« Le concept de “peuple” peut être utile pour radicaliser la démocratie » – Entretien avec Javier Franzé

[Format long] Javier Franzé est docteur en science politique et professeur à l’Université Complutense de Madrid où il enseigne l’histoire de la pensée politique européenne et latino-américaine. Au cours de cet entretien, il revient sur le concept de “populisme”, tel que théorisé par Ernesto Laclau, qu’il explicite (notamment à travers l’exemple du péronisme) tout en lui adressant des critiques (en particulier sur l’équation de Laclau qui consiste à envisager le populisme comme “l’activité politique par excellence” et l’institutionnalisme comme la “mort de la politique”). Cet entretien permet de s’éloigner de la vision dominante selon laquelle le populisme serait une pathologie de nos démocraties et permet de comprendre plus en profondeur la complexité et les ressorts de ce phénomène trop souvent caricaturé.

LVSL – En Europe, le populisme est régulièrement associé à la démagogie et à une pathologie démocratique de notre siècle. Pour certains théoriciens politiques, il représente plutôt une grille d’analyse pertinente pour appréhender des phénomènes politiques contemporains. C’est le cas du penseur argentin Ernesto Laclau, pour qui le populisme est avant tout une méthode de construction des identités politiques. Le populisme n’est-il donc pas, en lui-même, une idéologie ?

Je pense que la conception de Laclau permet de bien saisir ce qu’est le populisme. Par conséquent, et dans la lignée de ses travaux, il faut effectivement préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie. C’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société. Laclau oppose le populisme à l’institutionnalisme. Dans le premier cas, les problèmes politiques sont liés à la contradiction antagonique entre une minorité privilégiée et une majorité laissée pour compte – ce serait le populisme. Dans le second cas, ils peuvent être compris en termes de demandes individuelles qui seraient peu à peu absorbées par le système institutionnel – ce serait l’institutionnalisme. Néanmoins, il faut préciser que toute forme est également un contenu. Par conséquent, l’opposition peuple-pouvoir est elle-même déjà un contenu. Mais cette opposition ne suffit pas à définir une idéologie, dans la mesure où elle peut se décliner de nombreuses manières, parfois même contradictoires.

Cette conceptualisation “laclauienne” du populisme et de l’institutionnalisme comme deux modes de construction du politique pose néanmoins, selon moi, plusieurs problèmes. Le premier et principal problème réside dans le fait que Laclau assimile le populisme à la politique tout court et son opposé, l’institutionnalisme, à la mort de la politique. Je pense que l’idée de la mort de la politique entre en contradiction avec la conception même que Laclau a du politique, qu’il présente comme une ontologie de la dislocation produite par un antagonisme.

“Il faut préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie, c’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société.”

À mon sens, il faudrait, d’une part, penser l’institutionnalisme comme une manière ontique de dépolitiser l’ordre existant en le présentant comme un système de règles neutres, universelles, qui permettent l’inclusion de toute demande sociale. L’institutionnalisme masque le fait qu’il a des ennemis, qu’il est un ordre politique et que, par conséquent, comme tout ordre politique – y compris  la démocratie qui n’est pas, comme elle le prétend, un dépassement du conflit et de l’exclusion- , il exclut d’autres possibilités. D’autre part, je ne pense pas que l’on puisse dire que le populisme soit un synonyme de la politique tout court. Le populisme est une forme de construction de l’hégémonie.

Contrairement à ce qu’affirme Laclau, le populisme ne montre pas la contingence de la politique dans toutes ses dimensions. Le populisme explicite bel et bien l’antagonisme – et il faudrait ici étudier chaque cas historique en particulier – mais tend à le présenter comme l’opposition entre un Peuple, incarnation objective de la Patrie, et une Oligarchie, incarnation objective de l’Anti-patrie. Cette essentialisation des identités est incompatible avec la propre ontologie de Laclau. Cette dernière – tout particulièrement telle qu’elle est formulée dans Hégémonie et stratégie socialiste – me semble en revanche très pertinente pour comprendre la politique, sa contingence et son absence de fondement prédéterminé.

LVSL – En France, depuis l’avènement de Podemos, les débats autour du “populisme de gauche” ont pris une nouvelle ampleur. On a souvent l’impression que du populisme de Laclau et Mouffe est avant tout retenu la nécessité de “transversalité” et de mise au placard de l’axe droite-gauche. En bref, ce serait une simple opération de dépoussiérage marketing. Au nom de la construction d’une “chaîne d’équivalence”, on entend parfois de la part de personnes se revendiquant du populisme, la nécessité de laisser au second plan des combats tels que le féminisme ou les droits des minorités considérés comme subalternes et déconnectés du sens commun populaire. Les thèses populistes n’ont-elles pas précisément été élaborées en vue d’incorporer au projet socialiste les revendications post-matérialistes auxquelles la gauche marxiste était largement hermétique – féminisme, écologie, LGBT, etc – ?

Transversalité et axe gauche-droite ne sont pas incompatibles. Ici, je pense qu’il faut distinguer deux niveaux. Le premier, celui du clivage gauche-droite entendu dans un sens général et abstrait, comme la différence entre ceux qui privilégient l’égalité et ceux qui privilégient la liberté et l’ordre – selon le type de droite auquel on a affaire. Le second niveau, concret et particulier, celui des identités politiques dominantes dans chaque pays. En d’autres termes, les partis politiques réellement existants qui sont les protagonistes de ce conflit entre gauche et droite.

Laclau, selon son propre témoignage, reprend un enseignement clé de la théorie de la révolution permanente de Trotsky : il n’existe aucune revendication qui soit, essentiellement, de gauche ou de droite. Il existe en revanche des demandes diverses, que chacun des camps peut s’approprier à tout moment. Ce qui les définit comme de gauche ou de droite, c’est leur usage dans un contexte bien déterminé, dans la lutte pour la construction d’une société plus égalitaire, plus “libre” ou plus “ordonnée”. On a là une clé de compréhension de la fluidité du politique. Cela nous permet d’éviter de moraliser l’analyse à travers des affirmations du type : “la droite ne croit pas réellement en l’égalité hommes/femmes, elle est opportuniste et cherche à nous tromper”. Ce sont des affirmations qui n’identifient pas ce qui est réellement en jeu dans le combat politique : les effets qu’ont les pratiques, et non les intentions personnelles des acteurs.

“L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire.”

Cela étant dit, il me paraît difficile d’identifier une demande qui, située dans le contexte d’une action et d’un acteur politique déterminés, ne puisse être placée sur l’axe gauche-droite. Cela ne signifie pas pour autant que tout ce que fait la droite soit de droite, ni que tout ce que fait la gauche soit de gauche.

L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire. Pour la gauche il s’agirait, par exemple, de ne pas écarter le sentiment d’appartenance à une communauté, souvent considéré, par définition, comme réactionnaire. Cela reviendrait en effet à essentialiser la demande sans envisager l’usage alternatif qu’il est possible d’en faire, qui pourrait consister à la re-signifier en faisant primer la coopération et la co-responsabilité de l’ensemble de la communauté en vue de garantir le sort de ses membres. Par conséquent, l’hégémonie équivaut bien à la transversalité, mais je pense que celle-ci conserve toujours un caractère prédominant de gauche ou de droite. En Espagne, Podemos a contesté l’axe gauche-droite sans distinguer le niveau général-abstrait du niveau concret-particulier, afin d’accentuer sa critique du bipartisme dominant. Cette stratégie était guidée par un intérêt politique immédiat. Mais dans le même temps, en termes analytiques, on peut affirmer que Podemos a déployé cette stratégie par le biais d’un discours que l’on peut fondamentalement qualifier de “populiste de gauche”. L’hégémonie n’est pas une juxtaposition de demandes particulières, elle prend forme lorsque le tout est plus que la somme des parties. Dans le cas du péronisme en Argentine, par exemple, toute demande particulière, sectorielle, était traduite et mise en avant en termes de justice sociale et de souveraineté économique.

LVSL – L’un des fondements de la théorie populiste repose sur la critique de l’essentialisme marxiste, qu’est ce que cela signifie ?

Fondamentalement, cela signifie que la société, ses acteurs, ses conflits et ses luttes sont une construction, ils ne sont pas dotés d’un sens pré-constitué, existant de façon latente dans la société elle-même. Dans cette vision constructiviste ou discursive du social et du politique, il n’est pas vrai que “l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes” entendue comme un conflit inhérent a priori à toute communauté. Cette vision constructiviste n’adhère pas non plus à la vision libérale selon laquelle l’Homme est un être porteur de droits naturels, ou un maximisateur d’intérêts. Elle n’accepte pas plus la tradition conservatrice selon laquelle il existe un Être national en dehors duquel les sujets de cette communauté deviendraient des êtres artificiels. Nous pourrions continuer la liste.

Je dirais que le conflit central n’est pas entre populisme et marxisme, mais entre post-marxisme – la conception de Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste – et un marxisme “classique”, déterministe et matérialiste. L’histoire de cette confrontation n’est pas nouvelle. On retrouve ses prémisses chez Castioradis – sur le terrain du marxisme – et chez d’autres comme Sorel, Weber et Schmitt, dans d’autres courants de pensées. Weber est un grand oublié du post-marxisme mais, selon moi, sa conception de la politique comme lutte pour des valeurs non fondées en soi est l’une des prémisses du post-marxisme. Le problème se trouve peut-être dans le fait que les auteurs continuent de lire des œuvres qui s’inscrivent dans des champs délimités par l’idéologique, Weber serait ainsi “le Marx bourgeois”.

Laclau emploie cette conception post-marxiste, déjà développée dans Hégémonie et stratégie socialiste [1985], dans La Raison populiste [2005], mais moins systématiquement que dans le premier ouvrage. D’une part parce que dans Hégémonie et stratégie socialiste, le populisme n’est pas synonyme du politique tout court. Même si l’on acceptait cette idée émise par Laclau, il faudrait la confronter avec la réalité et avec le fait que les populismes réellement existants n’ont cessé d’essentialiser l’identité du peuple tout comme celle de l’oligarchie. D’autre part, parce que le populisme serait dans le meilleur des cas une manière d’exprimer une forme non essentialiste de comprendre le politique, mais pas l’unique forme existante. En ce sens, je pense que la place qu’occupent les luttes démocratiques et les luttes populaires dans Hégémonie et stratégie socialiste est beaucoup plus intéressante que celle qu’elles occupent dans La raison populiste. Dans Hégémonie, ces luttes représentent deux déclinaisons du conflit politique, alors que dans La raison populiste, les luttes populaires sont à la base d’un populisme synonyme d’hégémonie et de politique, et les luttes démocratiques sont le terreau de l’institutionnalisme en tant que forme non politique de l’ordre.

LVSL – Le terme de “discours” est également omniprésent dans le lexique d’Ernesto Laclau qui considère l’espace social comme un “espace discursif”. Sa théorie a été critiquée pour son éloignement de la réalité matérielle du monde social. La confusion provient certainement du fait que le terme de “discours” s’associe communément à celui de “langage”. Quelle définition Laclau donne-t-il à la notion de “discours” ?

Exact. La notion de discours a été, et continue d’être, mal comprise et réduite au linguistique. C’est-à-dire à ce qui est dit et à ce qui est écrit. Selon Laclau, le discursif c’est l’attribution de sens à ce que nous nommons habituellement des “faits”. Cette attribution de sens commence avec la construction même du “fait”, qui n’existe pas tel quel en dehors de notre perception cognitive. Nous voyons à travers des concepts. Il n’y a donc pas – comme le dit bien Bourdieu – une réalité externe qui serait séparée cognitivement du sujet de la connaissance et nous dévoilerait par elle-même sa vérité. Et le sens est relationnel : les choses n’ont pas de sens inhérent, ce sens est généré par la différenciation avec les autres.

“Les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière.”

Par exemple, il n’y a pas de façon objective de nommer le mur qui sépare Israël et la Palestine. La seule chose sur laquelle nous pourrions être d’accord c’est qu’il s’agit d’une construction matérielle d’une certaine dimension qui “divise” – et ce mot est déjà discutable, car l’on pourrait aussi bien dire “sépare” ou “exclut” – les deux communautés. Est-ce un mur, une barrière de sécurité, une construction mettant en place un apartheid ? Il faut décider, non pas politiquement, mais plutôt “scientifiquement”, de quoi il s’agit, et pouvoir l’argumenter. En bref, les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière, ce qui exclut d’autres manières de voir.

Mais j’aimerais également signaler que Laclau contribue, dans une large mesure, à cette réduction du concept de discours au linguistique. Lorsqu’il étudie les populismes, il réduit en général la production de sens à la parole du leader. En faisant cela, il exclut non seulement la réception du discours par les “destinataires”, mais aussi les formes extralinguistiques de production de sens, qui sont pourtant en politique – et peut-être particulièrement dans le cas du populisme – très pertinentes. Je pense à l’usage des couleurs, au style graphique, au langage gestuel, au décor des mobilisations, ou de l’espace approprié. Tout cela signifie également, donne du sens, mais n’est pas analysé par Laclau qui se contente de le déduire de la réponse des destinataires en termes de mobilisation et de vote en faveur du leader. Il passe à côté de nombreux signifiants qui proviennent de divers énonciateurs.

LVSL – Il est souvent reproché au populisme la place trop importante accordée au “leader”. Pour Laclau et Mouffe le leader occupe une place centrale dans la logique populiste, il a d’abord pour fonction de représenter et non de diriger. Pouvez-vous revenir sur la place accordée au leader par les populismes de gauche latino-américains ? Est-il le produit d’une “négociation entre représentants et représentés” (Torreblanca) ?

Je suis en désaccord avec les analyses qui considèrent que dans la théorie de Laclau le leader est une clé de sa compréhension de la logique populiste. Pour moi, dans la conception de Laclau, le leader peut finir par être le signifiant vide, mais il ne l’est pas nécessairement. Par exemple, dans le cas du péronisme, Perón est le signifiant vide, mais la “justice sociale” l’est également en tant que valeur qui condense toutes les demandes. De plus, dans tous les cas c’est un “émergent” parce que, selon Laclau, le populisme est avant tout un mouvement de bas en haut. En ce sens, c’est une négociation.

La relation entre populisme et démocratie est complexe. Je pense que Laclau la traite de manière peut-être un peu rapide quand il explique que le populisme est, en soi, démocratique. Bien sûr, il faut ici de déterminer dans quel sens le concept de démocratie est utilisé : dans son acceptation libérale, à savoir la limitation du pouvoir politique par la garantie des droits individuels, ou dans sa vision davantage rousseauiste, la volonté du peuple.

“Je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les immigrés.”

Si l’on estime qu’il existe un populisme de gauche et un autre de droite, et que la différence réside dans le fait que le premier agrandit le demos quand le second le restreint, même si les deux mettent l’accent sur la souveraineté populaire, je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les étrangers et les immigrés. D’un autre côté, un populisme de gauche n’est pas non plus nécessairement démocratique car même s’il amplifie le demos, il peut dans le même temps adopter des pratiques qui nuiraient à d’autres droits.

Je pense que l’élément le plus démocratisant du populisme réside dans son caractère anti-oligarchique. Surtout si l’on part du principe que les organisations et le pouvoir politique tendent – comme l’ont montré Mosca, Michels, Webber – à se concentrer dans les mains d’une minorité, et que ce phénomène ne dépend pas de leur idéologie mais de leur logique même de fonctionnement. Mais, ici encore, il faut souligner que tout populisme parce qu’il est anti-oligarchique n’est pas forcément démocratique. Le populisme est une forme politique, un “contenant”, dont il est nécessaire de connaître le “contenu” pour évaluer le caractère démocratisant. C’est une relation complexe, on le voit bien. Il me semble que le lien que tisse Laclau a priori entre populisme et démocratie est plus normatif qu’analytique.

LVSL – Dans un essai remarqué, Qu’est-ce que le populisme ?, Jan Werner Müller associe le populisme à l’antipluralisme. Pour Müller, la logique populiste est par essence antidémocratique car elle prétend qu’une partie (le populisme) puisse représenter un tout (un peuple homogène). Il voit dans la formule laclauienne “construire un peuple” un véritable danger pour la démocratie, et préfère lui substituer l’idée de “construire une majorité”. En quoi la notion de “peuple” est-elle utile pour “radicaliser la démocratie”?

Je n’ai pas lu l’essai de Müller mais la description que vous en faites contient les critiques qui sont habituellement adressées au populisme.

D’abord, pour Laclau, le fait qu’une partie doive représenter le tout n’est pas un trait exclusif du populisme. C’est le propre de la politique, c’est pourquoi la politique est synonyme d’hégémonie. Si l’on part de l’idée qu’il n’y a pas de valeurs objectives universelles et que le monde n’est pas guidé par un sens intrinsèque mais par le sens que les sujets lui donnent, alors il n’y a que différents points de vue en conflit. Nous sommes devant une “lutte de valeurs” ou un “retour du polythéisme”, dirait Max Weber. Puisque la politique crée et organise la vie en commun, il s’agit de prendre des décisions collectives à partir de positions et de points de vue divers, ce qui suppose au moins l’existence d’une base commune. C’est ce que permet l’hégémonie, qui consiste à faire voir aux autres (le tout) comme voit l’un (la partie).

Deuxièmement, le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations – l’oligarchie, ceux d’en haut, le pouvoir, etc. Le peuple est un acteur construit en tension entre les différentes demandes qui conduisent à l’unité de l’action, mais les demandes n’en sont pas annulées pour autant. La diversité des demandes est l’exigence même de l’unité de l’action.

