Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].
Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?
J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).
Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…
Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !
Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.
Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?
Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.
« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »
La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.
Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…
Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.
La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…
Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.
Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.
Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…
Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.
Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…
L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.
« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »
Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.
Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?
Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.
Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?
Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.
Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.
Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?
Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.
« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.
L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.
Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique.
Au-delà des mythes misérabilistes
Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.
L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.
Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires.
Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.
Un vote de repli identitaire
Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques.
À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ».
Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.
Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.
En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.
Des électeurs en quête de distinction sociale
Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »
Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.
La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.
Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.
Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.
Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.
L’injuste guerre des pauvres
Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.
La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »
Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.
Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].
Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.
Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire.
Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.
Suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, les Noirs du Sud ont été soumis à la législation raciale la plus stricte que le monde occidental ait connue. Elle reposait sur une ségrégation omniprésente, ponctuée de lynchages spectaculaires, et fondée sur la surexploitation économique de travailleurs agraires noirs – sous le régime du péonage. Aurait-on sous-estimé la spécificité de ce « système Jim Crow » (d’après le surnom donné à une caricature des Noirs américains) ? C’est l’une des thèses que défend le sociologue Loïc Wacquant dans son dernier ouvrage Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique (Raisons d’agir, 2024). Il estime que les chercheurs en sciences sociales ont relégué le système Jim Crow au rang d’une expression de « racisme systémique » parmi d’autres. Au risque de passer à côté de sa spécificité : son caractère « terroriste » et la prévalence de la règle de la « goutte de sang », qui déterminait la pureté raciale par l’absence d’une quelconque ascendance noire.
Avec le meurtre de George Floyd par la police américaine en mai 2020 et l’essor consécutif du mouvement Black Lives Matter, les études postcoloniales ont connu un regain d’intérêt de part et d’autre de l’Atlantique. Parmi les chercheurs en sciences sociales et les militants antiracistes, un consensus théorique semble s’être formé autour du concept de « racisme systémique » ou de « racisme structurel », utilisé pour désigner la « production sociale d’une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l’objet et les traitements qui leur sont dispensés ».
Dans son ouvrage, Loïc Wacquant déplore le recours, presque spontané, à ces « notions floues et grumeleuses »1 pour qualifier indistinctement tous les phénomènes de domination raciale. Plus précisément, le « racisme structurel » est un concept très général qui peut s’étendre à toutes les sociétés pourvu qu’elles soient traversées par des clivages, des hiérarchies et des dynamiques d’oppression ethno-raciales.
Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »
Qu’il soit « euphémisé ou agressif, paternaliste ou punitif, direct ou indirect »2, tout régime de domination raciale procède d’un racisme structurel. Parce qu’elle est générique, cette notion ne dit rien des spécificités de chaque système de domination. Elle est par conséquent inopérante sur le plan théorique et inefficace sur le plan pratique. À travers une enquête qui mêle sociologie et histoire, Loïc Wacquant révèle les particularités du régime de ségrégation et de domination raciales qui s’installe dans les Etats de la « Cotton Belt » après la guerre de Sécession (1861-1865).
La période « Jim Crow » a fait l’objet d’une littérature scientifique foisonnante, particulièrement dans la recherche anglosaxonne, tant dans ses structures générales que dans ses mises en œuvre locales. La bibliographie proposée par Loïc Wacquant regorge de travaux historiques, de monographies et d’études sectorielles portant sur les modalités de la violence raciste, sur les formes d’exploitation économique, sur la ségrégation ou sur les rapports entre Noirs et Blancs. L’intérêt de l’ouvrage réside donc moins dans l’apport de nouvelles données empiriques que dans la construction d’un cadre théorique robuste au sein duquel elles prennent sens.
En s’inscrivant dans le sillage de Max Weber et de Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant élabore un idéal-type de la société du Sud des Etats-Unis entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1960. Il aspire ainsi à faire saillir les structures qui portent le régime de domination raciale et les mécanismes qui le reproduisent dans le temps.
Pour ce faire, le sociologue adopte une démarche analytique qui se déploie en trois temps. D’abord, il distingue les différents éléments qui composent le système Jim Crow pour les étudier séparément. Le premier chapitre est ainsi consacré aux modes de classification et de stratification de l’espace social, c’est-à-dire aux critères de définition des groupes et à leur positionnement hiérarchique respectif. Jim Crow opérait une classification raciale des individus en deux catégories mutuellement exclusives – Blancs et Noirs – par une « application stricte du principe d’hypo-descendance »3. En d’autres termes, les enfants métisses étaient automatiquement assimilés à la catégorie inférieure, socialement déconsidérée. La règle de la « goutte de sang » établit de manière immuable l’appartenance des individus à l’un ou l’autre des deux groupes et détermine complètement leur destinée dans l’ordre racial.
Le deuxième chapitre s’attarde sur l’infrastructure économique du système Jim Crow. En milieu rural, le métayage poursuit, sous une forme rémunérée, l’exploitation esclavagiste de la main d’œuvre noire et perpétue sa dépendance absolue aux propriétaires. Loïc Wacquant revient également sur l’endettement chronique des travailleurs agricoles, qui banalise la pratique du péonage, c’est-à-dire l’affectation, par l’employeur, des salaires au paiement du principal et des intérêts. Sur ces fondements économiques se déploie un ensemble d’institutions et de mécanismes sociaux qui entérinent la subordination des Afro-Américains ainsi que la suprématie blanche.
Dans son troisième chapitre, l’auteur revient en détails sur ses trois piliers ; d’une part un principe de « moindre éligibilité raciale » – qui fait du Blanc le plus bas dans l’échelle sociale le supérieur naturel du Noir le plus élevé –, d’autre part un dédoublement organisationnel qui s’installe dans tous les aspects de la vie publique, et enfin le devoir, pour la caste inférieure, de manifester déférence et docilité dans les interactions quotidiennes avec les Blancs.
Le chapitre suivant est consacré à la superstructure politique et judiciaire qui « verrouille » le système et empêche sa mise en cause par la caste subalterne. Bannis des urnes, victimes du pouvoir discrétionnaire et partial des juges blancs, astreints au travail forcé lorsqu’ils sont incarcérés, les Afro-Américains se trouvent dans l’incapacité de contester l’ordre racial. Par l’action complémentaire du contrôle social, informel et décentralisé, et des mécanismes institutionnels légaux, leur agentivité est neutralisée et la domination raciale peut se perpétuer.
Ces diverses composantes structurelles du régime Jim Crow sont ensuite replacées dans un ensemble cohérent dont la violence constitue la clé de voûte. Comme il le montre dans les chapitre 5 et 6, la violence – qu’elle soit légale, extralégale, verbale, physique ou symbolique – cimente toute l’architecture de Jim Crow. C’est elle qui fait tenir le système en maintenant la caste des Afro-Américains dans l’infériorité et la dépendance. Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »4, nourrissant un climat de terreur que John Dollard décrit brillamment dans Caste and Class in a Southern Town. « Ce qui compte », affirme-t-il, « c’est la peur de la violence extralégale, le fait de ne pas savoir quand et comment le danger peut apparaître, le fait de ne pas pouvoir s’organiser par rapport à lui, l’incertitude et la brume d’anxiété soulevée dans de telles conditions. »5
Sur cette base, Loïc Wacquant est en mesure de caractériser très précisément le système Jim Crow sans s’embarrasser des notions fourre-tout qu’il a écartées en introduction. Pour lui, la domination raciale y prend la forme d’un « régime de terrorisme de caste »6 dont il précise la définition dans son dernier chapitre. Le terme de caste renvoie, dans son raisonnement, à une « ethnicité naturalisée spécialement rigide et hiérarchique »7. Elle implique l’imputation à la naissance de l’appartenance raciale selon l’ascendance de l’individu, l’endogamie stricte et l’élaboration d’un système de croyances qui consacre la pureté du groupe supérieur et jette le déshonneur sur le groupe inférieur.
La qualification de terrorisme se justifie quant à elle par l’omniprésence de la violence, dont la menace pèse constamment sur les Afro-Américains, et par la fonction socio-politique de cette dernière. Souvent ritualisée, comme dans le cas des lynchages publics, la violence est porteuse d’un message destiné non seulement aux Noirs – dissuader toute tentative de rébellion – mais également aux Blancs. Les lynchages, les passages à tabac, les chasses à l’homme et tous les autres déchaînements de violence, dont la cruauté dépasse l’imagination, ont pour effet de renforcer la solidarité de la caste dominante et de réaffirmer l’hostilité envers la caste inférieure. Le terrorisme est donc un « rite d’institution », au sens de Bourdieu, qui tend à légitimer, à naturaliser une frontière sociale arbitraire.
