Du Front de gauche à la France insoumise: quelles influences de Podemos? – Entretien avec Jorge Lago

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Jorge Lago

À travers cet entretien, Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, professeur de sociologie, passé par les Universités d’Aix-en-Provence et de Paris-Nanterre, revient sur le changement stratégique majeur opéré par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle de 2017. Le choix d’adopter une stratégie « populiste » et transversale, avec la création du mouvement la France insoumise, lui a permis d’obtenir 19,6% des voix au premier tour de l’élection. Le regard espagnol que porte Jorge Lago sur la situation française, ainsi que son statut au sein de Podemos, lui permettent d’analyser l’influence pratique et théorique qu’a eu Podemos sur la stratégie politique et discursive de la France insoumise. Tout au long de cet entretien, il insiste sur la nécessité pour les mouvements de gauche de construire de nouvelles identités politiques et d’abandonner les références et symboles traditionnels de la « mythologie gauchiste ».

Cette campagne présidentielle a été caractérisée par la percée de trois candidats, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron sur la scène politique française. Comment expliquez-vous l’ascension de ces candidats qui s’auto-présentent comme des outsiders de la vie politique française ?

Je pense que durant cette campagne, la véritable dispute a été celle de l’ordre : politique, social, moral, du régime. L’ordre est le signifiant le plus important dans la campagne électorale parce qu’il y a aujourd’hui, en France, un ordre en crise organique, avec une crise de la légitimité du régime, des intellectuels, des discours, du bipartisme. À mon avis, Macron, Le Pen et Mélenchon ont très bien compris que ce qui était en jeu était la capacité à représenter un nouvel ordre français.

Comment ces candidats se disputent-ils ce signifiant ?

Macron est malin car il représente une sorte d’ordre post-démocratique qui mettrait en place une version douce de la modernité néolibérale dans un pays avec un État très fort. Dans son cas, une partie du sens commun qu’il mobilise est lié au discours dont Chiapello et Boltanski parlaient dans Le nouvel esprit du capitalisme, celui de la critique artiste qui a construit le néo-libéralisme : c’est-à-dire parler d’égalité oui, évidemment, mais à condition qu’elle n’anéantisse pas certaines libertés, ni la créativité et l’innovation. C’est un discours très intéressant pour une partie du capitalisme, des entreprises françaises, qui ont toujours eu du mal avec cet État fort, avec ces syndicats puissants et cette gauche sociale mobilisée. Macron représente une sorte d’ordre citoyen où l’accent est mis sur le manque de libertés d’action, d’où l’appel à l’innovation, à la modernisation et à l’importance d’être « à la hauteur du temps ». C’est intelligent parce qu’à mon avis ça touche le sens commun français y compris chez des gens de gauche.

Marine Le Pen parle également d’ordre. Elle représente un autre ordre social, politique, « époqual ». Tout le discours de Le Pen se comprend à partir de l’idée de l’ordre perdu, elle s’adresse à la communauté « blanche » et « française ». Elle a très bien compris la nécessité de parler des services publics et donc de la communauté qui passe par l’État. Elle a également très bien compris qu’il faut parler de l’ordre contre le désordre néolibéral et ses politiques économiques ; elle s’adresse ainsi aux travailleurs, aux petits paysans, aux propriétaires agricoles, à celui qui a perdu son bar, sa fromagerie. Elle a aussi très bien compris que ce désir d’ordre ne peut pas être construit à partir du néant. D’un côté, Macron appuie ce désir d’ordre sur une certaine idée de modernisation, de liberté, d’innovation, de flexibilisation des modes de vie, qui sont déjà en place et qui existent bel et bien dans le sens commun, dans la pratique quotidienne des Français. Marine Le Pen, quant à elle, fonde son ordre sur un imaginaire déjà existant mais plus réactionnaire dans le sens où l’on regarde vers le passé.

L’enjeu est donc de se présenter comme le candidat d’un nouvel ordre en s’appuyant sur le sens commun de l’époque. Quel nouvel ordre Jean-Luc Mélenchon a-t-il tenté de représenter ?

Mélenchon a dernièrement compris qu’il n’est pas possible de gagner en déployant seulement un discours négatif sur la situation politique et économique du pays, en s’opposant au néo-libéralisme, au capitalisme, à la destruction de la planète. Il faut également s’appuyer sur un sens commun de l’ordre. L’ordre politique que dispute Mélenchon est à mon avis un peu plus faible que celui des deux autres mais il est également intelligemment construit puisque son ordre est, d’une certaine manière, un mélange entre celui de Macron et de Le Pen. On retrouve l’idée de l’ordre perdu de la communauté, des travailleurs, des producteurs mais articulée avec l’idée d’une modernisation de l’économie et d’une récupération de la souveraineté économique et politique. Cette récupération de la souveraineté n’est pas pensée de manière réactionnaire avec l’idée d’expulser des immigrés et de désigner un ennemi « noir », mais plutôt en désignant un ennemi blanc, allemand, néo-libéral, avec un visage concret. Je pense que cette stratégie a fonctionné mais elle n’a pas été suffisante pour le faire passer au deuxième tour. Pourquoi ? À mon avis, parce qu’il a commencé un peu tard.

De quand datez-vous le changement de stratégie de Mélenchon et ce moment où il comprend la nécessité de disputer un nouvel ordre ?

Je pense que Mélenchon change de tactique quand il constate qu’il s’est trompé dans sa lecture de la présidentielle, du PS et de la droite. À mon avis, Mélenchon avait parié que Sarkozy allait gagner la primaire, que Bayrou se présenterait et que Valls, ou Hollande, seraient candidats pour le PS. Dans ce contexte, un discours destituant, un peu à gauche et un peu modernisé, aurait pu passer le deuxième tour et gagner la présidentielle. Mélenchon voit ensuite que Fillon sera le candidat des Républicains, que Benoît Hamon gagne la primaire socialiste et que Bayrou ne se présente pas mais soutient un nouvel arrivant en politique, Emmanuel Macron. D’un coup, toute la tactique de Mélenchon se retrouve bloquée : Hamon va occuper son espace, le centre-droit ne pas va être si disputé que prévu puisque Sarkozy et Bayrou ne sont pas candidats et que Macron apparaît. Il se retrouve dans une situation qu’il n’avait pas prévue mais que personne n’aurait pu prévoir. À mon avis, l’erreur a donc été de ne pas mettre en place une tactique fondée sur le mouvement de son propre parti mais fondé sur des lectures et des paris de ce qu’allait être la configuration de l’élection. Je pense que c’est la raison pour laquelle Mélenchon a commencé un peu tard ce changement puisqu’il s’est rendu compte qu’il avait fondé sa campagne sur un scénario qui n’a finalement pas eu lieu.

« Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes »

On a souvent lu que la campagne de la France insoumise s’était inspirée d’expériences à l’étranger, notamment de la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis ou de la stratégie populiste de Podemos. Selon vous, sur quels points Mélenchon s’est inspiré de l’expérience espagnole ?

À la création de Podemos, Mélenchon avait très bien compris l’hypothèse populiste du parti: l’idée que la catégorie de « gauche » et les valeurs traditionnelles de la lutte étaient obsolètes et qu’il s’agissait maintenant de construire un nouvel ordre. Il a compris que les réseaux sociaux ne servaient pas seulement à faire circuler un discours mais aussi à le créer et que la structure même d’un processus électoral construit les représentants et la volonté générale. Toute cette hypothèse qu’il connaissait très bien, il l’a mise en place de manière très rapide et très intelligente. Il est vrai qu’il reste des symptômes dangereux : par exemple, aux meetings, lorsque les gens crient « Président, Président » et que Mélenchon répond à la foule de plutôt crier « Résistance, résistance ». Il faut être vu comme quelqu’un qui puisse gouverner. Il faut être présidentiable. Mais la campagne est très bien travaillée. Par exemple, le clip de campagne qui montre comment sera la France en 2018, un an après son élection, est très intelligent puisqu’il y parle la langue de l’État. Il parle du SMIC, du RSI, du RSA et de tous les concepts qui apparaissent dans tous les papiers que tu dois remplir pour demander du travail ou le chômage. C’est un discours de l’État qui est intégré par les Français. Quand j’habitais en France le fait que le discours de l’État soit aussi courant chez les gens est l’une des choses qui m’a le plus marqué. Pour résumer, l’idée de réduire à néant le discours de la gauche classique et la mythologie gauchiste, la disparition des drapeaux rouges et des références dans ses meetings, à mon avis ont été très bien faits mais peut-être un peu tard.

Meeting de Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017 © mélenchon.fr

Mélenchon a donc fait le même constat que les fondateurs de Podemos sur la situation politique en Espagne et la nécessité de construire une majorité sociale, de nouvelles identités, en s’adressant au peuple dans son ensemble, au lieu de s’adresser à un électorat de gauche.

Je pense que Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes. En France, il y avait un épuisement des identités construites autour de la gauche et ça ne valait donc pas la peine de disputer la gauche comme espace de référence à Hamon ou à Macron. Il était plus intelligent de construire une nouvelle identité politique populaire, communautaire, capable de disputer le discours mais aussi l’électorat de Marine Le Pen, en ne commettant pas l’erreur de penser que cet électorat et ce discours sont de simples fascismes. Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer. Je pense que Mélenchon a commencé à comprendre cela. Il n’y a pas 25-30% de fascistes en France aujourd’hui, je ne le crois pas même s’ils peuvent le devenir sans problème, évidemment, mais c’est différent.

Comment cette analyse se traduit concrètement en termes de stratégie politique ?

Tout ça se traduit en terme tactique avec des changements dans la communication politique. Le drapeau rouge, les références mythologiques de la gauche ont laissé la place à la représentation d’un nouvel ordre politique : modernisation, transformation économique, transformation du modèle de production. Tout cela sans que l’emploi ne soit le centre identitaire de la population : Mélenchon parle aussi de temps libre ou de culture, on retrouve là toute la logique d’entrer dans le désir des classes moyennes pour ne pas les négliger. Cela me paraît intéressant. Le discours sur l’Europe me paraît également pertinent: il ne s’agit pas de sortir de l’UE et de l’euro brutalement, avec un simple discours du « non », mais de défendre le fait qu’il faut une autre Europe et que la France a assez de poids pour négocier en interne. On n’est donc plus seulement dans le « non » et dans le négatif mais plutôt dans la resignification du concept de l’Europe et de l’euro. L’idée du Plan B, à mon avis, est un peu faible mais il a réussi à la nourrir avec du contenu. Je pense que son programme est également une réussite au vu du nombre de personnes qu’il a réussi à rassembler. Sur la forme, plus de 100 économistes ont déclaré leur soutien à Mélenchon, on se dit alors : « s’il y a 100 économistes qui le soutiennent, ça veut dire que c’est solide ».

« Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer »

La stratégie populiste de la France insoumise est bien pensée et adaptée au contexte français mais est-ce que la personne même de Mélenchon, son identité politique et l’imaginaire collectif qui l’entourent n’ont pas empêché la véritable percée du mouvement ?

Il est vrai que j’ai souvent dit que je pensais qu’il était trop marqué par son passé et que c’était un frein pour sa constitution en tant que leader capable de rassembler, de créer des identifications et, d’une manière ou d’une autre, d’être le visage de cette chaîne d’équivalence [Ndlr : articulation] des différentes demandes de la société française. Mais il est incroyable d’observer la capacité d’une campagne électorale pour resignifier complètement les attributs concrets, le CV, l’origine, les traces de quelqu’un. Je pense que, d’une certaine manière, la campagne électorale a montré qu’un leader se construit discursivement et que son passé est important mais que son présent et son futur le sont aussi. Le discursif permet donc de resignifier. Complètement ? Évidemment pas. Jusqu’à quel point le passé de Mélenchon opère comme résistance ? Je ne sais pas. Mais construire un nouveau leader médiatique et avec une capacité discursive identique à celle de Mélenchon aurait été impossible en trois mois. Il faut un leader qui soit là, présent médiatiquement, depuis des années ou, au moins, six, sept, huit mois, qu’il soit déjà construit, connu par la population.

Finalement son identité a presque joué en sa faveur : la capacité de gouverner, l’expérience, la cohérence du parcours. Par exemple, cette vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux, où on le voit déjà s’opposer à Marine Le Pen il y a quinze ans.

Oui. Quels sont les atouts du leader ? Dans une campagne électorale on travaille sur cette question. Ici : la cohérence et la capacité de gouverner. Il était au PS, donc gouvernabilité, mais il s’en est écarté, donc cohérence. Il faut mettre en avant tous ces éléments et cette stratégie a bien marché, même si personnellement je faisais partie de ces gens qui disaient « Jean-Luc Mélenchon est très bien mais trop marqué par son passé ». Il a été capable de mettre ce passé-là en valeur. Il ne faut donc jamais sous-estimer la capacité de resignification.

Durant cette campagne, il a réussi à se détacher un peu de son image « radicale » et « utopiste ».

L’utopie est importante pour représenter un nouvel ordre mais doit être possible ; et tout le discours de Mélenchon durant ces derniers mois a consisté à présenter un programme possible. On en revient à la vidéo de campagne : « au bout d’un an, avec Mélenchon au pouvoir, on aura changé ça, ça et ça ». C’est l’idée du possible et cela va directement à l’encontre de l’ancienne logique de 2012, celle du Mélenchon du Front de gauche qui avait alors une logique beaucoup plus destituante, contre l’Europe, contre le néo-libéralisme. Les programmes de 2012 et de 2017 sont peut-être très semblables mais ce n’est pas le problème. Avec cette campagne on a communiqué l’idée d’un nouvel ordre politique, social et moral en France et c’est cela qui compte, c’est le vrai changement. En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le « nous » et les « autres » était perdante, il fallait donc l’élargir. La manière d’élargir cette frontière a été d’intégrer d’autres catégories de la population dans ce « nous » : des écolos, des économistes, des gens qui construisent cette nouvelle idée de l’ordre, etc. C’est beaucoup plus intéressant. Ce qui est important c’est la manière de communiquer son programme, pas le programme lui-même. Je pense que tout cela est lié à l’idée selon laquelle le contenu concret et corporatiste des demandes n’importe pas mais que c’est plutôt la capacité à déborder ce caractère concret qui est importante afin de créer des chaînes d’équivalence, en dessinant un « nous » de plus en plus majoritaire.

« En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le «nous» et les  «autres» était perdante, il fallait donc l’élargir »

Cette capacité à comprendre que le sujet politique n’est pas une donnée mais un construit qui se construit même au cours d’une campagne électorale – a permis à Mélenchon de comprendre que lorsqu’il dit « nous », il ne dit pas « nous, le Front de gauche » ou « nous, la gauche », ce n’est pas « nous » comme un petit morceau qui a toujours été là, mais c’est un « nous » en train de se construire et qui permet d’intégrer toujours de plus en plus de gens qui viennent de différents lieux. Lorsque Mélenchon répète dans plusieurs entretiens « moi je ne parle pas aux électeurs de gauche mais à tous les gens qui en ont marre, qui ont besoin d’un changement », il construit un sujet plutôt que s’adresser à un sujet préexistant qui se serait trompé en votant socialiste ou en passant du PCF au Front national. C’est une différence fondamentale puisqu’il ne s’adresse plus à des identités déjà construites. L’ascension de Mélenchon peut se comprendre par ce débordement et par cette compréhension des identités en construction. Tout cela est lié au fait que ce n’est pas un parti avec Mélenchon mais un mouvement car avec un parti le sujet est déjà donné.

Maria Marisa (Bloco de Esquerda), Pablo Iglesias (Podemos) et Jean-Luc Mélenchon à Paris pour clôturer la campagne du premier tour de la présidentielle, Paris, 21 avril 2017 © mélenchon.fr

On en revient à Podemos qui partageait, à sa création, le même constat. Le succès de Mélenchon peut-il se comprendre par l’influence directe qu’aurait eu l’Espagne sur le mouvement de la France insoumise ?

Oui. Enfin, directe, je ne peux pas dire que c’est l’exemple espagnol qui a permis cela mais je pense que Jean-Luc Mélenchon a bien étudié les campagnes électorales de Podemos. La première, en mai 2014, pour les élections européennes mais aussi la remontada en décembre 2015. Il utilise d’ailleurs le concept de remontada d’Íñigo Errejón [Ndlr : Secrétaire d’analyse stratégique et de changement politique de Podemos]. Je pense que Mélenchon a regardé cela, comme tout le monde en Europe, mais il l’a évidemment très bien traduit au contexte français. Lui et les intellectuels qui l’appuient ont lu Chantal Mouffe [Ndlr : philosophe inspiratrice de Podemos]. Le livre d’Errejón et Mouffe, Construire un peuple, a d’ailleurs été traduit en français et à la présentation de ce livre des personnes comme Christophe Ventura ou Gaël Brustier, qui ont de l’importance dans les débats politiques actuels, étaient présentes. Dans ce sens, je pense qu’il y a une influence espagnole mais il y a également une influence des processus populaires en Amérique latine que Mélenchon connaît très bien et qui lui ont quand même coûté une petite une au Figaro.

Pas seulement au Figaro d’ailleurs. Lorsque les sondages ont commencé à montrer que Mélenchon avait une chance d’accéder au deuxième tour, on a assisté à un véritable lynchage médiatique, il y a eu la une du Figaro qui le qualifiait de « Chávez français », mais tous les médias, à quelques exceptions près, ont commencé à mobiliser les termes « autoritaire », « dictateur », « dangereux », en le comparant à Castro, Chávez, voire Staline. Il y avait eu exactement le même phénomène médiatique contre Podemos.

D’un côté, c’est normal. C’est vrai que Mélenchon avait appuyé les processus populaires en Amérique latine, donc on l’utilise contre lui. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Il y a évidemment une attaque qui peut avoir un impact fort mais je pense qu’il y a quelque chose qui est beaucoup plus intéressant et qui touche le sens commun français, espagnol, européen. En Espagne, ces attaques avaient très bien marché aussi. Elles consistent à demander : « est-ce qu’il existe une alternative ? ». Et ce n’est pas une mauvaise question. Est-ce qu’il existe une alternative aux démocraties dans lesquelles nous vivons ? Une alternative à nos régimes corrompus, néo-libéraux, qui sont des démocraties sans peuple qui répondent avant tout aux intérêts de la Troïka ? Est-ce qu’il existe une alternative qui ne tombe pas dans une polarisation sociale semblable à celle au Venezuela ? C’est intelligent de poser cette question si tu es de l’autre côté. Évidemment, moi je ne me la pose pas. Pour moi, c’est clair et net, oui, une alternative existe, mais est-ce qu’il y a un pays en Europe qui valide cette hypothèse ? Non. C’est pour ça qu’ils utilisent ces attaques, ça touche l’incertitude et la peur dans un contexte où la campagne est centrée sur le discours de l’ordre. Je déteste cette stratégie mais je la comprends parce qu’effectivement on est en train de discuter de s’il existe une alternative à 1) un populisme autoritaire avec des éléments fascistes ou, au moins, xénophobes ; 2) un populisme autoritaire de gauche et une guerre civile ou 3) au néo-libéralisme nord-américain version démocrate. Matérialiser les images des trois ordres en dispute, c’est intelligent. Mélenchon ce n’était pas matérialisable jusqu’à alors, donc on lui colle le Venezuela, et ça fonctionne.

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La fin de l’étiquette “gauche”

Montage comparant l’esprit des campagnes de 2012 et de 2017.

Non plus « rassembler la gauche » mais « fédérer le peuple » : tel fut le principal mouvement stratégique de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Comparé au discours hamoniste, attaché à l’étiquette « gauche » comme au premier des talismans, le slogan de la France Insoumise semble avoir porté ses fruits et convaincu un électorat jeune et populaire jusqu’alors inaccessible. Compte tenu du point de départ de 2012 et de la primeur du tournant « populiste », ces résultats sont remarquables. Toutefois, ils n’ont pas suffi pour l’emporter. L’une des raisons de cet échec réside probablement dans l’incapacité de la campagne de Mélenchon à s’être complètement émancipée du qualificatif “gauche”.  Sans abdiquer une seule idée, il est temps, une bonne fois pour toutes, d’abandonner une imagerie et un terme confus et éculé. 

« Vive la République, et que demain vive la gauche ! ». Ainsi Benoit Hamon a-t-il conclu son discours après l’annonce des résultats du premier tour. La mention, onze fois répétée, du mot « gauche » dans cette intervention de quatre minutes est à l’image d’une campagne dont le principal leitmotiv fut de justifier une identité mise à mal par le quinquennat de François Hollande et de rassembler les morceaux déchirés d’une vieille photo de famille, dont d’aucuns crurent que le nom portait encore un sens après maints divorces et enterrements. La grande illusion de Benoit Hamon fut de croire que la « gauche » pouvait être sauvée, que le souvenir de « ceux qui ont lutté pour la gauche dans l’histoire », combiné à un discours innovant en matières écologiques et sociales suffiraient à sauver les meubles et rassembler les troupes. Il s’est trompé. Les résultats, dans leur évidente crudité, sont là pour en témoigner.

Benoit Hamon lors du lancement du M1717 ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Cependant, l’illusion de Benoit Hamon tient moins de l’héroïsme historique des derniers carrés que du retard piteux du Maréchal Grouchy. Car, à vrai dire, une campagne menée à coups d’appels au cœur immaculé d’une certaine gauche de combat et étayée par des propositions innovantes, à même de renouveler l’idéal socialiste par un programme écologiquement rigoureux, n’est pas une première en France. Ce fut déjà la forme et le contenu de la campagne de Mélenchon en 2012, dont les trois mois de gesticulations hamonistes n’ont été que la pâle et retardataire copie.