“Le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations”

Cette vision selon laquelle seuls les populismes construisent une hégémonie et se dotent d’ennemis est un trait caractéristique de la pensée libérale issue des Lumières, et à laquelle une grande partie de la social-démocratie participe. Ma position à ce sujet est plutôt schmittienne : toute identité politique, toute volonté politique, tout ordre communautaire est possible parce qu’il définit et exclut un ennemi. La démocratie le fait également car, en tant qu’ordre politique, elle n’annuleni le conflit, ni la lutte, ni la violence (légitime). Et cela ne la rend pas moins démocratique pour autant. La démocratie n’est pas l’annulation du pouvoir, contrairement au discours que la démocratie tient sur elle-même.

Compris de cette manière, le concept de « peuple » – et contrairement à de nombreux populismes existants, mais aussi à la différence du libéralisme politique, qui s’auto-présente comme universel et sans ennemis, rationnel et tempéré – peut être utile pour radicaliser la démocratie dans la mesure où il assume sa contingence et son caractère construit, ce qui lui permet ainsi d’assumer la démocratie même et, en définitive, la contingence radicale de la politique. En ce sens, les concepts de “citoyenneté” du libéralisme et de “peuple” du populisme peuvent tout autant être politisés (lorsqu’ils sont compris comme une identité partielle et contingente qui assume la représentation du tout) que dépolitisés (compris comme une méta-identité essentialisée qui permet la coexistence de toutes les autres identités).

LVSL – Les mouvements populistes progressistes du XXIe siècle accordent une place cruciale à la notion de patrie. Comment expliquer cet engouement pour le “national-populaire”, que l’on retrouve d’Antonio Gramsci à Ernesto Laclau ? Dans quelle mesure cette tradition latino-américaine, construite en opposition à l’impérialisme américain, peut-elle être importée telle quelle en Europe ? En Europe, n’y a-t-il pas un risque de glisser vers une dérive xénophobe comme on l’observe par exemple avec le M5S en Italie ?

Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre le Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie. Toutefois, étant donné que le populisme n’est pas synonyme de politique et qu’il n’est qu’une forme ontique du politique, il y a d’autres manières de parvenir à ce résultat : le chemin parcouru en Europe entre la fin du XIXe et le début du XXe est une manière non populiste de réaliser ce protagonisme populaire, grâce à la centralité de la classe ouvrière et de ses luttes contre la bourgeoisie industrielle.

Je n’aime pas généraliser et opposer “Europe” et “Amérique latine” parce que cette distinction est à l’origine de nombreux malentendus sur le populisme, ce qui explique le sens péjoratif qui lui est attribué lorsque certains le relient à des peuples “jeunes”, comme le seraient les peuples latino-américains, et non “matures”, comme le seraient les peuples européens. L’opposition entre ces deux sujets, “Europe” et “Amérique latine”, s’écroule dès lors qu’on rappelle que le populisme a une origine européenne (le qualunquisme italien, le boulangisme français, en plus du populisme russe et nord-américain, ou encore les populismes de droite contemporains en Europe). Les pays latino-américains ne sont pas le seul réservoir du populisme.

“Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre de la Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie.”

Je pense que la façon “européenne” d’atteindre cette centralité a plus à voir avec ce que Mouffe et Laclau, dans Hégémonie et stratégie socialiste, nommaient “luttes démocratiques” alors que le modèle latino-américain devrait plus être relié aux “luttes populaires” telles que définies dans cet ouvrage.

Le national-populaire en Europe ne revêt pas nécessairement un caractère xénophobe. Il peut l’être, mais comme il peut tout aussi bien l’être dans d’autres contextes. Dans des pays comme l’Espagne, du fait de la vigueur de la mémoire européenne des totalitarismes, le national-populaire peut renvoyer à l’autoritarisme et à la division du peuple entre les élus et les réprouvés. C’est la raison pour laquelle je pense que l’usage du terme populisme dans le cadre de la lutte politique est, du moins à court terme, condamné à l’échec. Ce n’est peut être pas le cas en France ou en Italie. Mais il en est ainsi en Espagne, car la démocratie y est associée au consensus, à l’évitement de la Guerre Civile et du déchirement fratricide, ainsi qu’au “progrès de la modernisation”. C’est pour cela que je pense qu’un parti de transformation doit opter pour un type de lutte tel que présenté dans Hégémonie et stratégie socialiste : une articulation de différentes demandes relativement autonomes en vue de la radicalisation de la démocratie. Dans le contexte espagnol, je ne suis pas certain que pointer du doigt les élites soit perçu aux yeux de la société comme un approfondissement de la démocratie.

LVSL – Le populisme est-il irréductiblement lié à la nation, ne peut-il pas s’inscrire dans une forme d’internationalisme ?

Le populisme n’est pas nécessairement lié à la nation, il n’est pas non plus nécessairement lié à l’international, si l’on entend par international quelque chose d’universel, car il serait alors dépourvu d’ennemi. Mais cet ennemi, ces élites, peuvent être identifiées comme globales ou transnationales : dans ce cas, le peuple représente un demos transnational, mais il aura toujours une dimension communautaire (l’espace européen par exemple). En définitive, ce qui est indispensable c’est la présence d’un “autre”, un ennemi, lié à un espace politique commun, national ou supranational mais communautaire, comme l’espace européen, à l’intérieur duquel se trace une frontière politique.

LVSL – Le concept de “chaîne des équivalences” est central dans les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. En quoi la constitution de la chaîne des équivalences se distingue-t-elle de la simple addition des revendications ou de la convergence des luttes ?

La constitution de la chaîne d’équivalences se distingue de la convergence des luttes parce que le tout n’est pas équivalent à la somme des parties. Le tout transforme les parties dans leurs formes originelles. Le populisme n’est pas une juxtaposition d’acteurs dont la constitution inclurait une “tâche historique” à réaliser, une bannière fixe et prédéterminée. Toute hégémonie repose sur la construction d’un sujet nouveau. C’est pourquoi la politique n’est autre que la construction d’acteurs. Cette idée de construction est pertinente pour analyser la densité historique de toute hégémonie, car l’hégémonie ne se résume pas à gagner une élection, contrairement à ce que laisse entendre l’usage généralisé du concept dans le champ médiatique et politique.

LVSL – La construction d’une identité populaire repose en grande partie sur une tension entre le particulier et l’universel, à travers le moment où une demande particulière devient aussi le signifiant d’une universalité plus large. Avez-vous en tête des exemples à même d’illustrer ce processus d’universalisation ?

En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne, ou la modernisation, représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens, qu’ils cesseraient d’être une exception en Europe, une périphérie de celle-ci, mais qu’ils en deviendraient membres de plein droit, surtout sur le plan symbolique bien entendu.

“En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne ou la modernisation représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens.”

En Argentine, le retour de la démocratie en 1983, après la dictature militaire de 1976, s’est aussi accompagné de la construction d’une nouvelle identité politique, élaborée difficilement dans les premières années avant de finalement se généraliser. Cette identité politique s’est cristallisée autour du “Plus jamais ça”, à travers l’idée que les droits de l’homme constituaient la base légitime et primordiale de la démocratie. C’était là un changement vis-à-vis de la culture politique qui prévalait jusqu’alors. Car, au fond, les droits de l’homme ont un contenu politique inéluctablement libéral. Or, en Argentine, la démocratie n’était pas considérée jusqu’alors comme un bien en soi, mais davantage comme un moyen en vue d’intérêts jugés supérieurs.

LVSL – L’observation du péronisme argentin a été décisive dans l’élaboration du dispositif théorique d’Ernesto Laclau. Le péronisme est-il l’archétype du populisme ?

Je pense que oui. Pour diverses raisons. Tout d’abord, en dépit de son hétérogénéité interne, tous les secteurs du péronisme érigent comme valeur centrale la justice sociale, et l’envisagent comme un dérivé de l’opposition peuple/oligarchie. Deuxièmement, le péronisme est un bon exemple de la persistance d’une identité qui ne dépend pas exclusivement de la figure du leader, mais qui découle également de la manière d’appréhender les problèmes politiques ainsi que la place du “peuple” dans leur résolution. Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” – comme le dit Chantal Mouffe – un moment fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie. Comme l’a montré Gerardo Aboy, le péronisme classique oscille entre l’idée que les péronistes sont les seuls authentiques Argentins et l’idée que le péronisme incarne une certaine manière d’être Argentin et qu’il ne saurait, par conséquent, constituer un motif de division nationale. Il existe donc une tension entre le péronisme des “descamisados” [Ndlr : littéralement les “sans chemises” expression revendiquée par Eva et Juan Perón pour désigner les travailleurs, qui constituent le coeur de la nation argentine] et le péronisme en tant que communauté organisée. Le moment populiste correspond au premier, au péronisme des descamisados.

Un autre élément vaut la peine d’être analysé. Compte tenu de son caractère multiforme et polyphonique, on peut s’interroger sur le critère qui détermine quel est le discours qui représente et incarne l’ensemble du péronisme. En se centrant sur la parole du leader, je pense que Laclau répond à cette question de manière un peu simple. De nombreuses autres voix complètent celles du leader, aussi bien dans le “péronisme de palais” que dans celui qui s’exprime sur les places.

“Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie.”

A l’époque de Perón, il y a toujours eu d’un côté une droite péroniste, syndicale et de tendance organiciste, dont l’objectif était la “communauté organisée”, comprise comme une forme de dépassement de la lutte partisane par le biais d’une répartition des fonctions entre capital et travail ; et de l’autre, surtout à partir des années 1960, une aile gauche qui entendait faire du péronisme une sorte de révolution nationale anti-impérialiste. En définitive, une sorte de populisme de droite et une sorte de populisme de gauche.

Si le populisme n’est pas un gouvernement, pourquoi la voix du leader l’incarnerait-elle exclusivement ? Alors que tous reconnaissaient le leadership incontesté de Perón, ses partisans ont élaboré des discours qui lui disputaient la signification même du péronisme. C’est le cas par exemple des Montoneros, qui se percevaient comme les “soldats de Perón” et comme l’avant-garde du mouvement. Cette question est abordée dans les textes classiques de Silvia Sigal et Eliseo Verón, Perón o muerte, et de Richard Gillespie, Soldados de Perón.

LVSL – Initialement, le péronisme représente une tentative de surmonter la lutte des classes afin de parvenir à un compromis capital/travail à même de garantir l’unité et l’indépendance de la nation argentine. C’est en tout cas l’objet du discours de Perón à la Bourse du commerce de Buenos Aires en 1944. Et c’est aussi l’une des principales critiques adressées depuis la gauche au populisme : l’évacuation des enjeux de la lutte des classes.

Il ne s’agit pas réellement de répondre à ces critiques car cela supposerait une prise de partie, il s’agit plutôt de voir si ces théories sont plausibles. Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose comme “les problèmes réels de la lutte des classes”, et je souligne le “réel”. C’est une approche légitime, provenant du marxisme classique, mais que je ne partage pas. Je ne pense pas qu’il y ait de conflit inhérent au social, mais cela n’implique pas que quelque chose comme la “lutte des classes” ne puisse pas exister, dans le sens où des groupes sociaux peuvent effectivement s’auto-percevoir comme des “classes” et lutter contre d’autres groupes qu’ils perçoivent également comme des “classes”. Bourdieu rappelle que la lutte des classes existe à partir du moment où l’on commence à parler de cette lutte. Dans cette optique, il me paraît pertinent de se pencher sur le discours donné par Perón à la Bourse du commerce, quand il demande/prie les grands entrepreneurs et capitalistes qu’ils “donnent quelque chose aux travailleurs parce que sinon ils perdront tout, jusqu’à leurs oreilles”.

Ce discours est dominé par la perception selon laquelle la lutte des classes est à l’ordre du jour dans le monde et qu’en Argentine il faut anticiper ce “danger”, celui d’une révolution sociale des déshérités. D’ailleurs, les entrepreneurs ne prêtent pas beaucoup d’attention à Perón, ne voient pas un tel danger et cela serait – selon la thèse de Torre – le motif du retournement “ouvriériste” de Perón pour réaliser une mobilisation qui oblige les capitalistes à accepter un pacte social d’intégration des secteurs populaires. C’est, en bref, ce que signifiait historiquement le péronisme selon moi. L’incorporation depuis “le haut” du populaire et son empowerment comme nouveau noyau du national, au détriment de “l’oligarchie”. On retrouve dans cette tension (entre cet empowerment et le fait que ce dernier se fasse fondamentalement depuis “le haut”) une bonne partie des paradoxes et des difficultés d’interprétation du péronisme en tant qu’idéologie.

Je voulais ajouter que de la comparaison entre l’Argentine et l’Espagne (si nous acceptons que ce pays puisse représenter l’Europe), j’ai appris que les mouvements nationaux-populaires ont fini par avoir dans des pays comme l’Argentine, moins égalitaires que les pays européens, le même rôle historique que la social-démocratie en Europe. Je fais ici référence au travail qui consiste à tempérer le capitalisme sauvage et à construire une démocratie sociale impliquant un empowerment des secteurs populaires permettant qu’il ne puisse plus être possible de gouverner sans les prendre en considération. Plus encore, je devrais souligner que les nouveaux populismes latino-américains ont été encore plus cohérents dans leur lutte contre l’agenda néo-libéral que ne l’est la social-démocratie actuelle.

 

Entretien réalisé, et traduit de l’espagnol au français, par Laura Chazel et Vincent Dain.

 

 

 

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

Mais pourquoi les riches votent-ils à gauche ?

https://www.facebook.com/Thomas-Frank-300407053332512/
© Thomas Frank

L’historien Thomas Frank analyse la lente conquête des classes populaires par la droite radicale aux États-Unis. Son dernier livre, Pourquoi les riches votent à gauche, paru en anglais juste avant l’élection de 2016, sonne comme une alarme. Sa traduction en français chez Agone, avec une préface de Serge Halimi, peut nous donner les clefs pour comprendre cette évolution et inverser la tendance.


En Europe comme en Amérique, les anciens grands partis de gauche semblent suivre une trajectoire similaire qui les pousse toujours plus vers un consensus centriste et libéral. Cette stratégie conduit pourtant systématiquement à un effondrement électoral, ou même à une « pasokisation », en référence à l’ancien grand parti de la gauche grecque, aujourd’hui réduit à un groupuscule parlementaire. En réaction, les partis et les mouvements de droite connaissent cependant un mouvement inverse qui les pousse vers des positions toujours plus radicales. Quelles sont les raisons derrière ce glissement politique ? La question a déjà été posée à de nombreuses reprises mais bien peu nombreux, finalement, sont les intellectuels à avoir vraiment analysé la situation. La sortie en français de l’ouvrage Pourquoi les riches votent à gauche chez Agone (Titre original : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016) nous donne l’occasion de parler de l’un d’eux. Thomas Frank n’est pourtant pas facile à cerner. On a pu le lire dans le Harper’s Magazine, sur Salon.com, dans le Financial Times, le Guardian et le Monde diplomatique, mais il est aussi l’auteur de plusieurs livres. Selon les endroits où il s’exprime, il peut être à la fois un auteur, un analyste politique, un historien, un journaliste, un critique culturel ou même un « culture war author ». Ce qui est certain, c’est qu’il aussi un visionnaire.

Pour comprendre son importance, il faut revenir sur sa carrière. Thomas C. Frank est né en 1965 et a grandi à Mission Hills, Kansas, une banlieue dans l’aire urbaine de Kansas City, Missouri. Il étudie à l’Université du Kansas puis à l’Université de Virginie, et reçoit un doctorat en Histoire de l’Université de Chicago après une thèse consacrée à la publicité aux États-Unis dans les années 1960. Il fonde en 1988 un magazine de critique culturelle : The Baffler. La revue, qui deviendra notamment célèbre pour avoir éventé la supercherie du « Grunge speak » dans le New York Times(1), se vante de critiquer « la culture business et le business de la culture ».

Page Facebook publique de Thomas Frank, photos du journal
Thomas Frank à Graz, en Autriche, en 1998. © Thomas Frank

Les deux premiers ouvrages de Thomas Frank (Commodify Your Dissent(2), composé d’articles qu’il a écrit pour The Baffler, et The Conquest of Cool(3), tiré de sa thèse) ont pour sujet la cooptation de la dissidence par la culture publicitaire, c’est-à-dire la marchandisation de la langue et du symbolisme non-conformiste et contestataire, en particulier celui de la jeunesse. Il s’agit d’un sujet dont l’actualité est frappante, et qui est tout-à-fait éclairant sur le rôle que tient la publicité dans la société contemporaine, les liens entre capitalisme, culture populaire et médias de masse et les relations sociales de pouvoir dans l’espace médiatique.

À l’occasion de la parution de The Conquest of Cool, Gerald Marzorati écrit dans The New York Times Book Review le 30 novembre 1997(4) :

« [Thomas Frank est] peut-être le jeune critique culturel le plus provocateur du moment, et certainement le plus mécontent. […] Sa pensée ainsi que sa prose nous renvoient à une époque où la gauche radicale représentait, en Amérique, plus que des conférences et des séminaires suivis par des professeurs foucaldiens. Frank s’est débarrassé du jargon de mandarin ; pour lui, il est question de richesse et de pouvoir, de possédants et de dépossédés, et c’est clair et net. »

Le troisième ouvrage de Thomas Frank, publié en 2000 et intitulé One Market Under God(5), examine la confrontation entre démocratie traditionnelle et libéralisme de marché, et s’attaque en particulier à ceux qui considèrent que « les marchés sont une forme d’organisation plus démocratique que les gouvernements élus ». Ici encore, l’actualité de l’analyse est brûlante et démontre que Thomas Frank avait parfaitement compris les enjeux politico-économiques qui ouvraient le nouveau millénaire.

