Du passe sanitaire au passe climatique ?

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La mise en place d’un passe sanitaire a été validée par le Conseil constitutionnel au nom d’un « objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Si une privation des libertés est justifiée au nom de la protection de la population française face au coronavirus, ne peut-on pas imaginer que des dispositifs similaires voient le jour afin de prévenir la crise climatique que nous traversons ? Ces solutions, largement soutenues par les dirigeants actuels, témoignent en réalité de l’impasse des mesures individualistes, misant sur la culpabilisation et la responsabilité, au détriment de stratégies collectives et de politiques publiques ambitieuses.

Alors que la France affronte une quatrième vague épidémique de coronavirus, l’idée d’une vaccination universelle sinon obligatoire du moins largement contrainte, s’est imposée dans l’agenda mondial. Dans l’Hexagone, cette astreinte s’est matérialisée par le prisme d’un passe sanitaire discriminant les personnes vaccinées de celles n’ayant pas reçu leurs deux doses obligatoires. Celui qui veut profiter d’une vie sociale pleinement retrouvée doit constamment montrer patte blanche et fournir la preuve de sa vaccination ou d’un test sanitaire fraichement réalisé. L’exécutif place ainsi de larges espoirs dans la vaccination de masse afin de lutter contre l’épidémie, comme le font la plupart des pays ayant la capacité financière de mener une telle politique.

Une gestion de crise individualiste

Pour atteindre cet objectif de vaccination massive, le pouvoir français a adopté une stratégie de gestion individualisée et individualiste de la crise sanitaire reposant principalement sur la prise autonome de rendez-vous de vaccination. Justifiée par un argument d’autorité de protection de la population, cette politique fait pourtant fi d’une myriade de problèmes de fond qui pourraient être résolus par une approche sanitaire plus collective.

Premièrement, la prise en charge individualisée de la vaccination masque des inégalités très profondes. De nombreuses études montrent ainsi que certains territoires de la République ont un taux de vaccination largement moins élevé que d’autres. Le 11 juillet 2021, alors que 40,7% des Français avaient reçu deux doses de vaccin, le chiffre n’était que de 30% en Seine-Saint Denis et de 9,5% à Mayotte. Claire Hédon, la Défenseure des droits note ainsi que le passe sanitaire « comporte le risque d’être à la fois plus dur pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités ». Cette situation conduit ces territoires démunis à souffrir le plus de l’épidémie : la surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019, alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette situation dramatique : la population y est plus précaire, a de moins bon accès aux services de santé tandis que les logements y sont en moyenne plus exigus. De nombreuses solutions permettraient pourtant de résoudre efficacement ces problèmes.

La surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019 alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens.

Source : Institut national d’études démographiques (Ined), juillet 2020.

Plutôt que de contraindre toute la population à aller se faire vacciner, n’aurait-il pas fallu aborder de front les nombreux problèmes auxquels le secteur hospitalier français fait face ? Depuis les années 2000 l’hôpital français a en effet effectué un « virage ambulatoire », passant par un fort resserrage budgétaire ainsi que par une mise en concurrence accrue des établissements par le prisme de la tarification à l’activité. Créé en 1996, l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) pose une limite sur les dépenses annuelles de santé. Ce dispositif prévoit constamment un budget inférieur aux besoins du secteur public. Alors que la commission des comptes de la Sécurité sociale préconisait une croissance du budget de l’ONDAM de 4,4% en 2019, ce chiffre a été rabaissé à 2,4% cette même année. Cette politique a largement porté préjudice à la qualité des soins prodigués dans les urgences et a provoqué une contraction des lits en hospitalisation longue, réduits de 71 000 entre 2002 et 2018. Pourtant, la crise sanitaire n’a que partiellement remis en cause ce cadre de fonctionnement puisque des lits d’hôpitaux continuent régulièrement d’être détruits.

De même, on assiste depuis plusieurs mois à un blâme constant des personnes refusant de se faire vacciner. Ce phénomène contreproductif est largement préjudiciable à l’objectif de vaccination massif de la population française puisqu’il crée inévitablement un effet de réactance. Du fait de ce mécanisme naturel et psychologique, un individu tente souvent de protéger sa liberté d’action lorsqu’il pense cette dernière menacée. Partant de ce constat, n’aurait-il pas été bénéfique d’interroger les causes profondes de cette peur de la vaccination pour mieux les remettre en cause ? Alors que la France est aujourd’hui un des pays comptant le plus de vaccino-sceptiques au monde, il serait absurde de lier ce phénomène à une prétendue pauvreté d’esprit française alors même qu’il existait auparavant dans l’hexagone un large consensus autour de la vaccination. Là encore, la stratégie sanitaire d’individualisation et de « selfcare » des citoyens montre ses faiblesses.

