La liberté sans la Révolution ? Le Directoire face à l’abolition de l’esclavage

Révolution esclavage Directoire - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

« Tout homme peut engager son temps et ses services ; mais il ne peut se vendre ou être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable ». Sur le sujet de l’esclavage, la Constitution de l’an III qui instaure le Directoire en août 1795 est on ne peut plus claire. Non seulement « l’infâme trafic » est abandonné – suite de l’abolition proclamée le 4 février 1794 –, mais cette interdiction a désormais valeur de loi fondamentale. Pourtant, une telle profession de foi abolitionniste n’a nullement permis d’éviter le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte le 20 mai 1802. La République directoriale, pourtant abolitionniste, a-t-elle ouvert la voie à la restauration du règne des colons esclavagistes ?

Ce phénomène résulte des paradoxes des thermidoriens1 qui sont animés par deux principes inconciliables : la volonté abolitionniste d’une part, l’idéologie libérale de défense des propriétaires d’autre part. De ce fait, la réhabilitation des colons – en délicatesse avec les révolutionnaires jacobins de l’an II – a été permise par la réhabilitation plus générale des élites économiques et la volonté directoriale de « ranimer le commerce » après l’élimination des robespierristes. Le retour sur l’histoire méconnue du Directoire ainsi que sur sa politique coloniale permet de pointer les limites de l’abolitionnisme libéral et réformiste, pourtant dominant dans l’historiographie. Cela permet aussi, par comparaison, de mettre en lumière le caractère inédit et proprement révolutionnaire de l’abolition de 1794.

L’abolitionnisme après Thermidor

En juin 1795, le député François-Antoine Boissy d’Anglas, l’un des théoriciens du Directoire, prononce un discours pour la « régénération des colonies » au Conseil des Cinq-cents2. Dans celui-ci, l’auteur pourtant très hostile aux montagnards reconnaît l’abolition de l’esclavage comme « le seul acte de justice » accompli par ses ennemis. Ses collègues sont du même avis et alors qu’ils tirent un trait sur la plupart des conquêtes de la Révolution (le suffrage universel est remplacé par le suffrage censitaire, les lois sociales sont abrogées, la libéralisation économique est généralisée), ils choisissent de confirmer l’abolitionnisme hérité de la Convention montagnarde. Après avoir ainsi constitutionnalisé la liberté générale, les thermidoriens votent également l’isonomie, c’est-à-dire l’assimilation des colonies à la législation métropolitaine (contre l’autonomie juridique défendue par les colons afin d’échapper à la loi abolitionniste) et la départementalisation progressive des outremers français entre 1795 et 1798.

Les thermidoriens reprennent l’abolitionnisme réformiste défendu par les girondins au cours des premières années de la Révolution. Celui-ci s’appuie sur des arguments philosophiques mais aussi économiques : notamment sur la conviction que le travail salarié est plus efficace que le travail servile car il permet d’intéresser les producteurs au fruit de leurs efforts. Parmi les thermidoriens du « côté gauche » comme Léger-Félicité Sonthonax – ancien commissaire envoyé à Saint-Domingue et qui y a proclamé l’abolition de l’esclavage à la fin 1793 – ou encore les députés des Antilles, on retrouve ainsi des partisans d’une régénération des colonies. Cette dernière passerait par l’accession des anciens esclaves à la citoyenneté ainsi qu’à la petite propriété foncière, à côté de la grande économie de plantation. D’autres abolitionnistes tendent plutôt à se désintéresser des colonies existantes – qu’ils perçoivent comme un héritage irréformable de l’Ancien Régime – et à échafauder des projets de « colonisation nouvelle » tournés vers le continent africain.

Là encore, c’est une reprise de l’abolitionnisme graduel des girondins qui entendaient émanciper les Noirs de manière progressive afin d’éviter une trop grande remise en cause des fondements de l’ordre colonial.

Ces défenseurs de la nouvelle colonisation se regroupent autour de la revue La Décade philosophique – conçue comme un laboratoire d’idées au service du régime directorial – puis de la nouvelle Société des Amis des Noirs et des Colonies refondée par l’abbé Grégoire à l’automne 1798. Ce groupe, où l’on retrouve notamment le théologien protestant Benjamin Frossard, l’écrivain suédois Carl-Bernhard Wadström et l’économiste libéral Jean-Baptiste Say promeut l’idée d’une colonisation reposant sur le travail libre et le « transfert de technologie avec les populations indigènes3». Ils bénéficient d’appuis à l’international notamment en Angleterre et suivent de près l’expérimentation de la colonisation menée au Sierra Leone par le mouvement abolitionniste britannique depuis 1787. L’historien Bernard Gainot qui a analysé le groupe de La Décade fait remarquer que d’autres « républicains conservateurs » défendent « dans un registre différent mais voisin » la colonisation de l’Égypte, engagée par le général Napoléon Bonaparte en 17984.

Premières brèches idéologiques

Malgré la sincérité de l’abolitionnisme des républicains modérés, les premières tensions se font jour dès l’été 1794. Après avoir fait exécuter les robespierristes, accusés d’avoir mis en place un dirigisme économique ainsi qu’une répression politique hostile à la bourgeoisie marchande, les députés continuent de traquer les résurgences jacobines. Dès leur prise de pouvoir, ils n’ont de cesse de dénoncer « les maximes de Robespierre », coupables à leurs yeux d’avoir légitimé les aspirations démocratiques ainsi que la violence politique contre les élites dirigeantes.

Or, le « système de Terreur » que les thermidoriens revendiquent avoir renversé présente de nombreux points communs avec la Révolution haïtienne. En effet, les jacobins français d’un côté, les esclaves et les libres de couleur de Saint-Domingue de l’autre ont tous les deux renversé les hiérarchies sociales, légitimé la violence à l’encontre des propriétaires et promu le modèle du citoyen-soldat comme défenseur de la souveraineté populaire, si chère à Rousseau. Aussi, les hommes forts du Directoire sont contraints de réaliser un exercice d’équilibriste : défendre la République et la liberté générale tout en condamnant les deux révolutions radicales qui les ont fait naître.

