un ennemi blanc, allemand, néo-libéral, avec un visage concret. Je pense que cette stratégie a fonctionné mais elle n’a pas été suffisante pour le faire passer au deuxième tour. Pourquoi ? À mon avis, parce qu’il a commencé un peu tard.

De quand datez-vous le changement de stratégie de Mélenchon et ce moment où il comprend la nécessité de disputer un nouvel ordre ?

Je pense que Mélenchon change de tactique quand il constate qu’il s’est trompé dans sa lecture de la présidentielle, du PS et de la droite. À mon avis, Mélenchon avait parié que Sarkozy allait gagner la primaire, que Bayrou se présenterait et que Valls, ou Hollande, seraient candidats pour le PS. Dans ce contexte, un discours destituant, un peu à gauche et un peu modernisé, aurait pu passer le deuxième tour et gagner la présidentielle. Mélenchon voit ensuite que Fillon sera le candidat des Républicains, que Benoît Hamon gagne la primaire socialiste et que Bayrou ne se présente pas mais soutient un nouvel arrivant en politique, Emmanuel Macron. D’un coup, toute la tactique de Mélenchon se retrouve bloquée : Hamon va occuper son espace, le centre-droit ne pas va être si disputé que prévu puisque Sarkozy et Bayrou ne sont pas candidats et que Macron apparaît. Il se retrouve dans une situation qu’il n’avait pas prévue mais que personne n’aurait pu prévoir. À mon avis, l’erreur a donc été de ne pas mettre en place une tactique fondée sur le mouvement de son propre parti mais fondé sur des lectures et des paris de ce qu’allait être la configuration de l’élection. Je pense que c’est la raison pour laquelle Mélenchon a commencé un peu tard ce changement puisqu’il s’est rendu compte qu’il avait fondé sa campagne sur un scénario qui n’a finalement pas eu lieu.

« Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes »

On a souvent lu que la campagne de la France insoumise s’était inspirée d’expériences à l’étranger, notamment de la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis ou de la stratégie populiste de Podemos. Selon vous, sur quels points Mélenchon s’est inspiré de l’expérience espagnole ?

À la création de Podemos, Mélenchon avait très bien compris l’hypothèse populiste du parti: l’idée que la catégorie de « gauche » et les valeurs traditionnelles de la lutte étaient obsolètes et qu’il s’agissait maintenant de construire un nouvel ordre. Il a compris que les réseaux sociaux ne servaient pas seulement à faire circuler un discours mais aussi à le créer et que la structure même d’un processus électoral construit les représentants et la volonté générale. Toute cette hypothèse qu’il connaissait très bien, il l’a mise en place de manière très rapide et très intelligente. Il est vrai qu’il reste des symptômes dangereux : par exemple, aux meetings, lorsque les gens crient « Président, Président » et que Mélenchon répond à la foule de plutôt crier « Résistance, résistance ». Il faut être vu comme quelqu’un qui puisse gouverner. Il faut être présidentiable. Mais la campagne est très bien travaillée. Par exemple, le clip de campagne qui montre comment sera la France en 2018, un an après son élection, est très intelligent puisqu’il y parle la langue de l’État. Il parle du SMIC, du RSI, du RSA et de tous les concepts qui apparaissent dans tous les papiers que tu dois remplir pour demander du travail ou le chômage. C’est un discours de l’État qui est intégré par les Français. Quand j’habitais en France le fait que le discours de l’État soit aussi courant chez les gens est l’une des choses qui m’a le plus marqué. Pour résumer, l’idée de réduire à néant le discours de la gauche classique et la mythologie gauchiste, la disparition des drapeaux rouges et des références dans ses meetings, à mon avis ont été très bien faits mais peut-être un peu tard.

Meeting de Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017 © mélenchon.fr

Mélenchon a donc fait le même constat que les fondateurs de Podemos sur la situation politique en Espagne et la nécessité de construire une majorité sociale, de nouvelles identités, en s’adressant au peuple dans son ensemble, au lieu de s’adresser à un électorat de gauche.

Je pense que Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes. En France, il y avait un épuisement des identités construites autour de la gauche et ça ne valait donc pas la peine de disputer la gauche comme espace de référence à Hamon ou à Macron. Il était plus intelligent de construire une nouvelle identité politique populaire, communautaire, capable de disputer le discours mais aussi l’électorat de Marine Le Pen, en ne commettant pas l’erreur de penser que cet électorat et ce discours sont de simples fascismes. Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer. Je pense que Mélenchon a commencé à comprendre cela. Il n’y a pas 25-30% de fascistes en France aujourd’hui, je ne le crois pas même s’ils peuvent le devenir sans problème, évidemment, mais c’est différent.

Comment cette analyse se traduit concrètement en termes de stratégie politique ?

Tout ça se traduit en terme tactique avec des changements dans la communication politique. Le drapeau rouge, les références mythologiques de la gauche ont laissé la place à la représentation d’un nouvel ordre politique : modernisation, transformation économique, transformation du modèle de production. Tout cela sans que l’emploi ne soit le centre identitaire de la population : Mélenchon parle aussi de temps libre ou de culture, on retrouve là toute la logique d’entrer dans le désir des classes moyennes pour ne pas les négliger. Cela me paraît intéressant. Le discours sur l’Europe me paraît également pertinent: il ne s’agit pas de sortir de l’UE et de l’euro brutalement, avec un simple discours du « non », mais de défendre le fait qu’il faut une autre Europe et que la France a assez de poids pour négocier en interne. On n’est donc plus seulement dans le « non » et dans le négatif mais plutôt dans la resignification du concept de l’Europe et de l’euro. L’idée du Plan B, à mon avis, est un peu faible mais il a réussi à la nourrir avec du contenu. Je pense que son programme est également une réussite au vu du nombre de personnes qu’il a réussi à rassembler. Sur la forme, plus de 100 économistes ont déclaré leur soutien à Mélenchon, on se dit alors : « s’il y a 100 économistes qui le soutiennent, ça veut dire que c’est solide ».

« Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer »

La stratégie populiste de la France insoumise est bien pensée et adaptée au contexte français mais est-ce que la personne même de Mélenchon, son identité politique et l’imaginaire collectif qui l’entourent n’ont pas empêché la véritable percée du mouvement ?

Il est vrai que j’ai souvent dit que je pensais qu’il était trop marqué par son passé et que c’était un frein pour sa constitution en tant que leader capable de rassembler, de créer des identifications et, d’une manière ou d’une autre, d’être le visage de cette chaîne d’équivalence [Ndlr : articulation] des différentes demandes de la société française. Mais il est incroyable d’observer la capacité d’une campagne électorale pour resignifier complètement les attributs concrets, le CV, l’origine, les traces de quelqu’un. Je pense que, d’une certaine manière, la campagne électorale a montré qu’un leader se construit discursivement et que son passé est important mais que son présent et son futur le sont aussi. Le discursif permet donc de resignifier. Complètement ? Évidemment pas. Jusqu’à quel point le passé de Mélenchon opère comme résistance ? Je ne sais pas. Mais construire un nouveau leader médiatique et avec une capacité discursive identique à celle de Mélenchon aurait été impossible en trois mois. Il faut un leader qui soit là, présent médiatiquement, depuis des années ou, au moins, six, sept, huit mois, qu’il soit déjà construit, connu par la population.

Finalement son identité a presque joué en sa faveur : la capacité de gouverner, l’expérience, la cohérence du parcours. Par exemple, cette vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux, où on le voit déjà s’opposer à Marine Le Pen il y a quinze ans.

Oui. Quels sont les atouts du leader ? Dans une campagne électorale on travaille sur cette question. Ici : la cohérence et la capacité de gouverner. Il était au PS, donc gouvernabilité, mais il s’en est écarté, donc cohérence. Il faut mettre en avant tous ces éléments et cette stratégie a bien marché, même si personnellement je faisais partie de ces gens qui disaient « Jean-Luc Mélenchon est très bien mais trop marqué par son passé ». Il a été capable de mettre ce passé-là en valeur. Il ne faut donc jamais sous-estimer la capacité de resignification.

Durant cette campagne, il a réussi à se détacher un peu de son image « radicale » et « utopiste ».

L’utopie est importante pour représenter un nouvel ordre mais doit être possible ; et tout le discours de Mélenchon durant ces derniers mois a consisté à présenter un programme possible. On en revient à la vidéo de campagne : « au bout d’un an, avec Mélenchon au pouvoir, on aura changé ça, ça et ça ». C’est l’idée du possible et cela va directement à l’encontre de l’ancienne logique de 2012, celle du Mélenchon du Front de gauche qui avait alors une logique beaucoup plus destituante, contre l’Europe, contre le néo-libéralisme. Les programmes de 2012 et de 2017 sont peut-être très semblables mais ce n’est pas le problème. Avec cette campagne on a communiqué l’idée d’un nouvel ordre politique, social et moral en France et c’est cela qui compte, c’est le vrai changement. En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le « nous » et les « autres » était perdante, il fallait donc l’élargir. La manière d’élargir cette frontière a été d’intégrer d’autres catégories de la population dans ce « nous » : des écolos, des économistes, des gens qui construisent cette nouvelle idée de l’ordre, etc. C’est beaucoup plus intéressant. Ce qui est important c’est la manière de communiquer son programme, pas le programme lui-même. Je pense que tout cela est lié à l’idée selon laquelle le contenu concret et corporatiste des demandes n’importe pas mais que c’est plutôt la capacité à déborder ce caractère concret qui est importante afin de créer des chaînes d’équivalence, en dessinant un « nous » de plus en plus majoritaire.

« En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le «nous» et les  «autres» était perdante, il fallait donc l’élargir »

Cette capacité à comprendre que le sujet politique n’est pas une donnée mais un construit qui se construit même au cours d’une campagne électorale – a permis à Mélenchon de comprendre que lorsqu’il dit « nous », il ne dit pas « nous, le Front de gauche » ou « nous, la gauche », ce n’est pas « nous » comme un petit morceau qui a toujours été là, mais c’est un « nous » en train de se construire et qui permet d’intégrer toujours de plus en plus de gens qui viennent de différents lieux. Lorsque Mélenchon répète dans plusieurs entretiens « moi je ne parle pas aux électeurs de gauche mais à tous les gens qui en ont marre, qui ont besoin d’un changement », il construit un sujet plutôt que s’adresser à un sujet préexistant qui se serait trompé en votant socialiste ou en passant du PCF au Front national. C’est une différence fondamentale puisqu’il ne s’adresse plus à des identités déjà construites. L’ascension de Mélenchon peut se comprendre par ce débordement et par cette compréhension des identités en construction. Tout cela est lié au fait que ce n’est pas un parti avec Mélenchon mais un mouvement car avec un parti le sujet est déjà donné.

Maria Marisa (Bloco de Esquerda), Pablo Iglesias (Podemos) et Jean-Luc Mélenchon à Paris pour clôturer la campagne du premier tour de la présidentielle, Paris, 21 avril 2017 © mélenchon.fr

On en revient à Podemos qui partageait, à sa création, le même constat. Le succès de Mélenchon peut-il se comprendre par l’influence directe qu’aurait eu l’Espagne sur le mouvement de la France insoumise ?

Oui. Enfin, directe, je ne peux pas dire que c’est l’exemple espagnol qui a permis cela mais je pense que Jean-Luc Mélenchon a bien étudié les campagnes électorales de Podemos. La première, en mai 2014, pour les élections européennes mais aussi la remontada en décembre 2015. Il utilise d’ailleurs le concept de remontada d’Íñigo Errejón [Ndlr : Secrétaire d’analyse stratégique et de changement politique de Podemos]. Je pense que Mélenchon a regardé cela, comme tout le monde en Europe, mais il l’a évidemment très bien traduit au contexte français. Lui et les intellectuels qui l’appuient ont lu Chantal Mouffe [Ndlr : philosophe inspiratrice de Podemos]. Le livre d’Errejón et Mouffe, Construire un peuple, a d’ailleurs été traduit en français et à la présentation de ce livre des personnes comme Christophe Ventura ou Gaël Brustier, qui ont de l’importance dans les débats politiques actuels, étaient présentes. Dans ce sens, je pense qu’il y a une influence espagnole mais il y a également une influence des processus populaires en Amérique latine que Mélenchon connaît très bien et qui lui ont quand même coûté une petite une au Figaro.

