Une nouvelle guerre d’hiver pour la Russie ?

L’opération militaire est pour l’instant un désastre pour les autorités russes. Elle rappelle une guerre d’Hiver difficile et humiliante plutôt qu’une campagne-éclair pleinement réussie. La stratégie russe prévoyait une victoire rapide pour éviter sanctions et pertes civiles comme militaires. Se basant sur de fausses hypothèses et un contre-emploi de leur doctrine militaire, le résultat s’est avéré décevant. Face à cette situation, le pouvoir russe est au pied du mur. Deux options s’offrent à lui : la première est d’accepter une désescalade lors des négociations ; la deuxième, plus probable, consiste à accroître l’intensité de l’engagement, au prix d’une massification des pertes civiles comme militaires.

[NDLR : l’auteur de cet article effectue une veille du conflit ukrainien sur un compte d’Open Source Intelligence (OSINT) : https://twitter.com/GarryP40090847]

Le début de l’opération de guerre lancé par Vladimir Poutine est pour l’instant un désastre pour le Kremlin. La situation russe en Ukraine rappelle, contrairement aux références soviétiques de la Grande Guerre patriotique dans le discours de Vladimir Poutine, l’humiliante guerre d’hiver de 1940. L’Ukraine semble se situer dans une position victorieuse.

Toutefois, la situation ne semble pas si éloignée de la guerre du Karabakh, où l’Arménie paraissait, dans les deux premières semaines du conflit, résister face à un ennemi bien supérieure en termes financiers et militaires. Erevan a pourtant fini par s’écrouler et perdre la guerre. Il convient donc de prendre un certain recul et tenter d’analyser de manière froide le début de ce conflit en se penchant sur la stratégie russe, ses erreurs et enfin les perspectives d’évolution du conflit.

Nécessité d’une guerre éclair

Il faut tout d’abord revenir sur les raisons politiques qui ont conduit à l’invasion russe. Moscou entendait remplir deux objectifs. Le premier était de changer le pouvoir politique en Ukraine pour faire revenir Kiev dans sa zone d’influence. Le second était de neutraliser une force militaire hostile sur sa frontière ouest. Ces objectifs devaient s’accomplir à une vitesse éclair, pour deux raisons. Tout d’abord le Kremlin tient à préserver son électorat, issu majoritairement des strates les plus âgées de la société, lesquelles sont hostiles au conflit. Ces dernières, ayant connu l’URSS, ont du mal à considérer l’Ukraine comme à un ennemi à bombarder. Enfin, le chef d’État russe souhaite ne pas trop affaiblir l’économie russe en évitant au maximum les sanctions occidentales.

De tous les objectifs fixés par le Kremlin, aucun n’est aujourd’hui atteint (…) Ces erreurs révèlent les limites d’une conception de l’espace d’influence russe teintée de schèmes de pensée soviétiques

Ainsi, le pouvoir russe prévoyait tout d’abord de mener une guerre rapide pour jouer sur un l’effet de sidération du camp occidental afin de limiter les sanctions. À cela s’ajoute la nécessité de préserver les vies civiles ukrainiennes, sans quoi la mise en place d’un régime de substitution stable sera impossible. Enfin, dans une perspective de rendre le conflit inaudible en Russie il fallait, pour le Kremlin, éviter les pertes au sein des forces armées et contrôler la diffusion des images de guerre auprès de la population russe.

L’armée russe entendait briser les forces armées ukrainiennes par deux actions consécutives. La première était un bombardement par missile balistique des infrastructures militaires. Les Russes, dans les premières heures du conflit, ont visé en majorité les systèmes anti-aériens, les stations radars, les centres de commandement et de communication, les aéroports, les dépôts de munitions et les bases militaires ukrainiennes. Dans un second temps, Moscou entendait envoyer de petites unités pour saisir des points stratégiques (routes, carrefours et aéroports). Cette projection des soldats consistait à donner l’impression d’une avance rapide des forces armées russes tout en évitant des affrontements majeurs avec les forces armées ukrainiennes.

Pour installer un pouvoir politique favorable à Moscou, les Russes entendaient faire tomber la ville de Kiev le plus rapidement possible afin de décapiter le pouvoir politique ukrainien. Pour cela, un assaut majeur a été lancé sur la ville. L’encerclement de la capitale ukrainien devait être complété avec une prise rapide par les Spetsnaz (forces spéciales russes) des différents aéroports à l’extérieur de la ville. Ces derniers auraient permis d’être un point de déploiement pour une arrivée plus importante de troupes parachutistes russes.

Pour ce qui concerne l’opinion publique russe, les forces armées ont voulu limiter au maximum la diffusion d’information sur les réseaux sociaux. Si ce n’est pas confirmé, il est fort probable que les soldats russes aient eu l’interdiction de prendre leur téléphone portable lors du début des opérations. Cela explique le peu, voir l’inexistence, d’images filmées par des soldats russes à l’exception des milices séparatistes du Donbass. Les seules images diffusées par les Russes ne le furent qu’au travers de journalistes accrédités. Pour ce qui est de la communication des autorités en Russie, cette dernière est restée minimale en rendant confuse la proportion et l’étendue de l’opération militaire.

Désastre militaire

Les élites russes ont fondé leur pari d’une guerre rapide sur trois hypothèses qui se sont toutes révélées fausses. La première est que l’armée ukrainienne s’écroulerait sur elle-même au début de l’offensive. Les Russes se remémoraient un vieux constat, effectué lors de la guerre de 2014 à 2015 : les forces armées de Kiev étaient mal organisées et corrompues. Ils n’ont pas su comprendre les progrès réalisés par cette dernière grâce à l’aide occidentale. La deuxième hypothèse erronée est la capacité du pouvoir politique ukrainien à garder son sang-froid et à maitriser sa communication pour redonner espoir et montrer l’exemple. La dernière présomption invalide est que le peuple ukrainien accueillerait favorablement l’intervention, ou à tout le moins ne la combattrait pas activement. L’élite russe pensait que l’intervention d’agitateur politique suffirait à réveiller une large population prorusse qui se soulèverait pour soutenir l’action du Kremlin comme ce qui avait pu s’observer dans les principales villes de l’est de l’Ukraine (Odessa, Slaviansk, Kharkov, etc.) en 2014.

Ces erreurs d’analyse ont eu pour conséquence une entrée en guerre désastreuse. Elles révèlent les limites d’une conception de l’espace d’influence russe teintée de schèmes de pensée soviétiques. Pour la jeunesse russe et ukrainienne, la Russie et l’Ukraine sont bien deux nations différentes. La Russie se retrouve alors dans le pire des scénarios imaginables. De tous les objectifs fixés par le Kremlin, aucun n’est aujourd’hui atteint et tout ce qu’il pouvait craindre s’est produit.

Au niveau de la guerre informationnelle, le silence russe a laissé le champ ouvert aux autorités ukrainiennes. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a su en tirer profit. En plus d’avoir su endosser avec succès les vêtements du chef de guerre, il a réussi à susciter un véritable émoi dans l’opinion publique occidentale. L’armée ukrainienne en a également profité en publiant massivement les vidéos de pertes russes et de véhicules abandonnés. Cette guerre de l’image pourrait laisser croire que l’Ukraine sort vainqueure du conflit – si l’on oubliait que l’armée ukrainienne ne fait que reculer et n’a pas réussi à reprendre un seul territoire tombé aux mains des Russes. La stratégie de communication ukrainienne s’est aussi attaquée à la volonté russe de cacher le conflit à sa population. Les autorités politiques ont lancé pour cela le site « cherche les tiens » (ichi svoikh)1 cherchant à informer les familles russes du décès de leur fils.

La Russie est aujourd’hui dos au mur. Aux vues de l’antipathie à l’égard de l’envahisseur russe – même dans les régions russophones – il sera très difficile pour la Russie d’imposer un nouveau pouvoir pro-russe à Kiev

Sur le plan international, la Russie a perdu la bataille diplomatique. L’ensemble des populations occidentales soutient massivement les Ukrainiens. Les partenaires stratégiques de la Russie n’apportent à cette dernière qu’un timide soutien à la guerre en s’abstenant notamment de la condamner lors du vote de l’Assemblée Générale des Nations Unies2. La Russie qui espérait passer sous la plupart des sanctions se retrouve dans le pire des scénarios. L’Occident entend faire de la Russie un pays paria et étouffer son économie. Les propos du ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, qui affirme « vouloir mener une guerre économique et financière totale à la Russie […] pour provoquer l’effondrement de l’économie russe », sont en cela révélateurs. Aujourd’hui, sept des plus grandes banques russes ont été retirées du système SWIFT3 et l’Europe et les États-Unis ont effectué un gel des réserves de devise de la banque centrale russe à l’étranger4.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’Occident ajoute aux sanctions une forte aide militaire à l’Ukraine, notamment par la livraison de systèmes portable antiaérien (MANPAD) Stinger et de lance-missiles antichars (LRAC) FMG-148 Javelin5. Ces derniers pourraient être une vraie épine dans le pied de l’armée russe. Contrairement à l’équipement lourd pouvant être repéré et éliminé par des frappes aériennes, ces systèmes portables peuvent équiper n’importe quelle section d’infanterie. Elles permettraient aux forces ukrainiennes de garder une sérieuse capacité anti-aérienne et anti-blindée malgré des destructions matérielles importantes.

Le volet militaire n’est guère meilleur. Les forces armées russes n’ont pour l’instant pas réussi à prendre une seule ville majeure à l’exception de Kherson le 3 mars6, soit plus d’une semaine après de début des combats. L’armée russe fait face à une résistance inattendue par les forces ukrainiennes. Elles sont parvenues à détruire plusieurs ponts et voies ferrées, ralentissant considérablement leurs antagonistes. Cette résistance a permis à la population ukrainienne d’organiser sa propre défense – par la multiplication de checkpoints, de barrages routiers et d’ateliers de fabrication de cocktails Molotov. Une future guerre de partisans s’organise en Ukraine. Les embuscades sur les colonnes blindées russes sont pour l’instant réussies. Ce dispositif de combat évoque étrangement celui mis en place par les Finlandais lors de la guerre d’hiver.

La Russie semble avoir fait le choix d’une stratégie militaire hasardeuse7. Les forces armées russe n’ont, en ce début de conflit, que très peu utilisé certaines de leurs capacités les plus modernes et efficaces – l’artillerie, les moyens de guerre électronique ou l’aviation, sont presque absente en ce début de conflit. Par le choix d’envoyer de petites unités isolées sur le front et de limiter les barrages d’artillerie, les Russes semblent aller à l’encontre de leur doctrine de guerre de haute intensité. L’analyse des images relayée par les différents comptes d’open sources intelligence (OSINT)8 nous montre des colonnes de chars et d’artillerie seules, sans aucun soutien de l’infanterie ou l’inverse. Le résultat de cette tactique est sans appel : les petites unités russes se trouvent isolées et loin de leur groupe de départ. Dans le meilleur des cas, elles souffrent d’une logistique défectueuse et se voient obligées, en l’absence d’essence et de munition, d’abandonner leurs véhicules. Dans le pire des cas, elles sont souvent prises en embuscade ou incapables de tenir une position après une contre-attaque ukrainienne. L’artillerie, trop éloignée des troupes censées la couvrir, finit par être prise à partie par des unités ukrainiennes avancées.

Les résultats sont alors prévisibles, les pertes russes sont élevées, confirmées par les multiples vidéos publiés sur internet montrant des dizaines de véhicules russes abandonnés ou détruits. Selon le ministère russe de la Défense, 498 soldats russes seraient décédés dans les 7 premiers jours du conflit et 1600 autres auraient été blessés9. L’autorité ukrainienne affirme, au 4 mars, que les pertes russes sont de 9000 (morts, blessés, prisonniers)10. Le moral des soldats russes est quant à lui assez bas. La plupart des interviews de prisonniers suggèrent qu’ils n’ont pas été prévenus de la mise en place de l’opération. Ce cas est particulièrement voyant chez les jeunes Kontratniki (militaires professionnels russes) qui ne comprennent pas vraiment les raisons des combats.

Le devenir du conflit

La Russie est aujourd’hui dos au mur. Aux vues du sentiment national ukrainien et de l’antipathie envers l’envahisseur russe, et cela même dans les régions russophones, il sera très difficile pour la Russie d’imposer un nouveau pouvoir pro-russe à Kiev. Les pertes militaires russes sont importantes en ce début de conflits, au point de voir plusieurs hauts gradés de l’armée russe décéder lors du conflit comme le major général (général de brigade), Andrey Sukhovetsky11. Elles nourrissent un sentiment anti-guerre au sein de la société russe. L’annonce de Vladimir Poutine de donner 52.000 euros aux familles de soldats décédés12 en est un révélateur.

Si ce début de conflit ressemble effectivement à la guerre d’hiver de 1940, l’observateur avisé se souviendra que lors de cet affrontement, c’est l’Union soviétique qui a fini par l’emporter

Le cœur de l’électorat de Vladimir Poutine pourrait lui aussi se retourner contre lui. Composé d’un public âgé ayant vécu les années 90 en Russie, ce dernier laisse aisément passer les écarts de corruption et actes liberticides du régime pour une stabilité politique et financière. Les multiples sanctions occidentales pourraient briser ce statu quo et voir son électorat se retourner contre lui. Enfin, les élites russes commencent à elle aussi douter du pouvoir en place. La lettre ouverte des anciens et actuels étudiants du MGIMO13, université névralgique de l’élite poutinienne, en est un des signaux faibles.

[NDLR : Pour une analyse détaillée de ce point de vue, lire sur LVSL l’article de Guido Carpi : « Le chant du cygne de l’impérialisme russe ? »]

Deux perspectives semblent aujourd’hui s’offrir à elle. La Russie pourrait choisir la voie de la désescalade par la négociation. Moscou pourrait décider de négocier quelques gains territoriaux mineurs et une reconnaissance des territoires occupés depuis 2014. Bien peu des objectifs de départ seraient alors accomplis, pour un coût absolument gigantesque. Elle constituerait une victoire à la Pyrrhus.

Ce scénario reste pour l’heure peu probable. La situation pour Moscou ne peut guère se dégrader davantage, malgré la marge laissée par les sanctions occidentales. En outre, le pouvoir russe en sortirait humilié et Poutine serait menacé par sa propre élite militaire et sécuritaire. Comme décrit par l’auteur et journaliste indépendant russe, Mikhail Zygar, dans son livre Les hommes du Kremlin, le régime russe se caractérise par sa dimension oligarchique et clanique. Les Siloviki (politiciens et hauts fonctionnaires issus des institutions de défense et de sécurité) y détiennent une place importante. Ils sont surreprésentés dans le système russe et tiennent souvent une ligne plus dure, autoritaire et belliciste que les autres familles de l’élite russe.

