Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Précis de malhonnêteté intellectuelle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme »

Sous couvert d’autorité historique et intellectuelle, Pascal Ory témoigne avec éclat, dans L’Obs du 7 février, de l’usage politique et idéologique du terme populisme. Loin d’offrir une analyse de la notion, l’historien, qui inscrit le fascisme dans la continuité du populisme, perpétue les simplifications et l’hostilité dont ce dernier est l’objet, disqualifiant automatiquement ceux qui s’en revendiquent et contestent l’ordre établi. À l’école de ces professionnels émérites de la parole publique, on supporte mal la contradiction. Faisant fi de toute honnêteté intellectuelle, on préfère apposer des étiquettes-épouvantails sur ses opposants [1]. Après tout, depuis quand parle-t-on avec des fascistes ?


L’histoire au service de l’idéologie

Au premier abord, l’usage stratégique de l’histoire n’a rien de surprenant dans le débat politique. Personne ne s’offusque d’identifier des récits tributaires d’une lecture anarchiste, socialiste, libérale, conservatrice ou encore réactionnaire de l’histoire, qui participent à nourrir le pluralisme démocratique. Mais encore faut-il s’en revendiquer et reconnaître d’où l’on parle. Force est de constater que cette humilité s’est égarée et certains intellectuels, qui bénéficient de l’autorité d’un titre – philosophe, historien, sociologue, économiste –, abusent du crédit qui leur est accordé pour véhiculer des propos d’une partialité criante, se présentant pourtant comme scientifiques. Voilà l’Histoire, telle est la formule magique, qui muselle immédiatement le récit de votre adversaire sous prétexte que celui-ci ne la connaît pas. L’usage politique de l’Histoire se transforme ainsi en usage idéologique : un principe unique d’explication du réel est avancé, qui abrite pourtant un projet qui ne dit pas son nom. Cas d’école, les récentes interventions de Pascal Ory dans la presse au sujet du populisme [2] concentrent des raccourcis et des falsifications, qu’il est urgent de démasquer.

Si le populisme est bien la réalité politique de notre temps, il mérite une confrontation à armes égales et non une délégitimation mécanique à travers des arguments fallacieux. Dans le dossier de L’Obs consacré à Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « révolutionnaire imaginaire », qui « au réel […] préférera toujours ses chimères » par Sylvain Courage, l’historien intervient, quelques pages plus loin, pour affirmer une réalité évidente : « Le populisme de gauche n’existe pas. » Et, coup de grâce en règle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme. » La « convergence des extrêmes » est également à l’œuvre, un passeport de « gauche radicale » vous offrant vraisemblablement un aller quasi-simple pour l’album de famille des leaders autoritaires. De bonne foi, on concéderait à Pascal Ory, qu’il est vrai, en effet, que des travaux ont réfléchi aux liens entre les épisodes révolutionnaires et les futures matrices totalitaires [3]; de même qu’il est vrai que des historiens du vingtième siècle se sont interrogés sur les passages entre extrême-gauche et extrême-droite [4] ; enfin, qu’il est vrai que le populisme n’est pas exempt de toutes dérives, en certaines de ses déclinaisons [5]. Mais notre bienveillance est balayée par une immense imposture : la prétention de l’historien à analyser le populisme comme un phénomène. Il assure au Point : « Chez moi elle [la notion de populisme] n’est ni positive, ni négative. » Comble de l’hypocrisie, pour quelqu’un qui pronostique une ère populiste depuis le vote du Brexit, qui rappelle avec gravité que « les jeunes générations ne sont pas vaccinées contre le populisme » et qui diagnostique l’accès au pouvoir des dits « populistes » comme une « catastrophe ».

« Au « voilà l’histoire » répond « voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. »

Pis encore, l’essentialisation des faits et des concepts historiques par Pascal Ory manifeste une instrumentalisation croissante de ces derniers, au service de la construction d’un imaginaire-repoussoir. Premier indice, le populisme est « affaire de définition », mais l’historien préfère s’en tenir à la sienne, « qui permet d’être clair ». Comprenez plutôt, qui permet d’avoir raison. Le populisme, présenté comme « une droite radicale, [dont] le génie propre est de l’être dans un style de gauche radicale », ne peut donc échapper à ce périmètre. Au « Voilà l’Histoire » répond « Voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. C’est qu’évidemment, ce dernier effraie : derrière lui flotte l’ombre encombrante du peuple, en tant que sujet politique, réclamant à juste titre voix au chapitre, au sein de systèmes institutionnels qui l’ont complètement marginalisé. Mais la machine à essentialiser reprend vite la main et se charge de régler la question : le peuple est convoqué au tribunal de l’Histoire et il est déclaré coupable, ad vitam æternam. La méfiance chronique à son égard, ancrée initialement dans les soubresauts insurrectionnels, à l’instar des journées de juin 1848 et l’épisode de la Commune de Paris, s’articule progressivement autour du spectre du fascisme. Le peuple est ainsi tenu pour responsable de toutes les dérives autoritaires et devient, ipso facto, indigne de confiance. Au peuple de 2019 est renvoyé celui de 1929, comme si, au fond, il n’avait pas changé. Ironie d’autant plus grande pour les fossoyeurs du populisme, qui sont les premiers à reprocher à leurs opposants de parler au nom d’un peuple qui n’existe pas. Mais sont-ils seulement conscients que le leur est un fantôme d’autant plus flou qu’il est irrigué non par une théorie politique, mais par un discours idéologique ?

L’ami du peuple, gravure anonyme. (Musée Lambinet, Versailles.)
Ph. Hubert Josse © Archives Larbor

Apogée des malversations de l’historien, l’élaboration d’un prétendu raisonnement analogique, supposé mettre en évidence « la part du structurel et du récurrent », qui prévaudrait entre deux époques historiques. Coupons court au suspens, Pascal Ory soutient : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme » dans Le Monde. La comparaison historique s’est encore une fois transformée en jugement de valeur, sacrifiant toute exigence intellectuelle et aboutissant à une typologie plus que bancale. Repérant des dynamiques (menace-réaction-crise), le parallèle est établi : d’un côté, bolchévisme-fascisme-crise-économique, de l’autre, islamisme-populisme-crise-écologique. Si la première matrice peut être envisageable – elle s’enracine au fond dans une historiographie qui précède largement Pascal Ory [6], la seconde semble le résultat d’une tentative désespérée de remplir les fameuses cases structurelles. Elle perpétue la confusion qui paralyse notre époque autour de ces phénomènes rarement interrogés avec justesse, en raison de ces amalgames néfastes qui brouillent la pensée. Outre la responsabilité de ces intellectuels dans l’incapacité à faire preuve de distance critique et de précaution linguistique, elle est d’autant plus fortement engagée lorsqu’ils professent des évidences, qui sont tout sauf des évidences : « La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place. » La boucle est bouclée : Voilà l’histoire, voilà le populisme, voilà le fascisme.

Nier pour mieux régner

Face à tant d’attaques et de mauvaise foi, que faire ? Rien, précisément, puisque la sophistique suit sa mécanique et qu’elle n’espère qu’une chose : faire de l’adversaire un ennemi. On débat avec le premier, on élimine le second. Le populisme de gauche est immédiatement dénoncé comme un échec intellectuel de la gauche. Si la logique politicienne est redoutable, elle n’en demeure pas moins affligeante lorsqu’elle rejoint le terrain des idées. Sur le sol miné du populisme, on feint la nonchalance : « Certains, comme Chantal Mouffe parlent depuis peu de « populisme de gauche », mais puisqu’il ne s’agit jamais que de définition, de taxinomie, je m’en tiens à la mienne, (…) dans une acception plus large, le terme « populisme » perd toute consistance. » Pascal Ory réduit donc à « une acception plus large », plus de vingt années de réflexion et de théorisation politique [7], se gardant bien de faire droit à leurs arguments. Les travaux de la philosophe, liés à ceux d’Ernesto Laclau, méritent pourtant qu’on s’y attarde, ou qu’on leur réserve, au minimum, un droit de réponse. Dans son dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche (2018), Chantal Mouffe écrit ouvertement que son livre est « une intervention politique et [qu’] il ne cache absolument pas con caractère partisan » [8]. Conjuguant engagement politique et rigueur intellectuelle, elle rendrait presque jaloux ses détracteurs qui, définitivement, ne savent plus jouer dans la même cour.

« On appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez » (…) . L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente, encore une fois à l’abri de la  rationalité. »

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Pascal Ory, les efforts de théorisation populiste ne sont pas la négation de la théorie marxiste, ou le symptôme de son échec. Ils s’inscrivent bien plutôt dans la prolongation de leurs réflexions. La filiation est évidemment étrangère à l’historien, qui martèle : « On jette le prolétariat avec l’eau du bain, on substitue à la lutte des classes le clivage haut/bas, peuple/élite. Lénine doit se retourner dans son mausolée. » Sous-entendu : la gauche est tellement désemparée qu’elle bricole des concepts pour se prévenir de l’obsolescence programmée [9]. Le message est clair : quelques lignes plus loin, on appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez », rien que ça. L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente encore une fois à l’abri de la rationalité. Il est remarquable qu’en un geste typographique – le tiret, voilà une arme précieuse –, Pascal Ory parvienne à démontrer si vigoureusement sa pensée. Face aux figures menaçantes du passé, victimes de la fièvre rouge, il faut désormais revendiquer la quiétude de la logique. Cette dernière ne s’encombre pas d’éléments de contextualisation – les querelles d’historiens sont vaines et reposent dans de paisibles mausolées ! – car, douée de nouveaux talents prophétiques, elle perçoit des dynamiques flagrantes. Révélation soudaine, la vérité saute aux yeux, et l’on se demande encore quel aveuglement pousse certains à ne pas y être sensibles. L’esprit critique est décidément un opium puissant : il s’acharne à préciser que la construction d’un clivage peuple/élite admet les logiques de domination qui habitent les sociétés, mais se détache des présupposés essentialistes de la lutte des classes, afin de créer des chaines d’équivalence [10] entre les multiples demandes démocratiques, dépassant la seule condition ouvrière. Il persiste à dire que le léninisme est une interprétation du marxisme dans le contexte russe et s’inquiète des rapprochements précaires entre Lénine, Mao et Chávez. Il convoque d’anciens ouvrages afin de mesurer dans quelles circonstances ces leaders arrivent au pouvoir et déploient leur programme ; il demande un bilan équitable de ces pages de l’Histoire [11]. Il pose trop de questions, le trait d’union promettait d’être imparable.

Narcisse, attribué à Caravage, 1597–1599. (Galerie nationale d’Art ancien, Rome)

L’impossible conflictualité est implicitement avouée : les voix discordantes parlent, mais elles ne bénéficient d’aucune reconnaissance. La contestation qui s’exprime à travers le rejet des élites trouve ici une de ses raisons d’être. L’antagonisme ne cesse pourtant d’être renforcé, par ces mêmes qui publient tribunes sur tribunes pour dénoncer l’autoritarisme du populisme. Sans jamais s’interroger sur leur dogmatisme borné, ils minent le débat, bien plus qu’ils ne le pacifient. S’ils méconnaissent tant le populisme de gauche, c’est que ce dernier prône une logique qui leur est étrangère : transformer l’antagonisme en agonisme. Depuis l’ancestral agôn grec et les aphorismes d’Héraclite, force est d’admettre l’irréductibilité de la lutte entre des forces contraires. Ce constat a conduit certains à signer en bas du contrat de la guerre de tous contre tous ; il en a guidé d’autres vers la promesse de réconciliation. Réconciliation qu’il est possible de trouver non pas dans la dissolution de l’une des parties, ni dans la quête éperdue d’un consensus de façade, mais bien dans la structuration et dans l’institutionnalisation de la conflictualité. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie », écrit le sociologue Georg Simmel [12]. La polarisation autour des extrêmes qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille.

« La polarisation autour des « extrêmes » qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille. »

À crédit du populisme de gauche, qu’on fait passer pour anti-démocratique, il est utile de citer ceux qui l’ont conceptualisé… « Le remède n’est pas d’abolir la représentation mais de rendre les institutions plus représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche » écrit Chantal Mouffe [13], aux antipodes de la charge qu’on oppose à ses travaux. Ainsi, l’entreprise de négation, si elle est une ressource précieuse pour rassurer ceux qui campent sur leurs certitudes, n’en est pas moins dangereuse et risque de se retourner contre eux. En demeurant sourds aux raisons qui sous-tendent la vague populiste et en s’enfermant dans une guerre de positions, ils témoignent, en définitive, d’une profonde méconnaissance de la démocratie, bien qu’ils s’en érigent comme les gardiens les plus fiables.

Le mépris de la théorie démocratique

Dans la grammaire de Pascal Ory, la démocratie se distribue en deux pôles : d’une part la démocratie libérale, de l’autre la démocratie autoritaire, dont le populisme ne serait qu’une manifestation. Citation à l’appui : « La notion de démocratie n’intègre la valeur de liberté que si c’est une démocratie libérale. L’histoire de la démocratie, depuis l’Antiquité grecque des tyrans, est parsemée de démocraties autoritaires, voire totalitaires. » Une division si binaire, qu’on peine à savoir par où commencer pour faire droit avec justesse à cette démocratie, portée partout en étendard, mais qu’on connaît encore vraisemblablement si mal. Les avertissements contre cette dernière remontent bien à l’Antiquité : Platon s’est illustré par sa méfiance à l’égard du régime, certes pour le danger de la tyrannie de la majorité, mais surtout parce qu’elle traduisait politiquement une valeur d’égalité, inconcevable dans la philosophie platonicienne profondément hiérarchisée, annexée sur un ordre naturel. Curieusement, cette notion d’égalité est totalement absente de la distinction effectuée par Pascal Ory, qui lui substitue la valeur de liberté. Un glissement qui annonce déjà le socle dans lequel s’enracine une profonde méprise qui irrigue la plupart des discours tenus dans l’espace médiatique.

La démocratie, en son sens moderne, réfléchie au dix-huitième siècle et mise à l’épreuve par la Révolution française, s’établit sur la tension, en même temps que sur la complémentarité, de l’égalité et de la liberté. Idéalement, elle reconnaît ainsi l’égalité et, par voie de conséquence, la souveraineté populaire, de même que l’ensemble des valeurs du premier libéralisme, concrétisées dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Cependant, notre histoire est celle d’une progressive occultation d’une partie de son identité originelle : la liberté prenant le dessus sur l’égalité, dans un mouvement s’étendant de la victoire du gouvernant représentatif au lendemain de la Révolution, jusqu’à la conceptualisation de l’État de droit (employé aujourd’hui comme synonyme de démocratie), qui juridicise les rapports politiques et subordonne la souveraineté à l’autorité d’un juge. Si ce cheminement historique s’est pensé autour d’espoirs de rationalité et de pacification, ses contradictions ne pouvaient manquer de resurgir. À ce titre, les travaux de Bernard Manin sont éclairants pour comprendre en quoi « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [14]. Paradoxalement toutefois, bien que la démocratie ait été amputée d’une partie d’elle-même (l’exigence d’égalité et de souveraineté populaire), le discours politique continue d’affirmer l’inverse et gouverne toujours au nom du peuple, réservoir incontestable de légitimité, tout en accordant à ce dernier un rôle mineur, dont l’expression se voit réduite au vote.

