Souveraineté industrielle : au-delà des mots, le véritable bilan d’Emmanuel Macron

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Emmanuel Macron, lors d’une réunion internationale © Service de presse du Président de la Fédération de Russie

Emmanuel Macron s’est présenté comme le candidat de la souveraineté industrielle retrouvée, évitant pourtant soigneusement de tirer un bilan de son mandat précédent. Les débâcles qui l’ont scandé établissent la fragilité des capacités nationales en matière d’intelligence économique. L’État et ses services ne parviennent plus à détecter les signaux faibles des offensive provenant de puissances étrangères. Le rachat d’Alsid et Sqreen, spécialistes en cybersécurité, par des entreprises américaines – avec la bénédiction de Bercy – a questionné la capacité à garder sous pavillon français des entreprises stratégiques. Si l’interventionnisme semble désormais acceptable pour stimuler un secteur ciblé, il apparaît bien incomplet au regard des enjeux que présentent tant la désindustrialisation continue du système productif national, que la concurrence internationale et parfois déloyale de nos « alliés ». Aux prises avec des logiques néolibérales de l’action publique, l’Etat est incapable d’orienter le développement économique et industriel conformément aux objectifs qu’il se donne.

Elu en 2017 sur un axe libéral fondé sur la baisse des impôts de production et du capital, et la stimulation des investissements étrangers, Emmanuel Macron ambitionne de « rebâtir le tissu industriel » [1] perdu. Au prix de milliards d’euros d’investissements publics mobilisés dans le plan France Relance et France 2030, l’enjeu serait de faire émerger de prometteuses start-ups tout en améliorant la compétitivité des industries nationales plus traditionnelles. Forte de 19 « licornes » (start-up valorisée plus d’un milliard de dollars), les plus prometteuses de ces start-ups sont pourtant facilement acquises par des entreprises ou fonds étrangers. C’est avant tout une politique fiscale fondée sur la baisse des impôts de production avec la compression des taxes locales comme la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE) et de la Contribution Economique Territoriale (CET) mais aussi la transformation du CICE en baisse de charges durables à partir de 2019.

Une stratégie industrielle résolument néolibérale

Afin de stimuler les investissements privés, les impôts et taxes sur le capital sont également allégés par la suppression de l’Impôt de solidarité sur la Fortune (ISF) au profit d’un Impôt sur la Fortune Immobilière – IFI-) et l’amplification du Crédit Impôt Recherche (CIR), aujourd’hui 2ème niche fiscale de l’État pour quelque 7 milliards d’euros en 2021. Si l’industrie française se caractérisait par une fiscalité importante nuisible à sa compétitivité [2], ce type de politique n’enraye pourtant pas la marche de la désindustrialisation. Une étude menée par Thierry Mayer et Clément Malgouyres (2018) tend à démontrer que le CICE a eu un impact nul sur la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. François Geerolf et Thomas Grjebine (2020) établissent ainsi une faible sensibilité du coût du travail sur les exportations. On peut questionner la pertinence des financements publics massifs soutenant l’offre au regard de leur potentiel de création d’emplois (dont industriels) au long terme et de la capacité des entreprises bénéficiaires à exporter. On peut aussi questionner l’impact de cette politique fiscale sur la compétitivité des entreprises, particulièrement des TPE/PME. En revanche, le CIR permet aux entreprises d’atteindre des performances notables en matière de R&D.

La France accuse ainsi le recul industriel relatif le plus fort comparé à ses voisins italiens et espagnols, et à contre-courant de la performance allemande qui a vu la part de sa valeur ajoutée manufacturière totale dans la zone euro progresser [3]. Dans ce contexte, il apparaît que la politique monétaire européenne est défavorable aux économies des pays du Sud de l’Europe, particulièrement importateurs, et favorable inversement à ceux du Nord dont l’économie est davantage orientée vers l’exportation. Une baisse de 10% de la valeur de la monnaie permet ainsi un gain d’exportation de l’ordre de 7,5% [4]. Ainsi, la valeur de l’euro est par structurellement défavorable à l’économie française.

En parallèle, la recherche publique française ne cesse de décrocher comme le rappelle le prix Nobel de physique Spiro, mais aussi les nombreuses études et articles sur le sujet [5]. Pourtant, depuis 2005, un grand nombre de réformes néolibérales de l’enseignement supérieur et de la recherche ont été mises en place (contrôle et fléchage des financements sur les secteurs de recherche, mise en concurrence des projets et des chercheurs, précarisation des postes de chercheurs). Ce type de politique a nui à l’efficacité de la recherche fondamentale dans un premier temps, et censure la diversité des sujets de recherches pouvant être éligibles aux financements. « Une telle situation a non seulement un impact sur les conditions de travail et les carrières des enseignants-chercheurs mais aussi, et de manière plus globale, sur le positionnement et le rayonnement des universités françaises au niveau mondial », note ainsi Valérie Mignon dans The conversation [6].