Dans le cas d’un mouvement de recul de la présidence, ces derniers se retourneront contre lui. Vladimir Poutine se trouverait alors isolé et menacé par la fraction militariste de son élite. La mise en place d’un pouvoir plus dur serait alors d’actualité en Russie. Cette thèse est subtilement avancée par l’ancien ambassadeur russe en France, Alexandre Orlov, qui affirme sur Radio Classique que les Européens « regretteront Vladimir Poutine »14. Si les paroles de ce dernier doivent être prises avec grande précaution, Orlov étant un ancien diplomate russe, il éclaire néanmoins sur une possible évolution de la situation.

La deuxième perspective, la plus probable, est une montée en intensité du conflit. La résistance ukrainienne s’est maintenant organisée et solidifiée. Elle a élaboré une défense par ses forces conventionnelles des villes et routes. Les civils, par la mobilisation du gouvernement ukrainien, sont prêtes à résister à arriver des troupes russes. Par ces actions, les Ukrainiens on fait des villes les nouveaux points clé du conflit. Il n’est aujourd’hui plus possible pour l’armée russe d’éviter les affrontements violents. Dans ces conditions, la Russie se voit obligée de réajuster sa stratégie militaire. Moscou, qui mettait un point d’honneur à ne pas recourir à des bombardements massifs, commence à changer de doctrine. À Kharkov et Kiev, où l’armée russe est le plus en difficultés, on observe un recours de plus en plus récurrent à des bombardements massifs par des lance-roquettes multiples.

S’ils étaient rares en début de conflit, l’utilisation des frappes aériennes se multiplie depuis début mars et cela avec des appareils plus modernes (Su-34 et MiG-31K). Cette tendance risque de se généraliser à l’ensemble du front. Par ces éléments, Michael Kofman, Directeur du programme de recherche sur la Russie au CNA, affirme que Moscou est en train de réajuster sa stratégie et semble se diriger vers leur modèle traditionnel de guerre à haute intensité. Les premiers signes sont déjà présents sur le terrain. Les bombardements seront donc plus massifs, les affrontements plus violents et les pertes civiles comme militaire seront bien plus élevées.

Dans le cas de cette dernière perspective, Kiev finirait irrémédiablement par perdre la guerre. L’armée russe, au 2 mars, était en effet loin d’avoir engagé la majorité de ses forces. Selon Michael Kofman15, c’était seulement la moitié des effectifs russe qui aurait été déployés dans le conflit [NDLR : le Pentagone a annonce le 8 mars que la totalité des troupes russes était entrée en Ukraine]. Les forces armées russes rajustent leur stratégie et reprendront l’offensive de manière bien plus brutale. En outre, au vu des bombardements russes, il ne fait pas de doutes que l’Ukraine souffre de pertes substantielles, tant en terme humains que matériel. Le simple fait que l’Ukraine ait accepté de négocier en Biélorussie, pourtant alliée de la Russie et actrice de l’invasion, est symptomatique de la mauvaise posture de Kiev dans la guerre.

Si ce début de conflit ressemble effectivement à la guerre d’hiver de 1940, l’observateur avisé se souviendra que lors de cet affrontement, c’est l’Union soviétique qui a fini par l’emporter. Les affrontements conventionnels et symétriques se gagnent davantage par le déploiement de forces militaires et financières que par l’opinion publique. À ce jeu-là, Moscou est de loin plus fort que l’Ukraine.

Notes :

1 https://200rf.com/

2 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/03/resolution-a-l-onu-contre-la-guerre-en-ukraine-qui-a-vote-pour-ou-contre-et-qui-s-est-abstenu_6115936_4355770.html

3 https://www.reuters.com/business/finance/eu-excludes-seven-russian-banks-swift-official-journal-2022-03-02/

4 https://www.latribune.fr/economie/international/ukraine-l-union-europeenne-va-bloquer-les-transactions-de-la-banque-centrale-russe-904989.html

5 https://www.lefigaro.fr/international/les-missiles-javelin-stinger-et-nlaw-cauchemar-des-forces-russes-20220305

6 https://www.abc.net.au/news/2022-03-03/kherson-becomes-first-ukraine-city-seized-russian-forces/100877618

7 https://www.youtube.com/watch?v=zXEvbVoDiU0

8 https://warontherocks.com/2022/02/interpreting-the-first-few-days-of-the-russo-ukrainian-war/

9 Потери России во время спецоперации составили 498 человек. Украиныболее 2,8 тыс. – Армия и ОПКТАСС (tass.ru)

10 The Kyiv Independent sur Twitter : “Indicative estimates of Russia’s losses as of March 4, according to the Armed Forces of Ukraine. https://t.co/d5NbS3A6aP” / Twitter

11 https://www.independent.co.uk/news/world/europe/ukraine-russia-kill-andrei-sukhovetsky-b2027858.html

12 https://www.vedomosti.ru/society/news/2022/03/03/911997-putin-poobeschal-semyam-pogibshih-voennih-na-ukraine-po-74-mln-rublei

13 https://docs.google.com/forms/d/1iy2fpRoPdhWljbsF_aoxifisIZGGMh4KHMsO-MPISVU/viewform?edit_requested=true

14 https://video.lefigaro.fr/figaro/video/alexandre-orlov-explique-pourquoi-les-europeens-regretteront-vladimir-poutine-a-son-depart/?fbclid=IwAR2qVjkFSehqnnOV1S7C3e8TFRpP8fkiEZfH8wWN2rBiIEDHgLjivLSaQUs

15 https://warontherocks.com/2022/02/interpreting-the-first-few-days-of-the-russo-ukrainian-war/

L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines

© Marius Petitjean pour Le Vent Se Lève

L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.

Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.

Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.

Des causes et des conséquences

Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».

Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?

Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.

Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !

Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.

[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]

Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?

La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?

À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…

Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.

De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.

[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]

La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.

L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.

Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]

Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.

Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?

Ukraine : les pompiers pyromanes

Le Congrès américain © Josiah Hamilton

Loin de jouer l’apaisement et la voie diplomatique, les États-Unis répondent aux menaces russes par une stratégie d’escalade. Elle découle du prisme idéologique qui domine à Washington, mais également des intérêts de nombreux acteurs opportunistes. Parmi eux : le complexe militaro-industriel et l’industrie pétrolière ; les médias en mal d’audience, qui se font les relais de ces puissances économiques ; Joe Biden, en difficulté sur le plan intérieur ; et la classe politique en général, largement financée par les intérêts industriels.

« Si la Russie envahit l’Ukraine, elle aura à rendre des comptes. Ça dépendra de ce qu’elle fera. C’est une chose s’il s’agit d’une incursion mineure… (…) mon sentiment est que Poutine va faire quelque chose. »

Ces propos, prononcés le 19 janvier par Joe Biden, ont provoqué un vent de panique à Washington. Pas du fait que le président des États-Unis estimait qu’une attaque russe était probable, mais parce qu’il indiquait que l’OTAN ne réagirait pas de manière disproportionnée face à la seconde puissance nucléaire mondiale. Un aveu dénoncé comme « une carte blanche donnée à Poutine pour envahir l’Ukraine » par le sénateur républicain Ted Cruz, en écho à l’écrasante majorité des observateurs américains.

En rendant publiques les allégations issues du renseignement américain, l’administration Biden aurait exposé au grand jour les projets belliqueux de Poutine (…) Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été apporté pour étayer ces allégations

Immédiatement, les équipes de la Maison-Blanche ont cherché à éteindre le feu en publiant un communiqué affirmant que la moindre incursion russe en Ukraine « provoquerait une réaction immédiate, sévère et unie des États-Unis et de leurs alliés ». Anthony Blinken, le Secrétaire d’État a renchéri quelques heures plus tard : « Nous allons rendre claires comme du cristal les conséquences d’un tel choix (pour Poutine) ». Le lendemain, le directeur de cabinet de Joe Biden, Ron Klain, en remet une couche à la télévision en contredisant son supérieur hiérarchique: « Le président Poutine ne doit avoir aucun doute sur le fait que le moindre mouvement de troupes russes à travers la frontière ukrainienne constituerait une invasion (…) qui serait une horrible erreur de Poutine. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. »

Les élus des deux bords politiques ont fait passer un message équivalent, certains allant jusqu’à accuser les partisans d’une approche plus diplomatique de « prendre le parti de Poutine » et d’être des « victimes de la désinformation russe. » À la Chambre des représentants du Congrès, les démocrates se sont empressés de voter un texte autorisant le déploiement de sanctions économiques drastiques contre la Russie et l’expédition de centaines de millions de dollars d’équipement militaire ultra-moderne, qualifiée par la presse – de manière euphémistique – d’aide létale (lethal aid).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ? »

Si la solution diplomatique avec la Russie, qui a formulé des demandes jugées négociables par Biden, ne semble pas à l’ordre du jour, c’est que de nombreux intérêts et factions sont à l’oeuvre pour pousser à la confrontation.

Washington à l’offensive

En première page de son édition du 3 février, le New York Time s’interroge : « La stratégie de Biden contre Poutine fonctionne-t-elle, où est-elle en train de pousser la Russie à la guerre ? » Dans cet article éclairant à plus d’un titre, le prestigieux journal chante les louanges du Département d’État pour sa guerre de communication innovante. En déclassifiant et rendant publiques les allégations issues du renseignement américain et britannique, l’administration Biden aurait anticipé et exposé au grand jour les projets de Poutine dans l’espoir de le dissuader d’agir. D’où la rhétorique alarmiste sur l’étendue des forces en présence à la frontière ukrainienne et les intentions belliqueuses de la Russie. Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été rendu public pour étayer ces allégations.

À cette guerre de communication s’ajoutent des menaces et manœuvres plus ou moins symboliques, comme les livraisons d’armes à Kiev et le rapatriement des familles de diplomates américains présents en Ukraine, toujours dans le but apparent de couper l’herbe sous le pied de Poutine. De là à comparer cette approche à un dangereux poker menteur, il n’y a qu’un pas que le Times franchit prudemment.

Cette stratégie serait entrain de produire l’effet inverse recherché, à en croire les sources du journal. Ce que « déplore le président russe », lequel estimerait que « les Américains cherchent à le pousser au conflit ». Côté ukrainien, le président Zelensky a été encore plus explicite, minimisant le risque d’invasion russe et appelant Washington à « adoucir la rhétorique guerrière » en affirmant que les médias occidentaux « exagéraient la situation » de manière dangereuse et contre productive. Pour Kiev, la stratégie de Washington « est une erreur ». Biden ne semble pourtant pas prêt à changer son fusil d’épaule, puisqu’il vient de déployer 3000 soldats supplémentaires en Pologne et Roumanie.

Les médias américains activent les tambours de guerre

Loin de jouer leur rôle de contre-pouvoir, les médias américains ont, dès le début de la crise, embrassé, voire devancé, la rhétorique belliqueuse provenant de l’administration Biden et du Congrès. Avec un zèle et une absence de distance qui rappellent furieusement la période ayant conduit à l’invasion de l’Irak, les principaux journaux du pays ont ainsi repris les « informations déclassifiées » issues des gouvernements américain et britannique sans exiger le moindre début de preuves. Qu’il s’agisse de l’étendue des forces russes mobilisées à la frontière ukrainienne, de l’existence d’un plan secret pour installer un président pro-poutine à Kiev, d’une mission russe pour fomenter des troubles en Ukraine afin de fournir un prétexte à une invasion ou plus récemment la prétendue existence d’un projet de filmer une fausse agression ukrainienne à la frontière russe pour justifier une invasion, aucune de ces allégations n’a fait l’objet d’une distance critique vis-à-vis des agences de renseignement.

Politico nous apprend que certains de ses articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post n‘a pas la même courtoisie.

Or, la véracité des informations distillées par ces agences – dont le format se limite à des déclarations publiques – mérite d’être remise en question, comme l’a fait le journaliste Matt Lee de l’Associated Press dans un échange sidérant avec le porte-parole de la diplomatie américaine :

– Matt Lee (journaliste) : Mais où sont les preuves matérielles, où sont les informations que vous venez de déclassifier ?

– Porte-parole du ministère des Affaires étrangères : Les informations déclassifiées, je viens de vous les donner, là en vous parlant.

ML : Ce ne sont pas des preuves, c’est simplement vous qui me parlez. Vous n’offrez aucun élément tangible pour défendre ce que vous avancez. (…)

PP : Si vous douter de crédibilité de la parole du gouvernement américain et du gouvernement britannique et trouvez du réconfort dans les informations données par les Russes, c’est votre choix

Comme le rappel le journaliste au cours de l’échange, les gouvernements américain et britannique ne brillent pas par leur fiabilité. Sans remonter aussi loin que la guerre d’Irak, on a vu encore récemment d’innombrables informations fuiter dans la presse ou revendiquées officiellement être démenti par les faits. Les prétendus contacts étroits et répétés entre les équipes de campagne de Trump et les agents du renseignement russes se sont avérés inexistants ; les allégations de primes offertes par la Russie aux Talibans pour tuer des soldats américains ont été démenties par l’administration Biden ; le mystérieux « syndrome de la Havane » dont ont été victimes de nombreux diplomates américains n’était pas le fait d’une arme secrète à base d’ultrasons déployée par une puissance étrangère, mais le résultat de simples crises d’angoisses ; la frappe d’un drone américain sur une voiture pendant l’évacuation de Kaboul n’a pas tué des terroristes en mission suicide, mais une famille entière de réfugies, etc.

NDLR : Pour une analyse du RussiaGate, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Trump à la solde de la Russie : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

Ici, les raisons de douter des dires des gouvernements américains et britanniques sont encore plus évidentes. Leur alarmisme initial n’était partagé ni par l’Allemagne, ni par la France, ni par l’Ukraine. Lorsque les États-Unis ont décidé de faire évacuer les familles de leur personnel d’ambassade, même la Grande-Bretagne n’a pas suivi. Sur le plateau de C dans l’air, le journaliste Jean-Dominique Merchet expliquait ainsi en citant une source issue du renseignement français que les déploiements russes à la frontière ukrainienne ne suggéraient pas d’invasion imminente, car les Russes n’avaient pas déployé les moyens logistiques susceptibles de permettre une telle opération.

Pourtant, l’administration Biden a répété sur tous les tons que l’invasion pouvait se produire de manière imminente et à tout moment, avant de rétropédaler.

En Allemagne, où le gouvernement et la presse livrent un son de cloche plus nuancé que ce qui parvient de Washington, un récent sondage montre que 43% de la population tient les États-Unis pour les principaux responsables de la crise, contre 32% pour la Russie.