De la « vraie gauche » au Peuple

« Le drapeau rouge et le rouge du drapeau », tels furent, selon les mots de Mélenchon, les emblèmes de la campagne de 2012. Le poing levé, les paroles de l’Internationale, les hardis faubourgs et « l’usine » des Lilas, le souvenir des barricades et des vieilles gloires révolutionnaires, l’enthousiasme pour une France rouge un temps perdue et enfin retrouvée : telle fut la geste de 2012. Elle réunit quatre millions de voix. Inouï, après 23 ans d’une défaite historique, dont on croyait, depuis 1989, qu’elle avait à jamais enterré l’avenir d’une gauche digne de ce nom, le score de 2012 reflétait toutefois bien plus la réunion d’une vieille famille qu’une véritable capacité à prendre le pouvoir. A l’évidence, les nouvelles idées éco-socialistes du Front de Gauche, qui avaient enfin renouvelé le corps idéologique de la gauche radicale, avaient échoué à convaincre le grand nombre. Seuls 16% des jeunes, 14% des ouvriers et 12% des employés s’y étaient montrés sensibles, contre respectivement 18%, 29% et 21% pour Marine Le Pen.

En ce sens, la campagne de 2012 fut une campagne identitaire. Son objectif historique fut moins de l’emporter aux élections, but qui semblait au demeurant inaccessible, que de démontrer la vivacité d’une gauche de combat, capable de regarder droit dans les yeux le siècle à venir et le siècle passé. De ce point de vue, elle fut une réussite.

Cependant, la réussite indiquait immédiatement une limite : la « vraie gauche » avait gagné des couleurs mais pas de victoire. Les élections qui suivirent devaient le rappeler avec une cruelle insistance. Le mot « gauche », répété avec une véhémence jalouse aux élections municipales et régionales, s’éreintait au fur et à mesure que la cristallisation identitaire de 2012 s’émoussait et que Hollande trahissait.

Vint alors le tournant stratégique que l’on connaît. Les reniements de Tsipras éloignaient le modèle du cartel de parti et la naissance de Podemos inspirait la création d’une organisation plus souple ainsi que la diffusion d’un message à la fois radical et transversal, c’est-à-dire sans étiquette. Ne pas rassembler la gauche mais « fédérer le peuple » : le mot d’ordre fut lancé pour la première fois le 24 aout 2014, lors de l’université d’été du Parti de Gauche.

Cette nouvelle stratégie signait la fin de la démarche identitaire du Front de Gauche. Le temps était venu de parler à tout le monde, au Peuple, et de transformer l’identité minoritaire de 2012, celle de la « vraie gauche enfin rassemblée », au mouvement à vocation majoritaire du « Peuple insoumis », en lutte contre l’oligarchie et ses petits maitres.

Une étiquette inutile

Le pari a en grande partie fonctionné. Le programme radical « L’Avenir en Commun », qui, sur le fond, est resté comparable à celui de 2012, « L’Humain d’abord », a su convaincre bien au-delà des rangs originels du Front de Gauche. Cela peut s’expliquer par la capacité de la France Insoumise à avoir remplacé la tautologie identitaire (« ce programme est vraiment de gauche car nous sommes la vraie gauche ») par une tautologie majoritaire (« ce programme est populaire car nous sommes le peuple »). De la même manière qu’il est absurde de sous-titrer un film joué dans sa langue natale, il n’a pas été nécessaire d’égrener le chapelet de la « gauche » pour que les bons s’y retrouvent. 80% des électeurs du Front de Gauche en 2012 et 24% des électeurs de Hollande se sont reportés sur la candidature de la France Insoumise. Par ailleurs, l’abandon de la posture identitaire a permis à des groupes sociaux pour lesquels la « gauche » inspirait de l’indifférence — sinon du mépris — de trouver une fraîcheur et une ouverture inédites dans le discours de Mélenchon. Ainsi, 30% des jeunes, 24% des ouvriers et 25% des foyers en-dessous de 1250 euros de revenu, soit près du double de 2012, se sont déclarés en état d’insoumission.

Alors que Benoît Hamon chantait la gloire et l’union de la « gauche », la campagne de Mélenchon a réalisé une trouée historique sans précédent pour une force radicale de transformation institutionnelle et sociale en France depuis le score de Jacques Duclos en 1969 (21.2%). Aucun drapeau rouge, aucune Internationale,  aucun poing levé ne fut pourtant fondamental pour la réalisation d’une telle prouesse. En revanche, l’adhésion au tricolore, l’incarnation par Jean-Luc Mélenchon de l’autorité morale de l’Etat et le refus intégral de tout mépris à l’égard de ceux qui ne partageaient pas les codes historiques de la France rouge y contribuèrent de façon essentielle.

Voici donc l’une des grandes leçons de la campagne de 2017 : la revendication du terme « gauche » et de ses oripeaux historico-culturels sont devenus inutiles à la progression d’un programme de transformation sociale.

Une étiquette encombrante

Plus problématique, en revanche, est cette deuxième leçon : non seulement le mot « gauche » est devenu inutile, mais, tout au long de la campagne, il s’est révélé piégeur et encombrant.

Alors que Jean-Luc Mélenchon avait laissé de côté le mot et les symboles associés à la « gauche », ses adversaires politiques, ainsi que les médias dominants, n’ont pas manqué de lui recoller l’étiquette dans le dos sitôt qu’il l’eut arrachée de son front. D’abord présenté comme le candidat de « la gauche de la gauche », puis simplement comme celui de « la gauche », Mélenchon fut pêle-mêle accusé de tous les excès révolutionnaires et des impasses du réformisme. Ses adversaires avaient bien compris que l’objectif du tribun n’était plus d’incarner la gauche mais le Peuple. Des procès en castrisme jusqu’en mitterrandisme, tout fut donc entrepris pour qu’il retournât à la case départ. Il fallait que, comme en 2012, Mélenchon clamât le drapeau rouge et la révolution bolivarienne ; il fallait qu’il reperdît son temps à distinguer Robespierre de Staline et 1981 de 1983 ; il fallait qu’il retombât dans le piège identitaire de la « gauche » et de la « vraie gauche ».

Mélenchon sur fond rouge. Montage réalisé par l’émission C à vous le 10 avril 2017.

Mélenchon tint bon, mais le mal fut fait. Dans la dernière semaine de la campagne, l’effort de transversalité populiste, accompli avec maestria lors des débats télévisés, fut rabougri par l’identification externe, imposée par les médias, du candidat de la France Insoumise à la seule « gauche ». Au final, le piège de l’étiquette « gauche » fut en grande partie responsable de la défaite. 

Arracher l’étiquette 

Pour préparer l’avenir il est désormais nécessaire d’immuniser la stratégie “populiste” à vocation majoritaire, mise au jour par la France Insoumise, contre l’étiquetage médiatique et les retours de la gauche identitaire.  De la même manière que le Front National critique en permanence l’utilisation des termes « extrême-droite » (ou même, simplement, « droite ») à son endroit, bien qu’il conserve un programme fondamentalement xénophobe et anti-lumière, les héritiers de la campagne de Jean-Luc Mélenchon devront désormais arracher les étiquettes « gauche » et « gauche de la gauche » partout où ils les trouveront sans pour autant renoncer à la moindre lettre de leur programme.

Associé aux trahisons récentes du réformisme et à l’image ternie des révolutions du XXème siècle, le mot « gauche » n’a, pour l’heure, plus rien de bon à apporter à ceux-là mêmes qui ont grandi en le chérissant. Tout juste apte à qualifier et à comparer objectivement des propositions programmatiques, le terme doit être abandonné comme référent sentimental et identificateur.

 Vers une identité nouvelle

Cela ne veut pas dire, toutefois, qu’il faut se priver des signes, des symboles et de la sensibilité lyrique apportée par la construction d’une identité politique radicale et progressiste. Bien au contraire, si la France Insoumise et ses héritiers parviennent à arracher l’étiquette « gauche », ils seront en bien meilleure position que le Front National pour construire une hégémonie « nationale-populaire », celle que Gramsci voyait comme préalable nécessaire à toute “guerre de mouvement” victorieuse pour les forces du progrès social.

En effet, Marine Le Pen (qu’elle accède ou non au pouvoir) sera toujours en peine d’unifier un peuple français que son programme cherche précisément à diviser. Contrairement aux idées reçues, la xénophobie contient en germe une propension à la guerre civile qui est incompatible avec une véritable stratégie populiste. La désignation d’un ennemi que chacun, chaque jour, peux rencontrer dans la rue ne conduit pas à la construction d’un peuple mais à sa division en partis et en tribus. A l’inverse, la dénonciation d’un adversaire rare, dont la nocivité est bien réelle, dont les adresses sont connues, mais dont les visages ne font pas partie du quotidien de 99% de la population, semble bien plus propice à la cristallisation des affects communs en un mouvement de contestation majoritaire. Cela implique toutefois de dénoncer l’oligarchie non plus comme l’adversaire des seuls « humanistes de gauche » mais comme l’adversaire combiné du Peuple, de la République, de la Nation et de l’Etat.

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Ces quatre termes peuvent former le noyau de l’identité nouvelle qui fleurira sur les ruines de la « gauche » telle que nous l’avons connue. Le « Peuple » et la « République » furent déjà au coeur de la campagne de Mélenchon. En revanche, la défense de la « Nation » et l’aptitude à diriger « l’Etat » méritent encore d’être mieux revendiqués. Il appartiendra à la France Insoumise d’approfondir l’effort d’incarnation morale, souveraine et régalienne associée à l’exercice du pouvoir. Contre un Front National empêtré dans une définition étriquée du Peuple, et contre un Emmanuel Macron qui ne saurait incarner un Etat qu’il s’apprête à détricoter, il faudra donc ajouter à la tautologie majoritaire de la campagne de 2017 une tautologie nationale (« ce programme est français car nous sommes la France ») et une proposition souveraine (« ce programme est applicable car nous sommes l’Etat »).

Rien ne sert de réveiller les fusillés du Père-Lachaise pour remettre leurs idées au goût du jour. Ce qui compte désormais, dès les législatives, c’est que les continuateurs de la Commune et des « jours heureux » cessent de rappeler le nom de leurs pères et s’attèlent à occuper le centre de gravité du pays — à mi-chemin entre la Bastille et la République, le Panthéon et les Invalides, l’Assemblée nationale et la Concorde.

 

SOURCES :

http://lepeuplebreton.bzh/2015/11/20/n%CA%BCy-a-t-il-aucune-reponse-de-gauche-a-la-lutte-contre-le-terrorisme/
http://www.lejdd.fr/Politique/Qu-est-ce-qui-a-change-entre-le-Melenchon-de-2012-et-celui-de-2017-859433
https://www.youtube.com/watch?v=ncmlXhKlJzc [impression d’écran]
http://img.20mn.fr/0hsVS33DSVOBntlBIeu_8w/2048×1536-fit_benoit-hamon-vainqueur-primaire-organisee-ps-alliees-29-janvier-2017- paris.jpg

Emmanuel Macron, anatomie d’une stratégie politique

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© Пресс-служба Президента Российской Федерации

Les Français sont loin d’adhérer majoritairement au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron est l’un des principaux fers de lance dans cette campagne. Pourtant, force est de constater la dynamique qui entoure le leader d’En Marche, désormais l’un des – sinon le – favoris de l’élection présidentielle. Comment expliquer son succès ? Retour sur une stratégie politique qui a jusqu’ici porté ses fruits malgré ses nombreuses failles, ainsi que sur les enjeux d’une candidature qui pourrait, en cas de victoire, accélérer la recomposition du paysage politique français. 

C’est en utilisant efficacement ses réseaux, forgés au cours d’une décennie parmi les cénacles d’experts soucieux de « réformer », de « moderniser » le socialisme français – les Gracques, le cercle des économistes de la Rotonde – qu’Emmanuel Macron a construit son ascension politique. Le 6 avril 2016, en lançant son propre mouvement, En Marche, il réalise le pari de s’affranchir des contradictions historiques d’un Parti socialiste tiraillé entre son attachement à l’Etat-Providence et l’acceptation croissante en son sein de la mondialisation néolibérale. En ce sens, la candidature d’Emmanuel Macron peut être interprétée comme la proposition d’un social-libéralisme émancipé, dont la matrice philosophique transparaît à la lecture de son programme et a fortiori de ses discours : le primat de la responsabilité individuelle et de l’égalité des chances sur la solidarité collective et l’égalité des conditions, la « mobilité » plutôt que les « statuts », l’attachement à l’Union européenne, la réduction des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, ainsi qu’une redéfinition du droit du travail au profit d’une plus grande flexibilité.

https://da.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Macron
Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie ©Pablo Tupin-Noriega

En juin 2016, une enquête dirigée par Luc Rouban pour le CEVIPOF constatait pourtant la faiblesse de l’électorat potentiel du social-libéralisme en France, cantonné à 6% du corps électoral et réduit à une fraction des catégories sociales supérieures. C’est sans doute ce qui explique les ambiguïtés et les volte-faces récurrentes d’Emmanuel Macron au cours de la campagne : le candidat d’En Marche tâtonne pour « fabriquer » un électorat composite, bien au-delà de ce socle extrêmement limité. Néanmoins, force est de constater que la dynamique autour de sa candidature semble se confirmer. Comment l’expliquer ? En grande partie grâce à une stratégie discursive adaptée au « sens commun » de l’époque, à même d’imprimer le rythme de l’agenda politique et de susciter de nouvelles logiques d’identification.

Progrès, renouveau, efficacité : une rhétorique habile mais fragile 

Le succès de la démarche d’Emmanuel Macron tient sans doute à sa capacité de sortir par le discours des cadres traditionnels qui régissent la vie politique française,  auxquels bon nombre de citoyens ne s’identifient plus. Si l’ancien ministre de l’Economie peut se targuer d’avoir impulsé un mouvement « ni à droite, ni à gauche », c’est précisément parce que le  clivage gauche/droite a considérablement perdu de son sens aux yeux d’une majorité de Français.

Ces catégories qui structurent la vie politique depuis la Révolution française sont davantage des coordonnées permettant de se repérer dans la complexité du paysage politique à un moment donné, plutôt que des identités figées. Il est des périodes où la puissance structurante de cet axe vacille, et ces séquences sont propices à la formulation de nouvelles logiques d’identification politique. C’est le cas aujourd’hui : l’alignement de François Hollande sur des positions nettement libérales – dont Emmanuel Macron est d’ailleurs l’un des principaux artisans – a débouché sur la relative indifférenciation des politiques macroéconomiques menées par la gauche socialiste et la droite républicaine. Les Français ne s’y retrouvent plus.

Dans cette situation brouillée, Emmanuel Macron sort du lot en proposant de « dépasser » ce clivage, tout en traçant une nouvelle ligne de démarcation au sein du paysage politique français : la frontière oppose désormais le « rassemblement des progressistes », qu’il prétend incarner, aux conservateurs de tous bords. La construction de ce nouvel antagonisme est habile dans le sens où il permet de renvoyer dos à dos une droite républicaine rétive au changement et une gauche présentée comme arc-boutée sur un système social obsolète.

En réinvestissant le terme de « progressisme », ce « signifiant flottant » pour reprendre la terminologie d’Ernesto Laclau, Emmanuel Macron peut développer un récit politique mobilisateur : gauche et droite ont plongé la France dans l’immobilisme. Les Républicains et le Parti socialiste sont conjointement responsables des blocages et des rigidités qui « étouffent » la société française, qui ne demande qu’à être « libérée ». Le « progrès » ne consiste donc pas à conquérir de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs, contrairement au sens traditionnellement assigné au terme par les gauches, mais réside dans la capacité à lever les entraves qui empêchent le pays d’avancer, afin de « bâtir une France nouvelle » et de lui « redonner son esprit de conquête ».  A travers son « contrat avec la nation », l’ancien ministre de l’Economie prétend recréer une communauté de destin animée par un même désir de changement, de « mobilité » – un terme récurrent dans ses propos. C’est la #RévolutionEnMarche.

Emmanuel Macron cherche également à capter la demande profonde de renouvellement de la classe politique exprimée par les citoyens. La « modernité », elle aussi omniprésente dans le discours du candidat d’En Marche, doit ainsi associer l’innovation et la libération des carcans en matière économique à un renouveau démocratique en matière politique. Cela se traduit dans sa rhétorique par un rejet du fonctionnement des partis traditionnels enfermés dans des combines bureaucratiques mortifères. Son discours est ici largement renforcé par le désastre des primaires organisées par les deux grands partis : elles ont non seulement révélé l’étendue des contradictions idéologiques qui traversent LR et le PS, mais aussi accentué la défiance des citoyens à l’égard des appareils verrouillés, en proie à des tractations permanentes.

 Afin de désamorcer les critiques concernant son parcours au sein des hautes sphères, Emmanuel Macron s’attache à mettre en valeur la diversité de ses expériences professionnelles par opposition aux autres candidats qui ont « fait carrière » en politique. C’est là une autre caractéristique de sa stratégie discursive : capitaliser sur le rejet des élus, très prégnant parmi la société française, à travers une rhétorique qui frôle parfois l’antiparlementarisme. Le candidat d’En Marche s’oppose à l’élite politique carriériste et immobiliste, souhaite contourner les structures sclérosées pour promouvoir à la tête de l’Etat des hommes et des femmes d’action et d’expérience : « l’alternance entre l’impuissance et l’efficacité, entre le monde d’hier et le siècle nouveau ».

 C’est ce qu’Emmanuel Macron entend par « retour de la société civile à la politique ». La « société civile », un concept suffisamment flou pour évoquer le renouveau sans avoir à fournir d’explications plus détaillées : on peine à discerner si les candidats présentés aux élections législatives par En Marche seront des citoyens sans expérience politique préalable, des militants associatifs, ou des lobbyistes chevronnés…  C’est probablement tout l’intérêt stratégique de cette catégorie par nature ambiguë.

Bien aidé par une couverture médiatique incommensurable, l’actuel favori des sondages a par ailleurs consolidé au fil du temps sa stature de présidentiable. A Bercy, notamment, où il a consciencieusement cherché à endosser le costume d’un ministre iconoclaste, hors du sérail, tranchant par ses déclarations transgressives à l’égard de son propre gouvernement (sur les 35 heures, la déchéance de nationalité, etc.). C’est ce numéro d’équilibriste, entre participation active à la politique économique du quinquennat et effort de distanciation à l’égard du paquebot socialiste accidenté, qui a étonnamment permis au candidat d’En Marche de faire de son passage au Ministère de l’Economie un tremplin pour son ascension politique… sans pour autant se voir accoler l’étiquette « hollandaise ». A cet égard, il est logique de voir aujourd’hui Les Républicains multiplier sur les réseaux sociaux les campagnes destinées à rappeler le rôle fondamental d’Emmanuel Macron dans la politique menée ces cinq dernières années. Et d’entendre François Fillon le rebaptiser « Emmanuel Hollande ».

Si cette stratégie discursive semble avoir été payante jusqu’à aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins fragile. Les ralliements successifs de cadres socialistes, dont plusieurs poids lourds du quinquennat comme Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls, pourraient affaiblir la portée de son discours orienté contre la classe politique traditionnelle. Le rafraîchissement de la vie politique qu’En Marche exhibe en marque de fabrique ne tient en réalité qu’à la figure d’Emmanuel Macron et à l’image qu’il s’est façonnée. Quiconque s’intéresse de plus près aux réseaux qui structurent sa campagne s’apercevra rapidement de l’omniprésence de nombreux dinosaures de la politique française. Le renouveau n’est pour le moment qu’une façade masquant ce qui s’apparente avant tout à une opération de recyclage.

Par ailleurs, ses déclarations fluctuantes sur certains sujets (la légalisation du cannabis, la colonisation, le mariage homosexuel, etc.) et ses ambiguïtés persistantes sur d’autres, nuisent à la crédibilité d’un discours axé sur la confiance et la compétence. De même que sa récente sortie hasardeuse sur l’ “île” de Guyane. Si sa démarche tente de donner corps à un nouveau sujet collectif autour du clivage progressistes/conservateurs, elle est contrebalancée par ses tâtonnements récurrents qui peuvent donner la sensation d’un pur et simple bricolage électoraliste.  Au risque de paraître flou et inconsistant, comme lors du premier débat qui a opposé les cinq principaux candidats, au cours duquel il n’est absolument pas parvenu à se démarquer. Difficile de déterminer dans quelle mesure ces incohérences manifestes freineront sa dynamique, tant la campagne est incertaine. Son arsenal communicationnel risque quoiqu’il en soit de révéler un peu plus son articificialité au fil des semaines.