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public »

Association Formindep.

Si nombre de commentaires complotistes semblent loufoques et infondés, force est de constater que ces discours sont largement alimentés par l’incurie de l’État dans la construction et la mise en place de ses politiques publiques de santé. Ce dernier n’est en effet jamais parvenu à endiguer l’influence des multinationales privées dans la construction des politiques publiques de santé. Alors que la France dépense de moins en moins dans sa recherche publique, préférant financer directement le secteur privé de la santé via le Crédit Impôt et Recherche, l’État a de moins en moins de contrôle sur la qualité et la rigueur des recherches menées. Comme le pointe l’association Formindep, « le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public ». La France a ainsi connu de nombreux scandales sanitaires, dont le plus connu est très certainement l’affaire Médiator. Ce médicament produit par les laboratoires Servier a été vendu comme traitement du diabète et comme coupe faim. Alors qu’il provoque des valvulopathies cardiaques, le produit reste commercialisé jusqu’en 2009. Les énormes sommes d’argent que Servier a versées au monde médical peuvent en partie expliquer l’interdiction tardive du médicament. D’autres scandales sanitaires, dont la liste ne saurait ici être exhaustive, ont frappé l’hexagone : la vaccination de l’hépatite B, l’affaire de la Dépakine ou du sang contaminé. Néanmoins, le problème de conflit d’intérêt dans le monde de la santé ne s’arrête pas au cas français : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est elle-même largement financée par la puissance privée, notamment la fondation Bill and Melinda Gates, et a connu certains scandales notamment lors de l’épidémie de grippe H1N1. Ces phénomènes participent inévitablement à une peopleisation de la science. Les figures se présentant comme antisystème passent d’autant plus pour des héros qu’elles dénoncent une science aux mains des intérêts privés. De ce phénomène émergent des personnalités aux relents complotistes comme les professeurs Luc Montagnier, Henri Joyeux ou le très médiatique Didier Raoult.

NDLR : Pour en savoir plus sur l’influence des multinationales sur la politique sanitaire menée par l’OMS, lire sur LVSL l’article rédigé par Rodrigue Blot et Jules Brion : « L’OMS sous perfusion des philanthropes ».

Une stratégie collective de gestion de la crise permettrait d’obtenir le consentement éclairé d’une partie de la population à se faire vacciner. Cela nécessiterait bien évidemment d’effectuer une remise en cause radicale des liens existants entre la puissance publique et le secteur privé ainsi que par une politique hospitalière ambitieuse. La stratégie gouvernementale, loin d’avoir tenté de résoudre ces problèmes, va très certainement avoir sur le long terme un effet délétère quant à la confiance que porte la population envers la science. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, le passe sanitaire construit dangereusement « un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal » conduisant à « un affrontement entre vaccinés et antivax ».

Crise sanitaire et crise climatique : maux différents pour solutions similaires ?

Si le recours à la surveillance systématique de la population est présenté comme une solution miracle capable d’endiguer la crise sanitaire que nous traversons, ce type de politiques centrées sur la responsabilisation individuelle ne s’arrête pas au domaine de la santé. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) craint ainsi « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Alors que le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pointe les nombreux dangers que fait peser la crise climatique sur notre société, de nombreux dispositifs individualistes de protection de l’environnement germent dans l’Hexagone. Il est intéressant de constater que ces derniers puisent leur inspiration dans le même matriciel idéologique que le passe sanitaire.