Cette tension idéologique est notamment illustrée par le maire de Nantes, Gilbert Beaufranchet (1795-1797). Dans un discours prononcé le 29 mai 1796, celui-ci qualifie les anciens esclaves de « héros » armés par la « liberté sainte » mais dénonce aussi la violence de l’insurrection dans laquelle il ne voit que des « horribles forfaits » commis par des « Africains dévastateurs5». Les contradictions du Directoire culminent avec le vote de la loi du 1er septembre 1796 qui prévoit le dédommagement des planteurs « réfugiés » en France suite aux pertes économiques dues à la révolution de Saint-Domingue.

Bien qu’annulée l’année suivante afin de sanctionner les colons ayant rejoint les milieux royalistes, ce procédé d’indemnisation des propriétaires d’esclaves sera utilisé au cours de la plupart des abolitions ultérieures, notamment lors de la seconde abolition française de 1848. Ce choix politique constitue un net recul par rapport à l’abolition de 1794 qui avait dénié le droit des planteurs à la propriété au nom du droit des esclaves à la liberté.

Il ne faudrait pas pour autant conclure à la duplicité des thermidoriens ou relativiser l’importance de leur engagement abolitionniste. Incontestablement, l’opposition résolue à l’esclavage est une ligne directrice des républicains du Directoire. En outre, dans le contexte de l’émergence des discours racialistes promus par les planteurs esclavagistes, l’imperméabilité des républicains de La Décade à toute idée ségrégationniste ainsi que leur promotion du métissage doivent être soulignées6. Simplement, les thermidoriens sont prisonniers de leur idéologie réformiste et de leur attachement viscéral au respect de la propriété. Ainsi, plusieurs représentants du Directoire dans les colonies considèrent les « nouveaux libres » comme une population mineure qu’il convient d’éduquer à la liberté.

Là encore, c’est une reprise de l’abolitionnisme graduel des girondins qui entendaient émanciper les Noirs de manière progressive afin d’éviter une trop grande remise en cause des fondements de l’ordre colonial. D’une manière générale, les thermidoriens ne font pas confiance aux nouveaux libres, ce que les esclavagistes ne se privent pas de faire remarquer7. Là encore, le décalage est net avec les montagnards qui, pour la plupart, s’étaient ralliés à la révolution des esclaves en comparant leur rébellion contre les planteurs à la prise de la Bastille par les Parisiens insurgés.

Le Directoire et « l’assimilation » des colonies

Malgré l’isonomie proclamée par la Constitution, le Directoire se révèle incapable de faire respecter son autorité et ses lois dans les différentes colonies. En effet, si l’abolition de l’esclavage s’applique effectivement en Guadeloupe, en Guyane et dans l’ouest de Saint-Domingue (la Martinique étant passée sous domination anglaise, l’esclavage y est maintenu par le nouvel occupant), elle reste lettre-morte dans les établissements français du Sénégal ainsi que dans les colonies de l’Océan indien (La Réunion et l’île de France8) où les colons s’y opposent farouchement. L’abolition ne s’applique pas davantage dans la partie orientale de Saint-Domingue, devenue française de jure en 1795 mais qui reste administrée de fait par les colons espagnols.

La traite reste aussi d’actualité. Le décret de 1794 ne l’a pas mentionnée car il était sous-entendu que celle-ci disparaîtrait avec l’esclavage. Pour autant, elle perdure dans l’ensemble des colonies citées et elle est même pratiquée dans les Antilles par certains corsaires français s’emparant de vaisseaux négriers britanniques avant de revendre les captifs à des négociants américains9. En 1796, le Directoire tente d’affirmer son autorité en envoyant deux délégations. L’une d’entre elles est chargée de faire appliquer l’abolition de l’esclavage dans les Mascareignes. Elle est composée d’un colon de l’île de France Étienne Burnel et de l’ancien maire de Nantes René Baco de la Chapelle. Ce double choix, à la fois d’un ancien administrateur colonial et d’un notable du premier port négrier de France pour conduire le démantèlement de l’esclavage paraît assez curieux. Peut-être s’explique-t-elle par la volonté des directeurs de ne pas effrayer les colons locaux afin de parvenir à un accord. L’opération échoue néanmoins face à la virulence des planteurs et les deux commissaires sont contraints de se rembarquer à l’été 1796.

Quant à la « colonisation nouvelle », fondée sur le « doux commerce » et non la domination militaire, le transfert de technologie et l’enrichissement moral réciproque entre Européens et « indigènes », elle ne connaît pas de développement concret

En parallèle, une autre commission est diligentée pour raffermir l’autorité de la République sur Saint-Domingue. Elle est composée de Sonthonax et de Julien Raimond, un libre de couleur originaire du sud de l’île et engagé pour l’abolition de l’esclavage depuis 1789. Sur place, les commissaires doivent composer avec l’autorité du général noir Toussaint Louverture et du général métis André Rigaud, tous deux auréolés de leur lutte contre l’occupation britannique (le dernier soldat anglais ne quittera l’île qu’en octobre 1798). Sans prétendre à l’indépendance de la colonie, Toussaint mène une politique intérieure et une diplomatie autonomes, notamment avec les États-Unis dont le rôle crucial pour l’approvisionnement de l’île ne peut être rempli par la France trop lointaine. Paris est donc contraint d’accepter ces autonomies et ces exceptions contradictoires qui se multiplient.

Sur le plan économique, l’assimilation des colonies implique que le libéralisme économique que les thermidoriens mettent en place dans l’Hexagone soit également appliqué outre-mer. Cela signifie la fin du régime commercial de l’Exclusif qui jusque là, interdisait aux colons de vendre leurs denrées coloniales à des pays étrangers. À cette libéralisation économique s’ajoute la question de la réorganisation du travail dans les colonies avec le passage du travail servile au travail libre. Du côté de Paris, les thermidoriens sont très soucieux que les Antilles continuent d’exporter des denrées coloniales. C’est pourquoi le député Joseph Eschassériaux, rapporteur des questions relatives à Saint-Domingue, exhorte les Noirs à reprendre le travail de culture. Tout en insistant pour que ce retour sur les plantations se fasse « librement » – c’est-à-dire sans esclavage, les directoriaux appuient une reprise rapide de l’exploitation car ils estiment que les capacités de production coloniales des Antilles françaises constituent le principal atout de la France face aux puissances concurrentes10.