Pas seulement au Figaro d’ailleurs. Lorsque les sondages ont commencé à montrer que Mélenchon avait une chance d’accéder au deuxième tour, on a assisté à un véritable lynchage médiatique, il y a eu la une du Figaro qui le qualifiait de « Chávez français », mais tous les médias, à quelques exceptions près, ont commencé à mobiliser les termes « autoritaire », « dictateur », « dangereux », en le comparant à Castro, Chávez, voire Staline. Il y avait eu exactement le même phénomène médiatique contre Podemos.

D’un côté, c’est normal. C’est vrai que Mélenchon avait appuyé les processus populaires en Amérique latine, donc on l’utilise contre lui. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Il y a évidemment une attaque qui peut avoir un impact fort mais je pense qu’il y a quelque chose qui est beaucoup plus intéressant et qui touche le sens commun français, espagnol, européen. En Espagne, ces attaques avaient très bien marché aussi. Elles consistent à demander : « est-ce qu’il existe une alternative ? ». Et ce n’est pas une mauvaise question. Est-ce qu’il existe une alternative aux démocraties dans lesquelles nous vivons ? Une alternative à nos régimes corrompus, néo-libéraux, qui sont des démocraties sans peuple qui répondent avant tout aux intérêts de la Troïka ? Est-ce qu’il existe une alternative qui ne tombe pas dans une polarisation sociale semblable à celle au Venezuela ? C’est intelligent de poser cette question si tu es de l’autre côté. Évidemment, moi je ne me la pose pas. Pour moi, c’est clair et net, oui, une alternative existe, mais est-ce qu’il y a un pays en Europe qui valide cette hypothèse ? Non. C’est pour ça qu’ils utilisent ces attaques, ça touche l’incertitude et la peur dans un contexte où la campagne est centrée sur le discours de l’ordre. Je déteste cette stratégie mais je la comprends parce qu’effectivement on est en train de discuter de s’il existe une alternative à 1) un populisme autoritaire avec des éléments fascistes ou, au moins, xénophobes ; 2) un populisme autoritaire de gauche et une guerre civile ou 3) au néo-libéralisme nord-américain version démocrate. Matérialiser les images des trois ordres en dispute, c’est intelligent. Mélenchon ce n’était pas matérialisable jusqu’à alors, donc on lui colle le Venezuela, et ça fonctionne.

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Podemos : la fin de « l’hypothèse populiste » ?

[Long format] La mise à l’écart d’Íñigo Errejón par Pablo Iglesias suite au dernier congrès de Podemos signe-t-elle la fin de « l’hypothèse populiste » originelle du parti ? Ce changement d’équipe annonce-t-il ce que nombre de commentateurs ont désigné comme un « virage à gauche » dans la stratégie discursive et politique de Podemos ? Nous publions ici un article écrit sur la base d’entretiens effectués avec des acteurs et des sympathisants du mouvement ; un article dont le format long permet de comprendre en profondeur les changements à l’oeuvre au sein de Podemos et les dissensions théoriques qui le déchirent mais qui se veut également être un parti pris face à l’actuelle ligne suivie par le parti et émet des doutes concernant les récents choix pris par Pablo Iglesias.

« Podemos choisit la radicalité ». C’est par ces mots que le quotidien espagnol El País a résumé les résultats du deuxième congrès de Podemos qui se tenait les 11 et 12 février derniers à Madrid, au Palacio Vistalegre1. Il y a encore quelques mois, il semblait clair que le parti politique Podemos était né avec l’ambition de créer un populisme. Populisme que ses fondateurs définissaient comme une logique politique refusant l‘axe droite-gauche, privilégiant la transversalité et abandonnant les vieux symboles de la gauche critique traditionnelle pour réussir à construire une nouvelle majorité sociale2. Cependant, depuis quelques semaines la presse, espagnole comme internationale, souligne la victoire de Pablo Iglesias et de sa « gauche de combat »3. Que s’est-il réellement joué lors de ce congrès? La victoire de la liste de Pablo Iglesias a-t-elle marqué la fin de « l’hypothèse populiste » initiale de Podemos?

Lorsqu’ils ont créé le parti, en janvier 2014, ses fondateurs ont voulu donner un nouveau souffle à la gauche espagnole en s’appuyant sur une hypothèse populiste. Une hypothèse car ils ont construit le raisonnement les menant à leur stratégie politique à partir d’une intuition : adopter une démarche populiste était le seul moyen pour une réelle force de gauche d’arriver au pouvoir en Espagne. Depuis sa création, l’hypothèse Podemos a dû muter, se transformer et réussir à allier ses identités plurielles (les différents courants qui coexistent au sein du parti). En octobre 2014, lors du premier congrès du parti, connu sous le nom de « Vistalegre I », les membres de Podemos avaient massivement voté en faveur de la liste défendant cette stratégie populiste initiale et avaient ainsi donné leur légitimité à la construction d’une machine de guerre électorale dans l’optique de remporter les élections générales de décembre 2015. Le deuxième congrès du parti réunissait pour la seconde fois, depuis sa création, les membres de Podemos pour décider du futur du parti.

Plutôt qu’un véritable congrès au cours duquel auraient dû être débattus les principaux défis auxquels Podemos est aujourd’hui confronté – stratégiques et organisationnels – le rassemblement s’est transformé en une arène de boxe dans laquelle s’est finalement jouée une lutte de pouvoir entre les deux principaux courants du parti, le courant « pabliste » contre le courant « errejóniste » ; représentés respectivement par la liste soutenue par le secrétaire général du parti, Pablo Iglesias et celle de l’ancien secrétaire politique, Íñigo Errejón. Le choix d’adopter, lors de ce congrès, une logique plébiscitaire, où se sont enchaînés de simples meetings politiques déguisés, n’a pas laissé de place aux débats de fond.

En plus de la déception de voir, de fait, ce congrès se transformer en un simple spectacle politique – pour lequel 9000 personnes se sont déplacées – les résultats qui en sont sortis signent, pour certains militants interrogés, la fin du Podemos originel. La victoire de la liste de Pablo Iglesias, majoritairement constituée d’anciens d’Izquierda Unida (IU), une coalition de gauche critique formée en 1986, représente pour une partie des membres du parti un revirement dans la logique podemiste, le retour d’une « vieille » gauche usée par ses symboles. Suite à ce congrès, Íñigo Errejón – « numéro deux » de Podemos jusqu’à peu – longtemps considéré comme le « cerveau » du parti et le stratège de Podemos, défenseur de l’importance de la transversalité et de la nécessité d’occuper la centralité de l’échiquier politique, a perdu ses postes de secrétaire politique et de porte-parole du groupe Unidos Podemos au Parlement, remplacé pour ce dernier par Irene Montero, ancienne cheffe de cabinet de Pablo Iglesias et figure « pabliste » de plus en plus mise en avant dans le parti.

Sur quels enjeux et questions les deux courants s’opposent-ils ? Ces différences ne correspondent-elles pas à de simples et classiques enjeux de pouvoir propres aux logiques partisanes ?

I. Bref retour sur les divisions entre « pablistes » et « errejónistes » : la question des alliances.

En octobre 2014, à l’occasion du premier congrès de Podemos, les commentateurs se sont employés à désigner deux courants coexistants au sein du parti, qui présentaient deux projets distincts : l’équipe des Anticapitalistes, supposément plus portée à gauche et l’équipe de Pablo Iglesias, plus populiste et « pragmatique ». La réalité est plus complexe et au sein même du pôle entourant Pablo Iglesias, cette tension entre deux âmes était déjà perceptible. Ainsi, on peut depuis longtemps dessiner autour de Pablo Iglesias deux courants. Un premier, notamment autour d’Irene Montero et Rafael Mayoral, héritiers d’une forte tradition de gauche, ayant longuement milité au Parti communiste d’Espagne, qui se révèle favorable à une union globale de la gauche, s’inspirant d’exemples étrangers : Le Front de gauche français, le Bloco de Esquerda portugais ou encore Syriza en Grèce. Face à eux, se trouve le secteur plus populiste, qui défend avant tout la transversalité et qui s’est structuré autour de la figure d’Íñigo Errejón et s’est ainsi vu qualifié de courant « errejóniste ».

Ces divisions ont longtemps été étouffées par la cohésion existant derrière la personne de Pablo Iglesias, ce dernier faisant figure de synthèse entre ces courants. En décembre 2015, Podemos obtient 20,7% des voix aux élections générales, seulement 300 000 voix de moins que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), l’homologue espagnol du PS. Ces résultats mènent à une situation inédite en Espagne : l’incapacité des différentes forces politiques à former un gouvernement. À l’aube des élections provoquées en juin 2016, face à l’absence de majorité au Congrès, se pose la question d’une possible alliance avec la gauche critique traditionnelle, Izquierda Unida. Ces débats viennent élargir les plaies ouvertes entre les deux courants et briser l’apparent consensus autour de Pablo Iglesias.

Ces distances politiques vont d’abord surgir après les élections de décembre où Podemos, fort d’un succès électoral et d’une entrée massive au Parlement, se voit néanmoins dans l’obligation de former des alliances avec le PSOE et d’autres partis pour construire une majorité alternative à Mariano Rajoy, candidat du parti conservateur de droite, le Parti populaire (PP). Pablo Iglesias choisit d’entamer les négociations de manière jugée abrupte par certains, proposant de soutenir le candidat socialiste à la présidence du gouvernement en se proposant comme vice-président du gouvernement et en demandant une répartition proportionnelle des ministères entre les formations. Le PSOE refuse et propose une alliance avec le parti centriste Ciudadanos, que Podemos rejette. S’il est difficile de connaître les réalités de ces négociations, le récit porté sur celles-ci constitue un des premiers enjeux entre les deux groupes. Ainsi on verra, dans les affrontements les plus récents, les « pablistes » accuser les « errejónistes » d’avoir voulu gouverner avec le PSOE coûte que coûte, quand ceux-ci s’en défendent mais estiment que les négociations menées par Pablo Iglesias ont participé à ancrer Podemos dans une certaine radicalité. À ce titre, Ángela Rodríguez, députée Podemos galicienne, nous confie à l’été 2016 : « Je pense que ne pas avoir réussi à se débarrasser de Rajoy nous a beaucoup coûté, que les Espagnols n’ont pas compris cette décision, n’ont pas compris pourquoi nous n’avons pas voulu gouverner avec le PSOE »4.

Izquierda-Unida-Garzon

Íñigo Errejón, Pablo Iglesias et Alberto Garzón (leader d’Izquierda Unida). Crédit photo : EFE (www.elespanol.com)

Entre décembre 2015 et juin 2016, les alliances internes commencent à se recomposer, le secrétaire à l’organisation Sergio Pascual, étiqueté « errejóniste », est démis de ses fonctions par Pablo Iglesias auquel il substitue Pablo Echenique, son ancien opposant lors du premier congrès. Cette mutation dans l’organisation facilitera un accord avec Izquierda Unida en vue des élections de juin 2016. Est notable sur cette période la restructuration des « camps » et l’étiquetage de ces camps comme un enjeu – enjeu d’identification, permettant l’inclusion ou l’exclusion par les acteurs politiques eux-mêmes dans l’un des deux camps. Dans un article récent, Luis Alegre, longtemps fidèle d’Iglesias et membre fondateur du parti critiquera d’ailleurs cette logique: « La stratégie qu’ils ont suivi est aussi simple qu’efficace : en premier lieu, accuser “d’errejóniste” n’importe quelle personne qui ne fait pas partie de son cercle fermé de confiance [de Pablo Iglesias], en deuxième lieu, défendre le fait que tous les Errejónistes doivent être en dehors de Podemos » 5.

Comment expliquer les choix pris par Pablo Iglesias? Alberto Amo, co-auteur de Podemos, la politique en mouvement et membre du Cercle Podemos Paris, explique que le contexte politique ayant changé depuis la création de Podemos, l’hypothèse populiste devait à nouveau muter et un rapprochement avec Izquierda Unida paraissait alors être une décision raisonnée en raison de ces récentes transformations : « Le résultat de ces élections [les élections de décembre 2015] a montré que Podemos avait un soutien électoral presque identique à celui du PSOE. À ce moment-là, Podemos a pu commencer à disputer à ce parti l’hégémonie de la gauche en Espagne, ce que des dirigeants comme Pablo Iglesias ont commencé à faire dès le lendemain des élections de décembre 2015 »6.