Aux États-Unis, les médias ne se contentent pas de tenir le rôle de porte-parole de la diplomatie américaine. Ils devancent bien souvent l’administration Biden dans la demande de surenchère et la dramatisation du conflit. Cette posture va-t-en-guerre s’explique par divers facteurs.

En premier lieu, les fabricants d’armes et membres du complexe militaro-industriel financent de nombreux titres de presse. Le journal en ligne de centre-gauche Politico a ainsi récemment publié un article intitulé « Jen Psaki (la porte-parole du gouvernement) : une attaque russe peut se produire à tout moment ». Un second article titrant « Les États-Unis doivent-ils secouer la cage de Poutine ? » encourage plus récemment une posture militariste. Politico nous apprend que ces deux articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post, lui, n’a pas la même courtoisie. L’auteur de la tribune « Biden doit monter que les États-Unis sont prêts à aider l’Ukraine militairement si nécessaire » Michael Vickers, n’est pas présenté comme un membre du conseil d’administration du fabricant d’armes BAE systems, mais comme un ancien officier de la CIA et haut fonctionnaire au ministère de la Défense. On pourrait multiplier les exemples de conflits d’intérêts entre la presse et l’industrie de l’armement, tout comme nous l’avions fait dans notre livre Les illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire éditions) au sujet des cadres de l’administration Biden vis-à-vis du même secteur.

Un second élément structurel explique la posture guerrière des médias américains. Depuis l’élection de Donald Trump, de nombreux anciens membres du renseignement et de l’administration Bush ont trouvé refuge dans la presse dite « libérale » (pro-démocrate ou centriste). Les chaînes de télévision CNN et MSNBC ont recruté pléthore d’analystes issus du complexe militaro-industriel, ainsi que des figures de proue du mouvement néoconservateur qui avaient joué un rôle fondamental dans la promotion de la guerre d’Irak sous George W. Bush. Son ancienne plume David Frum est désormais éditorialiste à The Altantic et invité récurrent des chaînes d’informations. L’ancienne porte-parole de l’administration Bush, Nicolle Wallace anime son propre JT sur la chaîne pro-démocrate MSNBC. Bill Kristol, un ex-conseiller de Bush, pilote désormais le Lincoln Project, une organisation politique représentant les « républicains pro-Biden ». Tout ce que ces faucons de l’ère Bush – à qui l’ont doit l’invasion de l’Irak – ont eu à faire pour redevenir présentables fut de se déclarer anti-Trump, et de promouvoir la théorie complotiste du Russiagate auprès du centre droit démocrate. Ils sont désormais présents quotidiennement sur les chaines d’informations, à l’exception de Fox News – dont certains présentateurs portent paradoxalement une voix « pacifiste », fait rare en ces temps explosifs !

Dans un article caricatural, Politco s’en est ainsi pris au plus populaire d’entre eux, le présentateur d’extrême droite Tucker Carlson, dont le journal est le plus regardé du pays. Carlson, qui défend une ligne plus trumpiste, est accusé par un groupe de sénateurs républicains d’être du côté de Poutine et de reprendre ses arguments.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des motivations qui expliquent l’opposition au gazoduc Nordstream 2.

Il s’agit d’une tactique récurrente, qui rappelle une fois de plus les années Bush et les prémisses de la guerre en Irak. Ceux qui s’opposent à la ligne bipartisane qui prévaut à Washington se retrouvent accusés de faire le jeu de la Russie, par des personnalités allant de Jen Psaki à Bill Kristol.

La classe politique américaine : conflits d’intérêts et idéologie impérialiste

En 2012, au cours du débat télévisé pour la campagne présidentielle, Barack Obama avait moqué la position défendue par son adversaire Mitt Romney en matière de géopolitique : « les années 1980 veulent que vous leur rendiez leur politique étrangère. » À l’époque, considérer Moscou comme une menace majeure exposait au ridicule.

Depuis, la crise ukrainienne débutée en 2014 et marquée par l’annexion de la Crimée a fait remonter Poutine dans l’échelle des préoccupations de Washington. Bien que les États-Unis aient joué un rôle important dans la révolution de 2014 – que d’aucuns qualifient de coup d’État – Barack Obama avait conservé une position mesurée sur la situation à l’est de l’Europe. En 2016, il expliquait ainsi au journal The Atlantic : « La réalité, c’est que l’Ukraine, qui n’est pas dans l’OTAN, est vulnérable à une domination militaire par la Russie quoi que l’on fasse. Ma position est réaliste, c’est un exemple d’une situation où l’on doit être clair vis-à-vis de nos intérêts essentiels et ce pourquoi on serait prêt à entrer en guerre ».

Obama défendait son refus de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, une ligne rouge pour lui qui ne voyait pas dans l’enjeu ukrainien un motif suffisant pour débuter une troisième guerre mondiale. De la même manière que les propos de Joe Biden ont provoqué un tollé à Washington, la position d’Obama constituait un écart jugé intolérable par rapport au consensus qui prévaut dans les cercles diplomatiques américains.

De fait, la doctrine Obama a vécu. L’élection de Donald Trump s’est accompagnée d’un durcissement sans précédent des relations américano-russes depuis la fin de la guerre froide. Accusé à tort par les démocrates d’avoir conspiré avec les Russes pour se faire élire, Trump a accepté les livraisons d’armes à l’Ukraine, avant de conditionner un nouveau don par la bonne volonté du président ukrainien Zelensky. Dans une conversation téléphonique de 2019, Trump semble lui demander d’ouvrir une enquête judiciaire pour corruption sur le fils de Joe Biden, Hunter. Cette utilisation supposée de la diplomatie américaine en vue d’obtenir un avantage électoral conduira les démocrates à lancer une procédure de destitution contre Donald Trump.

Au Congrès, au cours de la procédure, le président du puissant Comité parlementaire au renseignement, Adam Schiff déclare ainsi : « Les États-Unis aident l’Ukraine et son peuple pour qu’ils puissent combattre la Russie là-bas, afin qu’on n’ait pas à combattre la Russie ici » [NDLR : à Washington].

Représentant démocrate de Californie, Adam Schiff constitue l’archétype du politicien servant les intérêts du complexe militaro-industriel tout en tenant un discours caricaturalement belliciste. Mais il s’inscrit dans une tendance plus large.

Si le Congrès est devenu un véritable cimetière législatif où aucune proposition de loi ne semble capable de survivre aux logiques partisanes, en matière de Défense, il existe un consensus permettant d’approuver les dépenses militaires avec un zèle inégalé. Le dernier budget de la Défense (770 milliards de dollars, soit 12 % du budget fédéral) a été largement approuvé par les Congrès (Sénat 88 pour, 11 contre; Chambre 363-70).

Les élus démocrates, majoritaires en commission de la Défense responsable de la rédaction du texte sont massivement financés par l’industrie de l’armement. Tout comme leurs collègues républicains, qui ont proposé et obtenu une hausse de 25 milliards du budget en plus de la hausse demandée par la Maison-Blanche. Ces élus représentent souvent des territoires où de nombreuses usines d’armement sont implantées, ce qui explique également leur propension à recevoir des financements de la part des industries en question. D’où ce projet législatif bipartisan qui vise à inonder l’Ukraine d’armes de guerre, payées par le contribuable américain. Le PDG de Raytheon, l’un des principaux fabricants d’armes, a ainsi expliqué à ses investisseurs que la crise ukrainienne devrait permettre d’augmenter les profits du groupe.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des ambitions des élus, principalement républicains, qui s’opposent corps et âme à la construction du gazoduc Nordstream 2. Ils en appellent à des sanctions préventives contre la Russie, visant en particulier à bloquer la mise en service du gazoduc. Là encore, des élus démocrates se sont joints à leurs demandes, en opposition directe avec la Maison-Blanche. Alors même que des sanctions préventives auraient pour effet d’encourager une invasion russe, selon de nombreux cadres du renseignement américains et experts sur la Russie cités par The Intercept.

Joe Biden avait qualifié les deux principales demandes de la Russie (que les USA s’engagent à ne jamais inclure l’Ukraine dans l’OTAN, et que l’OTAN démilitarise l’Europe de l’Est) comme compréhensibles et négociables. « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est très improbable à court terme » avait-il ajouté en conférence de presse.

Son pragmatisme se heurte au récit dominant à Washington, selon lequel les États-Unis seraient les défenseurs de la démocratie et de la souveraineté des nations et ne pourraient céder le moindre pouce de terrain à Poutine. Une notion risible, au regard de l’Histoire récente.

Une étude de l’Université de Carnegie Mellon (Pennsylvanie) a documenté plus de 80 occurrences où les États-Unis se sont ingérés dans une élection étrangère entre 1946 et 2000 (sans compter les soutiens aux coups d’État). En pleine pandémie, l’administration Biden continue d’imposer des sanctions économiques meurtrières à des régimes aussi variés que Cuba, l’Afghanistan, le Vénézuéla, la Syrie et l’Iran. Elle continue également ses manœuvres visant à renverser le pouvoir démocratiquement élu en Bolivie, après avoir plus ou moins soutenu deux coups d’État. La position moralisatrice des États-Unis est bien sûr tout aussi risible que l’idée selon laquelle la Russie n’aurait rien à se reprocher.

Que Poutine décide d’envahir l’Ukraine ou finisse par retirer ses troupes de la frontière, les Américains y verront certainement une validation de leur approche musclée. Sans reconnaître qu’ils ont une part de responsabilité non négligeable dans la crise actuelle, aux conséquences potentiellement dévastatrices.

Alexei Navalny, le nationaliste russe devenu chouchou libéral de l’Occident

Alexei Navalny © Evgeny Feldman / Novaya Gazeta

L’arrestation du leader de l’opposition russe Alexei Navalny a déclenché des protestations de masse contre l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Mais si le travail journalistique de Navalny a permis de révéler le copinage et la corruption des élites russes, ses retournements de veste entre libéralisme et nationalisme anti-immigrés montrent qu’il n’est pas le champion des Russes de classe populaire. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

En 2020, des manifestations massives ont éclaté dans plus de quarante pays. En comparaison, la Russie de Vladimir Poutine ressemblait à un îlot de stabilité. Mais le dimanche 23 janvier a vu les plus grandes manifestations depuis des décennies, organisées par l’équipe autour du leader de l’opposition Alexei Navalny.

Navalny sortait alors tout juste de cinq mois de traitement en Allemagne pour empoisonnement, qu’il impute aux autorités russes. Lorsqu’il a annoncé son retour dans son pays le 17 janvier – permettant aux autorités russes de l’arrêter – il s’est à nouveau affirmé comme l’opposant le plus important de Poutine. Mais les manifestations actuelles alimentent également une crise politique plus large, dont l’issue est loin d’être claire.

Qui est Navalny ?

Comme la plupart des politiciens de la Russie moderne, la vision du monde de Navalny s’est formée sous l’hégémonie totale de l’idéologie libérale pro-marché. En 2000, il a rejoint le parti libéral Iabloko. À l’époque, il était, de son propre aveu, un néolibéral classique soutenant la réduction des dépenses publiques et de la protection sociale, des privatisations massives, un Etat réduit au minimum et une liberté totale pour les entreprises.

Cependant, Navalny a vite compris qu’une politique purement libérale n’avait aucune chance de succès en Russie. Pour la plupart des gens, cette idéologie a été discréditée par les réformes radicales des années 1990. Chez les Russes, ces années catastrophiques symbolisent la pauvreté, l’injustice, l’inégalité, l’humiliation et le vol. Une fois que l’idéologie libérale pro-occidentale fut disqualifiée aux yeux de la population, elle a également cessé d’intéresser la classe dirigeante. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les fonctionnaires, les politiciens et les oligarques russes se sont proclamés patriotes et héritiers de l’État russe. Les partis libéraux ont depuis échoué à trouver leur public.

Navalny a donc rapidement trouvé une nouvelle niche idéologique. À la fin des années 2000, il se déclare nationaliste. Il participe aux Marches russes d’extrême droite, fait la guerre à “l’immigration clandestine” et lance même la campagne “Stop Feeding the Caucasus” contre les subventions gouvernementales aux régions autonomes pauvres et peuplées de minorités ethniques dans le sud du pays. A l’époque, les sentiments nationalistes étaient très répandus et la jeunesse urbaine sympathisait presque en masse avec les groupes d’extrême droite. Navalny a donc surfé sur cette vague, et cela a, en partie, fonctionné.

Mais Navalny ne s’est pas perdu parmi les petits “führers” nationalistes et a trouvé un créneau particulier faisant de lui un héros bien au-delà des limites de la sphère de droite radicale : il est devenu le principal combattant du pays contre la corruption. En achetant de petites quantités d’actions dans de grandes entreprises publiques, il a ainsi obtenu l’accès à leurs documents. Sur cette base, l’opposant a mené et publié des enquêtes très médiatisées. Nombre d’entre elles étaient des travaux journalistiques brillants – bien que certains critiques aient soupçonné Navalny d’être simplement impliqué dans les “guerres médiatiques” entre groupes financiers-industriels rivaux, recevant des ordres et des informations de leur part afin de compromettre leurs concurrents.

Vladimir Poutine s’adressant aux citoyens russes le 2 avril 2020 © The Presidential Press and Information Office.

Quoi qu’il en soit, la fable libérale selon laquelle la corruption est la cause de l’inefficacité de l’État a permis à Navalny de s’attirer la sympathie de la majorité de la classe moyenne. Les cadres supérieurs des entreprises et les hommes d’affaires ont perçu la corruption comme un obstacle majeur à leur propre succès. Beaucoup se sont donc abonnés au blog de Navalny et lui ont envoyé des dons de plus en plus importants.

Entre 2011 et 2013, la Russie a été balayée par un mouvement de protestation de masse contre le truquage des élections parlementaires et l’autoritarisme croissant, symbolisé par le retour de Poutine à la présidence en 2012. Navalny prit part au mouvement mais échoua à en assurer le leadership. En effet, s’il a su convaincre la classe moyenne de la capitale et des grandes villes, les classes populaires ne lui faisaient pas confiance. Ces dernières sont restées indifférentes à son programme de lutte contre la corruption, considérant que celle-ci n’est qu’une des techniques d’enrichissement de l’élite et non le fondement de l’inégalité des classes.

En fait, il s’est avéré que les valeurs de gauche conservent une certaine influence en Russie. Lors de ces manifestations, des milliers de personnes ont manifesté sous les drapeaux rouges, et le leader du Front de gauche, Sergueï Udaltsov, est devenu l’un des hommes politiques les plus populaires de Russie. Le bras droit de Navalny, Leonid Volkov, a déclaré à l’époque dans une interview qu’il était nécessaire de convaincre l’élite russe qu’une victoire de l’opposition serait meilleure pour elle qu’un gouvernement Poutine corrompu. Mais pour ce faire, il fallait se débarrasser des alliés de gauche, qui font fuir les grandes entreprises. Navalny a donc scindé la coalition de l’opposition et lorsque les dirigeants de gauche ont été jetés en prison, il a refusé d’intervenir en leur faveur.