Emmanuel Macron et le populisme

Le 19 mars dernier, l’ancien ministre de l’Economie déclarait au JDD : « Appelez-moi populiste si vous voulez. Mais ne m’appelez pas démagogue, car je ne flatte pas le peuple ». Le concept de « populisme », trop souvent vidé de son contenu analytique et désormais transformé en catégorie-repoussoir du débat politique, est régulièrement appliqué à Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Pour le candidat d’En Marche, la question est loin d’être évidente.

https://posthegemony.wordpress.com/2014/04/17/ernesto-laclau/
Le professeur argentin Ernesto Laclau (1935-2014), l’un des principaux théoriciens du populisme

Le néolibéralisme, qui constitue la clé de voûte du projet d’Emmanuel Macron, se caractérise habituellement par la recherche du dépassement des « vieux » clivages au profit d’un traitement technique, supposément « désidéologisé », des grandes questions économiques et sociales. Le candidat d’En Marche n’échappe pas à la règle, lorsqu’il relativise la pertinence de l’affrontement gauche/droite et privilégie le registre de l’expertise et de la compétence. A cet égard, il semble excessif de voir dans le macronisme le « stade suprême du populisme », comme le suggère Guillaume Bigot dans un article du Figaro. Le populisme est en effet une méthode de construction des identités politiques qui repose sur la réintroduction du conflit, par la « dichotomisation de l’espace social en deux camps antagonistes », selon Ernesto Laclau, l’un de ses principaux théoriciens. Là où le populisme cherche à réinjecter du politique, envisagé comme conflictuel par nature, l’ « esprit » du néolibéralisme tend à l’inverse à dépolitiser.

Néanmoins, la stratégie discursive d’Emmanuel Macron que nous nous sommes attachés à présenter – nouvelle dichotomie de l’espace politique entre progressistes et conservateurs, rhétorique anti-élites et positionnement en dehors des cadres institutionnels, valorisation du renouveau – relève effectivement en partie de la construction populiste. Là où la droite républicaine présente l’austérité et les réformes structurelles comme un horizon indépassable, sur un registre fataliste en résonance avec le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron tente de susciter un élan positif d’adhésion collective à son projet.

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Emmanuel Macron et Manuel Valls ©Alain Jocard

Les analyses gramsciennes, développées notamment par le politiste Gaël Brustier, ou par Antoine Cargoët dans LVSL, prennent ici tout leur sens. Dans le sillage du penseur italien Antonio Gramsci, on peut considérer qu’un acteur politique détient l’hégémonie lorsqu’il réussit à donner une portée universelle à son projet, en installant la conviction que les intérêts qu’il défend sont ceux de l’ensemble de la communauté politique. Or, le néolibéralisme, en panne de récit de légitimation et incapable d’intégrer les secteurs subalternes, souffre aujourd’hui d’une profonde crise organique : son hégémonie est menacée de toute part. L’émergence du « phénomène » Macron peut dès lors être perçue comme une tentative de reprise en main des élites, à travers la formulation d’un « nouveau récit d’adhésion au libéralisme », d’après les termes de Gaël Brustier : désencombré du conservatisme des droites et des complexes des socialistes, débarrassé des appareils partisans disqualifiés, incarné par un nouveau visage plus dynamique et plus moderne, le néolibéralisme « en marche » est susceptible d’obtenir une plus large adhésion. C’est la « révolution passive ».

Emmanuel Macron reprend donc à son compte certaines caractéristiques clés d’une stratégie populiste, saisissant la nécessité d’adapter son discours à l’état de délabrement du champ politique français, et rapprochant le libéralisme du sens commun par son association au progressisme et au renouvellement démocratique. Seulement, le « populisme » du leader d’En Marche entre en tension avec l’essence d’un projet qui réaffirme clairement le primat des décisions techniques sur la souveraineté populaire.

Les enjeux d’une recomposition à l’extrême- centre 

Malgré les innovations discursives présentées dans cet article, la rhétorique d’Emmanuel Macron emprunte également plusieurs éléments « classiques » du centrisme politique : il y a du bon à gauche, il y a du bon à droite, pourquoi donc ne pas associer un peu des deux ? Le 28 mars, lors d’une conférence de presse, le candidat d’En Marche affirmait : « Moi-même quand j’étais ministre, combien de fois ai-je entendu : ce que vous faites, ce que vous dites est formidable, mais je ne peux pas le dire publiquement, vous n’avez pas de chance, vous êtes de l’autre côté de la barrière ».

Emmanuel Macron souhaite s’ériger en pôle de recomposition entre les « socialistes libéraux » et la droite libérale, faisant sauter les digues partisanes artificielles qui les séparent. Qu’on en juge par cette déclaration du candidat, le 24 février, sur l’antenne de BFMTV : « le pays est divisé, bousculé, il doute de lui-même. Il est dans une crise sans précédent, le Front national est aux portes du pouvoir.  Il faut construire une forme de coalition ». C’est là l’ironie du « macronisme » : s’il puise sa force dans le rejet manifesté par les Français à l’égard du Parti socialiste et des Républicains, il propose en réalité une synthèse entre les deux, autour d’un « extrême-centre » d’obédience libérale.

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Albert Rivera, leader du parti centriste espagnol Ciudadanos © Contando Estrelas

En Marche serait-il sur le point de réussir ce que Ciudadanos (« Citoyens ») a échoué à réaliser en Espagne ? De l’autre côté des Pyrénées, le parti d’Albert Rivera, forgé sur une ligne et une stratégie politique à bien des égards similaires à celles d’Emmanuel Macron, n’a pas obtenu des résultats suffisants pour diriger la recomposition du système politique espagnol : la formation de centre-droit est désormais dans une situation inconfortable et hautement contradictoire, s’alignant tantôt sur les conservateurs, tantôt sur les socialistes, en fonction des contextes et, pourrait-on dire, du sens du vent. Emmanuel Macron, s’il venait à remporter l’élection présidentielle, pourrait à l’inverse parvenir à occuper la centralité de l’échiquier politique, en contraignant l’ensemble des acteurs à se positionner par rapport à lui.

En témoigne d’ores et déjà la provenance diverse des ralliements à sa candidature : vallsistes, centristes du MoDem et sénateurs de l’UDI, juppéistes… Des ralliements qui devraient se poursuivre s’il accédait au second tour.  Si sa victoire laisse toujours pour le moment planer la possibilité d’une crise institutionnelle, le Parti socialiste semble anticiper le succès de l’ancien ministre de Manuel Valls. Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat, déclarait très récemment que les socialistes avaient « vocation à gouverner dans une majorité avec Macron s’il est élu ». Quelle forme prendra précisément cette majorité composite ? C’est la grande question qui se posera au lendemain du 7 mai en cas de victoire du candidat d’En Marche.

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Emmanuel Macron contre Marine le Pen : mondialistes contre patriotes? ©Gymnasium Melle ©Copyleft

Dans son ouvrage sur l’histoire des droites en France, Gilles Richard affirme que « le clivage gauche(s)-droite(s), structurant l’histoire de la République depuis ses débuts, a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française ». Pour l’historien, le surgissement de la question nationale – à propos de laquelle les gauches peinent à se positionner – dessine aujourd’hui une nouvelle ligne de fracture entre néolibéraux et nationalistes. Les projets respectifs d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen n’en seraient-ils pas l’expression la plus criante ? D’un côté, la cohérence d’un néolibéralisme économique couplé à un libéralisme socio-culturel ; de l’autre, une proposition nationaliste structurée autour de la défense de la souveraineté nationale et d’une identité française essentialisée.

Si Emmanuel Macron est l’antithèse idéologique du Front national, il en est aussi l’adversaire idéal : un ex-banquier d’affaires incarnant à merveille le mondialisme sous tous ses aspects et matérialisant parfaitement ce que Marine Le Pen a popularisé comme l’« UMPS ». Dès lors, lorsqu’Emmanuel Macron lèvera clairement le voile sur son projet, qui s’inscrit en réalité dans la continuité des politiques économiques et sociales menées ces dernières décennies, le Front national risque d’en sortir renforcé : il pourra développer son discours critique sur un terrain plus favorable encore qu’aujourd’hui. Cette clarification interviendra-t-elle avant ou après l’élection présidentielle ? Quoi qu’il en soit, l’histoire de ces dix dernières années démontre qu’on ne peut prétendre combattre Marine Le Pen en chantant les louanges de la mondialisation néolibérale.

Crédit photos :

 © Пресс-служба Президента Российской Федерации https://da.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Macron

© Pablo Tupin-Noriega https://da.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Macron

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© Alain Jocard https://www.humanite.fr/loi-macron-sans-majorite-liberale-valls-passe-en-force-avec-larticle-49-3-565814

© Contando Estrelas https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Conferencia_de_Albert_Rivera_en_Vigo_(2_de_octubre_de_2012)_(5).jpg

© Gymnasium Melle © Copylefthttps://commons.wikimedia.org/wiki/File:Macron_%26_Le_Pen.jpg

L’extrême droite allemande (AFD) enlève son masque

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© Robin Krahl 

Lors d’une conférence donnée le jeudi 9 mars à Berlin, le nouveau parti d’extrême droite a dévoilé son programme politique. Les leaders de l’AfD ont annoncé les mesures dont le parti sera le porte-parole lors des prochaines élections qui auront lieu en septembre prochain. Sans grande surprise, celles-ci ne sont pas sans rappeler les propositions du Front National. Pour l’AFD, c’est un revirement par rapport aux propositions présentées lors du lancement du parti en 2013.

La sortie de l’Union Européenne 

La conférence a démarré sur ce postulat : « l’Allemagne n’est pas une démocratie ». L’idée majeure de l’AFD est de proposer la sortie de l’UE votée par les Allemands à l’aide d´un référendum afin que l’Allemagne « retrouve sa souveraineté ». A ses débuts, le parti s’était tout de même prétendu favorable à une intégration européenne dans le cadre des nations en se déclarant uniquement opposé à l’euro… tout en souhaitant conserver un marché commun. Le parti propose aussi d’introduire plus de référendums populaires sur le modèle suisse, ainsi qu’une regrettable réforme des institutions, ouvrant la porte aux interrogations : l’élection du Bundespräsident au suffrage direct par les citoyens, ainsi que la réduction des prérogatives des députés et du Chancelier. Actuellement, le Bundespräsident est élu par le Parlement et son rôle est celui d’un garant de la stabilité et de la continuité de l’Etat. Le système politique allemand a été décidé ainsi après la seconde guerre mondiale afin de prévenir toute nouvelle dérive d’un pouvoir trop personnel. La loi fondamentale (Grundgesetz) limite les pouvoirs du Président et les pouvoirs des députés du Bundestag et du Bundesrat. Que recherche réellement l’AFD en proposant cette réforme ? Il s’agit certainement d’une composante invariable de ce que les Allemands nomment le Rechtpopulismus, le populisme de droite qui revendique l’idée d’une personnalité forte à la tête de l’Etat.

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Frauke Petry, leader de l’AFP © Harald Bischoff

L’exclusion comme moteur politique et idéologique

De même que les frontistes français, les réactionnaires allemands prônent une politique dure et injuste envers les immigrés, et se font les chantres de la fermeture des frontières comme moyen de « protéger le pays » et d’« empêcher une invasion massive du système social ». La fermeture des frontières figure en tête de la liste du programme, le but de l’AfD étant de passer en dessous des 200.000 migrants par an (et une immigration basée sur des critères sélectifs), ainsi que d’interdire les regroupements familiaux pour les réfugiés. Alors que l’Allemagne a accueilli 890 000 réfugiés en 2015 et 280 000 en 2016, l’AfD propose de mettre fin à cette politique et souhaite diminuer l’accès au droit d’asile. En tant que proposition phare, figure aussi la reconduction à la frontière des criminels étrangers qui devront ainsi être emprisonnés dans le pays d’origine. Une dernière mesure phare concerne la déchéance de nationalité pour les immigrés binationaux coupables de crime. De plus, le parti songe à l’étendre aux Allemands ayant « des origines étrangères » sans apporter plus de précisions.

La question de l’Islam a aussi été longuement évoquée, l’AfD souhaitant interdire les cursus d’études universitaires sur l’Islam ou la théologie islamique (à l’instar des Gender Studies), ainsi que le port du voile dans les lieux publics, à l’école et à l’université. Marine Le Pen avait, elle aussi, fait part d’intentions allant dans le même sens. Selon l’AfD, l’intégration consiste à « plus qu’apprendre l’allemand », l’apprentissage et la promotion de la langue allemande occupant tout de même une grande place dans le programme politique, celle-ci étant définie comme le « centre de l’identité [allemande] ». Depuis ses débuts, le parti s’oppose radicalement au multiculturalisme et donne à la Leitkultur (voir l’article paru à ce sujet sur LVSLhttp://lvsl.fr/allemands-a-recherche-dune-identite-perdue) une définition se rapprochant du nationalisme exclusif. Il se positionne ainsi sur la même ligne que certains universitaires proches de la CSU et de la branche conservatrice de la CDU. Pour rappel, l’ex-CDU Friedrich Merz  avait expliqué que la culture de référence allemande (Leitkultur) devait “représenter un contre-poids” à la société multiculturelle. Position qui semble avoir été reprise par l’AfD. La communication du parti utilise aussi les même codes simplifiés et grossiers que le FN en France, en affublant certaines personnalités d’une burqa (représentation préférée des partis populistes de droite du “totalitarisme de l’Islam”) ou bien en éditant des tracts relatant des chiffres gonflés et établissant des parallèles douteux avec l’immigration et le chômage ou bien le terrorisme.

Et que vive l’armée !

En matière de défense, la restauration du service militaire pour « la protection et la puissance de la patrie » est proposée. D’une façon assez surprenante, l’AfD souhaite que les Etats-Unis restent un allié important et que l’OTAN reste une alliance de défense effective tout en refusant que les soldats allemands soient envoyés en mission pour les intérêts des « pays amis ». Ils doivent cependant pouvoir être mobilisés sous mandat de l’ONU. À ce méli-mélo incohérent s’ajoute la volonté dun « meilleur comportement » envers la Russie. L’AfD espère ainsi s’assurer la protection de l’Allemagne par des forces alliées étrangères, étant consciente de la faiblesse relative de la Bundeswehr qu’elle souhaite d’ailleurs « renforcer ». L’armée allemande est en effet peu dotée en effectifs et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale reste un obstacle à toute tentative d’intervention militaire majeure (l’armée est totalement contrôlée par le Bundestag). Les récents exercices d’entraînement entre la police fédérale allemande et la Bundeswehr en cas d’attaque terroriste sont d’ailleurs largement relatés dans les journaux nationaux. Précisons aussi que l’AfD s’oppose à la construction d’une Europe de la Défense.

«L’Allemagne doit être fière de son passé»

Et si le pire était pour la fin ? Alors que le Front National – et la droite française en général – se plaisent à évoquer les « aspects positifs du colonialisme », l’AfD déclare, sans crainte, vouloir en finir avec la politique actuelle de mémoire du national-socialisme et « ouvrir l’histoire à de nouvelles possibilités » qui permettraient d’évoquer… les « aspects positifs de l’histoire allemande ». Il est assez douteux, de la part du parti d’extrême droite, de regrouper sous un même thème la critique de la mémoire du national-socialisme et la volonté de parler des points positifs de l’histoire allemande. Surtout lorsque cela figure sur un programme électoral. Mais encore récemment, il est possible d’entendre certaines personnes parler d’un ton naïf des « progrès en matière de transports sous Hitler, notamment pour les autoroutes ». Gruselig (effrayant), comme on dit en allemand. L’AfD n’est pas un parti “nazi” en tant que tel, mais parmi ses soutiens, certains le sont. Intervient alors le conflit entre la mémoire d’un fait ou d’une période historique, et de son utilisation dans la politique.

Une critique du monde post-idéologique ? 

La fin des idéologies – voire celle de l’Histoire – semble belle et bien n’être qu’une chimère. Car l’AfD, à l’instar du Front National, manœuvre et porte aussi un discours destinant à casser le clivage gauche-droite pour définir une nouvelle opposition entre les nationalistes et les pro-UE. La crise des réfugiés est à ce titre un motif concret prêtant à la construction d’une ligne idéologique correspondant à celle qui vient d’être détaillée est qui constitue le programme électoral de l’AfD. Merkel, en prétendant vouloir uniquement décider des mesures en ne faisant usage que du sacro-saint pragmatisme, donne en fait un sens idéologique à l’ouverture des frontières et du contenant à ce qu’est aujourd’hui l'”européisme” dont l’extrême-droite se sert pour se donner un contenu politique en “contre”. Et pour en terminer avec les idées reçues, l’AfD n’est ni un parti social, ni un parti qui se situerait “ni à droite, ni à gauche” de l’échiquier politique : ses idées sont réellement celles d’un renouveau du nationalisme allemand sur le modèle des autres partis nationalistes européens.

Pour retrouver le programme complet de l´’AfD : https://www.alternativefuer.de/programm/

Pour en savoir plus sur le système politique allemand : http://elections-en-europe.net/institutions/systeme-politique-allemand/

Crédits :

© Robin Krahl https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-01-17_3545_Landesparteitag_AfD_Baden-Württemberg.jpg

© Harald Bischoff https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Frauke_Petry_5187.jpg

Christophe Ventura : “Si le populisme de gauche n’assume pas de briser le mur européen, il raconte des histoires aux enfants”

Dans le cadre de la sortie de l’édition française du livre Construire un peuple (en librairie le 7 avril), dialogue entre Chantal Mouffe (philosophe théoricienne du populisme de gauche) et Íñigo Errejón (co-fondateur et stratège de Podemos), nous nous sommes entretenus avec Christophe Ventura, qui a mené la publication de cette édition. Christophe Ventura est animateur de l’association Mémoire des Luttes et l’un des fondateurs du groupe de réflexion politique et intellectuel Chapitre 2. Qu’est ce que le populisme de gauche ? Quelle est sa stratégie ? Quelles sont les différences entre Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Podemos ? Comment comptent-ils contrer l’hégémonie du populisme de droite ? Emmanuel Macron est-il populiste ? Ces mouvements ont-ils un tabou sur la question européenne ? Doivent-ils prôner la sortie de l’UE ? Nous lui avons posé toutes ces questions.

 

LVSL : Vous vous intéressez de près à la question du populisme en Europe. Et plus particulièrement au « populisme de gauche », théorisé par Chantal Mouffe. Pourquoi ce concept vous semble-t-il pertinent aujourd’hui ?

https://melenchon.fr/2016/11/02/debat-sur-le-populisme/
Chantal Mouffe, juste à gauche de Jean-Luc Mélenchon, et Christophe Ventura, celui qui attire leur regard avec son téléphone portable, lors de la marche pour la VIe République du 18 mars 2017 © mélenchon.fr

Christophe Ventura : Je pense qu’il faut s’intéresser à ce terme de « populisme de gauche » car, d’une manière générale, la notion de populisme est utile pour comprendre ce qui se joue, dans une séquence historique donnée, au sein d’une société. Le populisme est avant toute chose un « moment » dans la vie d’une démocratie devenue totalement oligarchique, et qui entre en crise. Ainsi, ce « moment » annonce l’arrivée ou l’éclatement d’une crise de régime. Sur ce point, je converge beaucoup avec Chantal Mouffe. Nous sommes dans un « moment » populiste. A quoi correspond-il ? Pour résumer : à l’activation d’un vaste mouvement d’opinion et de mobilisation destituant dans la société, à une désaffiliation de la population avec ses organisations et institutions de représentation habituelles. Il s’agit d’une dynamique qui, plus que de se situer dans le cadre des références politiques du moment antérieur, cherche à destituer les pouvoirs en place, leurs représentants et leurs symboles : classes politiques et institutions notamment.

Ce phénomène nous oblige à concevoir l’action politique, mais aussi intellectuelle et sociale, différemment, à rechercher des stratégies distinctes par rapport à nos habitudes d’organisation. Car, en effet, ce type de dynamique contestataire n’appartient ni au camp de la gauche, ni à celui de la droite a priori. Elle devient en revanche l’objet d’une bataille hégémonique entre ces deux familles pour l’orienter vers la gauche – et à ce moment contribuer à re-signifier cette gauche auprès d’une masse de gens pour qui elle ne veut plus rien dire parce que, pour eux, elle est associée aux mêmes politiques économiques et sociales que la droite – ou vers la droite – et à ce moment-là renforcer le sentiment de rejet de l’autre dans la société, et protéger dans le même temps les intérêts des puissants. Un exemple pour illustrer : le Brésil. En 2013-2014, c’est exactement ce type de phénomène qui a fini par éclater – avec une captation par la droite de la rue – contre le gouvernement de centre gauche de Dilma Rousseff tandis que se préparaient les festivités onéreuses de la Coupe du monde de football (2014) et que l’onde de choc de la crise économique et financière mondiale commençait à se faire sentir dans le pays (chômage, montée de la précarité, des inégalités). Je me souviens d’une analyse du journaliste uruguayen Raúl Zibechi dans laquelle il décrit avec minutie comment, « pour la première fois depuis cinquante ans, l’hégémonie dans les rues brésiliennes appartient aujourd’hui à la droite » [1].

Là-bas, la gauche a perdu la bataille. Empêtrée dans la gestion du pouvoir, confrontée à la crise économique, affectée par des scandales de corruption, significativement bureaucratisée et ayant perdu son lien avec les mouvements sociaux, elle a pensé qu’il suffirait de faire valoir son bilan – pourtant le meilleur pour le pays depuis des décennies – et de proclamer ses valeurs pour gagner un sujet alors en construction dans la rue qui se mobilisait initialement contre la cherté de la vie, l’augmentation du prix des transports, les gâchis financiers et la corruption en période de restriction économique. C’était une erreur.

 

“Emmanuel Macron n’est jamais autre chose que le candidat du libéralisme économique en France.”