Julio Anguita

Pablo Iglesias et Julio Anguita (secrétaire général du PCE de 1988 à 1998). Crédit photo : Jairo Vargas (www.publico.es)

« Podemos a pu commencer à disputer l’hégémonie de la gauche en Espagne, ce que des dirigeants comme Pablo Iglesias ont commencé à faire dès le lendemain des élections de décembre 2015 »

Entre les deux élections et la constitution de ces deux courants, les militants et les électeurs commencent eux-mêmes à se positionner. Les enquêtés inscrits dans cette « logique de gauche », plus ancrée dans les identités politiques traditionnelles (des anciens d’IU, des militants de longue date souvent originaires de familles politisées), se révèlent, en mai 2016, enthousiastes à l’idée de voir enfin « toute la gauche » réunie pour la première fois en Espagne. Dans une conversation informelle précédant un entretien, l’un des enquêtés raconte l’émotion qu’il a ressenti en voyant les larmes de Pablo Iglesias le 13 mai 2016 qui rencontrait, lors d’un meeting de pré-campagne, Julio Anguita, secrétaire général du Parti communiste d’Espagne de 1988 à 1998, considéré comme une figure incontournable de la gauche critique7. Deux semaines avant cette rencontre, Pablo Iglesias rappelait, via Facebook, son engagement de toujours avec IU : « Ma “première” campagne était en 86, avec mon père candidat IU pour Soria. Félicitations avec tout mon respect #30AnsAvecIU »8. Au contraire, Iago, militant Podemos de 18 ans, étudiant en science politique, interrogé quelques jours avant l’annonce de l’alliance mise en place avec IU, se désole d’une telle possibilité et explique que cette alliance pourrait casser la stratégie de transversalité de Podemos, en remettant le vieil axe droite-gauche au cœur des discours et en s’éloignant ainsi de ce qui a constitué la base théorique de la création de Podemos9.

II. Des différences théoriques et pratiques : « unir ceux qui pensent la même chose » ou « construire un peuple » ?

L’origine de la scission entre ces deux courants se trouve donc dans des questions principalement stratégiques : l’alliance avec IU et la question de pacte avec le PSOE. Le débat peut facilement tourner à la caricature : d’un côté, nous aurions un courant « radical », la « pureté idéologique », le retour aux rues, la lutte sociale; de l’autre, un courant « modéré » et réformiste. Cette caricature entre supposées radicalité « pabliste » et modération « errejóniste » est reprise par nombre de médias. Pourtant, dans la logique « errejóniste », la radicalité d’un projet ne se mesure pas au ton adopté dans les discours mais dans la transformation du réel. Pablo Bustinduy, député Podemos et chargé des relations internationales du parti, expliquait ainsi lors d’un entretien réalisé par Mediapart : « Dans l’hypothèse Podemos, depuis le départ, figure un élément fondamental : les idées se mesurent dans la réalité. Tenir un discours très radical, mais sans effet pour changer le réel, cela ne me paraît pas radical. C’est une radicalité avec laquelle cohabitent très bien les pouvoirs établis. Elle ne suppose aucune menace ».

Mais quelles sont réellement les différences théoriques qui séparent ces deux courants?

« Tenir un discours très radical, mais sans effet pour changer le réel, cela ne me paraît pas radical. C’est une radicalité avec laquelle cohabitent très bien les pouvoirs établis »

Des différences d’analyse : intérêts matériels contre performativité du discours?

En juin 2015, dans son article « Les faiblesses de l’hypothèse populiste et la construction d’un peuple en marche », Juan-Carlos Monedero, co-fondateur du parti et ancien secrétaire d’organisation, reproche à l’hypothèse « errejóniste » du populisme l’accent trop important porté sur la performativité du discours au détriment de l’analyse des conditions matérielles et reproche de fait à Podemos (dont la logique « errejóniste » est alors encore dominante au sein du parti) d’avoir délaissé les questions liées au travail et à la classe ouvrière, pourtant nécessaires pour récupérer une « unité populaire ». Pour Monedero, si la stratégie discursive défendue par Errejón est bel et bien nécessaire dans un premier temps, elle n’est qu’une phase. Il écrit ainsi : « baser la politique sur des théories éloignées du réel vide les contextes, construit des sectes de croyance qui ne prient que leurs commandants, comme des armées de soldats qui ne voient plus ou ne sentent plus rien mais évaluent seulement si tu as “compris ou non leurs théories et si, du coup, tu es “des nôtres. Et toutes les luttes qu’anticipaient notre rage disparaissent »10.

Vistalegre II

Juan-Carlos Monedero, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón (Vistalegre I). Crédit photo : http://www.elconfidencialdigital.com.

Pourtant, la logique populiste, post-marxiste et post-essentialiste, qui est associée à Errejón, ne contredit pas l’existence « d’intérêts concrets » mais assure que « ces nécessités n’ont jamais de reflet direct et “naturel en politique »11. Errejón, s’appuyant sur les écrits d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, explique que la logique populiste qu’il défend ne considère pas le peuple comme une classe sociale mais comme un sujet qu’il s’agit de construire à travers le discours. Le discours est donc primordial puisqu’il ne commente pas la réalité : il crée lui-même la réalité et agit directement sur le réel. La politique est ainsi conçue comme un différend sur le sens des mots car, pour Errejón, « les mots sont des collines dans le champ de bataille de la politique » et « qui les domine a gagné la moitié de la guerre »12. Le terme de « discours » ne se réfère pas seulement au langage « mais aussi à l’ensemble des pratiques sociales qui donnent sens à notre monde dans un processus intrinsèquement ouvert et conflictuel »13. Pour être en mesure de conquérir le pouvoir, il ne s’agit pas de se constituer comme un simple sujet d’opposition, rejetant radicalement le sens commun de l’époque mais au contraire de se nourrir de ce dernier: de ce qui va de soi, des habitudes, des signifiants qui le composent, pour créer une nouvelle identité politique à laquelle une majorité puisse s’identifier. Autrement dit, ne pas s’enfermer dans des identités collectives de gauche critique qui se « socialisent dans la défaite »14.

Conflits autour du « sujet politique » à construire : à qui s’adresse-t-on?

Ce conflit théorique se matérialise notamment lorsqu’il s’agit de définir le sujet politique du changement (comprendre quel électorat viser). Le courant de Pablo Iglesias, auquel Monedero est associé, adopte dans ses discours un ton plus offensif. Ses interventions, se terminant par exemple toujours le poing levé, sont clairement associées dans l’imaginaire collectif à des discours de la gauche historique. Iglesias expliquait par exemple regretter son choix de s’être « déguisé » en « leader tranquille » pour la campagne de juin 201615. Pour les « errejónistes », ce type de discours, privilégiant l’offensivité, s’adresse à un électorat de gauche déjà acquis par Podemos. Il est contre-productif dans la mesure où il enferme le parti dans une identité contestataire et agressive prenant ainsi le risque d’effrayer une partie de l’électorat qui pourrait largement être séduit par le programme de Podemos mais ne votera pas pour le parti en raison du ton adopté.

Ce conflit théorique se matérialise notamment lorsqu’il s’agit de définir le sujet politique du changement. Les interventions de Pablo Iglesias sont clairement associées dans l’imaginaire collectif à des discours de la gauche historique. Le courant d’Íñigo Errejón préconise, au contraire, l’adoption d’un discours s’adressant au peuple dans son ensemble.

Au contraire, le courant « errejóniste » préconise l’adoption d’un discours s’adressant au peuple dans son ensemble (peuple qu’il s’agit justement de construire à travers ce discours). Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, nous expliquait ainsi lors d’un entretien effectué en avril 2016, à la Morada, siège social et culturel de Podemos: « Je suis de gauche au sens idéologique, c’est-à-dire ne pas croire au capitalisme, croire à l’égalité, ne pas croire en la propriété, ni à l’individualisme. Si on définit la gauche de cette façon, je suis de gauche. Le problème c’est que ce qui compte ce n’est pas ce que dit la science politique parce que la population ne lit habituellement pas la science politique. Ce qui compte, c’est comment tu réussis à faire en sorte que les gens croient à un projet politique et, à mon avis, ce n’est pas la peine d’utiliser ces mots clés de “gauche” et “droite”, ni de garder son identité de gauche »16.

Entre les élections générales de décembre 2015, auxquelles Podemos s’était présenté seul et celles de juin 2016, auxquelles Podemos et IU se sont présentés conjointement au sein de la coalition Unidos Podemos, le parti a perdu 1,1 million de voix. Les enquêtes post-électorales ont montré que les électeurs qui se considéraient plus modérés politiquement n’avaient pas accordé leurs votes à Podemos une deuxième fois. Les données du CIS (Centre de recherches sociologiques) montrent ainsi que Podemos a perdu des voix de la part de l’électorat qui se considère, sur un axe droite-gauche allant de 1 (le plus à gauche) à 10 (le plus à droite), proche de 4 mais qui considère que Podemos est plus radical, le positionnant environ à 2,5. Au contraire, les électeurs ayant voté à nouveau pour Podemos se considèrent plus à gauche (2,5) et place Podemos sur le même point de l’axe17.

Íñigo Errejón

Íñigo Errejón. Crédit photo : www.elconfidencialdigital.com.

En voulant séduire des électeurs plus « modérés » – ou plutôt en se tournant vers la centralité de l’échiquier politique – le courant « errejóniste » s’est attiré les critiques du courant « pabliste » qui considérait qu’Íñigo Errejón voulait transformer Podemos en un « PSOE 2.0 ». À ces critiques, Errejón répond de la manière suivante : « Je recommande aux personnes remplies de phraséologie révolutionnaire d’étudier tous les processus qui ont rendu une révolution victorieuse […] Ce ne sont pas des discours qui en appellent à une partie du peuple mais qui appelle au peuple entier […] La PAH [Plateforme des victimes du crédit hypothécaire] ne demandait pas aux gens s’ils étaient de droite ou de gauche, ils demandaient : “est-ce que ça te paraît juste qu’ils expulsent les gens de leur maison?” […] Je crois que c’est la seule ligne possible pour un Podemos capable de gagner, capable de construire une majorité ample, capable de récupérer les institutions pour les gens et cela n’est pas plus modéré, cela est beaucoup radical. Construire un peuple est beaucoup plus radical qu’unir ceux qui pensent la même chose »18.

« Construire un peuple est beaucoup plus radical qu’unir ceux qui pensent la même chose »

Dans un article paru en janvier 2017, Iolanda Mármol résume ces différences de la manière suivante : alors que les « pablistes » veulent avant tout « politiser la douleur » et « exprimer la rage du mal-être des classes les plus défavorisées », les « errejónistes » considèrent au contraire que l’espoir est la « véritable âme de Podemos », qu’il est contre-productif de « mystifier une rancoeur qui est légitime mais incapable de changer quoi que ce soit »19, mystifier cette rage condamne les organisations partisanes à la nostalgie et à une posture contestataire, les empêchant ainsi d’accéder au pouvoir et d’agir sur le réel.

III. Des logiques irréconciliables ?

Dans les faits, la plupart des électeurs et des militants, bien que se positionnant dans l’un des deux courants, reconnaissent que cette distinction entre « pablistes » et « errejónistes » est artificielle, que la caricature est facile et que les deux courants pourraient cohabiter au sein du parti (comme ce fut longtemps le cas). Pour la plupart des enquêtés ces deux logiques se complètent. Par exemple, concernant la position à adopter par Podemos qui est aujourd’hui une force d’opposition siégeant dans les institutions, les médias aiment caricaturer la chose de la sorte : Pablo Iglesias ne jurerait que par les mobilisations « de la rue », ne reconnaissant aucun pouvoir à l’opposition parlementaire, au contraire d’Íñigo Errejón qui mépriserait ces mouvements spontanés au profit du travail parlementaire, seule force capable de transformer le réel. La réalité est plus complexe et les deux logiques sont loin d’être incompatibles. Il existe bien un débat pour savoir où l’accent doit être prioritairement mis mais pour les deux leaders du parti, comme pour la plupart des enquêtés, il s’agirait d’avoir un « pied dans la rue » en s’appuyant sur les mouvements sociaux, tout en ayant un « pied dans les institutions » pour lutter contre les politiques conservatrices et néo-libérales du Parti populaire, actuellement au pouvoir.

La réalité est plus complexe et les deux logiques ne sont pas incompatibles. Pour les deux leaders du parti, il s’agirait d’avoir « un pied dans la rue » et « un pied dans les institutions ».