« L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver « la démocratie » de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans « la démocratie autoritaire », mais de rendre la démocratie à elle-même. »

Ces lignes de failles théoriques sont au cœur des débats qui animent actuellement notre époque : la question qui est posée, au fond, est celle éternelle du meilleur régime. L’apparition de nouvelles terminologies – populisme et illibéralisme – témoignent de cette âme refoulée de la démocratie. L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver la démocratie de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans la démocratie autoritaire, mais de rendre la démocratie à elle-même. « L’ère populiste » que nous traversons, selon les mots de Pascal Ory, s’apparente bien davantage à un moment populiste, tel que le qualifie Chantal Mouffe, qui emprunte au concept d’interregnum de Gramsci, caractérisant les instants critiques de la conjoncture historique, où le rapport de forces peut se reconfigurer. Rien n’est pourtant joué d’avance et la contestation éruptive qui s’exprime doit désormais être articulée autour d’un projet politique capable de radicaliser la démocratie et de réintroduire l’équilibre entre égalité et liberté, complètement empêché par quarante années d’ère néolibérale [15]. En ce sens, n’en déplaise à Pascal Ory, le populisme de gauche existe bien et il se présente comme une stratégie discursive (et non comme un régime, ou un programme, ou un spectre fasciste), qui refuse de laisser à l’extrême-droite la captation de cette contestation de l’ordre établi. Son objectif ? « La construction d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie », selon Chantal Mouffe [16].

Dans une telle perspective, le peuple reprend ses droits sur la scène politique. Mais on comprend bien que cet acteur encombrant, qu’on avait précédemment présenté comme un chemin en puissance vers le fascisme, soit lui-aussi mal traité dans le répertoire démocratique de Pascal Ory. Interrogé au sujet de la souveraineté populaire dans Le Point (Ce concept de « souveraineté populaire » est pour vous une fiction ?), l’historien répond : « La notion même de « peuple » est, par définition, une fiction. « We, the People » (formule qui ouvre la Constitution américaine) est un discours purement performatif : le peuple est ici ce qui se proclame comme tel, et ce que ceux qui prennent ainsi la parole (donc le pouvoir) pensent qu’il est. » Est-il nécessaire de préciser que se dévoile encore ici la tragédie du peuple incompris ? Pourtant, apogée de la tension dramatique : nous sommes d’accord avec Pascal Ory ! Le peuple est en effet une fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on ? Car s’il est certain qu’à travers la rhétorique politique, il est possible de construire autant de peuples que de discours – c’est d’ailleurs le cœur même de la stratégie populiste -, l’ombre d’un autre peuple s’esquisse derrière leurs silhouettes.

Jean-Jacques Rousseau, en sage, tenant le ” Contrat social “

Pour le comprendre, il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau, qui compte parmi les premiers à théoriser la souveraineté populaire. Ce qui fonde originellement le peuple n’est autre que le contrat social, aussi appelé « pacte d’association », et bientôt rattaché à l’écriture d’une constitution. Réfutant la légitimité consensuelle développée par Hobbes et Grotius (le peuple consent à transférer absolument sa souveraineté), Rousseau écrit : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. » [17]. Il poursuit : « Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » [18] Ce rapide détour par la philosophie politique nous permet d’éclairer des problématiques d’une actualité brûlante : car, en effet, ce qui se joue plus fondamentalement derrière le populisme n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le contrat qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. Poser la question de la souveraineté populaire, c’est aussi réfléchir à la permanence de la volonté constituante. Concrètement, c’est donc se demander si les relations entre gouvernés et gouvernants respectent les habilitations données par les premiers aux seconds. Et cela revient, au quotidien, au bout des lèvres des citoyens, lorsqu’ils s’exaspèrent : a-t-on encore notre mot à dire ? Ou, en termes rousseauiste, le corps politique existe-t-il encore ? Les réponses devant y être apportées sont loin d’être univoques et personne – sauf peut-être ces mêmes qui persistent à brandir la menace fasciste – ne prétend détenir la vérité ou l’équation magique, épousant les courbes du réel. En revanche, il est certain que le débat doit avoir lieu, sans caricatures, sans raccourcis et sans malhonnêteté.

« Ce qui se joue plus fondamentalement derrière le « populisme » n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le « contrat » qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. »

Ses premières lueurs se donnent d’ailleurs peut-être à voir là où on ne les imaginait pas. Derrière la colère, l’exaspération, la tristesse, la peur, l’enthousiasme, ou encore l’espoir, la vague populiste telle que la décrit Pascal Ory, « se nourrit d’une dimension essentielle, que la science politique a mis du temps à admettre, en raison de ses postulats intellectualistes et, souvent, rationalistes : le rôle capital de l’émotion en politique ». Si l’on s’en tenait à cette proposition, on parviendrait encore à trouver un terrain d’entente… mais les chemins de l’interprétation nous divisent déjà : car si l’historien observe dans ces effluves émotionnels le seul signe d’un danger : voilà le peuple devenu manipulable, en proie à ses passions tristes dirait Spinoza, nous y percevons le signe d’un éveil et d’une sortie de l’indifférence, seule véritable pathologie de notre siècle. Encore une fois, rien n’est programmé et les émotions ne contiennent pas, en elles-mêmes, leur canalisation. La colère peut se radicaliser – il faudra alors se demander pourquoi -, mais elle peut aussi participer d’une indignation salutaire.

Nous la faisons nôtre et nous assumons qu’elle est à la source de l’écriture de ces lignes. En écho à celle que mentionnait déjà Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, et au sujet de laquelle il écrivait : « La colère est un désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris (…) ce mépris étant immérité. » [19] La formulation n’est pas mesurée, mais elle est à la hauteur de l’outrage répété. Il est usant d’être décrédibilisé et sali en permanence, usant de disposer pour se défendre d’une tribune réduite à peau de chagrin, usant d’endosser le mauvais rôle alors qu’on ne cesse de renouveler l’appel au débat. Par conséquent, la colère pointe et elle se présente comme une demande de justice. Enfin, comme la condition même de l’homme libre, car « lorsqu’on est soi-même trainé dans la boue, le supporter (…) le regarder avec indifférence, c’est, aux yeux de tout le monde, avoir une âme d’esclave » [20]. À la colère ont néanmoins succédé les mots, qui se sont voulus nuancés, équitables, patients, ne se contentant pas de dire « vous avez tort », mais cherchant à dévoiler les impostures. En écho, nous espérons que certains intellectuels auront honte d’abuser de la sophistique ou de leur propre surdité, et qu’ils regagneront l’arène que nous leur proposons. « Le poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet » livre René Char, dans l’urgence de ses Feuillets d’Hypnos [21]Puissions-nous tous, face aux enjeux de notre époque, être fidèles à son éthique et à son exigence.

[1] Voir notamment la tribune de Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques. Il écrit : « Vecteur d’un puissant effet neutralisant, le populisme est une étiquette qu’on appose sur tout discours contestataire afin de le discréditer », Le Monde, 12 octobre 2018, [en ligne abonnés].

[2] L’Obs (n°2831, 7 février 2019, p.34-35, [en ligne abonnés]), Le Point (n°201811, 13 novembre 2018, [en ligne]), Le Monde (10 novembre 2018, [en ligne]).

[3] Voir François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, (éd. 1997).

[4] Voir notamment la controverse historique autour des travaux de Zeev Sternhell (Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983), remettant en cause l’imperméabilité de la France au fascisme. Du point de vue de l’histoire des idées, ce dernier s’enracinerait dans une révision du marxisme, et s’établirait à la collusion de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Il écrit notamment : « À beaucoup d’égards, on pourrait écrire l’histoire du fascisme comme celle d’une immense tentative de révision du marxisme, d’un effort permanent vers un néo-socialisme » (p.34). Une approche qui a été vivement contestée et dont le récent ouvrage, Fascisme français ? La controverse (2014), co-signé par Serge Berstein et Michel Winock, se fait encore l’écho.

[5] Dans sa variante de droite, le populisme s’attache bien, par exemple, à construire un peuple national, en mobilisant un discours xénophobe.

[6] Voir, par exemple, E. Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 1989 (éd. 2011). Voir aussi la réponse de I. Kershaw à ce pan de l’historiographie allemande dans Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une démocratie radicale (Mouffe, Laclau, 1985, trad. 2008), La Raison Populiste (Laclau, 2005), Le paradoxe démocratique (Mouffe, 2000, trad. 2016), L’illusion du consensus (Mouffe, 2005, trad. 2016), Pour un populisme de gauche (Mouffe, 2018).

[8] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p.21.

[9] D’autant que le tribunal de l’histoire a encore sévi… « La Commune de Paris n’a duré que 72 jours, l’Union soviétique a duré 72 ans. Et, là, l’expérimentation a eu le temps de se développer à l’échelle de dizaines de pays et de millions de cobayes. Voilà pourquoi le balancier n’est jamais reparti vers la gauche depuis 1975. » (Pascal Ory, Le Point)

[10] Concept développé dans Hégémonie et stratégie socialiste par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.

[11] Voir par exemple l’analyse du socialisme réel par Éric Hobsbawm dans L‘âge des extrêmes : le court XXème siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, (éd. 1999).

[12] G. Simmel, Le conflit, Belval, Éditions Circé, 1995 (réédition 2015), p.22.

[13] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op.cit., p.86.

[14] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p.10.

[15] Le néolibéralisme se distingue du premier libéralisme évoqué précédemment, en ce sens, qu’il se caractérise par une subordination du domaine politique au domaine économique. Le tournant néolibéral des années 80 aurait ainsi contribué à l’homogénéisation des projets politiques, devant désormais, postuler l’acceptation des logiques de marché.

[16] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op. cit., p.71.

[17] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, 5 : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Paris, Garnier Flammarion, 1966, p.50.

[18] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, 1 : « Que la souveraineté est inaliénable », op.cit. p.64.

[19] Aristote, Rhétorique, Livre II, 2 « De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère. », traduction inédite proposée dans l’ouvrage : A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice : punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, 11, « La douceur », trad. Gauthier et Jolif, Louvain, Publications universitaires, 1970, p.110.

[21] R. Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et mystère, Paris, Gallimard, p.86.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.

“Il y a une coexistence simultanée de la vérité et du mensonge dans le système médiatique dominant” – Entretien avec Ignacio Ramonet

Nous avons rencontré Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, co-fondateur d’Attac et du Forum Social Mondial. Ex-professeur à l’Université Paris VII devenu une figure marquante de l’altermondialisme, il s’est spécialisé dans l’étude de l’Amérique latine et du système médiatique. Il revient dans cet entretien sur les mutations qu’a connu le champ médiatique, sur la manière dont les réseaux sociaux contribuent à le modifier, sur l’érosion de l’hégémonie néolibérale, le phénomène populiste, ou encore les phénomènes politiques récents qui ont marqué l’Amérique latine (élection d’AMLO au Mexique, défaite de Gustavo Petro en Colombie, élection de Jair Bolsonaro au Brésil…). Propos recueillis par Vincent Ortiz et Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


LVSL – La loi anti “fake news”, préparée en concertation avec les grands patrons de presse et avec les firmes qui s’occupent des serveurs Internet et des réseaux sociaux, a été adoptée par l’Assemblée nationale française en novembre 2018. Que vous inspire le vote de cette loi ?

Ignacio Ramonet – Dans le champ médiatique, les fake news [fausses informations] ne constituent pas un élément réellement nouveau. Ce n’est pas parce que l’expression “fake news” est neuve que les contre-vérités et les mensonges dans les médias le sont également. On a connu la désinformation, la manipulation, l’intoxication et les bourrages de crâne depuis l’essor de ce qu’on appelle les “médias de masse” à la fin du XIXe siècle. Est-ce qu’on va enrayer l’actuelle épidémie d’infox par une loi ? L’intention est sans doute louable mais, personnellement, je suis sceptique.

Comme toutes les lois qui cherchent à empêcher les « excès » des médias, celle-ci aura un effet limité. C’est un peu comme si le législateur décidait qu’« il est interdit de mentir dans les médias ». Bien sûr, c’est moralement correct. Mais les lois sur la presse (dont, en France, celle de 1881), les codes de déontologie médiatique (comme la Charte de Munich de 1971) ou l’éthique professionnelle des journalistes l’imposent déjà. Et on en voit bien les limites… La preuve c’est qu’il a fallu inventer plus récemment, au sein des rédactions, la figure du « médiateur », puis les cellules de « fact checking » (vérification des faits)… Je pense que cette loi anti fake news répond surtout à une préoccupation de la société. Et qu’elle est, pour les grands oligarques des médias ainsi que pour bien de journalistes dominants, un simple alibi destiné à apaiser l’inquiétude sociale. Je ne pense pas qu’elle changera grand chose.

Nous sommes installés dans un système médiatique de type « quantique », qui opère aussi bien avec la vérité qu’avec le mensonge. Cette coexistence simultanée de la vérité et du mensonge est la caractéristique principale de la mécanique médiatique actuelle. Et c’est la menace centrale, en matière d’information, que doit affronter le citoyen. Il lui faut vivre désormais avec les infox comme, en matière de santé, il vit avec les menaces que représentent les virus ou les bactéries. Ce qui ne veut pas dire qu’il doit s’y résigner. Au contraire, il lui faut se mobiliser, s’armer pour les combattre et se vacciner contre ses effets nocifs. A cet égard, on pourrait même imaginer – sans être complètement paranoïaque -, que cette loi, en prétendant rassurer, vise d’une certaine manière à démobiliser les citoyens… Et à en faire, paradoxalement, des cibles encore plus faciles pour les fake news…

© Clément Tissot pour LVSL

 

LVSL – D’aucuns estiment que les fake news sont le produit des réseaux sociaux qui fonctionnent au buzz, aux algorithmes… Pensez-vous qu’on a une lecture un peu simpliste du phénomène “fake news” ?

IR – Quelle devrait être la principale préoccupation de tout système médiatique ? Diffuser une information vérifiée, garantie « sans mensonges » comme certains produits alimentaires sont garantis « sans caféine », « sans sucre » ou « sans gluten ». « Zéro infox ». Informer les citoyens, mais en soumettant les infos à un filtrage préalable, une épuration (comme on dit « station d’épuration » pour dépolluer les eaux usées) qui élimine les fausses informations et les « infox » de toutes sortes…

Cependant, à partir du moment où l’accélération médiatique a atteint la vitesse de la lumière, la vérification sérieuse est devenue quasiment impossible. De surcroît, nous sommes tous désormais devenus, via les smartphones et les réseaux sociaux, des producteurs compulsifs d’informations. Le système médiatique et les journalistes ont donc perdu le monopole de la diffusion d’infos. Dans un tel contexte, les médias auraient tout intérêt à garantir la vérification, ne serait-ce que pour nous convaincre que les infos qui nous parviennent par leur intermédiaire sont plus crédibles que celles qui nous arrivent via le système sauvage des réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Twitter, Instagram, YouTube, etc.).

Mais ce n’est pas le cas. Le système médiatique n’apporte pas, ou presque pas, de garanties complémentaires aux réseaux sociaux. Et ce n’est pas pour des raisons morales. Il ne peut le faire pour de simples raisons techniques, de concurrence et, en définitive, d’intérêts commerciaux. D’abord parce que, en raison de l’accélération de la circulation des infos, le hiatus entre l’instant où un media reçoit une information et celui où il la diffuse a disparu. Car devant la crainte qu’un media concurrent diffuse une info en premier, les medias ont désormais tendance à diffuser les infos dès qu’ils les reçoivent. Sans prendre le temps de les vérifier… Quitte à démentir ou à corriger plus tard. Ce qui place les citoyens en situation de ce que j’appelle une « insécurité informationnelle » car ils ne savent jamais si une info est vraie ou fausse…

Je compare souvent le journaliste contemporain au commentateur sportif d’un match de foot à la télé. Présent au stade, le commentateur n’en sait pourtant pas plus que le téléspectateur en ce qui concerne l’issue de la partie. Il ignore le score final du match, exactement comme la personne installée chez elle devant son petit écran. Si le téléspectateur – qui connaît les règles du jeu – venait à couper le son, il pourrait parfaitement suivre le match sans l’aide du commentateur…… A quoi sert donc celui-ci? Quelle est, en quelque sorte, sa « valeur ajoutée » ? Se poser ces questions est déjà significatif sur le rôle secondaire, voire négligeable, du commentateur.