 

L’emploi du terme « populisme » peut faire sursauter à gauche. En effet, beaucoup y voient un concept vide, voire méprisant vis-à-vis du peuple, utilisé par les élites pour discréditer les candidats de gauche radicale qui s’adressent aux catégories populaires. Par exemple, Jean-Luc Mélenchon refusait cette étiquette en 2012, car pour lui c’était alors une façon de l’assimiler au FN. Ça ne semble plus être le cas aujourd’hui : il se montre plus ouvert à cette appellation, même s’il ne l’endosse pas directement. Pourquoi, selon vous, ce terme à autant de mal à être assumé à gauche ?

Il y a trois raisons à cela.

Premièrement, si certains à gauche refusent d’employer le terme, c’est parce que ce mot est plastique, élastique, qu’on peut tout mettre dedans. De fait, comme vous le dites, il est repris par le système pour disqualifier tous ceux qui le contestent… et ce système le fait en utilisant lui-même une stratégie populiste, comme l’explique par exemple Emmanuel Macron lorsqu’il affirme « Si être populiste, c’est parler au peuple de manière compréhensible sans passer par le truchement des appareils, je veux bien être populiste » [2] (Journal du dimanche, 19 mars 2017).

Donc, cela pose un problème à gauche. En gros, si toi-même tu utilises le mot que les médias utilisent pour te disqualifier, tu passes tes journées à expliquer que tu as une autre acception du mot mais tu es incompréhensible pour le commun des mortels. Ça c’est une première critique. Par exemple, celle de Jean-Luc Mélenchon.

Exemple célèbre de caricature médiatique du populisme avec ce dessin de Plantu.

La seconde critique consiste à dire que le populisme, même de gauche, est toujours, in fine, un autoritarisme parce qu’il se construit contre les institutions, les corps intermédiaires, et reconnait le rôle d’individus leaders et de stratégies discursives (c’est-à-dire le fait de construire un type de discours qui va articuler des demandes au départ hétérogènes dans la société, puis identifier un adversaire, pour ensuite engendrer la formulation d’une nouvelle frontière politique dans cette dernière entre un « nous » et un « eux » [3]) comme médiations pour la (re)construction du politique. En effet, dans sa dimension théorique, le populisme, selon les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau, postule que les stratégies discursives et le rôle des individus –  ou d’une lutte singulière – coagulent et orientent le sens de la dynamique populiste vers le progrès ou la réaction, vers la construction d’un peuple de gauche ou de droite au sein de la population.

Il faudrait ajouter une troisième critique venue de la gauche. Celle consistant à souligner que le peuple, en tant que catégorie, n’existe pas  – ce que disent en fait Laclau et Mouffe qui rappellent qu’il est toujours une construction – et qu’il n’est jamais majoritairement de gauche, mais largement en faveur de la conservation de l’ordre économique et social – même s’il peut dans le même temps souhaiter un coup de balai de sa classe politique – du fait de ses structures sociologiques (paysans et classes populaires attachées aux logiques de propriété, classes moyennes désireuses de mobilité et d’ascension, aspiration au mode de vie bourgeois, etc.) et religieuses (poids ou résilience culturelle de ces dernières dans les classes populaires notamment).

Dialogue entre Chantal Mouffe et Jean-Luc Mélenchon le 21 octobre 2016 à la Maison de l’Amérique latine, animé par Christophe Ventura, et où il est notamment question du populisme de gauche.

 

Que répondez-vous à ces critiques ?

Ce sont des débats très sérieux et les arguments ne manquent pas mais, de mon point de vue, le populisme est, au fond, la méthode par laquelle se reconstruit le politique à partir d’une crise de la politique. Au bout du processus se trouve la formation d’une volonté collective, d’un peuple mobilisé en politique. Il peut être de droite, de gauche, du centre. Symptôme initial d’un dysfonctionnement de la démocratie, le populisme contribue à la revivifier, à réinstaller un équilibre entre la société et cette dernière, à « reloader » la démocratie représentative en y imposant ou ré-imposant une présence et une représentation des classes populaires et de leurs exigences. Plus qu’un projet idéologique ou politique de long terme, c’est peut-être ici sa véritable fonction.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’adopter des interprétations mécanistes ou maximalistes de la théorie populiste. Chaque société est différente et même dans les phases de mouvement destituant, les structures sociales et institutionnelles conservent plus ou moins de légitimité, de résilience, de fonction auprès des populations. Ainsi, le scénario français n’est pas celui de l’Espagne, de la Suède ou de l’Amérique latine.

Christophe Ventura lors de notre entretien, dans les locaux de l’association Mémoire des Luttes © Flavien Ramonet

Une fois tout cela posé, le populisme n’est, effectivement, pas en soi progressiste. S’il n’insuffle pas ou ne s’appuie pas sur des aspirations existantes dans la société qui visent la transformation de la structure sociale, il servira les groupes dominants. Passer par l’étape du populisme de gauche en France aujourd’hui, c’est se demander comment inclure dans la mobilisation politique et intellectuelle des tas de gens, en particulier dans les nouvelles générations, qui ne se retrouvent pas dans les organisations, pour faire un chemin qui, à la fin, nous amène à redécouvrir la gauche, en quelque sorte. Donc moi je n’oppose pas non plus, de ce point de vue-là, ceux qui se disent juste de gauche par rapport à ceux qui se disent populistes de gauche. Je pense que ce sont des dynamiques qui permettent de se retrouver in fine.

Je pense que la grille populiste doit être envisagée comme une boîte à outils utile pour notre travail politique et qu’on ne peut pas nier l’existence du phénomène. Pour toutes ces raisons, je pense qu’il faut assumer la notion de populisme et ne pas laisser ce mot à la définition que veulent en imposer les dominants.

Outre Jean-Luc Mélenchon, un autre candidat a décidé de se présenter à la présidentielle sans se baser sur un appareil partisan, en allant directement au contact du peuple : il s’agit d’Emmanuel Macron. Pour le politologue Gaël Brustier, Emmanuel Macron incarne « le populisme des élites » [4]. Comment analysez-vous le « phénomène Macron » dans le cadre du populisme ?

Je pense que Gaël Brustier fait une analyse extrêmement pertinente de ce qu’est le « macronisme ». Macron, c’est le populisme des élites, le transformisme, ou alors, pour le dire encore autrement, un populisme de « l’extrême-centre ». C’est l’inverse d’un trou noir. Il aspire la non-matière pour en faire de la matière. C’est un candidat du vide, au départ, qui aspire de tous les côtés du système qui veut survivre. Il est populiste dans ce sens-là. Il incarne la stratégie, la méthode, la médiation pour tous ces courants-là. Il mène une mission de sauvetage du système et de repositionnement des élites au centre du pouvoir. Emmanuel Macron est celui que le système choisit pour recréer du consentement dans la société  – notamment ses parties les plus intégrées économiquement et socialement – autour du consensus du système.

Macron correspond tout à fait à ce qui s’est passé avec Mauricio Macri en Argentine [Cela sera détaillé dans un entretien avec Christophe Ventura au sujet de l’Amérique latine à paraître très prochainement sur LVSL, NDLR]. Il y a du Macri dans le Macron ! Macri, en Argentine, c’est le prototype du macronisme. C’est exactement le même genre : l’attitude, le positionnement, le discours. Un candidat sans programme. Ou plus exactement si, un programme : le candidat.

S’il fallait résumer le cas Macron, on pourrait dire qu’il fait l’opération suivante : il offre –  c’est ce qu’il a dit dans son discours du 4 février à Lyon –  à différents courants en France, qui vont du gaullisme jusqu’aux sociaux-démocrates, en passant par le centre gauche, le centre droit, les chrétiens-démocrates, etc., la promesse d’être le point d’équilibre pour garantir la continuité de la démocratie-libérale, au sens politique du terme. C’est ce qu’il offre de manière visible à ces courants-là. Mais ce qu’il ne dit pas, et qui est en réalité le coagulant de tout ça, c’est en réalité le libéralisme économique, et son approfondissement. Même s’il ne fait pas campagne là-dessus, il n’est jamais autre chose que le continuateur de son mentor François Hollande. Il n’est jamais autre chose que le candidat du libéralisme économique en France, de l’actualisation de son modèle de société  – l’ubérisation  -, dans une version moins brutale que ce que propose Fillon.

Au-delà de ses démêlés, Fillon fait peur à une partie de ses propres troupes, y compris du patronat, à la différence de Macron. Il fait peur parce qu’il promet au pays l’affrontement ; avec les syndicats, la gauche, le monde du travail, etc. C’est tellement brutal : 500 000 fonctionnaires à la poubelle. Macron ça n’est pas ça. Il temporise. Donc même une partie de la droite et du patronat préfère Macron parce qu’il est le garant d’une sorte de stabilité molle et qu’il est un modernisateur du libéralisme dans la société. Fillon est trop dur pour eux.

Il y a donc aujourd’hui dans la campagne présidentielle française trois populismes qui s’affrontent. Il y a le populisme de droite : Le Pen (nationaux contre mondialistes) ; le populisme de l’extrême centre : Macron (les libéraux des deux rives du système contre les ennemis du système) ; et le populisme de gauche (Mélenchon). Et pour la première fois dans l’histoire de la Vè République, il devient tout à fait probable que l’un de ces candidats – y compris Marine Le Pen –  devienne président en lieu et place des candidats des grands partis de gouvernement traditionnels issus du bipartisme. C’est inédit !

Aujourd’hui, la forme que prend en France la crise du centre du système politique et de ses organisations (les partis), celle que prend leur effritement et leur éloignement des classes populaires confirment l’émergence, à la périphérie de ce système, de mouvements qui vont tenter de devenir de plus en plus centraux. De ce point de vue-là, chacun dans leur genre est populiste. Ils sont des produits de ce « moment » populiste.

 

“Aujourd’hui, ce qui l’emporte en Europe, c’est l’effondrement des valeurs de solidarité. (…) Mais, plus se mettent en place des politiques qui sanctionnent les marchés financiers et les puissants, et plus se recréent les conditions d’un retour à la solidarité dans la société.”

 

On voit qu’il y a une approche différente entre le populisme de gauche anglo-saxon, incarné par Jeremy Corbyn et Bernie Sanders, qui s’appuie sur les appareils partisans de la gauche traditionnelle, et celui de Podemos et de Jean-Luc Mélenchon qui, quant à eux, ont décidé d’agir en dehors du cadre des partis, et ont tendance à délaisser le mot « gauche » pour le mot « peuple ». Comment analysez-vous cette différence de stratégie ?

Est-ce qu’il s’agit vraiment de différences de stratégie ou sommes-nous en présence de variantes d’un même phénomène qui pousse dans des engrais différents ? Je pense que c’est plutôt ça. Le populisme anglo-saxon de gauche émerge au sein et contre des structures qui n’ont pas disparues : les Démocrates et le Labour.

En ce qui concerne Jeremy Corbyn, je pense qu’il fait du populisme de gauche au sens de la méthode, d’ailleurs son entourage le revendique depuis peu. C’est assez clair lorsqu’il mobilise et organise un « peuple de gauche » contre l’appareil du parti. A l’intérieur, à travers son appel aux adhésions individuelles massives et à l’extérieur, avec le mouvement « Momentum » qu’il a inspiré et qui lui est directement lié. Mais il le fait d’un point de vue assez singulier, qui n’a pas d’équivalent, puisqu’il a été propulsé à la tête de ce qu’il y a de plus traditionnel comme parti social-démocrate européen : le Labour. C’est tout à fait nouveau. Il a été envoyé au quartier général d’une structure qui est tout sauf une force populiste et qui, malgré son arrivée, n’a pas été encore transformée. Il faut attendre pour en savoir plus dans son cas.

Dans les sociétés plus latines (en Espagne par exemple), qui sont aussi plus brutalement affectées par les effets de la crise économique et sociale, et où il y a des crises de régime politique, ce phénomène prend corps en dehors du système des partis établis, du centre du système politique.

Podemos s’est beaucoup intéressé au populisme pour savoir comment construire une méthode, une stratégie, qui permette de sortir une gauche en crise de la confidentialité politique. « Comment forger des instruments permettant de reconstruire une base sociale qui, en expansion permanente, doit devenir majoritaire politiquement et investir une nouvelle identité politique ? » C’est ça qu’ils appellent populisme. Et la réponse, à travers les outils de Laclau et de Mouffe, c’est construire une stratégie discursive qui va privilégier la construction d’un discours sur des thématiques rassembleuses et fédératrices plutôt que sur des mots d’ordre d’organisation qui font référence à des habitus politiques prédéterminés, en particulier ceux de la gauche. Par exemple la question de la reconquête, de la récupération des droits. Ce sont des thématiques larges, mais qui vont permettre d’agglomérer des populations dont l’affiliation au clivage droite-gauche ne suffit pas ou ne suffit plus. Ça permet donc de construire ce bloc socio-politique offensif.

Le groupe fondateur de Podemos a beaucoup travaillé ces questions à partir d’expériences latino-américaines de terrain, puisque, pour la plupart, ils ont fait les campagnes de Bolivie, du Venezuela, etc. Mais ils n’ont jamais décidé de s’auto-définir comme « populistes de gauche », même si dans les faits, ils en font. Il y a dans Podemos un intérêt pour le sujet, mais l’adhésion au concept est l’objet d’un débat intense, en particulier entre Pablo Iglesias et Íñigo Errejón. Errejón est plutôt contre l’emploi de ce concept – « populisme » oui, mais pas « de gauche » – tandis qu’Iglesias est plutôt pour. C’est d’ailleurs l’un des objets du livre Construire un peuple [5].

En France, nous sommes un peu entre les deux scénarios. Jean-Luc Mélenchon pense qu’au-delà de la gauche, il faut fédérer le peuple, dont de larges pans sont touchés par les mêmes maux. Selon lui, le référent « gauche » est brouillé car ceux qui s’en réclament font, lorsqu’ils arrivent au pouvoir, des politiques nocives contre les intérêts populaires et ressemblent à ceux qu’ils prétendent combattre (les riches, les importants, les dominants, les détenteurs du bon goût, les tricheurs, etc.).

De gauche à droite : Jeremy Corbyn, Pablo Iglesias, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders.

 

Lorsqu’on regarde la victoire de Donald Trump et du Brexit, ainsi que les scores de l’extrême-droite en Europe qui augmentent continuellement, tandis que le populisme de gauche n’a pas encore réussi à prendre le pouvoir ou à gagner une élection, cela vous fait-il penser que le populisme de droite est en train de l’emporter sur son versant de gauche ou bien pensez-vous que le populisme de gauche a juste un train de retard à rattraper ?

Je pense qu’aujourd’hui l’hégémonie du populisme est à droite. C’est indéniable. On ne peut pas se cacher derrière son petit doigt. Aujourd’hui, ce qui l’emporte en Europe, ce sont des logiques d’ultra-concurrence entre tous. Ce qui l’emporte en Europe, c’est l’effondrement des valeurs de solidarité. Tout ce qui renvoie à l’idée de solidarité entre les gens s’effondre. Et, j’ai envie de dire, c’est un peu « Dieu pour tous ». Donc le populisme de gauche part avec cet inconvénient.

Mais la question est de savoir si le populisme de gauche peut être un instrument utile pour fissurer cette hégémonie-là. Parce que la réponse de la gauche social-démocrate, par rapport à ce problème, est un échec cuisant. Toute la stratégie d’une gauche d’accompagnement, qui consiste à dire « ce système est comme il est, mais on va lui donner un visage humain », est ruineuse. C’est ça qui ruine la gauche. Donc le populisme de gauche peut intervenir comme une tentative pour essayer de déjouer l’hégémonie du populisme de droite, notamment sur une question qui est essentielle et qui n’est pas simple à régler : comment constituer la communauté politique ?

Au fond, la différence entre populisme de gauche et populisme de droite est là. Le populisme de droite affirme que ce qui fonde le peuple, c’est l’ethnie. Il développe une vision essentialisée et statique du peuple tandis que ce que propose le populisme de gauche comme principe fondateur, c’est le politique et les logiques dynamiques, conflictuelles, indéterminées et transformatrices que cela induit.

Aujourd’hui, la version de droite est hégémonique, parce que notre difficulté c’est aussi la question économique. Plus le mal-être économique se propage dans toutes les couches de la société et plus il est difficile d’affirmer et de construire la solidarité entre elles. Le malheur ne rend pas plus aimant… Mais, plus se mettent en place des politiques qui sanctionnent les marchés financiers et les puissants, et plus se recréent les conditions d’un retour à la solidarité dans la société.

 

“La bataille culturelle hégémonique au sein de la gauche sur l’Europe ne fait que commencer.”

 

Il existe peut-être un tabou qui pourrait expliquer le piétinement du populisme de gauche : le fait que malgré l’échec de Syriza en Grèce, les tenants de cette stratégie peinent à tenir un discours de vraie rupture vis-à-vis de l’Union européenne ; Jeremy Corbyn a même fait campagne pour le Remain au Royaume-Uni. L’échec actuel du populisme de gauche en Europe ne vient-il pas du fait qu’il existe dans ses rangs un tabou sur la question de l’Union européenne ?

Si, indéniablement. Cela fait partie des tabous de ce courant-là. Pourtant, si des forces populistes de gauche – auxquelles ne se réfère pas Syriza explicitement –  n’assument pas de briser le mur européen, alors elles racontent des histoires aux enfants car les propositions qu’elles portent –  égalité, justice sociale, souveraineté politique – ne sont pas applicables dans le cadre du système européen. Ce faisant, elles laissent ainsi le champ libre aux populistes de droite qui ont bâti une cohérence retorde dans leur rejet de l’UE, à partir de la question de l’immigration et en promettant plus de social pour les seuls nationaux. Ils disent « L’Europe et l’euro nous privent de souveraineté et nous appauvrissent, l’UE promeut la mobilité du travail intra-européen et l’immigration qui minent notre Etat social. Sauver notre Etat social passe par la sortie de l’euro, la fermeture des frontières, l’arrêt des migrations, la préférence nationale ».

Aux forces populistes de gauche de montrer la « roublardise » de ces positions qui cherchent à récupérer de la souveraineté pour ensuite mieux la contrôler et la réduire dans la société, renforcer le patronat national dans la concurrence internationale et discipliner le salariat en lui offrant quelques miettes sur le dos des immigrés et des plus pauvres réprimés. Mais en maintenant toujours plus exploité ce salariat, par des patrons nationaux revigorés ! Une sorte de modèle d’« exploitation patriote » en somme ! Car l’histoire est là pour le montrer. Chaque fois que ces forces ont pris le pouvoir, le discours social a servi à capter les masses populaires durant la phase de conquête de l’État. Chaque fois qu’elles ont gouverné, elles ont servi de chiens de garde au capital et écrasé les revendications populaires.

Alexis Tsipras, le premier ministre grec qui a échoué dans son bras de fer avec l’Union européenne.

Et je passe sur l’État social dont le manque de ressources provient, avant toute chose, et de manière massive et surdéterminante, des politiques d’austérité, de la montée des inégalités sociales et fiscales.

Sur l’Europe donc, aux forces populistes de gauche de montrer le chemin d’un autre modèle, de prouver que l’Union européenne n’a pas le monopole de l’Europe.

 

C’est dans cet esprit que vous avez lancé Chapitre 2, un groupe de réflexion et d’action politique et intellectuelle qui « se donne comme objectif stratégique de gagner la bataille hégémonique au sein de la gauche sur les questions européennes ». Vous affirmez justement que « l’Union européenne n’a pas le monopole de l’Europe et qu’elle est désormais incapable de mener à bien sa propre démocratisation ». Faut-il donc un Frexit (sortie de la France de l’UE) ?

Effectivement. On a fondé Chapitre 2 pour cela. Partant du constat que j’ai développé juste avant, la bataille culturelle hégémonique au sein de la gauche sur l’Europe ne fait que commencer. Donc, il faut avoir des outils pour le faire et c’est à ça qu’on veut se consacrer. Concernant le Frexit, la question est de savoir dans quelles conditions il interviendrait, dans le cadre de quelle coalition politico-sociale et pour servir quel projet ? En soi, un Frexit ne répond à rien, ce n’est pas un fétiche. Un Frexit peut tout à fait – et ce serait hélas le cas aujourd’hui en fonction du rapport de forces actuel dans la société – déboucher sur un projet réactionnaire et dangereux pour les classes populaires. Un Frexit n’offrirait des perspectives que s’il était conduit par une certaine France, celle qui va puiser dans le meilleur de son histoire. Celle qu’il faut, c’est le moins que l’on puisse dire, réanimer tandis que dominent plutôt ses forces les plus sombres. Il n’y a pas que l’Europe qui va mal. C’est la double peine. Pour moi, l’affrontement et la rupture – qu’il faut assumer –  doivent s’inscrire dans la construction de nouvelles bases authentiquement coopératives pour une construction continentale.

C’est ce à quoi il faut travailler, se préparer. Il faut inclure un maximum de gens dans un raisonnement : un gouvernement minimalement progressiste ne pourra pas mettre en place ses propositions dans le cadre de l’UE. Pour le faire, il devra s’affranchir de facto de l’UE, de son système.

A partir de là, nos forces doivent progressivement articuler un maximum de demandes démocratiques, sociales, économiques et écologiques existantes dans la société pour construire un rapport de forces permettant d’imposer un pouvoir transformateur et d’orienter l’inéluctable et nécessaire rupture vers une perspective positive.

Europe, année zéro. C’est là où nous en sommes. Chapitre 2 veut contribuer à la reconstruction, à tous les niveaux où il faut le faire. Admettons que la tâche est rude et incertaine. C’est pour cela qu’elle vaut la peine d’être relevée.