La conquête conservatrice des classes populaires

L’ouvrage qui va le rendre célèbre aux États-Unis sera publié en 2004, peu avant l’élection présidentielle que George W. Bush remportera face au Démocrate John Kerry, sous le titre What’s the Matter with Kansas?(6). Présent 18 mois sur la liste des best-sellers du New York Times, il sera traduit en français sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite. Ce livre est en grande partie tirée de l’expérience de Thomas Frank avec les évolutions politiques de son État d’origine, le Kansas, et représente une analyse politique magistrale qui est encore souvent reprise aujourd’hui.

Thomas Frank part d’un constat : les régions rurales des États-Unis, et en particulier dans le Midwest, font partie des zones les plus pauvres du pays. Alors que ces endroits furent le foyer d’un populisme agrarien de gauche radicale à la fin du XIXe siècle et qu’elles souffrent énormément des politiques libérales depuis les années 1970, comment se fait-il que ces régions soient autant acquises aux Républicains ? Ainsi, le comté le plus pauvre des États-Unis à l’époque (hors réserves indiennes) se trouvait à la frontière entre le Nebraska et le Kansas : ce comté de fermiers et de ranchers déshérités votait pour les candidats Républicains avec des marges de plus de 60 points. Comment, se demande Thomas Frank dans ce livre, peut-on autant voter contre ses intérêts ?

https://www.tcfrank.com/books/whats-the-matter-with-kansas/
Pourquoi les pauvres votent à droite ? © Thomas Frank

La réponse se trouve aussi, en écho avec son travail sur la publicité, dans une appropriation de la contestation. Cette fois, c’est la droite qui a coopté le ressentiment contre l’establishment et l’a retourné à son profit. Thomas Frank montre que les Républicains conservateurs du Kansas qui étaient les plus radicaux au sein du parti se sont présentés comme les ennemis des « élites » : les politiciens du Congrès mais aussi les producteurs d’Hollywood ou les journalistes de la « Beltway », cette région urbanisée allant de Boston à Washington, D. C. En jouant sur le ressentiment des classes populaires blanches rurales et suburbaines, ils ont rapidement marginalisés les Républicains modérés et se sont assurés une domination presque totale sur la politique de l’État. Cependant, leur critique de l’élite se fait surtout sur un terrain culturel ; une fois au pouvoir, les Républicains conservateurs mettent en place une politique néolibérale qui nuit fondamentalement à l’électorat populaire. Malgré cela, au Kansas, les électeurs continuent à voter de plus en plus à droite. Ce phénomène, que l’on retrouve à travers l’entièreté du Midwest et du Sud, est appelé le « backlash » (contrecoup) conservateur par Thomas Frank. Le backlash se construit surtout sur des questions culturelles comme l’avortement, le port d’armes et le mariage gay. Dans le monde du backlash, les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche) sont unis dans leur désir de détruire ces symboles de l’Amérique traditionnelle ; ils méprisent les « vrais Américains » qui vivent dans le « Heartland », le centre rural du pays. En opposition, on parle volontiers de « libéraux côtiers » pour qualifier les habitants de New York ou de San Francisco.

Le porte-étendard du backlash conservateur dans le Kansas est Sam Brownback, qui était à l’époque l’un des deux sénateurs de l’État. Il en sera par la suite le gouverneur, de 2011 à 2018, période pendant laquelle sa politique de baisse massive d’impôts ruinera totalement le budget étatique. L’entièreté de sa carrière se construira sur cette thématique anti-establishment.

« Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite. »

Ce backlash conservateur n’est pas un phénomène récent aux États-Unis ; selon Thomas Frank, on peut retrouver ses origines à l’époque de Richard Nixon. Ce backlash vit une accélération avec l’ère Reagan mais surtout avec la « révolution conservatrice » menée par Newt Gingrich, qui fut élu Speaker de la Chambre des Représentants après la large victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, sur un programme très conservateur (« The Contract with America »). Le repli identitaire sur des valeurs culturelles, au premier chef l’avortement, se cristallise vraiment à cette époque. Ce que Thomas Frank souligne avec justesse, cependant, est qu’il ne s’agit pas d’un banal mouvement réactionnaire et que l’on ne peut pas se contenter de l’expliquer par le racisme de la société américaine, comme beaucoup le font. Il montre au contraire que les militants anti-avortement, les plus radicaux et les plus nombreux au sein du backlash, s’identifient énormément aux militants abolitionnistes de la période précédant la guerre de Sécession. Le Kansas lui-même a été fondé par des abolitionnistes venus de Nouvelle-Angleterre cherchant à empêcher les habitants du Missouri voisin, esclavagistes, de s’établir sur ces terres. Le conflit, parfois très violent, qui opposa abolitionnistes et esclavagistes dans les années antebellum fait évidemment écho, pour ces militants, à celui qu’ils mènent contre l’avortement. Ils s’identifient également aux populistes agrariens de la fin du XIXe siècle qui secouèrent la politique américaine. Emmenés par William Jennings Bryan, un natif du Nebraska trois fois candidat à la présidentielle pour le parti Démocrate, ces populistes (comme ils s’appelaient eux-mêmes) militaient contre les monopoles et les grands banquiers qui dominaient l’économie. Ces deux mouvements populaires étaient sous-tendus par de forts sentiments religieux évangéliques, comme l’est aujourd’hui le mouvement « pro-life ». Ces activistes mettent leur lutte en parallèle avec leurs prédécesseurs comme une dissidence contre le pouvoir en place et son hégémonie culturelle. En ce sens-là, le backlash dans le Midwest est à dissocier de celui du Sud profond (Louisiane, Alabama, Mississippi, Géorgie) qui a plus à voir de son côté avec un maintien ou un renforcement de la suprématie blanche et se berce souvent de nostalgie confédérée. Mais malgré tous les beaux sentiments des conservateurs du Midwest, ce backlash les amène tout de même à voter avec constance contre leurs intérêts économiques. Contrairement à l’époque de William Jennings Bryan, le ressentiment populaires ne se tourne plus contre les élites économiques. « Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite », écrit Thomas Frank.

Quand il écrit What’s the Matter with Kansas, il ne pouvait pas prévoir le « Tea Party », ce mouvement né en 2009 qui pousse le backlash encore plus loin, ni Donald Trump. Ces événements donnent pourtant à son livre une teneur presque prémonitoire ; ce qui se passait dans le Kansas en 2004 s’est étendu à toute la nation.

Gardant toujours un œil sur la droite américaine, il publie dans les années suivantes deux livres décortiquant le pillage systématique des services publics par les conservateurs (The Wrecking Crew(7)) et la façon dont la crise économique fut utilisée pour justifier le néolibéralisme par la droite (Pity the Billionaire(8)). Son dernier livre est publié sous le titre Listen, Liberal(9) en 2016, six mois avant l’élection qui a fait de Donald Trump l’homme le plus puissant du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une continuation de What’s the Matter with Kansas, en ce qu’il reprend là où s’était arrêté son dernier chapitre : quelle est la responsabilité des Démocrates dans ce fiasco ?

L’ère Obama : autopsie d’un échec

Alors qu’elle avait tout gagné en 2008, la gauche étasunienne a perdu la Chambre et le Sénat, un millier de sièges dans les assemblées étatiques, n’a réussi à imposer qu’une timide réforme de l’assurance-maladie et n’a qu’à peine régulé l’industrie des services financiers. En 2016, Wall Street fonctionne comme avant, et si la reprise est là sur le papier, les trois-quarts des Américains estiment que la récession est toujours en cours. Le chômage baisse mais la grande majorité des nouveaux profits ont été captés par les actionnaires, et les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail et de l’immobilier écrasés par la dette étudiante.

Thomas Frank explique dans Listen, Liberal que ceci n’est pas simplement dû à la malchance ou aux aléas de l’économie. Le parti Démocrate est en fait devenu un parti d’élites, ceux qu’il appelle la « classe professionnelle », ou « classe créative » : les médecins, les ingénieurs, les avocats, éditorialistes, fondateurs de start-ups et cadres de la Silicon Valley. Cette classe était celle qui était la plus acquise au Parti Républicain dans les années 1960 – aujourd’hui, elle est devenue la plus Démocrate. De fait, le niveau d’éducation et le vote démocrate sont parfaitement corrélés dans la population blanche, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du revenu (les très riches continuent à voter Républicain). C’est cette classe professionnelle qui contrôle le Parti Démocrate aujourd’hui, et elle impose son programme libéral en matière d’économie.

Pourquoi les riches votent à gauche ? © Thomas Frank

En termes politiques, les éléments-clefs mis en avant par les Démocrates centristes qui représentent cette catégorie d’intérêts sont la méritocratie, l’expertise, le consensus, la politique bipartisane. Ce genre de discours délaisse complètement les thèmes démocrates traditionnels qui s’adressaient aux travailleurs, aux syndicats, aux habitants des zones rurales, qui promettaient de défendre les Américains moyens contre les intérêts monopolistiques ; en bref, défendre le « small guy ». Selon Thomas Frank, c’est ce changement chez les Démocrates qui pousse l’électorat populaire dans les bras des Républicains. Ce changement a commencé avec Bill Clinton, dont le mandat a été marqué par la signature de l’ALENA, le plus grand accord de libre-échange de l’histoire des États-Unis. Ce projet avait pourtant été rédigé par l’administration de George H. W. Bush, mais c’est Bill Clinton qui lui a permis d’entrer en vigueur : il aura un effet destructeur sur l’industrie du Midwest. C’est aussi sous Bill Clinton que la loi Glass-Steagall, qui régulait Wall Street depuis 1933, a été abrogée. Cette politique, à l’opposé de ce que défendaient les Démocrates depuis Franklin D. Roosevelt, était justifiée par des arguments rationnels : c’est-à-dire sur l’avis d’économistes et de banquiers, de techniciens de la politique et de l’économie. Ainsi, le secrétaire du Trésor de 1995 à 1999, Robert Rubin, était un ancien membre du conseil d’administration de Goldman Sachs. Avoir un diplôme d’une université de l’Ivy League est une condition sine qua non pour être accepté au sein de cette élite, de même que croire dur comme fer à la loi du marché, à la dérégulation et au libre-échange.

La présidence de Barack Obama n’échappa pas à cette tendance. Les Démocrates se trouvaient, en 2008, dans une situation parfaite pour réformer l’économie en profondeur : ils contrôlaient le Congrès et la crise financière appelait à punir les responsables. Mais plutôt que d’appliquer les lois anti-trusts et d’imposer des politiques de régulation à Wall Street, ils n’ont mis en place que de timides réformes. Selon Thomas Frank, cela s’explique par le fait que l’agenda démocrate était fixé par la “classe professionnelle” qu’il décrit, qui voit les régulations d’un mauvais œil et préfère appliquer les recommandations d’économistes : la présidence Obama a marqué l’avènement de la technocratie aux États-Unis. Pour les élites démocrates, les banquiers de Wall Street sont des personnes tout à fait recommandables : elles possèdent un diplôme prestigieux, donc elles savent ce qu’elles font, et se comportent de manière rationnelle. Thomas Frank rejoint ici la critique faite par Elizabeth Warren, sénatrice Démocrate du Massachusetts, ancienne professeure de droit à Harvard et figure de l’aile gauche du parti : selon elle, l’administration Obama avait le pouvoir et la légitimité pour punir lourdement les responsables de la crise, mais cela n’a pas été fait(10).

« Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté. »

Malgré l’espoir historique qu’a suscité Barack Obama, la situation ne s’est pas vraiment améliorée sous sa présidence pour l’électorat populaire, qui avait majoritairement voté pour lui hors du Sud. Les banques « too big to fail » sont sauvées, les traités de libre-échange continuent d’être signés, la logique du marché continue de triompher. Ce faisant, les élites démocrates, se parant de responsabilité morale, sont persuadées de mettre en place les politiques les plus efficaces et les plus rationnelles. Après tout, elles font consensus parmi les spécialistes, et les objectifs traditionnels du parti Démocrate (justice sociale, égalité des chances, partage des richesses) ne peuvent plus permettre à la gauche de gagner à leurs yeux. Le reproche d’inéligibilité fait à Bernie Sanders rappelle l’identique rengaine contre Jeremy Corbyn. Pourtant, Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté en 1952 et ne ferait pas rougir un Kennedy. Que Sanders soit devenu marginal illustre parfaitement comment le Parti Démocrate a pu perdre les cols bleu du Midwest américain. À travers le pays, les électeurs blancs sans diplôme sont devenus un groupe solidement républicain, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.

Bien avant l’élection de Trump, tous les éléments étaient donc déjà présents pour sa victoire. De fait, c’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. L’Iowa, État agricole du Midwest, avait été gagné par Obama en 2008 avec neuf points d’avance ; en 2016, Trump l’a remporté avec une marge de dix points. Difficile d’accuser des personnes qui ont voté deux fois pour Obama d’avoir voté Trump par racisme ; et ce sont précisément ces électeurs qui ont voté pour Obama puis pour Trump qui lui ont permis de remporter l’élection, en gagnant des États qui n’avaient pas été remportés par les Républicains depuis 1988 comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Mais plutôt que de remettre en question leur stratégie, dont ils sont persuadés qu’elle est la seule rationnelle, les élites Démocrates, comme le montrait déjà Thomas Frank six mois avant l’élection, préfèrent analyser ce backlash comme une expression bêtement raciste. Quand Hillary Clinton se vante d’avoir gagné des districts représentant les deux-tiers du PIB étasunien avant de qualifier ses électeurs d’« optimistes, divers, dynamiques, allant vers l’avant », en opposition à ceux de Trump décrits comme simplement racistes et misogynes, elle représente parfaitement la vision qu’a l’élite démocrate de la situation électorale actuelle. Incapables de remettre en question leur vision technocratique de la politique, ils préfèrent analyser en termes manichéens tout ce qui ne va pas dans leur sens : les électeurs de Trump doivent être racistes et l’élection n’a pu qu’être truquée par la Russie. Même si ces sujets ne peuvent être ignorés, les élites du Parti Démocrate réduisent leur analyse de l’élection de 2016 à ces deux facteurs explicatifs. Pourtant, l’œuvre de Thomas Frank donne une vision très claire de ce qui a mal tourné dans la politique américaine. Depuis 1992, les Démocrates pensent qu’ils peuvent ignorer les classes populaires, acquises depuis des générations au parti ; l’idée qu’ils puissent changer de camp paraissait impensable. Pourtant, les classes populaires blanches votent aujourd’hui en masse pour les Républicains. La résistible ascension de Donald Trump et des Républicains était tout à fait prévisible et est la conséquence de problèmes qui ne risquent pas de disparaître subitement.

Ce bref aperçu de la carrière de Thomas Frank montre clairement qu’il a parfaitement compris son époque. La progressive conquête des classes populaires par les Républicains est un phénomène de longue durée, mais les signes avant-coureurs étaient déjà sous les yeux des Démocrates en 2004. What’s the Matter with Kansas? pourrait presque décrire l’élection de 2016 : Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, a fait du ressentiment économique son cheval de bataille principal. Donald Trump fut élu en promettant la fin du libre-échange et de la domination des élites. Il n’en fut rien(11), bien entendu, comme cela avait été le cas dans le Kansas et ailleurs par le passé.

« C’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. »

La traduction française de What’s the Matter with Kansas? s’intitule Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). La traduction de Listen, Liberal sous le titre Pourquoi les riches votent à gauche montre bien le rôle complémentaire des deux ouvrages, chacun donnant une des clefs pour résoudre l’énigme de l’échec de la gauche américaine.

Thomas Frank a commencé sa carrière en montrant comment la publicité s’appropriait la contestation et la contre-culture, et il est devenu un des auteurs politiques les plus connus au sein de la gauche américaine en montrant comment les conservateurs s’appropriaient le mécontentement et le populisme. Sa compréhension des enjeux politiques de son époque est soutenue par sa formation d’historien de la culture et des idées : il associe l’analyse socio-économique et l’analyse culturelle des phénomènes politiques.

Aucun règne ne peut durer éternellement, cependant, et celui du rationalisme centriste pas plus que les autres. La résurgence au sein du parti Démocrate d’un mouvement cherchant à le ramener à ses racines constitue une réponse au consensus libéral qui domine le parti depuis Bill Clinton, et pourrait bien renverser le paradigme politique. Comme Thomas Frank le dit dans Listen, Liberal, la gauche avait par le passé la capacité d’apporter des réponses au mécontentement populaire, et c’est là qu’elle trouvait sa véritable force. Bernie Sanders a réussi à obtenir 43 % des voix avec une campagne fondée uniquement sur des contributions individuelles, une performance historique qui signifie que quelque chose a changé au sein du parti. Si les Démocrates arrivent à redevenir un parti populaire, ils pourront inverser la tendance historique à laquelle ils font face et qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche.

Ce type de changement ne peut venir que de l’intérieur du Parti Démocrate. Mais l’analyse éclairée de Thomas Frank donne un examen de long terme se reposant sur l’histoire politique, culturelle et sociale des États-Unis qui permet à tous les observateurs d’élargir leur champ de vision et de mettre en perspective la situation politique actuelle. L’analyse rigoureuse de Thomas Frank a mis en évidence les sources du backlash conservateur qui se développe aux États-Unis dès le début des années 2000 et qui a directement mené à la présidence Trump. À l’heure où ce contrecoup commence à se faire sentir en Europe, la lecture de Thomas Frank devient nécessaire.