Dans le champ de l’information, il se produit le même phénomène : le rôle du journaliste est en passe de devenir celui d’un simple commentateur… Incapables techniquement de vérifier les infos, les médias ne sont plus garants de la qualité de l’information, et enveloppent cette carence dans un surplus de commentaires… Moins ils en savent, plus ils en disent.

LVSL – Vous aviez écrit en 2011 un article intitulé ‟Automates de l’information”, dans lequel vous pointiez du doigt l’automatisation de l’information, chaque jour davantage régie par les algorithmes, destinée à un public de plus en plus ciblé. A l’époque, vous estimiez que ce n’était pas en passe de devenir un modèle dominant. Aujourd’hui, Facebook signe des contrats avec de grands journaux américains et français pour mettre en avant leurs publications et, en échange, ces médias peuvent s’adapter aux algorithmes de Facebook pour maximiser leurs vues. Pensez-vous que, à l’heure où tout le monde utilise Facebook, Twitter, etc. ce modèle d’information régi par les algorithmes est en passe de devenir le modèle dominant ?

IR – C’est déjà le cas. Qu’est-ce qui faisait qu’une info se retrouvait à la « une » des journaux de la presse papier traditionnelle ? C’est le conseil de rédaction ou, en dernière instance, le rédacteur en chef ou le directeur du journal qui décidait souverainement en fonction de l’actualité. Aujourd’hui, qui décide de placer en ouverture d’écran telle ou telle information dans la version web d’un média? C’est le nombre de « clicks », de consultations numériques, qui fait automatiquement « monter » l’information à la « une » et qui la tire parfois des abîmes digitaux où elle était enfouie. La hiérarchie de l’information est désormais déterminée par le nombre de « clicks ».

Mais d’autre part, on sait que Google comme Facebook faussent leurs données. C’est-à-dire qu’on a aujourd’hui la possibilité, moyennant finance, d’acheter les « premières places » pour se retrouver parmi les informations qui apparaissent le mieux situées sur l’écran quand on recherche une donnée sur le web. Les premières propositions de Google ne sont pas celles qui sont le plus consultées mais celles dont les firmes-mères font de la publicité et ont payé pour cela. Si l’internaute ne fait pas attention, il se laisse prendre. En dehors de ces cas, pour tous les médias, c’est le même système : ce sont les réseaux sociaux qui déterminent la hiérarchie de l’information.

Le champ médiatique ne se réduit plus à la seule galaxie médiatique traditionnelle, constituée de la sainte trilogie : presse écrite, radio, télévision. Aujourd’hui, le média dominant ce sont les réseaux sociaux. Rappelons que l’ancien président des Etats-Unis Barack Obama avait déjà gagné sa première campagne électorale, en novembre 2008, sur la base d’un usage novateur des réseaux sociaux. Et c’était pourtant à un stade embryonnaire. Obama allait encore sur les plateaux de télévision donner des entretiens parce que ses conseillers en marketing électoral pensaient que la télévision était encore le média dominant. Tout a changé en 2016. Pour la première fois depuis les années 1940 et l’essor de la télévision, Donald Trump a fait sa campagne électorale victorieuse sans donner un seul entretien à aucune des quatre principales chaînes américaines (ABC, CBS, NBC, Fox). Il faut savoir que l’audience moyenne cumulée des journaux télévisés des quatre principales chaînes des États-Unis est d’à peine 29 millions de téléspectateurs (dans un pays de 325 millions d’habitants…). En revanche, sur les réseaux sociaux, Donald Trump compte environ 30 millions d’ « amis » sur Facebook et quelque 60 millions de followers sur Twitter… A qui il parle directement…

Il faut également mentionner le phénomène nouveau des “moi-médias” et des influencers, c’est-à-dire de personnes qui – pour la première fois depuis l’apparition au XIXe siècle des mass media – ne doivent pas leur notoriété publique aux grands médias traditionnels (presse, radio, télévision) mais exclusivement aux réseaux sociaux. Ces influencers peuvent avoir une audience supérieure à celle, cumulée, de plusieurs grandes chaînes de télévision… C’est le cas, par exemple, de Kim Kardashian, au départ starlette de la téléréalité, qui possède, sur les réseaux sociaux Twitter, Facebook, Snapchat et Instagram, quelque 224 millions de followers cumulés… Rappelons, à titre de comparaison, que l’événement télévisuel qui rassemble la plus formidable audience au monde est le Super Bowl américain et ses 113 millions de téléspectateurs… Kim Kardashian, à elle seule, fait 100 millions de mieux !

Il y a désormais, à travers le monde, des centaines d’influencers très prescripteurs qui peuvent vendre, à leurs millions d‘abonnés fidèles, toutes sortes de produits : de la mode, des vêtements, des objets, du maquillage, des voyages, des hôtels, de la technologie, etc. Et aussi, bien entendu : des idées, des causes et des candidats à des élections… Ces « moi-média » n’existaient pas dans l’écosystème médiatique traditionnel dont parlent encore les facultés de communication ou les écoles de journalisme… Il n’y a donc pas que les automates… On est aujourd’hui dans une mécanique médiatique où les effets perturbateurs des réseaux sociaux vont bien au-delà de cette « explosion du journalisme » dont j’ai parlé.

“Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »”

LVSL – A propos des réseaux sociaux et des médias dominants qui souvent se conjuguent, quelles stratégies de contournement sont possibles ? Quelles opportunités offre la mise à disposition des réseaux sociaux ?

IR – On sait que, dans les années 1990 ou 2000, quelques intellectuels hors cadre – par exemple, Pierre Bourdieu – ont fait le choix du contournement, en effet. Ne plus se rendre sur les plateaux télé parce qu’ils y étaient inaudibles à cause du cadre rhétorique qu’ils considéraient piégé. Pierre Bourdieu avait raconté, dans son livre Sur la télévision, comment il s’était insurgé contre le dispositif dans lequel on voulait le contraindre à penser. Il avait alors dénoncé la supercherie du « débat télévisé » dont se servent les médias dominants pour mettre en scène leur idée de la “démocratie médiatique”. Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »

À la même époque, Noam Chomsky démontrait également que, à la télé, le signifiant déterminait le signifié. Parce que la structure médiatique finissait par conditionner ce que vous alliez dire. Il l’expliquait ainsi : « Dans un débat télévisé, si vous dites ce que tout le monde pense, c’est-à-dire si vous répétez la doxa sociale, une minute vous suffit en général pour défendre n’importe quel argument. Mais si vous voulez affirmer le contraire de ce que tout le monde pense, alors une minute ne suffit pas. Parce qu’il vous faut d’abord démentir les idées reçues, déconstruire, puis remonter une démonstration, etc. Il vous faut plus de temps. Mais alors on vous le refuse au prétexte qu’ « à la télévision ça va vite »… Donc, sur un plateau de télévision, vous ne pouvez jamais dire ce que vous pensez, si ce que vous pensez n’est pas ce que pense tout le monde… »

Sur ce même registre, il y a environ trente ans, un mensuel comme Le Monde diplomatique s’est construit également, par choix de sa rédaction, en marge du système médiatique dominant. Il a pris à cet égard deux décisions novatrices : d’une part, faire de la communication un sujet d’information. Créer une sorte de métagenre : informer sur l’information. Développer auprès du grand public un intérêt pour la théorie de la communication et pour la théorie de l’information. C’était nouveau. A part les revues spécialisées, les médias grand public n’en parlaient pas. Le Diplo a été pratiquement le premier à dire, dans ses colonnes, que la communication et l’information étaient des sujets politiques auxquels les citoyens devaient s’intéresser. Parce que les médias jouent un rôle déterminant dans la vie de la cité. L’économie de la presse, la propriété des médias, leur structure industrielle, la rhétorique des discours médiatiques, le dévoilement de manipulations ou la propagande sont des thèmes que des citoyens modernes doivent connaître au même titre que la géopolitique ou la géoéconomie. Cela d’ailleurs s’est imposé et généralisé.

La seconde décision était précisément celle dont vous parlez, du contournement. Nous pensions, au Diplo, qu’on ne pouvait pas conduire une véritable réflexion critique à l’égard des médias dominants tout en étant présents en permanence, en tant que journalistes invités, dans ces mêmes grands médias que nous critiquions. L’un de nos arguments était qu’intervenir dans les médias de masse revenait à se compromettre, à se laisser “récupérer” – pour reprendre un terme soixante-huitard – par les médias dominants dont il ne faut jamais oublier que la fonction première est de domestiquer le peuple. Il fallait donc observer une distance critique et prophylactique.

Je pense que, à l’heure de l’hégémonie des réseaux sociaux, il faudrait poursuivre cette réflexion sur le rapport aux médias dominants. Nous vivons un très grand chambardement technologique. Qui constitue l’un des défis principaux des sociétés contemporaines. Et ce sont les médias qui reflètent le mieux cette formidable mutation. Parce qu’ils se trouvent dans l’œil du cyclone. Ne pas oublier que ce qu’on appelle les « nouvelles technologies » sont avant tout des technologies de la communication et de l’information. Qui concernent, de plein fouet, le journalisme et les médias. Par conséquent il n’est pas possible d’avoir une théorie critique immuable sur les médias. Qui aurait été valable il y a trente ans et qui le serait encore aujourd’hui. Alors que tout a changé… En matière de théorie des médias, il faut donc reprendre l’analyse. Parce que les lois de la mécanique médiatique ne sont pas constantes.

Par exemple, à propos de cette question sur notre présence dans les médias dominants, le contexte a complètement changé. Si les médias dominants sont désormais les réseaux sociaux, la question d’y aller ou pas ne se pose plus. Chacun d’entre nous peut posséder maintenant son propre réseau social. Nul besoin d’aller chez quelqu’un d’autre. C’est vous qui imposez votre cadre. C’est à cela qu’a répondu Donald Trump. Il ne va pas dans les plateaux des grands médias classiques puisqu’il est son propre « moi-media ».

LVSL – Nous voudrions revenir plus en détail sur le regard rétrospectif que vous portez sur le rôle qu’ont assumé « Le Monde diplomatique », mais aussi ATTAC – dont vous êtes l’un des fondateurs – et le Forum Social Mondial dans les années 1990 et 2000, dans une période où régnait l’idée de « la fin de l’histoire » chère à Fukuyama et la résignation de la gauche institutionnelle. Quels rôles ont tenu ce type d’initiatives comme ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne) –, ou « Le Monde diplomatique » dans la refondation en train de s’engager ?

IR – Le moment néolibéral le plus dur, l’apogée de l’hégémonie néolibérale, a eu lieu en 1995, lorsque, en France, Édouard Balladur était premier ministre. Il y avait alors, non pas une croyance, mais une certitude quasi religieuse que la solution aux problèmes du monde était toute trouvée, que l’histoire était terminée. La démocratie libérale s’était imposée et l’économie de marché ainsi que le libre-échange devaient dominer la planète. C’était quelques années après la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991. Les forces de gauche étaient matraquées violemment. Et pas uniquement le Parti communiste, qui avait soutenu jusqu’au bout l’Union soviétique. La gauche dans son ensemble a été déstabilisée par cette pensée néolibérale dominante. Face à cela, nous avons alors proposé, pour nommer cet unanimisme des élites dirigeantes et des médias, le concept de “pensée unique“. Nous avons publié, sous ce titre, en février 1995, un édito qui a eu un certain succès.

C’est à ce moment-là que, au sein de la rédaction du Monde diplomatique, nous avons estimé que le journal devait aller au-delà de l’information, dans le sens de ce que nous réclamaient de nombreux lecteurs. Notre réponse traditionnelle jusque là consistait à dire que nous étions journalistes – intellectuels à la limite -, que nous étions là pour informer, pour analyser, réfléchir, mais pas pour prendre la place des organisations politiques. En d’autres termes, pour paraphraser Marx : interpréter oui, transformer non.

Nous avons décidé de briser cette tradition et, en quelque sorte, de miser sur l’action. Puisque nul ne le faisait, nous avons proposer de créer un instrument social d’intervention dans le débat public, politique, et nous avons lancé cette idée d’ATTAC dans un éditorial intitulé « Désarmer les marchés » en décembre 1997. Le nom de cette association n’était pas anodin bien entendu. Il voulait annoncer la fin de la résignation. Et appelait à passer intellectuellement, socialement, politiquement à l’offensive, « à l’attaque ». Pour transformer le monde et changer la vie. Elle a été crée dans un grand élan d’enthousiasme. Et a apporté une boîte à outils qui a permis de mieux comprendre la globalisation néolibérale pour mieux la dénoncer. Attac a favorisé aussi l’invention de nouvelles formes d’organisation des luttes. Son modèle s’est étendu à l’ensemble de l’Europe et au-delà.

Dans ce même esprit, nous avons conçu le projet du Forum Social Mondial, avec l’idée d’en faire le symétrique inversé du Forum de Davos qui est le rendez-vous international de tous les défenseurs de la globalisation néolibérale. Le premier Forum Social Mondial s’est tenu en 2001 à Porto Alegre au Brésil. Il a été conçu comme un espace d’éducation populaire, un laboratoire d’idées, d’échanges, de propositions mais aussi comme une fabrique de résistances. Beaucoup de phénomènes politiques survenus en Amérique latine dans les années 2000, et notamment les grandes expériences progressistes, ont été conduits par des personnalités (Hugo Chavez, Lula da Silva, Evo Morales, Rafael Correa, Fernando Lugo, etc.) venues aux Forums Sociaux. Ce fut une grande école de riposte sociale. De nombreux intellectuels y ont également apporté leurs points de vue, de Noam Chomsky à Eduardo Galeano, en passant par Arundhati Roy, José Saramago, John Berger, François Houtart…
Je dois préciser que l’essor d’Attac comme celui du Forum Social Mondial se sont faits en marge du Monde diplomatique. Nous avons certes contribué à les créer ou à les impulser. Mais une fois ces organisations lancées, nous pensions que ce n’était pas notre rôle que de nous impliquer directement dans la conduite concrète de mouvements pleinement engagés dans les luttes.

© Clément Tissot pour LVSL

LVSL – On constate que l’hégémonie néolibérale s’écorne légèrement en Europe, sous la forme de plusieurs mouvements notamment d’une nébuleuse qu’on qualifie de “populiste”. Que pensez-vous du populisme ? Est-ce pour vous un mouvement uniquement réactionnaire ou alors peut-on y puiser les germes d’une pensée, d’un mouvement progressiste ?

IR – Je pense que nous sommes en train de vivre une sorte de nouveau millénarisme et cela provoque ou conditionne de nombreux phénomènes politiques. Qu’est-ce que ce millénarisme ? Après trente ans d’hégémonie néolibérale et dix ans de souffrances sociales accrues en raison des conséquences de la crise de 2008, ce millénarisme résulte de la prise de conscience, de plus en plus nette, qu’un monde – celui qui nous est familier – arrive à sa fin. Et que celle-ci est précédée de toutes sortes de menaces et de défis. Pensons, par exemple, à l’alerte écologique devenue quotidienne, qui annonce d’imminents changements climatiques dévastateurs. C’est non seulement un récit apocalyptique mais une réalité de plus en plus palpable. Cela conduit désormais les gouvernements à prendre des mesures – par exemple, en France, la taxation carbone sur les combustibles fossiles – qui bouleversent la vie des gens. Et les poussent, en retour, à protester… On le voit, en France, avec la révolte des « bonnets rouges », en 2013, contre l’écotaxe ou, plus récemment, celle quasi insurrectionnelle des « gilets jaunes » contre l’augmentation du diesel.