Le redémarrage de l’économie de plantation se produit effectivement et très rapidement à Saint-Domingue. En effet, sur l’île, Toussaint Louverture est confronté à une « nécessité historique » comme le rappelle l’historien Yves Bénot11. Face aux Britanniques qui continuent de menacer le pouvoir louverturien, Saint-Domingue a besoin de vivres et de munitions. Les États-Unis sont disposés à lui en procurer mais seulement en échange de produits coloniaux. La décision de Toussaint de faire reprendre le travail de culture à marche forcée est donc seulement motivée par les intérêts immédiats de l’île. Elle ne résulte pas des consignes de Paris ou des doléances des négociants français, auxquels ce redémarrage économique ne bénéficie que très peu du fait de la fin du commerce exclusif.

La résurgence des milieux esclavagistes

En plus de sa difficulté à affirmer son autorité dans les colonies, le Directoire est confronté à la réorganisation du lobby esclavagiste en France mais aussi outre-Atlantique. En effet, une forme d’internationale esclavagiste se met progressivement en place après l’abolition : planteurs, négociants et anciens administrateurs coloniaux fourbissent leurs arguments et plaident, à mots plus ou moins couverts, pour le retour à l’esclavage. Les États-Unis jouent un rôle essentiel dans ce processus en offrant à la fois un refuge pour les planteurs exilés après la révolution de Saint-Domingue et une base permettant au négoce colonial de se redéployer12.

Dans l’Hexagone, la résurgence de l’esclavagisme n’a rien d’une évidence. En effet, l’opinion républicaine s’honore de l’abolition et exclut sa remise en cause. C’est donc par l’intermédiaire des milieux royalistes que les défenseurs de l’esclavage font leur retour dans le débat public. Au printemps 1797, les premières élections du Directoire consacrent une victoire éclatante des contre-républicains proches du Club de Clichy. Bien que le sujet des colonies n’ait pas occupé la campagne électorale, le sujet est d’emblée mis à l’ordre du jour par les nouveaux députés royalistes. Des anciens planteurs, des négociants ou des hommes liés aux milieux coloniaux (Viénot-Vaublanc, Tarbé, Villaret-Joyeuse, Malouet) se retrouvent pour incriminer la politique du Directoire13. Tous réclament la reprise en main militaire des colonies, le rappel en France des commissaires abolitionnistes et même le rétablissement de la ségrégation entre les Blancs et les libres de couleur14. L’ombre du rétablissement de l’esclavage plane sur les débats bien qu’aucun des députés ne se sente assez fort pour l’exiger.

L’offensive est tout de même suffisamment réactionnaire pour entraîner une levée de boucliers chez les républicains. Le Directoire maintient sa politique abolitionniste et se débarrasse de l’opposition du côté droit par le coup d’État de fructidor an V (septembre 1797). A cette occasion, les chefs royalistes sont arrêtés et les élections de nombreux députés sont cassées. Cette éviction des partisans de l’Ancien Régime colonial permet le vote de la loi de départementalisation des colonies et d’égalité civique des Noirs le 1er janvier 1798. D’une manière générale, sous le Directoire, le clivage entre les partisans de la colonisation nouvelle et ceux de la restauration esclavagiste semblent épouser celui qui sépare les républicains modérés des royalistes15.

Si cette loi confirme une fois de plus l’idéologie abolitionniste du Directoire, elle ne permet toujours pas à celui-ci de réaffirmer son autorité outre-mer. Dans les îles Mascareignes, les colons sont toujours ouvertement en rébellion contre la loi abolitionniste. À Saint-Domingue, Toussaint Louverture se révolte contre le nouveau commissaire Gabriel de Hédouville qui est contraint de se rembarquer en octobre 1798 tandis que la rivalité entre les deux vainqueurs des Britanniques, Toussaint et Rigaud, dégénère en guerre civile l’année suivante. En Guadeloupe, l’autoritarisme du gouverneur Étienne Desfourneaux fait l’unanimité contre lui, y compris parmi les agents français qui le renversent et le forcent à s’exiler en octobre 1799. En Guyane enfin, l’agent du Directoire Burnel est lui aussi renversé par un coup d’État mais cette fois dominé par les colons esclavagistes et qui intervient le lendemain de la prise de pouvoir par Napoléon dans l’Hexagone (le 10 novembre 1799). Beaucoup de royalistes exilés par le Directoire y participent et prennent ainsi leur revanche sur fructidor16.

Une partie de l’historiographie a longtemps considéré, à la suite d’Aimé Césaire, que l’abolitionnisme de la première République n’aurait été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’impérialisme français. Cette lecture a été facilitée par l’ampleur de la contre-révolution enclenchée par Bonaparte qui a abouti au rétablissement de l’esclavage en 1802. La restauration esclavagiste, restée unique dans l’histoire, n’avait rien de prévisible en 1794 et pas davantage dans les derniers mois du Directoire. Elle résulte de la volonté de Napoléon et d’un groupe d’anciens colons de sacrifier les principes issus de la Révolution sur l’autel d’un expansionnisme tous azimuts.

Pour autant, si le Directoire n’est pas responsable de la réaction bonapartiste qui précipita la faillite de l’empire colonial, il a échoué à préserver les acquis des révolutions française et haïtienne. Les thermidoriens n’ont voulu ni assumer la radicalité de la révolution des esclaves, ni renoncer à l’exploitation des denrées coloniales sous la tutelle métropolitaine. Ce faisant, ils n’ont pas réussi à établir des relations nouvelles avec les colonies « régénérées », en particulier avec le Saint-Domingue louverturien. Ils n’ont pas davantage su soumettre les colons esclavagistes de la Réunion et de l’île de France à la loi abolitionniste.

Ceci a eu pour conséquence de prêter le flanc aux nostalgiques de l’Ancien Régime colonial (planteurs, négociants, administrateurs et manufacturiers), empressés de corriger les « excès » de la Révolution. Quant à la « colonisation nouvelle », fondée sur le « doux commerce » et non la domination militaire, le transfert de technologie et l’enrichissement moral réciproque entre Européens et « indigènes », elle ne connaît pas de développement concret. Par ailleurs, elle ne survit pas au Directoire. En lieu et place, c’est l’expansionnisme brutal, mené au nom d’une « mission civilisatrice » qui lui succédera au siècle suivant.