Un virage à gauche ?

Alexei Navalny a tiré une leçon importante des rassemblements de protestation de 2011-2013 : ce n’est pas le populisme nationaliste de droite, mais bien celui, social, de gauche, qui apporte une réelle popularité au sein de la population. Et bien qu’il ait souvent été comparé à Donald Trump, il s’est de plus en plus tourné vers un agenda social.

Il se met alors à parcourir le pays pour réclamer une augmentation des pensions de retraite et des salaires des employés de l’État. Le programme du “Parti du progrès”, qu’il a créé au milieu des années 2010, proclamait la nécessité de relever l’âge de la retraite. Mais lorsque cette mesure impopulaire a été reprise par le gouvernement Poutine, Navalny a commencé à organiser des rassemblements contre elle.

Cette tactique sociale-populiste a fonctionné : le nombre de partisans de Navalny a augmenté. En mars 2020, Navalny a même affirmé qu’il avait “pris position pour Bernie Sanders” lors des primaires des Démocrates américains. Si cela a suscité l’indignation de ses alliés de droite, ce fut un bonne décision sur le plan stratégique : dans toute la Russie, l’opinion publique s’est sensiblement déplacée vers la gauche.

En parallèle, Navalny a changé son discours autour de la corruption. Il parle désormais moins de l’inefficacité de l’État que de l’inégalité sociale. Il compare le luxe des oligarques et des fonctionnaires russes à la pauvreté des gens ordinaires. L’audience de ces problèmes est beaucoup plus large : plusieurs de ses enquêtes ont recueilli des millions de vues. Le dernier film de Navalny, sorti le 20 janvier, a établi un nouveau record : en une semaine, il a enregistré plus de 91 millions de vues.

Ce nouveau film présente pourtant bien peu de nouveaux éléments. Il est construit sur une compilation de faits et de théories bien connus. En 2010, des militants écologistes avaient déjà trouvé le palais de Poutine, estimé à une valeur d’un milliard et demi de dollars, sur la côte de la mer Noire. Mais le succès du film est toujours garanti par la pertinence du problème de l’inégalité des classes et de l’injustice. Avec ce film, Navalny s’adresse moins à ses partisans traditionnels (pour eux, tout est déjà clair), mais plutôt à la majorité autrefois pro-Poutine.

La stratégie de Navalny

Navalny est toutefois confronté à une tâche redoutable. Luttant pour la sympathie de la majorité, il est également important pour lui de ne pas intimider et de ne pas s’aliéner la classe dirigeante.

Dans un service hospitalier en Allemagne, Navalny a reçu la visite d’Angela Merkel. L’oligarchie russe, confrontée à de graves difficultés en raison de la guerre froide avec l’Occident et des sanctions croissantes, n’a certainement pas manqué d’y voir un message lui étant adressé. Aux yeux des grandes entreprises et de la haute administration, Navalny est en train de devenir celui qui peut mettre fin à l’escalade du conflit avec l’Occident.

Le Kremlin a toujours soupçonné que Navalny bénéficie du soutien tacite d’une partie des élites. En 2012, la révélation d’échanges entre certains chefs de l’opposition libérale évoquait ainsi le possible financement de Navalny par un groupe d’oligarques éminents.

Chaque nouvelle enquête menée par Navalny alimente des soupçons similaires. Qui peut lui fournir des faits et des documents exclusifs ? Le film sur le palais de Poutine montre de nombreux détails intimes de la vie de la haute élite du pays. Comment cet opposant a-t-il réussi à s’introduire dans la luxueuse chambre du président ? Ou à voir le salon à chicha avec une perche pour le strip-tease, dont les écoliers discutent maintenant sur les réseaux sociaux ? Peu importe que les images soient vraies ou pas, elles ont un impact réel, en alimentant la suspicion et en contribuant à une scission au sommet du gouvernement.

Il est également important pour Navalny que sa critique des inégalités sociales ne retourne pas l’establishment au pouvoir contre lui. C’est pourquoi il veille à ce que son populisme social ne dépasse pas les bornes. Sa critique acerbe du luxe de l’entourage de Poutine ne le conduit pas vers des revendications sociales radicales. Navalny s’oppose par exemple à la remise en cause des privatisations criminelles des années 1990 ou à la redistribution des richesses en faveur des travailleurs. Il accepte tout au plus une petite “indemnité” que certains oligarques devraient payer pour légitimer les biens saisis dans les années 1990.

A titre de comparaison, il est intéressant de noter qu’une mesure similaire a été prise par Tony Blair en Grande-Bretagne en 1997. La “Windfall Tax” sur les propriétaires des entreprises privatisées dans les années 1980 (notamment la British Airports Authority, British Gas, British Telecom, British Energy, Centrica) a en réalité inscrit dans le marbre les politiques néolibérales de Margaret Thatcher et a légitimé cette redistribution radicale de la propriété et du pouvoir vers les riches. En Russie, Vladimir Poutine a été le premier à suggérer la mise en place d’une politique similaire en 2012, avant de l’enterrer. Aujourd’hui, l’idée a été reprise par son plus fervent critique, Alexei Navalny.

Manifestation anti-Poutine pour la libération d’Alexei Navalny le 23 janvier 2021 à Lipetsk © Rave

Les inégalités économiques resteront donc intactes. Parmi les points du programme de Navalny sur les “tribunaux équitables” et les libertés politiques, on trouve la mention de futures privatisations. C’est-à-dire exactement ce qui risquerait d’éloigner la plupart des Russes de sa politique. Par conséquent, la tâche de Navalny et de ses partisans est de remplacer la discussion sur le programme de changement par une discussion sur la personnalité du dirigeant lui-même. Ensuite, la confrontation entre les différentes idéologies, de gauche et de droite, socialistes et libérales, sera remplacée par une confrontation entre une “coalition de stagnation” et une “coalition de changement”.

Et c’est là que le talent, le flair politique et le courage personnel entrent en jeu. Le retour de Navalny en Russie a été une opération élaborée, bien qu’aventureuse, avec un aspect dramatique digne d’Hollywood. Navalny a pu construire son personnage héroïque, de retour d’une mort imminente, revenant vers son peuple avec “Victoire” (le nom de la compagnie aérienne russe à bas prix emprunté par Navalny jusqu’à l’aéroport de Moscou). A peine sorti de l’avion, il est immédiatement saisi par les gardes du souverain injuste, le privant de sa liberté, cette même liberté qu’ils refusent à la Russie elle-même. Bien sûr, le héros tombe immédiatement sous les feux de la rampe – et de la lutte politique.

En septembre 2021, la Russie organisera des élections parlementaires essentielles pour le gouvernement : si Poutine entend continuer à être président après 2024, il a besoin d’un parlement pleinement loyal. C’est pourquoi les autorités ont tout fait pour empêcher la participation des critiques radicaux du régime, dont Navalny et ses partisans. Seuls les partis et les candidats loyaux sont autorisés à participer, c’est-à-dire ceux qui ne contesteront pas les fondements de l’ordre sociopolitique existant, ni même les résultats du vote officiellement annoncés (même si cela signifie leur propre défaite).

Même les dirigeants du parti communiste sont globalement prêts à jouer ce jeu. Comme il est impossible de prendre le pouvoir lors des élections, la lutte doit être menée ailleurs. Par le spectacle de son retour, Navalny résout ce problème spécifique. Avant d’être emmené dans une cellule de prison, il a usé son capital médiatique en encourageant les partisans à descendre dans la rue. Le scénario du Kremlin pour la campagne électorale a été interrompu.

À l’heure actuelle, personne ne s’intéresse aux partis parlementaires et à leurs programmes. Toute la lutte dans les rues est associée à Navalny. Après vingt ans de stagnation, tout espoir de changement est maintenant lié à son nom – sans qu’il y ait de place pour discuter de la signification de ce changement.

C’est une situation idéale pour un coup d’État, qui pourrait même être réalisé avec l’aide et le soutien de la plupart de la population. Mais les nouveaux dirigeants refuseraient vite de rendre de comptes, comme lors de la chute de l’URSS ou pendant les “révolutions de couleur” dans les pays post-soviétiques. Ces événements ont laissé un héritage de ruine sociale, de désindustrialisation, d’inégalité croissante et de réaction nationaliste. Et le résultat a été la déception sans fin des travailleurs, qui se sentent utilisés et trahis.

« Trump est à la solde de la Russie » : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure

Les théories du complot ont la vie dure, et celle qui prétend que Donald Trump serait contrôlé par Vladimir Poutine continue de polluer la campagne présidentielle américaine, après avoir torpillé la candidature de Bernie Sanders et justifié une tentative de destitution du président américain. Pourtant, des preuves irréfutables montrent que Trump n’a pas conspiré avec la Russie pour sa campagne de 2016, que les services secrets américains eux-mêmes ont alimenté cette théorie, et que rien ne permet d’affirmer que la Russie ait interféré dans les élections américaines de 2016.


Selon le rapport du détective Christopher Steele, ancien espion britannique payé par la campagne d’Hillary Clinton pour déterrer des éléments compromettants sur Donald Trump, le milliardaire aurait requis les services de plusieurs prostituées lors de son passage à Moscou en 2013. Descendant à l’hôtel Ritz-Carlton où avait résidé le couple Obama, il aurait loué la même suite et demandé aux performeuses une golden shower, acte sexuel qui consiste à uriner sur son partenaire, afin de souiller le lit où avait auparavant dormi le couple présidentiel. Problème, les services secrets russes auraient caché des caméras dans la chambre et filmé la scène. Muni de la vidéo, Poutine exercerait un chantage sur Donald Trump, après avoir œuvré à son élection en 2016.

Si ce récit vous semble invraisemblable et digne d’un mauvais roman d’espionnage, vous serez surpris d’entendre que le dossier dont il est extrait a été pris au sérieux par la plupart des médias américains, au point de se retrouver au centre d’une vaste théorie complotiste désignée par le terme « RussiaGate », en référence au scandale du Watergate. Les éléments les plus sulfureux que nous venons d’évoquer ont rapidement été considérés comme peu probables ou faux par la presse américaine. En revanche, d’autres allégations touchant à des liens entre la campagne de Donald Trump, le Kremlin et Wikileaks par exemple, ou encore à la supposition que Trump ait été « cultivé » comme un espion russe depuis des années, sont encore sérieusement considérées par l’essentiel des médias américains et cadres du Parti démocrate, après avoir été utilisés par le FBI pour obtenir l’autorisation d’espionner la campagne de Donald Trump. [1]

Surtout, trois idées installées dans la conscience collective par la presse américaine dès l’élection de Donald Trump restent encore à ce jour au cœur de l’argument démocrate contre le milliardaire. [2] D’abord, Poutine détiendrait des éléments de pressions, financières ou autres, pour faire chanter Donald Trump. Ensuite, le Kremlin aurait fait élire Donald Trump en 2016 avec la coopération de ce dernier. Et enfin, le président américain payerait sa dette en œuvrant pour les intérêts russes. En clair, une accusation de haute trahison doublée de la négation de la légitimité du président Trump. Si elle est vérifiée, il s’agit d’un des plus graves scandales politiques de l’histoire américaine. Idem si elle est fausse, puisqu’elle aura été utilisée pour déstabiliser un président en exercice, au point de motiver une procédure de destitution, avant d’être mobilisée pour torpiller la campagne de Bernie Sanders. [3]

Fiasco politico-médiatique : les origines du RussiaGate

Pour le grand public, le RussiaGate débute avec la publication de courriels du comité national du Parti démocrate par Wikileaks, en juillet 2016. Rapidement, les services secrets américains feront fuiter de manière anonyme leurs suspicions quant à l’identité des pirates informatiques : il s’agirait de hackers russes en lien direct avec le Kremlin. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, interpelle, en conférence de presse : « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les courriels du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions supposées des agences de renseignement américaines, déclarant : « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un obèse de 200 kilos depuis son lit ». La presse et le camp démocrate voient dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une haute trahison. [4]

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant la prise de fonction de Donald Trump, la direction du renseignement américain déclassifie un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour le piratage informatique en alléguant « un haut degré de confiance ». Il évoque également une vaste opération d’influence de l’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today. Donald Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. [5]

Le même jour, les directeurs du FBI et de la CIA briefent secrètement Trump et Obama à propos de l’existence du fameux dossier Steele contenant des allégations accablantes pour le président fraîchement élu. Officiellement, il s’agit de prévenir Donald Trump de l’existence du dossier, qui serait déjà aux mains de la presse. Le directeur du FBI admettra par la suite être conscient que la presse cherchait un prétexte pour publier le dossier. La tenue de ces entrevues est fuitée à CNN, qui révèle l’objet de la discussion. Cela fournit un prétexte à Buzzfeed pour publier le fameux dossier dès le 10 janvier, tout en affirmant qu’il contient de nombreuses contre-vérités. Selon Matt Taibbi, journaliste d’investigation à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuité à CNN, n’avait pas donné du crédit au dossier Steele. [6]

En parallèle, une enquête pour contre-espionnage, ouverte par le FBI dès juillet 2016 pour protéger l’intégrité des élections, poursuit son cours. Le 27 janvier, Georges Papadopoulos, un conseiller de second rang de la campagne de Donald Trump, est entendu à propos des liens possibles entre le président et la Russie. Il sera par la suite inculpé pour parjure, suite à une erreur formulée au sujet de la date d’un évènement. Vient ensuite le tour de Michael Flynn, conseiller spécial à la défense de Donald Trump, d’être débusqué de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour avoir menti au FBI sur le contenu d’une conversation téléphonique qu’il aurait eue avec l’ambassadeur russe en décembre 2016 et que le département de la Justice d’Obama avait intercepté et illégalement fuité à la presse. [7]

Dans le contexte postélectoral, alors que Donald Trump choque l’opinion par ses premières décisions et son style grossier, ces éléments viennent renforcer l’idée qu’il n’y a pas de fumée sans feu. En prenant la défense de ses collaborateurs et en niant le rôle de la Russie dans les élections, Trump attise les soupçons. Il va lui être de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe supposée est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [8]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie. [9]

(CC – Flickr – OTA Photos)

Le RussiaGate prend un tournant décisif en mai 2017 lorsque Donald Trump limoge brutalement le directeur du FBI James Comey. Quelques jours plus tard, le président reconnaît naïvement lors d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause du problème russe », ce qui laisse entendre qu’il cherche à étouffer l’enquête en cours. Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, l’adjoint au Secrétaire à la Justice de Trump nomme un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe pendant l’élection de 2016 et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs. Trump déclare alors en privé « Mon Dieu, c’est terrible, c’est la fin de ma présidence, je suis baisé ». [10]

Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, Mueller va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle s’étale sur vingt-deux mois, sans qu’en fuite la moindre information à la presse.