Il faut ajouter à cela l’autre grande mutation en cours dont j’ai parlé. Celle que produisent, dans tous les domaines de notre vie quotidienne, les changements technologiques qu’on observe partout: Internet, Big Data, intelligence artificielle, nanotechnologies, imprimantes 3D, objets connectés, biotechnologies, cybersurveillance, génomique, robotique, cyborg, etc. Tout notre environnement technique est chamboulé. Comme il l’avait été au XIXe siècle lorsque l’ère industrielle atteignit son apogée et fit table rase du passé au nom de ce qu’on a alors appelé la “modernité”. Un univers de traditions centenaires s’est brutalement effondré. Et ce phénomène, par le biais des conquêtes coloniales, avait touché le monde entier. Des modes de vies ancestraux avaient rapidement disparu. Rappelons-nous que c’est dans un tel contexte que l’Europe connut les plus violentes secousses politiques de toute son histoire : la naissance du nationalisme et du socialisme, ainsi que cinq grandes révolutions (1789, 1830, 1848, 1870, 1917) et une guerre mondiale…

Aujourd’hui, après quarante ans d’inégalités neolibérales, on vit donc deux grandes mutations simultanées. Et elles produisent à leur tour de formidables désarrois. Aux victimes de la désindustrialisation massive viennent désormais s’ajouter d’autres catégories professionnelles, dans le secteur des services, qui voient à leur tour leurs emplois menacés ou détruits ou dégradés : employés de banque, journalistes, éditeurs, postiers, chauffeurs de taxis, hôteliers, petits commerçants, etc. Cette grande mutation et les diverses « ubérisations » produisent une nouvelle classe de « forçats de la terre » : la masse des salariés précaires, le précariat. C’est ce précariat surexploité qui aura probablement un rôle important dans les luttes sociales à venir. Comme, au XIXe siècle, les ouvriers des usines se sont battus pour améliorer leur condition.

Tous ces perdants et tous ceux qui paniquent devant les mutations en cours sont à la base du populisme contemporain en Europe. Dont les caractéristiques sont le repli sur la nationalité et l’identité, la peur du changement et du déclassement, et la terreur de l’Autre (actuellement le migrant). C’est pour cette raison que le populisme européen diffère du populisme latino-américain. On n’explique pas le populisme hongrois ou italien de la même manière que le populisme au Venezuela ou en Equateur, en Amérique latine. C’est pour cela qu’on peut défendre, en effet, l’idée d’un populisme de gauche.

“S’appuyer sur les corps intermédiaires en Amérique latine, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias…”

LVSL – On effectue souvent le parallèle entre les populismes latino-américains comme vous le disiez et les populismes européens… Cette comparaison est-elle justifiée ? Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer certaines différences ?

IR – En Amérique latine, la domination des élites, des oligarchies est telle que les sociétés luttent encore pour sortir d’une ère disons néo-féodale ou néocoloniale. S’appuyer sur les corps intermédiaires, dans cette région du monde, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias… A la base, ce sont des latifundistes (grands propriétaires terriens) qui possèdent les exploitations agricoles et les mines, c’est-à-dire le sol et le sous-sol, principaux facteurs de richesse dans cette région. Globalement, avec quelques variantes, les Etats latino-américains demeurent des exportateurs de produits du secteur primaire, agriculture et mines. Ils vivent de cela depuis des siècles. Le seul pays d’Amérique à avoir réussi à échapper à cette malédiction coloniale ; qui est passé de l’état de mono-exportateur de coton à celui de grande puissance, ce sont les États-Unis. A la différence du Mexique, du Brésil ou de l’Argentine, les Etats-Unis sont parvenus à développer un système bancaire et financier solide, allié à une politique commerciale protectionniste, qui leur a permis de bâtir une industrie nationale à une vitesse impressionnante. C’est à cette saga, cette success story à laquelle se réfère en permanence le populiste Donald Trump.

En Amérique latine, quand par miracle un candidat ou une candidate progressiste gagne les élections et arrive au pouvoir avec un programme de réformes sociales, il ou elle ne peut pas s’appuyer sur les oligarchies traditionnelles. Parce qu’elles contrôlent tout. Et que tout progrès social en faveur des humbles ne peut se faire qu’à leurs dépens… Il faut donc qu’il ou elle parle directement au peuple : c’est ça le populisme latino-américain. Prenons l’exemple d’Hugo Chavez, arrivé au pouvoir en février 1999. Lorsqu’il a souhaité mettre en oeuvre ses réformes sociales – alphabétisation, santé publique gratuite, éducation, nationalisations, etc. – les ministères eux-mêmes s’y sont opposés. Les cadres ministériels, issus des classes dominantes, bloquaient administrativement les réformes. Chavez a été obligé de créer des « missions » (misiones), des sortes de by-pass, pour contourner ses propres ministères… L’obstacle à ses réformes ne venait pas de l’opposition politique : c’étaient les cadres de l’Etat, les « énarques » vénézuéliens qui faisaient barrage… Chávez a donc dû en appeler au peuple. Voilà le sens du populisme en Amérique latine : s’adresser directement au peuple, passer par-dessus les corps intermédiaires dominés par les oligarchies, pour procéder aux indispensables réformes sociales.

Cela ne ressemble pas à ce que nous voyons surgir un peu partout en Europe. Ici, le populisme est le fait de gens paniqués – c’est le cas des Italiens qui perdent leur emploi à cause des mutations technologiques, ou celui des Hongrois qui craignent l’arrivée de migrants de l’Est ou du Proche-Orient. Le populisme est un « peurisme », le fruit pourri de peurs multiples. Il propose des solutions simples, imposées avec autoritarisme. C’est la différence que je vois entre le populisme latino-américain et européen.

Il faut dire toutefois que l’élection récente de Jaïr Bolsonaro au Brésil modifie la donne. Dans son cas nous avons affaire, je crois, à un populisme de droite de type européen – autoritariste, xénophobe et raciste – qui voudrait répondre, comme un retour de balancier, à une longue expérience politique de gauche conduite au Brésil pendant quatorze ans par le Parti des travailleurs (PT) de Lula da Silva et Dilma Rousseff.

LVSL – Les populismes de gauche en Europe importent un certain nombre de leurs recettes d’Amérique latine – rhétorique patriotique inclusive, place centrale du leader conçu comme à même de faire appel aux affects populaires… Cette importation est-elle justifiée?

IR – Le rôle du dirigeant est important, en Amérique latine comme ailleurs. Nous vivons dans des sociétés où les grands médias de masse ont imposé depuis longtemps une métonymie politique forte : un parti c’est l’homme ou la femme qui le dirige. Tout le système médiatique est structuré autour de cette idée : un parti c’est une personne, celle qui en est à sa tête. A la télévision, c’est le patron ou la patronne du parti qui est naturellement invité. Son point de vue est considéré comme étant celui de sa formation. On finit par associer naturellement son nom à celui du parti. Dans une campagne électorale c’est son visage qui figure sur les affiches, pas son programme.

Cette métonymie, ce sont les médias qui l’ont imposée. La gauche a été très réticente, pendant longtemps, à cela. Elle avait des « leaders » un peu honteux, qui n’étaient pas « présidents » du parti mais plus simplement « secrétaires généraux »… Elle mettait surtout en avant les idées, les programmes, plutôt que le chef. Mais je pense qu’aujourd’hui elle fait bien de repenser le rôle du (ou de la) leader. J’ai expliqué pourquoi en Amérique latine son rôle est important.

“Une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement”

LVSL – Il y a 6-7 ans, l’Amérique latine était en grande partie à gauche, dominée par des gouvernements sociaux-démocrates, voire socialistes. Aujourd’hui, les néolibéraux reviennent en force. On parle souvent de retour aux années 1980-1990, marquées par la mise en place de “plans d’ajustement structurels” dans les pays latino-américains, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale, consistant en la réduction des dépenses publiques, la compression des salaires et la libéralisation de l’économie et du commerce. Pensez-vous que cette comparaison est justifiée ?

IR – On a beaucoup théorisé sur la fin du “cycle progressiste” [ouvert par l’élection d’Hugo Chávez au Venezuela en 1999, suivi par l’élection de Lula au Brésil en 2002, Nestor Kirchner en Argentine en 2003, Evo Morales en Bolivie en 2006, Rafael Correa en Equateur la même année…]. En politique, il existe des cycles dont la durée de vie n’a rien à voir avec la pertinence ou non d’un programme. Les sociétés connaissent des cycles politiques, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’expérience historique montre que, en général, au-delà de quinze ans, toute gestion politique conduite par une même personne, même élue démocratiquement, paraît insupportable… Des enfants qui avaient dix ans au moment où est arrivé au pouvoir tel ou tel président ont l’impression, au bout de quinze ans, de l’avoir connu toute leur vie… Ils en éprouvent une forme de lassitude. La politique n’est pas rationnelle. Et les électeurs dans nos « démocraties médiatiques », nos « sociétés du spectacle » sont souvent gagnés par le sentiment de « déjà vu » et de « ras le bol ».

En mai 1968, en France, une génération avait l’impression d’avoir toujours eu pour président le général De Gaulle qui n’était pourtant au pouvoir que depuis 10 ans… En Equateur, par exemple, Rafael Correa a été objectivement un excellent gouvernant démocratique avec des résultats spectaculaires, mais – au bout de dix ans – il a lui aussi fini par lasser une partie importante des citoyens… En Bolivie, Evo Morales, également excellent gouvernant en termes de résultats macroéconomiques, connaît aussi un effet de lassitude et – d’après les sondages actuels – pourrait avoir des difficultés à remporter l’élection présidentielle d’octobre 2019.

Il existe des exceptions, comme le cas de l’Uruguay, toujours solidement ancré à gauche. Et qui n’a pas connu les mêmes problèmes de corruption que d’autres pays progressistes latino-américains. Peut-être également en raison de trois changements de président pour un même parti, en quinze ans. Et sans doute aussi grâce au phénomène José Mujica, leader populiste modeste. Il faut ajouter que, dans certains pays (Paraguay, Honduras, Brésil), des présidents progressistes ont été renversés, parce que les oligarchies locales ont tout simplement décidé que cela suffisait…

D’une manière générale, une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement. C’est normal de perdre des élections, à condition qu’il n’y ait pas fraude. Car l’un des objectifs structurels des mouvements progressistes en Amérique latine, ne l’oublions pas, c’est de garantir dans la durée le fonctionnement de la démocratie. En soi cela constitue une grande avancée pour des sociétés qui ne la connaissent que depuis quelques décennies.

LVSL – “AMLO” (Andrés Manuel López Obrador) au Mexique et Gustavo Petro en Colombie sont deux nouveaux phénomènes en Amérique latine qui donnent l’impression qu’une nouvelle génération néo-progressiste émerge. Elle est assez différente de l’ancienne [Hugo Chávez, Evo Morales, Rafael Correa, Nestor et Cristina Kirchner, Lula…], dans la mesure où on ne note pas de références au “socialisme”, que les attaques contre le néolibéralisme se font plus discrètes, que ses objectifs socio-économiques paraissent modestes, voire contradictoires. Pensez-vous que cette nouvelle génération néo-progressiste a intériorisé certains aspects du néolibéralisme ?

IR – Le Mexique est un cas très particulier. Et celui d’ AMLO également. Le Mexique est un Etat proche de la faillite. Certains États mexicains – le Mexique est un État fédéral – sont des narco-États régionaux. La structure étatique est quasiment affaissée et le pays connait une telle violence depuis si longtemps que ce n’est pas un hasard si López Obrador, à sa énième tentative, a fini par être élu après que les électeurs aient tout essayé.

Le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) a gouverné depuis la fin de la révolution mexicaine en 1921 jusqu’en 2000, soit pendant quelque 80 ans… En raison de cette si longue domination, la société a souhaité changer et a élu, en 2000, Vicente Fox, candidat du principal parti d’opposition, le PAN (Parti Action Nationale), chrétien libéral. C’était déjà une révolution. Mais, après 13 ans au pouvoir, le PAN a également échoué et les Mexicains ont de nouveau élu, en 2013, un candidat du PRI, Enrique Peña Nieto. Lui aussi a échoué. Il ne restait donc qu’à essayer Andrés Manuel López Obrador, du parti Morena (Movimiento Regeneración Nacional)… Devant l’accumulation des désastres, la société mexicaine a choisi d’essayer quelque chose de nouveau. C’est la principale leçon du scrutin, me semble-t-il, au-delà du programme de López Obrador, à la fois nationaliste, progressiste et en effet timidement anti-néolibéral.

Le problème principal que devra régler López Obrador, hormis celui de la violence, c’est celui des inégalités qui restent abyssales. Songeons qu’il y a encore quelque 6% d’analphabètes, 110 ans après la Révolution mexicaine… Autre élément: les relations avec les États-Unis. Le cas López Obrador est donc sui generis, très particulier. Son système de pensée est adapté à la complexité de la situation politique mexicaine. Je ne crois pas que l’on puisse en tirer une leçon générale pour le reste de l’Amérique latine.

Le cas de Gustavo Petro, en Colombie, est différent et fort intéressant. Rappelons que la Colombie est l’un des rares pays d’Amérique latine – avec le Brésil – qui n’a pas fait de réforme agraire, réclamation de base des masses paysannes et cause de la guerre civile qui a duré 60 ans [en 1948, le leader populiste Jorge Eliécer Gaitán, soutenu par des organisations paysannes favorables à une réforme agraire, fut assassiné, déclenchant la guerre civile colombienne]. Petro est un ancien guérillero qui a été maire de Bogota. Il possède une exceptionnelle expérience de la vie politique. En juin 2018, la gauche rassemblée a voté pour lui. Petro a pu ainsi se qualifier pour le second tour. Et a finalement obtenu 42% des suffrages. Il y a là, sans doute, le germe de quelque chose de positif. A la prochaine élection, en 2022, la gauche pourrait arriver au pouvoir. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie.

Gustavo Petro a su notamment parler aux classes moyennes urbaines fort nombreuses parce que les campagnes ont été vidées en raison des violences de la guerre civile. Il a aussi fait campagne sans omettre de critiquer certaines expériences progressistes latino-américaines dans les termes que je signalais plus haut : le leader est essentiel, mais un leader permanent et éternel n’est pas nécessaire ; un système progressiste est positif, mais un système progressiste corrompu est éminemment critiquable ; un parti doit s’adresser aux classes populaires, mais aussi aux classes moyennes…

Ce dernier enjeu paraît essentiel : un gouvernement progressiste, par définition, si ses réformes ont du succès, fait chuter la pauvreté et renforce statistiquement les rangs des classes moyennes… Au Brésil, Lula et le Parti des travailleurs (PT) ont fait sortir de la pauvreté environ 40 millions de Brésiliens. Ces personnes ont donc intégré les classes moyennes. Mais le PT n’a plus eu de discours à leur égard. Il s’en est désintéressé. Abandonnés à eux-mêmes, ces ex-pauvres ont fini par tourner le dos à la gauche… Et nombre d’entre eux ont même voté pour Bolsonaro…

 

Crédits photo : © Clément Tissot pour LVSL

« Rester connecté au sens commun » – LVSL

Nous republions ici un entretien que nous avions donné à la Revue Ballast à propos de notre projet le 27 novembre 2017. Il nous semble riche et permet d’éclairer la voie que nous suivons.
Dans la galaxie des magazines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’année 2016 — un « média d’opinion combatif », selon l’un de ses fondateurs, désireux de s’engager dans la fameuse « bataille culturelle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont chargés ; près de 100 bénévoles aux manettes, et tous de revendiquer les formats courts aisément diffusables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent subvertir « les codes de l’adversaire », conçoivent la politique comme la prise du pouvoir central, louent le populisme comme stratégie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à distance de l’actu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous souhaitions en discuter avec eux. Que peut aujourd’hui « le journalisme intégral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?