Plébiscitées tant par les macronistes que par les forces écologistes, des Zones à Faibles Emissions (ZFE) ont été mises en place dans de nombreuses villes françaises. Ces dispositifs vont empêcher progressivement les véhicules les plus polluants d’entrer au sein des agglomérations afin de protéger la santé de leurs citoyens. De même, des voies réservées au covoiturage sont déjà mises en place. À Grenoble, en contrepartie de l’agrandissement de l’A480, projet par ailleurs largement préjudiciable pour l’environnement, une portion de l’autoroute va être réservée aux covoitureurs, aux taxis et aux véhicules peu polluants. Des capteurs seront installés tout au long de la portion de l’autoroute afin de vérifier que seuls les conducteurs respectant ces critères puissent l’utiliser. Dans le domaine de la gestion du tri des déchets, des dispositifs permettent d’ores et déjà de réduire les impôts locaux des personnes triant le mieux leurs déchets ou d’offrir des réductions dans certaines enseignes. S’il nous est impossible ici de dresser une liste de toutes les opportunités qu’offre la technologie à ce type d’initiative, il y a fort à parier que de nombreux dispositifs permettant d’orienter les comportements des individus vers des activités eco-friendly voient bientôt le jour. Inutile de préciser ici que ces initiatives participent inévitablement au renforcement des « villes intelligentes », appelées plus communément « smart-cities ». Afin que les ZFE puissent être efficaces, la loi d’orientation des mobilités de 2019 entérine ainsi le recours au contrôle automatisé des données signalétiques jusqu’à 15% du nombre moyen de véhicules circulant au sein d’une zone. De même, la mairie de Nice a tenté d’avoir accès aux données produites par le compteur Linky afin de savoir si des maisons étaient inoccupées alors même qu’il était initialement un dispositif censé réduire la consommation électrique d’un foyer.

NDLR : Pour en savoir plus sur les villes intelligentes, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Smart cities : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique ».

Les objectifs manqués des initiatives individualistes

Justifiées par un objectif louable de protection de la santé des Français et de l’environnement, ces politiques posent en réalité les mêmes déconvenues que le passe sanitaire. Tout comme ce dernier, ces mesures individualistes masquent de facto les inégalités massives qui existent au sein de la population française. En laissant à chacun la responsabilité d’acheter un véhicule non polluant, les ZFE créent le risque que des pans entiers de la population soient largement pénalisés. Ces dispositifs vont inexorablement pousser des foyers précaires à l’endettement et largement les contraindre dans leurs déplacements. Ainsi, le recours à la voiture individuelle est plus faible dans les villes denses que dans les communes périphériques des métropoles, du fait d’une moindre présence de transports en communs et d’infrastructures adéquates dans ces dernières. Pourtant, le salaire moyen y est souvent inférieur. De même, une enquête a montré en 2019 que près de 5% des foyers franciliens seraient affectés par la mise en place d’une ZFE. Parmi eux, 25% n’auraient pas les moyens d’acheter un véhicule. Néanmoins, ces politiques ne concernent pas uniquement les particuliers. À Londres, qui a mis en place un dispositif de péage urbain s’apparentant à une ZFE, les transporteurs indépendants sont les plus touchés par ces mesures. Dans la capitale britannique, les véhicules pesant plus de 3,5 tonnes doivent en effet s’acquitter d’une taxe journalière de 100£. Les plus petites entreprises risquent fortement de pâtir de cette situation, favorisant directement les plus grosses compagnies capables d’absorber ces coûts supplémentaires.

Les initiatives individualistes ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de la crise climatique.

Pourtant, d’aucuns pourraient objecter que la lutte contre le changement climatique implique que des mesures fortes, concrètes et coercitives soient mises en place. Il est en effet évident que notre mode de vie actuel doit être amendé, notamment par le prisme de politiques contraignantes, si nous voulons espérer endiguer la crise environnementale que nous traversons. Néanmoins, les initiatives individualistes comme les ZFE ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de cette crise. S’il est de notoriété publique que les classes aisées polluent largement plus que les milieux précarisés du fait de leur forte capacité à consommer, il ne faut pas oublier que les plus riches polluent également fortement de par la place qu’ils occupent dans notre système de production. Comme le résume Matt Hubert pour Jacobin « les personnes riches ont une énorme empreinte carbone. Pourtant, le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’elles consomment, mais le fait qu’elles possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour elles de polluer ».