Les documents présentés à l’occasion de Vistalegre II par les différents courants révèlent précisément que les différences restent extrêmement modérées. Le programme, les objectifs, les prochaines étapes politiques et stratégiques coïncident : pour toutes les listes en compétition l’objectif est de redonner le pouvoir à « ceux du bas » en gagnant les élections générales en 2020 et d’avancer préalablement dans les communautés autonomes en 2019. Bien sûr, des points de divergence existent notamment sur l’analyse de l’électorat à séduire: alors que les documents de la liste d’Iglesias s’adressent aux « secteurs populaires et classes moyennes », la liste d’Errejón vise les « gens ordinaires » qu’elle oppose à la « caste privilégiée »20. Comme l’explique Julio Martínez-Cava, dans son article « La question des classes à Podemos. L’origine faussée d’un débat nécessaire », toutes les listes s’accordent in fine sur la nécessité « d’articuler les intérêts de ceux du bas” ». Il ajoute qu’un terrain d’entente aurait ainsi pu être trouvé sur le thème de la « composition du sujet du changement » si « il y avait eu les conditions d’un véritable débat et pas une simple instrumentalisation pour des primaires »21. Il pointe ainsi l’un des principaux problèmes du congrès. En transformant ce vote en plébiscite, les cadres de Podemos ont dépossédé les membres du parti du peu de voix qu’ils avaient – sans même d’ailleurs aborder sérieusement la question de l’avenir des Cercles, ces espaces citoyens créés à la naissance de Podemos, supposés gagner du pouvoir une fois la « machine de guerre » démantelée après les élections.

Dans ce contexte d’opposition, de plébiscite et d’absence de débats, permis par la structure même de l’organisation du congrès, les discours les plus récompensés en applaudissements ont été, sans surprise, les plus conformes aux marqueurs culturels du militantisme de gauche – Podemos semblant avoir consolidé un groupe d’activistes rassemblant des personnes à la fois ayant un passé militant mais aussi des nouveaux entrants en politique fédérés autour de la figure du secrétaire général. Cet enjeu d’identification au parti avait tenté d’être récupéré par le courant « errejóniste » qui a lancé, pendant la campagne, le slogan « Recuperar el morado » (« Récupérer le violet ») en référence à la couleur symbole et référent identitaire du parti. Mais le groupe militant est en majorité resté fidèle à Pablo Iglesias en lui offrant une majorité absolue au sein des organes du parti et en appuyant tous ses documents, lui offrant ainsi l’opportunité de choisir l’avenir qu’il comptait donner au parti.

Dans ce contexte d’opposition, de plébiscite et d’absence de débats, permis par la structure même de l’organisation du congrès, les discours les plus récompensés en applaudissements ont été, sans surprise, les plus conformes aux marqueurs culturels du militantisme de gauche.

Quatre semaines se sont écoulées depuis Vistalegre II et le changement d’équipe a été acté. Le nouvel exécutif « pabliste » réserve aux autres courants des postes d’influence extrêmement limités. Le plupart des intellectuels et promoteurs de la ligne initiale du parti ont été demis de leurs fonctions et Pablo Iglesias et ses équipes ont repris la main sur les secteurs stratégiques du parti. Dernièrement, Jorge Lago, jusque-là à la tête de l’Instituto 25M, « think tank » s’occupant des activités de formation du parti, a été délogé au profit d’un membre de la liste d’Iglesias. Moins visible mais plus éclairant encore, les équipes s’occupant de la ligne et du discours du parti ont été entièrement renouvelées : Jorge Moruno, fidèle d’Errejón et jusque-là responsable argumentaire et discours, considéré comme le père de la ligne transversale de Podemos, a été remplacé par Pedro Honrubia, fidèle d’Iglesias. Les équipes responsables du discours sont désormais largement composées d’anciens membres d’Izquierda Unida. Enfin, l’acte le plus marquant a été la destitution d’Iñigo Errejón de son poste de porte-parole au Congrès des députés et la proposition faite à ce dernier d’être le candidat du parti en 2019 dans la Communauté de Madrid, ce qui semble être pour les « pablistes » un moyen d’offrir à Errejón des perspectives tout en l’éloignant des enjeux nationaux.


Irene-MonteroÍñigo Errejón, Irene Montero et Pablo Iglesias
(Vistalegre 2). Crédit photo : www.irispress.es.

D’une part, les choix de Pablo Iglesias valident les camps constitués au cours de l’année (consolidés par Vistalegre II) et signent le refus de faire fonctionner le parti de manière plus démocratique et plurielle. D’autre part, ces choix ont placé la production de la ligne politique et discursive aux mains de personnes socialisées au sein d’IU, ayant prouvé par le passé maîtriser la production d’un discours de gauche classique contestataire, que certains ont par exemple employé lors de la campagne d’IU en décembre 2015 (lorsque la coalition de gauche n’avait pas encore effectué d’alliance avec Podemos) qui s’est soldée, rappelons-le, par un échec pour la formation. Ces personnes font désormais partie des cercles de pouvoir au sein de Podemos et semblent disposées à reproduire ce type de discours au sein du parti.

« La politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison. Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que le peuple, les travailleurs, préfèrent l’ennemi. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Vous pouvez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais »

En choisissant d’écarter les principales figures du courant « errejóniste » des organes de direction, au lieu de respecter une représentation proportionnelle des résultats (51% pour la liste d’Iglesias, 33% pour la liste d’Errejón, 13% pour la troisième liste Anticapitaliste), Pablo Iglesias a confirmé, au nom de « l’unité » de Podemos, ne vouloir laisser aucune place à la pluralité au sein du parti. Ces choix peuvent surprendre de la part d’un Pablo Iglesias qui déclarait lui-même, il y a quelques années de ça : « La politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison […] Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un très très grand drapeau puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que le peuple, les travailleurs, préfèrent l’ennemi. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle […] Vous pouvez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais” »22. Iglesias a su convaincre 51% des membres de Podemos sur les 155 000 militants qui ont voté. Reste maintenant à savoir si ses récents choix confirmant ce que les médias désignent comme un « virage à gauche » ou la victoire de la « ligne dure » du parti conviendront aux 5 millions d’électeurs qui ont voté pour Podemos aux dernières élections générales et permettront d’en séduire de nouveaux pour atteindre l’objectif présenté à Vistalegre II : le « Plan 2020 », c’est-à-dire : « Vaincre le PP et gouverner l’Espagne ».

Laura Chazel et Théo Saint-Jalm

À propos des auteurs : Respectivement doctorante et étudiant en master en science politique, ayant étudié à l’Université Autonoma de Madrid et de l’Université Complutense de Madrid au cours de l’année 2015-2016, nous réalisons actuellement des travaux de recherche sur Podemos. Ces travaux sont basés sur des enquêtes de terrain, sur de nombreux entretiens et sur la participation à différentes campagnes électorales – à Madrid, à Barcelone et en Galice. Si la rédaction de cet article est liée à ces activités de recherche, il s’agit également d’un parti pris face à l’actuelle ligne suivie par le parti. Les lectures faites des fondements théoriques ayant permis l’ascension de Podemos nous amènent à penser que la ligne suivie par Pablo Iglesias et l’exclusion d’Íñigo Errejón du centre du parti mettent l’organisation dans une position de faiblesse. Cette approche sur les fondements théoriques nous a conduit à mettre de côté, dans cet article, le troisième courant de Podemos (anticapitaliste). Bien qu’il fédère toujours une petite portion des bases du parti, son apport théorique très classique n’a eu, en effet, qu’une influence marginale au sein de Podemos.

Notes :

1NC, “Espagne. Podemos choisit la radicalité”, El País traduit dans Courrier International, février 2017.

2Le terme « populisme » doit être utilisé avec précaution car il renvoie à plusieurs réalités. Dans cet article, lorsque nous nous référons au « populisme » nous le comprenons dans ces termes là : ils correspondent à la définition employée par Podemos à son origine.

3NC, “Espagne : en congrès, les militants de Podemos confortent Pablo Iglesias et sa gauche de combat”, France 24, février 2017.

4Entretien avec Ángela Rodríguez, députée Unidos Podemos, Pontevedra, 15 juillet 2016.

5Alegre Luis, “¿Qué está pasando en Podemos?”, www.eldiario.es, février 2017.

6Entretien avec Alberto Amo, co-auteur de Podemos, la politique en mouvement, Paris, 22 avril 2016. En partie disponible en ligne sur le site www.plateformecommune.org, novembre 2016.

7Meeting d’Unidos Podemos, Cordoue, 13 mai 2016. Disponible disponible en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=LmQ_3WODKOU.

8Statut Facebook de Pablo Iglesias du 28 avril 2016.

9Entretien avec Iago, étudiant en science politique, militant Podemos, Madrid, 26 avril 2014.

10Monedero Juan-Carlos, “Las debilidades de la hipotesis populista y la construcción de un pueblo en marcha”, Público, mai 2016.

11Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016 traduit de l’espagnol au français pour le site Ballast par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales.

12Errejón Íñigo cité dans Torreblanca José Ignacio, Asaltar los cielos, Podemos o la politíca después de la crisis, Barcelone, Debate, 2015.

13Martínez-Cava Julio, “La cuestión de clase en Podemos. El origen viciado de un necesario debate”, www.sinpermiso.info, février 2017.

14Entretien avec Jorge Lago, Conseil citoyen de Podemos, Madrid, 27 avril 2016.

15Mármol Iolanda, “Iglesias y Errejón, las diez diferencias”, www.elperiodico.com, janvier 2017.

16Entretien avec Jorge Lago, Conseil citoyen de Podemos, Madrid, 27 avril 2016.

17Centre de recherches sociologiques (Centro de Investigaciones Sociologicas) : www.cis.es.

18Vidéo posté par Íñigo Errejón sur Facebook le 16 janvier 2017.

19Mármol Iolanda, “Iglesias y Errejón, las diez diferencias”, www.elperiodico.com, janvier 2017.

20Martínez-Cava Julio, “La cuestión de clase en Podemos. El origen viciado de un necesario debate”, www.sinpermiso.info, février 2017.

21Ibid.

22Pablo Iglesias traduit par Tatania Ventôse. Disponible en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=wVj4Avs5EUY.

Crédit photo de couverture : EFE (www.ara.cat)

Que retenir de Vistalegre II, le congrès de Podemos ?

Ce week-end avait lieu à Madrid le très attendu Vistalegre II, le deuxième congrès de Podemos. Les résultats du vote des inscrits ont renforcé le leadership de Pablo Iglesias sur l’organisation, au détriment de son numéro 2 Iñigo Errejón. Cet article revient sur cet événement fondamental dans l’histoire du jeune parti, le contexte dans lequel il s’est tenu et les enjeux qu’il dessine pour les années à venir. 

En octobre 2014, Podemos tenait son premier Congrès à Madrid, dans le Palacio Vistalegre. Après une percée inattendue lors des élections européennes du mois de mai, cette « assemblée citoyenne » avait pour but de fixer les contours de l’organisation, jusqu’alors présentée comme une plateforme citoyenne. Au terme de Vistalegre I, Podemos adoptait des structures caractéristiques d’un parti politique, afin de donner corps à une « machine de guerre électorale » destinée à remporter le scrutin décisif du 20 décembre 2015. C’est la liste de Pablo Iglesias, Claro que Podemos, qui s’était alors largement imposée face au secteur anticapitaliste. Le projet Claro que Podemos était incarné par 5 figures aujourd’hui considérées comme le « groupe promoteur » du parti : Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero, Luis Alegre, Carolina Bescansa… et Iñigo Errejón.

C’est dans un contexte bien différent que s’est déroulée la seconde assemblée citoyenne du parti, Vistalegre II, le week-end du 11 et 12 février 2017. Deux ans se sont écoulés depuis son premier congrès, et Podemos est désormais solidement installé dans le paysage politique espagnol. Face à un PSOE affaibli par son soutien indirect à l’investiture de Mariano Rajoy et par ses profondes contradictions internes, la formation dirigée par Pablo Iglesias tente d’apparaître comme la principale force d’opposition au Parti populaire au pouvoir. Les élections générales du 26 juin 2016 sont venues clôturer une séquence d’intense mobilisation électorale et ouvrir un nouveau cycle politique pour l’Espagne. Vistalegre II avait donc pour objet de repenser l’organisation et la stratégie de Podemos pour les années à venir.

Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, deux projets distincts

Cette seconde assemblée citoyenne de Podemos a vu se confronter deux principaux projets, adossés à deux personnalités : Pablo Iglesias, secrétaire général, et Iñigo Errejón, secrétaire politique et n°2 du parti.

Dans un précédent article, nous revenions sur les deux orientations stratégiques qui s’esquissaient depuis l’automne au sein de Podemos. Ces différentes options se sont depuis nettement affirmées au point de voir naître deux propositions et deux candidatures distinctes pour le renouvellement du conseil citoyen : Podemos para todas  pour Pablo Iglesias, Podemos recuperar la ilusión pour Iñigo Errejón.