 

Propos recueillis par Flavien Ramonet.

 

[1] : « La nouvelle droite brésilienne », Mémoire des luttes, 19 avril 2016.

[2] : « Macron : “Appelez-moi populiste si vous voulez” », Journal du dimanche, 19 mars 2017.

[3] : Peuple/caste ; 99%/1% ; souverainistes/mondialistes ou « partisans d’une société ouverte » selon qu’on soit au FN ou François Hollande et Emmanuel Macron.

[4] : Gaël Brustier, « Emmanuel Macron, le signe que nous approchons du stade terminal de la crise de régime », Slate, 20 janvier 2017

[5] : Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Éditions du Cerf, Paris, 2017.

Crédits :

© Flavien Ramonet

© mélenchon.fr https://melenchon.fr/2016/11/02/debat-sur-le-populisme/

Les illusions du fédéralisme budgétaire européen – David Cayla

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David Cayla est enseignant-chercheur à l’université d’Angers, membre des Économistes atterrés, Co-auteur avec Coralie Delaume de La fin de l’Union européenne, Michalon (2017).

Thomas Piketty propose un fédéralisme budgétaire qui passerait par la création d’un Parlement de la zone euro. Attrayante sur le papier, cette solution risque bien de s’avérer politiquement inapplicable.

Un spectre hante l’Europe : le spectre du populisme. Face aux menaces de dislocations économiques et politiques du Vieux continent, les dirigeants de l’Union se sont coalisés pour répondre aux multiples crises européennes dont le Brexit n’est pas la moindre. En France, la menace d’un Front national semble interdire tout vrai débat sur l’avenir de l’Union européenne, sujet systématiquement écarté des débats télévisés.

Il existe cependant un petit groupe d’irréductibles intellectuels qui travaillent de manière relativement sérieuse à l’élaboration de projets pour une Union européenne alternative. Citons en particulier les livres de Michel Aglietta et Nicolas Leron, La double démocratie (2017, Le Seuil) et le tout récent petit ouvrage coordonné par Thomas Piketty Pour un traité de démocratisation de l’Europe, (2017, Le Seuil).


Divergences économiques en Europe

Avant de détailler la nature de ces propositions, il convient de rappeler de quoi souffre l’Europe, en quoi le statu quo est intenable et pourquoi il est impératif que l’Union européenne change. L’économiste américain Joseph Stiglitz a récemment détaillé dans un important ouvrage (L’Euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, Les liens qui libèrent, 2017) les dysfonctionnements structurels de la zone euro. Son constat est accablant. Sans réforme profonde de la zone euro, les économies européennes sont condamnées à diverger économiquement, l’Europe du cœur se renforçant au détriment de l’Europe périphérique. Dans l’ouvrage co-écrit avec Coralie Delaume (La fin de l’Union européenne, Michalon 2017), nous faisons un constat similaire : les forces centrifuges du marché unique et de l’euro créent une divergence économique croissante ainsi que des conflits d’intérêt de plus en plus prégnants au sein de l’Union qui se traduisent par un éclatement politique.

Un saut fédéral pour sauver l’euro

Face à ce problème, la solution logique serait d’abandonner la monnaie unique et le « grand marché » pour revenir à un système économique plus adapté aux spécificités des économies européennes. Mais la fin de la monnaie unique ne signifierait-elle pas la fin de l’Union européenne ? Pour la plupart des intellectuels, cette perspective est inimaginable.

Les projets de réformes de la zone euro partent donc du principe qu’il faut poursuivre l’aventure de la monnaie unique tout en atténuant ses effets, notamment en compensant l’appauvrissement de l’Europe périphérique par des transferts financiers. Il s’agirait de passer d’un budget européen qui représente aujourd’hui environ 1% du PIB de l’Union à un budget 4 ou 5 fois supérieur et qui permettrait de financer le développement des investissements productifs en Europe du sud qui en manque cruellement.

Mais comment faire accepter à l’Europe du nord une telle solidarité ? Le système actuel de financement de l’UE, fondé sur des cotisations nationales, doit être profondément révisé. La seule manière d’y parvenir serait de créer une fiscalité européenne, par exemple en instaurant un impôt sur les sociétés unique (proposition de Piketty) ou une taxe européenne sur les transactions financières (proposition d’Aglietta). Or, un système fiscal commun ne peut se faire sans une véritable validation démocratique. Il faut donc renforcer la démocratie parlementaire de l’Union afin de légitimer cette fiscalité européenne, d’où la proposition de créer d’un « Parlement de la zone euro ».

Confusion démocratique

Sur le papier, cette proposition paraît tout à fait crédible. Elle pose néanmoins trois problèmes politiques qui la rendent de fait infaisable. Le premier c’est qu’elle implique non seulement un nouveau traité, mais également une réécriture quasiment complète des traités européens actuels qui imposent énormément de contraintes en matière budgétaire et monétaire. Car la Commission européenne, le Parlement européen et la BCE continueraient d’exister en parallèle et continueraient de vouloir faire appliquer les traités. D’après les estimations de Piketty, le Parlement de la zone euro pencherait plutôt à gauche. Mais le Parlement européen et la Commission européenne, pour leur part, penchent clairement à droite. Que se passerait-il en cas de conflit politique entre ce nouveau Parlement et les instances européennes actuellement en charge des 27 ? Comment ce Parlement parviendrait-il à s’imposer face à des institutions européennes supranationales qui disposent de très nombreux pouvoirs ? En rajoutant un nouveau Parlement on risque d’ajouter davantage de confusion que de démocratie.

Un accord impossible des pays du nord

Deuxième problème, comment faire accepter à l’Allemagne, à l’Autriche, aux Pays-Bas, à la Finlande… à des pays tiraillés par des forces politiques rétives à tout approfondissement de l’intégration européenne le fait qu’il va falloir qu’ils paient pour les pays d’Europe du sud ? Car il ne suffit pas d’affirmer qu’il faut du fédéralisme et de la solidarité budgétaire en Europe. Encore faut-il faire passer la pilule auprès des populations concernées si l’on veut que ce nouveau traité voie le jour. Les peuples qui profitent de la zone euro sont-ils prêt à verser des dizaines de milliards d’euros chaque année aux pays d’Europe du sud afin d’éviter une explosion de la monnaie unique ? En se risquant à leur poser la question on risque surtout d’obtenir une réponse… négative. Et d’accélérer ainsi la fin de la monnaie unique qu’on entendait initialement préserver.


Un fisc européen est-il possible?

Enfin, imaginons que malgré toutes ces contraintes un fédéralisme budgétaire soit effectivement mis en œuvre. Imaginons un impôt sur les sociétés commun à toute la zone euro. En aurait-on fini pour autant avec le dumping fiscal de l’Irlande par exemple ? En théorie, la chose semble acquise. Mais dans la pratique c’est loin d’être clair. Le dumping fiscal irlandais est aujourd’hui bien connu. Il a valu à Apple une condamnation à une amende record de 13 milliards d’euros en août 2016, amende que le groupe et le gouvernement irlandais contestent de concert. Mais concrètement Apple est condamné non pas pour avoir bénéficié d’une fiscalité faible (l’impôt sur les société en Irlande n’est que de 12,5%) mais pour avoir échappé à l’impôt en raison d’accords jugés illégaux avec le fisc irlandais. Imposer une fiscalité commune au sein de la zone euro ne résoudra donc pas ces problèmes. Que faire si le fisc irlandais refuse de prélever l’impôt pour ne pas remettre en cause son modèle économique ? Mettons que les 17 pays de la zone euro se mettent d’accord pour un impôt sur les bénéfices des sociétés de 30%. Comment obliger un État membre à collecter effectivement cet impôt ? Dans un pays démocratique les impôts nationaux ne sont pas collectés par un fisc régional, mais par une autorité nationale dédiée. C’est la condition pour garantir à tous l’égalité devant l’impôt. C’est la raison pour laquelle une fiscalité européenne implique nécessairement la constitution d’un fisc européen de nature fédérale.

Dans le contexte actuel, difficile pour les populations d’imaginer devoir payer ses impôts à un fisc européen. C’est pourtant la condition pour qu’existe véritablement un budget fédéral, seule façon d’éviter à terme l’explosion de l’euro et de l’Union européenne. Bon courage à ceux qui souhaitent le mettre en œuvre !

David Cayla, Enseignant-chercheur à l’université d’Angers, membre des Économistes atterrés, Co-auteur avec Coralie delaume de La fin de l’Union européenne, Michalon (2017).

Crédit Photo : Margot L’Hermite

Podemos : la fin de « l’hypothèse populiste » ?

[Long format] La mise à l’écart d’Íñigo Errejón par Pablo Iglesias suite au dernier congrès de Podemos signe-t-elle la fin de « l’hypothèse populiste » originelle du parti ? Ce changement d’équipe annonce-t-il ce que nombre de commentateurs ont désigné comme un « virage à gauche » dans la stratégie discursive et politique de Podemos ? Nous publions ici un article écrit sur la base d’entretiens effectués avec des acteurs et des sympathisants du mouvement ; un article dont le format long permet de comprendre en profondeur les changements à l’oeuvre au sein de Podemos et les dissensions théoriques qui le déchirent mais qui se veut également être un parti pris face à l’actuelle ligne suivie par le parti et émet des doutes concernant les récents choix pris par Pablo Iglesias.

« Podemos choisit la radicalité ». C’est par ces mots que le quotidien espagnol El País a résumé les résultats du deuxième congrès de Podemos qui se tenait les 11 et 12 février derniers à Madrid, au Palacio Vistalegre1. Il y a encore quelques mois, il semblait clair que le parti politique Podemos était né avec l’ambition de créer un populisme. Populisme que ses fondateurs définissaient comme une logique politique refusant l‘axe droite-gauche, privilégiant la transversalité et abandonnant les vieux symboles de la gauche critique traditionnelle pour réussir à construire une nouvelle majorité sociale2. Cependant, depuis quelques semaines la presse, espagnole comme internationale, souligne la victoire de Pablo Iglesias et de sa « gauche de combat »3. Que s’est-il réellement joué lors de ce congrès? La victoire de la liste de Pablo Iglesias a-t-elle marqué la fin de « l’hypothèse populiste » initiale de Podemos?

Lorsqu’ils ont créé le parti, en janvier 2014, ses fondateurs ont voulu donner un nouveau souffle à la gauche espagnole en s’appuyant sur une hypothèse populiste. Une hypothèse car ils ont construit le raisonnement les menant à leur stratégie politique à partir d’une intuition : adopter une démarche populiste était le seul moyen pour une réelle force de gauche d’arriver au pouvoir en Espagne. Depuis sa création, l’hypothèse Podemos a dû muter, se transformer et réussir à allier ses identités plurielles (les différents courants qui coexistent au sein du parti). En octobre 2014, lors du premier congrès du parti, connu sous le nom de « Vistalegre I », les membres de Podemos avaient massivement voté en faveur de la liste défendant cette stratégie populiste initiale et avaient ainsi donné leur légitimité à la construction d’une machine de guerre électorale dans l’optique de remporter les élections générales de décembre 2015. Le deuxième congrès du parti réunissait pour la seconde fois, depuis sa création, les membres de Podemos pour décider du futur du parti.

Plutôt qu’un véritable congrès au cours duquel auraient dû être débattus les principaux défis auxquels Podemos est aujourd’hui confronté – stratégiques et organisationnels – le rassemblement s’est transformé en une arène de boxe dans laquelle s’est finalement jouée une lutte de pouvoir entre les deux principaux courants du parti, le courant « pabliste » contre le courant « errejóniste » ; représentés respectivement par la liste soutenue par le secrétaire général du parti, Pablo Iglesias et celle de l’ancien secrétaire politique, Íñigo Errejón. Le choix d’adopter, lors de ce congrès, une logique plébiscitaire, où se sont enchaînés de simples meetings politiques déguisés, n’a pas laissé de place aux débats de fond.

En plus de la déception de voir, de fait, ce congrès se transformer en un simple spectacle politique – pour lequel 9000 personnes se sont déplacées – les résultats qui en sont sortis signent, pour certains militants interrogés, la fin du Podemos originel. La victoire de la liste de Pablo Iglesias, majoritairement constituée d’anciens d’Izquierda Unida (IU), une coalition de gauche critique formée en 1986, représente pour une partie des membres du parti un revirement dans la logique podemiste, le retour d’une « vieille » gauche usée par ses symboles. Suite à ce congrès, Íñigo Errejón – « numéro deux » de Podemos jusqu’à peu – longtemps considéré comme le « cerveau » du parti et le stratège de Podemos, défenseur de l’importance de la transversalité et de la nécessité d’occuper la centralité de l’échiquier politique, a perdu ses postes de secrétaire politique et de porte-parole du groupe Unidos Podemos au Parlement, remplacé pour ce dernier par Irene Montero, ancienne cheffe de cabinet de Pablo Iglesias et figure « pabliste » de plus en plus mise en avant dans le parti.

Sur quels enjeux et questions les deux courants s’opposent-ils ? Ces différences ne correspondent-elles pas à de simples et classiques enjeux de pouvoir propres aux logiques partisanes ?

I. Bref retour sur les divisions entre « pablistes » et « errejónistes » : la question des alliances.

En octobre 2014, à l’occasion du premier congrès de Podemos, les commentateurs se sont employés à désigner deux courants coexistants au sein du parti, qui présentaient deux projets distincts : l’équipe des Anticapitalistes, supposément plus portée à gauche et l’équipe de Pablo Iglesias, plus populiste et « pragmatique ». La réalité est plus complexe et au sein même du pôle entourant Pablo Iglesias, cette tension entre deux âmes était déjà perceptible. Ainsi, on peut depuis longtemps dessiner autour de Pablo Iglesias deux courants. Un premier, notamment autour d’Irene Montero et Rafael Mayoral, héritiers d’une forte tradition de gauche, ayant longuement milité au Parti communiste d’Espagne, qui se révèle favorable à une union globale de la gauche, s’inspirant d’exemples étrangers : Le Front de gauche français, le Bloco de Esquerda portugais ou encore Syriza en Grèce. Face à eux, se trouve le secteur plus populiste, qui défend avant tout la transversalité et qui s’est structuré autour de la figure d’Íñigo Errejón et s’est ainsi vu qualifié de courant « errejóniste ».

Ces divisions ont longtemps été étouffées par la cohésion existant derrière la personne de Pablo Iglesias, ce dernier faisant figure de synthèse entre ces courants. En décembre 2015, Podemos obtient 20,7% des voix aux élections générales, seulement 300 000 voix de moins que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), l’homologue espagnol du PS. Ces résultats mènent à une situation inédite en Espagne : l’incapacité des différentes forces politiques à former un gouvernement. À l’aube des élections provoquées en juin 2016, face à l’absence de majorité au Congrès, se pose la question d’une possible alliance avec la gauche critique traditionnelle, Izquierda Unida. Ces débats viennent élargir les plaies ouvertes entre les deux courants et briser l’apparent consensus autour de Pablo Iglesias.

Ces distances politiques vont d’abord surgir après les élections de décembre où Podemos, fort d’un succès électoral et d’une entrée massive au Parlement, se voit néanmoins dans l’obligation de former des alliances avec le PSOE et d’autres partis pour construire une majorité alternative à Mariano Rajoy, candidat du parti conservateur de droite, le Parti populaire (PP). Pablo Iglesias choisit d’entamer les négociations de manière jugée abrupte par certains, proposant de soutenir le candidat socialiste à la présidence du gouvernement en se proposant comme vice-président du gouvernement et en demandant une répartition proportionnelle des ministères entre les formations. Le PSOE refuse et propose une alliance avec le parti centriste Ciudadanos, que Podemos rejette. S’il est difficile de connaître les réalités de ces négociations, le récit porté sur celles-ci constitue un des premiers enjeux entre les deux groupes. Ainsi on verra, dans les affrontements les plus récents, les « pablistes » accuser les « errejónistes » d’avoir voulu gouverner avec le PSOE coûte que coûte, quand ceux-ci s’en défendent mais estiment que les négociations menées par Pablo Iglesias ont participé à ancrer Podemos dans une certaine radicalité. À ce titre, Ángela Rodríguez, députée Podemos galicienne, nous confie à l’été 2016 : « Je pense que ne pas avoir réussi à se débarrasser de Rajoy nous a beaucoup coûté, que les Espagnols n’ont pas compris cette décision, n’ont pas compris pourquoi nous n’avons pas voulu gouverner avec le PSOE »4.

Izquierda-Unida-Garzon

Íñigo Errejón, Pablo Iglesias et Alberto Garzón (leader d’Izquierda Unida). Crédit photo : EFE (www.elespanol.com)

Entre décembre 2015 et juin 2016, les alliances internes commencent à se recomposer, le secrétaire à l’organisation Sergio Pascual, étiqueté « errejóniste », est démis de ses fonctions par Pablo Iglesias auquel il substitue Pablo Echenique, son ancien opposant lors du premier congrès. Cette mutation dans l’organisation facilitera un accord avec Izquierda Unida en vue des élections de juin 2016. Est notable sur cette période la restructuration des « camps » et l’étiquetage de ces camps comme un enjeu – enjeu d’identification, permettant l’inclusion ou l’exclusion par les acteurs politiques eux-mêmes dans l’un des deux camps. Dans un article récent, Luis Alegre, longtemps fidèle d’Iglesias et membre fondateur du parti critiquera d’ailleurs cette logique: « La stratégie qu’ils ont suivi est aussi simple qu’efficace : en premier lieu, accuser “d’errejóniste” n’importe quelle personne qui ne fait pas partie de son cercle fermé de confiance [de Pablo Iglesias], en deuxième lieu, défendre le fait que tous les Errejónistes doivent être en dehors de Podemos » 5.

Comment expliquer les choix pris par Pablo Iglesias? Alberto Amo, co-auteur de Podemos, la politique en mouvement et membre du Cercle Podemos Paris, explique que le contexte politique ayant changé depuis la création de Podemos, l’hypothèse populiste devait à nouveau muter et un rapprochement avec Izquierda Unida paraissait alors être une décision raisonnée en raison de ces récentes transformations : « Le résultat de ces élections [les élections de décembre 2015] a montré que Podemos avait un soutien électoral presque identique à celui du PSOE. À ce moment-là, Podemos a pu commencer à disputer à ce parti l’hégémonie de la gauche en Espagne, ce que des dirigeants comme Pablo Iglesias ont commencé à faire dès le lendemain des élections de décembre 2015 »6.

Julio Anguita

Pablo Iglesias et Julio Anguita (secrétaire général du PCE de 1988 à 1998). Crédit photo : Jairo Vargas (www.publico.es)

« Podemos a pu commencer à disputer l’hégémonie de la gauche en Espagne, ce que des dirigeants comme Pablo Iglesias ont commencé à faire dès le lendemain des élections de décembre 2015 »

Entre les deux élections et la constitution de ces deux courants, les militants et les électeurs commencent eux-mêmes à se positionner. Les enquêtés inscrits dans cette « logique de gauche », plus ancrée dans les identités politiques traditionnelles (des anciens d’IU, des militants de longue date souvent originaires de familles politisées), se révèlent, en mai 2016, enthousiastes à l’idée de voir enfin « toute la gauche » réunie pour la première fois en Espagne. Dans une conversation informelle précédant un entretien, l’un des enquêtés raconte l’émotion qu’il a ressenti en voyant les larmes de Pablo Iglesias le 13 mai 2016 qui rencontrait, lors d’un meeting de pré-campagne, Julio Anguita, secrétaire général du Parti communiste d’Espagne de 1988 à 1998, considéré comme une figure incontournable de la gauche critique7. Deux semaines avant cette rencontre, Pablo Iglesias rappelait, via Facebook, son engagement de toujours avec IU : « Ma “première” campagne était en 86, avec mon père candidat IU pour Soria. Félicitations avec tout mon respect #30AnsAvecIU »8. Au contraire, Iago, militant Podemos de 18 ans, étudiant en science politique, interrogé quelques jours avant l’annonce de l’alliance mise en place avec IU, se désole d’une telle possibilité et explique que cette alliance pourrait casser la stratégie de transversalité de Podemos, en remettant le vieil axe droite-gauche au cœur des discours et en s’éloignant ainsi de ce qui a constitué la base théorique de la création de Podemos9.

II. Des différences théoriques et pratiques : « unir ceux qui pensent la même chose » ou « construire un peuple » ?

L’origine de la scission entre ces deux courants se trouve donc dans des questions principalement stratégiques : l’alliance avec IU et la question de pacte avec le PSOE. Le débat peut facilement tourner à la caricature : d’un côté, nous aurions un courant « radical », la « pureté idéologique », le retour aux rues, la lutte sociale; de l’autre, un courant « modéré » et réformiste. Cette caricature entre supposées radicalité « pabliste » et modération « errejóniste » est reprise par nombre de médias. Pourtant, dans la logique « errejóniste », la radicalité d’un projet ne se mesure pas au ton adopté dans les discours mais dans la transformation du réel. Pablo Bustinduy, député Podemos et chargé des relations internationales du parti, expliquait ainsi lors d’un entretien réalisé par Mediapart : « Dans l’hypothèse Podemos, depuis le départ, figure un élément fondamental : les idées se mesurent dans la réalité. Tenir un discours très radical, mais sans effet pour changer le réel, cela ne me paraît pas radical. C’est une radicalité avec laquelle cohabitent très bien les pouvoirs établis. Elle ne suppose aucune menace ».