Loïc Wacquant inscrit son analyse dans une perspective que l’on pourrait percevoir comme structuraliste, mais il souligne la spécificité historique de son objet d’étude : « c’est la thèse fondamentale de cet ouvrage, affirmer l’historicité de la domination raciale et de ses effets par le démontage analytique »8. Son travail est un dialogue permanent entre la méthode sociologique et les acquis historiographiques. À travers cet ouvrage, le système Jim Crow se révèle être un ensemble de structures dynamique, qui connaît une phase ascendante à la fin du XIXe siècle, un apogée dans l’entre-deux-guerres et une phase de déclin précipitée par la Seconde Guerre mondiale.
les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus.
Replacé dans le temps long, Jim Crow peut être finement étudié dans ses variations spatio-temporelles et mieux compris dans sa spécificité par rapport aux régimes de domination raciale antérieurs (l’esclavage, par exemple) et postérieurs (les ghettos des grandes villes du nord des Etats-Unis ou la relégation contemporaine des prolétaires afro-américains). Flirtant parfois avec une analyse marxiste (tout en rejetant un quelconque déterminisme spécifique par les structures économiques), Loïc Wacquant explique les transformations diachroniques du système Jim Crow par le développement des forces productives. Ainsi, « la mécanisation de l’agriculture et l’exode rural ont sapé ses fondements économiques, l’urbanisation et l’évolution des conceptions de la personne ont rendu l’extraction de la déférence problématique » – quand « l’élévation du niveau d’éducation » couplée à « la diffusion des idéaux démocratiques » ont concouru à l’essor du Mouvement des droits civiques dans les années 19609.
Par ailleurs, dans l’épilogue, l’auteur revient sur l’hypothèse d’une alliance de classes entre le prolétariat blanc et les Afro-Américains pour l’invalider immédiatement. Le « contrat racial » propre au Sud des Etats-Unis rendait un tel rapprochement totalement invraisemblable. Pour la masse des travailleurs blancs du Sud, la subordination des Noirs servait, en quelque sorte, de compensation symbolique à leur propre exploitation par la bourgeoisie. Elle a fait accepter aux travailleurs blancs le rapport de production capitaliste, de sorte que s’opposer à Jim Crow revenaient pour eux à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. En ce sens, « la subordination rigoureuse des descendants d’esclaves [était] le pilier de la structure de classes »10.
Sur le plan de la méthode, la sociologie se conjugue à l’histoire en inscrivant les éléments empiriques récoltés par l’historien dans un cadre d’analyse pertinent. Cette association « permet d’échapper à l’alternative du théoricisme empiriquement vide et l’hyper-positivisme théoriquement aveugle »11. Sociologue, Loïc Wacquant attribue le beau rôle à sa discipline et semble parfois réduire l’histoire à une compilation de données factuelles, vaguement « guidé[e], nolens volens, par un modèle du phénomène recherché, fût-il vague et inchoatif »12.
C’est cependant faire bien peu de cas de l’effort conceptuel porté par la communauté historienne. Si la conceptualisation de Jim Crow par les historiens américains n’était sans doute pas suffisamment aboutie, le sociologue n’est pas le seul, loin s’en faut, à chercher l’explication et l’interprétation des phénomènes par un travail théorique. Les exemples ne manquent pas. Que l’on pense simplement à l’école des Annales en France ou aux historiens marxistes anglosaxons comme Edward P. Thomson ou Eric Hobsbawm. Plus que de simples chroniqueurs des temps révolus, ces chercheurs ont su donner du sens aux évènements en les replaçant dans leur compréhension théorique de l’histoire. Malgré tout, la réunion des disciplines est réussie dans cet ouvrage et donne accès à une connaissance actualisée de la domination raciale sous Jim Crow.
Portés aux nues par les défenseurs du libéralisme, les États-Unis font aujourd’hui figure de parangon de démocratie. Depuis ses origines, l’individu y serait protégé par la Constitution et respecté dans sa liberté naturelle et inaliénable. L’étude de cas menée par Loïc Wacquant amène à reconsidérer cette image d’Épinal sur la démocratie américaine au XXe siècle. En suivant la réflexion du philosophe italien Domenico Losurdo, il est possible de questionner le caractère libéral d’un État qui nie l’universalité du genre humain, en instaurant un clivage racial insurmontable, et qui refuse le droit à la liberté et à la dignité pour toute une partie de sa population13.
En réservant la pleine jouissance des droits civiques et des libertés fondamentales à la communauté blanche, et parmi elle en particulier à la classe possédante, les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus. Revenir sur le terrorisme de caste qui a maintenu les Afro-Américains dans l’infra-humanité pendant plus de 80 ans rend intelligible l’incompatibilité apparente entre le régime politique étasunien – républicain et démocratique – et le traitement barbare réservé aux Noirs. Comment concevoir qu’un peuple si attaché à l’autodétermination et au respect de la personne privée n’ait pas senti la contradiction flagrante entre la domination raciale et ses idéaux ?
C’est qu’en Amérique, la démocratie n’existait effectivement qu’au sein des frontières raciales du monde civilisé ; frontières tracées par les Blancs pour en bannir définitivement l’ensemble des personnes de couleur (colored people). Les contemporains de cette période rappellent constamment l’infériorité des Noirs tout en insistant sur leur perversité, leurs pulsions de violence, leur prétendue bestialité et, bien évidemment, sur le danger qu’ils représentent pour les « honnêtes gens ». Dès lors, il n’existe plus aucune raison de leur octroyer l’égalité politique et sociale avec les citoyens blancs. De toute évidence, dans les Etats-Unis de Jim Crow, la liberté n’était pas la chose du monde la mieux partagée.
Notes :
1 Loïc Wacquant, Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, Paris, Raisons d’agir, 2024, p. 22
Le vote britannique en faveur d’une sortie de l’Union européenne est souvent présenté comme une percée de l’extrême droite. Toutefois, à mesure que les partis anti-immigration se multiplient dans l’UE, la prétention de l’Union européenne à vouloir représenter les valeurs internationalistes semble devoir être sérieusement remise en question. L’analyse du vote des Britanniques non blancs lors du référendum de 2016 invite ainsi à une analyse plus nuancée. Par Hans Kundnani, traduction par Alexandra Knez [1].
Au cours de la dernière décennie, et plus particulièrement depuis 2016, la tendance à considérer la politique nationale et internationale d’une manière extraordinairement simpliste s’est généralisée. La politique internationale est largement perçue comme une lutte entre autoritarisme et démocratie, et son pendant national comme une lutte entre centristes libéraux et « populistes » illibéraux, ces derniers étant à leur tour alignés sur des États autoritaires comme la Russie et bénéficiant de leur soutien. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine il y a deux ans, cette propension à voir la politique en termes de « gentils » et de « méchants » s’est encore accentuée.
L’une des conséquences de cette pensée binaire a été de placer sur un pied d’égalité toute une série de personnalités, de mouvements et de partis hétérogènes à travers le monde, qui suivraient une « feuille de route populiste ». Dans le cas du référendum britannique sur la sortie de l’UE en 2016, cet usage abusif du concept de populisme a même été élargi pour inclure un processus de décision démocratique prise par référendum. Les opposants au Brexit, au Royaume-Uni et ailleurs, ont interprété cette sortie de l’UE comme étant intrinsèquement d’extrême droite et l’ont présenté comme un équivalent britannique de la victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis quelques mois plus tard.
Derrière le vote Brexit, des motivations très diverses
Pourtant, le Brexit a été en réalité un phénomène beaucoup plus complexe et évolutif. Des acteurs politiques de tous horizons ont avancé toutes sortes d’arguments en faveur de la sortie de l’UE. Bien que les arguments de droite aient été les plus visibles, la gauche d’Outre-Manche avait également de nombreuses raisons de souhaiter une sortie de l’UE. Plus largement, nombres d’arguments liés aux enjeux de démocratie et de souveraineté étaient difficiles à classer selon un clivage gauche/droite. Lors du référendum de juin 2016, les électeurs n’ont pas été invités à choisir entre des partis dont les programmes exposaient des positions politiques, mais à répondre à une simple question : faut-il quitter l’UE ou y rester ? Établir un lien entre le Brexit et l’extrême droite obscurcit non seulement ce qui s’est réellement passé en 2016, mais aussi la trajectoire de la société britannique depuis ce vote.