Notes :

1 On désigne comme « thermidoriens » l’ensemble des membres de la Convention ayant organisé la mise hors-la-loi puis l’exécution de Robespierre et de ses partisans les 9 et 10 thermidor an II, soit à la fin du mois de juillet 1794.

2 Sous le Directoire, le Parlement est bicaméral et se divise entre le Conseil des Cinq-cents et le Conseil des Anciens.

3 Bernard GAINOT, « La Décade et la « colonisation nouvelle » », Annales historiques de la Révolution

française [en ligne], 339 | janvier-mars 2005, mis en ligne le 27 avril 2006, p. 7.

URL : http://journals.openedition.org/ahrf/2137

4 Bernard GAINOT, « La Décade… », art. cit. , p. 9.

5 Jean MORISOT, La perception du processus révolutionnaire dominguois/haïtien en France : aspects politiques, sociaux et culturels (1750-1826), Clément THIBAUD (dir.), mémoire de master 1 en histoire soutenu à l’Université de Nantes, p. 61.

6 En septembre 1798, la Décade soutient la fondation de l’Institution Nationale des Colonies dont l’ambition est de former les cadres coloniaux « sans aucune distinction de couleur ». Bernard GAINOT, « La Décade… », art. cit. , pp. 5-6.

7 Dans son essai, Réflexions sur Saint-Domingue publié à la fin de l’année 1796, un ancien planteur de l’île François Laplace pointe ainsi les contradictions des directoriaux qui, tout en proclamant la liberté générale, dénient aux anciens esclaves le droit de quitter les plantations sur lesquelles ils ont été exploités. Jeremy POPKIN, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire » dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire. Forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 319.

8 Actuelle île Maurice.

9 Yves BÉNOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992, p. 17.

10 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme des républicains sous le Directoire – Le cas d’Eschassériaux », La

Révolution française [en ligne], 19 | 2021, mis en ligne le 01 février 2021, p. 4.

URL : http://journals.openedition.org/lrf/4572

11 Yves BÉNOT, La démence coloniale… , op. cit. , p. 30.

12 Cf « Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique » : https://lvsl.fr/le-modele-americain-des-esclavagistes-francais-retour-sur-la-contre-revolution-atlantique/https://lvsl.fr/le-modele-americain-des-esclavagistes-francais-retour-sur-la-contre-revolution-atlantique/

13 Jeremy POPKIN, « L’offensive coloniale… », op. cit. , pp. 324-326.

14 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme… », art. cit. , p. 5.

15 Kôbô SEIGAN, « Le colonialisme… », art. cit. , p. 7.

16 Cf Yves BÉNOT, La Guyane sous la Révolution française ou l’impasse de la révolution pacifique, Kourou, Ibis Rouge, 1997.

Conquérir le droit à la ville pour penser la propriété autrement

© Damien Astier

Le droit à la ville, tel qu’il a été théorisé par le philosophe et géographe marxiste Henri Lefebvre en 1967, est plus que jamais menacé par l’avènement de la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu. Face à la logique de privatisation de l’espace public et de marchandisation du territoire, les classes populaires et les habitants les plus précaires sont les premières victimes. Comment dès lors conquérir un droit à la ville pour tous ? La clé pourrait bien se situer dans notre conception de la propriété, qui ne doit plus s’entendre comme une forme d’appropriation individuelle, mais comme une nouvelle responsabilité partagée. Par Damien Astier.


Le droit à la ville en péril

Comme l’écrivait Henri Lefebvre dans son ouvrage Le Droit à la Ville en 1967, la société
urbaine, qu’il différencie de la ville, est la finalité de l’industrialisation – « l’urbanisation et
l’urbain contiennent le sens de l’urbanisation » –, et la ville est le lieu d’expression de la lutte des classes. Cinquante ans plus tard, on voit comment la classe dominante – la bourgeoisie propriétaire associée à l’aristocratie stato-financière[1] – a façonné une ville comme Paris : privatisation du patrimoine immobilier et des lieux de culture (déchus en lieux de consommation), gentrification et ségrégation socio-spatiale, évacuation de la classe ouvrière (que l’on entendra au sens marxiste comme réunissant aujourd’hui les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour subsister), concurrence des usages et standardisation des commerces et de l’architecture, diktat des rythmes urbains – la proximité de la ville du “quart d’heure[2]” relevant bien souvent d’un « luxe », qui se paye à prix fort sur le marché de l’immobilier.

Les classes populaires, ainsi évacuées du centre de la métropole, se retrouvent exclues trois fois : par la distance-temps (éloignement domicile-travail), par la distance-coût (l’enjeu de la gratuité des transports se pose, la hausse des tarifs de stationnement – sans parler de péage urbain – étant un facteur de ségrégation puissant), et par le coût de « consommation » de la ville (activités de loisir, culture, divertissement, restaurants). En effet, la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu, comme la définissait Henri Lefebvre, promeut la valeur d’échange – consommation des espaces et produits de la ville – contre la valeur d’usage – la fête, le droit à l’œuvre, le « théâtre spontané » – au point de la contester partout, voire de la résorber dans l’échange. Or, cette valeur d’usage résiste, irréductible, constitutive de l’urbain, enjeu du droit à la ville. Ainsi, comme l’écrit Henri Lefebvre :

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Le philosophe, géographe et sociologue Henri Lefebvre © Bert Verhoeff

« Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, droit à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. »

On ne peut que constater que l’appropriation de l’espace public, la pratique et l’usage des lieux publics, se trouvent à la fois de plus en plus contestés par leur privatisation et de plus en plus contrôlées, voire criminalisées par la puissance publique (vidéosurveillance, répression des manifestations des gilets jaunes et dans une moindre mesure des militants écologistes, évacuation de Nuit Debout, contrôle de parcours et tentative d’interdiction des cortèges de grèves…).

Les politiques conduites lors des dernières mandatures se sont adaptées à cette tendance de la classe dominante, oscillant entre timides poches de résistance (fermeture des voies sur berges, développement du logement social) et compromis marchands « gagnant-gagnant ». La ville – son territoire – se négocie sur le marché des valeurs d’échange : espace, foncier et immobilier sont rangés au rayon de marchandises et valorisés comme tels, selon l’offre et la demande. Le patrimoine privé municipal n’y échappe pas, jouant le jeu de la course à la valorisation foncière – pourvoyeuse à court terme de recettes municipales asphyxiées par l’austérité – dictée par la densification et l’orientation de la programmation urbaine vers les produits les plus « rentables ». Le dispositif des appels à projets, seul, résiste à sa manière à la stricte logique de marché en négociant la souveraineté municipale contre un renoncement de valorisation.