Derrière ces mesures « d’empowerment » des citoyens se cachent en réalité une idéologie néolibérale où l’État tente de ne jamais remettre en cause le système de marché. Dans La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre que le libéralisme contemporain a pu s’imposer grâce à l’idée de responsabilisation des citoyens. Ce dernier analyse ainsi, en prenant l’exemple d’entreprises réfractaires à la mise en place de consignes obligatoires et à l’interdiction de contenants jetables, que ces sociétés ont promu une « gouvernance marchande des externalités ». Ce mode de gestion leur a permis d’imposer des solutions faisant appel aux mécanismes de marché dans la gestion de leurs impacts sociaux. Grégoire Chamayou note ainsi que ce constat « est paradigmatique d’un procédé de responsabilisation, […] l’une des principales tactiques du néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation ». Selon lui, « la responsabilisation en appelle à l’autonomie subjective ; elle s’adresse à des individus sommés de se prendre en main, de se gouverner eux-mêmes ».

NDLR : Pour en savoir plus sur le livre de Grégoire Chamayou, lire sur LVSL l’article de Guillaume Pelloquin : « Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire ».

Comme avec la politique sanitaire qui ne permet pas efficacement de comprendre les raisons profondes de la défiance envers la science, les mesures individualistes écologistes peinent à remettre en cause les problèmes auxquels notre système fait face. Plutôt que d’inviter chacun à changer ses comportements, ne serait-il pas plus intéressant d’interroger le cadre social dans lequel nous vivons ?

La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse.

Prenons un exemple concret. Plutôt que de contraindre les populations précarisées à renouveler leurs véhicules – ce qui relève parfois d’une aberration écologique tant les modèles électriques sont plébiscités alors que leur production demeure extrêmement polluante – l’État français pourrait prendre des mesures concrètes face au problème de l’utilisation massive de la voiture. Nous pourrions interroger collectivement son usage individuel. Les classes précaires ne prennent pas la voiture par plaisir mais parce qu’elles ont été contraintes de s’extirper des centres-villes. Là encore, aucune politique environnementale ne se voudra effective si elle ne remet pas en question les causes profondes de cette gentrification causée tant par le modèle économiques ubérisé de Airbnb que par la spéculation immobilière. De même, plutôt que de contraindre la population à opter pour des modèles « non polluants », ne serait-il pas plus juste d’interdire la publicité qui participe pleinement à instaurer un imaginaire collectif favorable à la consommation ? Jusqu’à présent le pouvoir français s’est toujours refusé à mettre en place ce genre d’initiatives, bafouant une par une les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).

Il est pourtant peu surprenant que l’État voue aux gémonies toute tentative collective de résoudre un problème en accusant ces mesures d’être « idéologiques » et « punitives ». La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse. Alors que toute planification de l’économie est remise aux calendes grecques, que les services publics sont constamment menacés par des restrictions budgétaires, les États européens se retrouvent incapables d’affronter des crises majeures. En réalité, l’État n’a pas recours à une stratégie de « selfcare » des individus par choix mais bien par contrainte. Bien entendu, cet argument ne doit pas servir à critiquer constamment les individus souhaitant adopter des comportements plus civiques et bénéfiques pour la cité. Il est évident que les « gestes individuels » sont louables et qu’ils ont une importance cruciale et significative dans la gestion des crises. Pourtant, une politique écologique ne pourra se revendiquer effective si elle ne laisse qu’à certains privilégiés la capacité d’adapter leurs modes de vie.

« La levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie » – Entretien avec Odile Launay

Odile Launay
Odile Launay, infectiologue à l’hôpital Cochin © France 24

Odile Launay est infectiologue, chercheuse au sein du Centre d’Investigation Clinique Cochin-Pasteur. Elle est aussi membre du consortium COCONEL, lancé à l’initiative de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre de la lutte contre le COVID-19. Elle a accepté de répondre à nos questions sur l’évolution de l’épidémie, sa gestion par les pouvoirs publics et la situation à laquelle nous serons confrontés dans les prochaines semaines. Entretien réalisé par Léo Rosell.


LVSL – L’épidémie de coronavirus continue à sévir dans le monde, et le nombre de morts en France augmente chaque jour. Malheureusement, le pic semble encore loin d’avoir été atteint. Quelles sont les prévisions des spécialistes ? À quoi doit-on s’attendre dans les prochaines semaines ?

Odile Launay – Précisons d’abord que le pic épidémique correspond à l’incidence la plus élevée enregistrée pour une maladie infectieuse. Il peut donc être estimé avec précision uniquement a posteriori, lorsque l’incidence de l’infection commence à décroître. Concernant le COVID-19, on s’attend à un pic épidémique dans les jours qui viennent, puisque le confinement commence à faire baisser le nombre de nouvelles infections.