Le rapport du procureur spécial Robert Mueller discrédite la théorie du complot russe

Robert Mueller rend finalement son rapport au département de la Justice le 22 mars 2019. Les conclusions de l’ancien directeur du FBI sont dévastatrices pour les partisans du RussiaGate : « L’enquête n’a pas établi que les membres de la campagne Trump aient conspiré avec la Russie pour que celle-ci interfère dans les élections ». Une conclusion semblablement formulée s’applique aux nombreux chapitres évoqués par la presse.

Certains s’accrochent à cette formulation laissant entendre que l’absence de preuve ne blanchit pas nécessairement le président. En réalité, le rapport contient des éléments prouvant son innocence. Page 144, on apprend que  « dès l’annonce de la victoire de Donald Trump, les représentants du gouvernement et hommes d’affaires russes ont commencé à essayer de contacter l’équipe Trump. Il apparaît qu’ils n’avaient pas de contacts préexistants et avaient des difficultés à joindre les responsables proches du nouveau président élu ». Autrement dit, non seulement Poutine et les équipes de Trump n’ont pas conspiré, mais les autorités russes n’avaient aucun moyen de contacter les collaborateurs de Donald Trump.

Cela n’empêche pas les ténors du Parti démocrate et une partie de la presse américaine de continuer d’accuser Trump d’être la marionnette de Poutine. Cette théorie repose désormais sur des liens financiers hypothétiques entre Trump et la Russie. Pourtant, Robert Mueller a enquêté sur cette question, sans rien trouver. Mueller affirme ainsi que Poutine s’est inquiété du risque de nouvelles sanctions américaines visant Alfa bank, l’une des plus grosses institution financière du pays, lors d’un meeting avec cinquante oligarques russes. Au cours de cette réunion, il déplore le fait que ni le gouvernement russe ni les cinquante oligarques présents ne disposent de moyens pour contacter Trump ou ses équipes. La scène se passe après les élections.[11] Mueller a également enquêté sur les liens commerciaux entre Trump et la Russie, en particulier depuis 2013, sans rien trouver. Ni les commissions d’enquête du Congrès ni le New York Times – qui a obtenu les déclarations d’impôts de Donald Trump des vingt dernières années – n’a identifié le moindre lien suspect entre Trump et la Russie. Le journal indique même que ses documents « ne révèlent aucune connexion secrète entre Trump et la Russie ». [12]

Le récent rapport du Sénat, long de mille pages, a été interprété par certains commentateurs comme la démonstration que Trump avait bel et bien conspiré avec la Russie, contrairement à ce qu’affirme Mueller, puisqu’il met en cause Paul Manafort. Mais le Sénat ne disposait pas des moyens d’investigation de Mueller ; le rapport n’apporte aucune preuve supplémentaire, tout en se contredisant à propos de Manafort. Surtout, ce rapport conclut à son tour que « Trump n’a pas conspiré avec la Russie ». [13]

Certes, on ne pourra jamais démontrer avec certitude l’absence de liens cachés entre Donald Trump et la Russie. Mais si de tels liens existaient, utilisés pour contraindre Trump à suivre une politique étrangère favorable à la Russie, cela s’observerait dans les faits. Or, le bilan du président américain témoigne d’une férocité envers Moscou inégalée depuis la fin de la guerre froide.

Tout d’abord, Trump a ignoré les multiples appels du pied de Vladimir Poutine sur la question de la détente nucléaire, préférant engager la plus grave course à l’armement depuis Reagan. Outre la création d’une « Space force » destinée à militariser l’espace, l’augmentation drastique du budget militaire, la rénovation de l’arsenal nucléaire dans une volonté affichée d’abaisser le seuil de recours à l’arme atomique, Trump a refusé de renégocier le traité de non-prolifération START, qui doit expirer en février 2021. Pire, il a retiré unilatéralement les États-Unis du traité de non-prolifération sur les armes à moyenne portée INF ainsi que du traité  « Open Sky », qui permettait aux deux nations de s’espionner mutuellement dans le but de favoriser la transparence et de réduire le risque de conflit. À chaque fois, ces décisions ont été prises contre l’avis de Moscou. Ce qui a poussé le fameux Bulletin of atomic scientist, une ONG créée par les premiers scientifiques resonsables de la bombe nucléaire dans le but d’alerter sur le risque de conflit, à placer leur indicateur de risque au plus haut niveau jamais atteint. [14] Dans la même logique, suite à la décision de Donald Trump d’expulser un nombre important de diplomates russes du sol américain, le Financial Times titrait  « La nouvelle approche de Trump avec la Russie aggrave le risque de conflit ». [15]

Ensuite, Donald Trump a franchi plusieurs lignes rouges tracées par Obama, en livrant des armes à l’Ukraine et en bombardant par deux fois l’armée syrienne en dépit de la présence russe sur le territoire. Or, Bachar n’est pas le seul allié de Poutine a avoir subi des attaques américaines. En assassinant le numéro deux du régime iranien et général vainqueur de l’État islamique Qasem Soleimani, Trump a manqué de peu de provoquer une guerre totale avec ce pays. Surtout, en retirant les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, contre l’avis de la Russie et de l’Europe, il a provoqué l’isolement du principal allié de Poutine et imposé des sanctions économiques drastiques. Contre le Venezuela, autre allié de Moscou, la Maison-Blanche de Trump a durci les sanctions économiques, proposé de l’envahir, appuyé la tentative de coup d’État de 2019, puis facilité une opération paramilitaire employant des mercenaires américains pour décapiter le régime de Maduro en 2020. Donald Trump a également refusé de retirer les troupes américaines d’Afghanistan et d’Irak, dans le second cas malgré le vote du parlement irakien. Au Yémen, le président américain a apposé son veto à une résolution votée par le Congrès qui demandait la fin du soutien logistique apporté par les États-Unis à l’Arabie Saoudite, qui combat des alliés de Téhéran. En Syrie, Trump a déployé des troupes en 2018 pour, de son propre aveu, « prendre le pétrole », et a augmenté leurs effectifs en 2020 pour répondre à la présence russe suite à un accrochage entre un véhicule de l’US Army et un blindé russe. [16]

En Europe, outre les nouvelles sanctions économiques contre la Russie, l’administration Trump a augmenté la présence de troupes en Pologne et forcé les pays membres de l’OTAN à augmenter leur budget militaire. Surtout, Trump est parvenu à stopper la construction du gazoduc Nordstream 2, un projet touchant aux intérêts économiques vitaux de Moscou. Le gaz russe destiné à l’Allemagne sera remplacé par du gaz de schiste liquéfié américain, dont le coût écologique est deux fois plus élevé.

Doit-on, dans ces conditions, s’étonner que Vladimir Poutine ait déclaré début octobre 2020 qu’il accueillait positivement la perspective d’une victoire de Joe Biden, en citant en particulier la volonté du candidat démocrate de prolonger le traité de non-prolifération START ? Certes, Poutine pourrait tenir ce genre de discours pour aider Trump, mais cela suppose qu’il a intérêt à sa victoire, ce qui reste à démontrer.

De même, l’implication de la Russie dans l’élection américaine de 2016 demeure une affirmation non étayée qui ne repose sur aucun élément concret.

De sérieux doutes persistent sur l’implication de la Russie dans les élections américaines de 2016

La Russie a été accusée d’avoir interféré dans les élections américaines de deux manières distinctes. D’abord, elle serait à l’origine du piratage des courriels du Parti démocrate. Ensuite, elle aurait utilisé les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations dans le but de manipuler l’opinion. Dans les deux cas, de nombreux points viennent contredire et démentir ces affirmations.

L’accusation de piratage informatique provient de la compagnie Crowdstrike, employée par le Parti démocrate pour assurer sa cybersécurité. Comme l’a confirmé le directeur du FBI James Comey lors de son témoignage sous serment au Sénat en mai 2017, le Parti démocrate a refusé l’accès de ses serveurs au FBI, qui s’est entièrement reposé sur les analyses de Crowdstrike pour affirmer que les auteurs du piratage étaient des hackers russes. [17] L’entreprise est dirigée par Shawn Henry, ancien directeur de la cybersécurité au FBI, qui avait été promu à ce poste par Robert Mueller du temps où le procureur spécial dirigeait le Bureau. Or, Shawn Henry a également été entendu au Congrès sous serment, et à huis clos. La retranscription de cette audition de décembre 2017 a été déclassifiée en avril 2020. Interrogé sur la date du piratage, Shawn Henry concède ne pas avoir été en mesure d’identifier ni le jour ni l’heure où le vol des données a eu lieu. Pire, il admet n’avoir aucune preuve de l’identité de hackers ni même être en mesure de confirmer que les données aient été extraites du serveur par un intrus. [18] Il suggère également que les coupables pourraient appartenir à un autre État que la Russie. En clair, le FBI n’a pas mené sa propre analyse, a fait reposer son enquête sur les affirmations d’un client du Parti démocrate, qui a lui même reconnu ne pas avoir la moindre preuve de l’identité des hackers.

Le rapport Mueller, publié après cette audition, mais avant qu’elle soit déclassifiée, fournit de plus amples détails sur l’identité des coupables. De nombreuses zones d’ombres demeurent pourtant. À propos du piratage lui-même, Mueller emploie le conditionnel, alors que son rapport est majoritairement écrit à l’indicatif : « les officiers du renseignement russes sembleraient avoir volé des milliers de courriels et leurs pièces jointes, qui ont été plus tard transmis à Wikileaks ». Ce genre de qualificatif appelant à la prudence se retrouve à de nombreux endroits du rapport évoquant le piratage. Mueller reconnaît également ne pas savoir comment les emails sont parvenus à Wikileaks [19]. La temporalité qu’il propose ne colle pas avec les déclarations d’Assange, qui a annoncé publiquement être en possession des courriels dix jours avant la date indiquée par Mueller. Cela suggère que le FBI n’a aucune idée de la manière dont les informations sont parvenues à Wikileaks ni de l’identité de la source. Mueller a interrogé plus de cinq cents personnes pour son enquête, mais n’a pas jugé utile de contacter Julian Assange, alors que ce dernier a publiquement affirmé que sa source n’était pas un acteur étatique. [20] La description du piratage détaillé dans l’acte d’inculpation produit par Mueller laisse également perplexe : les hackers auraient laissé de nombreuses traces indiquant leur identité, dont des lignes de codes en cyrilliques, tout en donnant aux sociétés-écrans qu’ils auraient utilisées des noms suggérant qu’ils agissaient pour le compte du gouvernement russe. Autrement dit, si les membres des services secrets russes inculpés par Mueller sont bien les auteurs du piratage, ils sont incroyablement maladroits. C’est ce que conclut le site d’investigation Reflet.info, un média français spécialisé dans les questions de cybersécurité, dans une enquête intitulée « Des espions russes pas très discrets ». Le chapeau explique que « Le dossier d’accusation à l’encontre de 12 agents russes soupçonnés d’avoir participé au piratage de la campagne démocrate de 2016 révèle une quantité de ratés stupéfiante de la part des agents russes ». Tout cela invite à la prudence vis-à-vis des informations rendues publiques par les services secrets américains.[21]

Compte tenu des capacités phénoménales de la NSA, on peut imaginer que la preuve formelle de la culpabilité de Moscou existe. Pourtant, le FBI ne la livre pas. Officiellement, c’est pour éviter de révéler ses propres capacités de contre-espionnage, mais le témoignage de Crowdstrike, du directeur du FBI James Comey, et le rapport Mueller suggèrent que le Bureau n’est pas en possession de cette preuve et a fabriqué une accusation sur la base de simples soupçons. Ce ne serait pas la première fois. En 2019, Crowdstrike a dû rétracter une autre accusation de piratage informatique dirigée contre la Russie, accusée à tort d’avoir hacké l’armée ukrainienne. [22]

L’autre aspect de l’ingérence russe tient aux efforts entrepris pour influencer les électeurs via les réseaux sociaux. Mueller a inculpé treize individus de nationalité russe accusés d’avoir participé à des activités de trolling dans le cadre d’une entreprise spécialisée dans ce domaine, l’Internet Research Agency. Selon Mueller, l’IRA aurait dépensé cent mille dollars en publicité ciblée via Facebook. Un quart de cet effort concerne le territoire américain, et la moitié des postes ont été publiés après les élections, toujours selon Mueller. Facebook a confirmé ces chiffres lors d’une audition au Congrès, en affirmant que les posts avaient généré 126 millions d’impressions sur le réseau social, dont 29 millions aux USA. Or, selon la BBC, ce chiffre représente « une goutte d’eau dans l’océan ». En effet, le nombre d’interactions quotidiennes sur Facebook se chiffre, aux États-Unis, en centaines de millions. De même, la somme de cent mille dollars ne représente que 0.025 % du total des dépenses engagées pour les élections américaines de 2016 par les deux partis principaux. Au cours des primaires démocrates de 2020, le lobby pro-israélien AIPAC a lui-même dépensé plus d’un million de dollars contre Bernie Sanders en l’espace de trois semaines, soit cent fois plus que les supposés trolls russes durant la campagne 2016 américaine.

Surtout, un des accusés s’est présenté au tribunal pour plaider non coupable. Pris de court, Robert Mueller a demandé un délai, que le juge a finalement refusé. [23] Depuis, l’accusation a été abandonnée par le département de Justice. En clair, une des parties prenantes russe, accusée d’avoir commis un acte de guerre pire que Pearl Harbor, a pu se présenter devant la justice américaine et repartir sans être inquiétée, avant de voir les charges retenues contre elles abandonnées. Au cours de son audition au Congrès, Mueller a par ailleurs publiquement reconnu ne pas être en mesure de prouver le lien entre l’IRA et le gouvernement russe, ce qui contredit toujours plus l’accusation.

Tout cela ne prouve pas que la Russie n’est pas intervenue dans l’élection de 2016, ni qu’elle ne souhaitait pas l’élection de Donald Trump. Les principales puissances étatiques interfèrent fréquemment dans les élections des autres nations. Avant le référendum sur le Brexit, Barack Obama avait menacé les Britanniques en affirmant que le Royaume-Uni ne recevrait aucun traitement de faveur pour de futurs accords commerciaux avec les États-Unis. La campagne d’Hillary Clinton a elle même payé Christopher Steele, un ancien espion britannique travaillant avec des Ukrainiens, pour obtenir des informations compromettantes sur Donald Trump. Selon une étude de l’université de Cargie Melon, le gouvernement américain a interféré dans 81 élections étrangères entre 1946 et 2000. Lors des élections russes de 1996, Washington avait dépêché des consultants pour piloter la campagne de Boris Eltsine tout en dépensant des millions de dollars en sa faveur. [24]  Si on ajoute les multiples coups d’État, cela remet la supposée ingérence russe dans un contexte plus global.