L’espace public et le patrimoine public municipal – lieux de valeur d’usages par excellence – sont attaqués : concessions publiques hautement valorisées comme le parc des expositions ou encore les parcs de stationnement Vinci, substituant du « privé marchand » à du « public tarifé », naming (POPB devenu Accord Hotels Arena), mécénat (bourse du commerce concédée à M. Pinault) dont les bienfaiteurs s’achètent un capital symbolique à moindre coût (avec défiscalisation partielle à la clé) sur le dos de collectivités locales aux finances publiques taries par la doctrine d’austérité gravée dans les traités européens que le gouvernement applique si consciencieusement.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange.

On constate également l’émergence d’espaces à statut ambigu comme les lieux « ouverts au public », espaces en réalité privés dont l’ouverture au public est contrôlée et restreinte à des plages horaires définies (centre commerciaux, abords de musées ou monuments, excluant SDF, « fauteurs de troubles présumés » et autres indésirables) : le public est ici regardé comme consommateur et non usager ou citoyen. Et si des « tiers-lieux » émergent encore, souvent autour d’activités artistiques développées sur des friches ou dans des interstices du tissu urbain échappant à la surveillance, rapidement l’État et le marché s’activent à le récupérer, le régulariser ou, à défaut, ordonner sa destruction.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange. Elle doit être circulée en permanence et jamais appropriée, traversée par des flux de citadins, de travailleurs, de touristes, de consommateurs (à l’instar des capitaux qui, gelés ou bloqués, révèlent l’inanité du système économique capitaliste qui consacre la valeur d’échange et le mythe d’une croissance infinie) et ne jamais prêter le flanc à des fixations durables, des regroupements de citoyens imprévus et par définition « non-autorisés », des irruptions démocratiques directes alors capables de revendiquer leur droit à l’expression, à la contestation, à la révolte, à la ville.

La propreté et la sécurité comme thèmes de campagne municipale particulièrement mis en exergue à Paris participent de cette logique : rendre l’espace public propre, c’est une manière de dire en creux qu’il doit être évacué, aseptisé, vidé et invisibilisé de toute l’indignité et la souffrance que le capitalisme engendre (vive les « pics d’or », non aux « campeurs » migrants du canal) et rendu hermétique à toute expression populaire publique, organisée ou spontanée, susceptible de contester l’ordre. Le confinement sanitaire nous a donné un aperçu, avec ses drones et sa police, de ce que pourrait engendrer une tendance sécuritaire légitimant l’état d’urgence permanent.

Porte d’Auteuil © Damien Astier

Ainsi, comme l’écrivait Henri Lefebvre : « Si la classe ouvrière se tait, si elle n’agit pas, soit spontanément soit par la médiation de ses représentants et mandataires institutionnels, la ségrégation continuera avec des résultats en cercle vicieux (la ségrégation tend à interdire la protestation, la contestation, l’action, en dispersant ceux qui pourraient protester, contester, agir). »

Ce n’est pas de davantage de technologie ou d’innovation en matière de gestion ou de management urbain prétendu « smart » dont a besoin la ville, c’est de (re)devenir un lieu de liberté, d’expression gratuite et offerte, d’art, d’appropriation, de conflit. Une équipe municipale, ou candidate à la mairie, doit nécessairement se positionner par rapport au droit à la ville, c’est-à-dire reconnaître la lutte de classes et choisir son camp : œuvrer pour consacrer la primauté de l’humain, de l’usager qui « fait société » urbaine, porteur de valeur d’usages, ou bien s’attacher à protéger le décor urbain, les propriétaires et exploitants d’une ville réduite à des valeurs d’échange.

La propriété à responsabilité partagée

Dans certaines villes, on entend parfois élus et habitants s’insurger, à juste titre, contre la cherté des logements, les immeubles vacants, ou encore contre la disparition des commerces de proximité au profit d’agences bancaires ou d’assurance. Dans d’autres villes, on les voit lutter contre les marchands de sommeil, prédateurs de quartiers en perdition, et s’escrimer à redonner une vitalité à des rez-de-chaussée désaffectés.

Ces situations résultent d’une même logique qui sévit sur la ville, ou plus exactement qui produit la ville : une économie de marché malade. Malade de la spéculation, qui amène à considérer, en zones tendues, l’immobilier comme un placement financier, un « actif » offrant du rendement, comme une action en bourse crache des dividendes… ou s’écroule. Malade aussi d’être dépendante de la santé économique de « sa demande », constituée des habitants et usagers de la ville : trop pauvres, trop précaires, et c’est le parc immobilier qui se paupérise et se dévalue.

Face à ces situations, et plus particulièrement en matière de logement, l’action des pouvoirs publics a longtemps poursuivi deux grandes orientations : ou bien laisser faire le marché, fiévreux ou fébrile, en s’attachant à en récupérer les retombées financières
lorsqu’il est spéculatif et haussier (DMTO, taxes d’aménagement) ou à le perfuser et tenter de l’orienter dans le cas contraire (TVA réduite, investissement locatif), ou bien faire de la ville en dehors du marché, notamment par la construction de logements locatifs
conventionnés (sociaux et intermédiaires), financés par la collectivité et dont le prix d’usage échappe à la logique marchande.

Entre ces deux pôles opposés, de récentes expériences ont vu le jour, qui visent à corriger des aspects spécifiques et déviants du marché. Tout d’abord, on peut songer à l’encadrement des loyers du parc privé, véritable offensive contre la dérive spéculative délétère qui asphyxie les habitants et gentrifie sans fin les centres urbains. La mesure reste limitée actuellement par la modestie du dispositif réintroduit par la loi ELAN, qui ne concerne que les nouveaux baux d’habitation. Une seconde mesure repose sur le contrôle des usages, à travers les clauses d’affectations et autres clauses constructives exigées par les collectivités « propriétaires » sur leur patrimoine cédé dans le cadre d’appels à projets urbains innovants, développés de manière massive depuis la première vague des « Réinventer » initiée par la Ville de Paris. Dans cette approche, la collectivité reprend une forme de souveraineté sur son territoire en contractualisant les engagements du porteur de projet, mais ces engagements restent provisoires et limités dans le temps (quelques années) en raison de la nature des droits cédés (pleine propriété). Enfin, l’impulsion de formes d’accession sociale à la propriété, via le montage OFS-BRS[3] permet de créer un statut de propriétaire d’usage à durée limitée. Toutefois, l’exclusion de recourir au marché pour en fixer le prix, d’une part, et les conditions strictes d’éligibilité des bénéficiaires, d’autre part, en font un produit nécessitant une administration assez lourde.