Après trois semaines de confinement, on voit en effet baisser le nombre d’hospitalisations et le nombre d’hospitalisations en unité de soins intensifs. Cela devrait donc correspondre à un pic épidémique qu’on pourra potentiellement estimer autour du 4 avril, en tout cas pour ce qui est de la région parisienne, puisque ce pic a pu être atteint un peu plus tôt pour les régions du Grand Est.

« Les prochaines semaines dépendront beaucoup de la façon dont on va pouvoir mettre en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests. »

Pour les prochaines semaines, va d’abord se poser la question de la sortie du confinement, puisque l’épidémie a besoin, pour continuer à exister, que le virus se transmette d’individu à individu. De ce fait, si le confinement est levé et que les mesures nécessaires pour éviter la transmission du virus sont réunies, à savoir le port de masques, la détection précoce des cas permettant de les isoler et la distanciation sociale, mais qu’elles ne sont pas suffisamment respectées, il y aurait un risque important de voir à nouveau circuler le virus, ce qui pourrait provoquer une reprise de l’épidémie. Les prochaines semaines dépendront donc beaucoup de la façon dont nous mettrons en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests.

LVSL – Des annonces alarmistes font état du risque de mutation du virus, qui pourrait le rendre encore plus mortel. De même, de nouvelles vagues sont envisagées dans les prochains mois. Selon-vous, ces scénarios-catastrophes sont-ils envisageables, ou est-il trop tôt pour pouvoir le dire ?

O. L. – Le scénario catastrophe, nous y sommes déjà puisque nous n’avions jamais eu autant de patients en réanimation en France, et que cette situation se voit partout dans le monde. C’est pourquoi il est difficile de penser à un scénario encore plus grave et plus catastrophique que celui auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Cependant la levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie.

« Il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. »

Par rapport au risque de mutation du virus, celui-ci est possible mais jusqu’à présent le virus n’a pas muté. Le virus qui circule actuellement est déjà très contagieux, se transmet facilement et il ne semble donc pas avoir à muter pour s’adapter davantage à l’homme. et devenir potentiellement plus mortel. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une mutation pourrait tout aussi bien créer un virus moins grave …

La problématique des nouvelles vagues est différente. Tout d’abord, il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. Si l’on parvient à la sortie du confinement à restreindre et à limiter la diffusion du virus, nous pourrions envisager de retarder la survenue d’une seconde vague à la rentrée prochaine. C’est tout à fait possible.

Si la sortie du confinement ne permet pas de limiter sa diffusion, nous pourrions alors nous attendre à une nouvelle vague plus précoce. Les premières données aujourd’hui disponibles montrent en effet qu’une très faible proportion de la population a été infectée par le virus dans les régions de France les plus touchées (région du Grand Est et Île de France), et qu’il reste donc de nombreuses personnes pouvant être infectées par la suite.

LVSL – Dans ce contexte, l’absence de vaccin et de traitement pour ce nouveau virus semble renforcer une situation déjà très anxiogène. Quel regard portez-vous sur les espoirs et les interrogations suscités au sein de la population par les débats sur l’efficacité potentielle du traitement à l’hydroxychloroquine ? Peut-il au moins constituer une réponse à court terme, faute de mieux ? Y a-t-il d’autres pistes de traitement suscitant l’espoir à court terme ?

O. L. – Nous sommes confrontés à un nouveau virus. Il y avait eu des émergences précédemment, avec des coronavirus, mais elles n’avaient pas conduit à la mise au point de traitement ou de vaccin contre ce type de virus. Aujourd’hui, il est donc nécessaire et urgent de reprendre les recherches pour un traitement efficace. C’est très important, en particulier pour le traitement des formes les plus graves.

Les approches en cours sont de deux types. La première vise à développer des antiviraux, qui s’attaquent directement au virus pour éviter sa réplication, limiter le risque de diffusion dans l’organisme ainsi que le risque de transmission. La deuxième se tourne davantage vers la recherche de médicaments qui agiraient sur l’immunité, puisqu’il semble que l’aggravation que l’on observe dans un deuxième temps chez les personnes infectées, et qui est responsable des problèmes respiratoires très sévères, serait liée à des réponses immunitaires exacerbées et inadaptées, sans que l’on sache encore précisément pourquoi certaines personnes en présentent plus que d’autres.