A l’origine du désaccord entre Pablo Iglesias et Iñigo Errejón se trouve une divergence dans l’interprétation de la situation politique actuelle, perceptible à la lecture des documents proposés par les deux candidatures. Si les deux professeurs de sciences politiques ont été les architectes du diagnostic qui a présidé à la création de Podemos, à savoir la crise organique du régime de 1978 et l’ouverture d’une formidable fenêtre d’opportunité pour une alternative politique, leur appréciation de l’état présent du champ politique espagnol n’est pas la même.

Pour Pablo Iglesias, le gouvernement du Parti populaire, bien qu’il ne repose pas sur une majorité parlementaire, est en position de force. Il dispose d’amples prérogatives qui lui permettent d’ignorer le Parlement, et bénéficie de la duplicité du PSOE qui avalise la plupart de ses décisions. Le document politique du projet d’Iglesias décrit ainsi un « bloc de la restauration » composé du PP, du PSOE, et de Ciudadanos, prêt à tout pour verrouiller les mécanismes de la vieille politique et s’opposer à toute mesure progressiste. Selon Iñigo Errejón, le gouvernement espagnol est au contraire en situation de faiblesse, et le soutien indirect du PSOE à Mariano Rajoy révèle une extrême fragilisation du régime, favorable à Podemos.

Il découle logiquement de ces divergences d’appréciation deux stratégies distinctes pour aborder le nouveau cycle politique, « l’entre-temps » (« mientras tanto ») cher au philosophe marxiste Manuel Sacristán. Les pablistes défendent un Podemos résolument engagé dans les luttes sociales, capable de renforcer sa connexion avec la société civile pour ne pas s’accommoder des couloirs feutrés du Parlement, où les marges de manœuvre sont étroites. Le parti doit dès lors s’insérer dans un bloc historique – avec Izquierda Unida et les mouvements sociaux – à même de mener l’opposition politique et sociale à la « triple alliance » PP-PSOE-C’s. Les errejonistes, de leur côté, estiment que l’heure n’est plus à la résistance. Il ne s’agit pas de « creuser des tranchées » et d’adopter une posture exclusivement contestataire, mais bien de transformer l’essai : Podemos doit s’élargir en cherchant à séduire « ceux qui manquent », et notamment les électeurs déçus du PSOE. Pour cela, le parti doit générer de la confiance et se montrer crédible, « être utile aujourd’hui pour gouverner demain », comme le suggère le document politique présenté par Iñigo Errejón.

La formulation de ces deux orientations s’accompagne de critiques réciproques. Les partisans de Pablo Iglesias accusent Iñigo Errejón de « normaliser » Podemos, de vouloir en faire un parti comme les autres sous prétexte de récupérer les voix socialistes. Les errejonistes s’inquiètent quant à eux de voir Pablo Iglesias flirter dangereusement avec les réflexes identitaires de la gauche radicale traditionnelle.

Podemos en proie à de vives tensions

A ces désaccords stratégiques viennent s’ajouter des tensions internes qui n’ont cessé de croître à l’approche du congrès. Si l’entente entre Iglesias et Errejón a longtemps été au cœur du dispositif politique de Podemos, leurs relations semblent s’être progressivement dégradées. Une crise interne à Podemos Madrid en mars 2016, qui a débouché sur la destitution du secrétaire à l’organisation Sergio Pascual, proche d’Iñigo Errejón, avait déjà semé la discorde au sein de la direction du parti. Des divergences sont ensuite apparues à l’été 2016, autour de l’alliance avec Izquierda Unida, qui suscite certaines réticences chez les errejonistes. La campagne lancée par ces derniers sur les réseaux sociaux quelques jours avant Vistalegre II, intitulée « Ni PSOE, ni IU, reprenons le violet », a d’ailleurs été interprétée comme un manque de respect par les dirigeants d’Izquierda Unida.

Les médias espagnols ont grandement contribué à la polarisation des débats et à leur personnalisation, en mettant en scène un duel fratricide entre le radical Iglesias et le modéré Errejón, entre le Podemos de la rue et le Podemos des institutions. Mais ces tensions ont été régulièrement alimentées par chacun des deux secteurs par des déclarations ou des accusations sur les réseaux sociaux, souvent au grand désarroi des sympathisants. A tel point que Pablo Iglesias, pendant les fêtes de fin d’année, s’est fendu d’un mot d’excuse à travers une vidéo adressée aux inscrits : « Pardonnez-moi, je sais que nous sommes en train de vous faire honte ».

L’opposition entre les errejonistes et les pablistes s’est matérialisée dans un premier temps lors du vote pour le choix des règles de Vistalegre II, au mois de décembre. La proposition de Pablo Iglesias l’avait alors emportée d’une très courte tête sur celle d’Iñigo Errejón – 41,6% des voix contre 39,1% -, le projet présenté par le secteur anticapitaliste arrivant en troisième position. Pablo Iglesias a perçu ce coude à coude comme un avertissement et n’a pas hésité par la suite à mettre son propre avenir dans la balance : si son projet n’obtenait pas la majorité au congrès, il démissionnerait de son poste de secrétaire général. Une manière de faire pression sur le camp errejoniste, qui souhaitait que l’orientation stratégique de Podemos soit modifiée tout en conservant Pablo Iglesias à sa tête. Quelques jours avant Vistalegre II, Iglesias laissait même planer le doute quant à son éventuelle démission de son poste de député. Une démarche plébiscitaire vivement critiquée par les partisans d’Iñigo Errejón.

Le point culminant de ces dissensions internes est intervenu dans les dix jours précédant le congrès. Dans une tribune publiée par le journal El diario, Luis Alegre, l’un des co-fondateurs de Podemos désormais en retrait, s’inquiétait des intentions de l’équipe de Pablo Iglesias: « je ne voulais pas me reprocher d’être resté muet alors que je voyais comment un groupe de conspirateurs était sur le point de prendre le contrôle de Podemos ». Dans sa ligne de mire, la nouvelle garde rapprochée du secrétaire général – Rafael Mayoral, Irene Montero et Juanma del Olmo – qu’il accuse de vouloir en finir avec les errejonistes par une « logique de persécution de l’ennemi interne qui rappelle les pires traditions de la gauche ».

Luis Alegre n’est pas le seul parmi les fondateurs de Podemos à être monté au créneau pour alerter des dangers de la division. C’est aussi le cas de Carolina Bescansa. Après que les trois courants en lice pour Vistalegre II ont échoué à trouver un accord pour présenter un projet commun, la secrétaire à l’analyse politique a annoncé qu’elle renonçait à présenter de nouveau sa candidature au conseil citoyen, tout comme le secrétaire à l’économie Nacho Alvarez. Une manière pour Carolina Bescansa de rejeter l’extrême polarisation des débats entre pablistes et errejonistes.

L’unité, un mot d’ordre omniprésent

C’est donc dans un contexte de tensions et d’incertitudes que Podemos s’est dirigé vers le deuxième congrès de son histoire. Du 4 au 11 février, les 456 000 inscrits étaient invités à voter en ligne pour plusieurs documents – politique, organisation, éthique et égalité – ainsi que pour le renouvellement du conseil citoyen et du secrétariat général.

Le week-end du 11 et 12 février, ce sont près de 9 000 personnes qui ont assisté à l’assemblée citoyenne dans le Palacio Vistalegre, au sud de Madrid. La journée du samedi était consacrée à la présentation des différents documents par chacune des équipes en lice – les pablistes, les errejonistes, les  anticapitalistes, et la candidature marginale de Podemos en equipo. Les orateurs se sont succédés à la tribune tandis que le public scandait d’intarissables « Unité ! Unité ! Unité ! ». C’est la présentation des documents politiques qui a retenu l’attention, du fait des interventions de Pablo Iglesias, d’Iñigo Errejón, puis de Miguel Urbán et Teresa Rodríguez pour les anticapitalistes.

Dans son allocution, Pablo Iglesias a détaillé l’analyse politique déterminant la stratégie qu’il appelle de ses vœux. A travers un discours habituel sur la « nouvelle Transition » en cours, Iglesias a affirmé « ne pas se reconnaître dans la géographie politique du Parlement » et en a profité pour glisser une critique aux errejonistes : « la transversalité n’a rien à voir avec ressembler à Ciudadanos ou au PSOE ».

 

Iñigo Errejón, plus prudent, s’est surtout employé à critiquer les adversaires politiques de Podemos en précisant « il n’est pas vrai qu’ils sont plus forts que jamais ». « A l’offensive de ceux d’en haut, on n’oppose pas l’unité des étiquettes, on oppose l’unité populaire », a-t-il expliqué.

Le discours le plus remarqué a été celui de Miguel Urbán, pour la candidature anticapitaliste. Son plaidoyer tonitruant en faveur de l’unité a soulevé le public de Vistalegre : « Ici il n’y a pas d’ennemis intérieurs, nous sommes des camarades, nous ennemis sont dehors, et ils sont puissants ! »

A la fermeture du vote en ligne, 155 275 inscrits avaient pris part à la consultation. Un record de participation pour une consultation interne à un parti politique en Espagne. Le dimanche matin, les résultats ont été annoncés par la presse, avant d’être présentés officiellement dans l’enceinte de Vistalegre aux alentours de 12h.

La candidature Podemos para todas portée par Pablo Iglesias a remporté plus de 50% des voix pour l’ensemble des documents soumis à la votation. Recuperar la ilusión, celle d’Iñigo Errejón,  a obtenu entre 33 et 35% des suffrages, tandis que le projet anticapitaliste en a recueilli environ 10%.

Avec 37 sièges sur les 62 à pourvoir, les membres de l’équipe de Pablo Iglesias occupent 60% du nouveau conseil citoyen. Les 23 élus de l’équipe d’Iñigo Errejón représentent 37% de celui-ci, les anticapitalistes 3% avec seulement 2 sièges.

La victoire de Pablo Iglesias est donc nette et plus marquée que ce qu’attendait la plupart des observateurs. Elle est confortée par sa réélection au poste de secrétaire général avec 89% des voix, face à son seul concurrent, Juan Moreno Yagüe, député au Parlement d’Andalousie et peu connu du grand public.

Sur la scène investie par les membres du nouveau conseil citoyen, Pablo Iglesias en a appelé à « l’unité et à l’humilité » pour « construire la justice sociale », « pour que les peuples de notre patrie récupèrent la souveraineté », ou encore pour « défendre les droits de l’homme face au fascisme qui arrive en Europe ». Son étreinte avec Iñigo Errejón au moment de monter sur scène a suscité une salve d’applaudissements, mais n’a pas dissipé les doutes quant au futur des errejonistes, dont les visages trahissaient une certaine tension lors de la proclamation des résultats.

Vistalegre II… Et après ?

Le document sur l’organisation du parti proposé par Pablo Iglesias, approuvé par une majorité d’inscrits, ne prévoyait pas de modifications substantielles en la matière. Alors que les deux candidatures minoritaires défendaient la nécessité d’accorder plus de pouvoir aux cercles, le projet d’Iglesias tend à reconduire la structure verticale adoptée à Vistalegre I. A tel point que certains observateurs s’inquiètent déjà de voir les promesses d’horizontalité renvoyées aux calendes grecques. « Les principales tendances voulaient plus de décentralisation, plus de pouvoir par le bas, plus de systèmes proportionnels, mais les bases ont voté plus de Pablo », écrit la journaliste Nuria Alabao dans la revue CTXT.

L’organigramme de Podemos devrait évoluer dans les prochains jours. Pablo Iglesias pourra s’appuyer sur la légitimité tirée de la consultation pour renforcer son contrôle sur la direction du parti, qui devrait être remodelée. Parmi les 10 membres du conseil citoyen ayant obtenu le plus de voix, 8 sont des proches d’Iglesias, seulement deux – dont Iñigo Errejón lui-même – appartiennent au courant errejoniste.