Ces trois approches partagent néanmoins un objectif commun, bien qu’abordé sous des angles différents : en finir avec la propriété dominante, abusive, c’est-à-dire ôter à la propriété des composantes qui peuvent en faire un danger pour ville, un obstacle à la démocratie urbaine, un péril pour les habitants comme pour les usagers.

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine.

Aucune de ces approches n’est suffisante à rétablir, seule, le droit à la ville : il faut donc s’attacher à les combiner pour conserver leurs atouts tout en dépassant leurs limites. Cela peut s’obtenir immédiatement sur le foncier public, maîtrisé par la collectivité : à coté des logements sociaux cédés aux bailleurs publics (HLM ou institutionnels) peuvent émerger des logements – et plus largement de l’immobilier – en propriété à responsabilité partagée.

Cela doit reposer sur une modalité : la contractualisation à travers un bail long terme[4] au sein duquel la collectivité encadre ce qu’elle souhaite voir contrôlé (destination, rendement, charges d’entretien…) et sur un principe de partage des responsabilités, qui implique que les clauses supportées par l’acquéreur s’accompagnent d’une sécurité dont la collectivité reste garante (droit de délaissement). Pour ce faire, une foncière publique est nécessaire, associant des fonds propres ou apports en nature de partenaires publics (collectivités, Action Logement, CDC), mais restant pilotée par les collectivités détentrices du droit des sols. L’horizon deviendrait ainsi de municipaliser le sol, pour que le territoire urbain ne devienne plus jamais une marchandise, mais reste une res publica sur laquelle la démocratie puisse s’exprimer[5].

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier et coresponsabiliser le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville (l’usager de la ville, qu’il soit habitant, commerçant, travailleur, étudiant) et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine. Mesdames et messieurs les élus, à l’aube de votre mandat, posez-vous la question : allez-vous vendre votre ville, et abdiquer petit à petit votre souveraineté, ou préférerez-vous la confier, et en conserver in fine la maîtrise ?

[1] Catégorie tirée de l’ouvrage d’Emmanuel Todd « La lutte de classes en France au XXIème siècle ».

[2] Concept tiré de la campagne « Paris en Commun » de la candidate et maire sortante Anne Hidalgo.

[3]  Bail réel solidaire (montage plus sophistiqué que le PSLA, par sanctuarisation de la subvention publique initiale).

[4]  Droits réels immobiliers sur le principe de l’emphytéose.

[5] On découvre à quel point l’espace public, parce qu’il est public, est à la fois lieu de friction sociale et d’expression de la souveraineté municipale (voies sur berges à Paris, partage modal, terrasses…).

Entre-soi et cooptation : le coliving, face cachée de la propriété marketée ?

©Illustration Nassim Moussi

La production de logements sécurisés et partagés se multiplie en France et dans le monde au travers du coliving. Le concept, encore embryonnaire, repose sur une formule d’hébergement en colocation à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, auquel il ajoute divers services. En ciblant principalement un entre-soi de jeunes bancables, ces lotissements résidentiels veulent monétiser l’expérience du logement de demain en s’appuyant sur 3 piliers : les espaces, les services et la communauté. Reposant sur un désir de vivre ensemble et sur des règlements qui imposent des normes de conduite et une répartition des coûts des services collectifs comme l’entretien, les installations sportives, le personnel de nettoyage et de sécurité, ce mode d’habitat alternatif questionne. Quel est le rôle de l’outil serviciel et affinitaire dans le processus immobilier qu’est le coliving ? Quel impact l’innovation servicielle pourrait-elle avoir sur la propriété ?


Qu’il s’agisse d’une évolution profonde ou d’une rupture, le coliving, formule clé en main de l’économie de service pour la production de logement, apparaît dans un contexte où les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Si la transformation du parc immobilier est inscrite dans des étapes lentes, l’habitat entraîne déjà des besoins nouveaux en termes de propriété. Le modèle familial se renouvelle, la taille des ménages se réduit. Divorces et séparations, nouvelles unions et familles recomposées augmentent et créent autant de variations dans la configuration du logement idéal. Le parcours résidentiel évolue et les manières d’habiter progressent plus vite que le parc immobilier. L’économie servicielle de la propriété est donc prise dans un contexte de transformation de la temporalité d’occupation des logements et le coliving semble vouloir apporter des éléments de réponse à cette évolution.

Ce dispositif correspond au mouvement de fond qui traverse le débat politique actuel : en effet, le coliving servirait de fondement à une réflexion sur ce que doit offrir un logement à l’heure de l’avènement de l’économie servicielle. « Les bailleurs sociaux facilitent le développement d’Airbnb et participent à la spéculation immobilière en vendant des droits de commercialité », accusait, le 31 janvier 2020, Danielle Simonnet, conseillère municipale la France insoumise de Paris, lors du débat entre candidats à la Mairie de Paris organisé par la Fondation Abbé Pierre sur la politique du logement. L’actuel ministre Julien Denormandie, chargé de la ville et du logement, se dit « en phase d’observation », tandis que le député Modem de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement le 20 novembre 2019 qui vise la création d’un nouveau droit de propriété, fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti, suscitant de nombreuses interrogations.

Autant de réflexions qui opèrent un changement de paradigme pour le droit de la propriété et qui nous ramènent aux préoccupations des différents acteurs du marché : l’État, les propriétaires, les locataires, les professionnels, les institutionnels, et bien sûr les utilisateurs dont le spectre est très large. L’innovation servicielle pourrait-elle être l’aiguillon d’une nouvelle production de la propriété ?