Illustration : Photo prise par Thomas Frank pour illustrer la quatrième de couverture de son prochain livre. ©Thomas Frank

Frank, Thomas : Commodify Your Dissent: Salvos from the Baffler, W. W. Norton & Company, 1997.

3 Frank, Thomas : The Conquest of Cool: Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of Chicago Press, 1997.

5 Frank, Thomas : One Market Under God: Extreme Capitalism, Market Populism, and the End of Economic Democracy, Anchor Books, 2000.

6 Frank, Thomas : What’s the Matter with Kansas?: How Conservatives Won the Heart of America, Picador, 2004.

7 Frank, Thomas : The Wrecking Crew: How Conservatives Ruined Government, Enriched Themselves, and Beggared the Nation, Metropolitan Books, 2008.

8 Frank, Thomas : Pity the Billionaire: The Hard-Times Swindle and the Unlikely Comeback of the Right, Metropolitan Books, 2012.

9 Frank, Thomas : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016.

Chantal Mouffe : “Corbyn a mis en oeuvre une stratégie populiste de gauche”

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Dans cette tribune, Chantal Mouffe, philosophe, professeure à l’université de Westminster et théoricienne du populisme de gauche, propose une analyse de la stratégie de Jeremy Corbyn qui est parvenu à transformer le Labour de l’intérieur et à régénérer la social-démocratie britannique. 


La crise de la social-démocratie européenne se confirme. Après les échecs du Pasok en Grèce, du PvdA aux Pays-Bas, du PSOE en Espagne, du SPÖ en Autriche, du SPD Allemagne et du PS en France, le PD en Italie vient d’obtenir le pire résultat de son histoire. La seule exception à ce désastreux panorama se trouve en Grande-Bretagne, où le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, est en pleine progression. Avec près de 600 000 adhérents, le Labour est maintenant le plus grand parti de gauche en Europe.

Comment Corbyn, élu à la surprise générale à la direction du parti en 2015, a-t-il réussi cet exploit ?

Après une tentative de renversement par l’aile droite en 2016, le moment décisif dans la consolidation de son leadership a été la forte progression du Parti travailliste lors des élections de juin 2017. Alors que les sondages donnaient 20 points d’avance aux conservateurs, le Parti travailliste a gagné 32 sièges, faisant perdre aux tories leur majorité absolue. C’est la stratégie mise en place pour ces élections qui donne la clé du succès de Corbyn.

Celui-ci est dû à deux facteurs principaux.

Tout d’abord, un manifeste radical, en phase avec le rejet de l’austérité et des politiques néolibérales par d’importants secteurs de la société britannique. Ensuite la formidable mobilisation organisée par Momentum, le mouvement créé en 2015 pour soutenir la candidature de Corbyn.

S’inspirant des méthodes de Bernie Sanders aux Etats-Unis ainsi que des nouvelles formations radicales européennes, Momentum a tiré profit de nombreuses ressources numériques pour établir de vastes réseaux de communication qui ont permis aux militants ainsi qu’à de nombreux volontaires de s’informer sur les circonscriptions où il était nécessaire d’aller tracter ou de faire du porte-à-porte. C’est cette mobilisation inespérée qui a fait mentir tous les pronostics.

Mais c’est grâce à l’enthousiasme que suscitait le contenu du programme que tout cela a été possible. Intitulé « For the many, not the few » (pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns), il reprenait un slogan qui avait déjà été utilisé par le parti, mais en lui donnant une nouvelle signification de façon à établir une frontière politique entre un « nous » et un « eux ». Il s’agissait ainsi de repolitiser le débat et d’offrir une alternative au néolibéralisme instauré par Margaret Thatcher et poursuivi sous Tony Blair.

“L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.”

Les mesures-phares du programme étaient la renationalisation de services publics comme les chemins de fer, l’énergie, l’eau ou la poste, l’arrêt du processus de privatisation du Service national de santé (NHS) ainsi que du système scolaire, l’abolition des droits d’inscription à l’université et l’augmentation significative des subsides dans le domaine social. Tous signalent une nette rupture avec la conception de la troisième voie du New Labour.

Alors que celui-ci avait remplacé la lutte pour l’égalité par la liberté de « choisir », le manifeste réaffirmait que le Labour était le parti de l’égalité. L’autre point saillant était l’insistance sur le contrôle démocratique, et c’est pourquoi l’accent était mis sur la nature démocratique des mesures proposées pour créer une société plus égale.

L’intervention de l’Etat était revendiquée mais son rôle était de créer les conditions permettant aux citoyens de prendre en charge et de gérer les services publics. Cette insistance sur la nécessité d’approfondir la démocratie est une des caractéristiques principales du projet de Corbyn.

Elle résonne tout particulièrement avec l’esprit qui inspire Momentum, qui prône l’établissement de liens étroits avec les mouvements sociaux. C’est elle qui explique la centralité attribuée à la lutte contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT [lesbiennes, gays, bi et trans].

C’est l’articulation des luttes avec celles concernant d’autres formes de domination qui est au cœur de la stratégie de Corbyn, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de « populisme de gauche ». L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.

Il est clair que la réalisation d’un tel projet signifierait pour la Grande-Bretagne un tournant aussi radical, bien que de direction opposée, que celui pris avec Margaret Thatcher. Certes, le combat pour réinvestir le Labour n’est pas encore gagné, et la lutte interne continue avec les partisans du blairisme. Ainsi, les opposants de Corbyn déploient de multiples manœuvres pour essayer de le discréditer, la dernière en date consistant à l’accuser de tolérer l’antisémitisme à l’intérieur du parti.

“Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux.”

Des tensions existent également entre les partisans d’une conception plus traditionnelle du travaillisme et ceux de la « nouvelle politique ». Mais celle-ci est en train de s’imposer et les rapports de force jouent en sa faveur. L’atout de Corbyn, par rapport à d’autres mouvements comme Podemos ou La France insoumise, c’est d’être à la tête d’un grand parti et de bénéficier du soutien des syndicats.

Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux. Cela prouve que, contrairement à ce que prétendent de nombreux politologues, la forme parti n’est pas devenue obsolète, et qu’en s’articulant aux mouvements sociaux elle peut être renouvelée. C’est la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme qui est à l’origine de la désaffection de ses électeurs.

Quand on offre aux citoyens la perspective d’une alternative et qu’ils ont la possibilité de participer à un véritable débat agonistique, ils s’empressent de faire entendre leur voix. Mais cela requiert d’abandonner la conception technocratique de la politique qui la réduit à la gestion de problèmes techniques et de reconnaître son caractère partisan.

Ce texte a été publié sur le site du Monde.fr le 5 avril 2018. Il est repris par LVSL avec l’aimable autorisation de l’auteure.

Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une “décennie gagnée”

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Elecciones_en_Argentina_-_Cristina_y_Néstor_Kirchner_26102007.jpg
Cristina et Néstor Kirchner pendant les élections de 2007 en Argentine. ©Fábio Pozzebom/ABr

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Par Baptiste Mongis  –  Dans la poursuite du virage à droite” des gouvernements d’Amérique latine, un esprit de vengeance d’obédience libérale, tendance réactionnaire, flotte dans les pays ayant conduit durant la dernière décennie des politiques progressistes” ou plus radicalement bolivariennes, comme l’a décrit le Monde Diplomatique de décembre 2017 à propos du Brésil1], et celui de février 2018 au sujet de l’Équateur[2]Depuis l’arrivée au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en décembre 2015 à la Présidence de l’Argentine (et des drastiques mesures prises dans la foulée de son élection[3]), on a vu apparaître sur les murs de Buenos Aires et d’ailleurs des “Más kirchnerista hoy que nunca (Kirchnériste, aujourd’hui plus que jamais”), en soutien au gouvernement précédent. Malgré cette nostalgie, largement partagée, il est également indispensable de mesurer le succès du mouvement macriste Cambiemos, confirmé par les législatives d’octobre 2017, à l’aune du complexe bilan des Kirchner. Retour sur ladite décennie gagnée” qui, loin de s’être déroulée dans l’harmonie et l’homogénéité, présente des aspects contradictoires dont nous ne ferons qu’esquisser les traits dans le cadre de cet article[4]


L’aventure du kirchnérisme à la tête de l’Argentine[5] s’est refermée il y a un peu plus de deux ans. Souvent classée centre gauche pour simplifier la complexité de ses enjeux, la singulière stratégie politique des Kirchner pendant leurs douze années de présidence (d’avril 2003 à décembre 2015) l’est avant tout pour la résurrection qu’elle a opéré du péronisme historique (1946 – 1955), période faste (quoique assez autoritaire) pour les classes populaires, et dont l’axe s’inscrivait sur une répartition 50/50 des revenus entre capital et travail.

C’est en suivant cette ligne que Néstor puis Cristina Kirchner ont respectivement affronté – parmi d’autres défis – les décombres de la crise argentine de 2001 puis l’irruption de la crise économique internationale de 2008.

Fustigé sans trêve sur sa droite, conspué sur sa gauche (notamment pour y avoir éclipsé, du moins électoralement, toutes les alternatives, du parti socialiste au trotskisme, en siphonnant des adeptes de tous bords), tantôt rallié ou répudié par les puissants syndicats du pays (CGT et CTA, entre autres), le kirchnérisme n’a eu de cesse de rebâtir en Argentine un courant dit “progressiste”, tout à la fois indéfectible soutien de la révolution bolivarienne d’un Hugo Chávez au Venezuela, quoique tenant bien plus du réformisme d’un Lula da Silva au Brésil. Néstor Kirchner eut d’ailleurs avec ces derniers de fortes relations, tant pour le projet (avorté) du grand gazoduc devant relier l’Argentine au Vénézuela via le Brésil, qu’au moment du rejet (conjointement avec le Paraguay et l’Uruguay) de l’ALCA – proposé par les États-Unis – le 5 novembre 2005 à Mar de Plata[6].

Par ses succès électoraux, son travail de terrain et ses alliances inédites, grâce à sa vision rénovée d’un pays démoli, et malgré les manœuvres discutables et les erreurs tactiques, le couple Kirchner tiendra tant bien que mal le cap qu’il s’était fixé : sortir l’Argentine de l’Enfer” dans lequel elle se trouvait en 2001 – selon l’expression de Néstor Kirchner – après une longue décennie de néolibéralisme dans les années 1990 (ladite “décennie perdue”) et le creusement d’une dette abyssale amorcé durant la dernière dictature militaire (1976 – 1983).

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Chavez_Kirch_Lula141597.jpg
Les présidents Chávez, Kirchner et Lula en janvier 2006. ©Ricardo Stuckert/PR

 

Crise et sortie de crise

Comme se le demande Charles Lancha : « Il est de fait que le kirchnérisme s’est toujours prononcé pour l’association capital-travail et qu’il s’est efforcé de concilier leurs intérêts antagonistes. Y est-il parvenu ? »[7]

Le 27 septembre 2012, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner déclare encore ceci au journal Página 12 : « Nous ne prêchons pas l’antagonisme de classe mais la collaboration entre le capital et le travail pour parvenir à une distribution des revenus fifty-fifty »[8]. Neuf ans et demi après l’accession de son mari à la présidence, la déclaration a toujours de quoi faire fulminer les plus inconditionnels marxistes comme les moins aimables des capitalistes, tout en faisant osciller les tendances syndicales. Comme le résume Charles Lancha, « le kirchnérisme suscite autant de haine à droite qu’à gauche. La droite rejette le dirigisme du gouvernement. La gauche condamne une politique trop favorable aux grandes entreprises et aux banques »[9]. Comprendre : les plus puissantes entreprises privées s’irritent face à une ingérence étatique visant à redistribuer une partie de leurs bénéfices, et les forces sociales déplorent que cette ingérence ne soit pas plus massivement (et donc réellement) en faveur des classes nécessiteuses, durablement plongées dans le désarroi.

“Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003 (…) Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt “Néstor” avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.”

Mais recontextualisons. En décembre 2001 éclate la pire crise économique et politique qu’ait connu le pays. Avec la moitié de ses habitants sous le seuil de pauvreté et presque un tiers de sa population active au chômage, un endettement de 144 milliards de dollars et 4 mois de récession consécutifs, l’Argentine est au plus bas. L’échec des politiques libérales appliquées depuis plus d’une décennie est sans appel. Quand le ministre de l’économie tente d’imposer le corralito” – le gel des avoirs bancaires des petits épargnants, empêchant quiconque de retirer plus de 1000 pesos par mois – la misère et la faim déclenchent la mise à sac des supermarchés. Bravant l’État d’urgence imposé en conséquence par le Président De la Rúa, plusieurs dizaines de milliers de personnes déferlent dans les rues de la capitale, tapant sur des casseroles et scandant Que se vayan todos !” (“Qu’ils s’en aillent tous !”). La répression fait 33 morts et de très nombreux blessés. Fernando de la Rúa démissionne le 20 décembre, fuyant par hélicoptère le palais présidentiel assiégé par la foule, et le 23, le nouveau Président Rodríguez Saá déclare l’Argentine en cessation de paiement. Selon María Seoane, c’est « le plus grand défaut de paiement de l’histoire du capitalisme moderne »[10]. Corollairement au fiasco économique, c’est la débâcle politique. En moins de deux semaines, quatre présidents se succèdent par intérim. Sous la présidence de contention” d’Eduardo Duhalde, l’Argentine suffoque un an encore dans le chaos.

Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003, avec seulement 22 % des voix issues du premier scrutin car au second tour, son adversaire Carlos Menem – ni plus ni moins que l’ancien président libéral des années 1990 – renonce à l’affronter. Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt Néstor avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.

Une économie à double tranchant

Un nouveau modèle keynésien

Le programme énoncé par Néstor Kirchner lors de son discours d’investiture au Congrès de la Nation, le 25 mai 2003, est pour Bruno Susani « clairement keynésien » : « Cette formule était en rupture avec toutes les déclarations de ses prédécesseurs », écrit-il, « car Kirchner revendiqua le rôle qu’il entendait redonner à l’État en tant que régulateur et acteur économique »[11]. Il appliqua « un programme de relance économique appuyée sur la demande et donna pour cela une impulsion décisive à la redistribution des revenus »[12].

Sans oublier la cauchemardesque inflation de la fin des année 1980 (jusqu’à 3000 % en 1989) qui fut fatale au Président radical Raúl Alfonsín (1983 – 1989), Néstor Kirchner rompt avec la ligne ultralibérale du péroniste Carlos Menem (1989 – 1999) et du radical Fernando de la Rúa (1999 – 2001) – sous le mandat desquels le chômage est passé de 5,3 % de la population active en 1992 à 25 % en 2002[13]  : « Menem, en bon libéral, s’en remettait au marché pour la conduite de l’économie. À l’initiative de Kirchner, l’État impulse l’activité économique dans différents domaines [avec] un double objectif : le développement et la création d’emplois »[14], écrit Charles Lancha.

Modèle hétérodoxe cherchant dans une perspective de justice sociale le compromis entre capital et travail, la théorie de John Maynard Keynes (1883 – 1946) semble la plus à même, en 2003, de pouvoir sauver une Argentine socialement saccagée et économiquement insolvable. « Lorsque la crise s’installe et que le chômage augmente », lit-on dans le numéro spécial du Monde Diplomatique consacré à l’économie dite critique, « l’école keynésienne estime qu’il revient à l’État d’intervenir. Un pilotage adapté de son budget (dépenses / recettes) lui permet d’enclencher le mécanisme multiplicateur, à savoir une hausse des dépenses publiques destinées à engendrer une augmentation bien plus importante de la richesse globale »[15].

Le plan Kirchner signifie-t-il donc la réapparition avec succès de ce modèle salvateur d’après la crise de 1929, actualisé au sein d’une conjoncture soumise au consensus de Washington ?[16]

 

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Néstor_Kirchner_-_20050402_-_Regimiento_de_Patricios_(Argentina).jpg
Néstor Kirchner en 2005. ©Casa Rosada

Bras de fer financiers

Quoi qu’il en soit, ce programme économique ambitieux doit, pour fonctionner, s’accompagner de décisions fermes vis-à-vis des institutions financières internationales et des créanciers. En mars 2004, Kirchner déclare que le gouvernement ne paiera pas la dette au prix de la faim et de l’exclusion de millions de ses concitoyens. Le 11 septembre de la même année, il obtient du FMI un refinancement de la dette à hauteur de 23 milliards de dollars, à payer sur trois ans, avec un surplus fiscal de seulement 3 % pour l’année 2004. « Lula, à cette époque, s’est montré plus complaisant avec le FMI, acceptant un surplus fiscal de 4,5 % et la récession qui l’accompagne »[17], précise Charles Lancha. « Ce qu’on attendait du Brésil, c’est finalement l’Argentine qui l’ose : défier le FMI », écrira Libération[18].

 Dans la foulée, le Président annonce aux créanciers privés que l’Argentine ne paiera que 25 % de sa dette. Le 25 février 2005, et non sans accrocs, son ambition est couronnée de succès : 80 % des créanciers acquiescent à l’offre proposée. Sur les 38,5 % de ces détenteurs de titres situés en Argentine, 95 % se plieront à l’exigence du Président (les 5 % ayant refusé seront qualifiés de fonds vautours). Le Monde écrira que « le président argentin Néstor Kirchner a sans doute raison lorsqu’il dit avoir mené “la meilleure négociation de l’histoire du monde”et que celle-ci “mérite d’entrer dans le Guinness des records”»[19].

“L’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.”

Avec le recul, ces décisions ont-elles porté leurs fruits ? Comme le résumera en 2011 Marie-France Prévôt-Schapira[20], l’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.