Le principal point d’interrogation au lendemain du congrès concerne l’avenir politique d’Iñigo Errejón. L’actuel numéro 2 du parti devrait vraisemblablement se voir retirer le poste de secrétaire politique. C’est d’ailleurs ce que sous-entendait Juan Carlos Monedero quelques heures après l’annonce des résultats : « Je l’ai toujours dit, il ne peut y avoir un secrétaire général et un secrétaire politique, parce que c’est la même chose ». Néanmoins, la plupart des cadres pablistes ont tenu à rassurer quant à la place de celui qui a été jusqu’ici l’architecte des campagnes électorales de Podemos. Pour Irene Montero, directrice de cabinet de Pablo Iglesias, Iñigo Errejón doit « continuer à jouer un rôle fondamental ». Manolo Monereo, nouvel entrant dans le conseil citoyen et figure intellectuelle de la gauche communiste, de même que le syndicaliste agricole et député Diego Cañamero, souhaiteraient le voir conserver son rôle de porte-parole au Congrès des députés. Pablo Iglesias avait quant à lui déjà donné son avis quelques jours auparavant, envisageant le moyen terme : selon lui, la personnalité et les talents d’Iñigo Errejón en feraient un candidat idéal pour succéder à Manuela Carmena à la mairie de Madrid…

Peut-on parler à propos de ces divisions d’une « crise de croissance », comme le suggère Carolina Bescansa ? Sans doute. La mobilisation électorale et l’horizon d’une victoire possible ont longtemps agi comme un ciment qui a fait tenir ensemble les différentes parties d’un ensemble hétérogène. Compte tenu du changement de cycle politique et du nouveau statut de Podemos, désormais présent dans les institutions à tous les niveaux, certaines clarifications semblaient inévitables. A Vistalegre II, c’est aussi un débat sur l’identité de Podemos qui s’est joué. Une identité forgée dans la tension constitutive entre le mouvement social et la représentation politique.

La nette victoire du projet de Pablo Iglesias semble indiquer la volonté d’une majorité d’inscrits d’arrimer Podemos à l’espace des mouvements sociaux et de maintenir une ligne sans concession à l’égard des deux partis de la « caste ». Le poids du leadership ne doit pas non plus être négligé, l’attachement à la figure de Pablo Iglesias et à ce qu’il représente dans la courte histoire du parti a sans aucun doute pesé sérieusement sur le résultat du scrutin.

Si les résultats d’Iñigo Errejón ne lui ont pas permis de disputer le contrôle du parti, son projet n’est pas marginal, il a été soutenu par plus d’un tiers des votants. La nouvelle direction devra composer avec la diversité des courants qui se sont clairement dessinés à Vistalegre. Reste à savoir si les injonctions à l’unité martelées tout au long du congrès par l’ensemble de ses protagonistes trouveront une traduction dans les actes. C’est là le premier défi qui attend Pablo Iglesias : dans un parti qui est parvenu à agglomérer en son sein des militants et des sympathisants de cultures politiques diverses, l’unité ne peut se faire dans l’uniformisation, elle doit passer par la reconnaissance de la pluralité, comme l’ont justement souligné Miguel Urbán et Iñigo Errejón.

Le second défi consistera à surmonter cet épisode d’exacerbation des tensions pour se recentrer sur l’essentiel. En affichant à l’excès ses dissensions internes, parfois même aux dépends du débat d’idées, Podemos s’est exposé aux attaques de ses adversaires, qui ont saisi l’occasion au vol pour dépeindre le parti comme une organisation nombriliste, détournée des préoccupations réelles des citoyens et finalement peu différente des formations politiques traditionnelles. Pour balayer ces critiques, Podemos devra démontrer de nouveau sa capacité à marquer le tempo de la vie politique espagnole, à imposer ses thèmes à l’agenda, à relayer les aspirations des victimes de la crise et à gagner en crédibilité par la politique municipale dans les « mairies du changement ».

Vistalegre II s’inscrit dans le premier acte de la guerre de positions engagée suite à la victoire de la droite conservatrice l’été dernier. Ce même week-end, le Parti populaire a réélu à sa tête Mariano Rajoy avec 95% des voix, au cours d’un congrès entaché de soupçons de fraude (business as usual). Le mois dernier, c’est Albert Rivera qui était reconduit à la présidence de Ciudadanos, qui en a profité pour assumer son orientation idéologique de centre-droit. Les statuts du parti faisaient jusqu’alors mention d’une identification à la social-démocratie, qui a maintenant disparu au profit d’une ligne « libérale-progressiste ».

Le panorama politique espagnol sera complété en juin prochain, avec les primaires du PSOE qui s’annoncent pour le moins intenses. Susana Díaz, qui gouverne l’Andalousie avec l’appui de Ciudadanos, incarnera l’aile droite du parti face à l’ancien dirigeant du Pays Basque Patxi López et au candidat malheureux des dernières élections Pedro Sánchez. Pedro Sánchez qui joue aujourd’hui la carte de la base militante, à laquelle il promet de « récupérer » le parti contre ceux qui ont livré sur un plateau le gouvernement au Parti populaire. Son objectif est tout indiqué : conserver ou recouvrer une part de l’électorat socialiste désabusée et tentée aujourd’hui de se tourner vers Podemos. Ces électeurs, ceux qui manquent à Podemos, et ceux que la stratégie d’Iñigo Errejón visait précisément à convaincre en priorité.

Crédit photos :

http://www.elconfidencial.com/espana/2017-02-12/asamblea-podemos-vistalegre-secretario-general-podemos-iglesias-unidad-humildad_1330268/

http://www.elespanol.com/espana/politica/20170131/190231649_0.html

http://www.eldiario.es/politica/Luis-Alegre-Pablo-Iglesias-Podemos_0_609289168.html

http://www.eldiario.es/politica/Miguel-Urban-fundador-Podemos-direccion_0_611739176.html

http://www.publico.es/politica/directo-asamblea-vistalegre-ii.html

http://www.ara.cat/es/Como-Errejon-inelegible-Fernandez-Diaz_0_1688831312.html

http://www.elconfidencial.com/multimedia/album/espana/2015-05-01/de-pablo-iglesias-a-la-manifestacion-de-los-sindicatos-asi-viven-las-fuerzas-politicas-el-1-de-mayo_786387#0

http://politica.elpais.com/politica/2017/01/28/actualidad/1485608197_357129.html

Comment Podemos a mis les drapeaux rouges au placard

A l’approche du prochain Congrès du parti prévu en février, les débats s’intensifient au sein de Podemos quant à la stratégie à adopter pour les années à venir. Cet article propose de s’extraire un moment de cette actualité brûlante pour revenir sur l’un des éléments qui a fait le succès de Podemos, sa stratégie de rupture avec les codes traditionnels de la gauche radicale.

Dans un article paru dans la prestigieuse New Left Review en mai-juin 2015, Pablo Iglesias dresse un portrait de Podemos et dépeint une formation politique qui a su renouveler le répertoire de la gauche radicale pour s’imposer dans le paysage politique espagnol. Au cœur du projet porté par Podemos, puisant à diverses sources théoriques, on trouve une prise de distance à l’égard des symboles et des références de la gauche traditionnelle jugés inopérants.

Un constat lucide : la défaite historique de la gauche

Toute opération de reconstruction politique du camp progressiste doit passer par un examen critique de la situation des gauches à l’entrée du XXIe siècle. C’est en substance le message délivré par Pablo Iglesias dans les premières lignes de son article pour la NLR. Le politiste espagnol cite l’historien britannique Perry Anderson : « Le seul point de départ concevable aujourd’hui pour une gauche réaliste consiste à prendre conscience de la défaite historique ».

Le constat qui préside à la création de Podemos est celui d’un effondrement concomitant des logiciels social-démocrate et communiste. La social-démocratie européenne, bercée dans les années 1990 par les théoriciens de la « Troisième voie », a abandonné tout projet d’émancipation collective pour adhérer au libéralisme économique. François Mitterrand en France, Felipe Gonzalez en Espagne, Gerard Schröder en Allemagne ou Tony Blair au Royaume-Uni incarnent à leur manière une gauche partie prenante de la globalisation financière et du processus de dérégulation des économies européennes.

Face à cette dilution de la social-démocratie dans le consensus néolibéral, la gauche radicale de tradition communiste s’est quant à elle retrouvée désarmée suite à la chute de l’Union soviétique et à la fragmentation du monde ouvrier. Son poids électoral s’est réduit considérablement, et l’ensemble de ses référentiels ont été disqualifiés symboliquement. Révolution et lutte de classes, deux concepts pourtant structurants au cours du XXe siècle, tendent aujourd’hui à être relégués dans la catégorie « folklore gauchisant ».

Machiavel contre Ned Stark

La pensée de Machiavel, source d'inspiration pour Pablo Iglesias
La pensée de Machiavel, source d’inspiration pour Pablo Iglesias

« J’ai la défaite tatouée dans mon ADN. Mon grand-oncle a été fusillé, mon grand-père a été condamné à mort et a passé cinq ans en prison, mon père a été en prison, mes grands-parents ont connu l’humiliation des perdants d’une guerre civile, ma mère a milité dans la clandestinité ». C’est par l’évocation de son histoire familiale, entrant elle-même en résonance avec les traumatismes d’une gauche espagnole marquée au fer rouge par la guerre civile et le franquisme, que Pablo Iglesias affiche fermement sa volonté de conjurer un cycle de défaites : « Je ne supporte pas de perdre. Avec plusieurs camarades, toute notre activité politique est consacrée à penser comment on peut gagner ».

Pablo Iglesias et les intellectuels à l’origine de Podemos subordonnent en effet l’ensemble de leurs réflexions à un impératif stratégique : la victoire électorale. Le secrétaire général de Podemos emprunte à Machiavel son éthique de l’efficacité politique : L’important en politique n’est pas tant de détenir la vérité ou de défendre les idées les plus justes, mais d’accéder au pouvoir pour les faire triompher, et ce par tous les moyens.

Les instigateurs de Podemos, inconditionnels adorateurs de la série Game of Thrones, n’hésitent pas à opposer la figure du prince machiavélien à celle de Ned Stark, qui perd sa tête à la fin de la première saison faute d’avoir su manier les codes du monde – particulièrement vicieux – qui l’entoure. Entre les lignes, le patriarche de la famille Stark, qui incarne la droiture morale et la justice, est ainsi subtilement comparé à la gauche radicale traditionnelle : malgré un diagnostic lucide sur les ravages du capitalisme néolibéral et des propositions légitimes pour y remédier, celle-ci se montre dramatiquement incapable de faire gagner ses vues.

Lors d’un discours devenu populaire sur les réseaux sociaux, Pablo Iglesias enfonce le clou avec ironie : « Tu peux porter un t-shirt avec la faucille et le marteau. Tu peux aussi porter un grand drapeau qui s’étale sur des mètres et des mètres, puis rentrer chez toi pendant que l’ennemi se moque de toi. Parce que le peuple, les travailleurs, le préfèrent lui. Ils le comprennent quand il parle, alors que toi ils ne te comprennent pas. Alors oui, peut-être que c’est toi qui a raison, et tu pourras demander à tes enfants d’inscrire sur ta tombe ‘il a toujours eu raison, bien que personne ne l’ait su’ »

Une gauche des drapeaux rouges condamnée à la marginalité

Si Pablo Iglesias se montre particulièrement critique à l’égard de la gauche radicale traditionnelle, c’est qu’il est lui-même issu de ses rangs et a pu constater de l’intérieur son incapacité à se renouveler. Il a longuement milité aux Jeunesses Communistes, dès l’âge de 14 ans. Très engagé au début des années 2000 dans la mouvance altermondialiste – à laquelle il consacre plusieurs travaux académiques, il a également travaillé en tant que conseiller en communication pour Izquierda Unida, assistant même son secrétaire général Cayo Lara lors de la campagne pour les élections générales de 2011.

Dans son article pour la New Left Review, il explique que la naissance de Podemos doit en réalité beaucoup à la fin de non-recevoir opposée par Izquierda Unida à sa proposition d’organiser des primaires citoyennes communes en vue des élections européennes. En lançant l’initiative Podemos en dehors des appareils déjà existants, Pablo Iglesias s’est doté d’amples marges de manœuvre pour opérer une distanciation à l’égard de la matrice stratégique de la gauche radicale. L’objectif est tout indiqué : sortir de la marginalité.

Comme le rappelle Alexis Gales dans un article de la revue Ballast, l’échelle gauche/droite est une construction historique et contingente, une carte mentale qui fournit des coordonnées pour se repérer dans la diversité des projets et des organisations politiques. Ce clivage fondateur est également à l’origine d’un ordre politique, qui répartit des positions sur un axe selon une logique tout sauf neutre : il assigne des étiquettes plus ou moins valorisantes, des brevets de respectabilité. Tout ce qui se rapproche du centre est tendanciellement associé à la modération et à la raison, tandis que tout ce qui se situe aux bornes de l’axe politique – aux « extrêmes » – est apparenté à l’excès.