@ Illustration Nassim Moussi

État des lieux : historique de la servitisation et de la propriété

Emprunté du latin servitium (« esclavage, joug, servilité »), de servus « esclave » et servire « être asservi », étymologiquement, le mot service implique l’idée d’assujettissement à une volonté supérieure. La notion de servitisation[1] quant à elle, correspond au fait de vendre non pas un simple produit, mais une solution comprenant un produit et un service. Celle-ci a transformé la nature de la relation entre un client (le locataire) et son fournisseur (le propriétaire), et changé les rapports entre les produits et les services. Sans véritablement bouleverser l’industrie immobilière actuelle, le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, en se positionnant dans la continuité d’une colocation qui propose des services dans une formule toute inclusive.

« Le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, dans la continuité d’une colocation proposant des services. »

Si toute civilisation connaît des formes d’appropriation, l’élaboration d’un droit des biens commence avec les Romains qui ont, les premiers, opéré une classification juridique des biens et accordé une place déterminante à la protection de la propriété privée[2]. Historiquement, de l’Antiquité à l’époque actuelle, en passant par les révolutions industrielles, plusieurs archétypes de droit des biens se sont développés dans le cadre de systèmes politiques d’obligations et de services. La pratique du droit réel, en tant qu’outil serviciel, n’est pas nouveau dans l’histoire de la propriété : son origine remonte directement dans le droit romain à l’emphytéose, qui était à Rome un droit réel de jouissance appelé jus emphyteuticum, conféré sur un bien appartenant à autrui ; elle ne s’établissait que sur les propriétés rurales, moyennant le versement d’une redevance périodique, appelée canon.

Ce droit réel de jouissance d’un bien, investi de prérogatives, se retrouve dans différentes théories politiques et sociales, notamment dans les doctrines hygiénistes. Le projet de la Saline Royale d’Arc-et-Senans construite par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne de Louis XV en est l’exemple. Il s’agissait d’une manufacture destinée à la production de sel, qui fonctionnait comme une usine intégrée, où vivait presque toute la communauté de travail. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait les lieux d’habitation et de production. Chaque habitant devait donc verser aux commis – employés de l’administration chargés de la perception de l’impôt sur le sel – la gabelle, une taxe royale sur le sel.

Le principe de coopération s’inspirera plus tard du socialisme utopique. L’industriel idéaliste Jean-Baptiste André Godin mettra notamment ces principes en application pour la fondation du Familistère de Guise. Plus qu’un hôtel coopératif, il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production où plusieurs familles vivaient ensemble, en communauté, avec autours d’eux des magasins, des écoles, des théâtres, des bains et des piscines. Cette réflexion autour du logement ouvrier permettra la création de lois relatives au logement social, tout en poursuivant les réflexions hygiénistes préexistantes, notamment sur l’ensoleillement et l’aération des logements.

Les immeubles à gradins, développés par l’architecte Henri Sauvage à Paris, sont l’une des constructions emblématiques de cette réflexion sur les HBM Habitat bon marché, l’ancêtre actuel de nos HLM). L’immeuble du 13 rue des Amiraux est construit sur un système ingénieux de gradins, offrant à chaque appartement une terrasse. Il compte 78 logements répartis sur 7 étages. Les équipements sont pensés avec une grande rationalité : chauffage, garde-manger, vide-ordures, coffres à linge sale etc. : tout est pensé pour le confort des ouvriers. Des caves sont même prévues aux 3e et 4e étages et une piscine est construite dans le volume central de l’immeuble.

Le coliving, ou l’opportunité d’apporter plus de valeur à la propriété ?

Aujourd’hui, la majorité des opérations coliving en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’inscrivent dans cette logique hygiéniste. Par exemple, l’opérateur Axis, à la fois investisseur, promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence coliving à Marseille. Dans un immeuble haussmannien intégralement rénové, se mêlent espaces privatifs et partagés, et autres espaces collectifs mis en commun. On y trouve des chambres meublées, en colocation ou individuelles, du studio au deux pièces. L’offre des services est extrêmement variée, elle va de la conciergerie aux cours de sports collectifs, en passant par le room service, un cinéclub ou encore un espace de cotravail avec restauration. Les offres locatives mensuelles sont, quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

« Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louait « un service d’habitat ».»

Dans cette économie centrée sur la servitisation qui s’instaure, les opérateurs de coliving ne vendent pas uniquement des produits, mais ils vendent plutôt l’accès et les résultats que leurs produits génèrent. Cette nouvelle production de la propriété par le développement d’une culture de service prend de l’ampleur. Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louerait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance d’un logement, les colivers[3] contracteront des services additionnels type abonnements, de la même façon qu’ils s’abonnent à Netflix en payant pour la production et la valeur.

C’est, finalement, une question générationnelle et de maturité digitale : jusqu’à présent, les générations ont été habituées à acquérir des biens, mais sans payer le service ; demain, les générations futures achèteront des services sans débourser d’argent pour acquérir des biens.

Une surenchère dans les services proposés

Si les appels à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 » se propagent au travers de programmes innovants dédiés au coliving, la mise en concurrence des concepts a provoqué une réelle surenchère des services, qui n’est pas toujours en concordance avec les besoins spécifiques en matière d’habitat. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se sont donc démultipliées[4], au risque de leur fordisation, d’où une nécessaire interrogation de cette suroffre servicielle.

« Le coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. »

Confronté à des zones tendues en Île-de-France, le contenu programmatique du coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier[5], plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l’ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Aujourd’hui, le contexte dans lequel émerge la ville servicielle pose la question de la causalité « service-propriété ». Elle constitue, de ce fait, un élément important du devenir de la propriété. Paradoxalement, les stratégies de nombreuses villes en France promeuvent l’esprit de la ville intelligente ou Smart City, s’enfermant sur des fantasmes ultra-concurrentiels de croissance, quand les villes appellent désormais la mesure et l’équilibre, qu’il s’agisse de leur taille ou de co-construction. Ce constat invite à réfléchir à une autre trajectoire, en misant moins sur les biens et davantage sur les services qu’ils permettent.

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© Jean-Pierre Dalbéra

Des ambitions collectives à reconsidérer

Touchant plusieurs générations et différents milieux socio-professionnels, ce segment alternatif immobilier qu’est le coliving arrive dans un contexte sociologique complexe. Et sur ce dernier point, des problématiques diverses se posent, à travers lesquelles la créativité juridico-servicielle est constamment sollicitée et impacte de facto l’usage de la propriété. Ce mode d’habitat qui se sert de la rareté et de la cherté du foncier explore de nouvelles formes de propriété : c’est en cela qu’il suscite un vif intérêt de la part des professionnels de l’investissement immobilier.