« L’hydroxychloroquine pourrait permettre d’éviter certaines hospitalisations. »

Pour ce qui est de l’hydroxychloroquine, c’est une question plus difficile, car il ne s’agit pas d’un médicament qui va agir directement sur la réplication du virus. Par contre, en modifiant le PH, c’est-à-dire l’acidité de la cellule dans laquelle le virus se multiplie, il peut avoir une action antivirale, ce qui a bien été montré sur des cultures de virus in-vitro, mais reste, en revanche, à démontrer dans le cas d’une utilisation médicamenteuse. Il a aussi un effet immunomodulateur, qui stimule ou freine les réactions du système immunitaire.

Le problème est que les données aujourd’hui publiées ne sont pas sur un plan méthodologique celles que l’on pourrait attendre et qui sont exigées pour permettre de recommander l’utilisation d’un médicament dans une nouvelle indication. C’est pourquoi, personne ne peut pas dire que l’hydroxychloroquine n’a aucun effet, mais nous restons malheureusement encore limités dans la possibilité d’interpréter ces données. Il est très probable que le rôle de ce médicament intervienne en amont, c’est-à-dire sur des personnes qui n’ont pas encore développé de formes sévères. Ce médicament pourrait permettre dans ce cas-là d’éviter certaines hospitalisations.

L’usage ou non de ce traitement fait l’objet de débats au sein du corps médical. En fonction de l’avis et de la perception de chaque médecin, on peut considérer que ce médicament a un intérêt certain, tandis que d’autres plus attentifs aux questions méthodologiques considèrent qu’il n’y a pas encore suffisamment d’éléments pour proposer ce médicament.

Pour ce qui est des vaccins, c’est évidemment la piste de recherche indispensable pour pouvoir immuniser une grande partie de la population, en particulier pour celles et ceux qui ont le plus de risques de faire des complications. Là encore, le vaccin est au tout début de son développement, et on ne peut espérer avoir un vaccin avant au mieux une année, voire un an et demi, et encore, ce serait vraiment exceptionnel de pouvoir développer un vaccin aussi rapidement.

Toujours est-il que dans les études menées aujourd’hui, seulement 76% des personnes interrogées – 61 % chez les 26-35 ans –, accepteraient de se faire vacciner avec un vaccin pour le coronavirus, alors que l’on est à la période la plus aiguë de l’épidémie.

LVSL – Cette crise a aussi suscité la créativité de chacun, des masques de plongée Décathlon transformés en respirateurs aux innombrables tutoriels pour créer ses propres masques. De nombreux élans de solidarité sont aussi apparus, pour rendre le confinement plus supportable. Les applaudissements aux balcons chaque soir pour rendre hommage aux personnels soignants ont donné de belles images de communion, diamétralement opposées à celles de la répression subie par les professionnels de santé il y a quelques mois seulement. Croyez-vous que cela annonce une revalorisation sociale de ces professions en voie de précarisation depuis de trop nombreuses années ?

O. L. – C’est vrai que cette crise et ces réactions mettent en avant l’importance d’un système de soin de qualité dans notre société. Les professions de santé ont en effet été beaucoup dévalorisées au cours des dernières années, en particulier à l’hôpital public.

« Il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel. »

En tout cas, les conditions matérielles des personnels soignants – en particulier des infirmières et des aides-soignants – avaient été de façon assez générale dégradées, suscitant des mouvements sociaux de grande ampleur depuis plus d’un an, ayant débuté dans les services d’urgences. Cette situation provenait d’une part de l’augmentation du nombre de patients arrivant aux urgences, en raison en particulier d’un manque de médecins généralistes, et d’autre part des difficultés de niveau de vie pour ces personnels, surtout en région parisienne où le coût de la vie est plus élevé.

On l’a vu, le gouvernement a fait des annonces dans ce sens. Je crois qu’il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel et de la façon dont les professionnels de santé répondent aujourd’hui à l’urgence, devant parfois prendre des risques très importants.

En effet, les personnels de santé, en particulier au début de l’épidémie face au manque de moyens de protection, ont été massivement infectés, et certains ont développé des formes sévères, voire sont décédés, des drames que l’on a pu voir aussi dans d’autres pays.