Ballast – Macron est l’une de vos cibles de prédilection : pourquoi le pays a-t-il visé de travers ?

LVSL – Il est évidemment tentant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trompés par un as du marketing électoral et de la manipulation des masses. C’est trop facile. Nous pensons qu’il faut avant tout décrypter la stratégie de l’adversaire, déceler chez lui les ressorts de sa capacité à susciter l’adhésion — afin de mieux la déconstruire. Force est de constater que, dans un contexte de brouillage des frontières idéologiques, lié notamment à la relative indifférenciation des politiques économiques menées par les deux précédents présidents de la République, le clivage gauche/droite a perdu de sa centralité dans les mentalités des Français. D’ailleurs, trois des quatre candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle se sont évertués à s’affranchir de cet axe structurant de la vie politique : Marine Le Pen, en opposant les « patriotes » aux « mondialistes » ; Jean-Luc Mélenchon, en instaurant une ligne de fracture entre le « peuple » et l’« oligarchie » ; Emmanuel Macron, en prétendant incarner le rassemblement des « progressistes » contre les « conservateurs » de tous bords.

« Nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. »

La frontière dressée par Emmanuel Macron est habile : elle renvoie dos à dos une droite hostile au changement et une gauche arc-boutée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résumer, tandis que gauche et droite, par leurs querelles artificielles et leur manque d’audace, ont enfoncé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se présentait comme le candidat à même de libérer le pays de ses carcans, de lui redonner un « esprit de conquête ». Cette image est fondamentale : celle d’une France qui avance, qui relève de nouveaux défis. Là où les néolibéraux « traditionnels » font de l’austérité un horizon indépassable, fidèles à la formule « There is no alternative » de Margaret Thatcher (que l’on songe un instant à la morosité d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron propose un nouveau récit politique mobilisateur axé sur l’ambition et la modernité. Cette nouvelle frontière, il l’a construite pour maintenir le système et non pour le changer réellement — c’est pourquoi le terme de « transformisme » est plus adéquat pour qualifier son projet. Emmanuel Macron est également parvenu à capter une profonde demande de renouvellement politique en capitalisant sur la désaffection de nombreux citoyens à l’égard des partis traditionnels. En lançant son propre mouvement bâti comme une start-up, en appelant au retour de la société civile et de l’expérience professionnelle en politique, au nom de l’efficacité et par opposition à une élite politique carriériste et sclérosée, il a incontestablement marqué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façonné le costume de la figure iconoclaste, inclassable, brisant les tabous et transgressant les codes pour faire progresser le pays et balayer le « vieux monde ». Un carnet d’adresses bien fourni, une large couverture médiatique, un spectaculaire alignement des planètes (affaire Fillon, victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste) et un épouvantail bien commode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. C’est peut-être une cible de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il facilite aujourd’hui la tâche de ses adversaires. Au bout d’un certain temps, les actes finissent immanquablement par prendre le pas sur la puissance du récit politique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le discours et à poser un regard critique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scander à la face du monde « Make our planet great again » et en même temps accepter l’application provisoire du CETA ou céder sur les perturbateurs endocriniens. Il ne peut prétendre propulser la France dans la modernité tout en adoptant une réforme du marché du travail qui signe une profonde régression dans le quotidien de millions de salariés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bordel », et le travail de déconstruction de l’entreprise macroniste est déjà bien entamé.

Ballast – Votre ligne défend le « populisme de gauche », porté notamment par Podemos. Dans une tribune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, estimait qu’il est un « non-dit » délétère derrière ce populisme : son autoritarisme, son culte de la représentation, sa mythification du leader comme incarnation populaire. Qu’objecter à cela ?

LVSL – Pierre Khalfa fait une mauvaise lecture du populisme. Dans son texte, il oppose la construction du peuple à son autoconstruction. Il perçoit la première comme étant le processus actif et exclusif de construction du sujet politique par le leader, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spontanée d’autoconstruction horizontale du peuple. Il y a ici à la fois une incompréhension de ce que les intellectuels populistes nomment « construction du peuple » et une pure incantation sur l’autoconstruction spontanée : on attend toujours l’autoconstruction d’un sujet politique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le processus de construction du peuple était un processus dialectique, à la fois top-down et bottom-up, et non un processus qui descendait magiquement du leader. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de leader sans sujet à incarner, sans groupe qui fasse un travail discursif et symbolique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — nécessairement hétérogène — ne peut se maintenir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tribunitienne est l’un des principaux vecteurs. À ce jour, personne ne défend l’idée qu’un leader immaculé viendrait créer ex nihilo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. »

Passées ces caricatures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la question de l’autoritarisme et du culte de la représentation. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du postulat que la nature du lien entre le leader et le mouvement ou le peuple est nécessairement autoritaire et verticale. La question qui se pose est l’existence de contre-pouvoirs qui viennent contrecarrer les tendances à l’autoritarisme qui peuvent émerger. Mais tout d’abord, il est nécessaire de clarifier ce qu’on entend par autorité et autoritarisme. Il ne faudrait pas, par rejet légitime de l’autoritarisme, refuser tout principe d’autorité entendue comme forme légitime et reconnue d’exercice d’une fonction. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses antagoniques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légitime. Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. Ou encore le traitement infligé par l’Union européenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des institutions et leur manque de légitimité étaient bien évidemment liées. Dès lors, si l’approche populiste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en politique, elle ne défend aucunement l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet politique conscient qui permet de contrecarrer les phénomènes de capture du politique, de mise à distance de la souveraineté, et de contournement démocratique. Il est plus difficile de prendre des petites décisions scandaleuses dans le secret des conciliabules face à un peuple conscient de lui-même que face à une multitude éparpillée. À moins que l’on considère que c’est le peuple comme sujet qui est autoritaire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néolibérale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils surgissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la personnalité : c’est une question difficile. Le mouvement ouvrier a toujours oscillé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aussi la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pratique dans les faits, parfois sur un mode incontrôlé et délirant. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de leaders et de tribuns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aussi opposées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse percevoir qu’il y a des modalités différentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aussi voir que des appareils politiques désincarnés ne sont pas pour autant plus démocratiques et moins sujets à des formes de déviation autoritaires. On ne peut maintenir une horizontalité pure qu’en coupant toutes les têtes qui dépassent… La question qui se pose est dès lors : quelle incarnation voulons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repartir dans des oppositions binaires entre horizontalisme et incarnation. Une piste peut par exemple consister à chercher à articuler des formes d’incarnation verticale avec des contre-pouvoirs populaires importants : référendum d’initiative populaire, autogestion ou cogestion de certaines entreprises, possibilité de révoquer certains élus en établissant des modalités pertinentes, etc. Ce n’est pas contradictoire avec la méthode populiste. L’enjeu est de concilier les exigences d’une compétition politico-électorale qui valorise les individualités fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les institutions concentrent l’essentiel des pouvoirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contribution des membres d’un mouvement dans la définition des orientations, du programme, dans le choix des représentants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons rencontré Rita Maestre, qui nous a expliqué comment la mairie avait mis en place un système de vote qui permettait aux habitants des différents quartiers de la ville d’arbitrer entre différents investissements publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aussi par des modalités décisionnelles. Beaucoup de choses restent à inventer.

Ballast – Votre réflexion et le lexique qui la structure sont ouvertement gramscien (« hégémonie », « guerre de position », « journalisme intégral », etc.) : que peut le communiste italien embastillé sous Mussolini en 2017 ?

LVSL – Il peut beaucoup. Gramsci est un théoricien du politique fondamental si l’on veut sortir des impuissances structurelles du mouvement ouvrier, à condition qu’on en fasse une lecture correcte et que l’on n’en retienne pas uniquement la vulgate habituelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du culturel à côté de l’économique ». Ces interprétations commodes, reprises tant à gauche qu’à droite (souvenez-vous du discours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récemment, Marine Le Pen lors de sa rentrée politique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le potentiel révolutionnaire de cet auteur. La pensée d’Antonio Gramsci est beaucoup plus dialectique que cela. C’est un néomachiavélien, qui perçoit l’autonomie du politique et qui, en ce sens, rejette le déterminisme et l’eschatologie « marxiste » selon lesquels la révolution est inéluctable avec le développement du capitalisme, et selon lesquels la structure idéologique de la société est un pur reflet de la vie matérielle des individus. Pour Gramsci, il y a une interpénétration profonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évidemment, la vie matérielle des individus vient modeler leurs perceptions idéologiques, mais la culture joue à son tour le rôle de médiation et de condition des relations économiques. Croit-on réellement qu’il pourrait y avoir des relations économiques sans relations contractuelles implicites ou explicites ? sans le droit ? sans des préférences collectives et individuelles de consommation ? bref, sans production idéologique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci permet ainsi d’opérer une analyse fine de la façon dont les relations économiques et culturelles s’articulent. Il permet de sortir de cette dichotomie stérile qui consiste à les opposer. Aux « marxistes », il rappelle que les mouvements du politique ne résultent pas de la variation du taux de profit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéalistes, il rappelle que les idées sont travaillées par la vie matérielle des individus, par leur insertion sociale et leur quotidien (dont le travail est une composante non-négligeable !).

« Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci permet au mouvement ouvrier de sortir de sa négation du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le communiste italien, l’intellectuel organique joue un rôle de médiation, de traduction, entre les catégories populaires et la société politique. Les intellectuels doivent à la fois s’extirper du sens commun, des représentations majoritaires et immédiatement accessibles qui structurent le rapport des individus à la réalité, et y replonger en permanence. Leur fonction est profondément dialectique et exigeante, car ils doivent faire des allers-retours continus, et parce qu’ils meurent comme intellectuels organiques dès lors qu’ils se coupent de ce sens commun. C’est à cette condition que le « Prince moderne » (terminologie empruntée à Machiavel pour désigner ce que doit être le Parti) peut être réellement efficace et jouer son rôle révolutionnaire. Il y a une vraie pensée stratégique et politique chez l’auteur des Quaderni del carcere (Cahiers de prison). De même, on entend beaucoup parler de « conquête de l’hégémonie culturelle » comme enjeu fondamental de la politique lorsqu’on évoque Gramsci. Beaucoup de militants et de journalistes pensent qu’il s’agit uniquement de diffuser ses idées dans la société civile. Mais cette conquête est beaucoup plus exigeante. Il s’agit, pour le militant, l’intellectuel et le journaliste, de travailler le sens commun, de l’orienter vers son propre projet politique. Cela implique de ne pas être trop éloigné de ce sens commun. Il faut se situer en permanence à mi-chemin entre les représentations majoritaires et le projet de société que l’on souhaite, et pas uniquement contre le sens commun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de vérité chez l’adversaire, parce que celui-ci est souvent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majorité de la population — et l’on doit saisir cette part de vérité pour la retourner et mieux combattre cet adversaire. Lire Gramsci ainsi invite à se remettre en cause en continu : « Suis-je déconnecté du sens commun de l’époque ? Est-ce que je vis et évolue dans un système en vase clos qui me fait diverger des subjectivités des gens ordinaires ? » La pensée gramscienne est alors une invitation au décloisonnement culturel, au fait de partir des demandes politiques et des subjectivités, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se contenter d’aller évangéliser le reste de la population en lui dévoilant la réalité des mécanismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti communiste.

Venons-en au journalisme intégral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit précisément définie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci utilise le terme allemand Weltanschauung, qui renvoie à un ensemble de représentations qui forment une conception, une totalité. Celle-ci doit nécessairement s’articuler avec le sens commun de l’époque. C’est pourquoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détourner. C’est aussi pourquoi nous avons évacué toute la vieille esthétique gauchisante qui était une barrière mentale et symbolique à la réception de nos articles. Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti, et adopter un style percutant. Son rôle est de se construire comme intellectuel organique, de faire le pont entre ses lecteurs et la société politique. Le lecteur ne doit pas être perçu comme un simple réceptacle passif qui reçoit la production idéologique, il doit être actif dans cette relation. D’une certaine façon, le journaliste a une mission d’éducation — et non de pédagogie, terme si cher aux néolibéraux. Il doit aider le lecteur à s’élever et à devenir lui-même journaliste. À Le Vent se lève, cela se traduit par le fait qu’un nombre non-négligeable de nos lecteurs sont devenus des rédacteurs.

Ballast – Vous ne cachez pas votre proximité idéologique avec la France insoumise. Votre média est-il compagnon de route, soutien critique, ou rien de tout ceci ?

LVSL – Il y a méprise, mais nous comprenons qu’elle existe. Cela est probablement lié au fait que quelques articles remarqués assumaient une proximité idéologique avec la France insoumise, et que nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mouvement. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence devenue la force politique hégémonique dans ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche ». Nous ne pouvions passer à côté de ce phénomène. Et, bien entendu, certains membres de LVSL se retrouvent à titre personnel dans la stratégie populiste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radicalement indépendants, et nous devons le rester, sinon notre projet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de soutenir tel ou tel mouvement. Le faire serait contre-productif, et vous noterez que nous n’avons jamais donné une seule consigne de vote. Nous prenons nos lecteurs au sérieux, ils sont suffisamment grands pour faire leurs choix politiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédaction de Le Vent se lève, et celle-ci est hétérogène. Il y a des anciens du PS, des communistes, des Insoumis, quelques chevènementistes, et un nombre important de personnes qui ne se sont jamais encartées nulle part. Nous n’avons pas à parler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus difficile à comprendre, nous n’avons pas de ligne politique ou idéologique unique. Nous partageons certes un ensemble de principes — par exemple : la justice sociale, l’écologie politique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait surtout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qualifier de populiste, ou de gramscienne, mais cette méthode ne présuppose aucune adhésion partidaire ou programmatique.

Ballast – Vous vous revendiquez du « sens commun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être circonspect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épouser, par cynisme ou stratégie, le discours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « progrès » que vous revendiquez ?

« Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction. »

LVSL Bien évidemment, le risque d’épouser le sens commun existe, mais cela n’est absolument pas la méthode que nous revendiquons. Il faut être à mi-chemin, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens commun. Cette exigence est une ligne de crête, car il existe tantôt le risque de tomber dans une simple opposition, tantôt le risque d’épouser complètement le sens commun néolibéral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédacteurs exercent un travail exigeant de réflexivité et de remise en cause critique des idées qu’ils développent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce travail d’articulation de notre vision du monde avec les représentations majoritaires, sans cette éducation à tenir la ligne de crête, notre travail est vain. C’est un effort quotidien si l’on veut tenir le cap du progrès.