 Ces quelques chiffres donnent, selon elle, la mesure du redressement spectaculaire qu’a connu le pays sous les deux premiers mandats kirchnéristes. À contre-courant de l’orthodoxie libérale des années 1990, elle estime que « les politiques économiques et sociales engagées dès 2003 […] ont façonné le nouveau modèle économique : accroissement de l’investissement public, nationalisation des fonds de pension, subventions dans le domaine des transports et celui de l’énergie, contrôle des prix, reétatisation des entreprises privatisées », « la massification des dépenses sociales [ayant] été l’un des piliers du “nouveau modèle productif avec inclusion sociale”, communément appelé “le modèle K” ».

Errances de l’inflation

 Mais les chiffres, quoique signifiants, masquent aussi la complexe réalité. En juillet 2004, constate Charles Lancha, « les plus mal lotis sont les travailleurs au noir qui, par principe, ne peuvent prétendre à l’assurance-chômage [qui par ailleurs existe depuis 1991 mais n’est pratiquement pas appliquée, ndlr]. Or, ils sont cinq millions et la moitié d’entre eux gagne en moyenne moitié moins que les salariés enregistrés, soit moins de 200 pesos par mois, en-dessous du seuil d’indigence »[21]. Il temporise : « à défaut d’assurance-chômage, les salariés argentins disposent du salaire minimum. En septembre 2004, il augmente de 50 pesos et passe à 450 pesos ». Et cependant : « D’une façon générale, les salaires sont très bas et restent en-deçà de la hausse du coût de la vie ».

L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation. S’il y a inflation – dont le taux est, par ailleurs, minoré par les chiffres officiels transmis par le gouvernement via l’INDEC, objet d’incessantes polémiques – les salaires devraient, au minimum, augmenter d’autant, disent les syndicats, dont les revendications pour les hausses salariales s’élèvent parfois jusqu’à 30 %[22]. Ces demandes, insistantes, resteront inexaucées, disqualifiant aux yeux de certains le gouvernement dans son paradigme de justice sociale.

“L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation.”

 Par ailleurs, le problème de l’inflation en tant que tel est le plus souvent posé à partir de deux types d’analyse en opposition : pour les uns, elle est la preuve que le gouvernement agit mal. C’est la thèse libérale, orthodoxe, rabâchée par les médias, selon laquelle « l’inflation aurait pour causes pratiquement uniques une émission monétaire et une dépense publique excessives »[23]. Pour les autres, elle est la condition sine qua non de la croissance (et notamment de cette croissance spectaculaire, entre 8 et 10 %, qu’enregistre l’Argentine de ces années-là). C’est la thèse des économistes hétérodoxes, minoritaires, « peinant à faire entendre leur voix et à soutenir le point de vue gouvernemental d’après lequel l’inflation aurait des causes structurelles ». Pour eux, donc, « l’inflation accompagne inévitablement la croissance » et, « in fine, c’est un moindre mal en Argentine » où, « en 2013, tous les indicateurs sont au vert : un taux de chômage acceptable de 7,9 %, une croissance du PIB [quasi] constante, des réserves monétaires stables dans l’ensemble […], une dette extérieure en baisse sensible et un taux d’inflation inférieur à l’augmentation des salaires selon l’INDEC »[24].

Très clivante parce qu’audacieuse, la ligne économique kirchnériste se doublera d’un repositionnement historique vis-à-vis des politiques des Droits de l’Homme, tout aussi exemplaire en matière d’exigence et de changement de cap, et donc également soumis à controverse.

 

Politique des Droits de l’Homme

Le Procès des militaires

En août 2003, l’Argentine ratifie la convention des Nations Unies de 1970 qui déclarait imprescriptibles les crimes de guerre et les délits de lèse-humanité. Dans la foulée, la Chambre des députés se prononce en faveur de l’annulation des lois de Point final (“Ley de Punto Final”, 1986) et d’Obéissance due (“Ley de Obediencia debida”, 1987), votées contre son gré” sous la présidence de Raúl Alfonsín, et qui interdisaient de juger les membres des Forces armées accusés de violation des Droits de l’homme. Le 21 août 2003, le Sénat annule définitivement ces lois qui amnistiaient les 1100 militaires auteurs d’exactions sous la dernière dictature (1976 – 1983).

Cependant, si « l’abrogation des lois d’amnistie marque une étape importante dans la lutte contre l’impunité », écrit Charles Lancha, « on peut s’interroger sur ses suites »[25]. En effet, entre 2003 et 2009, on n’enregistre que 68 condamnations et 7 acquittements. Ce retard serait principalement dû, selon le CELS que l’auteur cite à l’appui, à des « sabotages » et des « décisions » de certains juges « en fonction de calculs politiques ».

“En plus de permettre la condamnation des “génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la “théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou “Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire.”

Néanmoins, la décision présidentielle est forte. En plus de permettre la condamnation des génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire. Comme le précise Maristella Svampa – par ailleurs très critique des Kirchner – le gouvernement a, par là même, « nettement marqué sa différence par rapport aux administrations antérieures, puisque Kirchner n’a pas hésité, au nom de l’État argentin, à solliciter le pardon de la société pour une impunité avalisée par deux décennies de gouvernement démocratique »[26].

Cette décision s’illustrera notamment au cours d’une cérémonie au Collège Militaire, le 24 mars 2004, jour d’anniversaire du coup d’État de 1976, où Néstor Kirchner ordonnera au chef de l’Armée de décrocher les tableaux des anciens généraux de la dictature Jorge Rafael Videla et Reynaldo B. Bignone dans la galerie où ils étaient alors exposés.

Par ailleurs – point névralgique pour saisir l’enjeu économique de la dictature argentine et de la plupart des régimes autoritaires latino-américains de ces années-là – « Kirchner a été le premier président à affirmer explicitement qu’il existait un lien étroit entre les atteintes aux Droits de l’Homme et le projet économique et social développé par la dictature militaire »[27]. En effet, les politiques de désindustrialisation de la dernière dictature avait permis d’imposer par la force, sous la conduite du Ministre de l’économie Martínez de Hoz, et à l’instar de la dictature de Pinochet au Chili, le socle législatif indispensable pour les plus drastiques mesures néolibérales[28]. Plus précisément, « [Néstor Kirchner] dénonça le postulat selon lequel la condition pour gouverner était de soumettre le pays et l’État au pouvoir du secteur économiquement dominant qui, de connivence avec la force militaire, voulait l’impunité de ceux qui avaient commis les atteintes aux droits de l’homme »[29].

https://www.laprimerapiedra.com.ar/2015/10/ddhh-son-ahora-entrevista-a-giselle-tepper-de-hijos-juzgar-hoy-a-los-genocidas-es-reparar-un-dano-que-se-le-ha-hecho-a-todo-el-pueblo/

 

La “purge” des secteurs “à risque”

 

 Outre la réouverture des procès de la dictature, le nouveau gouvernement élu s’attaque à une épuration des Forces armées, de la police de Buenos Aires (la Bonaerense”) et de la Cour Suprême.

 « Tout juste investi, [Néstor Kirchner] témoigne de son autorité en destituant le commandant en chef de l’Armée, le général Ricardo Brinzoni. Ce dernier est mis à la retraite ainsi que 27 généraux, 13 amiraux et 12 brigadiers. Une véritable purge », écrit Charles Lancha[30].

 Ayant à l’esprit les précédents de 2001 et 2002 où le gouvernement avait réprimé dans le sang, Néstor Kirchner se méfie de la police dont il stigmatise la gâchette facile. Il s’emploie à la défaire de ses armes à feux et à y redistribuer les postes importants : « Kirchner s’impose également auprès des forces de sécurité. Après avoir vivement dénoncé la corruption qui y sévit, la complicité de nombreux policiers avec des bandes criminelles, il décapite la police fédérale, honnie de tous. La majorité des commissaires sont relevés de leurs commandements ».

À la Cour Suprême, il pousse à la démission son Président, Julio Nazareno, acquis au ménemisme, qui avait « systématiquement rejeté » toutes les « dénonciations de corruption » du temps des privatisations des années 1990[31].

Alors que les piqueteros (groupements de chômeurs célèbres pour leurs blocages des principales routes d’accès à Buenos Aires) protestent contre la terrible ampleur de la pauvreté dans le pays, Kirchner tente d’apaiser l’inapaisable en refusant – autant que faire se peut – de réprimer[32], en créant d’urgence des approvisionnements alimentaires et des plans sociaux (jugés insuffisants par l’opposition de gauche) et en faisant entrer au gouvernement le leader piquetero Luis D’Elía (manœuvre saluée par les uns et dénoncée par d’autres comme un acte clientéliste).

Continuité et cahotements d’un modèle

 

Quel bilan tirer de la politique dite fifty-fifty” du kirchnérisme ? D’un côté, c’est indéniable : le couple Kirchner poursuit une politique sociale grâce au rôle qu’il confère à l’« État Stratège » : « Pour Buenos Aires, la défense de l’intérêt national prime sur le libre-échangisme. De novembre 2008 à novembre 2011, l’Argentine prend 192 mesures protectionnistes. En 2012, elle figure au premier rang des 12 pays les plus protectionnistes de la planète »[33]. En témoigne, entre autres, la retentissante nationalisation (à 51 %) d’YPF en 2012, champion national de l’énergie dérobé à Repsol sous l’impulsion du vice-ministre de l’économie Axel Kicillof, d’influence marxiste. Par ailleurs, en matière de dépenses sociales, et d’après un classement établi en 2013 par la CEPAL, l’Argentine fait partie des pays latino-américains les plus « performants », juste derrière Cuba et le Brésil[34].

Sur le plan démocratique, enfin, l’effort investi pour la mise en place de la Loi des Médias[35] – quoique tardif – est digne d’intérêt : visant à rétablir une liberté d’expression plurielle en limitant le pouvoir hégémonique de Clarín et de La Nación, les deux mastodontes médiatiques argentins (ouvertement libéraux et connus pour leur complicité historique avec la dictature militaire), elle sera abrogée dès l’arrivée de Mauricio Macri au pouvoir.

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail. »

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail ». Une balance qui, selon les sources, fut bien plus réellement équilibrée du temps de Perón lui-même que durant la postérité qui se revendique de ses politiques sociales. Ainsi, « L’Argentine connaît de façon significative le taux de TVA le plus important du continent : 21 %, un impôt que subissent avant tout les classes populaires ». Autre exemple : « Les couches les plus modestes de la population paient également l’impôt sur le revenu ». Or, le système fiscal argentin, à l’instar du vénézuélien, du chilien et du brésilien, n’a « pratiquement aucune incidence redistributive »[36].

Pour de telles raisons, plusieurs adversaires politiques à la gauche du kirchnérisme n’en démordent pas. Pour exemple, la figure de Fernando Ezequiel Solanas, réalisateur du retentissant Memoria del saqueo[37] et fondateur du Projet Sud : pour lui, les Kirchner se sont montrés tout du long bien trop favorables aux intérêts du capital.

 Sur le plan financier, Charles Lancha parle d’une « préoccupation des kirchnéristes » qui prête, là aussi, au débat : veiller à ce que « l’Argentine cesse d’être considérée comme une pestiférée par le monde de la finance »[38]. Comme on a pu le lire dans Médiapart en 2008, « l’Argentine est toujours regardée comme un paria sur les marchés de capitaux internationaux depuis sa décision, en décembre 2001, de faire défaut sur une dette souveraine de 80 milliards de dollars, suivie en 2005 du diktat imposé aux investisseurs qui ont accepté d’échanger leurs créances contre de nouvelles obligations, en perdant au passage jusqu’à 70 % de leur mise initiale »[39]. La victoire des uns défoule la haine des autres. Quoi qu’on pense des qualificatifs assénés et des batailles politiques qu’ils escamotent, l’Argentine se devait, pour certains, de réajuster le tirpour retrouver un « accès normal au marché international des capitaux », condition sine qua non, selon l’auteur, pour que le pays puisse « financer ses grands projets d’infrastructure ». Il y parviendra partiellement en 2010 grâce à la mise en place du Fonds du Bicentenaire ayant permis « d’apurer la majeure partie de sa dette en défaut », Cristina Kirchner s’étant félicitée que cette opération « élimine la plus sévère restriction de l’économie argentine au cours des dernières décennies »[40].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dilma_Rousseff_e_Cristina_Kirchner_em_2015.jpg
Dilma Rousseff et Cristina Kirchner en juillet 2015. ©Wilsom Dias/Agência Brasil

 

Les épineux dossiers du kirchnérisme : la question extractiviste et la question agraire

 Mais les controverses ne s’arrêtent pas là, et certains auteurs sont allés plus avant dans la critique systémique de la politique des Kirchner. Pour la sociologue Maristella Svampa, « Le kirchnérisme n’a jamais signifié une rupture avec le néolibéralisme, bien qu’il se soit approprié le discours antilibéral »[41]. L’essence de sa critique repose sur ce point : l’antilibéralisme des Kirchner se manifeste de manière conjoncturelle, lorsque cela est nécessaire au vu de la situation (comme, par exemple, au cours du conflit agraire de 2008) mais n’est en aucun cas intrinsèque à leur projet, inclus de façon structurelle. En témoignent, selon elle, « les puissants liens existant entre les partisans du modèle libéral et les défenseurs du supposé modèle néodéveloppementiste »[42] dont se réclament les Kirchner. Pour Maristella Svampa, il y a beaucoup trop d’accointances entre les politiques du gouvernement et les intérêts des grands groupes : « Les grandes entreprises – nationales et transnationales – ne sont-elles pas les destinataires des subsides et des exemptions fiscales en tous genres ? », feint-elle de demander. Ou encore : « Quelle est la position des néolibéraux et des néodéveloppementistes à l’égard de l’exploitation des ressources naturelles ? »[43]

Sur ce dernier sujet, on trouve la polémique liée à l’extraction à grande échelle de minerais, caractérisée par le fait de dégrader l’environnement et de consommer des quantités d’eau et d’énergie considérables. En 2008, le veto de Cristina Kirchner à une loi visant à protéger les glaciers est l’une des preuves que le gouvernement, pour Maristella Svampa, cède toujours face aux grands lobbys miniers : « En raison de la réglementation mise en place dans les années 1990 – tout comme dans l’ensemble des pays latino-américains – l’État s’est retiré du secteur minier, pour en laisser le contrôle et la propriété exclusive aux grandes entreprises transnationales. Malgré le caractère scandaleux de cette réglementation, sa dérogation ou la réforme de la législation minière n’intègre pas le moins du monde l’agenda du gouvernement K »[44].

“En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique.”

En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique. Ces derniers, pourtant très favorisés par le gouvernement, s’offusquaient, en substance, de payer un impôt sur les exportations, jugé trop élevé. Pendant trois longs mois de lock out”, ils parasitèrent les accès à la capitale. Quoique Svampa distingue les enjeux de la question agraire de ceux de la question extractiviste[45], elle stigmatise le fait que « cela aurait pu être l’occasion de débattre des conséquences environnementales de l’extension de la frontière du soja et de l’utilisation des glyphosates […] Ce ne fut pas le cas ». Plus encore, « par rapport aux ressources naturelles, nous vivons en fait un net approfondissement du modèle [infléchi par le néolibéralisme des années 90] » dit-elle. Ce serait faire l’impasse sur ce que représente, économiquement, l’exploitation du soja en Argentine, poule aux œufs d’or de l’économie nationale et servant, in fine, une certaine redistribution des richesses. Si Svampa admet que « la mesure prise par le gouvernement consistant à augmenter les taxes aux exportations (retenciones) était fondée », le nœud du problème repose, pour elle, dans le fait d’avoir omis de « moduler le taux d’imposition en fonction des petits, moyens et grands producteurs ». Par ailleurs, précise-t-elle, « en réagissant avec une maladresse incroyable à la mobilisation des campagnes, le gouvernement ne fit qu’œuvrer à l’unification du camp des opposants »[46].

Pour la sociologue argentine, « L’alternative passe sans aucun doute par un projet beaucoup plus modeste, sans grand projet, minier ou autre, mais par des actions qui renforcent les économies régionales et qui sont compatibles avec la vie des populations. »[47] Pour elle, « il est absolument nécessaire que la population ait l’opportunité de dire que ce modèle de développement ne lui convient pas car il n’est pas compatible ».

De même – et ce n’est pas trop de le mentionner pour comprendre le versant social de sa critique – Maristella Svampa se montre très virulente à l’encontre des politiques kirchnéristes de « massification de l’aide sociale », perçues comme l’apanage d’un « clientélisme affectif » ayant contribué, selon elle, à un « renforcement des politiques d’assistance du modèle néo-libéral » dans le sens d’une « individualisation de la relation en ce qui concerne la contrepartie en travail », désarticulant par là même les « projets collectifs que développaient les organisation piqueteras »[48].

Kirchner, les classes moyennes et le “laisser-faire”

À l’approche d’une conclusion – qu’on laissera volontairement suspendue – Il serait difficile d’éviter la question des classes moyennes[49], pilier fragile de la bascule du kirchnérisme au macrisme. « Durant le XXème siècle, l’Argentine s’est singularisée en Amérique latine par l’importance de ses classes moyennes. La crise a eu raison de ce leadership »[50], écrit Charles Lancha. Or, lit-on dans un ouvrage argentin traitant de la question, « Le kirchnérisme a fortifié les classes moyennes typiques et a alimenté les basses classes moyennes »[51].