Les recherches dont nous disposons aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles 17,4 millions de personnes ont voté pour quitter l’UE révèlent un tableau extrêmement complexe, ce qui n’a pas empêché de nombreux commentateurs et analystes, tant au Royaume-Uni qu’ailleurs, de porter des jugements simplistes et fallacieux sur les causes ou la signification du Brexit. Plus particulièrement, cette signification est souvent ramenée à la rhétorique d’hommes politiques comme Nigel Farage ou associée à des stéréotypes simplistes à propos des catégories d’électeurs, comme la « classe ouvrière blanche », dont on dit qu’elle a été à l’origine du vote en faveur de la sortie de l’UE.
Un coup d’œil sur la perception de l’UE par les Britanniques non blancs – dont un tiers, soit environ un million de personnes, ont voté pour une sortie de l’UE – suffit à compliquer encore ce tableau. Pour certains d’entre eux, le vote en faveur du Brexit n’était pas tant une manifestation de racisme que son contraire : un rejet de l’UE en tant que bloc que beaucoup considèrent comme raciste. En particulier, certains considèrent la liberté de circulation comme une sorte de discrimination à leur égard en faveur des Européens – toute personne originaire de Bulgarie, par exemple, avait le droit de s’installer librement au Royaume-Uni, alors que de nombreux citoyens britanniques non blancs ne pouvaient pas faire venir les membres de leur propre famille, leur pays d’origine étant situé hors d’Europe.
Certes, les deux tiers des Britanniques non blancs qui se sont rendus aux urnes le 23 juin 2016 ont voté pour rester dans l’UE, soit une proportion plus élevée que l’ensemble de la population (48%). Néanmoins, il est clair qu’ils ont eu tendance à s’identifier encore moins à l’UE et à l’idée de l’Europe que les Britanniques blancs. Les raisons en sont multiples : la façon dont, historiquement, « européen » signifiait « blanc » ; le sentiment que l’Europe continentale (en particulier l’Europe centrale et orientale) est plus hostile aux personnes de couleur que la Grande-Bretagne ; et la perception que l’UE n’avait pas fait grand-chose – certainement beaucoup moins que le Royaume-Uni – pour les protéger contre les discriminations raciales.
Pour certains, les mesures désespérées prises par le gouvernement conservateur depuis quelques années pour « arrêter les bateaux », c’est-à-dire empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre le Royaume-Uni, confirment que le Brexit était bien un projet d’extrême droite depuis le début. Ces mesures extrêmes à l’encontre des demandeurs d’asile s’inscrivent pourtant dans une tendance européenne plutôt que spécifiquement britannique. La différence entre l’approche des soi-disant « populistes » et celle des centristes sur l’enjeu migratoire semble difficile à discerner. Ainsi, la stratégie du gouvernement britannique consistant à envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda a déjà été mise en pratique par le gouvernement social-démocrate du Danemark.
En outre, quelles que soient les intentions de ceux qui ont fait campagne et voté en sa faveur, le Brexit n’a pas du tout entraîné une diminution générale de l’immigration, mais plutôt une augmentation spectaculaire. Il est vrai que le nombre de citoyens de l’UE vivant au Royaume-Uni en vertu du principe de libre circulation a diminué. Mais on a assisté à une augmentation considérable de l’immigration non européenne – en particulier en provenance d’anciennes colonies britanniques comme l’Inde et le Nigéria. Ces évolutions soulèvent la question de savoir si, après le Brexit, le Royaume-Uni deviendra effectivement une société davantage multiculturelle et multiraciale qu’elle ne l’a jamais été pendant près de cinq décennies au sein de l’UE et de son prédécesseur, la Communauté européenne.
Nationalisme et régionalisme
Le fait d’identifier la décision de quitter l’UE à l’extrême droite est le reflet de deux phénomènes voisins très répandus en Europe mais qui existent également aux États-Unis, en particulier chez les progressistes. Premièrement, la volonté d’idéaliser l’UE en tant que projet cosmopolite et post-national, donc incompatible avec les idées de l’extrême-droite, voire aux antipodes de celles-ci. Deuxièmement, une tendance à rejeter tous les nationalismes comme étant une force intrinsèquement négative dans la politique internationale, plutôt que de faire une distinction entre les différentes versions de ce nationalisme.
Il est clair que l’Union européenne est un projet anti ou post-nationaliste – malgré les arguments d’historiens révisionnistes comme Alan Milward qui affirment qu’au cours de sa première phase, l’intégration européenne était supposée « sauver » l’État-nation après la Seconde Guerre mondiale plutôt qu’à le surmonter ou à le dépasser. Mais surtout depuis la fin de la guerre froide, les « pro-européens » – c’est-à-dire les partisans de l’intégration européenne sous sa forme actuelle – sont allés plus loin en l’idéalisant comme un projet cosmopolite. Le sociologue Ulrich Beck et le philosophe Jürgen Habermas ont notamment œuvré à théoriser l’idée d’une « Europe cosmopolite » dans les années 2000.
Cependant, en imaginant l’UE de cette manière, on a tendance à confondre l’Europe avec le monde. On imagine que lorsque quelqu’un dit « je suis européen » et rejette ainsi l’identité nationale, il dit qu’il est un citoyen du monde plutôt que d’une région particulière. On imagine qu’en supprimant les obstacles à la circulation des capitaux, des biens et des personnes en Europe – l’essence même de l’intégration européenne – l’UE s’ouvre en quelque sorte au monde. Quitter l’UE est donc perçu comme un rejet non seulement de l’Europe, mais aussi du monde qui l’entoure, malgré le discours du gouvernement conservateur centré sur l’idée d’une « Grande-Bretagne globale ».
Cette idéalisation de l’UE a pour conséquence le rejet indifférencié du nationalisme en tant que « force obscure, élémentaire et imprévisible de la nature primitive, menaçant le calme ordonné de la vie civilisée », comme l’a exprimé le politologue indien Partha Chatterjee. C’est une tendance qui se manifeste dans toute l’Europe. Ainsi, dans son dernier discours devant le Parlement européen en 1995, le président français François Mitterrand déclarait simplement : « Le nationalisme, c’est la guerre ». Compte tenu de sa propre expérience désastreuse de l’État-nation, il n’est pas surprenant que l’Allemagne partage particulièrement attachée ce point de vue.
Il semblerait même parfois que les gens ne se contentent pas d’associer le nationalisme à l’extrême droite, mais qu’ils les confondent – ou, pour le dire autrement, qu’ils pensent que ce qui caractérise l’extrême droite, c’est qu’elle est nationaliste. En Allemagne, les membres de l’Alternative für Deutschland sont ainsi souvent qualifiés de nationalistes allemands, comme si c’était là leur principal défaut, au détriment de leurs idées d’extrême droite – notamment leur approche des questions liées à l’identité, à l’immigration et à l’islam.
Plutôt que de rejeter purement et simplement tout attachement à la nation, une meilleure façon d’envisager le nationalisme serait d’en distinguer les différentes versions. Nous pouvons notamment faire la distinction entre un nationalisme ethnique/culturel d’une part et un nationalisme civique d’autre part – une distinction conceptuelle qui remonte à l’ouvrage de Hans Kohn intitulé The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, publié pour la première fois en 1944. Cette distinction peut également s’appliquer à l’UE en tant que projet régionaliste, que nous pouvons considérer comme analogue au nationalisme, à l’échelle plus large d’un continent.
Si nous réfléchissons de manière plus nuancée aux différents types de nationalisme et aux différents types de régionalisme, nous constatons que l’extrême droite peut influencer à la fois un État-nation comme le Royaume-Uni et un projet d’intégration régionale comme l’UE. Quitter l’UE n’est pas en soi un acte d’extrême droite – on peut également imaginer le Royaume-Uni post-Brexit selon une optique de gauche. Inversement, ce n’est pas parce que l’UE est un projet post-nationaliste qu’elle ne peut pas être rattrapée par l’extrême droite. En fait, alors que l’extrême droite progresse dans toute l’Europe et que le centre droit se calque de plus en plus sur elle, notamment sur les questions d’identité, d’immigration et d’islam, il semble que ce soit exactement la direction dans laquelle l’UE s’engage.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « No, Brexit Didn’t Make Britain a Far-Right Dystopia ».
Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de «l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.
Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.
La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?
Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.
Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents.
Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.
Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.
« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »
Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.
Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.
C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses.
Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».
Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.
Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.
« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »
Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.
Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?
Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.
Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?
Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.
Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.
« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »
Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.
Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.
Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.
Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.
Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».
Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.
Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».
Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.
Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.
Les fantômes du passé n’ont pas refait surface
Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».
Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.
Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.
La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.
Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.
Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond
Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.
Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.
Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.
En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.
À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.
La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.
Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.
L’impétueux Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, fort de sa popularité dans les sondages, a cru bon de déclencher en plein été des élections fédérales anticipées. Donné largement en tête, il ne cesse depuis de disputer dans les sondages la première place aux Conservateurs, crédités chacun d’environ 32%. Au Québec, le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, ont peiné à imprimer dans la campagne. Il a suffi que le Canada anglophone taxe les lois québécoises de « racistes et xénophobes » pour que la province et ses électeurs se souviennent du peu de cas que le ROC – Rest of Canada – fait à la nation québécoise et à sa singularité en Amérique du Nord.
Tous les commentateurs et acteurs de la vie politique canadienne l’attendaient. Cela faisait plusieurs mois qu’une petite musique s’était installée sur la colline parlementaire à Ottawa. Puis, au zénith dans les sondages, assuré d’emporter une majorité absolue, Justin Trudeau a déclenché courant août des élections fédérales anticipées. Largement élu en 2015 face au très conservateur Premier ministre Stephen Harper, Justin Trudeau n’a pas réussi à capitaliser sur ce que d’aucuns ont appelé la Trudeaumania. Le libéral n’a de fait remporté qu’une majorité relative aux élections suivantes en 2019. Sauvé par la piètre campagne menée par son adversaire conservateur, le Saskatchewanais Andrew Scheer, il n’a pas convaincu en majorité les Québécois qui ont offert 32 sièges au Bloc québécois.
Créé en pleine ascension indépendantiste au tout début des années 1990, le Bloc québécois est un parti social-démocrate et écologiste qui défend sur le plan fédéral les intérêts et uniquement ceux du Québec. De fait, il ne présente des candidats que dans les 78 circonscriptions que compte le Québec sur les 338 du Canada. La victoire dans un tiers des circonscriptions québécoises était inespérée pour les bloquistes. Largement balayés par la vague orange – du Nouveau parti démocrate (NPD) – lors des élections fédérales de 2011, le Bloc québécois vivotait en l’absence de discussions autour de la souveraineté du Québec. Depuis la défaite lors du référendum de 1995, qui a vu le camp du Oui perdre l’accès à l’indépendance à seulement quelques milliers de voix, le camp souverainiste avait beaucoup perdu de sa superbe dans la Belle province, et ce d’autant plus que le Parti québécois, équivalent provincial du Bloc québécois, ne captait plus qu’un gros quart de l’électorat lors des élections provinciales.
Yves-François Blanchet, un leader charismatique à la tête du Bloc
Après une décennie de traversée du désert, moribond et sans ressources financières, le Bloc québécois s’est présenté devant les électeurs québécois en 2019 avec une volonté claire de ne pas donner un blanc-seing à Justin Trudeau. Aidés par le charisme de leur leader, Yves-François Blanchet, ils ont réussi au-delà de toutes leurs espérances. Non seulement ils sont arrivés deuxième juste derrière le Parti libéral du Canada (PLC) de Trudeau au Québec avec plus de 32% des suffrages, mais ils ont également privé Trudeau de la majorité absolue. Cette victoire toute relative de Justin Trudeau a empêché les libéraux d’avoir les mains libres au parlement canadien. La plupart des lois ont dû faire l’objet d’âpres débats avec le Bloc québécois et le NPD, et, ce faisant, ont permis aux premiers de défendre les intérêts du Québec.
De fait, le Québec continue d’avoir des aspirations singulièrement différentes du reste du Canada. Tant en matière de laïcité, de langues officielles, d’environnement, de luttes sociales ou de répartition des compétences, le Québec assume ses différences en tant que nation distincte du reste du Canada. Le sujet du plus gros contentieux entre Québec et Ottawa est la loi 21 dite sur la laïcité. Inspirée des lois françaises en la matière, le gouvernement provincial du nationaliste de centre-droit François Legault a souhaité légiférer. La loi dispose que le Québec est un État laïc et oblige, à quelques exceptions, que l’ensemble des fonctionnaires servent le public à visage découvert tout en interdisant tout signe ostentatoire. Si elle est approuvée par plus des deux-tiers des Québécois, la loi fait depuis l’objet d’un vif rejet au reste du Canada. Champion du multiculturalisme depuis que Pierre Eliott Trudeau, le père de Justin, en a fait un étendard dans les années 70, le Canada et les Canadiens considèrent qu’il s’agit d’une loi, sinon raciste, du moins particulièrement discriminante envers les citoyens de confession musulmane. De nombreux intellectuels au rang desquels Charles Taylor ou Will Kymlicka, se sont émus qu’une telle loi puisse voir le jour au Canada. Aussi, et depuis son adoption courant 2019, le gouvernement fédéral et Justin Trudeau lui-même n’écartent pas l’idée de contester, au nom du gouvernement canadien, la loi sur la laïcité de l’État du Québec.
Le Québec, qu’il s’agisse de laïcité, de défense du français ou de l’environnement se démarque singulièrement du reste du Canada.
Le deuxième contentieux entre le Québec et le ROC – Rest of Canada – nom donné pour marquer la différence entre les deux sociétés, concerne le destin des langues officielles et tout particulièrement la place du fait français. En diminution depuis plusieurs décennies, avec à peine plus de 20% de locuteurs sur l’ensemble du pays, le français recule dorénavant y compris au Québec, principalement à Montréal et dans ce qu’on appelle le 450 – prononcez quatre cinq zéros – la banlieue qui entoure l’île de Montréal, au profit de l’anglais et de tierces langues. François Legault ainsi qu’Yves-François Blanchet et l’ensemble du Bloc québécois réclament que la compétence en matière de langues officielles et en immigration soient davantage concentrées à Québec pour la bonne et simple raison qu’elles permettraient de limiter considérablement la progression de l’anglais. Cela passe par une plus forte immigration francophone ou encore par l’élargissement de la loi 101, qui protège la langue française au Québec, à l’ensemble des entreprises de juridiction fédérale. De leur côté, les partis fédéraux et en particulier le Parti libéral du Canada ne prennent pas la mesure de l’urgence de la défense du français. La promesse d’une nouvelle loi fédérale sur les langues officielles à la suite des élections de 2019 ne s’est pas concrétisée à la veille du déclenchement des élections fédérales cet été, malgré les prises de parole de la ministre libérale en charge de ce sujet, Mélanie Joly.
Enfin, l’antagonisme s’est accru entre le Québec et le reste des provinces par son rejet des projets d’oléoducs et autres pipelines censés transporter les hydrocarbures et le sable bitumineux de l’Alberta. Des projets comme Énergie Est ont vu une très forte opposition se dresser au Québec, où les enjeux environnementaux sont davantage pris en compte. La réalité énergétique de la province, qui dépend en bonne partie de l’hydro-électricité, gérée par l’entreprise Hydro-Québec et le réchauffement climatique, qui voit des hivers de plus en plus rigoureux et des étés de plus en plus caniculaires, ont augmenté les différences de perception entre les Québécois et les Canadiens. Déjà, au milieu du XXe siècle, André Siegfried, dans Le Canada, puissance internationale, montrait par la sociologie les différences de perception entre les francophones et les anglophones, soit entre les Français et l’Anglais dans leur rapport à la nature et à l’agriculture.
Les Deux solitudes entre francophones et anglophones
Aussitôt les élections déclenchées, François Legault, ancien indépendantiste, aujourd’hui qualifié de nationaliste, a invité les Québécois à se détourner de Justin Trudeau, des écologistes et des néo-démocrates, qu’il accuse d’être centralisateurs et de priver le Québec de ses prérogatives. Les moyens alloués au système des garderies ou au système de santé ont fait plusieurs fois la Une des journaux québécois où Legault s’est comme rarement un Premier ministre provincial l’a fait immiscé dans la campagne fédérale en invitant les électeurs à se tourner vers Erin O’Toole et les conservateurs, qui ont promis de ne pas contester la loi sur la laïcité et de respecter les compétences provinciales.
Cette sortie du Premier ministre a été mal vécue par Yves-François Blanchet et le Bloc québécois qui, malgré le relatif effacement de l’enjeu indépendantiste au sein de leur plateforme électorale, auraient bien souhaité voir François Legault venir à la rescousse des seuls véritables défenseurs des intérêts du Québec. Depuis le déclenchement des élections, les bloquistes ont, avec beaucoup de difficultés, cherché à accrocher les électeurs avec un sujet clivant mais fédérateur au Québec, comme la loi 21 en 2019, sans pour autant parvenir à imprimer. Les hésitations de Blanchet sur un nouveau franchissement du fleuve Saint-Laurent à Lévis, dans la proche banlieue de Québec, ont ajouté à la confusion. Seul son charisme et sa maîtrise des sujets lors des débats en français ont évité au Bloc québécois de descendre dans les coups de sonde. Les aspirations majoritaires des Québécois se recoupent avec le programme bloquiste, mais le souverainisme n’imprime plus au sein de la majorité de la population, tandis que nombreux sont ceux à considérer qu’un vote pour le Bloc québécois est un vote inutile puisqu’il n’obtiendra jamais la majorité absolue.
«Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. »
Le troisième débat des chefs – en anglais – est venu remettre les pendules à l’heure. Animé par la modératrice Shachi Kurl, présidente de l’institut de sondages Angus Reid, la première question de la soirée, à destination d’Yves-François Blanchet, a choqué jusqu’aux plus fédéralistes des Québécois. « Vous niez que le Québec a un problème de racisme, pourtant vous défendez des législations comme les projets de loi 96 sur le renforcement du français et 21 sur la laïcité, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte. Mais pour ceux hors de la province, s’il vous plaît, expliquez-leur pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires ». Cette sortie, puis celle de la cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, qui a invité Yves-François Blanchet à « s’éduquer » au sujet du racisme systémique supposément présent au Québec, ont totalement renversé le cours de la campagne. L’absence de réponse des autres leaders pour défendre le Québec lors du débat a fini d’ulcérer le leader du Bloc québécois qui s’est prononcé en ces termes à la suite du débat : « Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. Et quand on veut parler des francophones hors Québec et des Acadiens, on se fait ratatiner comme une crêpe. Tirez-en les conclusions que vous voulez. »
Le lendemain, alors que le vote anticipé démarrait pour une durée de trois jours, l’attaque subie contre le Québec lors du débat en anglais et sans qu’un leader vienne défendre la province, à l’exception d’Yves-François Blanchet, a totalement rebattu les cartes. Durant plusieurs jours, l’ensemble des Unes des journaux papiers et télévisés ont été consacrés à l’antagonisme persistant entre le Canada et le Québec, entre les Deux solitudes, titre de l’ouvrage du romancier canadien Hugh MacLennan au sujet de l’indifférence et de l’incompréhension mutuelles entre les Québécois et le reste des Canadiens. Plafonnant péniblement aux alentours de 25% des suffrages avec à peine plus de 20 sièges prévus, le Bloc québécois a passé les 30% et est en passe de maintenir, sinon d’améliorer son score et d’empêcher Justin Trudeau d’obtenir une majorité absolue. De fait, de nombreuses circonscriptions québécoises, au moins une dizaine, sont chaudement disputées entre le Bloc québécois et le PLC, selon les agrégateurs de sondagesSi la tendance se maintientet 338Canada.
À quelques heures du résultat, qui promet de longues heures d’attentes, tant de nombreuses circonscriptions sont indécises entre les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et les bloquistes au Québec, il est de fait prouvé que Justin Trudeau a d’ores-et-déjà perdu son pari. Avoir convoqué des élections en pleine pandémie et en l’absence de renouvellement programmatique, si ce n’est faire le choix de voter progressiste, ne semble, d’après les dernières tendances, pas avoir permis à Trudeau de se démarquer. Si les élections devraient voir les libéraux de nouveau remporter une majorité relative, il n’est pas impossible que le Bloc québécois coiffe au poteau les libéraux au Québec. Conscient que le traitement réservé au particularisme québécois est très dommageable pour l’attractivité du Québec en Amérique du Nord, où huit millions de francophones sont entourés de 350 millions d’anglophones, Yves-François Blanchet souhaite, dès le début des travaux parlementaires de la prochaine législature, redorer le blason du Québec et s’appuyer sur la France pour contribuer à un changement de paradigme. Mais ce qui est déjà certain, c’est que le rêve d’un Québec souverain, tombé aux oubliettes depuis des années, semble s’être réveillé.
Peau noire, masques blancs, est sans doute la première œuvre majeure de l’écrivain et militant anti-colonialiste Frantz Fanon. Dans ce livre, il analyse longuement le legs colonial de l’histoire de France dans l’inconscient collectif, aux Antilles comme dans l’Hexagone. Malgré le tournant juridique de 1946, inaugurant une marche vers l’isonomie républicaine, le racisme et les rapports de domination perdurent. Tenté d’opposer une réaction identitaire à cet état de fait – consistant dans la promotion d’une identité collective « noire » – Fanon conclut que celle-ci est le dernier obstacle à la libération des hommes colonisés. Reprenant Hegel, il fait de la lutte pour la « reconnaissance » mutuelle des Noirs et des Blancs en tant qu’hommes la matrice de son combat anti-raciste. Dans la conclusion de son ouvrage, que Le Vent Se Lève republie dans le cadre de sa série « les grands textes », il en appelle au dépassement des subjectivités et des identités raciales, et à une « désaliénation » conjointe des Blancs et des Noirs. Cette transcendance de la couleur de peau est pensée dans le cadre d’une lutte commune, visant à édifier une société libérée de l’exploitation. À lire sur LVSL en complément de cet texte, un commentaire de Karthik Ram Manoharan, enseignant en Sciences politiques à l’Université d’Essex.
L’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’est pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaines. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie.
Il n’y a pas de lutte ouverte entre le Blanc et le Noir.
Un jour le Maître blanc a reconnu sans lutte le nègre esclave.
Mais l’ancien esclave veut se faire reconnaître.
Il y a, à la base de la dialectique hégélienne, une réciprocité absolue qu’il faut mettre en évidence (…).
« Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. »
Le seul moyen de rompre ce cercle infernal qui me renvoie à moi-même est de restituer à l’autre, par la médiation et la reconnaissance, sa réalité humaine, différente de la réalité naturelle. Or l’autre doit effectuer semblable opération. « L’opération unilatérale serait inutile parce que ce qui doit arriver peut seulement se produire par l’opération des deux » ; « ils se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement ».
Dans son immédiateté, la conscience de soi est être-pour-soi simple. Pour obtenir la certitude de soi-même, il faut l’intégration du concept de reconnaissance. L’autre, pareillement, attend notre reconnaissance, afin de s’épanouir dans la conscience de soi universelle. Chaque conscience de soi recherche l’absoluité. Elle veut être reconnue en tant que valeur primordiale désinsérée de la vie, comme transformation de la certitude subjective (Gewisheit) en vérité objective (Wahrheit).
Rencontrant l’opposition de l’autre, la conscience de soi fait l’expérience du Désir ; première étape sur la route qui conduit à la dignité de l’esprit. Elle accepte de risquer sa vie, et par conséquent menace l’autre dans sa présence corporelle. « C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve la liberté, qu’on prouve que l’essence de la conscience de soi n’est pas l’être, n’est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d’abord, n’est pas enfoncement dans l’expansion de la vie ».
Ainsi la réalité humaine en-soi-pour-soi ne parvient à s’accomplir que dans la lutte et par le risque qu’elle implique. Ce risque signifie que je dépasse la vie vers un bien suprême qui est la transformation en vérité objective universellement valable de la certitude subjective que j’ai de ma propre valeur.
Je demande qu’on me considère ici à partir de mon Désir. Je ne suis pas seulement ici-maintenant, enfermé dans la choséité. Je suis pour ailleurs et pour autre chose. Je réclame qu’on tienne compte de mon activité négatrice en tant que je poursuis autre chose que la vie ; en tant que je lutte pour la naissance d’un monde humain, c’est-à-dire d’un monde de reconnaissances réciproques. (…)
Un jour, un bon maître blanc qui avait de l’influence a dit à ses copains : « Soyons gentils avec les nègres… ».
Alors les maîtres blancs, en rouspétant, car c’était quand même dur, ont décidé d’élever des hommes-machines-bêtes au rang suprême d’hommes.
Nulle terre française ne doit plus porter d’esclaves.
Le bouleversement a atteint le Noir de l’intérieur. Le Noir a été agi. Des valeurs qui n’ont pas pris naissance de son action, des valeurs qui ne résultent pas de la montée systolique de son sang, sont venues danser leur ronde colorée autour de lui (…).
« Désormais, tu es libre. »
Mais le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle (…). L’ancien esclave, qui ne retrouve dans sa mémoire ni la lutte pour la liberté ni l’angoisse de la liberté dont parle Kierkegaard, se tient la gorge sèche en face de ce jeune Blanc qui joue et chante sur la corde raide de l’existence (…).