Ballast – L’un de vos textes s’est élevé contre les « récupérations douteuses » d’Orwell par des « intellectuels plus ou moins réactionnaires ». Deux écueils guettent tout média critique : la grosse tambouille (on sait l’intérêt grandissant que suscite, dans une frange du camp anticapitaliste, une Natacha Polony) et le sectarisme (on sait la chasse à la virgule prisée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

LVSL – Vous le savez probablement aussi bien que nous, c’est compliqué. Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction et nous devons la protéger si nous désirons maintenir une liberté de ton féconde. C’est pourquoi nous avons publié un article qui critiquait le traitement dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empêchés de publier un texte contre les récupérations douteuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le pluralisme tout en organisant le débat d’idées. Récemment, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens dans lesquels des acteurs de la France insoumise comme de Podemos défendaient le populisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru nécessaire de réaliser un entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui critique la stratégie populiste, parce que le débat contradictoire, lorsqu’il est bien organisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne ressemble pas aux caricatures qu’on en fait dans les médias dominants, permet de faire avancer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le pluralisme, cela implique de bien préparer les entretiens que nous faisons, et de montrer une certaine distance critique. Cette exigence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de personnalités controversés. Si nous devions réaliser un entretien avec Natacha Polony, par exemple, vous pouvez être sûrs que nous préparerions bien nos questions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sectarisme et la tambouille. Le tout est de prendre ses lecteurs au sérieux, de les traiter comme des adultes, et non comme des enfants qui épouseront nécessairement les positions développées dans tel ou tel article ou tel ou tel entretien. Cela exige évidemment de mener l’entretien de façon adéquate, et d’exercer en permanence cette distance critique si nécessaire à un débat d’idées bien organisé.

Ballast – Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspirait à la victoire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est produit, à la rentrée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limogée, Marine Le Pen s’est lancée dans une diatribe hallucinée que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libéral en chef, se frotte les mains. Le FN « défenseur des sans-grades, des petits, des invisibles » est-il en train de mourir ?

LVSL – Lorsque l’on voit la dernière performance de Marine Le Pen à l’émission politique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affaibli, et qu’il y a donc un espoir de pouvoir désaffilier certaines catégories populaires du vote frontiste. Le FN est plongé dans de profondes contradictions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit nécessairement abandonner la sortie de l’euro, qui est un casus belli pour la droite version Wauquiez. Mais en abandonnant ce discours critique, les frontistes devront normaliser certaines positions économiques hétérodoxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les catégories populaires conquises ces dernières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sarkozyste. L’équation qui a permis à la droite d’arriver au pouvoir et de se maintenir était l’union de la bourgeoisie conservatrice retraitée et des catégories populaires de la France périphérique. Mais en réalité, ces deux électorats ont profondément divergé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la polarisation économique provoquée par la mondialisation. Dès lors, comment reconstituer un bloc historique majoritaire ? Les Républicains rassemblent essentiellement des retraités qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concurrencés par Macron sur ce créneau. Le FN, lui, a fédéré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évoquiez. Pour pratiquer l’union, le parti peut maintenir son discours identitaire, mais doit abandonner son discours économique et social, qui lui a permis de prospérer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retomber à 15-18 % et d’arriver au pouvoir, ou de faire 25 à 28 % mais de rester confiné dans un ghetto électoral.

« La France insoumise a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. »

Les cadres du FN, notamment les plus récents, veulent exercer des responsabilités et obtenir des postes. Ils ont donc logiquement fait pression pour marginaliser Philippot, qui incarnait d’une certaine façon l’option d’un score élevé, mais sans perspective d’arrivée au pouvoir. Celui-ci a en retour organisé son expulsion pour partir avec les honneurs et renvoyer le FN dans la poubelle de la diabolisation. Marine Le Pen, qui est de notoriété publique idéologiquement philippotiste, doit maintenant appliquer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéologique. Elle est complètement affaiblie et symboliquement déclassée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limiter la casse auprès des catégories populaires. C’est pourquoi le parti essaie de développer un discours plus « civilisationnel », de défense des « communautés » contre « l’individualisme libéral », de retour des « frontières » contre la société « liquide ». Dans ses discours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » soucieuse de préserver son identité et de protéger ses citoyens des multiples méfaits de la mondialisation. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pensée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de continuer de prendre en charge le sentiment que « tout fout le camp » dans la France périphérique et de faire passer la pilule de l’abandon progressif de la sortie de l’euro et du verni social du programme. En fait, il n’était tout simplement pas possible de tenir un discours de sortie de l’ordre européen tout en fracturant les classes populaires par un discours identitaire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quartiers populaires », terme commode pour parler de la banlieue et de l’immigration post-coloniale. Un tel programme de sortie de l’ordre européen implique de coaliser ces catégories qui souffrent toutes deux de l’ordre économique actuel. Bref, le FN est pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insoumise qui a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. Le risque est pour le parti de se faire avaler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Ballast – Les questions post-coloniales, décoloniales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas problématique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une formule qui doit vous être chère, et que ce peuple est également modelé par ces questions ?

LVSL – Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le cinéma français, et cet article avait donné lieu à une émission sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui mettait en cause le racisme dont les descendants d’immigrés post-coloniaux font régulièrement l’objet. Ou encore, plus récemment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scandaleuse de commission d’enquête parlementaire sur son assassinat, ainsi qu’un entretien avec le biographe de Sankara. Nous traitons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre question. Il y a dans notre rédaction une pluralité d’approches sur la façon dont on doit lutter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aussi hétérogènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas importer les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polémiques qui ont eu lieu après les attentats de Charlie Hebdo et nous refusons aujourd’hui de participer au jeu médiatique qui consiste à racialiser les débats. Nous refusons l’agenda que veulent imposer tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polémiques. Bien sûr, on peut nous rétorquer que cela invisibilise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts produits par des discours performatifs qui racialisent la société et nos représentations sont aussi très élevés. Nous essayons de traiter ces questions sans fracturer la gauche, de façon pacifiée, sans jamais rien concéder aux discriminations.

Par ailleurs, nous doutons que les questions de racisme structurel puissent être traitées par le simple discours médiatique. Nous avons la conviction que c’est par l’action politique, par la mise en mouvement de ce peuple qu’il faut construire, que nous pourrons faire reculer le fait que les individus se regardent en fonction de leurs identités et non en fonction de ce qu’ils ont de commun : le fait d’être des citoyens français qui doivent récupérer la souveraineté sur leur vie et sur le destin de leur pays. Moins il y a de souveraineté, plus il y a un repli identitaire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une couleur de peau, ni une ascendance historique, mais un ensemble de principes citoyens, un horizon politique en commun. C’est une communauté solidaire qui doit se protéger de l’offensive néolibérale en développant ses services publics, en opposant au mépris de ceux d’en haut la dignité de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhérons en ce sens à l’idée d’un patriotisme démocratique, progressiste et inclusif défendue par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hauteur des difficultés. La ghettoïsation de notre société ne peut pas continuer. Il faut mettre fin aux ghettos de riches comme aux ghettos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néolibérale qui dresse des murs partout, qui développe des normes explicites comme implicites qui font diverger la société française et qui la fracturent.

Ballast – Vous évoquez les « bastions enclavés » que sont les grands médias alternatifs (Le Monde diplomatique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public restreint » qui reste malgré tout le leur. Vous espérez, comme beaucoup, toucher un public plus large que celui des fameux « déjà convertis » : le support écrit est, nous sommes les premiers à le savoir, un frein ! De quelle façon espérez-vous briser ce cercle « vicieux » ? Les médias indépendants ne manquaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comptait-il, dans l’esprit de ses créateurs, porter ; quel angle à ses yeux mort souhaitait-il combler ?

« Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique. »

LVSL – Si nous devions nous définir, et quitte à être un peu pompeux, nous pensons le média comme une entreprise culturelle globale. Nous considérons que LVSL est un lieu de formation, de construction de nouveaux journalistes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit suivant à nos rédacteurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, penser en permanence à sa réception, au niveau des termes que l’on utilise comme des idées que l’on développe. Cette discipline permet de rester connectés au sens commun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intellectuels, les militants et les lecteurs par les entretiens que nous faisons, mais aussi par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les événements que nous allons organiser. Nous voyons Le Vent se lève comme un échafaudage, et non comme l’édifice. Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique, même s’ils sont restés engagés ; ils ont arrêté de penser à la traduction de leurs idées dans des termes politiquement pertinents, donc dans des termes connectés au sens commun. De même, les partis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs ressources intellectuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait perdu en qualité d’élaboration stratégique. Nous voulons mettre un terme à ce cloisonnement, et donc être un lieu relativement neutre où les gens peuvent discuter, échanger et éventuellement travailler ensemble. Une discussion entre un lecteur peu politisé et un militant chevronné peut parfois rappeler à ce dernier qu’il constitue une minorité dans la société, et qu’il doit donc penser à la façon de traduire ses idées. C’est important : sans changement culturel des militants, aucune possibilité de prise du pouvoir dans la société civile comme dans la société politique n’est envisageable.

Nous voulons aussi utiliser tous les formats médiatiques, qui sont autant d’outils pour mener notre combat culturel : l’écriture en ligne, les colloques, les photos, les vidéos, les infographies, une éventuelle université d’été, voire une version papier, à terme. De même, nous cherchons à influencer le débat politique, c’est pourquoi nous avons produit des notes stratégiques. D’une certaine façon, nous voulons insuffler une conception machiavélienne de la politique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annoncerons de nombreux développements de notre projet. Enfin, ce qui fait la particularité de Le Vent se lève, c’est sa volonté de ne pas laisser le monopole de la modernité et du progrès à ses adversaires, c’est le fait de toujours essayer de subvertir les codes et de réfléchir en permanence au fait de ne pas finir cornerisé. Nous voulons être transversaux, parler à tout le monde, et pas uniquement à notre petite clientèle. Ce qui implique des actes très concrets, beaucoup d’ambition et une remise en question permanente. Nous existons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons continuer à essayer de nous dépasser.

Marine Tondelier : « Il faut déconstruire le récit du Front national »

Photo transmise par Marine Tondelier

Membre d’Europe-Écologie-Les-Verts (EELV), Marine Tondelier est élue d’opposition depuis mars 2014 au conseil municipal d’Hénin-Beaumont, dirigé par un maire frontiste Steeve Briois, et terre de prédilection de Marine Le Pen. Elle a écrit en 2017 Nouvelles du Front, livre dans lequel elle dénonce la gestion municipale menée par le Front national. Présente à notre Université d’été pour un débat sur l’état des lieux de l’extrême-droite en France, elle a accepté de répondre à quelques questions plus précises sur son parcours et son expérience d’élue d’opposition dans une ville tenue par l’extrême droite.


LVSL – Lors des élections municipales de 2014, vous figuriez dans la liste d’union soutenue par le PS, EELV, le PRG et le PCF-Front de gauche. Malgré cette large union des forces de gauche, vous n’avez récolté que 32 % des voix, de telle sorte que le FN a été élu dès le premier tour, avec 50,25 %. Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de ces résultats ?

Marine Tondelier – Cette élection a été un coup de massue énorme car nous savions qu’il était probable que l’on perde, mais nous ne nous attendions pas à ce que cela soit dès le premier tour. Lors de ces élections, une liste concurrente à gauche était menée par Gérard Dalongeville, le maire qui avait été condamné en première instance [pour détournement de fonds publics, corruption, faux en écriture privée et usage de faux, favoritisme et recel de favoritisme NDLR], mais qui avait fait appel de cette décision, ce qui lui avait permis d’être de nouveau éligible. Cette liste divers-gauche a fait 10%. Avec un score du FN qui atteint 50,25, le second tour s’est joué à 35 voix et l’on se demande toujours si des gens ne sont pas restés chez eux car la présence de Gérard Dalongeville les choquait.

Mais le plus dur a été le lendemain matin, quand on marchait dans la rue et que l’on se demandait ce qui allait se passer, alors qu’il ne se passait rien. Ce n’était pas le matin brun, comme on aurait pu le penser. En fait, il y a eu des matins bruns, et la transformation de la ville s’est faite progressivement.

« Ça va être long six ans… »

Au même moment, le reste du pays suit l’entre-deux-tours, avec des batailles pour gagner des mairies comme c’était le cas pour les copains de Grenoble. Et toi, tu es là, le match est déjà fini. Quand le samedi, tout le monde est à la veille du second tour, tu es en conseil municipal pour élire Steeve Briois maire d’Hénin-Beaumont, avec Marine Le Pen tout sourire au premier rang en train de faire des photos, avec le service d’ordre du FN qui jette les opposants du public. Et tu te dis : ça va être long six ans…

LVSL – A posteriori, quels principaux enseignements tirez-vous de ces élections sur le plan politique ? Comment expliquez-vous cette prise de pouvoir de l’extrême droite dans votre ville ?

Marine Tondelier – Tout d’abord, je constate que cette histoire de digue n’a pas fonctionné, mais que ce n’était pas une raison pour autant de ne pas la faire. Si malgré cette digue, il y a eu un tel score, c’est qu’il n’y avait peut-être pas d’autre solution, que le match était sûrement déjà perdu depuis longtemps. Ce n’est pas pour ça qu’il ne fallait pas se battre, mais cela fait partie des leçons à en tirer pour l’avenir.

Et puis, ce sentiment de frustration. Il faut à la fois comprendre ces gens, qui ne veulent plus voter pour certaines étiquettes, pour le passé, et veulent autre chose. Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai 30 ans, que je n’ai pas participé aux affaires mais que je prends le même tarif, ce qui est assez violent. Je me disais que ce n’était pas grave de ne pas être adjointe, que j’allais me battre au moins pendant six ans, et que quand ta première expérience de la politique, c’est ça, tu as commencé par le plus dur.

Pour autant, c’est un territoire où il n’y a pas de droite, ce qui est d’ailleurs la seule bonne nouvelle. En 2011, aux cantonales, l’UMP avait fait moins de 5%, alors que le président de la République était Nicolas Sarkozy. Les gens étaient profondément de gauche, d’ailleurs je pense qu’ils le sont encore. Mais, déceptions allant, ils s’en sont progressivement détourné. Je tiens d’ailleurs sur ce point à défendre ma ville, car je n’aime pas que l’on me dise : « ta ville de fachos ». Tout simplement parce que ces gens ne sont pas fachos mais « fâchés ».

Ils ont tout donné pour les mines, dans un contexte de paternalisme patronal. Puis on est passés à un paternalisme communiste, et ensuite socialiste. Mais quand votre papa socialiste vole 12 000€ et termine devant le tribunal pour dix-huit chefs d’inculpation, on peut comprendre la déception. À l’époque, les seuls élus d’opposition étaient FN et dénonçaient ces actes. Ce n’est donc pas une victoire qui s’est faite sur le racisme ou sur le rejet des migrants, mais sur la corruption.

Lorsque les premiers articles de La Voix du Nord qui alertaient sur cette affaire sont sortis, les conseillers municipaux ont acheté tous les journaux de la ville sur ordre du maire. Comment les habitants ont-ils été mis au courant ? C’est par l’intermédiaire de Marine Le Pen, qui photocopie l’article et qui le distribue dans les boîtes aux lettres et sur le marché de la ville. Marine Le Pen, c’était la transparence, la fiabilité. L’électorat a donc basculé radicalement d’un vote PC ou PS bien de gauche, à l’extrême droite, dont ils ne sont pas conscients forcément que c’est de l’extrême droite. Les anciennes cités minières sont aujourd’hui à 80% Front national.

LVSL – Dans Nouvelles du Front, vous décrivez de l’intérieur ce Front national « dédiabolisé », confronté à l’exercice du pouvoir et à la gestion municipale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Marine Tondelier – C’est un livre que j’ai écrit parce que, personnellement, je peux raconter ce que je veux quand je veux, mais dans cette ville, il y a aussi des « sans-voix » ou des personnes qui ont un devoir de réserve parce qu’ils sont employés municipaux ou associatifs, et qu’ils ont besoin de financements municipaux. Cela participe beaucoup à la chape de plomb et à la loi du silence dans cette ville.