Mais quelles sont réellement les différences théoriques qui séparent ces deux courants?

« Tenir un discours très radical, mais sans effet pour changer le réel, cela ne me paraît pas radical. C’est une radicalité avec laquelle cohabitent très bien les pouvoirs établis »

Des différences d’analyse : intérêts matériels contre performativité du discours?

En juin 2015, dans son article « Les faiblesses de l’hypothèse populiste et la construction d’un peuple en marche », Juan-Carlos Monedero, co-fondateur du parti et ancien secrétaire d’organisation, reproche à l’hypothèse « errejóniste » du populisme l’accent trop important porté sur la performativité du discours au détriment de l’analyse des conditions matérielles et reproche de fait à Podemos (dont la logique « errejóniste » est alors encore dominante au sein du parti) d’avoir délaissé les questions liées au travail et à la classe ouvrière, pourtant nécessaires pour récupérer une « unité populaire ». Pour Monedero, si la stratégie discursive défendue par Errejón est bel et bien nécessaire dans un premier temps, elle n’est qu’une phase. Il écrit ainsi : « baser la politique sur des théories éloignées du réel vide les contextes, construit des sectes de croyance qui ne prient que leurs commandants, comme des armées de soldats qui ne voient plus ou ne sentent plus rien mais évaluent seulement si tu as “compris ou non leurs théories et si, du coup, tu es “des nôtres. Et toutes les luttes qu’anticipaient notre rage disparaissent »10.

Vistalegre II

Juan-Carlos Monedero, Pablo Iglesias et Íñigo Errejón (Vistalegre I). Crédit photo : http://www.elconfidencialdigital.com.

Pourtant, la logique populiste, post-marxiste et post-essentialiste, qui est associée à Errejón, ne contredit pas l’existence « d’intérêts concrets » mais assure que « ces nécessités n’ont jamais de reflet direct et “naturel en politique »11. Errejón, s’appuyant sur les écrits d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, explique que la logique populiste qu’il défend ne considère pas le peuple comme une classe sociale mais comme un sujet qu’il s’agit de construire à travers le discours. Le discours est donc primordial puisqu’il ne commente pas la réalité : il crée lui-même la réalité et agit directement sur le réel. La politique est ainsi conçue comme un différend sur le sens des mots car, pour Errejón, « les mots sont des collines dans le champ de bataille de la politique » et « qui les domine a gagné la moitié de la guerre »12. Le terme de « discours » ne se réfère pas seulement au langage « mais aussi à l’ensemble des pratiques sociales qui donnent sens à notre monde dans un processus intrinsèquement ouvert et conflictuel »13. Pour être en mesure de conquérir le pouvoir, il ne s’agit pas de se constituer comme un simple sujet d’opposition, rejetant radicalement le sens commun de l’époque mais au contraire de se nourrir de ce dernier: de ce qui va de soi, des habitudes, des signifiants qui le composent, pour créer une nouvelle identité politique à laquelle une majorité puisse s’identifier. Autrement dit, ne pas s’enfermer dans des identités collectives de gauche critique qui se « socialisent dans la défaite »14.

Conflits autour du « sujet politique » à construire : à qui s’adresse-t-on?

Ce conflit théorique se matérialise notamment lorsqu’il s’agit de définir le sujet politique du changement (comprendre quel électorat viser). Le courant de Pablo Iglesias, auquel Monedero est associé, adopte dans ses discours un ton plus offensif. Ses interventions, se terminant par exemple toujours le poing levé, sont clairement associées dans l’imaginaire collectif à des discours de la gauche historique. Iglesias expliquait par exemple regretter son choix de s’être « déguisé » en « leader tranquille » pour la campagne de juin 201615. Pour les « errejónistes », ce type de discours, privilégiant l’offensivité, s’adresse à un électorat de gauche déjà acquis par Podemos. Il est contre-productif dans la mesure où il enferme le parti dans une identité contestataire et agressive prenant ainsi le risque d’effrayer une partie de l’électorat qui pourrait largement être séduit par le programme de Podemos mais ne votera pas pour le parti en raison du ton adopté.

Ce conflit théorique se matérialise notamment lorsqu’il s’agit de définir le sujet politique du changement. Les interventions de Pablo Iglesias sont clairement associées dans l’imaginaire collectif à des discours de la gauche historique. Le courant d’Íñigo Errejón préconise, au contraire, l’adoption d’un discours s’adressant au peuple dans son ensemble.

Au contraire, le courant « errejóniste » préconise l’adoption d’un discours s’adressant au peuple dans son ensemble (peuple qu’il s’agit justement de construire à travers ce discours). Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, nous expliquait ainsi lors d’un entretien effectué en avril 2016, à la Morada, siège social et culturel de Podemos: « Je suis de gauche au sens idéologique, c’est-à-dire ne pas croire au capitalisme, croire à l’égalité, ne pas croire en la propriété, ni à l’individualisme. Si on définit la gauche de cette façon, je suis de gauche. Le problème c’est que ce qui compte ce n’est pas ce que dit la science politique parce que la population ne lit habituellement pas la science politique. Ce qui compte, c’est comment tu réussis à faire en sorte que les gens croient à un projet politique et, à mon avis, ce n’est pas la peine d’utiliser ces mots clés de “gauche” et “droite”, ni de garder son identité de gauche »16.

Entre les élections générales de décembre 2015, auxquelles Podemos s’était présenté seul et celles de juin 2016, auxquelles Podemos et IU se sont présentés conjointement au sein de la coalition Unidos Podemos, le parti a perdu 1,1 million de voix. Les enquêtes post-électorales ont montré que les électeurs qui se considéraient plus modérés politiquement n’avaient pas accordé leurs votes à Podemos une deuxième fois. Les données du CIS (Centre de recherches sociologiques) montrent ainsi que Podemos a perdu des voix de la part de l’électorat qui se considère, sur un axe droite-gauche allant de 1 (le plus à gauche) à 10 (le plus à droite), proche de 4 mais qui considère que Podemos est plus radical, le positionnant environ à 2,5. Au contraire, les électeurs ayant voté à nouveau pour Podemos se considèrent plus à gauche (2,5) et place Podemos sur le même point de l’axe17.

Íñigo Errejón

Íñigo Errejón. Crédit photo : www.elconfidencialdigital.com.

En voulant séduire des électeurs plus « modérés » – ou plutôt en se tournant vers la centralité de l’échiquier politique – le courant « errejóniste » s’est attiré les critiques du courant « pabliste » qui considérait qu’Íñigo Errejón voulait transformer Podemos en un « PSOE 2.0 ». À ces critiques, Errejón répond de la manière suivante : « Je recommande aux personnes remplies de phraséologie révolutionnaire d’étudier tous les processus qui ont rendu une révolution victorieuse […] Ce ne sont pas des discours qui en appellent à une partie du peuple mais qui appelle au peuple entier […] La PAH [Plateforme des victimes du crédit hypothécaire] ne demandait pas aux gens s’ils étaient de droite ou de gauche, ils demandaient : “est-ce que ça te paraît juste qu’ils expulsent les gens de leur maison?” […] Je crois que c’est la seule ligne possible pour un Podemos capable de gagner, capable de construire une majorité ample, capable de récupérer les institutions pour les gens et cela n’est pas plus modéré, cela est beaucoup radical. Construire un peuple est beaucoup plus radical qu’unir ceux qui pensent la même chose »18.

« Construire un peuple est beaucoup plus radical qu’unir ceux qui pensent la même chose »

Dans un article paru en janvier 2017, Iolanda Mármol résume ces différences de la manière suivante : alors que les « pablistes » veulent avant tout « politiser la douleur » et « exprimer la rage du mal-être des classes les plus défavorisées », les « errejónistes » considèrent au contraire que l’espoir est la « véritable âme de Podemos », qu’il est contre-productif de « mystifier une rancoeur qui est légitime mais incapable de changer quoi que ce soit »19, mystifier cette rage condamne les organisations partisanes à la nostalgie et à une posture contestataire, les empêchant ainsi d’accéder au pouvoir et d’agir sur le réel.

III. Des logiques irréconciliables ?

Dans les faits, la plupart des électeurs et des militants, bien que se positionnant dans l’un des deux courants, reconnaissent que cette distinction entre « pablistes » et « errejónistes » est artificielle, que la caricature est facile et que les deux courants pourraient cohabiter au sein du parti (comme ce fut longtemps le cas). Pour la plupart des enquêtés ces deux logiques se complètent. Par exemple, concernant la position à adopter par Podemos qui est aujourd’hui une force d’opposition siégeant dans les institutions, les médias aiment caricaturer la chose de la sorte : Pablo Iglesias ne jurerait que par les mobilisations « de la rue », ne reconnaissant aucun pouvoir à l’opposition parlementaire, au contraire d’Íñigo Errejón qui mépriserait ces mouvements spontanés au profit du travail parlementaire, seule force capable de transformer le réel. La réalité est plus complexe et les deux logiques sont loin d’être incompatibles. Il existe bien un débat pour savoir où l’accent doit être prioritairement mis mais pour les deux leaders du parti, comme pour la plupart des enquêtés, il s’agirait d’avoir un « pied dans la rue » en s’appuyant sur les mouvements sociaux, tout en ayant un « pied dans les institutions » pour lutter contre les politiques conservatrices et néo-libérales du Parti populaire, actuellement au pouvoir.

La réalité est plus complexe et les deux logiques ne sont pas incompatibles. Pour les deux leaders du parti, il s’agirait d’avoir « un pied dans la rue » et « un pied dans les institutions ».

Les documents présentés à l’occasion de Vistalegre II par les différents courants révèlent précisément que les différences restent extrêmement modérées. Le programme, les objectifs, les prochaines étapes politiques et stratégiques coïncident : pour toutes les listes en compétition l’objectif est de redonner le pouvoir à « ceux du bas » en gagnant les élections générales en 2020 et d’avancer préalablement dans les communautés autonomes en 2019. Bien sûr, des points de divergence existent notamment sur l’analyse de l’électorat à séduire: alors que les documents de la liste d’Iglesias s’adressent aux « secteurs populaires et classes moyennes », la liste d’Errejón vise les « gens ordinaires » qu’elle oppose à la « caste privilégiée »20. Comme l’explique Julio Martínez-Cava, dans son article « La question des classes à Podemos. L’origine faussée d’un débat nécessaire », toutes les listes s’accordent in fine sur la nécessité « d’articuler les intérêts de ceux du bas” ». Il ajoute qu’un terrain d’entente aurait ainsi pu être trouvé sur le thème de la « composition du sujet du changement » si « il y avait eu les conditions d’un véritable débat et pas une simple instrumentalisation pour des primaires »21. Il pointe ainsi l’un des principaux problèmes du congrès. En transformant ce vote en plébiscite, les cadres de Podemos ont dépossédé les membres du parti du peu de voix qu’ils avaient – sans même d’ailleurs aborder sérieusement la question de l’avenir des Cercles, ces espaces citoyens créés à la naissance de Podemos, supposés gagner du pouvoir une fois la « machine de guerre » démantelée après les élections.

Dans ce contexte d’opposition, de plébiscite et d’absence de débats, permis par la structure même de l’organisation du congrès, les discours les plus récompensés en applaudissements ont été, sans surprise, les plus conformes aux marqueurs culturels du militantisme de gauche – Podemos semblant avoir consolidé un groupe d’activistes rassemblant des personnes à la fois ayant un passé militant mais aussi des nouveaux entrants en politique fédérés autour de la figure du secrétaire général. Cet enjeu d’identification au parti avait tenté d’être récupéré par le courant « errejóniste » qui a lancé, pendant la campagne, le slogan « Recuperar el morado » (« Récupérer le violet ») en référence à la couleur symbole et référent identitaire du parti. Mais le groupe militant est en majorité resté fidèle à Pablo Iglesias en lui offrant une majorité absolue au sein des organes du parti et en appuyant tous ses documents, lui offrant ainsi l’opportunité de choisir l’avenir qu’il comptait donner au parti.

Dans ce contexte d’opposition, de plébiscite et d’absence de débats, permis par la structure même de l’organisation du congrès, les discours les plus récompensés en applaudissements ont été, sans surprise, les plus conformes aux marqueurs culturels du militantisme de gauche.

Quatre semaines se sont écoulées depuis Vistalegre II et le changement d’équipe a été acté. Le nouvel exécutif « pabliste » réserve aux autres courants des postes d’influence extrêmement limités. Le plupart des intellectuels et promoteurs de la ligne initiale du parti ont été demis de leurs fonctions et Pablo Iglesias et ses équipes ont repris la main sur les secteurs stratégiques du parti. Dernièrement, Jorge Lago, jusque-là à la tête de l’Instituto 25M, « think tank » s’occupant des activités de formation du parti, a été délogé au profit d’un membre de la liste d’Iglesias. Moins visible mais plus éclairant encore, les équipes s’occupant de la ligne et du discours du parti ont été entièrement renouvelées : Jorge Moruno, fidèle d’Errejón et jusque-là responsable argumentaire et discours, considéré comme le père de la ligne transversale de Podemos, a été remplacé par Pedro Honrubia, fidèle d’Iglesias. Les équipes responsables du discours sont désormais largement composées d’anciens membres d’Izquierda Unida. Enfin, l’acte le plus marquant a été la destitution d’Iñigo Errejón de son poste de porte-parole au Congrès des députés et la proposition faite à ce dernier d’être le candidat du parti en 2019 dans la Communauté de Madrid, ce qui semble être pour les « pablistes » un moyen d’offrir à Errejón des perspectives tout en l’éloignant des enjeux nationaux.


Irene-MonteroÍñigo Errejón, Irene Montero et Pablo Iglesias
(Vistalegre 2). Crédit photo : www.irispress.es.

D’une part, les choix de Pablo Iglesias valident les camps constitués au cours de l’année (consolidés par Vistalegre II) et signent le refus de faire fonctionner le parti de manière plus démocratique et plurielle. D’autre part, ces choix ont placé la production de la ligne politique et discursive aux mains de personnes socialisées au sein d’IU, ayant prouvé par le passé maîtriser la production d’un discours de gauche classique contestataire, que certains ont par exemple employé lors de la campagne d’IU en décembre 2015 (lorsque la coalition de gauche n’avait pas encore effectué d’alliance avec Podemos) qui s’est soldée, rappelons-le, par un échec pour la formation. Ces personnes font désormais partie des cercles de pouvoir au sein de Podemos et semblent disposées à reproduire ce type de discours au sein du parti.

« La politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison. Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que le peuple, les travailleurs, préfèrent l’ennemi. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Vous pouvez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais »

En choisissant d’écarter les principales figures du courant « errejóniste » des organes de direction, au lieu de respecter une représentation proportionnelle des résultats (51% pour la liste d’Iglesias, 33% pour la liste d’Errejón, 13% pour la troisième liste Anticapitaliste), Pablo Iglesias a confirmé, au nom de « l’unité » de Podemos, ne vouloir laisser aucune place à la pluralité au sein du parti. Ces choix peuvent surprendre de la part d’un Pablo Iglesias qui déclarait lui-même, il y a quelques années de ça : « La politique n’a rien à voir avec le fait d’avoir raison […] Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un très très grand drapeau puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que le peuple, les travailleurs, préfèrent l’ennemi. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle […] Vous pouvez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais” »22. Iglesias a su convaincre 51% des membres de Podemos sur les 155 000 militants qui ont voté. Reste maintenant à savoir si ses récents choix confirmant ce que les médias désignent comme un « virage à gauche » ou la victoire de la « ligne dure » du parti conviendront aux 5 millions d’électeurs qui ont voté pour Podemos aux dernières élections générales et permettront d’en séduire de nouveaux pour atteindre l’objectif présenté à Vistalegre II : le « Plan 2020 », c’est-à-dire : « Vaincre le PP et gouverner l’Espagne ».

Laura Chazel et Théo Saint-Jalm

À propos des auteurs : Respectivement doctorante et étudiant en master en science politique, ayant étudié à l’Université Autonoma de Madrid et de l’Université Complutense de Madrid au cours de l’année 2015-2016, nous réalisons actuellement des travaux de recherche sur Podemos. Ces travaux sont basés sur des enquêtes de terrain, sur de nombreux entretiens et sur la participation à différentes campagnes électorales – à Madrid, à Barcelone et en Galice. Si la rédaction de cet article est liée à ces activités de recherche, il s’agit également d’un parti pris face à l’actuelle ligne suivie par le parti. Les lectures faites des fondements théoriques ayant permis l’ascension de Podemos nous amènent à penser que la ligne suivie par Pablo Iglesias et l’exclusion d’Íñigo Errejón du centre du parti mettent l’organisation dans une position de faiblesse. Cette approche sur les fondements théoriques nous a conduit à mettre de côté, dans cet article, le troisième courant de Podemos (anticapitaliste). Bien qu’il fédère toujours une petite portion des bases du parti, son apport théorique très classique n’a eu, en effet, qu’une influence marginale au sein de Podemos.

Notes :

1NC, “Espagne. Podemos choisit la radicalité”, El País traduit dans Courrier International, février 2017.

2Le terme « populisme » doit être utilisé avec précaution car il renvoie à plusieurs réalités. Dans cet article, lorsque nous nous référons au « populisme » nous le comprenons dans ces termes là : ils correspondent à la définition employée par Podemos à son origine.

3NC, “Espagne : en congrès, les militants de Podemos confortent Pablo Iglesias et sa gauche de combat”, France 24, février 2017.

4Entretien avec Ángela Rodríguez, députée Unidos Podemos, Pontevedra, 15 juillet 2016.

5Alegre Luis, “¿Qué está pasando en Podemos?”, www.eldiario.es, février 2017.

6Entretien avec Alberto Amo, co-auteur de Podemos, la politique en mouvement, Paris, 22 avril 2016. En partie disponible en ligne sur le site www.plateformecommune.org, novembre 2016.

7Meeting d’Unidos Podemos, Cordoue, 13 mai 2016. Disponible disponible en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=LmQ_3WODKOU.

8Statut Facebook de Pablo Iglesias du 28 avril 2016.

9Entretien avec Iago, étudiant en science politique, militant Podemos, Madrid, 26 avril 2014.

10Monedero Juan-Carlos, “Las debilidades de la hipotesis populista y la construcción de un pueblo en marcha”, Público, mai 2016.

11Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016 traduit de l’espagnol au français pour le site Ballast par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales.

12Errejón Íñigo cité dans Torreblanca José Ignacio, Asaltar los cielos, Podemos o la politíca después de la crisis, Barcelone, Debate, 2015.

13Martínez-Cava Julio, “La cuestión de clase en Podemos. El origen viciado de un necesario debate”, www.sinpermiso.info, février 2017.

14Entretien avec Jorge Lago, Conseil citoyen de Podemos, Madrid, 27 avril 2016.

15Mármol Iolanda, “Iglesias y Errejón, las diez diferencias”, www.elperiodico.com, janvier 2017.

16Entretien avec Jorge Lago, Conseil citoyen de Podemos, Madrid, 27 avril 2016.

17Centre de recherches sociologiques (Centro de Investigaciones Sociologicas) : www.cis.es.

18Vidéo posté par Íñigo Errejón sur Facebook le 16 janvier 2017.

19Mármol Iolanda, “Iglesias y Errejón, las diez diferencias”, www.elperiodico.com, janvier 2017.

20Martínez-Cava Julio, “La cuestión de clase en Podemos. El origen viciado de un necesario debate”, www.sinpermiso.info, février 2017.

21Ibid.

22Pablo Iglesias traduit par Tatania Ventôse. Disponible en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=wVj4Avs5EUY.

Crédit photo de couverture : EFE (www.ara.cat)

Petite introduction au populisme de gauche

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Populiste !” Aujourd’hui c’est devenu l’accusation facile, utilisée à tort et à travers et balancée au détour d’une phrase, souvent pour discréditer. Mais voilà, le populisme ça ne se résume pas à brosser le peuple dans le sens du poil en lui tenant des propos flatteurs pour se faire élire. Le populisme constitue une véritable stratégie politique qui est aujourd’hui plus que nécessaire pour renouveler une démocratie mal en point et aseptisée. Dans cette période de transition politique, le populisme guette, d’un Bernie Sanders à un Jeremy Corbyn, en passant par des leaders sud-américains et Podemos, il attend son heure. Place au remède populiste.

La tyrannie d’un consensus bidon

Aujourd’hui, dans un contexte d’hégémonie libérale où la moindre parole contre le libéralisme et l’orthodoxie économique est pointée du doigt comme un blasphème, quand on croise le mot « populiste » dans un article ou dans la bouche d’un de ces commentateurs indéboulonnables, c’est souvent pour signifier que la personne en question est démagogue. Un peu partout, en France, en Espagne ou aux Etats-Unis, on assiste au même cinéma des guignols médiatiques. Ces commentateurs là n’ambitionnent qu’une seule chose, discréditer toute volonté de redonner la parole au peuple en renvoyant ceux dont c’est le combat dos à dos avec l’extrême droite, voulant faire croire que le peuple serait de nature stupide pour faire des choix où il se fait berner.