L’effet inflationniste de la propriété remet, de fait, sur le devant de la scène, des réflexions sur la maîtrise du coût du foncier en questionnant des pratiques servicielles et collaboratives par le biais du coliving. Le développement d’une culture de service exige du temps et cette dynamique servicielle semble de plus en plus en corrélation avec l’offre locative et les modes d’acquisition de la propriété.

« L’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée. »

Cette progression de l’économie de la fonctionnalité, caractérisée par des actes de consommation de services interchangeables, produit une incertitude constante, qui précarise des modes de vie dits « agiles ». S’il est vrai que toutes ces formes de propriétés rechargeables ou à caractère d’emphytéose servicielle calquent certains modèles anglo-saxons (Community Land Trust), l’avenir de la propriété ne se résumera pourtant pas à une innovation stratégique de rupture, telle qu’elle est énoncée dans l’économie de la fonctionnalité.

Effectivement, cette perte de sens liée à l’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée afin de « s’acheter une vie »[6], donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la « modernité liquide ». Néanmoins, établir un parallèle entre la pensée de Godin, qui employait une forme de paternalisme afin de séduire les ouvriers pour mieux les détourner de leur émancipation, et le coliving, c’est-à-dire l’entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent, se cooptent et refusent d’être adulte, est encore prématuré.

Prestation servicielle voulue ou subie, on pourra néanmoins objecter qu’une logique consumériste traverse bon nombre de ces projets de développement urbain. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles formes collectives de propriété fondées sur des structures d’autogestions voient le jour. Élaborées sur des principes fédératifs, ces types d’habitats partagés accompagnent un mouvement profond de reconfiguration de la famille, et semblent en passe de devenir un phénomène de plus grande ampleur.

Des mécanismes fonciers imparfaits

Les avis sont partagés lorsqu’il s’agit de déterminer si la corrélation entre service et coliving est une réponse à la crise du logement ou une forme d’exploitation des personnes les plus exposées à cette crise. Le Guardian a récemment publié un article qualifiant le coliving de « dortoirs d’entreprises cyniques ». Les amateurs de coliving célèbrent la liberté et la flexibilité qu’offre ce type de propriété. Les critiques disent qu’il ne fait que masquer un problème plus profond et profiter de la solitude qui est au cœur de la lutte de la génération Y pour se trouver un logement.

À San Francisco, ville la plus chère à vivre des États-Unis avec un lit en moyenne pour 3 490 $, la société de gestion locative « Tribe-coliving », qui se qualifie de réseau social instantané, facture 2000 $ la capsule de lit. Les cohabitations sont en grande partie dues à l’afflux de startupper qui prennent le bus vers les campus de la Silicon Valley. Certains lotissements sont clôturés avec des murs imposants, d’autres avec des grillages ; les accès sont surveillés 24 heures sur 24 par le personnel de sécurité et réglementés avec des cartes magnétiques. S’ajoute à cela des systèmes de vidéosurveillance dans la cuisine et le salon, certains locataires ont même reçu des messages insistants d’avertissement par SMS et mail comme « veuillez laver votre vaisselle ». Ce dispositif semble ainsi donner aux colivers le sentiment d’être surveillés constamment sans le savoir véritablement, à tout moment.[7]

Quoiqu’il en soit, le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite également un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs, et l’emplacement des biens est généralement stratégiquement bien localisé, ce qui en préserve la valeur en cas de retournement de marché. Aujourd’hui, en France, il n’existe pas de statut juridique propre aux résidences de coliving, fruit d’un flou réglementaire qui soulève des questions sans apporter de réponses, mais qui feront l’objet de textes spécifiques dans les mois à venir.

« Le problème est donc bien là, vous achetez votre logement, mais vous resterez locataire à vie. »

Au regard de ce nouveau droit de propriété, le député Jean-Luc Lagleize envisage de créer des organismes fonciers libres dit « OFL ». Un fond qui sera géré par Action Logement pour dépolluer les friches industrielles et les transformer en terrains constructibles visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles. L’idée est de généraliser un nouveau droit de propriété en permettant de posséder les murs mais pas le terrain. Sur le plan théorique, les bénéfices de ce mécanisme sont évidents. D’abord, il permet de découpler le terrain et l’objet, et fait, par-là même, chuter significativement le prix de l’immeuble. Selon Norbert Fanchon, « en zone très tendue, le foncier peut représenter plus de 50 % du coût de production : l’extraire de l’équation fait baisser mécaniquement les prix de 20 à 30% ».

En facilitant la préemption, ces organismes détenus en majorité par des capitaux publics, auraient pour mission d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels des logements seront bâtis. Les ménages détiendraient la propriété des murs des logements et bénéficieraient du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible. Le problème est là : vous achetez votre logement mais vous resterez locataire à vie.

Calqué sur des modèles anglo-saxons de rente à verser, on se dirigera alors vers une société de l’usage qui justifiera un servage moderne, puisque cela nécessite de rendre chaque personne en capacité de payer chaque mois, chaque année, ses abonnements, ses loyers ; rien ne lui appartient plus, tout lui est loué. Et l’État en restera l’unique propriétaire et détenteur foncier.

Faudra-il donc régenter la propriété ? Il parait évident que les pouvoirs politiques confortent leurs monopoles en créant des formes de propriété « par le haut »[8], à travers des procédures administratives paralysantes et un environnement institutionnel qui peine à s’adapter aux logiques d’expérimentation. Plutôt que de la laisser s’établir « par le bas » en transformant les situations de fait en situations de droit, comme l’ambitieux projet pilote du village vertical à Villeurbanne, où finalement, l’acte collectif d’une propriété partagée a permis d’influencer la loi ALUR et de faire prendre conscience qu’une réinvention de la propriété est réalisable.

© Dorte Mandrup Architects

[1] Anglicisme né de servitization.

[2] Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.

[3] Nom donné au locataire de coliving.

[4] La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.

[5] S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l’OFCE.

[6] Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S’acheter une vie » paru en octobre 2008.

[7] J’oriente volontairement le lecteur vers l’œuvre « Surveiller et punir » (1975) de Michel Foucault.

[8] La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.