L’ancien esclave exige qu’on lui conteste son humanité, il souhaite une lutte, une bagarre. (…)
Le moi se pose en s’opposant, disait Fichte. Oui et non.
Nous avons dit dans notre introduction que l’homme était un oui. Nous ne cesserons de le répéter.
Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité.
Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. À l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté.
Le comportement de l’homme n’est pas seulement réactionnel. Et il y a toujours du ressentiment dans une réaction. Nietzsche, dans la Volonté de Puissance, l’avait déjà signalé.
Amener l’homme à être actionnel, en maintenant dans sa circularité le respect des valeurs fondamentales qui font un monde humain, telle est la première urgence de celui qui, après avoir réfléchi, s’apprête à agir (…).
Nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que les appels à la raison ou au respect de l’homme puissent changer le réel. Pour le nègre qui travaille dans les plantations du Robert, il n’y a qu’une solution : la lutte, et cette lutte il l’entreprendra et la mènera non pas après une analyse marxiste et idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation, la misère et la faim. (…)
La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVe siècle ne me décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en aucune façon me guider dans l’actualité. (…)
Seront désaliénés nègres et blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé.
Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue.
Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.
En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle…
En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir.
Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement », il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. (…)
Sartre a montré que le passé, dans la ligne d’une attitude inauthentique, « prend » en masse et, solidement charpenté, informe alors l’individu. C’est le passé transmué en valeur. Mais je peux aussi reprendre mon passé, le valoriser ou le condamner par mes choix successifs. (…)
N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ?
Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ?
Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ?
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race.
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître.
Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.
Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.
Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on réclame de me battre ; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire.
Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent en silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit.
Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.
Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.
Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela. Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce Y a bon banania qu’il persiste à imaginer (…).
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.
Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.
Je suis solidaire de l’Être dans la mesure où je le dépasse.
Et nous voyons, à travers un problème particulier, se profiler celui de l’Action. Placé dans ce monde, en situation, « embarqué » comme le voulait Pascal, vais-je accumuler des armes ? (…)
« Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »
La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules.
Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.
Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. (…)
Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché.
La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.
Je suis mon propre fondement.
Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.
Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé.
Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part.
Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives.
Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de le découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve.
Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.
Texte issu de Peau noire, masques blancs (1952, initialement publié aux éditions du Seuil).
Karthik Ram Manoharan, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Essex, défend dans cet article une lecture universaliste des travaux de Frantz Fanon. À ses yeux, la leçon la plus importante à retenir de l’œuvre de Fanon est la suivante : toute lutte pour une société meilleure est une lutte contre l’oppression, mais toute lutte contre l’oppression n’est pas nécessairement une lutte pour une société meilleure. L’article, initialement paru chez notre partenaire The New Pretender, a été traduit par Sarah Thuillier et Valentine Ello.
Pourquoi Fanon ?
« Il n’a jamais été aussi difficile de lire Fanon qu’aujourd’hui, » a remarqué le philosophe Achille Mbembe lors d’une conférence à l’Université Colgate en 2010. Frantz Fanon (1925-1961), un humaniste et existentialiste profondément influencé par Jean-Paul Sartre, a travaillé en tant que psychiatre en Algérie coloniale avant de rejoindre la résistance algérienne contre le colonialisme français. Généralement connu pour ses Damnés de la Terre, Fanon a produit des travaux proposant une critique du colonialisme et du racisme, qui sont souvent prescrits comme des manuels par de nombreux mouvements identitaires radicaux. Si lire Fanon n’a jamais perdu en popularité, les lectures populaires de Fanon doivent être remises en question si l’on souhaite recouvrer toute la radicalité de la pensée fanonienne (…)
Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance
Ma première lecture des Damnés de la Terre fut pour moi l’équivalent d’une dynamite intellectuelle. « La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. » À la lecture de cette œuvre majeure à ce moment-là, son premier chapitre relativement simple (du moins en apparence) sur la violence était plus parlant que les autres, qui traitaient de questions assez complexes. Mon Fanon était un manichéen opposé à la violence de l’oppresseur et légitimant la violence des opprimés. Comme beaucoup de ses jeunes admirateurs du tiers-monde, je l’ai lu comme un prophète de la violence. La violence était libératrice, la violence était cathartique, la violence était existence. Ses appels à la lutte incessante semblaient être la seule option disponible dans un monde désespérément injuste.
Pourtant, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important.
Contextualiser Fanon
Il est important de contextualiser Fanon. Il fut un marginal tout au long de sa vie politique. Martiniquais noir en France, citoyen français en Algérie et d’origine chrétienne parmi des Arabes musulmans. Malgré son engagement total dans la lutte anticolonialiste algérienne, il n’a jamais été complètement Algérien, même aux yeux de ses camarades. Ses connaissances de l’histoire de l’Algérie précoloniale étaient, au mieux, vagues. Les textes de Fanon montrent clairement que sa compréhension de l’Islam comme facteur sociopolitique en Algérie était superficielle. Le racisme anti-Noirs chez les Arabes, le rôle arabe dans l’esclavage et le patriarcat islamique, sont autant de sujets qu’il a enjambés.
Ce détracteur majeur de l’impérialisme occidental rend son dernier souffle sous les yeux de la CIA, dans un hôpital américain où il était venu se faire traiter pour une leucémie. Il meurt fin 1961. L’Algérie obtient son indépendance officielle l’année suivante. L’Algérie indépendante est déchirée par la guerre civile entre le gouvernement et les islamistes, faisant plus de mort que le colonialisme français. On pourrait dire que Fanon a eu de la chance de ne pas en avoir été témoin : affectée par la dégénérescence du projet anticolonialiste en une lutte de pouvoir sauvage et cynique, sa femme, Josie Fanon, s’est suicidée. Il reste une figure marginale dans l’imaginaire intellectuel de la France comme de l’Algérie. Cependant, il connaît une renaissance universitaire à partir des années 80 dans le monde anglo-saxon, principalement dans les départements d’études sur le postocolonialisme et le racisme, où il est principalement lu comme un penseur « noir », un identitaire, un postcolonialiste ou quelqu’un à mi-chemin entre un défenseur et analyste de la violence anticolonialiste. Pourtant, le plus important, et peut-être le plus déroutant chez Fanon, est son universalisme révolutionnaire à côté duquel passent ses détracteurs comme ses admirateurs.
Si le nom de Fanon est associé à la violence, il faut noter que sa prise en considération des possibilités émancipatrices de la violences n’occupe qu’un seul chapitre dans toute son œuvre. En revanche, le dernier chapitre des Damnés de la Terre s’intéresse explicitement aux effets psychologiques néfastes des représailles aveugles sur les personnes qui y prennent part. Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance. Le fait que les noms de philosophes comme Sartre et Walter Benjamin, qui ont produit des œuvres plus complètes sur la violence, ne sont pas aussi spontanément associés à la violence que celui de Fanon, ne témoigne-t-il pas de préjugés discriminatoires à l’égard de Fanon ?
Concerning Violence, un documentaire récent du réalisateur suédois Goran Olsson, renforce également, quoique sans le vouloir, le stéréotype de « l’homme noir en colère ». Le documentaire d’Olsson prend des passages choisis des Damnés de la Terre pour dénoncer le colonialisme européen. Le Fanon que l’on y voit est un anti-européen rejetant tout ce que symbolise l’Europe.
Dans sa conclusion des Damnés de la Terre, Fanon écrit pourtant (un passage soigneusement omis par le documentaire) : « Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l’Europe. Mais l’action des hommes européens n’a pas réalisé la mission qui lui revenait. » Ces mots ne sont pas ceux d’un homme qui détestait l’Europe, mais d’un homme qui accusait l’Europe de ne pas respecter ses propres valeurs égalitaires. Ce Fanon là n’est reconnu ni par la droite, ni par la gauche, et il est pourtant urgent de le redécouvrir. Il aurait méprisé ce « prophète de la violence » censé détester tout ce qui touche à l’Europe. Un sort, sans doute, réservé à tous les grands penseurs. Nietzsche n’écrivait-il pas que les disciples d’un martyr souffrent plus que le martyr ? Il aurait dû ajouter que c’est entre les mains des disciples que les principes d’un martyr souffrent le plus.
Fanon et la violence identitaire
La position nuancée de Fanon sur la violence identitaire vaut la peine d’être examinée, en particulier suite aux manifestations violentes à Ferguson, Baltimore et ailleurs en Amérique, pour les personnes noires tuées par la police.