LVSL – Le 22 mars dernier, vous avez signé avec 572 autres médecins hospitaliers une lettre intitulée « Nous aider, c’est respecter strictement le confinement ». Adressée au président de la République Emmanuel Macron et au gouvernement, il s’agissait d’un appel à « un respect strict des mesures de confinement à domicile, accompagné d’une communication plus explicite ». Vous pointiez du doigt la désinvolture de certains vis-à-vis des mesures de confinement prises à la légère, mais aussi le manque de clarté de la part des autorités, qui d’un côté appellent au confinement en culpabilisant ceux qui ne le respectent pas, et de l’autre incitent les Français à continuer à aller au travail. N’y a-t-il pas là en effet une incohérence ?

O. L. – Le confinement est quelque chose de tout à fait inédit. Nous n’avions jusqu’ici jamais eu recours au confinement en France et dans la majorité des pays, pour contenir une maladie infectieuse. Cela s’est avéré difficile pour la population de comprendre que ce confinement était vraiment important.

Peut-être que maintenant, avec les chiffres de la baisse du nombre de cas grâce au confinement, les gens comprennent mieux les mesures qui ont été mises en place à un moment où l’on voyait augmenter fortement le nombre de cas et le nombre de cas graves en réanimation, avec une grande inquiétude sur la capacité de nos structures de réanimation à prendre en charge nos malades.

Ce fut donc compliqué de mettre en place ce confinement, d’autant plus qu’il s’agit d’une mesure qui a été mise en place pour garantir au maximum la santé de nos concitoyens, mais qui a nécessairement des répercussions économiques très importantes, avec une économie quasiment à l’arrêt.

« Le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu. »

Dans ce contexte, on a finalement vu que nos gouvernants oscillaient entre l’importance du confinement et la nécessité de maintenir une certaine vie économique, une attitude qui a parfois pu paraître un peu incohérente, et qui n’a pas aidé à ce que la population comprenne bien l’importance de ce confinement et l’applique de façon très rigoureuse.

Il faut comprendre aussi que le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu, et qu’il est évidemment beaucoup plus difficile pour des gens qui habiteraient très nombreux dans des petites surfaces, sans possibilité de sortie. C’est ce que montrent en tout cas les résultats de l’étude COCONEL, menée par un consortium de chercheurs sur les effets et la perception du confinement. Cet impact est en effet socialement différencié. Il contribue à creuser des inégalités sociales existantes, notamment en lien avec l’isolement, mais aussi la promiscuité, en particulier dans les banlieues modestes.

Après dix jours de confinement, un Français sur cinq disait connaître des difficultés financières dues au confinement. Cette proportion atteint même 54 % lorsque le chef de ménage est artisan, contre 30 % pour les enquêtés dont le chef de ménage est ouvrier, et 14 % pour les cadres.

Pour ce qui est des opinions à l’égard du confinement, sa nécessité fait consensus. 88 % des personnes interrogées estiment qu’il s’agit du seul moyen efficace pour lutter contre l’épidémie, et 93 % jugent qu’il devra durer encore plusieurs semaines pour être efficace.

Deux Français sur trois critiquent par ailleurs la stratégie globale de contrôle de l’épidémie, surtout en milieu populaire : 66 % des enquêtés estiment que le confinement est la conséquence du manque de moyens hospitaliers, et 50 % pensent qu’il aurait pu être évité par le port du masque généralisé. Ces opinions se révèlent très contrastées selon la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés. Par exemple, plus de 80 % des ouvriers mettent en cause le manque de moyen hospitaliers, contre 49 % des cadres supérieurs et professions libérales.

LVSL – Peut-on aussi évaluer les effets psychologiques du confinement dans la population ?

Oui. La deuxième vague de l’étude montre qu’après deux semaines de confinement, les trois quarts des adultes ont des problèmes de sommeil, dont la moitié sont apparus avec le confinement. Encore une fois, cet impact est socialement différencié, mais il est aussi particulièrement aigu chez les jeunes adultes.

Cela souligne la dimension probablement traumatique de cette situation. D’ailleurs, 37 % des enquêtés présentent des signes de détresse psychologique, un taux particulièrement élevé chez les jeunes hommes, et au sein des milieux défavorisés.