L’assignation de la gauche radicale à un espace marginal sur l’échelle politique est renforcée par l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. Le rapprochement idéologique du centre gauche et du centre droit sur la base d’un consensus libéral s’accompagne de procédés de délégitimation mécanique des projets alternatifs, englobés sous des qualificatifs dépréciatifs tels qu’« extrémistes » ou « populistes ». La gauche radicale est présentée comme l’héritière directe du communisme, donc de l’URSS, donc de Staline – ou dans une version contemporaine de l’épouvantail, de la Corée du Nord.

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Pour Pablo Iglesias, la gauche commet une erreur fondamentale en acceptant la position assignée par ses adversaires. Face à ces logiques de disqualification, elle tend en effet à se replier sur elle-même, à mettre en avant son histoire et ses symboles comme une forme de résistance au mépris des puissants : « Ce n’est pas un groupe de gens qui chantent l’Internationale qui va transformer le pays. J’aimerais bien, parce que c’est de là que je viens moi aussi (…) L’obligation d’un révolutionnaire, c’est de gagner. Un révolutionnaire n’est pas appelé à protéger des symboles, une identité, ce n’est pas un curé qui cherche la catharsis collective dans une messe avec ses disciples », explique Iglesias. Les drapeaux rouges, la faucille et le marteau, les chants révolutionnaires, qui sont des marqueurs identitaires et des sources de gratification symbolique pour les militants conscients d’appartenir à une culture politique commune, constituent du pain bénit pour leurs adversaires qui n’ont qu’à s’en saisir pour les discréditer.

Occuper la centralité de l’échiquier politique

Pour les fondateurs de Podemos, il s’agit donc d’éviter tout ce qui est susceptible d’identifier le parti à la tradition communiste politiquement et symboliquement défaite. Finis donc les drapeaux rouges, définitivement rangés au placard. L’ambition est désormais d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». Le terme de « centralité » régulièrement employé par Pablo Iglesias n’a strictement rien à voir avec un centrisme idéologique qui réfuterait les clivages et piocherait à droite comme à gauche, contrairement à ce qui a parfois été avancé par des commentateurs espagnols. Il renvoie à l’idée d’occuper une place centrale – par opposition à marginale – dans le paysage politique : disputer à l’adversaire la fixation des termes du débat, quitte à accepter de s’aventurer sur son terrain pour mieux en subvertir les codes.

Un exemple de cette stratégie a été fourni par Pablo Iglesias lors de la visite du roi Felipe VI au Parlement européen en avril 2015. Alors que les eurodéputés étaient tous invités à saluer le roi d’une poignée de main, les élus d’Izquierda Unida, fidèles à leur tradition républicaine, ont décidé de boycotter la rencontre. Pablo Iglesias a quant à lui choisi d’y prendre part, mais pas de n’importe quelle manière. Dérogeant quelque peu au protocole, il s’est présenté devant les caméras muni d’un coffret des quatre saisons de Game of Thrones, qu’il a soigneusement offert au roi, arguant qu’elle lui fournirait les clés pour comprendre la crise politique espagnole. Tandis que personne n’a retenu l’absence d’Izquierda Unida, la démarche du leader de Podemos a fait les gros titres. Une manière pour le parti de trouver un équilibre entre l’attitude d’auto-exclusion d’Izquierda Unida et la déférence des partis traditionnels qui sacralisent la monarchie.

Cette bataille pour la centralité est cruciale. Elle vise à installer Podemos comme une figure incontournable du débat politique, à obliger les adversaires à se positionner par rapport à son discours et à ses thèmes de prédilection. Comme le souligne Juan Carlos Monedero, « La centralité, c’est en finir avec les pièges qui nous conduisent à nous battre pour des étiquettes ». Plutôt que de disputer au Parti socialiste le monopole de la « vraie gauche », il est préférable de renverser les coordonnées du jeu politique, de faire en sorte que la majorité des citoyens désorientés et frappés par la crise trouve une expression politique qui ne soit pas cantonnée aux marges.

Au-delà de l’axe gauche/droite, un nouveau récit politique

Occuper la centralité du paysage politique suppose de prendre conscience de l’exceptionnalité de la situation politique actuelle.  « Indépendamment de ce que nous sommes, les deux métaphores gauche et droite ne permettent pas d’impulser le changement dans nos sociétés » selon Iglesias.  Dans un contexte de brouillage des clivages idéologiques, lié à la convergence des partis sociaux-démocrates et des partis de droite traditionnels vers un « extrême-centre » libéral, apparait un vide qui peut être occupé par de nouvelles constructions politiques fort différentes les unes des autres : Marine Le Pen en France, Donald Trump aux Etats-Unis, le Mouvement 5 étoiles en Italie, Podemos en Espagne.

C’est ce que Pablo Iglesias comme Iñigo Errejón qualifient de « moment populiste » : alors que l’hégémonie néolibérale vacille et que le mécontentement populaire ne trouve pas de canalisation dans les partis existants, l’enjeu consiste à proposer de nouvelles identifications collectives susceptibles de séduire une majorité de citoyens au-delà des appartenances politiques traditionnelles. Au clivage gauche/droite, Podemos substitue l’opposition entre le peuple (« la gente » : les gens) et la caste, entre la démocratie et l’oligarchie. La formalisation de ces nouvelles lignes de fracture constitue le fondement d’une stratégie populiste directement inspirée des thèses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe – sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article.

"Nous sommes pas de gauche, nous ne sommes pas de droite, nous sommes ceux d'en bas et nous venons chercher ceux d'en haut"
“Nous ne sommes pas de gauche, nous ne sommes pas non plus de droite, nous sommes ceux d’en bas et nous venons chercher ceux d’en haut”

Le pari réalisé par Podemos est d’articuler une diversité de demandes sociales autour de revendications « de sens commun » – la démocratie, la lutte contre la corruption, la défense des services publics et des droits sociaux. « Ce qui est certain, c’est qu’une grande majorité des citoyens subit la crise : les enfants sont obligés d’émigrer, tu perds ton travail, tu perds ta maison, on gèle ton salaire, on te restreint l’accès aux urgences, ta qualité de vie se dégrade (…) tous les gens décents ont ça en commun, on souhaite que personne ne soit expulsé de chez lui sans solution de relogement, que personne ne se retrouve sans chauffage en hiver, on ne veut pas des boulots de merde. L’appel à la centralité, c’est écarter ce qui nous sépare, pour prêter attention à toutes ces choses urgentes qui font qu’on est en train de perdre notre démocratie », résume Juan Carlos Monedero.

Ces revendications prennent forme dans un récit politique mobilisateur qui, là encore, contraste avec les référentiels habituellement maniés par la gauche radicale espagnole. Alors qu’Izquierda Unida fait de la IIIe République la matrice de son discours, Podemos – dont les initiateurs sont toutefois profondément républicains –  préfère centrer le sien sur l’amplification de la démocratie plutôt que de s’aventurer sur un champ de bataille qui, selon Pablo Iglesias, risquerait de les identifier à la gauche traditionnelle et de les éloigner d’une majorité de citoyens. Si les drapeaux républicains n’ont pas disparu des meetings de Podemos, la « question républicaine » chère à la gauche communiste est placée au second plan, au profit de la « question démocratique » jugée plus urgente.

Au cœur du récit politique de Podemos, on trouve ainsi une analyse de l’état de la démocratie espagnole : le « régime de 1978 », issu de la Transition démocratique, est à bout de souffle. Les institutions ont été confisquées aux citoyens par une caste qui gouverne en faveur d’une minorité de privilégiés. Face à cette crise de régime, le mouvement des Indignés surgi en 2011 (appelé « 15-M » en Espagne) signifie alors le début d’une « nouvelle Transition », vers une démocratie débarrassée de la corruption et de la mainmise des pouvoirs économiques. Pour schématiser, le 15-M remplace la République en tant que référence mobilisatrice. L’objectif affiché par Podemos est de transformer  l’indignation exprimée par les citoyens espagnols en changement politique. Pablo Iglesias pointe régulièrement l’existence d’une majorité sociale en décalage avec les élites au pouvoir, opposant à ces derniers  l’Espagne qui vient – Podemos est la première force politique chez les moins de 45 ans. Dans son discours prononcé à l’occasion de l’investiture de Mariano Rajoy en octobre 2016, il s’adressait au chef du gouvernement en ces termes : « Permettez-moi de vous dire que votre attitude fera de cette législature un épilogue ».

Podemos et Izquierda Unida, des relations complexes 

Quelques jours auparavant, lors du premier vote d’investiture, Pablo Iglesias démarrait son discours au Congrès par un vibrant hommage aux Brigades internationales, ces « combattants de la liberté et de la démocratie » venus prêter main forte aux Républicains espagnols en 1936. Signe parmi d’autres – comme ses références notables au mouvement ouvrier dans plusieurs discours de campagne – que le secrétaire général de Podemos reste malgré tout profondément attaché à l’histoire de la gauche espagnole.

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Pablo Iglesias et Alberto Garzon ©Podemos

Les relations entre Podemos et Izquierda Unida sont d’ailleurs plus complexes qu’il n’y parait. Dans les premiers mois d’existence du parti, Pablo Iglesias a dû essuyer de vives critiques de la part de dirigeants communistes qui lui reprochaient de masquer un projet ambigu derrière une opération de dépoussiérage marketing. Cayo Lara, coordinateur fédéral d’IU jusqu’en juin 2016, accusait ainsi Podemos de « vendre du vent ». En juin 2015, Pablo Iglesias se montrait à son tour très dur à l’égard de la « vieille gauche », fustigeant la figure du « gauchiste aigri », qui se complaît dans la « culture de la défaite » et préfère « se contenter de ses 5% et de son drapeau rouge ». Les rapports entre les deux formations se sont néanmoins grandement améliorés, sous l’impulsion du nouveau coordinateur fédéral d’IU, le jeune Alberto Garzón qui n’a jamais caché son amitié avec Pablo Iglesias. Au mois de mai 2016, les deux leaders officialisaient ainsi la candidature commune de Podemos et d’Izquierda Unida aux élections générales du 26 juin, sous l’étiquette Unidos Podemos.

Pablo Iglesias a aussi pu compter sur le soutien ostensible de certains poids lourds de la gauche communiste, comme Manolo Monereo ou Julio Anguita, leader emblématique d’IU dans les années 1990. L’apparition surprise de ce dernier lors d’un meeting de Pablo Iglesias à Cordoue a fait figure d’un véritable passage de flambeau : « C’est l’année 1977, Pablo », murmurait-il au secrétaire général de Podemos, en référence aux débuts de la Transition démocratique  et à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le pays.

Revenir sur la manière dont Podemos s’est détaché des symboles de la gauche radicale permet de mieux comprendre la teneur de débats actuels au sein du parti. Le rapprochement avec Izquierda Unida, qui ne fait pas l’unanimité, est l’un des nombreux objets de discussion. Les proches d’Iñigo Errejón, partisans d’une ligne populiste résolument transversale, s’inquiètent de voir Pablo Iglesias possiblement renouer avec les réflexes identitaires d’une gauche traditionnelle dont il a pourtant théorisé l’inefficacité.

 

Crédit photos :

http://www.rtve.es/alacarta/videos/los-desayunos-de-tve/desayunos-tve-pablo-iglesias-secretario-general-podemos/3181994/ 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Machiavel

http://www.slate.fr/story/98821/gauche-radicale-laclau

https://elmundodeloslocos.wordpress.com/2015/02/13/monedero-al-espia-desde-su-escondite-en-el-metro-si-asumo-algun-cargo-sera-porque-me-doblen-el-brazo/

 

Podemos, entre Gramsci et Hillary – Rencontre avec Christophe Barret

Rencontre avec Christophe Barret, historien et auteur de l’ouvrage Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Au programme, les contradictions internes de la coalition Unidos Podemos, les rapports de ses composantes à l’Union Européenne et la très complexe question catalane.


LVSL – Vous êtes l’auteur du remarqué Podemos, pour une autre Europe, sorti aux éditions du Cerf en novembre 2015. Vous expliquiez, dans cet ouvrage, la façon dont le mouvement populiste Podemos a émergé sur la scène politique espagnole. Fruit d’une synergie complexe entre le mouvement des indignés, le département de sciences politiques de l’université complutense de Madrid, et d’autres mouvements sociaux, Podemos s’était donné pour objectif la fameuse « guerre éclair » censée aboutir à la prise du pouvoir. Depuis, deux élections ont eu lieu et la coalition Unidos Podemos n’a pas réussi le sorpasso (i.e dépasser le PSOE), Mariano Rajoy a été réélu à la tête du gouvernement grâce à l’abstention du PSOE, et de nouvelles élections sont donc exclues. Qu’est-ce qui, selon vous, a empêché Unidos Podemos de dépasser le PSOE ?