Mais après s’être effondrées de manière aussi spectaculaire, les théories complotistes au cœur du RussiaGate soulèvent une autre question. Comment se fait-il qu’elles aient reçu autant de crédit et permis d’accuser un président tout juste élu de haute trahison, pour ensuite perturber son mandat pendant trois ans en dominant l’actualité américaine de la sorte ?

Le RussiaGate, une tentative de coup d’État contre Donald Trump ?

La déclassification progressive de nombreux documents internes à l’administration américaine depuis 2016, et la contre-enquête menée par le département de la Justice à partir de 2018 nous révèlent certains faits troublants qui pointent vers de multiples abus de pouvoir de la part des agences de renseignements américaines, commis dans le but implicite de nuire à Donald Trump.

Aux origines du RussiaGate se trouve le fameux dossier Steele, accrédité aux yeux du public par la manœuvre des directeurs du FBI et de la CIA, comme nous l’avons décrit plus haut. Parmi les allégations contenues dans ce document figurent les fameuses golden showers filmées par les services de Poutine, et le fait que Carter Page, un conseiller de second rang travaillant pour la campagne de Donald Trump, se serait vu offrir 19% du capital du géant gazier Rosneft, soit près de douze milliards de dollars, s’il parvenait à obtenir la levée des sanctions économiques contre la Russie. En dépit du ridicule de ces allégations, le FBI va ouvrir une enquête pour contre-espionnage visant la campagne de Donald Trump dès juillet 2016. Carter Page va faire l’objet d’une requête pour être mis sur écoute, ce qui nécessite d’obtenir un mandat FISA auprès d’un juge fédéral. La commission d’enquête du département de la Justice américaine a établi que le FBI avait commis un total de sept « erreurs et omissions » lors de la demande initiale, et dix supplémentaires lors des trois demandes de renouvellement du mandat. [25] En particulier, le FBI a menti au juge en utilisant des informations qu’il savait fausses, issues du dossier Steele, pour affirmer que Page était un espion russe, tout en cachant des éléments pouvant le disculper, comme le fait que Page travaillait en réalité pour le compte de la CIA ! [26]

L’autre membre de la campagne de Donald Trump qui sera rapidement inquiété se nomme Georges Papadopoulos. On sait désormais que les enquêteurs étaient conscients dès l’été 2016 que cette piste serait vaine. Dans son témoignage au Congrès, récemment déclassifié, le responsable de l’enquête Andrew McCabe déclare que les informations dont il disposait « n’indiquaient pas que Papadopoulos aurait eu des contacts avec les Russes ». [27] Ce qui ne l’a pas empêché de l’interroger en janvier 2017, puis de l’inculper pour s’être trompé de jour au sujet de la date d’un évènement. Papadopoulos s’est ainsi retrouvé propulsé au cœur du RussiaGate, avant d’être blanchi par Mueller.

La troisième personne à avoir vu sa vie détruite par l’enquête du FBI est l’ancien directeur de la Defence Intelligence Agency sous Obama et premier Conseiller spécial à la sécurité des États-Unis de Donald Trump, le général Michael Flynn. Le FBI l’a interrogé sans motif valable à propos d’une conversation dont les enquêteurs avaient déjà obtenu l’enregistrement pour, de l’aveu des agents en charge de l’entrevue, le piéger. Les fuites illégales dans la presse ont contraint Flynn à démissionner de son poste dès le 14 février 2017, avant de se voir inculper par Robert Mueller. Suite à la révélation des manipulations du FBI, la procédure judiciaire entreprise contre Flynn sera abandonnée. Des messages internes au FBI ont depuis été publiés par les avocats de Flynn, montrant que les agents suivant ce dossier s’inquiétaient d’une chasse aux sorcières menée en haut lieu pour nuire à Trump. Depuis, Andrew McCabe a été contraint de démissionner du FBI après avoir menti à des agents conduisant un audit interne. Ironiquement, il pourrait être à son tour inquiété par la justice. [28]

Ces multiples abus de pouvoir amènent à se poser la question des origines du RussiaGate. Pour l’instant, il semblerait que tout soit parti de l’affirmation émanant de Crowdstrike selon laquelle les serveurs du parti démocrate avaient été piratés par la Russie, et du dossier Steele compilé par un collaborateur d’Hillary Clinton. Une investigation du département de la Justice est en cours pour faire la lumière sur les origines précises de l’enquête du FBI visant Trump. Selon le Washington Post, cette enquête interne ne débouchera sur aucune inculpation. Mais des éléments troublants ont déjà été déclassifiés.

Une note interne du FBI, adressée au directeur James Comey et à l’agent Peter Strotz en charge de l’enquête de contre-espionnage débutée en juin 2016, mentionne « la validation par la candidate à l’élection présidentielle Hillary Clinton d’un plan impliquant le candidat à l’élection présidentielle Donald Trump et des hackers russes interférant dans les élections américaines comme un moyen pour détourner l’attention du public de son usage d’un serveur d’email privé ». Une seconde note, rédigée à la main par le directeur de la CIA de l’époque, John Brennan, stipule que ce dernier aurait informé Barack Obama d’une « potentielle validation par Hillary Clinton d’un plan proposé par un de ses conseillers aux relations internationales, dont le but serait de nuire à Donald Trump en fomentant un scandale alléguant des ingérences par les services secrets russes ». Les deux notes datent respectivement de septembre et juillet 2016, et ne sont que partiellement déclassifiées. Interrogé par la commission interne du Sénat en 2020, l’ancien directeur du FBI James Comey, impliqué par les deux notes, déclare « ça ne me rappelle rien », sans aller jusqu’à nier les faits. [29]

Tout cela reste obscur et ne prouve pas qu’Hillary Clinton soit impliquée dans l’enquête visant Donald Trump, mais interroge sur les motifs des différentes agences de renseignements qui ont poursuivi les collaborateurs du président pendant trois ans, sachant qu’ils ne possédaient aucun élément solide pour justifier cette enquête et ont abusé de leur pouvoir pour la mener à terme. D’autant plus que de nombreuses personnes investies dans cette affaire ont fait preuve de mauvaise foi, dans le but apparent de tromper le public et de nuire au président.

De nombreux anciens cadres et dirigeants d’agences de renseignements employés par les chaînes de télévision comme analystes vont alimenter la théorie du complot. L’ancien directeur de la CIA John Brennan affirmera ainsi que « Trump a commis un acte de trahison » que « Mueller va inculper des Américains pour conspiration avec la Russie » et que « Trump est entièrement dans la poche de Poutine ». L’ancien membre de la NSA John Schindler affirmera sur un plateau que « Trump va mourir en prison ». [30] L’ancien directeur du renseignement national (DSI), James Clapper, a caché aux auditeurs de MSNBC que Carter Page faisait l’objet de multiples mandats FISA [31]. Adam Schift, le président démocrate de la Commission sur le renseignement au Congrès a caché au public des faits qui auraient permis de mettre en doute la culpabilité de Papadopoulos et le rôle joué par la Russie dans le piratage informatique. À l’inverse, il a déclaré publiquement être en possession – via les auditions au Congrès qui seront déclassifiés plus tard – de preuves accablantes. [32] De même, alors que d’innombrables fuites anonymes en provenance des agences de renseignement ont alimenté le récit du RussiaGate pendant trois ans, aucun membre passé ou présent de ces agences n’a jugé opportun de fuiter des informations qui aurait permis de saper le RussiaGate, laissant la presse affirmer que Carter Page était à la solde du Kremlin (il était employé par la CIA), que le Congrès avait les preuves irréfutables de l’identité des hackers (le PDG de Crowdstrike avait témoigné à huis clos du contraire, tout comme le directeur du FBI), que Papadopoulos avait des liens avec la Russie (le FBI avait affirmé le contraire au Congrès), que Paul Manafort avait donné des informations à un « agent russe » en Ukraine (en réalité un « allié précieux » des États-Unis travaillant à l’ambassade américaine, selon le rapport du Sénat), et ainsi de suite.

Qu’il s’agisse d’un effort concerté pour nuire à Donald Trump en espérant le pousser à commettre une faute qui justifierait une procédure de destitution, ou du simple jeu de structures étatiques ayant engendré cette série d’effets, le résultat est dévastateur. D’abord, en accusant aussi gravement et grossièrement le président élu d’être un agent russe coupable de haute trahison, cette théorie complotiste a permis à Donald Trump de consolider sa base électorale, ulcérée par cette chasse aux sorcières. Ensuite, les électeurs démocrates convaincus par ces théories ont été encouragés à voter contre Sanders, accusé par le même procédé d’être l’idiot utile de Poutine. En évitant à l’establishment démocrate de faire son autocritique suite à sa défaite de 2016 et en le privant de toute réelle opposition, le RussiaGate a ainsi pavé la voie à Joe Biden. Ce scandale a aussi empêché Trump de procéder à un abaissement des tensions avec la Russie, et profondément abîmé la confiance du pays dans ses médias et sa démocratie. L’Amérique est désormais divisée entre des électeurs conservateurs persuadés que l’État profond et les médias démocrates ont tenté un coup d’État judiciaire contre leur président, et des démocrates convaincus que Trump est un agent russe à la solde de Poutine.

Lors du premier débat présidentiel de 2020, Trump a justifié son refus de promettre une passation de pouvoir non violente en cas de défaite en argumentant qu’il n’avait pas eu le droit à un tel traitement de faveur en 2016, et avait dû faire face à une tentative de coup d’État. Nous sommes prévenus.

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  1. Wall Street Journal : A trail of FBI abuse https://www.wsj.com/articles/a-trail-of-fbi-abuse-11575938300
  2. Lors du premier débat présidentiel, Joe Biden a ainsi accusé Trump d’être « le caniche de Poutine ».
  3. Durant la phase critique des primaires démocrates, selon le même modèle utilisé contre Trump, Sanders a été ciblé par des fuites anonymes en provenance des agences de renseignement américaines diffusées par le Washington Post, et révélant que Sanders aurait été informé par la CIA du risque d’interférence Russe dans la primaire, et que la Russie chercherait à le faire élire pour que Trump ait un adversaire facile à battre ensuite. Une information reprise et exagérée par tous les médias, en dépit du manque de substance de l’article initial. Sanders devra s’en expliquer en plein débat télévisé. Lire à ce sujet The Nation ici et Michael Tracey « Comment le Russiagate a couté la primaire à Bernie Sanders »
  4. https://www.vox.com/2016/7/27/12271042/donald-trump-russia-putin-hack-explained
  5. https://www.truthdig.com/articles/the-real-purpose-of-the-u-s-governments-report-on-alleged-hacking-by-russia/
  6. James Comey, le directeur du FBI, a lui même implicitement reconnu que le but du meeting était de fournir un prétexte à la presse pour publier le dossier Steele, comme le souligne le journaliste Matt Taibbi ici https://taibbi.substack.com/p/russiagate-is-wmd-times-a-million
  7. The Hill : Leaking Flynn’s name to the media was illegal : https://thehill.com/blogs/pundits-blog/the-administration/319955-yes-leaking-flynns-name-to-press-was-illegal-but
  8. https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/HALIMI/57889
  9. https://www.wsj.com/articles/spies-keep-intelligence-from-donald-trump-1487209351
  10. « Oh my god, this is terrible, this is the end of my presidency, I’m fucked”, comme le révèlera le rapport d’enquête de Robert Mueller. https://qz.com/1599067/trumps-response-to-muellers-appointment-im-fucked
  11. Page 146 et 147 du rapport Mueller https://www.justice.gov/storage/report.pdf
  12. https://www.nytimes.com/interactive/2020/09/27/us/donald-trump-taxes.html
  13. Le rapport affirme que le directeur de campagne Paul Manafort aurait partagé des sondages avec un ukrainien, Kilimnik, que le rapport accuse sans la moindre preuve d’être un agent russe. Or le rapport se contredit en décrivant par ailleurs Kilimnik comme un agent « précieux pour les intérêts américains ». Mueller avait quant à lui affirmé aux avocats de Manafort qu’il ne disposait d’aucune preuve selon laquelle Kilimnik aurait transmis les informations de Manafort à une tierce personne, tandis que le FBI a clairement indiqué dans des documents internes déclassifiés qu’il ne le considérait pas comme un agent russe. Enfin, les sondages qui auraient été transmis sont des données quasi-publiques dont la valeur reste plus que limitée. Pour aller au bout de cette question, nous vous recommandons de lire le journaliste Aaron Maté (The Nation, Monde diplomatique) ici et .
  14. https://thebulletin.org/2020/01/press-release-it-is-now-100-seconds-to-midnight/
  15. https://www.ft.com/content/ab127b84-3dd4-11e8-b7e0-52972418fec4
  16. https://www.nytimes.com/2020/09/18/us/politics/us-troops-syria-russia.html
  17. https://thehill.com/policy/national-security/313555-comey-fbi-did-request-access-to-hacked-dnc-servers et le transcript du témoignage au Congrès https://www.govinfo.gov/content/pkg/CHRG-115shrg25890/html/CHRG-115shrg25890.htm
  18. https://intelligence.house.gov/uploadedfiles/sh21.pdf
  19. Page 49 du rapport Mueller
  20. Aaron Maté : https://thegrayzone.com/2020/05/11/bombshell-crowdstrike-admits-no-evidence-russia-stole-emails-from-dnc-server/
  21. https://reflets.info/articles/fancy-bear-du-spearphishing-des-bitcoins-et-beaucoup-de-yolo
  22. https://www.realclearinvestigations.com/articles/2020/05/13/hidden_over_2_years_dem_cyber-firms_sworn_testimony_it_had_no_proof_of_russian_hack_of_dnc_123596.html
  23. https://www.politico.eu/article/judge-rejects-muellers-request-for-delay-in-russian-troll-farm-case/
  24. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/RICHARD/59641].
  25. https://www.justice.gov/storage/120919-examination.pdf
  26. https://theintercept.com/2019/12/12/the-inspector-generals-report-on-2016-fb-i-spying-reveals-a-scandal-of-historic-magnitude-not-only-for-the-fbi-but-also-the-u-s-media/
  27. Page 13 du rapport de la Commission sur le renseignement de la Chambre des représentants : https://intelligence.house.gov/uploadedfiles/am33.pdf
  28. https://theintercept.com/2020/05/14/new-documents-from-the-sham-prosecution-of-gen-michael-flynn-also-reveal-broad-corruption-in-the-russiagate-investigations/
  29. https://www.foxnews.com/politics/dni-brennan-notes-cia-memo-clinton
  30. Les citations originales viennent de l’article de Matt Taibbi : :https://taibbi.substack.com/p/russiagate-is-wmd-times-a-million
  31. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/how-did-russiagate-start-109092/
  32. https://www.wsj.com/articles/what-are-the-consequences-for-adam-schiffs-lies-11590174358 et https://thegrayzone.com/2020/05/11/bombshell-crowdstrike-admits-no-evidence-russia-stole-emails-from-dnc-server/

Jean-Baptiste Guégan : “Le sport a toujours été en Russie un marqueur de puissance”

Auteur de “Football Investigation, les dessous du football en Russie” (Bréal, co-écrit avec Quentin Migliarini et Ruben Slagter), Jean-Baptiste Guégan est journaliste, expert en géopolitique du sport. Il revient pour nous sur les enjeux extrasportifs qui irriguent la “Coupe du Monde de Poutine” et les compétitions suivantes.