Enfin, relevons qu’1 % des enquêtés déclare avoir eu une infection au COVID-19 confirmée par un test biologique ou un médecin, que 9 % pensent avoir déjà été infectés sans que cela ait été confirmé, et que les personnes qui rapportent avoir été infectées présentent plus souvent des signes de détresse psychologique.

Effets psychologiques coconel

LVSL – Le gouvernement essuie de nombreuses critiques, pointant du doigt son impréparation, et la timidité de mesures adoptées au compte-gouttes. De nombreux élus et acteurs de la vie politique française envisagent même des actions juridiques mettant en cause la responsabilité du gouvernement. Pensez-vous néanmoins que la gestion de la crise par le gouvernement est adaptée à la situation ? Quelles auraient été les mesures les plus efficaces pour enrayer au plus vite l’épidémie ?

O. L. – C’est difficile, alors que nous sommes toujours en plein milieu de la crise, de faire des critiques, qui commencent déjà à s’afficher, en particulier au sein de l’opposition. Il sera toujours temps de tirer les leçons – et j’espère que l’on en tirera – de ce que l’on est en train de vivre aujourd’hui. De fait, nous n’avions jamais été confrontés à une telle épidémie depuis de très nombreuses années.

Nous aurions pu bien sûr anticiper un peu plus, notamment en voyant ce qu’il se passait en Chine – et dans une moindre mesure en Italie, avec un décalage beaucoup plus réduit –, en particulier sur l’achat des masques. La France avait acheté plus d’un milliard de masques au moment de la grippe H1N1 en 2009, et puis finalement ces masques n’ont pas été utilisés puisque cette épidémie eut des conséquences moins graves que celle que nous vivons, et la France avait décidé de ne plus renouveler ce stock stratégique. Il avait plutôt été prévu de compter sur une production locale en cas de crise. Or, cela n’a pas été rendu possible, ce qui a créé un retard à ce niveau-là.

« Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. »

La même question se pose autour des tests. Certains pays ont eu un recours massif aux tests, notamment la Corée du Sud. Certes, ces pays ont des régimes très différents du nôtre, mais là aussi, nous avons mis trop de temps, et pris du retard dans la distribution des tests, qui ne sont pas faisables à très grande échelle. Nous espérons que cela sera le cas pour la phase de déconfinement.

Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. Maintenant que c’est de l’histoire ancienne, je laisse le débat sur la responsabilité de ce maintien aux politiques. Et encore une fois, cela a dû être une décision difficile à prendre pour le gouvernement.

Quand on regarde ce qu’il s’est passé dans d’autres pays, il semblerait que nous ayons pris des mesures relativement précoces et assez strictes. Je pense en tout cas que le retard pris sur l’approvisionnement en masques et en tests a eu des conséquences plus néfastes que l’absence de confinement plus précoce, même s’il aurait pu être appliqué deux ou trois jours avant.

LVSL – L’absence de stock stratégique de masques, la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux ou encore la délocalisation de chaînes de production de médicaments et de matériel médical ont fait l’objet d’arbitrages budgétaires et de choix politiques dénoncés depuis longtemps par les soignants, et dont le pays paye le prix cher aujourd’hui. Le président de la République a répété plusieurs fois qu’il y aurait un avant et un après cette crise, laissant entendre qu’il investirait davantage dans l’hôpital public. Pensez-vous qu’il s’agit d’une véritable prise de conscience de la part de l’exécutif, ou bien d’une simple communication de crise ?

O. L. – À nouveau, il est difficile de dire aujourd’hui ce qui se fera dans les mois prochains. La France va être confrontée à une crise économique très importante.

La prise de conscience de l’importance de l’hôpital public est très claire. En revanche, pour ce qui est des moyens qui vont lui être attribués, il est encore trop tôt pour savoir ce qui va pouvoir être réellement faisable, dans le contexte de crise qui va être celui de la sortie de cette épidémie. D’ailleurs, on ne sait pas encore vraiment quand cela se fera, ni comment.

L’hôpital a donc été très clairement mis en avant, et je le répète, la prise de conscience de la part des politiques et de la part de la population générale semble évidente. Néanmoins, pour ce qui est des moyens, je pense que personne aujourd’hui ne peut y répondre. Les débats sur le financement de notre système de santé, sur le financement de la recherche thérapeutique, sur le financement de la vieillesse, sur le financement de crises sanitaires comme celle d’aujourd’hui, reviendront nécessairement sur la table.