Christophe Barret – En juin dernier, très clairement : les électeurs. Le taux de participation aux législatives d’alors était plus faible qu’à celles de décembre 2015. Les électeurs de Podemos sont ceux qui se sont le plus facilement démobilisés. L’alliance avec Izquierda Unida (IU), qui a donc donné naissance à Unidos Podemos, a pu en surprendre plus d’un. Jusqu’alors, Podemos avait construit sa renommée sur le neuf que représente le discours populiste de gauche. Ce dernier vise à « construire un peuple » – comme le disent Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, le numéro deux de Podemos.

Il s’agit d’opposer les classes populaires aux élites jugées proches de l’oligarchie et à se défaire de ce qui fait perdre, depuis longtemps, la gauche de la gauche : par exemple les luttes d’appareil – que nous connaissons parfaitement, en France ! – ou l’usage de symboles jugés surannés en matière de marketing politique, comme par exemple le drapeau rouge, celui de la IIde République espagnole ou encore l’Internationale… Autant de choses auxquelles le jeune chef d’IU Alberto Garzón n’est pas prêt de renoncer.

Cet automne, ce sont tout simplement les barons du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), menés notamment par Javier Fernández, qui ont ont sabordé la tentative de Pedro Sánchez de proposer une alternative à la portugaise. Ils avaient leurs raisons, sur lesquelles on peut revenir.

LVSL – On sait que deux tendances idéologiques s’affrontent aujourd’hui à l’intérieur de Podemos. La première, autour d’Íñigo Errejón, privilégie une stratégie discursive de long terme qui a pour but d’asseoir la centralité de Podemos et d’éviter le bon vieux clivage droite-gauche. La seconde, autour de Pablo Iglesias, a été à l’origine de la stratégie de coalition avec Izquierda Unida, de manière à dépasser le PSOE à court terme. Pouvez-vous revenir sur ces débats qui animent le mouvement depuis plusieurs mois ?

C.B. – Pour faire simple, et même un peu caricatural, on peut dire qu’il existe deux tendances : la populiste, aussi appelée « errejoniste », et la communiste, dite « pabliste » (car proche de Pablo Iglesias). Ces deux tendances se sont récemment opposées, pour le contrôle de la puissante fédération de Madrid. La seconde s’est imposée. Et l’on peut parier que ce sera encore elle qui s’imposera lors du prochain congrès de Podemos – le second, seulement, de son histoire –, au printemps prochain.

Les médias, ceux qui ont juré la perte de Podemos, usent et abusent de cette opposition. Ils distinguent les « gentils » errejonistes, avec qui on pourrait s’allier, et les « méchants » pablistes, jugés trop radicaux. Mais, dans les faits, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón sont encore très loin de la rupture intellectuelle. Leur débat est aussi vieux que le parti, lui-même. Dans mon livre, je raconte, par exemple, comment il a déjà abouti à la mise à l’écart toute relative du troisième intellectuel du mouvement, Juan Carlos Monedero.

Aujourd’hui, bien-sûr, l’alliance avec IU relance tout. Alberto Garzón, lui-même, a voulu récemment enfoncer le clou. « Je ne suis pas d’accord avec les thèses d’Errejón », a-t-il même dit dans un entretien accordé à El País[1]. Il s’y déclare « critique (…) avec le discours et la stratégie politique du populisme de gauche. C’est une stratégie qui dit que, pour toucher aux gens, il faut modérer le discours ». Un document préparatoire au plan stratégique pour 2016-2017 d’IU, indique également que « les disputes organiques au sein des mouvements et partis alliés » importent moins que « le projet politique » défendu par lesdites organisations[2]. Poussant un brin la provocation, le jeune Garzón est aussi allé jusqu’à comparer la démarche d’Errejón à l’euro-communisme promu naguère par Santiago Carillo. Le débat n’est donc pas prêt de s’éteindre.

LVSL – Maintenant que le moment des élections est passé et que la crise interne du PSOE fait rage, quel va être le selon vous le comportement de Podemos dans la « guerre de position » qui s’installe ? Pensez vous que le mouvement va réussir à apparaître comme étant « l’opposition officielle » ?

C.B. – Si l’on en croit les derniers sondages qui le place à nouveau devant le PSOE, un avenir radieux s’offre à Podemos. Ces enquêtes pourraient faire pâlir de jalousie un Jean-Luc Mélenchon qui tente d’imiter Podemos, avec la « France insoumise ». Mais le parti de Pablo Iglesias, en interne, doit faire face à trois grands chantiers. Le premier est relatif à la nature des liens à tisser avec le PSOE, dont l’établissement est soumis à de nombreux aléas.  Le second touche à l’organisation territoriale du mouvement, car un compromis n’a toujours pas été trouvé, depuis le congrès fondateur de Vistalegre, entre « horizontalité » et « verticalité ». Le troisième concerne la connexion avec les mouvements sociaux, dont le nombre a diminué au cours des dernières années – contrairement à certaines idées reçues.

Malgré tout, les dirigeants du parti peuvent compter sur la détermination des militants. Chez les plus engagés, elle est intacte. Pablo Echenique, en charge de l’organisation, mobilise ainsi les troupes par différentes initiatives. Sans que l’on sache, toutefois si elle tiennent davantage de la politique de proximité, de l’action sociale ou encore de vagues tentatives d’auto-gestion.

Si l’on veut rester dans le domaine de la métaphore guerrière, disons que la conquête risque d’être difficile. Pablo Iglesias a récemment reconnu que les déplacements de voix d’un scrutin à l’autre, désormais, ne se comptent désormais plus par million. « Le PSOE va résister, ce n’est pas le PASOK », a-t-il même constaté[3]. Surtout, on voit mal comment Podemos pourrait continuer à siphonner les voix du PSOE. En effet, les enquêtes montrent aussi une rupture générationnelle et idéologique entre électeurs du PSOE – plus âgés, et parmi lesquels on trouve un très fort pourcentage de personnes résolues à ne jamais voter pour Pablo Iglesias – et de Podemos. La chose est inquiétante.

LVSL – On sait que l’Espagne est sous l’étroite surveillance budgétaire de la Commission Européenne, et que le nouveau gouvernement de Mariano Rajoy va devoir appliquer des mesures d’austérité pour corriger la trajectoire budgétaire de l’Espagne. De son côté Podemos maintient l’ambiguïté vis à vis de l’UE et du fonctionnement de l’euro. Pensez-vous que le positionnement actuel du mouvement est tenable alors que son allié, le Parti Communiste Espagnol (PCE), est sorti du bois et se positionne aujourd’hui ouvertement en faveur d’une sortie de l’euro ?

C.B. – Le positionnement est tenable tant que la position du PCE ne sera pas majoritaire au sein d’IU. Il n’en est qu’une composante. Et le très radical Alberto Garzón, pourtant économiste de formation, est des plus timorés en matière de politique monétaire. Il reconnaît, certes, que l’impossibilité de l’Espagne de pouvoir procéder à une dévaluation monétaire la conduit à la dévaluation salariale, et au maintien d’une distribution internationale du travail qui désavantage son pays. Celui-ci subit un modèle productif caractérisé privilégiant faible valeur ajoutée.

Curieusement, Alberto Garzón n’en conclut pas qu’il faille quitter l’euro. D’après lui « sortir de l’euro ne nous rapprochera pas plus du socialisme»[4]. La phrase est stupéfiante ! Curieusement, Iglesias, Errejón et Garzón sont d’accord pour garder l’euro. Ils avancent l’argument selon lequelle une politique alternative à l’austérité est techniquement possible au sein de l’euro-zone. Il semble qu’ils n’aient jamais entendu parler de Frédéric Lordon. Leur aveuglement est peut-être dû au vieux fonds européiste des Espagnols qui associent encore, avec raison, leur adhésion à l’Union européenne aux plus belles années de leur croissance économique. Mais il est surprenant que des marxistes patentés comme eux prêtent aussi peu d’importance aux questions économiques !

LVSL – Le destin de Podemos semble paradoxalement lié à la façon dont va se dénouer la crise interne du PSOE. Que va-t-il arriver au parti de Javier Fernández et de la puissante baronne andalouse Susana Díaz?

C.B. – Pour ces deux dirigeants, aussi, la prochaine épreuve du feu sera aussi un congrès. Le PSOE doit  organiser le sien au printemps et élire un nouveau secrétaire général. La présidente de l’exécutif andalou part comme favorite. Son objectif affiché est de « réconcilier » le parti. Elle affiche, aussi, une franche hostilité à Podemos. Javier Fernández est à la tête d’une direction provisoire, considérée par tous comme telle.

Pedro Sánchez, qui avait été le premier secrétaire général élu directement par les militants, en 2011, risque d’être un concurrent sérieux pour la Martine Aubry du sud. Son objectif est de « reconstruire » le parti, après les blessures laissées par son débarquement. Il vise une trajectoire à la Corbyn. Il mise sur la base, contre l’appareil. Le tour d’Espagne qu’il a entamé  lui permet de faire, presque partout, salle comble. Le destin de Podemos, pour ce qui est des perspectives d’entrer dans un gouvernement à moyen ou à long terme, est donc bien lié, en effet, à ce qui se joue au PSOE.

Dans la perspectives de négociations à venir, un atout de taille reste dans la manche de Pablo Iglesias : le fait qu’au Pays-Basque et qu’en Catalogne son parti ait déjà pasokisé le PSOE.

LVSL – La question catalane crispe le spectre politique espagnol. Carles Puigdemont, président de la Generalitat, a d’ores et déjà annoncé un référendum sur l’indépendance en septembre 2017. La voie de l’unilatéralité semble donc se dessiner en l’absence d’accord avec Madrid. Podemos est favorable à l’idée d’un référendum d’autodétermination, position dont il tire une grande popularité en Catalogne. Ce qui, paradoxalement, le rend dépendant des suffrages catalans qui viendraient à manquer dans le cas d’une indépendance. Comment pensez-vous que la question catalane va impacter la scène politique espagnole les prochains mois ? La coalition Unidos Podemos est-elle exposée au risque d’une tentative d’indépendance unilatérale ?

C.B. – La crise catalane sera, en effet, à la une de l’actualité. Car la situation est bloquée, entre un Mariano Rajoy qui joue la carte du tout judiciaire, et des Catalans proclamant à qui veut l’entendre, que le conflit qui les oppose à Madrid est avant tout politique. Une récente manifestation a réuni plus de 80 000 personnes dans les rues de Barcelone. Il s’agissait de soutenir les élus locaux qui promeuvent la tenue de ce référendum jugé illégal par le Tribunal constitutionnel de Madrid. L’avertissement de ces électeurs est clair, y compris pour Podemos. Mais la situation est terriblement compliquée.

Le clivage « pro » ou « anti » indépendance traverse tous les partis. On trouve de simples souverainistes, des indépendantistes et des fédéralistes dans tous les partis de la gauche catalane. Ainsi, la très populaire maire de Barcelone et fidèle alliée de Podemos, Ada Colau, marche sur des œufs. Elle ne soutient le processus impulsé par Puigdemont qu’à titre personnel. Elle se garde bien d’organiser une consultation sur le sujet dans sa bonne ville, malgré ce qui était, un temps, projeté.

Xavier Domènech, porte-parole et député d’En Comú Podem, la branche catalane de Podemos, ne s’est pas encore prononcé sur la nature des liens devant exister entre son parti et le mouvement qu’entend créer Ada Colau et auquel il désire être allié. Peut-être, aussi, parce qu’au sein d’Unidos Podemos, l’alliance entre Podemos et IU, les choses ne sont pas toujours claires, non plus.

La situation est, à tous égards, très tendue.

Crédits photos : Presentacion de Podemos : intervencion completa. 16.01-2014 Madrid (Youtube). Auteur : PODEMOS

[1]             Cf. El País du 25/11/2016. Consultable en ligne : http://politica.elpais.com/politica/2016/11/24/actualidad/1480011497_610254.html

[2]             Le Plan de acción de Izquierda unida (2016-2017) est consultable en ligne : http://www.izquierda-unida.es/sites/default/files/doc/Plan_de_Accion-IU-2016_2017.pdf

[3]             Constat fait, il est vrai, avant l’exclusion de Pedro Sánchez des instances dirigeantes du PSOE.

[4]             Entretien avec Salvador López Arnal, disponible en ligne : http://www.elviejotopo.com/articulo/organizacion-unidad-y-lucha-una-conversacion-con-alberto-garzon/