LVSL : La Coupe du monde en Russie a commencé le 14 juin. Ces dernières années, le sport russe a été touché par des scandales de dopage. Les athlètes russes n’ont pas pu représenter la Russie lors des derniers JO d’hiver. Ils ont organisé malgré tout les JO d’hiver de Sotchi en 2014. Est-ce que la Coupe du monde 2018 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène du sport mondial ?

Jean-Baptiste Guégan : Le sport a toujours été important pour la Russie, c’est à la fois un vecteur d’image et un marqueur de puissance. Le sport leur permet de montrer leur capacité à former leur jeunesse, à rayonner et puis à montrer qu’ils sont un peuple qui gagne. C’est quelque chose d’essentiel pour Vladimir Poutine. Depuis son premier mandat et plus encore depuis le deuxième, il a énormément axé le rayonnement russe autour du sport parce que c’est une manière de rendre leur fierté aux Russes et de montrer que la Russie existe. Cela va leur apporter plusieurs choses. En Russie dès qu’on organise un évènement, c’est multifactoriel. La première c’est de modifier l’image russe. Donc de se servir de la Coupe du monde pour améliorer leur image dégradée à cause des conflits en Ukraine, de l’intervention en Syrie et des prises de position de Poutine sur la scène internationale.

La deuxième c’est une vraie volonté économique, touristique. La Russie est un grand pays avec un patrimoine important et une histoire riche et longue. Sauf qu’au regard de leur territoire et de leur population ils sont sous dotés en touristes. Et donc l’idée de cette Coupe du monde, c’est de montrer ce que la Russie a à offrir au monde et pour cela il faut mettre en vitrine les villes comme Samara ou Saransk.

La troisième motivation, c’est l’aménagement et la valorisation du territoire. Les villes qui ont été choisies, c’est le cas de Saransk et d’Ekatérinbourg, ce sont des villes qui ont été délaissées en termes d’aménagement, en termes de développement depuis la chute de l’URSS et l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est l’occasion avec cette Coupe du monde d’investir énormément comme ils l’ont fait à Sotchi pour développer les transports et les offres d‘hébergement mais aussi finalement l’offre de services.

Après, du point de vue géopolitique, ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et de montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. Le choix de Kaliningrad a été fait pour gentiment montrer aux Européens que la Russie est au cœur de l’UE. Il sera aussi très intéressant de voir après l’affaire Skripal et les menaces de boycott diplomatique comment les supporters anglais vont être reçus. Et de voir comment l’équipe des Three Lions (la sélection anglaise, ndlr) va être accueillie en Russie. Enfin, il faut reconnaître une chose, c’est que la Russie a tendance à faire deux choses, la première à parler fort et ensuite s’excuser silencieusement. La Russie a accepté les conclusions du rapport McLaren et a priori, cela n’a pas été médiatisé. La Russie a donc fait un pas pour reconnaître le dopage institutionnalisé qui a eu cours.

LVSL : Leur équipe a peu de chances d’aller loin…

La sélection russe est la deuxième nation la moins bien classée à la Coupe du monde devant l’Arabie Saoudite qu’elle rencontre au premier tour. On verra bien ce qu’ils feront. Comme à chaque Coupe du monde, l’organisation des groupes est orientée par un règlement favorable au pays organisateur.

Michel Platini est revenu dessus en parlant maladroitement de “magouille” pour la Coupe du monde 98. En vérité, ce n’est pas une tricherie, c’est juste une orientation du tirage et de son aménagement. C’est typique pour toutes les compétitions internationales de football. L’idée est de préserver le pays organisateur sur le premier tour pour maintenir l’enthousiasme et la passion populaires.

Pour en revenir au seul domaine sportif et pour en avoir discuté avec Alexeï Mechkov, l’ambassadeur de Russie, ils n’attendent rien de la Sbornaya (surnom de l’équipe russe, ndlr). Si ce n’est qu’ils soient à la hauteur des valeurs russes et de la Russie. Et qu’ils soient combatifs sur le terrain, pour renvoyer une bonne image de l’homme russe. C’est dans la logique du virilisme à la russe. Donc quand on discute avec eux, tous prévoient déjà que leur équipe ne passera pas les huitièmes de finale. Vraisemblablement ils tomberont contre l’Espagne ou le Portugal, et vraisemblablement ils se feront éliminer. Ce qui sera intéressant, c’est de voir leurs capacités athlétiques et de voir comment le sélectionneur russe va pouvoir rendre sa fierté à l’équipe russe. S’ils sont au même niveau qu’à la Coupe des confédérations, ce sera compliqué d’aller au-delà des huitièmes de finale.

« Ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et à montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. »

LVSL : A l’Euro 2016 il y a eu des affrontements à Marseille entre des hooligans anglais et russes. Est-ce qu’on peut s’attendre à des nouveaux affrontements en Russie ?

Pour avoir interviewé plusieurs spécialistes de la question pour notre Football Investigation avec Quentin et Ruben, que ce soit Ronan Evain qui est spécialiste du supportérisme russe, l’ambassadeur russe en France ou les spécialistes du foot russe du site Footballski.fr, tous ont la même réponse : le risque existe mais il est exagéré. Le supportérisme russe est un supportérisme composé d’ultras et de hooligans mais ils ne sont qu’une minorité. Comme dans toute frange de supporters, il y en a qui sont plus radicaux. Pour autant, on peut penser qu’il n’y aura pas de débordements pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y en a pas eu l’année dernière lors de la Coupe des Confédérations. Il y avait un niveau de sécurité rarement atteint, et dans une zone d’un kilomètre autour du stade, il fallait montrer patte blanche. Ensuite, on sait de sources internes que les services de renseignements russes ont fait clairement comprendre aux supporters radicaux qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi. Tous ceux qui ont été identifiés comme leaders ultras ont été prévenus aimablement. On n’oublie pas que la Russie est un régime autoritaire. Elle a fait comprendre que ceux qui ne respecteraient pas les règles feraient face à la loi et à sa férocité en Russie.

Et à côté de ça, il y a une autre règle tacite qui a été instituée. Les autorités russes, dans cette logique de virilisme, ont tendance à laisser les “fights”. Mais une condition a été imposée, c’est que ces combats soient organisés en dehors des villes. Avec deux limites : ne pas déranger les Russes moyens et ne pas nuire à l’image de la Russie à l’international. Donc tous les “fights” entre supporters ultras sont délocalisés dans les bois et la seule condition de non-intervention des forces de police et des services de renseignements, c’est qu’il n’y ait pas de blessés ou de morts.

Force est de constater que depuis 2012, cela s’est calmé malgré quelques dérapages. Dans notre livre, “Football investigation, les dessous du football en Russie”, nous revenons là-dessus. Le pouvoir a clairement rappelé à l’ordre ceux qui étaient concernés. Et plus encore depuis l’Euro 2016. On peut se demander si les Russes n’avaient pas intérêt à déstabiliser un Etat comme la France en acceptant d’envoyer des supporters ultras, en les laissant partir car ils savaient pertinemment qu’il y aurait un risque. Notamment en jouant sur la perspective d’un Etat incapable de tenir des supporters dans une des plus grandes villes françaises à l’approche de la présidentielle.

Dans les faits, le supportérisme russe n’est pas forcément politisé. Il y a donc peu de risques de débordements. Malgré les tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, il y a toujours eu coordination. Les services de police russes et européens continuent à discuter sur la question des ultras et des hooligans. Donc personne n’a intérêt à ce que ça se produise. L’intérêt de cette Coupe du monde est de montrer que la Russie est un pays sûr. Dans la représentation qu’on en a, la Russie est un pays qui fait peur. Les autorités veulent donc montrer que c’est un pays qui ne craint rien et qui est surtout accueillant. On peut penser qu’il n’y aura pas de débordements. Et quand bien même il y en aurait, il y aura tellement de présence policière et militaire dans les stades pour contrôler les radicaux, qu’il n’y aura pas de mauvaises images de débordements.

LVSL : Il y a quatre ans au Brésil lors de la Coupe du monde, il y a eu des manifestations contre le pouvoir. Est-ce que l’opposition russe peut profiter de la Coupe du monde pour manifester contre le pouvoir ?

La première différence est que le Brésil est une démocratie alors que la Russie est un régime autoritaire malgré sa constitution démocratique. D’un point de vue constitutionnel, le rapport n’est pas le même. En Russie, il y a deux types d’opposition. Une opposition légale et acceptée et une opposition durement réprimée. Des opposants comme Navalny se sont faits remarquer au moment du quatrième mandat de Poutine dans le cadre d’une manifestation qui dénonçait “le nouveau tsar”. Ce dernier a fini en prison. On peut remarquer une concomitance avec 2017 où avant la Coupe des Confédérations il y a eu une vague d’arrestations. Donc on peut imaginer des opposants à Poutine essayent de ses servir de la Coupe du monde, je pense aux Femen notamment.

Des ONG essaieront de se servir de cet évènement pour donner une force à leur cause, quelle qu’elle soit. Et notamment quand elles ciblent le pouvoir russe et ses dérives. Après on peut faire “confiance” aux services de renseignements russes pour faire face à ces mobilisations. On peut imaginer, sans prendre parti, qu’il y aura une manifestation sportive très sécurisée et que le moindre débordement sera recadré très vite. Je ne pense pas qu’il y aura d’images aussi négatives que celles attendues parce qu’on n’est d’abord pas dans le même contexte politique ni dans le même contexte économique. La croissance en Russie est revenue et Poutine fait tout pour dynamiser son image. Il n’a pas intérêt à ce type de contre-publicité.

Après on peut faire confiance aux médias internationaux pour montrer ce qui ne va pas en Russie. Nous sommes en pleine guerre de l’information et de l’image des deux côtés. Donc ce sera aux uns et aux autres de faire la part des choses.

LVSL : Début mars, un ancien espion russe a été retrouvé empoisonné en Angleterre. Le gouvernement anglais accuse la Russie de l’avoir assassiné et a annoncé un boycott diplomatique de la Coupe du monde. Aucun membre de la famille royale et du gouvernement n’ira à la Coupe du monde. Est-ce que ce boycott pourra aller plus loin et comment la Russie va accueillir l’équipe d’Angleterre ?

Le boycott britannique de la manifestation russe est un boycott qui est surtout diplomatique et symbolique. On a eu la même chose à Sotchi. Vous aurez du mal en termes de relations internationales à vous passer d’un membre du conseil de sécurité de l’ONU.

Au pic de la crise avec la Russie, il y a seulement eu des expulsions de chargés de renseignements, c’est-à-dire des espions. Il n’a pas eu de rupture définitive et réelle des liens diplomatiques. Il y a juste eu un refroidisseement et une tension. Cela veut dire que si le boycott se poursuit, et il se poursuivra, il sera exclusivement symbolique et médiatique.

“Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui.”

Après, pourquoi il ne peut pas être sportif ? Pour plusieurs raisons. La première c’est que pour une fois on a une sélection des Three Lions qui est compétitive. Très jeune mais compétitive. Et donc les Anglais vont y aller. La deuxième c’est que le gouvernement de Theresa May est impopulaire, il ne peut pas se permettre de s’aliéner les fans de foot. Il faut rappeler que le foot en Grande-Bretagne est une véritable culture, c’est quelque chose de fondamental. Pour des raisons de politique intérieure et de popularité il y aurait de toute façon eu une équipe britannique. Il y a une troisième raison qui est économique. Le football est une industrie du spectacle particulièrement développée en Angleterre. D’abord du point de vue des médias mais aussi de l’activité générale. Et on ne peut pas imaginer des Britanniques privés de sélection, qui ne seraient pas capables de dépenser leurs livres sterling dans les bars : la perte économique serait trop importante ! Il n’y a jamais eu de boycott d’une phase finale de Coupe du monde donc ce serait une première. Je ne vois pas l’Angleterre le faire et ce n’est pas l’intérêt des pays. L’important, c’est de continuer d’échanger. On a bien vu que la politique de la chaise vide ne menait à rien et que le meilleur moyen de comprendre Poutine, c’est de discuter avec lui.

La Russie a reconnu une partie de sa responsabilité et on peut être sûr que les Britanniques seront bien accueillis. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’économie russe souffre, mine de rien, en raison des sanctions internationales et qu’elle a tout intérêt à renvoyer une image positive aux investisseurs qui pour la plupart sont des Anglo-Saxons. Si on regarde, la moitié des grandes firmes transnationales mondiales sont en grande majorité étrangères et ne regardent qu’une chose : la sécurité de leurs avoirs et de leurs investissements. Le signal serait très mauvais et irait à l’encontre de ce que veut faire Vladimir Poutine. On peut s’attendre à ce qu’il y ait pour la forme des sifflets mais ça n’ira pas au-delà. En tout cas on peut l’espérer. S’il y avait un débordement ou un quelconque problème ce serait gênant.

LVSL : Mais qu’est-ce que Poutine espère de la Coupe du monde ?

Il espère plein de choses. A titre personnel et à titre politique ce qu’il espère, ce n’est même pas conforter son pouvoir, parce qu’il est déjà établi. On a vu sa réélection à plus de 70%. Ce qu’il espère c’est de continuer d’entretenir son image d’homme d’Etat, d’homme qui fait gagner la Russie et lui redonne sa fierté. C’est exactement ce qu’il fait depuis qu’il est réélu. C’est exactement ce qu’il faisait depuis son troisième mandat et même bien avant. Il a compris tout l’intérêt de rendre sa grandeur au peuple russe et tout ce qu’il construit du point de vue médiatique et dans sa communication va dans cette logique-là.