La philosophe Chantal Mouffe, aux côtés d’Ernesto Laclau, est la figure intellectuelle qui a remis le populisme de gauche à l’ordre du jour. Renouer avec une considération du champ politique en tant que terrain de l’agôn, où passions et convictions s’affrontent dans une lutte entre intérêts divergents, retrouver le sens du conflit en politique et l’opposition des passions. Tel est le sens du populisme.
Le point de départ du populisme part d’un diagnostic, celui d’un recul implacable de la gauche causé par le refus du conflit politique. A travers toute l’Europe, alors que les partis socialistes étaient au pouvoir, les sociaux-démocrates se sont finalement fourvoyés dans les politiques libérales en s’obstinant à chercher un consensus vers le centre, aux dépends de leur identité politique. Cette aseptisation du débat s’inscrit dans la théorie politique libérale : le conflit en politique est vétuste, le clivage gauche-droite est dépassé, il faut dialoguer pour parvenir à trouver un consensus. « On est tous de la classe moyenne » clamait Tony Blair, on peut donc tous se mettre d’accord. L’exemple de cette théorie s’illustre à la perfection dans la démarche d’un E.Macron qui entend transcender les clivages politiques en proposant un consensus centriste. Cette ère du post-politique se caractérise par une absence de conflit et l’absence de projets de société divergeants. Pourtant, la démocratie se doit d’être pluraliste pour fonctionner correctement en proposant des alternatives différentes au moment du vote, et de cette opposition naît une conscience politique réfléchie. Oubliant cela, ce qui restait de la social-démocratie s’est résigné à la mondialisation néolibérale en refusant toute autre position alternative une fois au pouvoir, balayant par la même occasion les dernières illusions des électeurs qui espéraient enfin essayer quelque chose de différent.

Remobiliser les affects en politique

La situation actuelle prouve l’échec cuisant de tous les chantres de la démocratie libérale qui psalmodient à la politique non-partisane, on voit le résultat. A laisser le choix entre deux variantes d’un même libéralisme, une partie des votes se sont orientés vers la seule alternative radicalement différente qu’on leur proposait, le Front National. En cela ce vote pour un parti raciste et conservateur témoigne davantage d’une volonté démocratique, d’un paysage politique où les propositions divergent, d’une aspiration au retour de la conflictualité en politique plutôt que d’une véritable haine de l’altérité. Alors que les libéraux ambitionnaient de mettre un terme au clivage, de supprimer toute désignation d’un « nous » et d’un « eux », ils ont finalement eux-mêmes marqué le retour de cette différenciation, mais sur le terrain moral, en condamnant le vote FN.
Auparavant, l’antagonisme gauche-droite permettait de distinguer deux camps. L’effacement de cette frontière, présentée comme un progrès, a conduit à l’absence d’adversaire politique, pouvant alors mener vers un consensus, au centre. Face à cela, la gauche, minée, a été incapable d’élaborer un quelconque projet politique, laissant la voie à un populisme de droite qui s’est peu à peu développé en parvenant à remobiliser les affects de ses partisans. Ainsi Marine Le Pen s’est emparée de cette stratégie en établissant une frontière entre un « eux », les immigrés et étrangers, et un « nous », le peuple français, contribuant à crisper davantage la démocratie avec l’affect xénophobe. En reprenant une logique déjà établie par Spinoza qui expliquait que pour lutter contre une affect négatif il faut développer un affect positif plus puissant, le populisme de gauche entend changer le paradigme de ce « nous » et de ce « eux ». Pour riposter, la gauche a donc désigné un « eux », l’oligarchie, les multinationales, l’élite, et un « nous », le peuple. Ce « nous », à l’inverse du populisme de droite qui se base sur l’ethnicité, est inclusif et entend intégrer le plus largement possible en proposant un projet alternatif au libéralisme et en défendant la justice sociale. Si sur l’échiquier politique traditionnel le populisme de gauche est effectivement à gauche, il entend avant tout substituer au clivage horizontal gauche-droite un clivage vertical entre le bas, le peuple, et le haut, l’establishment. Les couches de la population qui subissent les effets du néolibéralisme s’étant élargies bien au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche, Podemos est ainsi parvenu à attirer en Espagne une partie des électeurs de la droite et du Parti Populaire (PP, droite). L’enjeu du populisme de gauche est donc de permettre la sédimentation des résistances à l’hégémonie néolibérale dans une perspective progressiste.

« Nous avons le vote, mais nous n’avons pas le choix »

Il n’y a pas de politique sans adversaires, le consensus n’est qu’un leurre, une illusion qui sape les bases sur lesquelles repose la démocratie. Cette dernière se fonde justement sur les antagonismes et les affects que les institutions doivent permettre de canaliser sous l’expression d’un conflit entre adversaires politiques qui se reconnaissent mutuellement le droit défendre leurs idées. A défaut de permettre l’antagonisme, les institutions s’enlisent dans une crise comme celle que nous connaissons aujourd’hui. La politique n’a donc ni pour objectif de concilier les antagonismes pour atteindre un consensus mou, ni d’éliminer l’adversaire politique. Il n’existe qu’une lutte pour définir une vision du bien commun avec différentes interprétations, sociale-démocrate, conservatrice, néolibérale, radicale-démocratique. La promesse d’une définition consensuelle, d’une politique qui se réclamerait citoyenne et neutre pour satisfaire l’ensemble de la société n’existe pas. Nier l’expression conflictuelle, c’est risquer l’expression sur un autre terrain que celui du politique, et ainsi faire face à des ennemis, et non plus des adversaires, dans l’impossibilité d’un dialogue. C’est pourtant ce qu’opère notre période dite post-politique en s’obstinant dans la recherche d’un consensus.
La politique se traduit par la construction d’identités autour d’intérêts divergeants. En parvenant à élargir considérablement sa base électorale, Podemos a démonté l’essentialisme politique voulant que les identités politiques soient figées. Toute la stratégie du populisme de gauche consiste à investir la centralité du débat, en menant la bataille sur le terrain culturel pour abattre peu à peu l’hégémonie néolibérale, en imposant l’usage de nouveaux termes et la mise à l’agenda politique de nouveaux sujets.

Pour refonder le peuple, le rendre à nouveau souverain et conquérir le pouvoir, la stratégie du populisme de gauche use de tous les leviers à sa disposition, vidéos, humour, réseaux sociaux. Subvertir les emplois traditionnels, jouer sur le terrain adverse et retourner la société du spectacle contre elle-même pour contester le système, constituent les meilleurs outils pour forger une conscience politique en s’adressant directement aux gens. Le nouvel horizon qui s’ouvre aujourd’hui est porteur d’espoir pour le projet progressiste. Alors que le PS, miné par ses contradictions, n’est plus en mesure de s’opposer au Front National, la construction d’un populisme de gauche est la possibilité d’un renouveau dans le champ politique porteur d’une vision alternative. Dévoyé, il faut se réapproprier le terme « populisme », lui redonner sa signification sans se laisser accuser d’être « populiste », mais en revendiquant cette identité qui constitue l’essence même de la démocratie, demos cratos, le pouvoir au peuple. Dans une Europe où domine l’hégémonie libérale au point d’évincer la question de l’égalité et du pouvoir populaire, il est plus que nécessaire de rétablir cette tension, de réintroduire la notion d’égalité, de redonner une place au peuple, de renouer avec l’objectif de justice sociale et avec un projet de rupture.

Pour aller plus loin :

Ouvrages :

La raison populiste, Ernesto Laclau (Seuil, 2008)

Hégémonie et stratégie socialiste, vers une politique démocratique radicale, Ernesto Laclau, Chantal Mouffe (Les solitaires intempestifs, 2009)

Nos articles sur le sujet :

Quel avenir pour l’hypothèse Podemos ?
Comment Podemos a mis les drapeaux rouges au placard

Que retenir de Vistalegre II, le congrès de Podemos ?

Podemos, entre Gramsci et Hillary – Rencontre avec Christophe Barret
Podemos : la fin de l’hypothèse populiste ? Article qui paraîtra ce dimanche sur lvsl.fr.

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L’Ecosse, l’Europe et l’indépendance, ou comment jouer à cache-cache avec l’Histoire

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Le 13 mars 2017, le gouvernement écossais a annoncé son intention de tenir un nouveau référendum sur l’indépendance du pays en 2018 ou 2019. Cette décision fait suite au choix de l’Ecosse, qui, en juin dernier, s’est prononcée à 62% en faveur du maintien dans l’Union Européenne. Deux ans après l’échec d’un premier référendum pour l’indépendance en septembre 2014, l’enchaînement des événements est sans surprise. Toutefois, une grande question demeure : le motif européiste de ce second référendum peut-il s’accommoder de l’histoire récente du mouvement indépendantiste, lequel fut, en 2013-2014, l’un des principaux éclaireurs populistes de la gauche occidentale ? 

  À la gauche du septentrion

Septembre 2014. C’était la virginité politique de Tsipras, l’enfance de Podemos, l’enlisement du Front de Gauche, et l’humble obscurité de Jeremy Corbyn. Les pauvres semblaient encore bercer les beaux esprits européens par leur silence et la sacro-sainte vérité médiatique suivait les cours de la bourse, en toute quiétude. Pourtant, aux marges méconnues du septentrion, un mince chardon courrouçait déjà la plante du pied oligarchique.

Lorsqu’une semaine avant le référendum sur l’indépendance écossaise, prévu pour le 18 septembre, plusieurs sondages annoncèrent une possible victoire du « Yes » – que d’aucuns, dans les salons huppés d’Edimbourg avaient cru vouée à ne jamais rester que le fantasme d’un quarteron de Mel Gibson en tartan mal défraîchi – le capital britannique, d’une manière qu’on ne lui connaissait pas, se mit soudain à ruisseler de sueurs froides. Tout à coup, BP et Standard Life hurlèrent leur inquiétude pour l’avenir du pays, à l’unisson d’une presse tremblante, tandis que Lloyd Bank et la Royal Bank of Scotland déclaraient leur intention de déplacer leurs quartiers généraux au sud de la rivière Tweed en cas d’éclatement du Royaume-Uni.

A l’époque, les supporters du « Yes » furent les premiers étonnés par ces atermoiements financiers. C’est qu’ils ne s’étaient pas rendus compte du monstre qu’ils avaient créé. Après un an de porte-à-porte, de meetings et de manifestations menés en commun par le social-démocrate Scottish National Party (SNP) et les différents mouvements de gauche du pays, unis sous la bannière de la « Radical Independence Campaign », la campagne pour l’indépendance avait, pour la première fois en trente ans, soulevé l’espoir d’en finir avec les souffrances engendrées par l’interminable alternance entre ultra et social-libéralisme. L’indépendance promettait une page blanche, celle où pourrait se redessiner les contours politiques et sociaux de la nation écossaise. Une nouvelle constitution, un nouvel Etat écologique et social, un système de santé renforcé et une réforme de la propriété agricole : tel était l’horizon autour duquel le peuple écossais, introuvable jusqu’alors, semblait enfin capable de se fédérer.

Les cris d’effrois de la presse britannique, les froncements de sourcils européens, les soubresauts du capital écossais, et, il faut le dire, l’attachement de certains à l’union des royaumes, finirent toutefois par avoir raison de ce peuple embryonnaire, tué dans l’œuf. « We are the 45% », furent-ils nombreux à clamer au lendemain du référendum, les militants du « Yes », apitoyés sur le destin minoritaire d’une vague que l’on avait crue capable de soulever le pays, mais trop tôt fracassée sur quelque récif constitué à 55% de pur granit.

Dans l’amertume de la défaite, surgissait pourtant deux faits intéressants. Non seulement les écossais s’étaient mobilisés comme jamais auparavant, avec 85% de participation, mais en outre, les deux zones urbaines les plus pauvres du pays, Glasgow et Dundee (avec respectivement 33 et 28% d’enfants élevés dans la pauvreté en 2014[1]) étaient aussi les seules circonscriptions à avoir voté en nombre et significativement en faveur de l’indépendance. Avec 53% de « Yes » à Glasgow et  57% à Dundee, contrairement aux 61% et 58% de « No » dans les riches villes d’Edimbourg et d’Aberdeen, une tendance semblait se dessiner : le contenu national-populaire de la campagne indépendantiste avait su parler aux masses profondes du pays, mais certes pas suffisamment pour rassembler une majorité par-delà ses principaux murs géographiques et sociaux.

Cependant, les militants de l’indépendance ne se laissèrent pas aller à la mélancolie, et dans les mois qui suivirent, les effectifs du SNP passèrent de 25.000 à près de 120.000 (soit 2.5% de l’électorat écossais). Des deux pôles modérés et radicaux de la campagne pour le « Yes », c’était donc le premier, celui du SNP, aux manettes du gouvernement écossais depuis 2007, qui raflait la mise. Il faut dire que le parti avait offert des garanties aux anciens militants du « Yes ». Alors que depuis sa modernisation, dans les années 1960, l’organisation avait toujours subordonné son positionnement idéologique aux opportunités à même de favoriser l’indépendance politique du pays, il semblait, pour la première fois, s’être décidé à prendre un authentique virage à gauche. Face à un travaillisme écossais en déroute, les élections au parlement britannique étaient ainsi gagnées haut la main en mai 2015 (avec 54 sièges remportés sur 59), au terme d’une campagne dominée par la critique de l’austérité. De même, à la fin du mois de juin, Nicola Sturgeon, la nouvelle dirigeante du parti et Premier ministre écossaise, prenait position, dans un article du Guardian, contre l’intransigeance de la troïka vis-à-vis du gouvernement Tsipras, et appelait de ses vœux un accord qui prît en considération les intérêts du peuple grec autant que ceux de ses créanciers[2]. Dans une Europe où personne ne mouftait alors contre l’étranglement du peuple grec, la position, même modérée, de la dirigeante écossaise, avait tout pour rallier ceux qui, un an auparavant, tractaient dans les grands ensembles délaissés du pays.

Face au succès du SNP, le reste de la gauche écossaise se trouvait en revanche quelque peu désarçonné. Passés de 2000 à 9000, les effectifs du parti vert donnaient peut-être l’illusion à ce dernier de pouvoir se tailler seul un petit morceau dans la part du lion écossais, et lorsqu’au mois d’août 2015, certains anciens de la « Radical Independence Campaign» décidèrent de créer une nouvelle formation, RISE (Respect, Independence, Socialism, Environmentalism), aucune discussion sérieuse ne fut engagée avec les écologistes. Chacun partit en campagne de son côté et personne ne sut se transformer en garant-fou du SNP. Ainsi, lors des élections au Parlement écossais de mai 2016, RISE ne remporta que 0.5% des voix, tandis que les 6 élus verts (6% des voix) s’alliaient aux 63 députés nationalistes sans imposer de conditions.

Le dernier “bon élève” (opportuniste) de l’UE ? 

Le SNP avait dès lors les mains libres pour gérer la séquence suivante, attendue avec un espoir confus par la plupart des indépendantistes du pays : celle qu’allait ouvrir le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne. Jusqu’en 2016, la question européenne n’avait été jamais l’un des principaux chevaux de bataille du SNP, lequel, en 1973, avait d’ailleurs appelé à voter contre l’adhésion à la CEE.  De même, lors du référendum de 2014, le sort de la question européenne en cas d’indépendance était également resté incertain. La ligne officielle du parti prescrivait ainsi une ré-adhésion immédiate de l’Ecosse à l’UE, hors du cadre britannique et sans intégration à la monnaie commune, mais laissait également ouverte une solution à la norvégienne (participation au marché unique sans appartenance à l’union) au cas où certains Etats européens devaient s’opposer à ce que l’Ecosse devînt un pays membre. Ainsi, et d’une manière générale, la position du SNP vis-à-vis de l’UE était restée prudente, sinon critique, comme lors de la crise grecque en juillet 2015.

Les résultats
Les résultats du Brexit, où l’on voit très nettement l’Ecosse se détacher du reste du Royaume-Uni. Le visuel, bien qu’édifiant, cache d’importantes disparités.

Cependant, avec l’échec du « Yes » en 2014, la question européenne ne pouvait demeurer dans un vague soumis à la confrontation idéologique des diverses tendances du parti. Au contraire, après l’annonce par David Cameron de la tenue d’un référendum sur la sortie de l’UE par la Grande-Bretagne le 23 juin 2016, il apparaissait très clair que la meilleure chance de remettre l’indépendance de l’Ecosse sur la table consistait dans la provocation d’un différend constitutionnel majeur entre l’Angleterre et l’Ecosse, au cas où la première était amenée à voter pour sortir et la seconde pour rester. Ainsi, dans sa profession de foi pour les élections au Parlement écossais de mai 2016, le SNP se lançait dans un pari prudent et écrivait : « Dans le cas où un référendum sur l’appartenance à l’UE devait se tenir, nous ferons le nécessaire pour amender la législation en vigueur afin de s’assurer qu’aucune partie de la Grande-Bretagne ne soit contrainte de quitter l’UE contre sa volonté ».

Le 24 juin au matin, alors que les mêmes personnes qui avaient frissonné en septembre 2014, versaient, cette fois-ci, les larmes de crocodiles auxquelles nous nous sommes depuis habitués, le Janus écossais, qui avait voté à 62% pour rester dans l’UE, se réveillait avec une belle grimace souriante. Après que Nicola Sturgeon eut estimé la possibilité d’un nouveau référendum comme « très probable », compte tenu de l’opposition flagrante entre les choix anglais et écossais, les drapeaux européens se mirent aussitôt à dégouliner dans les rues d’Edimbourg et de Glasgow, cernés par des slogans qui célébraient, dans le même élan, les vertus du libre mouvement des hommes et des marchandises. Les poncifs pro-européens, trop connus des Français, se trouvaient ainsi redécouverts par les portes-étendards écossais, qui voyaient par-là le meilleur moyen de rallier les classes moyennes qui avaient fait défaut en 2014 à la cause de l’indépendance.

Aujourd’hui, alors que la séquence ouverte en juin 2016 est toujours en plein développement, la position du gouvernement écossais est resté parfaitement inchangée. En effet, malgré le succès de Donald Trump dans la Rust Belt étasunienne et malgré la popularité croissante de Theresa May et du UKIP dans le nord de l’Angleterre[3]rien ne semble plus éloigné de la pensée du SNP que l’idée d’une possible parenté entre la nature du vote écossais de 2014 et celle des votes anglo-américains de 2016.  Alors que la date du prochain référendum sur le maintien d’une Ecosse indépendante au sein de l’UE vient d’être annoncée pour la fin de l’année 2018 ou le début de l’année 2019, l’heure est donc toujours à la mise en kilt des litanies centristes, désormais éculées et en recul dans tout le monde occidental.

Partie de cache-cache à venir pour un Janus en kilt

 

Ne nous y trompons pas toutefois : le SNP ne croit pas plus en l’Europe aujourd’hui qu’il n’y croyait hier. Seuls comptent pour lui l’indépendance, ses pages blanches à remplir et les boulevards de radicalité qu’elle pourrait offrir à un peuple enfin séparé de son voisin réactionnaire et libéré de la discipline opportuniste qu’il aura dû s’infliger pour y parvenir.

Ainsi, puisqu’il ne convient pas de juger le SNP idéologiquement mais stratégiquement, reste désormais à répondre à cette question : l’européisme est-il une tactique appropriée pour mener à terme la stratégie indépendantiste ?

D’emblée, on serait tenté de répondre que non. Quelques chiffres montrent d’ailleurs la nature extrêmement glissante du terrain dans lequel s’est engagé le SNP. En effet, s’il est vrai que les villes écossaises aisées, qui s’étaient prononcées contre l’indépendance en 2014, ont massivement voté pour rester dans l’UE en 2016 (avec 61% pour le « remain »à Edimbourg et Aberdeen) et représentent un gisement de voix potentiel pour le nouvel indépendantisme écossais, il en va, en revanche, tout à fait différemment pour Dundee et Glasgow-Est (la partie la plus modeste de la ville) qui ont certes voté pour rester dans l’UE (60% et 56%) mais dont la participation a été parmi la plus faible de tout le Royaume-Uni (56 et 63% alors que les deux villes avaient atteint plus de 75% en 2014).  Les voix du Yes en 2014 et du Remain en 2016 ne se recoupent donc que très imparfaitement, et le gain d’électeurs au sein des classes moyennes-supérieures n’offre aucune garantie de victoire alors que le vote des bastions indépendantistes de 2014 risque fort d’être affecté par le rejet et/ou l’indifférence vis-à-vis de l’UE.

Face à l’inexorabilité des contradictions qui se dessinent, seuls deux facteurs semblent, à mon humble avis, rendre possible une victoire finale du Yes dans les deux ou trois prochaines années.

Le premier facteur est la force communicante et militante du SNP. Impressionnante, en effet, est la capacité de ce parti à convaincre et à imposer sa vision du monde à coups de slogans simples et attrape-tout. Répétés en boucle et sur tous les média par des cadres et des élus très disciplinés, ces derniers conduisent, le plus souvent, à lisser les tensions qui parcourent la société écossaise pour ne présenter qu’un seul antagonisme : celui qui oppose les valeurs doucement sociales et gentiment libérales, intrinsèquement prêtées à l’Ecosse, face à la réaction étriquée, xénophobe et antisociale des conservateurs anglais et de leurs satellites. Une telle vision des choses, particulièrement efficace dans un pays où le souvenir du Thatchérisme a laissé des traces profondes, permet d’effacer la nouveauté incarnée par le gouvernement de Theresa May et la rupture qu’il est précisément en train d’engager avec une partie de l’héritage de la « Dame de Fer ». De même, elle permet de modeler à l’envie et positivement les contours d’une Europe lointaine, et dont les Écossais, tenus à l’écart de la zone euro, n’ont pas connu les folies austéritaires. Assénée avec suffisamment de conviction, cette mise en scène bipolaire du monde politique écossais peut sans doute camoufler, quelque temps encore, la naissance d’un monde nouveau, où l’Union européenne et la social-démocratie à l’ancienne n’ont plus leur place.