[Cet article a été rédigé en 2018. Il ne fait pas référence aux manifestations qui se sont déroulées dans le contexte du décès de George Floyd, dont LVSL a traité dans cet article rédigé par Myriam Nicolas et traduit par William Bouchardon : « USA : les émeutes font-elles avancer le combat anti-raciste ? »].
Alors même que l’establishment les condamnait, l’anti-establishment a accueilli la violence comme le début d’un soulèvement révolutionnaire. L’appel à la violence systématique pour lutter contre les centres de pouvoir blancs et racistes n’a rien de nouveau. Par le passé, des militants noirs comme Eldridge Cleaver ont appelé au viol des femmes blanches pour résister au racisme blanc (bien qu’il ait plus tard regretté ces idées). La boucle est bouclée lorsqu’il finit par rejoindre le parti républicain et devient chrétien conservateur. Qu’est-ce que cette trajectoire nous dit ?
En réalité, le système américain est plus que capable de se défendre de tels excès de violences venant de ses minorités. Il préfère choyer cette politique identitaire minoritaire et particulariste, car la logique postmoderne du capitalisme mondial a besoin de la prolifération de multiples identités minoritaires. Cette violence impuissante de la politique identitaire particulariste, uniquement alimentée par le ressentiment anti-blanc, crée davantage de frontières et ne permet aucunement de tendre vers leur destruction – ce qui constituerait, aujourd’hui, un horizon réellement radical.
Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité » constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la « négritude » (blackness) authentique l’est tout autant
Ainsi donc, les racistes blancs, pris par une phobie des « noirs brutaux », et la gauche multiculturelle qui, pour surmonter un sentiment de culpabilité mal placée, célèbre la « résistance noire par tous les moyens nécessaires », se conforment en vérité à la logique du même système.
Rendons-nous à l’évidence : les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire au monde, avec l’arsenal le plus puissant jamais constitué dans l’histoire humaine ; elle renverse à son gré des gouvernements à travers le monde, elle a fait des contre-insurrections non plus seulement une pratique stratégique mais une façon de penser ; les avancées scientifiques américaines touchent non seulement chaque être humain de cette planète mais également l’univers tout entier. Si le journaliste, assis dans son confortable bureau de Wall Street, qui condamne la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, a tort, l’universitaire de gauche libérale, jouissant d’un poste permanent dans une université réputée, qui approuve la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, est indéniablement stupide.
Si les États-Unis doivent changer, cela ne peut se faire que par une réforme radicale engagée par les forces démocratiques populaires issues de toutes les catégories de la population. Si l’on considère la puissance des États-Unis, des actes de violences isolés perpétrés par des groupes identitaires à l’encontre de l’État sont inutiles, sinon suicidaires. À cet égard, il serait plus pertinent de lire Fanon avec Martin Luther King plutôt qu’avec Malcolm X. Fanon et King ont tous deux rejeté l’idée de séparatisme fondé sur l’identité et lui ont préféré une lutte fondée sur l’identité qui se transcenderait en une lutte pour un changement structurel de la société dans son ensemble. Ceci, évidemment, n’est pas un plaidoyer pour le pacifisme libéral ; ni Fanon ni Martin Luther King ne se sont élevés pour cela. Nous devons plutôt comprendre que les formes de protestations qui ont pu obtenir quelques résultats au cours du siècle précédent n’en auront aucun au cours de celui-ci. Le « fanonisme », est, entre autres choses, une méthode permettant de comprendre la dialectique de l’histoire.
D’un point de vue pragmatique, la lutte pour les droits des Noirs en Amérique ne peut être menée isolément des autres luttes. Et c’est dans cette perspective que l’universalisme de Fanon, ainsi que son appel à dépasser sa propre identité, est le plus intéressant. Dans Peau noire, masques blancs, qui conteste l’attribution d’identités rigides et l’impossibilité d’accéder à l’universalisme, Fanon allègue que ceux qui portent aux nues l’individu « noir » sont aussi malades que ceux qui le haïssent. Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité »constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la négritude (blackness) authentique l’est tout autant. S’opposant au déterminisme, il affirme également : « Je ne me ferai pas l’homme de quelque passé que ce soit. Je ne veux pas exalter le passé au détriment de mon présent ou de mon futur. » Malheureusement, la gauche libérale semble avoir abandonné l’universalisme pour une forme très problématique de politique identitaire particulariste, narcissique et autodestructrice.
Universalisme et solidarité
La raison pour laquelle Fanon était suspicieux vis-à-vis de la politique particulariste d’identité noire de la négritude, populaire à son époque, ne résidait pas seulement dans la volonté de celle-ci de glorifier une myriade de passés ; Fanon pensait également que la simple configuration binaire « Noir et Blanc » obscurcissait plus qu’elle ne révélait, et muselait d’autres voix, plus critiques et plus radicales, émanant des personnes colonisées. N’est-ce pas ce que l’on constate actuellement avec l’Islam ? Il est possible d’observer une monopolisation du discours sur l’Islam à la fois par les musulmans extrémistes et par les modérés, ce qui est activement ou passivement encouragé par la gauche libérale multiculturelle occidentale, aux dépens de ceux, au sein de ce prétendu « monde musulman », qui travaillent en vue d’une lutte politique radicale et d’une réforme sociale à l’intérieur de leurs propres communautés. Comment expliquons-nous le silence presque total au sein de la gauche traditionnelle au sujet de la plus importante lutte progressive au Moyen-Orient qu’est celle des Kurdes ? La réalité est que la faveur multiculturaliste accordée aux voix musulmanes, aussi bien de l’Islam fondamentaliste que « modéré », contribue à prolonger le musellement de ceux qui rejettent la politique identitaire fondée sur la Tradition primordiale et recherchent des alternatives dans des projets politiques d’émancipation radicaux.
En tant que Tamoul, j’accueillerais avec enthousiasme une critique honnête et sans concession de la politique tamoule, de l’idéologie qui se cache derrière elle ainsi que de l’identité qu’elle conçoit, de la gauche occidentale, et ce bien que je critique les valeurs occidentales. Ce type d’engagement politique mutuellement critique l’une envers l’autre, et non les mondanités culturelles et la tolérance condescendante au rabais, peut seul garantir que les progressistes du monde entier puissent créer une tribune universaliste de lutte, tout en sapant le récit porté par les fanatiques racistes en Occident selon lequel les « Autres » sont incapables d’atteindre le progrès. Si la gauche libérale occidentale est prête à agir de la sorte, la moindre des choses serait d’éviter d’apaiser les fanatiques du « monde musulman », du « monde hindou » et d’autres mondes culturo-religieux ainsi fixés de façon déterministe et de laisser l’opportunité à ces voix qui croient sincèrement en des valeurs émancipatrices de se faire entendre.
C’est l’une des leçons cruciales à tirer de Fanon : toutes les luttes pour une société meilleure sont des luttes contre l’oppression, mais toutes les luttes contre l’oppression ne sont pas des luttes pour une meilleure société. Et ceci est une leçon que la gauche libérale n’a jamais retenue. Dans leurs tentatives trop zélées de combattre « l’impérialisme capitaliste patriarcal blanc », la gauche, ou du moins les voix les plus bruyantes de ses rangs, s’est faite l’avocate des formes les épouvantables de fondamentalismes venues du Tiers-monde. Entourées par leurs illusions selon lesquelles elles combattent l’Occident, elles donnent une légitimité à ce que le reste du monde produit de pire.
En cette époque où l’obsession des particularités de « race », d’ethnicité et de religion a atteint des proportions fétichistes, aussi bien au sein de la droite que de la gauche, l’universalisme de Fanon et son invitation à contester les frontières des identités rigides ne pourrait être plus pertinente. Comme il l’écrit dans la conclusion de Peau noire, masques blanc : « C’est à travers l’effort pour se réapproprier le « soi » et pour l’examiner attentivement, c’est à travers la tension durable de leur liberté que les hommes seront capable de créer les conditions idéales pour l’existence d’un monde humain ».
L’émeute est une réponse rationnelle à la pauvreté écrasante et à l’oppression. Et bien que ce ne soit pas toujours le cas, des recherches montrent que les émeutes peuvent effectivement permettre des conquêtes sur le plan social. Donnant de la visibilité à des causes minoritaires, elles leur ouvrent la voie vers la conquête de l’hégémonie. Article de notre partenaire américain Jacobin traduit par Myriam Nicolas et édité par William Bouchardon.