Si les chiffres doivent être manipulés avec précaution – comme le précise l’étude qui convoque, à l’appui, des statistiques assez précises – ils permettent néanmoins de penser « certains changements dans la culture des secteurs de la classe moyenne, alimentés par une affluence de personnes provenant de segments socioéconomiques plus précaires » durant l’ère Kirchner, et par là même de comprendre « la signification culturelle du kirchnérisme : une légère augmentation de la classe moyenne, avec ses corollaires contractions d’idéologies et de sensibilités » ayant produit un mouvement de « plaques tectoniques qui, en bougeant, génèrent quelques tremblements » ; tremblements à l’origine d’une confusion sur le fait d’y appartenir déjà – aux classes moyennes – ou d’en rêver encore ; tremblements générateurs de tensions, de désirs de distinction et d’aspirations ; tremblements, donc, à l’intérieur d’une même classe sociale et ayant préparé, ironie du sort, l’élection de Mauricio Macri (par ailleurs largement soutenu par les grands médias sans l’appui desquels sa victoire aurait été inespérée). C’est là, soit dit en passant, l’un des principaux reproches adressés aux Kirchner depuis l’opposition de gauche. Charles Lancha parle d’une « classe moyenne qui, sous le kirchnérisme, est passée, selon les données de la Banque Mondiale, de 9,3 à 18,3 millions de personnes. Paradoxalement, cette montée en puissance se retourne contre le pouvoir en place qui en est à l’origine »[52].

“Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón, n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti”

Retournement démocratique qui s’est doublé, en décembre 2017, d’un sinistre renouveau répressif… dangereusement irrépressible[53]. Tout à l’inverse, par sa bienveillance de principe pour la voix populaire et la liberté des corps, et au-delà de ce qu’elle a elle-même décidé de mettre ou non en place, la politique des Kirchner s’est illustrée par ce qu’elle a tacitement permis de faire éclore au sein de la société civile, dans la continuité des inventions et des expériences d’auto-gestion de 2002, comme en témoigne le metteur en scène Silvio Lang dans un article paru en décembre 2017 des suites de la répression par le gouvernement Macri : « Le kirchnérisme, par son élargissement des droits et son appui au consumérisme interne a produit, sans se le proposer, des potentialités débordantes, des existences dissidentes. Au-delà de la très contrôlée conduite kirchnériste, il y eut durant la décennie gagnéeun laisser-faire»[54].

Ainsi, et quel qu’en soit l’issue – virage à droite d’une partie de la classe moyenne ou approfondissement de ses convictions sociales – le kirchnérisme a favorisé un redéploiement des libertés, aux antipodes des politiques néolibérales qui s’accompagnaient et s’accompagnent désormais à nouveau de lois coercitives et normatives, d’un arsenal sécuritaire et de dispositifs répressifs des plus inquiétants.

Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón (Juan Domingo et Eva, ou Evita), n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti, enfonçant certains des plus farouches – détracteurs comme thuriféraires – dans le déni ou la bêtise. En témoigne le mantra Se robaron todo !” (Ils ont tout volé !”), répété en boucle à l’encontre des Kirchner par leurs adversaires, comme si cette seule incantation grégaire, appuyée par des arguments encore très discutés et discutables, eut suffi à effacer d’un coup d’un seul – magie des paroles performatives – douze années de gouvernement objectivement favorables aux classes moyennes et populaires et, dans la foulée, l’inculpation (sans appel, celle-ci) du Président Mauricio Macri dans l’affaire des Panama Papers.

Là où certains identifient tantôt du clientélisme, un discours bifide voire une tentative d’hégémonie culturelle[55], d’autres persistent à analyser les positions des gouvernements Kirchner à la lueur de leur tentative d’équilibrer capital et travail, avec ce que cela implique de terrains minés à défendre et d’embuscades en tous genres. Sans l’extractivisme, sans le soja transgénique et sans les concessions faites à maintes reprises aux tenanciers du capital, qu’en seraient-ils de la florissante économie argentine et de la poursuite de sa politique de justice sociale ? demanderont certains. Cela ne justifie en rien, de la part d’un gouvernement soi-disant antilibéral, l’épandage de mesures bien trop timidement sociales, dénuées de préoccupation écologique et incapables d’endiguer définitivement les excès du libéralisme, répondront les autres. Pour ne s’en tenir qu’aux débats entre progressisteset ” révolutionnaires”.

Reste à se souvenir que la radicalité des choix hétérodoxes vaut son pesant d’or. Et à s’exclamer ¡ Ojalá !” – cet intraduisible “Espérons !” ou “Souhaitons-nous !” latino-américain : souhaiter, donc, que le courage d’avoir poursuivi une telle politique pendant douze années, sous le feu des critiques et sur le fil ténu octroyé par la capricieuse conjoncture, puisse durablement affûter un agir politique par-delà les frontières.

Baptiste Mongis 


[1]https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/VIGNA/58174

[2]https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/CORREA/58392

[3]Voir : TADDEI Emilio, « Argentine. Fin de cycle kirchnériste et tournant néolibéral », in Mondes Émergements 2016 – 2017, Amérique Latine, La documentation française, Paris, 2016

[4]L’objectif étant de s’inscrire en chasse-fumées, à l’instar de nos collègues de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine qui, il y a un an dans une tribune de Politis, avaient tiré le signal d’alarme quant aux récupérations politiques de la région sud-américaine durant la campagne présidentielle française : voir Politis, « Non, l’Amérique latine n’est pas un épouvantail politique », 20 avril 2017. https://www.politis.fr/articles/2017/04/non-lamerique-latine-nest-pas-un-epouvantail-politique-36743/.

[5]Dont quelques étapes significatives étaient retracées et illustrées dans le portfolio – prêtant au débat – proposé par Le Monde en 2013 : « Argentine : après dix ans de “kirchnérisme”, l’usure du pouvoir »

http://www.lemonde.fr/ameriques/portfolio/2013/10/27/argentine-apres-dix-ans-de-kirchnerisme-l-usure-du-pouvoir_3503256_3222.html

[6]Voir : http://www.ambito.com/814621-a-10-anos-del-rechazo-al-alca-en-mar-del-plata

[7]LANCHA Charles, L’Argentine des Kirchner (2003 – 2015). Une décennie gagnée ?, Paris, L’Harmattan, 2016, p.109

[8]Ibid., p.67

[9]Ibid., p.154

[10]SEOANE María, Argentina ; el siglo del progreso y la oscuridad (1900 – 2003), Barcelone, Crítica, 2004, p.199

[11]SUSANI Bruno, Le péronisme. De Perón à Kirchner. Une passion argentine, Paris, l’Harmattan, 2014, p.181

[12]Ibid., p.182

[13]MERKLEN Denis, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute/Snédit, 2009, p.108

[14]LANCHA Charles, op. cit., p.35

[15]Le Monde diplomatique, Manuel d’économie critique, hors-série, 2016, p.34

[16]« Keynes soutient que ce ne sont pas des salaires trop élevés qui découragent les entrepreneurs d’embaucher, mais les incertitudes qui planent quant à la perspective de vendre ce qu’ils s’apprêtent à produire », écrit encore Bruno Susani. Prenant comme caisse de résonance sa lecture de la conjoncture argentine, il précise : « Keynes […] a soutenu que dans le cas où il existe un chômage important, les décideurs doivent, d’abord, avoir recours à une hausse des dépenses publiques pour relancer la demande. Cette demande ne peut provenir que des secteurs sociaux de revenus bas et moyens et doit être stimulée par une redistribution des revenus et des aides publiques », puisque « les secteurs à haut revenu ne seront pas, et ne peuvent pas être, les moteurs de la reprise, car leurs dépenses en consommation, qui ne sont pas contraintes par leurs revenus, n’augmenteront pas ». In SUSANI Bruno, op. cit., pp. 191 – 193.

[17]LANCHA Charles, op. cit., p.24

[18]Libération, 26 septembre 2003. http://www.liberation.fr/futurs/2003/09/26/coup-de-force-argentin-face-au-fmi_446218

[19]Le Monde, 2 mars 2005. http://www.lemonde.fr/international/article/2005/03/02/le-president-nestor-kirchner-prononce-la-fin-du-moratoire-sur-la-dette-argentine_400030_3210.html. L’article précise : « Hors normes, la restructuration de la dette privée argentine l’est par son ampleur : 81 milliards de dollars, plus de 100 milliards si l’on prend en compte les intérêts de retard. Elle l’est également par la décote – 70 % ! – que Buenos Aires a réussi à imposer à ses créanciers ». À la même époque, les restructurations ayant eu cours dans d’autres pays n’excédaient jamais les 36 %.

[20]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « L’Argentine des Kirchner, dix ans après la crise », Problèmes d’Amérique latine, 2011/4 (N° 82), p. 5-11. DOI : 10.3917/pal.082.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2011-4-page-5.htm

[21]LANCHA Charles, op. cit., p.37

[22]Ibid., pp.109-110

[23]Ibid., p.150

[24]Ibid., p.151

[25]Ibid., p.28

[26]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement de Kirchner : entre le renforcement du passé et les aspirations au nouveau », Revue du tiers monde, Paris, juin-juillet 2007. http://www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo39.pdf

[27]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[28]Voir notamment SCHORR Martin, « Argentina 1976 – 1983 : la economía política de la desindustrialización », in ROUGIER Marcelo (coord.), Estudios sobre la industria argentina 3, Lenguaje claro Editora, Buenos Aires, 2013

[29]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[30]LANCHA Charles, op. cit., p.22

[31]Ibid., p.24

[32]« Le Président Kirchner est d’autant plus à l’écoute de la protestation sociale qu’il se refuse à pratiquer une répression aveugle », écrit Lancha à ce propos, in Ibid., p.34

[33]LANCHA Charles, op. cit., p.130

[34]Ibid., p.137

[35]« Ni durant le gouvernement de Mr Kirchner, ni pendant celui de Mme Kirchner, il n’y eut de censure ni d’atteintes à la liberté de la presse, mais une vive controverse avec les médias […]. Finalement, le gouvernement envoya au Parlement un projet pour réformer la loi sur les médias qui datait du temps de la dictature militaire. Cette loi n’est qu’une loi anti-trust, dite des trois tiers, partageant en trois le paysage médiatique, un tiers pour le secteur privé, un tiers pour le service public, et un tiers pour les associations, syndicats, églises, ce qui n’empêcha pas pour autant la poursuite des controverses entre les grands groupes et le gouvernement. » in SUSANI Bruno, op. cit., p.224

[36]LANCHA Charles, op. cit., p.138

[37]SOLANAS Fernando E., Memoria del saqueo (2003). https://www.youtube.com/watch?v=2IW2KFerGzo

[38]LANCHA Charles, op. cit., p.106

[39]RIÈS Philippe, « Dette argentine : les banquiers français s’indignent », Mediapart, 12 septembre 2008

[40]LANCHA Charles, op. cit., p.107

[41]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », in G. Couffignal. Amérique latine. Une Amérique latine toujours plus diverse, Mondes émergents, IHEAL/Documentation française, pp. 79-86, 2010

[42]Ibid.

[43]Ibid.

[44]Ibid.

[45]Alors que l’extractivisme est « un secteur de haute rentabilité qui profite à une minorité et qui ne génère pas d’activités intermédiaires, ni beaucoup d’emplois », le développement du soja transgénique est, pour sa part, avec ses 18 millions d’hectares (en 2010) et ses juteuses retombées pour le pays grâce à ses taxes à l’exportation, « un modèle assez complexe qui comprend petits, moyens et grands producteurs » (et ce, malgré l’accentuation de la concentration de son exploitation). De fait, il jouit d’une relative invulnérabilité : « Il est plus facile de mettre en question le modèle minier qui n’est pas installé dans les imaginaires alors que le modèle agraire est perçu comme la base de la réussite passée et à venir du pays. Personne ne peut penser l’Argentine sans production agraire. Alors qu’il est possible de penser une Argentine sans grands projets miniers. », in COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[46]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », op. cit.

[47]COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[48]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement Kirchner, entre aspiration au renouveau et consolidation de l’ancien », op. cit.

[49]Un débat tourne notamment autour du critère à partir duquel on peut les définir, le plus simple (et le plus discutable) étant de les situer grâce au salaire. En ce sens, et selon Charles Lacha, « La CEPAL considère comme faisant partie des classes moyennes toute personne disposant des revenus annuels entre 1100 et 10 000 dollars », in LANCHA Charles, op. cit., p.39

[50]LANCHA Charles, op. cit., p.39

[51]VANOLI Hernán, SEMÁN Pablo et TRÍMBOLI Javier, Que quiere la clase media ?, Le Monde Diplomatique, Capital Intelectual, Serie La media distancia, Buenos Aires, 2016, p.34

[52]LANCHA Charles, op. cit., p.141

[53]Voir notamment : https://www.youtube.com/watch?v=6k01FdM_1zk. Et :

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Enorme-repression-lors-de-la-manifestation-contre-la-reforme-des-retraites

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Les-images-de-la-brutale-repression-que-cachent-le-gouvernement-et-les-grands-medias

[54]LANG Silvio, « Diarios del odio, diario del macrismo », Lobo suelto !, décembre 2017. http://lobosuelto.com/?p=18449

[55]SARLO Beatriz, « Hegemonía cultural del kirchnerismo », La Nación, 4 mars 2011. https://www.lanacion.com.ar/1354629-hegemonia-cultural-del-kirchnerismo

Hegemon n°1 : Emission spéciale élections italiennes avec Romaric Godin et Christophe Ventura

Nous recevions lundi 5 mars Romaric Godin et Christophe Ventura pour une émission spéciale sur les résultats des élections italiennes. Premier épisode de la série Hegemon, censée fournir des clés de compréhension des dynamiques politiques à l’oeuvre en Europe, nous espérons que celui-ci vous plaira. On y passe en revue Berlusconi, Renzi, la ligue du Nord et le mouvement cinq étoiles. N’oubliez pas de vous abonner à notre chaîne YouTube !

 

Íñigo Errejón : “Les peuples ne veulent pas faire la révolution tous les jours”

LVSL a traduit l’intervention d’Íñigo Errejón au forum pour la construction d’une nouvelle majorité populaire qui a eu lieu en Argentine le 26 août 2017. L’intellectuel de Podemos y aborde beaucoup de thèmes : ce qu’est une construction hégémonique ; ce que signifie perdre les élections ; la façon dont les élites s’emparent de l’État ; et le rôle du militant qui doit rester connecté au sens commun. Il s’agit d’une contribution importante à la réflexion politique et stratégique.

Le populisme est-il l’avenir de la gauche ?

Jorge Lago, Charlotte Girard, Chantal Mouffe, Lenny Benbara et Christophe Ventura.

Le 16 décembre 2017 avait lieu au Lieu-Dit un débat sur le populisme avec Charlotte Girard (LFI), Chantal Mouffe, Lenny Benbara (LVSL), Christophe Ventura et Jorge Lago (Podemos). Retrouvez le débat sur notre chaîne Youtube et n’oubliez pas de vous abonner.

 

Méthode Alinsky et stratégie populiste face à l’oligarchie

Portrait de Saul Alinsky, fondateur du community organizing.

Récemment mis à l’honneur par la France Insoumise, le “community organizing” de Saul Alinsky entend politiser le quotidien des classes populaires par l’organisation d’actions concrètes au plus près des habitants. Randy Nemoz y voit l’un des ressorts d’une stratégie populiste à même d’opposer un peuple en construction à l’oligarchie.

Nommer l’adversaire, créer une entité collective : la frontière « nous » / « eux »

Le populisme, envisagé comme une façon de faire de la politique et non pas comme une idéologie, trace une frontière entre deux strates de la société dont la relation profondément asymétrique voit naître d’un côté le peuple, dont les populistes se réclament, et son adversaire : la caste, l’oligarchie. Une frontière entre « nous » et « eux ». Eux, ce sont les puissants, ceux qui dirigent et dominent dans leurs intérêts propres. Et le pluriel prend son sens : il ne s’agit pas d’une classe unique ni de classes aux intérêts totalement unifiés. Cependant, eux reconnaissent leur adversaire commun – nous – et acceptent leur interdépendance autant que la concurrence organisée qui les amène à se bousculer les uns les autres, dans un jeu dont les règles restent fixées par eux-mêmes, autour de leurs compromis.

Cette relation, entre eux et nous, est déséquilibrée : c’est bien le constat fait par Alinsky lorsqu’il étudiait les causes de la criminalité dans les banlieues américaines des années 1930. Toute la problématique consistait selon lui à surmonter les divisions et le fatalisme des classes les plus défavorisées qui habitent les quartiers les plus précarisés pour rééquilibrer le rapport de forces entre des populations étouffées par la survie, totalement inorganisées, qui font face à des autorités, des politiques et des organisations patronales très bien structurées. Pour l’auteur, organiser des collectifs d’habitants permet de rééquilibrer le rapport de force entre les citoyens isolés et des dominants puissants. Nous aurions alors un groupe soudé d’individus auparavant isolés, bien plus capables de lutter que s’ils étaient restés de simples unités éparpillées, face à un autre individu qui détient le pouvoir de changer, ou non, les choses : le décideur. C’est donc un mouvement d’horizontalisation des rapports de forces qu’il tend à mettre en œuvre avec sa méthode. Le community organizing devient alors l’arme des opprimés dans ces banlieues. Tisser des liens, cibler un puissant, démontrer sa responsabilité et agir en groupe pour obtenir gain de cause. Fêter la victoire, et, enfin, recréer du collectif. C’est surtout cela qui importe : rompre avec l’atomisation des individus.