Ces considérations nous amènent alors au second facteur essentiel qui permettrait une victoire du Yes s’il était bien utilisé : le temps. Si Nicola Sturgeon parvient à imposer son agenda et à négocier avec Theresa May (ce qui n’est pas acquis) la tenue d’un référendum entre l’automne 2018 et le printemps 2019, il faudra encore tenir la distance d’une campagne qui promet d’être longue et éprouvante. Même assénés avec la vigueur des semi-convictions, les poncifs pro-UE pourraient bien s’essouffler face aux calmes effets du temps, lesquels ne tarderont pas à montrer que le Brexit ne porte pas l’apocalypse en bandoulière. En effet, le moment risque de venir où les couches populaires blanches de Glasgow et de Dundee, comme celles de Sheffield et de l’Ohio, se rendront compte qu’un monde sans barrière douanière et en proie au grand marché-déménageur n’est pas mieux, sinon pire, que le monde protégé et replié sur soi proposé par les souverainistes de droite. Incapable d’avoir prolongé le mouvement de 2014 par un véritable national-populisme de gauche, le mouvement indépendantiste devra donc faire feu de tout bois pour tenir le peuple écossais en haleine et maintenir, dans la durée, le grand écart rhétorique entre l’idéalisation d’une Europe austéritaire et la critique du modèle conservateur anglais. 

S’il échoue dans sa tâche, le SNP saura toujours s’en remettre et s’adapter à la nouvelle conjoncture historique qu’il a pour le moment affecté d‘ignorer. Toutefois, il faudra sans doute plusieurs décennies avant que ne renaisse la belle idée indépendantiste et, entre temps, le peuple écossais aura très certainement connu les calvaires d’un capitalisme national, non moins exploiteur et vorace que le capitalisme mondialisé de Thatcher, Reagan et Jacques Delors.

S’il réussit, en revanche, peu importe, par la suite, que l’Europe implose, que la supercherie soit dénoncée, ni même que certains regrets bourgeonnent sur les chardons des Hautes-Terres. L’Ecosse sera indépendante et tout sera possible, à commencer par la mise sur pied d’un véritable mouvement populiste de gauche, sorti de la cuisse d’un SNP certes impur, mais auquel les lauriers reviendront tout de même pour avoir accompli sa mission historique au cours d’un périlleux jeu de cache-cache avec l’Histoire.

 

SOURCES

[1] “Campaigners unveil child poverty map of the UK”, 14/10/2014, http://www.bbc.co.uk/news/uk-scotland-glasgow-west-29618050

[2] Nicola Sturgeon, “Let me tell you about referendum – threats won’t help” in Guardian, 30/06/2015, https://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jun/30/referendums-eu-leaders-greek-exit-no-vote-austerity-nicola-sturgeon

[3] “Labour now third party amonst working class voters”, in Telegraph, 13/02/2017, http://www.telegraph.co.uk/news/2017/02/13/labour-now-third-popular-party-among-working-class-voters-poll/

CRÉDIT PHOTO

https://pxhere.com/fr/photo/1057767

 

Merci à Scott Taylor dont le dialogue soutenu m’a permis d’aiguiser ma pensée sur ce sujet.

Comment Podemos a mis les drapeaux rouges au placard

A l’approche du prochain Congrès du parti prévu en février, les débats s’intensifient au sein de Podemos quant à la stratégie à adopter pour les années à venir. Cet article propose de s’extraire un moment de cette actualité brûlante pour revenir sur l’un des éléments qui a fait le succès de Podemos, sa stratégie de rupture avec les codes traditionnels de la gauche radicale.

Dans un article paru dans la prestigieuse New Left Review en mai-juin 2015, Pablo Iglesias dresse un portrait de Podemos et dépeint une formation politique qui a su renouveler le répertoire de la gauche radicale pour s’imposer dans le paysage politique espagnol. Au cœur du projet porté par Podemos, puisant à diverses sources théoriques, on trouve une prise de distance à l’égard des symboles et des références de la gauche traditionnelle jugés inopérants.

Un constat lucide : la défaite historique de la gauche

Toute opération de reconstruction politique du camp progressiste doit passer par un examen critique de la situation des gauches à l’entrée du XXIe siècle. C’est en substance le message délivré par Pablo Iglesias dans les premières lignes de son article pour la NLR. Le politiste espagnol cite l’historien britannique Perry Anderson : « Le seul point de départ concevable aujourd’hui pour une gauche réaliste consiste à prendre conscience de la défaite historique ».

Le constat qui préside à la création de Podemos est celui d’un effondrement concomitant des logiciels social-démocrate et communiste. La social-démocratie européenne, bercée dans les années 1990 par les théoriciens de la « Troisième voie », a abandonné tout projet d’émancipation collective pour adhérer au libéralisme économique. François Mitterrand en France, Felipe Gonzalez en Espagne, Gerard Schröder en Allemagne ou Tony Blair au Royaume-Uni incarnent à leur manière une gauche partie prenante de la globalisation financière et du processus de dérégulation des économies européennes.

Face à cette dilution de la social-démocratie dans le consensus néolibéral, la gauche radicale de tradition communiste s’est quant à elle retrouvée désarmée suite à la chute de l’Union soviétique et à la fragmentation du monde ouvrier. Son poids électoral s’est réduit considérablement, et l’ensemble de ses référentiels ont été disqualifiés symboliquement. Révolution et lutte de classes, deux concepts pourtant structurants au cours du XXe siècle, tendent aujourd’hui à être relégués dans la catégorie « folklore gauchisant ».

Machiavel contre Ned Stark

La pensée de Machiavel, source d'inspiration pour Pablo Iglesias
La pensée de Machiavel, source d’inspiration pour Pablo Iglesias

« J’ai la défaite tatouée dans mon ADN. Mon grand-oncle a été fusillé, mon grand-père a été condamné à mort et a passé cinq ans en prison, mon père a été en prison, mes grands-parents ont connu l’humiliation des perdants d’une guerre civile, ma mère a milité dans la clandestinité ». C’est par l’évocation de son histoire familiale, entrant elle-même en résonance avec les traumatismes d’une gauche espagnole marquée au fer rouge par la guerre civile et le franquisme, que Pablo Iglesias affiche fermement sa volonté de conjurer un cycle de défaites : « Je ne supporte pas de perdre. Avec plusieurs camarades, toute notre activité politique est consacrée à penser comment on peut gagner ».

Pablo Iglesias et les intellectuels à l’origine de Podemos subordonnent en effet l’ensemble de leurs réflexions à un impératif stratégique : la victoire électorale. Le secrétaire général de Podemos emprunte à Machiavel son éthique de l’efficacité politique : L’important en politique n’est pas tant de détenir la vérité ou de défendre les idées les plus justes, mais d’accéder au pouvoir pour les faire triompher, et ce par tous les moyens.

Les instigateurs de Podemos, inconditionnels adorateurs de la série Game of Thrones, n’hésitent pas à opposer la figure du prince machiavélien à celle de Ned Stark, qui perd sa tête à la fin de la première saison faute d’avoir su manier les codes du monde – particulièrement vicieux – qui l’entoure. Entre les lignes, le patriarche de la famille Stark, qui incarne la droiture morale et la justice, est ainsi subtilement comparé à la gauche radicale traditionnelle : malgré un diagnostic lucide sur les ravages du capitalisme néolibéral et des propositions légitimes pour y remédier, celle-ci se montre dramatiquement incapable de faire gagner ses vues.

Lors d’un discours devenu populaire sur les réseaux sociaux, Pablo Iglesias enfonce le clou avec ironie : « Tu peux porter un t-shirt avec la faucille et le marteau. Tu peux aussi porter un grand drapeau qui s’étale sur des mètres et des mètres, puis rentrer chez toi pendant que l’ennemi se moque de toi. Parce que le peuple, les travailleurs, le préfèrent lui. Ils le comprennent quand il parle, alors que toi ils ne te comprennent pas. Alors oui, peut-être que c’est toi qui a raison, et tu pourras demander à tes enfants d’inscrire sur ta tombe ‘il a toujours eu raison, bien que personne ne l’ait su’ »

Une gauche des drapeaux rouges condamnée à la marginalité

Si Pablo Iglesias se montre particulièrement critique à l’égard de la gauche radicale traditionnelle, c’est qu’il est lui-même issu de ses rangs et a pu constater de l’intérieur son incapacité à se renouveler. Il a longuement milité aux Jeunesses Communistes, dès l’âge de 14 ans. Très engagé au début des années 2000 dans la mouvance altermondialiste – à laquelle il consacre plusieurs travaux académiques, il a également travaillé en tant que conseiller en communication pour Izquierda Unida, assistant même son secrétaire général Cayo Lara lors de la campagne pour les élections générales de 2011.

Dans son article pour la New Left Review, il explique que la naissance de Podemos doit en réalité beaucoup à la fin de non-recevoir opposée par Izquierda Unida à sa proposition d’organiser des primaires citoyennes communes en vue des élections européennes. En lançant l’initiative Podemos en dehors des appareils déjà existants, Pablo Iglesias s’est doté d’amples marges de manœuvre pour opérer une distanciation à l’égard de la matrice stratégique de la gauche radicale. L’objectif est tout indiqué : sortir de la marginalité.

Comme le rappelle Alexis Gales dans un article de la revue Ballast, l’échelle gauche/droite est une construction historique et contingente, une carte mentale qui fournit des coordonnées pour se repérer dans la diversité des projets et des organisations politiques. Ce clivage fondateur est également à l’origine d’un ordre politique, qui répartit des positions sur un axe selon une logique tout sauf neutre : il assigne des étiquettes plus ou moins valorisantes, des brevets de respectabilité. Tout ce qui se rapproche du centre est tendanciellement associé à la modération et à la raison, tandis que tout ce qui se situe aux bornes de l’axe politique – aux « extrêmes » – est apparenté à l’excès.

L’assignation de la gauche radicale à un espace marginal sur l’échelle politique est renforcée par l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. Le rapprochement idéologique du centre gauche et du centre droit sur la base d’un consensus libéral s’accompagne de procédés de délégitimation mécanique des projets alternatifs, englobés sous des qualificatifs dépréciatifs tels qu’« extrémistes » ou « populistes ». La gauche radicale est présentée comme l’héritière directe du communisme, donc de l’URSS, donc de Staline – ou dans une version contemporaine de l’épouvantail, de la Corée du Nord.

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©Ahora Madrid

Pour Pablo Iglesias, la gauche commet une erreur fondamentale en acceptant la position assignée par ses adversaires. Face à ces logiques de disqualification, elle tend en effet à se replier sur elle-même, à mettre en avant son histoire et ses symboles comme une forme de résistance au mépris des puissants : « Ce n’est pas un groupe de gens qui chantent l’Internationale qui va transformer le pays. J’aimerais bien, parce que c’est de là que je viens moi aussi (…) L’obligation d’un révolutionnaire, c’est de gagner. Un révolutionnaire n’est pas appelé à protéger des symboles, une identité, ce n’est pas un curé qui cherche la catharsis collective dans une messe avec ses disciples », explique Iglesias. Les drapeaux rouges, la faucille et le marteau, les chants révolutionnaires, qui sont des marqueurs identitaires et des sources de gratification symbolique pour les militants conscients d’appartenir à une culture politique commune, constituent du pain bénit pour leurs adversaires qui n’ont qu’à s’en saisir pour les discréditer.

Occuper la centralité de l’échiquier politique

Pour les fondateurs de Podemos, il s’agit donc d’éviter tout ce qui est susceptible d’identifier le parti à la tradition communiste politiquement et symboliquement défaite. Finis donc les drapeaux rouges, définitivement rangés au placard. L’ambition est désormais d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». Le terme de « centralité » régulièrement employé par Pablo Iglesias n’a strictement rien à voir avec un centrisme idéologique qui réfuterait les clivages et piocherait à droite comme à gauche, contrairement à ce qui a parfois été avancé par des commentateurs espagnols. Il renvoie à l’idée d’occuper une place centrale – par opposition à marginale – dans le paysage politique : disputer à l’adversaire la fixation des termes du débat, quitte à accepter de s’aventurer sur son terrain pour mieux en subvertir les codes.

Un exemple de cette stratégie a été fourni par Pablo Iglesias lors de la visite du roi Felipe VI au Parlement européen en avril 2015. Alors que les eurodéputés étaient tous invités à saluer le roi d’une poignée de main, les élus d’Izquierda Unida, fidèles à leur tradition républicaine, ont décidé de boycotter la rencontre. Pablo Iglesias a quant à lui choisi d’y prendre part, mais pas de n’importe quelle manière. Dérogeant quelque peu au protocole, il s’est présenté devant les caméras muni d’un coffret des quatre saisons de Game of Thrones, qu’il a soigneusement offert au roi, arguant qu’elle lui fournirait les clés pour comprendre la crise politique espagnole. Tandis que personne n’a retenu l’absence d’Izquierda Unida, la démarche du leader de Podemos a fait les gros titres. Une manière pour le parti de trouver un équilibre entre l’attitude d’auto-exclusion d’Izquierda Unida et la déférence des partis traditionnels qui sacralisent la monarchie.

Cette bataille pour la centralité est cruciale. Elle vise à installer Podemos comme une figure incontournable du débat politique, à obliger les adversaires à se positionner par rapport à son discours et à ses thèmes de prédilection. Comme le souligne Juan Carlos Monedero, « La centralité, c’est en finir avec les pièges qui nous conduisent à nous battre pour des étiquettes ». Plutôt que de disputer au Parti socialiste le monopole de la « vraie gauche », il est préférable de renverser les coordonnées du jeu politique, de faire en sorte que la majorité des citoyens désorientés et frappés par la crise trouve une expression politique qui ne soit pas cantonnée aux marges.

Au-delà de l’axe gauche/droite, un nouveau récit politique

Occuper la centralité du paysage politique suppose de prendre conscience de l’exceptionnalité de la situation politique actuelle.  « Indépendamment de ce que nous sommes, les deux métaphores gauche et droite ne permettent pas d’impulser le changement dans nos sociétés » selon Iglesias.  Dans un contexte de brouillage des clivages idéologiques, lié à la convergence des partis sociaux-démocrates et des partis de droite traditionnels vers un « extrême-centre » libéral, apparait un vide qui peut être occupé par de nouvelles constructions politiques fort différentes les unes des autres : Marine Le Pen en France, Donald Trump aux Etats-Unis, le Mouvement 5 étoiles en Italie, Podemos en Espagne.

C’est ce que Pablo Iglesias comme Iñigo Errejón qualifient de « moment populiste » : alors que l’hégémonie néolibérale vacille et que le mécontentement populaire ne trouve pas de canalisation dans les partis existants, l’enjeu consiste à proposer de nouvelles identifications collectives susceptibles de séduire une majorité de citoyens au-delà des appartenances politiques traditionnelles. Au clivage gauche/droite, Podemos substitue l’opposition entre le peuple (« la gente » : les gens) et la caste, entre la démocratie et l’oligarchie. La formalisation de ces nouvelles lignes de fracture constitue le fondement d’une stratégie populiste directement inspirée des thèses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe – sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article.

"Nous sommes pas de gauche, nous ne sommes pas de droite, nous sommes ceux d'en bas et nous venons chercher ceux d'en haut"
“Nous ne sommes pas de gauche, nous ne sommes pas non plus de droite, nous sommes ceux d’en bas et nous venons chercher ceux d’en haut”

Le pari réalisé par Podemos est d’articuler une diversité de demandes sociales autour de revendications « de sens commun » – la démocratie, la lutte contre la corruption, la défense des services publics et des droits sociaux. « Ce qui est certain, c’est qu’une grande majorité des citoyens subit la crise : les enfants sont obligés d’émigrer, tu perds ton travail, tu perds ta maison, on gèle ton salaire, on te restreint l’accès aux urgences, ta qualité de vie se dégrade (…) tous les gens décents ont ça en commun, on souhaite que personne ne soit expulsé de chez lui sans solution de relogement, que personne ne se retrouve sans chauffage en hiver, on ne veut pas des boulots de merde. L’appel à la centralité, c’est écarter ce qui nous sépare, pour prêter attention à toutes ces choses urgentes qui font qu’on est en train de perdre notre démocratie », résume Juan Carlos Monedero.

Ces revendications prennent forme dans un récit politique mobilisateur qui, là encore, contraste avec les référentiels habituellement maniés par la gauche radicale espagnole. Alors qu’Izquierda Unida fait de la IIIe République la matrice de son discours, Podemos – dont les initiateurs sont toutefois profondément républicains –  préfère centrer le sien sur l’amplification de la démocratie plutôt que de s’aventurer sur un champ de bataille qui, selon Pablo Iglesias, risquerait de les identifier à la gauche traditionnelle et de les éloigner d’une majorité de citoyens. Si les drapeaux républicains n’ont pas disparu des meetings de Podemos, la « question républicaine » chère à la gauche communiste est placée au second plan, au profit de la « question démocratique » jugée plus urgente.

Au cœur du récit politique de Podemos, on trouve ainsi une analyse de l’état de la démocratie espagnole : le « régime de 1978 », issu de la Transition démocratique, est à bout de souffle. Les institutions ont été confisquées aux citoyens par une caste qui gouverne en faveur d’une minorité de privilégiés. Face à cette crise de régime, le mouvement des Indignés surgi en 2011 (appelé « 15-M » en Espagne) signifie alors le début d’une « nouvelle Transition », vers une démocratie débarrassée de la corruption et de la mainmise des pouvoirs économiques. Pour schématiser, le 15-M remplace la République en tant que référence mobilisatrice. L’objectif affiché par Podemos est de transformer  l’indignation exprimée par les citoyens espagnols en changement politique. Pablo Iglesias pointe régulièrement l’existence d’une majorité sociale en décalage avec les élites au pouvoir, opposant à ces derniers  l’Espagne qui vient – Podemos est la première force politique chez les moins de 45 ans. Dans son discours prononcé à l’occasion de l’investiture de Mariano Rajoy en octobre 2016, il s’adressait au chef du gouvernement en ces termes : « Permettez-moi de vous dire que votre attitude fera de cette législature un épilogue ».

Podemos et Izquierda Unida, des relations complexes 

Quelques jours auparavant, lors du premier vote d’investiture, Pablo Iglesias démarrait son discours au Congrès par un vibrant hommage aux Brigades internationales, ces « combattants de la liberté et de la démocratie » venus prêter main forte aux Républicains espagnols en 1936. Signe parmi d’autres – comme ses références notables au mouvement ouvrier dans plusieurs discours de campagne – que le secrétaire général de Podemos reste malgré tout profondément attaché à l’histoire de la gauche espagnole.

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Pablo Iglesias et Alberto Garzon ©Podemos

Les relations entre Podemos et Izquierda Unida sont d’ailleurs plus complexes qu’il n’y parait. Dans les premiers mois d’existence du parti, Pablo Iglesias a dû essuyer de vives critiques de la part de dirigeants communistes qui lui reprochaient de masquer un projet ambigu derrière une opération de dépoussiérage marketing. Cayo Lara, coordinateur fédéral d’IU jusqu’en juin 2016, accusait ainsi Podemos de « vendre du vent ». En juin 2015, Pablo Iglesias se montrait à son tour très dur à l’égard de la « vieille gauche », fustigeant la figure du « gauchiste aigri », qui se complaît dans la « culture de la défaite » et préfère « se contenter de ses 5% et de son drapeau rouge ». Les rapports entre les deux formations se sont néanmoins grandement améliorés, sous l’impulsion du nouveau coordinateur fédéral d’IU, le jeune Alberto Garzón qui n’a jamais caché son amitié avec Pablo Iglesias. Au mois de mai 2016, les deux leaders officialisaient ainsi la candidature commune de Podemos et d’Izquierda Unida aux élections générales du 26 juin, sous l’étiquette Unidos Podemos.

Pablo Iglesias a aussi pu compter sur le soutien ostensible de certains poids lourds de la gauche communiste, comme Manolo Monereo ou Julio Anguita, leader emblématique d’IU dans les années 1990. L’apparition surprise de ce dernier lors d’un meeting de Pablo Iglesias à Cordoue a fait figure d’un véritable passage de flambeau : « C’est l’année 1977, Pablo », murmurait-il au secrétaire général de Podemos, en référence aux débuts de la Transition démocratique  et à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le pays.

Revenir sur la manière dont Podemos s’est détaché des symboles de la gauche radicale permet de mieux comprendre la teneur de débats actuels au sein du parti. Le rapprochement avec Izquierda Unida, qui ne fait pas l’unanimité, est l’un des nombreux objets de discussion. Les proches d’Iñigo Errejón, partisans d’une ligne populiste résolument transversale, s’inquiètent de voir Pablo Iglesias possiblement renouer avec les réflexes identitaires d’une gauche traditionnelle dont il a pourtant théorisé l’inefficacité.

 

Crédit photos :

http://www.rtve.es/alacarta/videos/los-desayunos-de-tve/desayunos-tve-pablo-iglesias-secretario-general-podemos/3181994/ 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Machiavel

http://www.slate.fr/story/98821/gauche-radicale-laclau

https://elmundodeloslocos.wordpress.com/2015/02/13/monedero-al-espia-desde-su-escondite-en-el-metro-si-asumo-algun-cargo-sera-porque-me-doblen-el-brazo/