C’est pourquoi je me suis dit que le plus intéressant n’était pas de raconter ma vie d’opposante à l’extrême droite, mais plutôt de décrire ce que c’est que de vivre dans une mairie FN, aussi bien quand on est associatif qu’employé municipal, journaliste ou simple administré.

« C’est un parti qui a beaucoup d’emprise sur les gens. C’est une guerre de nerfs permanente »

Mais aussi pour l’histoire : je commence le livre par la première séance du conseil municipal, avec Marine Le Pen qui prend ses photos. Et j’ai dû faire appel à de nombreuses personnes pour reconstituer ce moment qui s’était en fait peu à peu effacé de ma mémoire. Quand tu es pris dans une telle scène, tu n’écris pas puisque tu te dis que tu n’oublieras pas, mais trois ans après c’est déjà flou et tes souvenirs sont tellement surréalistes que tu ne sais pas si c’est vrai ou si c’est toi qui les as construit. Donc le mettre par écrit reste pour la postérité et me sert aussi pour me souvenir.

Enfin, ce livre a une dimension un peu plus psychanalytique, car c’est un mandat assez dur. Écrire, reprendre les stratégies et les analyser avec un peu de recul m’aide beaucoup à tenir dans cette épreuve quotidienne. Cela me permet, quand cela se reproduit dans les conseils municipaux, de mieux comprendre ce qui est à l’œuvre, quels mécanismes et quelles stratégies sont mobilisés. Cela limite considérablement l’emprise qu’ils peuvent avoir sur nous. C’est un parti qui a beaucoup d’emprise sur les gens. C’est une guerre de nerfs permanente. S’extraire de ce contexte, en écrivant ou pour en parler avec d’autres gens, donne beaucoup d’énergie et de sérénité.

LVSL – Pouvez-vous nous décrire cette lutte au quotidien dans votre ville, et plus précisément les méthodes de gestion par l’équipe de Steeve Briois ?

Marine Tondelier – D’abord, il faut rappeler que beaucoup de gens sont contents, pas tant d’avoir le Front national, mais que la ville aille mieux, que les finances soient à l’équilibre, que la ville ait repris une étoile aux villes fleuries. Leur récit selon lequel un an plus tôt, c’était l’austérité, et que depuis leur victoire tout va mieux, fonctionne très bien. Pourtant, il repose sur un assainissement des finances antérieur, qui leur a permis de baisser les impôts à leur arrivée, et d’avoir les moyens d’organiser de nombreux événements populaires, comme des fêtes et des concerts. En fait, ils mènent une politique populiste pour le coup, qui vise à ce que 90% de la population soit contente.

« La gestion municipale par l’équipe de Steeve Briois repose sur l’intimidation des opposants et sur des séries d’humiliations »

À côté, il reste 5-10% de la population sur laquelle ils tapent à bras raccourcis, car de toute façon ils n’ont pas besoin de ces gens, qui ne voteront jamais pour eux. En plus, ce sont des gens qui suscitent la défiance d’une grande partie de la population : à savoir l’opposition, les journalistes de La Voix du Nord, les Roms et les migrants, ce qui les rend encore plus populaires auprès des leurs.

À partir de là, la gestion municipale par l’équipe de Steeve Briois repose sur l’intimidation des opposants et sur des séries d’humiliations qui se manifestent par des plaintes régulières en diffamation, à des insultes sur la page Facebook de la ville ou celle du maire, ou encore à des double-pages dans le journal municipal. Au début, c’est vertigineux, mais à la fin on s’y habitue. Cela ne changera rien à ma motivation, au contraire. C’est surtout un message envoyé aux autres gens, si l’idée leur vient un jour de se mettre dans notre chemin.

Par exemple, j’ai été beaucoup épinglée sur les questions de solidarité aux migrants. Une fois, j’ai fait des repas pour les migrants, et en rentrant chez moi, j’ai vu que Steeve Briois avait partagé une de mes photos, en commentant : « Marine Tondelier est une honte pour notre ville. Elle pratique la préférence étrangère systématique. » Un maire qui dit ça de quelqu’un, c’est d’une violence inouïe.

On a donc en face une machine de guerre composée de professionnels de la politique, qui ont 700 employés municipaux et un budget important pour faire de nombreuses choses. Ils ont des équipes parlementaires, accès aux médias avec Marine Le Pen ou Florian Philippot, quand nous ne faisons que du porte-à-porte. C’est donc une guerre déséquilibrée. En plus, les élus d’opposition doivent travailler à plein temps car nous n’avons pas de quoi vivre de notre mandat. Dans un tel contexte, lutter contre l’extrême droite est un combat à armes inégales.

Après, ils ont sous-estimé notre détermination et notre acharnement, ainsi que la solidarité des forces d’opposition, car l’adversité rapproche, y compris avec des journalistes et des gens avec qui on ne serait pas forcément en contact. Mais puisque l’on vit la même chose, se forme une sorte de communauté d’expérience. Vous croisez les regards des gens et vous comprenez qu’ils ont connu la même chose.

Notre devoir, c’est avant tout de déconstruire le récit du Front national, et de raconter la vraie histoire. Ne pas les laisser dérouler leur récit idyllique, où tout est merveilleux. C’est pour cela qu’on parle souvent d’Hénin-Beaumont comme « la vitrine du Front national ». Quand vous visitez un appartement-témoin, tout est toujours parfait. Vous arrivez dans le vôtre et ça sent les égouts, les finitions sont mal faites. Hénin-Beaumont, c’est pareil. C’est bien pour visiter, mais pas pour y vivre au quotidien.

LVSL – Lors d’un débat organisé durant notre Université d’été, vous vous êtes notamment opposée à Ugo Bernalicis, député insoumis du Nord, sur la question du populisme. Comment envisagez-vous ce concept, qui fait justement de la mise en récit un axe majeur ? Est-il selon vous un danger, ou une nouvelle façon inspirante de faire de la politique ?

Marine Tondelier – Sur le constat, je reconnais que le populisme marche, je le vois chaque jour, mais ce n’est pas parce que ça marche que c’est bien pour autant. Je trouve cela même dangereux. Quand Ugo Bernalicis décrit qu’il n’y aura plus que trois pôles dans le champ politique français, à savoir un populisme de gauche incarné par la France insoumise, Macron et les libéraux centristes dont il explique qu’ils sont populistes – et je pense qu’il a raison –, et le populisme d’extrême droite, cela veut dire qu’à terme il n’y a plus que le populisme, que les autres partis n’existeront plus, et je trouve assez déprimant de voir la réalité comme cela. Le populisme reste avant tout de la manipulation, et je préfère que les gens apprennent à penser par eux-mêmes.

« Je ne vais pas changer d’idées car elles ne font pas de voix. D’ailleurs, si j’étais là pour que ce soit facile, je ne serais pas chez les Verts et surtout à Hénin-Beaumont. »

C’est une solution de facilité, et la politique ne peut pas se réduire à cela. Il y a des sujets qui ne sont pas vendeurs mais qu’il faut traiter quand même. Il y a des causes qui valent d’être portées même si elles ne rapportent pas de voix et en tant qu’écologiste, je sais de quoi je parle. On n’est pas là que pour gagner des voix. C’est d’ailleurs un débat que j’ai de temps en temps avec le FN, quand ils disent : « Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? La bière fait plus de 5% », et ils se marrent comme des baleines au conseil municipal. Et je leur réponds que ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que je ne vais pas changer d’idées car elles ne font pas de voix. D’ailleurs, si j’étais là pour que ce soit facile, je ne serais pas chez les Verts et surtout à Hénin-Beaumont.

Je pense vraiment qu’il y a le fond et la forme. Quand on est au FN, ça ne pose pas de problème selon moi de se revendiquer populiste et démagogue, et de l’assumer, mais quand on porte les valeurs que je porte, ce n’est pas possible, par souci de cohérence. Même si populisme et démagogie ne vont pas nécessairement ensemble, c’est un risque, car Ugo avait l’air de dire que « le populisme n’est pas de la démagogie donc c’est bon ». Mais ce n’est pas parce que c’est du populisme qu’il n’y a pas de problème du tout.

LVSL – Dans ce cas, quelle stratégie électorale défendez-vous pour combattre le Front national dans les urnes ?

Marine Tondelier – Je disais dans le débat que ce qui est le plus frustrant, c’est que lorsqu’ils sont affaiblis, ce n’est pas parce que notre stratégie marche mais parce qu’ils prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis. Parce qu’ils s’embrouillent entre eux, parce que Le Pen fait un mauvais débat, parce qu’ils sont pris dans tout un tas d’affaires qu’ils ont suscitées tout seuls. Mais ce qui est flagrant en tout cas, c’est notre impuissance à les faire reculer. Ce ne sont pas nous qui les mettons en échec.

Toutefois, je n’ai pas de solution miracle, sinon je ne serais plus élue d’opposition, et je mets un point d’honneur sur mes valeurs à ne pas aller courir après un sujet parce qu’il est populaire. Si vous estimez que c’est l’inverse qui est juste, il faut le faire. À court terme c’est peut-être plus compliqué, mais à long terme, ça se voit.

Et c’est ce qui fait que EELV ne fait pas forcément beaucoup de voix, mais que ça a longtemps été le parti préféré des Français. Les gens ne se trompent pas et voient le long terme. Ils reconnaissent la stabilité de partis qui sont peut-être des refuges, qui ont moins de paillettes, qui sont moins sur les plateaux télé, mais dont la constance peut rassurer.

« Il faut vraiment communiquer plus simple en langage écolo. Il suffit de comparer un tract écolo et un tract du FN. »

Pendant longtemps, il y avait les mêmes partis qui se succédaient, qui prônaient les mêmes solutions dont on savait d’ailleurs qu’elles ne marchaient pas, et il y avait deux partis anti-système, le Front national et les Verts. Le FN avec des pratiques populistes a rassemblé plus d’électeurs. Les Verts avaient des pratiques qui parlaient plus aux bac+2 et au-delà, ce qui était d’ailleurs un problème, et ce qui montre que les Verts ne sont peut-être pas assez populistes. Il y a un travail à faire sur le langage. La linguiste et sémiologue Cécile Alduy a étudié les mots du FN et les mots écolos, et s’est rendue compte que pour dire les mêmes choses, ils n’utilisent pas le même langage.

Il faut vraiment communiquer plus simple en langage écolo. Il suffit de comparer un tract écolo et un tract du FN. De même, pendant les européennes de 2014, le slogan du FN était « Oui à la France, non à l’Europe », tandis que le nôtre était « Donnons vie à l’Europe ». Quand t’es écolo, c’est super, c’est positif, mais on ne comprend pas si on est pour l’Europe, ce que l’on veut en faire. C’est moins binaire, donc moins clair. Nos idées sont peut-être plus compliquées à expliquer mais tu ne peux pas faire passer un même message à la télé en 12 minutes et dans un tweet de la même façon. Il faut trouver des manières accessibles de présenter nos idées et de façon non-anxiogène.

« Il faut qu’on parte des besoins de la planète, c’est une chose, mais il faut aussi que l’on parte des besoins des gens. »

Longtemps, la transition énergétique a été présentée de façon anxiogène. On disait aux gens : « Ton usine automobile va fermer, mais ne t’inquiète pas car dans dix ans, grâce à un grand programme d’emplois verts, tu pourras fabriquer des éoliennes. Même si tu sais pas faire, tu vas faire une formation, qui n’existe pas encore, mais si tu votes pour moi aux régionales, nous aurons un vice-président à la formation, et ensuite, etc. » Mais la personne veut du travail tout de suite, ce qui est bien normal.

C’est pourquoi il ne faut pas se contenter de dire aux gens où on veut aller, mais qu’il faut aussi leur dire comment on y va. Il faut qu’on parte des besoins de la planète, c’est une chose, mais il faut aussi que l’on parte des besoins des gens. Comment les y faire s’identifier.

LVSL – Pour en revenir au Rassemblement national, faites-vous comme certains le constat de l’affaiblissement de la formation de Marine Le Pen depuis la dernière séquence électorale, ou pensez-vous au contraire qu’elle peut encore gagner des électeurs, voire briser le fameux « plafond de verre » si cher aux commentateurs ?

Marine Tondelier – Sur cette question de l’affaiblissement, tout est relatif, car même affaibli, le FN reste en meilleure forme que beaucoup de partis, qui sont véritablement en crise. Certes, il y a une crise au FN, mais il y a une crise d’à peu près toutes les formations politiques, car la politique est devenue quelque chose d’un peu plus compliquée qu’elle l’était ces dernières années, et peut-être d’ailleurs à cause de ceux qui l’ont faite durant ce laps de temps.

En 2013, quelques mois avant que le FN ne gagne cette ville, on entendait : « ils ne gagneront jamais ». Et puis quand on s’est rendus compte qu’ils allaient gagner, on entendait des personnes comme Daniel Percheron, président de l’ancienne région Nord Pas-de-Calais qui disait : « Il faut sacrifier cette ville, cela va être comme un vaccin ». Résultat en 2015, aux départementales, ils ont gagné les cinq cantons, aux législatives six circonscriptions, et aux régionales, ils ne sont pas passés loin de remporter la région Hauts-de-France. C’est pourquoi je ne crois plus à cette histoire de vaccin.

« Il s’agit d’un parti vautour, qui se sert de tout ce qui va mal, mais aussi d’un parti caméléon, capable de raconter des discours complètement différents selon son électorat. »

Par ailleurs, ce qu’il y a de frustrant lorsque l’on a 31 ans et que l’on est bénévole comme moi, c’est que l’on subit le discours du « tous pourris ». Que l’on se batte pour l’intérêt général ou les lobbys, depuis 40 ou 3 ans, c’est le même tarif. Il y a une seule formation qui échappe à cela, c’est le Front national. Ils peuvent faire des emplois fictifs, être mis en examen pour toutes leurs campagnes depuis 2012, faire des micro-partis ou des emprunts auprès de Poutine, il n’y a pas de problème, ce ne sont que des complots. Il faut savoir qu’à chaque fois que l’on gagne un procès contre le Front national, c’est grâce aux « juges gauchistes ». Ce qui est dingue, c’est que ça marche ! Et l’on se rend d’autant plus compte des mécanismes à l’œuvre quand on les étudie à l’échelle locale.

J’ai donc du mal à dire : « ils ne gagneront jamais la France ». Franchement, on n’en sait rien, et même trois mois avant, il est difficile de prévoir une élection. Il ne faut jamais oublier les deux caractéristiques du FN liées au fait que c’est un parti populiste : il s’agit d’un parti vautour, qui se sert de tout ce qui va mal, mais aussi d’un parti caméléon, capable de raconter des discours complètement différents selon son électorat, en s’adaptant à la couleur locale. Ils osent par exemple se revendiquer de Jaurès, et un ouvrier peut même penser que sa situation s’améliorera si Marine Le Pen est élue. Sauf que la retraitée crypto-fasciste de Nice, qui pense qu’elle paye trop d’impôts pour les étrangers, pense aussi que ça ira mieux avec Marine Le Pen. Le FN est une boule à facette qui renvoie à chacun son rayon de lumière. Ce qui est très fort. Et tant qu’ils réussiront à le faire, ils auront de beaux jours devant eux.

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

Gilets jaunes : la Vème République dans l’impasse

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

L’ambiance politique en France semble souffrir d’un malaise que rien ne réussit à soigner. L’élection d’Emmanuel Macron avait pourtant permis d’envisager un soulagement des antagonismes du pays, par le biais d’un renouvellement du personnel politique réuni autour d’un projet libéral abolissant le clivage toujours plus réduit entre le PS et Les Républicains. Mais après un été qui a signé la fin de son état de grâce, le Président de la République lui-même avouait lors d’une interview qu’il “n’avait pas réussi à réconcilier le peuple Français avec ses dirigeants”. Trois jours plus tard, ce diagnostic lui était confirmé par l’irruption sur la scène politique des gilets jaunes.