Les progressistes américains ont une relation particulièrement contradictoire avec les manifestations anti-raciste. D’une part, les progressistes de gauche s’imaginent être les meilleurs amis de la cause de la lutte contre les discriminations. D’autre part, ils ont cependant pris leurs distances avec le militantisme anti-raciste, au moins depuis les années 1930, convaincus qu’il ne mènerait qu’à un renforcement de l’influence des réactionnaires. À l’heure où des dizaines de villes à travers les États-Unis sont secouées par des soulèvements massifs, cette incohérencedes progressistes américains s’est de nouveau manifestée ouvertement.
Certaines tentatives de maintenir un équilibre entre soutien à la cause et condamnation des émeutes étaient tout bonnement ridicules, comme par exemple l’idée, grotesquement paternaliste, que la destruction de biens matériels était exclusivement le fait « d’anarchistes blancs ». En plus de recycler l’excuse sur laquelle la police se base pour réprimer les manifestations, ce genre d’argument a pour résultat de nier les nombreuses formes de protestation des afro-américains qui ne rentrent pas dans le moule cautionné par la gauche progressiste.
D’autres penseurs ont trouvé des manières plus subtiles d’exprimer leur inconfort vis-à-vis des soulèvements en avançant l’idée que les émeutes, même lorsque celles-ci pouvaient être justifiées sur le fond, ne faisaient que renforcer le camp réactionnaire. Par un alignement des planètes imprévu, les émeutes ont coïncidé avec la sortie d’un article du chercheur en sciences politiques Omar Wasow défendant l’idée selon laquelle les émeutes des années 1960 auraient conduit à l’arrivée de Nixon au pouvoir en effrayant les électeurs blancs.
Sur le fond, l’article de Wasow est un travail rigoureux de sciences sociales, et ses conclusions ne peuvent être validées ou rejetées selon qu’elles arrangent ou non les militants les plus radicaux. Il est en effet tout à fait possible que les soulèvements des années 1960 aient gonflé le soutien à la campagne de Nixon, qui promettait de restaurer « la loi et l’ordre ».
Or, cet article a reçu beaucoup d’attention dernièrement de la part de personnes cherchant à en tirer des conclusions bien au-delà de ses fondations empiriques. Ross Douthat, un chroniqueur conservateur au New York Times qui parvient à parfaitement articuler sa pensée avec les poncifs progressistes, s’en est servi pour avancer que la gauche progressiste a « une responsabilité particulière d’empêcher et de contenir » les émeutes si elle souhaite éviter des conséquences politiques encore plus incertaines.
Il y a trois semaines encore, les progressistes condamnaient les extrapolations imprudentes de l’administration Trump, mais ils se prêtent désormais au même genre d’exercices en faisant des conséquences contre-productives des émeutes des années 1960 une règle absolue qui disqualifie à jamais l’émeute comme moyen d’action politique. L’idée que les effets d’une émeute différent selon le contexte est d’une complexité qu’ils préfèrent ne pas envisager.
Les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que les émeutes de Ferguson et Baltimore ont contribué au développement d’idées plus progressistes au sujet de la lutte contre les discriminations.
Prenons les premiers soulèvements du mouvement Black Lives Matter (BLM) qui eurent lieu en 2014 et en 2015 à Ferguson, dans l’état du Missouri, et à Baltimore, dans l’état du Maryland. Selon Douthat, ces soulèvements mirent fin à l’enthousiasme des conservateurs en faveur de la réforme du système pénitentiaire (il ne s’agit pas ici d’une réforme précise de l’administration, mais plutôt de l’idée de repenser le système pénitentiaire américain pour le rendre plus humain, N.D.L.R.) et participèrent à l’avènement de Trump.
Les éléments venant cautionner ce raisonnement sont cependant quasi-absents. De fait, les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que ces épisodes ont contribué au développement d’idées plus progressistes en matière de lutte contre les discriminations. Durant la dernière décennie, le Pew Research Center a demandé aux gens s’ils pensaient que le pays avait suffisamment œuvré en faveur de la lutte anti-raciste, ou s’il fallait en faire plus. Il suffit de consulter les résultats des enquêtes pour que l’impact du mouvement Black Lives Matter apparaisse clairement.
Enquête du Pew Research Center sur l’opinion des Américains à propos de la lutte contre les discriminations : en rouge, plus d’efforts sont nécessaires pour atteindre cette égalité, en jaune suffisamment d’efforts ont déjà été consentis pour que les afro-américains soient égaux.
Dans l’ensemble de la population américaine, la part d’individus exprimant l’idée que le pays devait encore évoluer pour garantir l’égalité des droits a fortement augmenté durant la période 2014-2015. Certes, l’ampleur de la croissance de ce sentiment est à peine plus faible si l’on prend uniquement en compte la population blanche, mais même les sympathisants du parti républicain ont été très nombreux à reconnaître que la lutte contre les discriminations demandait encore des efforts. Néanmoins, les mêmes enquêtes ont montré que 80% des membres de la police estiment qu’aucun changement supplémentaire n’est nécessaire pour atteindre l’égalité entre citoyens de différentes couleurs. D’autres recherches académiques ont documenté l’impact du mouvement BLM de manière plus rigoureuse et approfondie.
Dans l’histoire récente des soulèvements populaires, Ferguson et Baltimore ne font pas figure d’exceptions. Les exemples démontrant que des émeutes ont impulsé des changements progressistes ne manquent pas. Par exemple, un article récent a démontré que les émeutes de 1992 en soutien à Rodney King à Los Angeles (afro-américain passé à tabac après une course-poursuite en 1991, N.D.L.R.) ont renforcé la mobilisation des électeurs en faveur du parti démocrate ainsi que le soutien apporté à l’éducation publique.
En Grande-Bretagne, des émeutes éclatèrent en 1990 lorsque Margaret Thatcher essaya d’imposer un nouvel impôt local incroyablement régressif, la « poll tax » (le montant de cet impôt local était le même pour tout le monde, quelque soit son niveau de richesse, N.D.L.R.). Si la majorité des membres du parti travailliste ont alors condamné les émeutes comme étant le fait d’anarchistes, la campagne de soutien aux personnes condamnées durant les émeutes deviendra finalement une composante importante du mouvement de lutte contre la « poll tax ». Cette mobilisation impulsée par la société – et non par les partis – provoqua une crise au sein du parti conservateur qui conduira finalement à la démission de Margaret Thatcher ainsi qu’à l’abandon de cet impôt.
Le récit fait par certains progressistes des années 1960, où des électeurs blancs terrorisés auraient voté pour Nixon, est lui aussi plus compliqué qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il a été prouvé que le gouvernement a été contraint d’investir plus d’argent public dans les villes défavorisées où les émeutes avaient éclatées. Dans son ouvrage précurseur Black Violence, publié en 1978, James W. Button révèle la manière dont les émeutes forcèrent les responsables politiques à porter davantage d’attention aux effets de leur politique sur les populations urbaines défavorisées, un groupe dont il ne se préoccupaient nullement auparavant. À une époque où de nombreux chercheurs en sciences sociales allaient jusqu’à considérer les mouvements contestataires comme symptômes d’une sorte de psychose de masse, Button montra que les émeutes étaient en fait des réponses rationnelles face à la négligence des gouvernants.
Des recherches plus récentes ont dévoilé que les émeutes pouvaient conduire ces derniers à augmenter les investissements publics, y compris dans les lieux où le racisme des populations blanches étaient le plus fort. Autrement dit, même si les émeutes ont contribué à orienter l’opinion publique des américains blancs en faveur du conservatisme, elles ont également bénéficié aux quartiers où elles ont eu lieu.
Si les effets politiques des émeutes sont plus complexes que ce que la morale progressiste suggère, celle-ci se trompe sur un point en particulier : quelles que soient leurs retombées politiques, des émeutes ont en fait lieu assez régulièrement dans les villes américaines. Lorsque des gens se trouvent dépossédés, lorsque leurs vies apparaissent chaque jour comme étant insignifiantes dans des vidéos qui les montrent se faire tuer par des agents de l’État, et lorsque le système politique ignore complètement leur détresse, ces gens-là vont, tôt ou tard, tenter d’imposer leurs problèmes sur le devant de la scène nationale, et ce par n’importe quel moyen.
Comme l’a déclaré la chanteuse Cardi B dans une vidéo détonnant par son ton direct et son honnêteté : « En voyant des gens piller et s’indigner comme jamais, je me dis “Ces salauds vont enfin nous écouter maintenant.” » Bien que la gauche progressiste américaine ne cesse de rappeler l’importance qu’il y a d’écouter ce que les gens ont à dire dans de tels moments, elle a clairement démontré qu’elle ne souhaitait pas appliquer ce conseil à elle-même.