Le premier parallèle que nous établissons entre la stratégie populiste et la méthode Alinsky apparaît être ce mécanisme de « ciblage des puissants », qui détermine une frontière et crée un « nous » par rapport à ce « eux ». Certains parleront d’extérieurs constitutifs – « nous » n’existe que par l’existence, et la reconnaissance d’un « eux », un extérieur. Le criminologue américain crée de toute pièce un collectif d’habitants, avec des individus isolés et dont les intérêts sont divers. Dans la stratégie populiste, cette communauté créée de toute pièce, c’est le peuple. Nous avons dans les deux stratégies, deux entités collectives créées par les organisateurs, au sens d’Alinsky ou au sens de membres d’un parti ou d’un mouvement politique. Face à cette entité, on désigne le réel responsable des maux communs : le détenteur du pouvoir politique, l’administrateur, ou le patron. Alinsky vise ce qui chez les populistes s’appelle l’oligarchie, ou la caste. Dans les deux cas, la frontière naît alors entre un « nous », communauté de quartier ou peuple, et un « eux », dont les noms d’individus sont nombreux, mais identifiés et surtout dont la position de dominant est avérée.

Tisser les colères, une chaîne d’équivalence ?

Comme nous l’avons dit, que cela soit le peuple ou la communauté, il s’agit d’une création. Selon Alinsky, pour qu’un collectif émerge, tout le travail de l’« organizer » sera de « tisser les colères » des habitants. Ce qui signifie partir de ce qu’ils vivent, et leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas isolés et que d’autres partagent la même expérience négative, que d’autres souffrent des mêmes problèmes et que derrière ces problèmes se cachent souvent les mêmes responsables.

Les populistes usent d’une stratégie similaire et la pensent dans des termes que l’on peut aussi facilement mettre en parallèle. Ernesto Laclau, promoteur de cette stratégie pour le camp socialiste, appelait à la constitution d’une chaîne d’équivalence entre les différentes demandes démocratiques de la société. De cette chaîne entre différents groupes pourrait émerger un peuple uni autour de nouveaux symboles communs, des signifiants vides investis par les stratèges populistes afin de s’unifier. En bref, il s’agit ici pour les « organisateurs politiques » d’unifier non plus des habitants, mais des collectifs, associations ou individus isolés aux revendications diverses mais démocratiques, c’est-à-dire des demandes d’accession à des droits pour certaines catégories de la société qui sont dominées, qui subissent une oppression. Articuler ces demandes écologistes, féministes, sociales, LGBTI, démocrates, humanistes, en faveur de la défense des animaux, des chômeurs, des étudiants, etc… tisser ces colères pour qu’ensemble, conscience soit prise que l’adversaire est commun, puissant et organisé ; et que pour que nos revendications soient prises en compte, il faudra former un collectif uni, et organisé, afin de rééquilibrer le rapport de force.

Ce collectif, c’est le peuple, mais c’est aussi le collectif d’habitants créé par un organizer. Parce qu’en face de l’un ou de l’autre, c’est toujours l’oligarchie. Comprendre et désigner cette oligarchie comme seule responsable des conséquences de ses choix – puisque c’est elle qui décide -, c’est aussi se garder d’une dérive de la stratégie populiste.

Éviter la dérive populiste identitaire : assurer la verticalisation ascendante des colères

Lorque l’on adopte la méthode Alinsky, on se confronte d’emblée à l’horizontalisation des colères. On peut par exemple entendre que le problème, c’est l’immigré qui squatte le quartier ou vole le travail des jeunes, ou que le problème du jeune c’est qu’il préfère vendre de la drogue et tout saccager plutôt que d’aller travailler. Une colère horizontale donc, puisque adressée à l’encontre d’un individu, ou d’un groupe, en forte situation d’oppression lui aussi. Tout l’enjeu de l’organizer sera de rediriger la colère en montrant qui sont les véritables responsables : ceux qui possèdent réellement le pouvoir. C’est ce qu’on appelle « verticaliser » les colères horizontales. Une verticalisation ascendante, car il ne s’agit ni d’avoir une colère horizontale, souvent attisée par les populistes de droite – c’est la faute de mon voisin parce qu’il n’a pas la même culture que moi bien qu’il travaille dans la même usine que moi – ni une colère verticale descendante : celle attisée par les oligarques pour que les gens médisent d’abord sur les plus miséreux qu’eux avant de lever les yeux – c’est d’abord la faute de ce chômeur, ou celui au RSA qui profite du système.

La dérive populiste consiste aussi en cette horizontalisation de la colère : les problèmes du pays seraient dus à la caste et surtout aux classes parasitaires qui lui sont alliées – les immigrés, les fainéants -, et tous les ennemis du vrai peuple – les islamogauchistes. Un peuple identitaire, fondé sur des caractéristiques culturelles communes, qui en exclut tous ceux qui ne les partagent pas. A cette dérive d’un populisme identitaire, ou de droite, s’oppose un populisme démocratique, social, aussi appelé « de gauche » par des penseurs comme C. Mouffe. Celui-ci organise ce travail de verticalisation ascendante des colères, comme dans la méthode Alinsky : il ne se fonde pas sur le peuple ethnique, mais sur le peuple-classe, celui qui allie la plebs, ces classes dominées, employés, ouvriers, paysans, le petit patronat, les petits et moyens fonctionnaires, une partie des cadres, les professeurs, les artisans, les étudiants, les sans-emploi, etc… Ce peuple ne s’agite pas à de vaines querelles culturelles, ethniques, religieuses, mais fixe sa critique sur les groupes dominants qui ont dirigé et dirigent encore le monde et sont comptables de son état actuel.

Il faut ajouter un dernier point commun entre ces deux méthodes avant de conclure : la volonté d’Alinsky et des populistes de partir de ce que vivent les gens, cette prise en compte des affects, et ce refus d’arriver en prêcheurs de la bonne parole. Le respect des subjectivités est de rigueur, et les jugements doivent être gardés. On ne rejette pas ces affects, au contraire, on leur permet de s’exprimer et, par un effet maïeutique, de se retrouver face aux véritables responsables que sont les oligarques.

Crédit photo: http://www.wnd.com/2012/01/romneys-connection-to-saul-alinsky/

Iñigo Errejón : « La patrie protège contre le désordre néolibéral »

Nous publions ici la version française de l’entretien accordé par Íñigo Errejón au média argentin CrisisRéalisée par Paula Vazquez et Mario Santucho, elle a été publiée par la suite dans les colonnes du média italien Senso Comune. Au programme : la crise catalane et la nécessité de ne pas laisser le PP se réapproprier l’identité espagnole ; la difficulté pour le populisme démocratique à incarner une stabilité, un ordre et à donner un horizon nouveau aux classes moyennes sorties de la pauvreté et de la précarité ; la victoire de Mauricio Macri en Argentine ; la nouvelle stratégie de Podemos pour affronter les élections régionales de 2019 dans le cadre d’une guerre position où la situation politique est nettement moins mouvante.

L’Íñigo en chair et en os n’a rien à voir avec l’image que l’on transmet habituellement d’Errejón. On l’a décrit comme un stratège qui agit dans l’ombre, inventeur de la « machine de guerre électorale » de Podemos ; comme un Robespierre ressuscité qui écorche de sa langue aiguisée ses collègues députés au parlement espagnol ; ou comme le secrétaire politique provocateur qui a osé défier le pouvoir du leader incontesté [ndlr Pablo Iglesias] du mouvement qui suscite l’espérance de tout le progressisme européen.

En personne, Íñigo est une personne affable, voire même fragile, à la démarche maladroite et distraite. Et un grand buveur de rhum cubain. En revanche, il est vrai qu’il parle sans reprendre sa respiration. Il enchaîne des réflexions de longue portée, sans faire de pause. Et il semble avoir laissé derrière lui Vistalegre II, le congrès du parti au cours duquel il a connu la défaite, en février 2017. « Il y a une tension que nous n’avons pas su résoudre : l’inertie nous a conduits, de façon rapide et forcée, à nous transformer en parti, avec toutes les infortunes que cela suppose. Un parti est, en substance, une machine horrible. Mais je suis pas sûr que l’on puisse gagner les élections sans entrer dans des dynamiques de ce type ».

L’interview a lieu dans une voiture moderne, sur le chemin entre Belgrano et Pilar, pour se terminer à Moreno. Un reportage à travers les routes de la première couronne de la banlieue de Buenos Aires, sur le destin du populisme.

Pourquoi dis-tu que les partis sont des machines horribles ?

Parce qu’ils stimulent non pas la discussion ou la pensée, mais le calcul. Ils sélectionnent un type de militant qui vit du parti : aligne-toi sur ceux qui gagnent, apprends à ne pas remettre en question certaines choses, sois toujours en accord avec la ligne officielle, tout ce que fait le parti est bon, tout ce qui arrive en dehors de lui est dénué de rationalité. Cela engendre un renfermement, ainsi que certaines logiques bureaucratico-autoritaires consubstantielles à la forme parti et aux réseaux de loyautés produites par la répartition des emplois, des ressources et des facilités offertes par l’appareil. C’est pour ces raisons que je crois que nous avons vieilli très rapidement en tant qu’organisation.

“Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes.”

Cependant, je dois reconnaître qu’il s’est agi d’un choix conscient : nous avons fait naître un démon tout en sachant qu’il s’agissait d’un démon. Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Je suis l’auteur intellectuel de cette stratégie, dont j’ai par la suite fait les frais. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes. Notre premier congrès national [survenu en 2014, ndlr] a adopté cette ligne politique et cette forme organisationnelle. Nous sommes arrivés très loin, mais pas aussi loin que nous le souhaitions. Nous n’avons pas été capables de former un gouvernement ni de briser le bipartisme, mais nous avons empêché la restauration et le retour à une phase antérieure au 15 mai 2011 [jour où le mouvement  des Indignados a pris son essor, ndlr], nous avons réussi à rassembler 5 millions de voix, avec un impact tout à fait évident sur le système politique.

Penses-tu qu’il soit inévitable de former un parti pour faire de la politique ?

On peut, certes, ne pas l’appeler parti. Cela peut être un groupe électoral ou une initiative. Mais je crois que c’est nécessaire, non pas tant pour faire de la politique mais plutôt, pour gagner les élections. D’un autre côté, je fais de la politique depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu besoin d’un parti. Je dirais même que j’ai eu une expérience militante marquée par l’hostilité envers les partis. Il se peut que former un parti soit indispensable pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, mais ce n’est pas la chose la plus recommandable quand l’enjeu n’est plus de lancer un assaut, mais de mener un siège plus lent, durant lequel il faut s’étendre sur le territoire, former des cadres, représenter des intérêts différents, obtenir une flexibilité.

Ce qui est sans aucun doute inutile, ce sont les réponses faciles et univoques. Sans ce modèle, nous ne serions pas arrivés aussi loin, aussi vite, mais ce modèle ne se laisse ensuite pas facilement rectifier. Se pose également un autre problème fondamental, celui de la pénurie de cadres. La plupart des cadres se concentrent sur le travail institutionnel dans les villes ou villages que nous gouvernons, et leur apport à la construction territoriale et au mouvement populaire est donc limité. Enfin, une bonne partie des personnes qui se sont impliquées au sein de notre mouvement l’ont fait avec la perspective d’une victoire rapide. Quand celle-ci ne se produit pas, une certaine démobilisation s’installe dans divers secteurs.

Est-ce là le prix à payer quand on joue avec les espoirs des gens ?

Il y a quelques jours, je lisais une histoire de la rébellion de Tupac Amaru, qui raconte comment il a organisé une très grande armée contre la couronne espagnole, sans la formation ni le comportement d’une armée régulière. Au moment de leur première avancée, les combattants étaient nombreux. Leur offensive fait place nette devant eux. Lorsqu’ils atteignent Cuzco, ils se retrouvent face à des Espagnols inférieurs en nombre, mais retranchés derrière une ceinture de murailles, mieux armés et bien entraînés. Ceux-ci résistent à un premier assaut, et obligent l’armée de Tupac Amaru à soumettre la ville à un siège de plus longue durée. A ce moment là, l’armée indienne perd le moral, la moitié de ses combattants la quittent, des disputes naissent entre ceux qui restent. Au-delà des différences énormes, il y a des parallèles.

Notre discours met l’accent sur la volonté politique : il y a des situations qui ne se résolvent pas, parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas les résoudre. Nous avons promis une victoire rapide et, quand celle-ci ne s’est pas produite, cela a amené un certain désenchantement parmi les sympathisants, qui sont notre meilleure forme de contact avec la réalité sociale espagnole, parce que les militants, eux, vivent toujours dans une réalité à part. L’espoir est aussi conditionné par des logiques télévisuelles et mercantiles : en tant que porte-paroles de Podemos, nous nous sommes transformés en icônes pop, en une force politique nouvelle, sans la moindre cicatrice du passé, promettant que l’on peut gagner et tout changer. Et quand il y a un coup d’arrêt, ou que le changement ne se produit pas tout de suite, une partie des gens disent : « vous m’aviez promis qu’il s’agissait d’autre chose que d’habitude », « vous m’aviez promis que si j’achetais cet appareil, il me rendrait heureux ; en vérité, il m’a rendu heureux pendant un certain temps, mais ensuite, il n’a pas tenu toutes les promesses contenues dans le prospectus promotionnel. »

FOTOGRAFÍA: CHARO LARISGOITIA

Tu prends donc en considération d’autres types de groupements politiques, qui ne doivent pas nécessairement adopter la forme parti ?

De fait, les formes les plus riches pour expérimenter, multiplier et créer des idées nouvelles viennent presque toujours de l’extérieur des partis, parce que les partis sont coincés dans la bataille conjoncturelle et médiatique, dans une logique d’existence au jour-le-jour. Il y a dès lors des luttes que nous ne pouvons pas engager, soit parce que nous n’avons pas le temps, soit parce que nous ne pouvons pas travailler dans la longue durée. Il y a des demandes autour desquelles je peux livrer immédiatement bataille, dans le cadre de la dynamique institutionnelle et de la communication, mais il y en a d’autres, aujourd’hui minoritaires dans la société, dont nous souhaitons qu’elles fassent leur chemin, mais qui nécessitent un lent travail territorial, culturel, pédagogique. Et cela, les partis, de par leur nature même, ne peuvent pas le faire.

“Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme.” 

La raison fondamentale, soyons honnêtes, est que les partis n’ont pas la possibilité de déterminer eux-mêmes leurs propres rythmes et leurs propres actions. En Europe, au moins, c’est la télévision qui décide et impose les sujets desquels tu peux parler, quand tu peux en parler, et de quelle façon tu te positionnes. Elle catalogue également ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Si je convoque les médias pour parler d’une usine qui a ré-ouvert, les chaines de télévision viennent. Elles enregistrent quelques images et quelques sons. Je parle des travailleurs et de la nécessité de les soutenir ; les journalistes m’écoutent, par politesse, puis me posent des questions sur les sujets politiques du jour. Le message que j’ai voulu initialement transmettre ne passera pas à la télévision ; j’y apparaîtrai donnant mon opinion sur ce que les journalistes voulaient entendre, dans des petites séquences coupées pour les journaux télévisés. Ensuite, les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « vous devez parler d’avantage des salaires ». Je ne peux que répondre : « je le fais toujours, mais vous ne le verrez jamais ».

Tout cela transmet la sensation que tu n’es qu’une figure parmi d’autres. Les médias présentent un thème et organisent un tour des différentes opinions, parti après parti, en donnant quinze secondes à chaque porte-parole. Cela nous fait vieillir très rapidement : les gens allument la télévision, te voient, et tu es déjà mis dans une case. Très souvent, il s’agit de thèmes du jour qui perdent toute importance au bout de 24 heures. Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme. C’est comme s’il y avait deux voies : l’une, celle de la bataille immédiate, médiatique, institutionnelle et électorale, que nous calibrons en fonction des thèmes que nous voulons imposer (et à ce niveau, les partis sont toujours conservateurs, c’est-à-dire qu’ils mènent l’offensive sur des thèmes qu’ils croient pouvoir imposer) ; et l’autre, plus longue, celle de l’éducation politique, de l’enracinement dans le territoire, et d’une bataille culturelle afin que les thèmes qui paraissent aujourd’hui être des folies soient demain considérés comme plus raisonnables. Il s’agit de deux missions différentes, et nous ne pouvons pas les remplir toutes les deux à la fois.

Pour venir à Buenos Aires, Errejón a fait un détour, quittant ses vacances sur une plage de la Méditerranée, les premières depuis la constitution de Podemos – la couleur de sa peau le trahit. Quand la voiture passe devant l’ancienne ESMA (le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature militaire de 1976 à 1983), il interrompt sa tirade et prend une pause contemplative. Íñigo est un passionné d’histoire politique argentine, et voudrait consacrer les dernières heures de son séjour dans le pays pour connaître « Los Octubres », un bar-librairie péroniste du quartier de Palermo. Pour s’y adonner, il décide d’annuler un reportage pour LN+. Il décide finalement de manger un faux-filet de bœuf à sept heures du soir, en guise d’adieu.

L’étape principale de sa courte visite a été le « Forum pour la construction d’une majorité populaire », organisé par une section de « La Campora » (organisation de gauche péroniste qui soutient Cristina Fernández de Kirchner). Malgré le caractère quasi-confidentiel de la rencontre, la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires s’est remplie d’un public préoccupé par le succès électoral de Cambiemos (le parti du président Mauricio Macri), et désireux d’écouter le duo formé par Axel (Kiciloff, ancien ministre de l’économie de Cristina Fernández de Kirchner) et Íñigo, les deux jeunes stars de l’internationale populiste. Errejón a profité de l’occasion pour mettre un peu de piment dans son intervention : « Il y a toujours une part de vérité chez l’adversaire, que je veux combattre, mais que nous devons prendre au sérieux. En politique – et c’est là l’un des pires héritages que nous a laissé l’interprétation la plus vulgaire du marxisme – la soi-disant ‘fausse conscience’ n’existe pas. » Et encore : « Les nouvelles majorités d’orientation national-populaire et démocratique ne peuvent pas se limiter à un exercice de nostalgie, qui aspire à restaurer le passé. » Il poursuit : « Nous comprenons bien que ceux qui ont bénéficié de l’élargissement des droits aient pu nous tourner le dos. Cependant, ne nous énervons pas : il n’y a rien de pire de la part des forces progressistes que de s’irriter contre leurs propres peuples ».