Si les gilets jaunes ont été originellement mis en mouvement par l’annonce de la hausse des taxes sur les produits pétroliers, leurs témoignages convergent sur un point : cette hausse de taxe n’est pas tant l’objet de leur contestation qu’une goutte d’eau ayant fait déborder le vase. Le caractère diffus du mouvement fait que les gilets jaunes n’ont pas de mot d’ordre explicitement défini, néanmoins certains discours font nettement consensus. Il s’exprime d’un ras-le-bol d’ordre global à l’encontre d’un système politique qui s’attaque au portefeuille des classes moyennes et populaires sous couvert d’écologie, tout en privilégiant les grandes fortunes et intérêts industriels. Partout, la démission d’Emmanuel Macron est réclamée. Malgré ces revendications incontestablement politiques, les gilets jaunes se définissent comme apolitiques. C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.

“C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.”

Il s’agit d’une colère larvée qui, n’ayant pas été résolue précédemment par la démocratie représentative, se met à rejeter la démocratie représentative. On pourrait cyniquement dire qu’il ne s’agit pas tant d’une crise que d’un retour à la normale. La normale d’une Vème République essoufflée, caractérisée non-seulement par un pouvoir exécutif hypertrophié, mais aussi par une incapacité à résoudre les crises qui l’habitent par des voies institutionnelles. Après le désaveu subi par François Hollande, suivi par le “dégagisme” qui a structuré l’élection présidentielle de 2017, la pulsion destituante qui anime une part importante de la société française s’est réveillée avec fracas. Pour comprendre l’origine de l’impasse politique dans laquelle semble s’être enfoncée la France, il est nécessaire de retracer l’évolution de la Vème République jusqu’à nos jours.

UNE VÈME RÉPUBLIQUE EN ÉVOLUTION

Michel Debré, père de la Constitution de la Vème République © Eric Koch / Anefo

Car l’agencement des institutions a significativement évolué depuis le référendum du 28 septembre 1958 qui a approuvé la Constitution écrite par Michel Debré. Dans l’esprit initial du texte, le Président devait jouer le rôle de “clé de voûte de notre régime parlementaire”, selon son auteur. Il s’agissait donc bien initialement d’un régime mené par ses parlements, ayant le Premier Ministre comme chef du gouvernement, celui-ci et ses ministres tirant leur légitimité de l’Assemblée nationale. Le Président, élu par un collège électoral restreint, était conçu comme un arbitre de la vie politique et le représentant de l’État pour les questions diplomatiques. N’ayant pas vocation à s’immiscer dans les affaires courantes, les pouvoirs que lui conférait la Constitution lui permettaient de solliciter d’autres pouvoirs : dissoudre l’Assemblée Nationale, décider d’un référendum, nommer le Premier ministre. Dans le contexte de l’époque, après une IVème République marquée par l’instabilité politique, l’ajout du rôle de Président dans l’organigramme institutionnel avait pour objectif de rationaliser et stabiliser le fonctionnement d’un régime axé autour du parlement.

“L’élection au suffrage universel fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique.”

Or, la Vème République est aujourd’hui unanimement qualifiée de régime présidentiel, voire présidentialiste. Si le parlementarisme n’est plus d’actualité, c’est que le régime et l’équilibre de ses pouvoirs ont vite évolué. Charles De Gaulle lui-même, de par sa popularité importante, empiétait sur les prérogatives de ses premiers ministres. Si l’Histoire et son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale lui donnaient la légitimité nécessaire pour concentrer autant de pouvoirs, il avait néanmoins conscience du caractère exceptionnel de sa situation. Cela le poussera à proposer en 1962, par un référendum, que le Président de la République soit élu au suffrage universel, afin que ses successeurs puissent jouir d’une légitimité équivalente. Cette modification constitutionnelle fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique : le suffrage universel sur une circonscription nationale fait de lui le récipiendaire de la souveraineté du peuple, jusqu’ici détenue par l’Assemblée nationale.

La Constitution de la Vème République prévoit naturellement qu’au pouvoir exécutif s’oppose un contre-pouvoir. Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale et peut être renversé par cette dernière. Néanmoins, un phénomène a été observé tout au long de la Vème République, que l’on appelle le fait majoritaire. Toujours, les élections législatives ont fait émerger une majorité nette au sein de l’Assemblée nationale. Cet état des choses était consciemment voulu par les rédacteurs de la Constitution, qui cherchaient à rendre le pouvoir législatif plus stable, et ont pour ce faire décidé que les députés ne seraient pas élus à la proportionnelle mais via un système à deux tours qui incite à la formation d’alliances politiques. La stabilité qui en a découlé avait un prix : dans le cadre du fait majoritaire, il est invraisemblable que l’Assemblée nationale exerce son pouvoir de renversement du gouvernement du fait des liens d’allégeance politique qui lient le gouvernement et la majorité.

Le Président n’est pas pour autant tout puissant. Le pouvoir de l’exécutif sous la Vème République est important, mais l’asynchronicité des élections présidentielles et législatives donna lieu à des cohabitations forçant le couple Président/Premier ministre à trouver des compromis. La première advint en 1986, quand Jacques Chirac devint Premier ministre de François Mitterrand. Plus tard, ce sera Jacques Chirac qui devra cohabiter avec Lionel Jospin. En 2000, Jacques Chirac fit adopter par référendum le passage du septennat au quinquennat. Dés lors, c’est le scénario d’une cohabitation qui tombe dans le domaine de l’invraisemblable : les élections présidentielles et législatives n’étant à chaque fois séparées que de quelques mois, les dynamiques politiques permettent toujours au Président élu d’être soutenu par une majorité à l’Assemblée.

“La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs.”

Depuis 1958, les mécanismes d’équilibre des pouvoirs de la Vème République ont donc significativement évolué vers un renforcement du rôle de l’exécutif, et un alignement de l’Assemblée nationale sur celui-ci. Emmanuel Macron a l’intention de contribuer à cette dynamique, à l’aide de son projet de révision constitutionnelle qui prévoit une réduction du nombre de parlementaires et de leurs marges de manœuvre, dont l’examen a été reporté à janvier 2019.

L’IMPASSE

L’évolution de la Vème République n’est pas un facteur de crise en lui-même. Les crises politiques rencontrées par la France trouvent leurs germes dans la désindustrialisation, le chômage de masse et le développement des inégalités, ainsi que dans l’incapacité des pouvoirs étatiques de s’en protéger du fait des traités internationaux, traités européens en tête, qui fixent comme un cadre indépassable le libre-échange, la libre circulation des capitaux, et la rigueur budgétaire.

La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs. La victoire du “non” au référendum pour une Constitution européenne en 2005 peut, à ce titre, représenter le début de la spirale infernale. Après le coup de semonce qu’a constitué l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, un véritable divorce entre les dirigeants et une partie de la population qui rejette le projet d’intégration européenne et les conséquences de la mondialisation s’est amorcé.

Résultats par départements du référendum de 2005 sur le TCE

Ce désaveu appelait une réponse institutionnelle. Face à l’inadéquation avérée entre le peuple et ses représentants, des institutions fonctionnelles auraient du être en mesure de soulager le malaise par des voies démocratiques. Le Président de la République est supposé jouer le rôle d’arbitre, et a les moyens de purger les crises, notamment par la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est ce que de Gaulle fit en 1968 après que les manifestations étudiantes et la signature des accords de Grenelle eurent ébranlé son pouvoir.

Cependant, à la différence de 1968, le Président de la République est devenu un acteur à part entière de la vie politique plutôt qu’un simple arbitre. Dissoudre l’Assemblée nationale ne serait plus tant l’exercice d’un contre-pouvoir qu’une balle que le Président se tirerait lui-même dans le pied. Or, l’enseignement de Montesquieu, lorsqu’il théorisa la séparation des pouvoirs, est qu’un pouvoir laissé à lui même est destiné à agir égoïstement, qu’il est vain d’attendre de lui qu’il s’auto-régule, et que pour éviter la tyrannie, il est nécessaire qu’à chaque pouvoir s’oppose un contre-pouvoir en mesure de le neutraliser.

“Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.”

Quels contre-pouvoirs rencontre aujourd’hui l’exécutif Français ? Si l’Assemblée a formellement le pouvoir de renverser le gouvernement, le fait majoritaire implique qu’il est invraisemblable que cela se produise. Le Président, quant à lui, ne peut être menacé que par l’Article 68 de la Constitution, qui nécessite une majorité absolue de la part des deux parlements, tout aussi invraisemblable. Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.

Cette absence de contre-pouvoir a ouvert la voie à la disparition d’un rapport agonistique entre les classes populaires et les classes dirigeantes. N’étant plus institutionnellement contraints pendant la durée de leurs mandats, les membres de l’exécutif sont formellement libres de mettre en place la politique de leur choix sans avoir à prendre en compte les revendications d’une certaine partie de la population qui n’a pas accès aux ficelles du pouvoir autrement que par leur bulletin de vote, et que les techniques modernes de communication et de création du consentement permettent de maîtriser. À ces phénomènes institutionnels s’ajoutent des déterminations sociales : depuis 1988, la part de députés issus des classes populaires n’a jamais dépassé 5%. La victoire du “Non” au référendum de 2005 n’a donc pas donné lieu à une remise en cause introspective des élites politiques sur la façon dont elles représentent le peuple, mais à une simple dénégation de la responsabilité politique des dirigeants envers ceux qu’ils représentent.

“Leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours.”

En tenant compte du fait que les responsables politiques successifs se sont illustrés par leur compromission à des intérêts tiers (grandes entreprises, monarchies pétrolières) et l’application de politiques pour lesquelles ils n’ont pas été élus (Loi Travail, libéralisation de la SNCF, etc.), les classes populaires ne doivent pas seulement être vues comme les “perdants de la mondialisation”, mais aussi comme des laissés pour compte de la démocratie. Les implications sont majeures. Car les processus démocratiques institutionnels ont un objectif social : être les vecteurs des antagonismes qui parcourent la société, de sorte que la violence des rapports sociaux s’exprime verbalement, symboliquement en leur sein plutôt que physiquement entre individus.

C’est sous ce prisme qu’il faut analyser le mouvement des gilets jaunes. Ayant perdu confiance en tous les procédés de représentation au sein des instances politiques institutionnelles, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats, la colère politique se donne à voir au grand jour. Une colère qui ne trouve plus sa canalisation symbolique, et qui n’a d’autre choix que de se manifester physiquement. Les témoignages de gilets jaunes font état de l’impasse, non seulement financière mais aussi politique, dans laquelle ils se trouvent. Nombreux sont les citoyens pour qui ce mouvement est la première manifestation politique à laquelle ils participent, ce qui indique que leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours, d’un refus de la politique conventionnelle qui les a trop trahis, les poussant à prendre les choses en main eux-mêmes et à s’organiser hors des institutions existantes.

QUEL AVENIR POLITIQUE POUR LES GILETS JAUNES ?

À certains égards, les analyses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme de gauche, se voient confirmées : une dynamique destituante domine, par les appels à la démission d’Emmanuel Macron et la confiance brisée en tous les mécanismes de représentation politique. Une dynamique constituante, encore ténue, peut être aperçue. D’une part, les gilets jaunes utilisent des signifiants nationaux tels que le  drapeau, la Marseillaise ou la Révolution de 1789, ce qui illustre que leurs revendications n’ont pas tant à voir avec des thématiques sectorielles comme le prix du carburant, qu’avec une conception de l’État-nation comme étant responsable devant ses citoyens. D’autre part, sur leurs groupes Facebook et lors des rassemblements, les gilets jaunes amorcent des réflexions autour de propositions pour sortir par le haut de la crise politique. Des référendums sont réclamés de manière un peu intransitives, sans qu’on observe un accord tranché sur les termes de la question qui serait posée. On va jusqu’à observer des propositions de nouvelle Constitution pour la France, là encore sous des termes flous. Car ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique. Il s’agit pour eux de réaffirmer la place du peuple comme acteur à part entière du processus politique institutionnel quotidien.

“Ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique.”

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas fini, mais on peut déjà dire que le paysage politique français en sera transformé. De quelle manière ? Si les gilets jaunes ont démontré que leur colère pouvait les pousser à la violence, un scénario insurrectionnel où le gouvernement serait physiquement contraint d’abandonner le pouvoir demeure invraisemblable. Comme le faisait remarquer le démographe Emmanuel Todd, les révolutions ont lieu dans des pays jeunes, c’est-à-dire où l’âge médian de la population se situe aux alentours de 25 ans. Aujourd’hui, la moitié des Français a plus de 40 ans. De plus, la faible expérience des mouvements sociaux du gilet jaune moyen ne permet pas d’affirmer que le mouvement tiendrait bon face à des forces de l’ordre ouvertement hostiles.

Sans insurrection, il est probable que le mouvement trouve, à moyen terme, son prolongement dans les processus électoraux habituels. Dans la mesure où les gilets jaunes confirment le diagnostic du populisme de gauche, doit-on s’attendre à ce que la France Insoumise et ses représentants raflent la mise ? Rien n’est moins sûr tant l’hostilité aux représentants politiques déjà établis semble forte. L’image de la France Insoumise a souffert de la vague de perquisitions d’octobre dernier. Quoi que l’on pense du bien fondé de celles-ci, la séquence politique qui leur a correspondu a fait entrer dans l’opinion l’idée que la France Insoumise était un parti “comme les autres”, comme en atteste la chute de popularité de Jean-Luc Mélenchon qui a suivi.

Si les premiers signes de structuration autour d’une demande politique autorisent à espérer que le mouvement débouche sur des revendications progressistes, les tentatives de récupération par les différents mouvements de droite et d’extrême-droite se multiplient et trouvent leur relai dans les chaînes d’information en continu, de telle sorte que rien n’est garanti. Tout peut arriver avec les gilets jaunes, tant ce mouvement est encore en devenir, extrêmement volatil. Le scénario de l’échec de toute récupération politique n’est pas à exclure car le discours destituant est une composante essentielle de ce mouvement. Doit-on s’attendre à voir émerger, dans le sillage de ces évènements, une formation politique nouvelle caractérisée par une relative absence de structuration idéologique, analogue à certains égards au M5S italien ?

En l’absence d’un mécanisme institutionnel de contre-pouvoir à même de purger la crise, seule une abdication d’Emmanuel Macron pourrait soulager le pays. La volonté répétée de ce dernier de persévérer, ainsi que l’ampleur des intérêts économiques qui le soutiennent, laissent penser qu’une reddition n’arrivera pas. Seulement 18 mois après les dernières élections présidentielles, les divisions du pays se sont réveillées et s’expriment hors de tout cadre institutionnel propre à les canaliser. Les prochains mois et années se profilent sous un jour noir, tant la confiance entre citoyens et personnel politique s’effrite. Les prochaines élections européennes seront l’occasion de mesurer l’étendue de la reconfiguration politique provoquée par le mouvement des gilets jaunes, que celle-ci se traduise par la montée en popularité d’un parti ou un autre, ou par une abstention toujours plus abyssale. Elles ne seront toutefois que l’occasion de prendre la température. Car dans une Vème République où l’élection présidentielle est le seul mécanisme institutionnel qui peut agir sur un pouvoir exécutif surpuissant, il est difficile d’imaginer un scénario de sortie de crise avant 2022.