Du point de vue de la politique intérieure, Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui. Cela fait taire les oppositions, cela rend sa fierté au peuple russe. Enfin, quand on parle de géopolitique du sport on parle d’échanges entre dirigeants. On sait que les Britanniques n’iront pas mais on ne sait pas ce que vont faire les autres dirigeants européens et mondiaux. Le propre de ces manifestations est de faire se rencontrer des gens qui ne se rencontrent pas forcément dans les mêmes cadres.

On est hors d’un G20, d’un G8, donc on peut imaginer des contacts à haut niveau même simplement au niveau personnel, entre Mohamed Ben Salmane, l’héritier du trône saoudien et Vladimir Poutine par exemple. On aura des contacts entre les dirigeants qui viendront sur le sol russe. Et ces contacts seront diplomatiques et précieux pour la Russie.

LVSL : L’organisation d’une Coupe du monde pour une nation, c’est toujours bien pour développer le soft power ?

Cette justification domine, en tout cas depuis quinze ans, depuis que Joseph Nye a théorisé le soft power. L’idée, c’est d’expliquer que toute manifestation sportive concourt à nourrir l’image d’un pays à l’international, à marquer son influence, à accroître son rayonnement et à d’une certaine manière à l’inscrire sur la scène internationale.

La question du soft power est importante, elle est même essentielle mais on a tendance à oublier que pour une nation le fait d’organiser une Coupe du monde, c’est avant tout l’occasion d’aménager son territoire. Derrière chaque manifestation internationale sportive, il y a une volonté de réorganiser le territoire, de le réaménager en bénéficiant par exemple de procédures juridiques d’exception. On l’a vu à l’Euro 2016 avec des procédures juridiques simplifiées, des déclarations à l’international qui permettent de passer outre les réclamations des associations, de s’affranchir finalement d’une certaine légalité dans les procédures au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat et de la nation.

Donc ce qu’on voit, c’est que toutes ces manifestations-là sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser. Je pense notamment à Londres, au quartier de Stratford avec le stade olympique, à Barcelone avec la redynamisation complète de la façade territoriale, ce qui en a fait de une des villes les plus visitées et attractive d’Europe. L’héritage de 92 est là. On va faire pareil à Paris avec la Seine-Saint-Denis. Il y a eu la même chose à Rio avec certains quartiers qui ont été créés de toute pièce qui visent à contrôler, diviser l’aménagement de ces grandes villes. Derrière cette manifestation internationale, oui il y a le soft power, oui c’est important, car aujourd’hui il permet finalement de montrer aux autres qu’on existe, qu’on est capables d’organiser une manifestation et qu’on est un Etat important. Mais ce n’est pas le seul élément qui pousse une nation à organiser un évènement international. Il faut toujours penser, que ce soit pour une Coupe du monde, un Euro ou une manifestation comme les Jeux Olympiques, que les motivations sont multiples. Si on prend Sotchi par exemple, l’idée était de redynamiser le Caucase, de dynamiser les réseaux de partisans inféodés au régime de Vladimir Poutine et à Moscou, dans une zone prompte à l’opposition. Tchétchénie, Abkhazie, etc… Si on prend l’exemple de la Corée du Sud, le choix de Pyeongchang pour les Jeux olympiques d’hiver de 2018 répond à des logiques multiples, d’abord économiques mais on voulait aussi dynamiser un espace qui est resté à l’écart. Donc il y a plusieurs logiques, spatiales déjà, politiques et finalement géopolitiques à toute organisation d’évènements de cette nature.

LVSL : A partir de 2026 la Coupe du monde sera à 48 équipes. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour le football ? Et est-ce que ça va permettre à des équipes qui ne se qualifient pas d’habitude de se montrer et même de faire des exploits comme l’Islande et le Pays de Galles à l’Euro 2016 ?

Pour ce qui est de la compétitivité d’une Coupe du monde à 48, il faut le voir de deux manières. En augmentant le nombre de participants, on augmente le nombre de pays concernés. En augmentant le nombre de pays concernés, on augmente le nombre de diffuseurs, donc de sponsors, donc de partenaires. La première des motivations c’est l’augmentation des revenus de la FIFA.

“Les manifestations sportives sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser.”

La deuxième motivation c’est que la Coupe du monde à 48 va sécuriser la présence des grands pays en Coupe du monde, qui par exemple ne participent pas à la Coupe du monde 2018, je pense aux Etats-Unis, à la Chine, c’est-à-dire des pays qui vont compter, dans les trente années qui viennent, sur la scène footballistique mondiale. Donc c’est une manière aussi de sortir de la domination bipolaire du football mondial qui se résume à une diagonale Europe-Amérique du Sud. La troisième raison c’est de terminer complètement la mondialisation du foot. Parce que là vous en faites véritablement un évènement global : avec 221 fédérations à la FIFA, globalement on aura un cinquième des fédérations à la Coupe du monde 2026.

Maintenant la question c’est de savoir si c’est profitable pour le football, et là c’est autre chose. Plus il y a de matchs, plus il y a de petites nations et plus il y a d’écart entre les Etats. Donc si on regarde ce qui s’est passé avec l’Euro 2016 (passé à 24 équipes au lieu de 16, ndlr), le premier tour a été globalement ennuyeux, plus défensif, moins enclin à des scores serrés et parfois révélateurs de très gros écarts. Donc on peut imaginer qu’une Coupe du monde à 48 va nous proposer des matchs qui risquent d’être très déséquilibrés.

C’est gênant parce qu’on risque d’avoir les mêmes résultats par exemple qu’en phase de groupes de Ligue des Champions, c’est-à-dire des scores fleuves qui rendent l’intérêt des matchs de premier tour moins grand. Après, on peut aussi se dire qu’à force de rencontrer de grandes équipes les petites nations vont progresser. Ces promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pour le football, l’autre intérêt c’est qu’on va pouvoir voir des joueurs qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui sont des têtes d’affiche dans de petites équipes. Je pense à l’Egypte et Mohammed Salah (star de Liverpool, ndlr), qui est présent en 2018. Et puis ça va permettre d’inclure tous les footballs moyen-orientaux, asiatiques et océaniens, qui sont aujourd’hui délaissés.

Je pense qu’on boucle simplement la boucle de la mondialisation du football et qu’aujourd’hui cette manifestation montrera vraiment qu’elle est globale parce qu’elle inclut tout le monde. Après, sera-t-elle intéressante ? On verra. Ce que je crois surtout c’est qu’elle pose une autre limite. Elle va limiter  les candidatures potentielles pour l’accueil parce que très peu d’Etats sont et seront en mesure d’accueillir 48 équipes, avec 48 camps de base, avec 48 camps d’entraînement, que ça va demander beaucoup plus de stades qu’une Coupe du monde à 32, donc ça accroît les coûts. On l’a vu avec la défaite marocaine pour la Coupe du monde 2026.

“Le passage à 48 équipes en 2026 est une façon de terminer la mondialisation du football.”

LVSL : Dans quatre ans la Coupe du monde est au Qatar, est-ce que ça va être en hiver, en été, est-ce qu’ils vont changer le calendrier compte-tenu des conditions climatiques du pays ?

La Coupe du monde 2022 aura lieu l’hiver. Les calendriers des championnats sont connus trois ans avant donc là ils sont en négociations depuis un an et demi. Depuis que le Qatar est désigné, il négocie. Ils sont vraiment rentrés dans les phases de désignation. Les calendriers, les faisceaux satellites sont bloqués quatre ans avant. Là il y a toute la dimension logistique à prévoir et ils sont encore en négociations. Cela va affecter tous les championnats européens et les championnats mondiaux. C’est vrai que c’est inhabituel et ça ne respecte pas le cahier des charges initial du Qatar, on verra bien comment ça va se dérouler. Il est clair qu’il y a un ajustement qui est fait. Je pense que la Coupe du monde aura lieu au Qatar quoi qu’il se passe. Reste à savoir dans quelles conditions elle se tiendra. La condition des femmes se pose, la condition des droits des homosexuels et des minorités aussi, celle des travailleurs immigrés sur place également, même s’il y a eu des améliorations sous la pression de la FIFA, des ONG et de l’opinion internationale.

Il faudra aussi se poser la question de l’acheminement des touristes et des pratiques qui sont occidentales et européennes dans des villes où la consommation d’alcool est normalement prohibée. On verra comment les sponsors s’organisent. Est-ce que des zones réservées aux supporters internationaux seront organisées et échapperont à la loi ? On a vu que dans toutes les grandes manifestations sportives internationales des lois d’exception pouvaient être mises en place.

Propos reccueillis par Gauthier Boucly.

Élections russes : Vladimir contre Poutine ?

http://en.kremlin.ru/events/president/news/51716

Le 18 Mars 2018 aura lieu l’élection présidentielle de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine, tour à tour Président de la Fédération de Russie (2001-2008/2012-…) et Premier Ministre (2008-2012), concourt à sa réélection. S’il semble presque acquis que l’ancien agent du KGB ne devrait pas faire face à une concurrence trop rude, d’autres candidats sont en lice.


 

Le Parti Communiste de la Fédération de Russie, deuxième parti du pays par son poids électoral, n’enverra pas comme depuis les années 90 son secrétaire général Guennadi Ziouganov mais laissera cette opportunité à Pavel Groudinine. Ex-ingénieur et ancien membre de Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, sa candidature est en outre soutenue par le Front de Gauche de Serguei Oudalstov, fraîchement sorti de prison. Sera également présent le vieux leader du Parti Libéral Démocrate, Vladimir Jirinovski, ultra-nationaliste qui avait connu son heure de gloire grâce à d’importants succès électoraux durant l’ère Eltsine.

Si ces trois partis forment un triptyque assez traditionnel de la politique russe, certains visages sont plus neufs : c’est le cas de Ksenia Sobtchak, une jeune femme ayant fait fortune à la chute de l’Union soviétique et surnommée “la Paris Hilton russe” en raison de sa richesse et de ses liens avec l’univers de la télé-réalité. Notons par ailleurs que la candidature d’Aleksey Navalny, opposant « anti-corruption » à Vladimir Poutine, n’a pas pu être validée en raison de ses condamnations judiciaires. Il est également accusé d’antisémitisme ainsi que d’entretenir des liens troubles avec l’extrême-droite. Navalny accuse quant à lui Ksenia Sobtchak d’être une marionnette du pouvoir chargée d’incarner une caricature de candidate libérale…

“Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre.”

La stratégie politique de Vladimir Poutine – qui, cela est presque certain, sera réélu – mérite d’être analysée. Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre. Vladimir Poutine entretient des liens très forts avec l’Église orthodoxe russe, porte-étendard des valeurs nationales aux yeux du Kremlin, orthodoxie qu’il conjugue volontiers avec l’expression d’une forme de nostalgie pour l’Union soviétique, encore très forte en Russie. Bien que cette alliance des valeurs-ennemies d’hier puisse sembler incongrue, elle témoigne de la volonté de Poutine de s’inscrire dans la continuité de l’Histoire russe. Histoire russe qui est en grande partie marquée par l’hostilité à l’égard de « l’Occident », d’abord pour ses valeurs libérales et révolutionnaires du temps des Tsars, ensuite pour son économie de marché à l’ère soviétique.

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Ksenia Sobtchak | ©Evgeniy Isaev

 

“Le choix des citoyens de la Fédération de  Russie, dans la conception poutinienne, serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.”

Cette volonté d’incarner l’Histoire russe trouve ses racines dans le traumatisme de la crise des années 1990.  Suite à la chute de l’Union soviétique, la Russie s’est retrouvée dans une situation d’effondrement généralisé à tous les niveaux. Le vieux système soviétique a laissé la place à une Russie gangrenée par la misère, le chômage, la délinquance et la corruption. Une Russie qui semblait en plus affaiblie dans le concert des nations ; en témoigne le soutien timide apporté par l’administration Eltsine à son allié serbe pendant les conflits d’ex-Yougoslavie et du Kosovo.  Poutine, par son autoritarisme, réussit le tour de force d’incarner le retour d’une Russie forte, dans l’esprit des Russes. Il le fait en réhabilitant l’Union soviétique et ses symboles, en prônant un soft power basé sur le conservatisme et le nationalisme. L’incarnation de ces valeurs s’accompagne d’une pratique du pouvoir de plus en plus personnelle. Les années 90 servent d’épouvantail selon le principe : « Poutine ou le chaos ». Les candidats libéraux incarnent, dans l’imaginaire poutinien, le retour des oligarques au pouvoir. Les candidats communistes et ultra-nationalistes incarnent eux aussi une importante source d’instabilité : entre les positions chocs de Jirinovski (qui propose d’étendre l’emprise de la Russie sur l’ensemble des anciennes républiques soviétiques) et la volonté de « restaliniser la Russie » portée par le KPRF (Parti Communiste de la Fédération de Russie), le choix des citoyens de la Fédération de  Russie – dans le récit poutinien – serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.  

“Pour contrebalancer l’influence de la Chine, la Russie veut intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) afin qu’ils servent de courroie de transmission aux intérêts moscovites”

Poutine sait bien qu’il s’agit ici d’une mise en scène politicienne. La Russie ne peut se contenter d’un projet impérial, eurasiste et conservateur.  Son économie basée sur le parc énergétique gazier ne peut se permettre de se couper de l’économie européenne, à l’heure où la Chine affiche ses ambitions commerciales au grand jour et multiplie les échanges avec l’Union européenne. Les ambitions chinoises se manifestent sous la forme d’une « nouvelle route de la soie » reliant la Chine à l’Union européenne et passant par l’Asie centrale, ère d’influence russe dans l’esprit de Poutine. Une opposition trop ferme aux intérêts de l’UE conduirait la Russie à abandonner son ère d’influence à la Chine, ruinant par la même occasion le projet eurasien de coopération entre la Russie et les puissances régionales d’Asie centrale. Ce jeu d’échecs permet de comprendre pourquoi la Russie veut voir intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) : leur fonction est de servir de courroie de transmission aux intérêts moscovites.

Ces élections démontrent que la situation russe est loin d’être aussi binaire que la stratégie politique de Poutine voudrait le laisser penser. D’un côté, Vladimir Poutine se porte garant des valeurs russes en opposition à l’Occident libéral, de l’autre il ne peut se passer de l’Union européenne de crainte d’une concurrence trop rude avec la Chine, puissance émergente dont l’économie connaît une croissance bien plus importante que celle de la Fédération de Russie. Ces élections sont celles d’une grande puissance qui a besoin d’affirmer son soft power mais qui se retrouve concurrencée par des alliés importants.

 

Crédits photos : http://en.kremlin.ru/events/president/news/51716

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

Crédits :
© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

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Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.