A la faculté de médecine, tu as dit que la gauche doit prendre en charge le désir d’ordre qui existe dans la société : ton idée est donc de courir après le centre pour pouvoir gouverner ?

Pas nécessairement. Je pense que l’aspect le plus radical de l’événement révolutionnaire n’est pas, comme le veut la métaphore classique, la prise d’assaut nocturne du Palais d’Hiver, mais ce qui se passe le jour suivant, lorsque les bolcheviques se montrent capables de garantir l’ordre public.

Mais les révolutionnaires instaurent un nouvel ordre, ce qui est une chose très différente comparé à l’idée de gouverner l’ordre institué…

Aucun ordre n’est complètement nouveau. Je crois qu’il y a une part d’invention et une autre qui, beaucoup plus que nous n’aimons le reconnaître, relève de l’héritage. Par accident. Je suis très sceptique à l’égard du mythe de la révolution comme « table rase » qui, à l’improviste, fonde un ordre nouveau à partir du néant. Un exemple classique : la persistance de la religion dans les pays socialistes qui ont tenté de l’éliminer. L’idée de prendre en charge le désir d’ordre que transmettent les gens signifie que nos expériences au pouvoir politique ne peuvent pas être des printemps heureux, aussi courts que merveilleux. Nous sommes arrivés dans le paysage politique pour y rester. Cependant, rester ne veux pas dire se maintenir au pouvoir, mais prévoir une place pour nos adversaires. Dans ce sens, nous devons prendre en charge la relation un peu schizophrène que les gouvernements populaires entretiennent avec la classe moyenne, que ces gouvernements populaires produisent eux-mêmes grâce à leurs politiques redistributives, mais qui les abandonne très souvent par la suite.

Les classes moyennes remercient les gouvernements populaires pour l’ascension sociale que ceux-ci leur ont permis de réaliser, après quoi elles expriment des désirs nouveaux, que nos gouvernements ne semblent pas capables de satisfaire. Nous nous trouvons face à une sorte de contradiction sans issue, dans laquelle ton succès se transforme en ce qui creuse ta tombe : pour en sortir, il faut penser à la façon avec laquelle nous prendrions soin de ces gens dont nous avons changé la vie et auxquels nous disons ensuite : « vous n’êtes que des traîtres ». Il faut peut-être savoir administrer nos succès, et reconnaître les moments de crise et reflux : nous sommes arrivés jusqu’à un certain point. Des symptômes de fatigue et d’épuisement apparaissent. Il y a donc peut-être besoin d’un moment de stabilisation, que nous utiliserons pour nous préparer à relancer une nouvelle offensive.

Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin

Le kirchnérisme s’est vu reprocher d’avoir échoué à établir des intermédiaires entre les dirigeants et le peuple. Est-ce là une idée consubstantielle au populisme et la notion d’hégémonie qui l’accompagne ?

Je ne crois pas. Les populismes classiques ont par exemple reconnu – quoique difficilement – un important rôle de médiation aux syndicats. Il n’est jamais possible de se passer de médiations. Il est vrai que nous voyons la politique comme la construction d’un sens commun, considérant que les sujets ne pré-existent pas à la formation du champ politique, lui-même construit par le discours. Les discours construisent les sujets. Mais je ne crois pas que cette perspective soit incompatible avec des structures d’intermédiation et de canalisation des demandes.

“Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés, et l’emporter. Ceci dit, nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.”

Je crois que la critique qui a été faite au kirchnérisme s’explique par l’institution du présidentialisme en Amérique latine. Un autre problème auquel nous devons faire face du point de vue théorique est l’extrême difficulté à organiser la succession. Je ne pense pas que ceci soit lié à une somme d’erreurs individuelles, mais plutôt à une difficulté intimement liée à la façon dont on construit un pouvoir. Les numéros uns très forts n’engendrent pas un écosystème favorable à l’émergence de numéros deux ou trois. Et cela également parce que cette configuration active un mécanisme d’exemption des responsabilités, dans lesquels les partisans d’un numéro un l’exemptent toujours de la responsabilité de toute erreur, de telle sorte que quand quelque chose est mal fait, ce n’est jamais le ou la chef qui est responsable, mais son entourage. L’on ne peut faire l’économie de ce mode de construction du pouvoir si l’on veut briser les structures traditionnelles, faire irruption dans l’Etat et obtenir le pouvoir politique, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer. Cependant, lorsqu’il s’agit d’organiser la stabilisation, les difficultés sont légions. Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés. Et l’emporter. Mais nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.

Le mouvement de Macri a compris que les flux symboliques qui circulent sur les réseaux sociaux ont une part de plus en plus centrale dans la formation de l’opinion publique. Vous travaillez sur ce terrain ?

A un certain moment de notre ascension en Espagne, j’ai dit que notre mission était de construire une machine de guerre électorale, idée qui allait précisément dans le sens de ce type de travail. Une partie des médias a fait notre éloge, comme si nous étions une sorte de start-up : tout comme Facebook fut créé dans un garage par des jeunes en pantoufles utilisant leurs ordinateurs, nous aurions créé un parti politique. Il ont fait notre éloge pour avoir mis en mouvement une machine capable de contester à nos adversaires le succès aux élections, et ce, avec beaucoup moins d’argent et avec plus d’efficacité qu’eux. Et sans avoir d’implantation dans les territoires ni parmi les militants des organisations traditionnelles, nous avons pu entreprendre une bataille symbolique pour disputer le sens commun, qui a bien fonctionné.

Cependant, je dois reconnaître que je suis très sceptique à l’égard du marketing politique. En général, les experts dans ce domaine me semblent n’être que de merveilleux marchands de fumée. L’aspect principal du marketing politique, c’est la politique : qu’a-t-on su lire ? Interpréter ? Quelles articulations de désirs, d’attentes et de frustrations qui étaient autrefois dispersées, fragmentées, ou même pas exprimées ? Que l’on soit ensuite capable d’exprimer cela d’une manière plus innovante et efficace, de le diffuser grâce à une marque, un spot, une action, tout cela est évidemment important. Néanmoins, cela ne fonctionne pas tout seul. Ce n’est que le véhicule.

Tu dis que Macri et son mouvement gouvernent parce qu’ils ont articulé une lecture politique supérieure aux autres, et pas seulement parce qu’ils ont fait un bon usage du marketing. Tu n’envisages pas l’hypothèse selon laquelle les instruments d’analyse de la communication ont une importance dans la construction même de l’idée politique, et non pas seulement dans sa diffusion ?

Le fait est que nous ne pouvons pas faire cadeau à la droite des valeurs de différence et de liberté individuelle. Nous ne pouvons pas être porteurs d’une vision communautaire fermée, sur la base de laquelle je te parle seulement en qualité de peuple. Il est vrai que les réseaux sociaux captent mieux ce type de désir individualisé, parce qu’ils adressent des messages de façon plus segmentée, et ne s’adressent pas à un ensemble indéfini. Au fur et à mesure que l’économie segmente toujours plus les différences sociales, il faut être plus attentif à la façon dont s’orientent ces différences. Et comprendre pourquoi l’adversaire, à un moment donné, est capable de lire une partie de notre victoire.

Íñigo a l’instinct d’un provocateur. Mais, comme tout bon aspirant au rôle de politicien professionnel, il fait attention aux formes : « Il doit être clair que je fais ces critiques du point de vue de ma propre expérience, dans une formation qui m’est très proche sur le plan affectif, et non pas avec le confort de celui qui descend d’un avion et dit comment les choses doivent être menées. Nous sommes tous capables d’avoir raison quand nous analysons les expériences étrangères, et ensuite nous ne comprenons rien à nos propres pays. Si j’étais en Espagne, je mènerais une interview sur un mode très différent de celui pour lequel j’opte avec vous, car quand les gens votent pour toi, ils veulent que tu les représentes et non que tu te comportes comme un analyste. »

Une chose est sûre. Errejón semble avoir fait un pas en arrière pour en faire deux en avant, et dirige son regard vers l’objectif stratégique de l’année 2019 : la présidence de la Communauté Autonome de Madrid, équivalent espagnol de la Province de Buenos Aires. Là, il devra apporter la preuve de l’exactitude de l’idée qu’il est possible de construire des majorités fluides, en ouvrant une brèche dans électorat qui vote depuis 30 ans pour le Parti Populaire. S’il perd, il demeurera embourbé dans une assemblée régionale. Se libérer d’un rôle dirigeant pour mieux déployer ses voiles ? Ou se mettre en sourdine, comme tant de cadres de Podemos qui n’ont pas supporté l’oubli qu’implique l’aventure politique contemporaine ? Il semble s’agir d’un pari à quitte ou double.

Après la difficile bataille interne que tu as livré avec Pablo Iglesias, quelle position ta sensibilité occupe-t-elle à l’intérieur de Podemos ? Vous structurez-vous comme un courant minoritaire ?

Un nouvel équilibre des forces s’est établi entre les différentes sensibilités de Podemos après le congrès. Il nous reste 40% de la direction nationale. Mais, dès le début, nous avons pris une décision : le débat devait s’ouvrir, mais aussi se refermer. C’est une bonne chose que les organisations politiques aient des débats ouverts, francs et sincères sur le choix des camarades qui doivent les conduire, mais c’est aussi une bonne chose que les débats se referment de la même manière qu’ils s’étaient ouverts. Bien sûr, des différences subsistent, mais une fois que la discussion est refermée, il y a une direction nationale, un itinéraire, un chemin, et nous l’accompagnons.

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Et il y a un objectif stratégique commun à toute l’organisation, celui que nous avons tous en ligne de mire : l’année 2019. 2019 est le moment de confirmer nos positions dans les villes que nous gouvernons, qui sont les plus importantes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix), d’accroître notre avantage, et de conquérir quelques unes des régions centrales, les Communautés Autonomes, qui sont les instances qui gèrent le budget de l’Etat social. Le plan prévoit que, pour arriver en 2020 dans les conditions propices à nous porter au gouvernement national, nous devons dans un premier temps atteindre l’objectif de 2019.

Tu seras candidat à la fonction de gouverneur de la communauté autonome de Madrid ?

C’est possible. La décision n’est pas encore prise, mais nous pensons consacrer les principales ressources de l’organisation à cet objectif. Nous sommes passés d’une phase de guerre de mouvement, concentrée, accélérée, brève, à un moment de guerre de position dans lequel nous voulons, à partir des villes et des régions, ne pas laisser le gouvernement Rajoy souffler une minute. Et dans le même temps, les expériences de gestion locale nous permettront de construire la certitude que le changement n’est pas une promesse que nous faisons à la télévision, mais une réalité concrète, palpable, dont des millions de citoyens font déjà l’expérience dans leur vie quotidienne, parce qu’ils sont gouvernés par des majorités d’orientation populaire et de transformation.

Si l’on te disait que Podemos n’est rien d’autre qu’une réactualisation théorique du vieux réformisme social-démocrate européen, que répondrais-tu ?

Que vous avez partiellement raison, à condition d’ajouter que ce réformisme est, dans l’Europe d’aujourd’hui, un programme anti-oligarchique.  La plus timide des réformes défendues par les partis sociaux-démocrates, et même par les partis démocrates-chrétiens des années cinquante et soixante, apparaît aujourd’hui intolérable aux oligarchies. Ceci produit la contradiction suivante : un mouvement politique qui se dote d’un programme plutôt modeste de transformation sociale et économique est traité par le système politique et médiatique comme une sorte d’excroissance anti-système, populiste, radicale, dénuée de bon sens.

“Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux.”

Pourquoi une telle contradiction se produit-elle ? D’une part, parce que l’axe politique européen s’est beaucoup déplacé vers la droite. D’autre part, parce que certaines des réformes que nous proposons ont un caractère de rupture immédiate. Pour le dire autrement : dans l’Europe d’aujourd’hui, une politique réformiste devient immédiatement révolutionnaire. Parce qu’il est impossible de faire des réformes en passant par le consensus. Il est impossible de mettre en oeuvre un programme minimal, digne d’être qualifié de réformiste, sans passer par une confrontation avec l’oligarchie nationale et les pouvoirs financiers de l’Europe néolibérale.

Ne te semble-t-il pas que la limite de cette idée est qu’elle continue à se fier à une conception de la politique comme représentation ?

Il est vrai que la politique n’est pas seulement représentation. Cependant, en substance, le pouvoir politique se conquiert avec de l’argent, des fusils, ou à travers le vote. Je ne connais aucun autre moyen. Et ce qui nous convient le mieux, ce sont les votes.

L’un des enseignements qu’ont livré les évènements récents est que la possibilité d’un changement réformiste apparaît quand elle a été précédée de l’émergence d’une critique radicale de la représentation politique, qui échappe à la fausse alternative entre démocratie et autoritarisme. En ce sens, le 2001 argentin et le 15M espagnol se ressemblent.

Il s’agit entre ces deux moments d’un dialogue difficile, car le moment destituant, le moment d’extension du champ des possibles, est magnifique. Et après lui, sa concrétisation politique nous déçoit toujours un peu. Dans notre cas, l’évolution qui a conduit de l’un à l’autre n’a pas été linéaire. Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux. Le moment avait atteint sa limite, les mobilisations étaient moins massives, les actions devenaient répétitives, et une incertitude généralisée s’était fait sentir. La question était : que faisons-nous ? Il y a eu à ce moment là besoin de passer d’une phase d’expression à une phase de construction institutionnelle. Cela semble une chose inévitable, surtout dans des endroits où il existe un pouvoir étatique fort et consolidé. La mobilisation sociale accomplit son propre cycle, et quand elle atteint sa limite, elle a besoin de se poser le défi de la conquête de l’Etat, autrement, elle périclite. Podemos est né quand tout ce magma social et culturel ne brûlait plus, mais couvait dans ses cendres, traversant une crise par manque de perspectives. Nous avons alors lancé une initiative qui, sur le moment, apparaissait comme une hérésie.

Insister sur le moment insurrectionnel, comme s’il pouvait durer pour toujours, conduit à une impasse. Néanmoins, le saut dans les institutions se conclut presque toujours par un tournant conservateur. Comme c’est le cas à présent.

C’est pour cela qu’il faudrait qu’un nouveau cycle de mobilisations surgisse maintenant. Cela ne dépend pas de nous, et si cela se produisait, cela causerait des soucis, même à Podemos. Je ne dis pas cela sur le plan esthétique. Le mouvement qui renaîtrait devrait être quelque chose qui nous remette en question, nous lance un défi. Il ne naîtra pas de l’intérieur de notre parti, parce que nous n’avons pas le temps, les personnes, l’esprit libre ni l’enthousiasme pour le susciter nous-mêmes. Ceci dit, il est vrai aussi qu’il paraît difficile qu’il naisse dans un moment de stabilisation économique comme celui que l’Espagne traverse aujourd’hui, avec, certes, une paupérisation massive de larges secteurs de la population, mais aussi une stabilisation. Ce mouvement, nous en avons besoin comme de l’air, de la nourriture, mais nous ne pouvons pas le produire. C’est pourquoi nous ne devrions pas projeter notre stratégie dans le but de le faire naître. Et s’il survient, alors qu’il nous secoue, qu’il nous renverse, qu’il nous chamboule et s’il produit quelque chose de meilleur, qu’il nous renvoie chez nous.

Le processus indépendantiste catalan n’est-il pas justement cette mobilisation qui n’était pas prévue, et qui a chamboulé Podemos ?

Au cours des dernières années, il y a eu en Espagne deux vagues de mobilisations politiques porteuses d’une démocratisation : une au niveau national (espagnol), que nous identifions habituellement avec le 15M, et une autre à l’échelle de la Catalogne, de formation d’une volonté souverainiste contre les attaques du gouvernement du PP [ndlr, le Parti populaire, la droite espagnole] et sa stratégie centralisatrice, qui a rompu dans les faits les équilibres territoriaux prévus par notre constitution. Depuis sa naissance, Podemos a eu la ferme volonté d’articuler ces deux impulsions en un projet de reconstruction nationale qui prenne en charge la nécessité de justice sociale, de modernisation économique, de démocratisation du système politique et d’intégration de la diversité plurinationale dans un nouveau pacte territorial. Nous respectons les demandes indépendantistes, même si nous ne les partageons pas. Nous considérons que la seule solution stable et durable doit passer par un référendum et un accord pour construire un futur commun, à l’intérieur duquel il y ait une place pour la Catalogne.

“Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.”

En ce moment, la mobilisation en Catalogne dépasse les limites traditionnelles de l’indépendantisme, se heurte à l’attitude fermée du gouvernement national de Rajoy, et menace d’engendrer une crise de l’Etat, à l’intérieur de laquelle je crains que le PP se trouve en position tout à fait confortable. Car, pour la première fois depuis des années, le parti qui fait des coupes budgétaires, qui brade la souveraineté nationale au pouvoir financier, qui est au centre de grands réseaux de corruption et de mise à sac des biens publics, a entrevu une opportunité pour rassembler une bonne partie de la société derrière un discours nationaliste espagnol, qui se renforce en s’opposant à l’« ennemi catalan ». Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.

Traduction de David Gallo.