Cette frilosité à financer les projets du futur ne présentant pas de garantie immédiate de retour sur investissement explique en partie l’absence d’innovations technologiques de ruptures. A l’inverse, les différents gouvernements des États-Unis se sont montrés particulièrement interventionniste en matière de soutien au financement de la recherche fondamentale, qui était une condition pour un environnement technologique favorable au développement des GAFAM. « L’un des aspects du modèle de recherche financé par des deniers publics, en vigueur dans notre pays, c’est qu’il permet vraiment de poursuivre des questions ésotériques et fondamentales », relève Michael Weisberg [7], professeur à l’Université de Pennsylvanie et dont les travaux portent sur la philosophie des sciences. « Si c’était une entreprise privée, nous ne pourrions jamais faire le type de recherches sur lesquelles nous travaillons ».

L’intelligence économique française à demi-mot

Dans cette vision de l’intervention publique, la politique nationale en matière d’intelligence économique est réduite à sa seule dimension de protection. Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) rattaché au Ministère de l’Économie et des Finances, a pour mission (entre autre) de surveiller les activités de prédation d’entités étrangère sur des sociétés françaises stratégiques ainsi que les participations étrangères aux partenariats de recherche stratégique. Si le rapport Martre, publié en février 1994, a posé les bases d’une vision nationale de l’intelligence économique en phase avec les nouveaux enjeux des guerres économiques, l’ambition de l’État à concrétiser cette vision n’a pas été réalisée, le SISSE étant fondé exclusivement sur une vision défensive de l’intelligence économique.

NDLR : lire sur cette thématique l’article de François Gaüzère-Mazauric : « L’intelligence économique, un impensé français »

Ce paradigme de l’intervention publique segmente l’intelligence économique, interprétée comme un outil défensif, et la politique industrielle, qui serait son pendant proactif mais pourtant bien peu valorisée. Héritée des dogmes libéraux, l’intervention publique minimale dans la sphère économique tend à être remise en cause par la succession des crises économiques et sociales induites par une mondialisation non contrôlée. Laure Després [8], évoque ainsi la mondialisation comme un phénomène ayant conduit, entre autre, à la désindustrialisation des systèmes productifs occidentaux. Par conséquent, orienter le développement économique et industriel du pays, s’il s’avère antagonique aux logiques néolibérales, devient nécessaire tant les indicateurs macro et microéconomiques s’enfoncent dans le temps. Le gouvernement a conscience de cette trajectoire [9] et tente d’y remédier par un certain nombre d’outils peu innovants sans réellement sembler y croire, comme l’a confessé le Président de la République lui-même : « il se peut qu’on soit dans le monde d’après, mais il ressemble furieusement au monde d’avant » [10].

La stabilité du système économique s’est vue menacée par la crise des subprimes en 2009, par la crise des dettes souveraines en 2012, puis par la crise sanitaire depuis 2019. Cette succession de crises met le système économique et industriel à rude épreuve et a nécessité l’intervention publique par divers leviers. Tout d’abord, la Banque Centrale Européenne a actionné la planche à billets pour inonder les entreprises et les États de liquidités afin de les laisser respirer, un temps. S’il n’y a pas d’argent magique, la crise sanitaire a prouvé le contraire. Fort de 260 milliards d’euros, les plans de relance et d’investissements publics ont été présenté comme le fer de lance d’une ambition nationale visant à développer un tissu industriel et technologique répondant aux enjeux auxquels la France fait face.

Transition écologique, compétitivité et innovation, cohésion sociale et territoriale… autant de vastes sujets abordés mais dont on a cependant du mal à identifier leur complémentarité avec les très nombreux dispositifs existants. Les solutions proposées passent par des crédits d’impôts recherche et modernisation du bâti, la baisse des impôts de production, la mise en place d’un fonds de soutien aux entreprises souffrant de problèmes de trésorerie, le chômage partiel et la formation, en soi, de vieilles formules dont on connaît déjà les effets et conséquences. Le Comité d’évaluation mandaté par le gouvernement affirme ainsi que si les objectifs macroéconomiques associés au Plan France Relance (retrouver le niveau d’activité économique d’avant crise) devraient être effectivement atteint en 2022, il est toutefois « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement rapide de la situation macroéconomique et la mise en œuvre de France Relance, même si le plan y a certainement contribué» [11].

Ces plans conjoncturels, non pas pensés comme proactifs ou offensifs, s’inscrivent dans une dimension défensive de résistance face au choc de l’arrêt de l’économie et au risque de décrochage. Si ces mesures se sont avérées nécessaires, l’ambition de l’État reste limitée à résister au choc plus qu’à poser les bases d’une planification ambitieuse. De la même manière, le Plan France 2030 annoncé par E. Macron le 12 octobre 2021 ne déroge pas à la règle des grandes ambitions sans réels moyens. 34 Mds€ d’euros échelonnés à partir de 2022 (dont un premier engagement de 3.5 Mds€ pour le budget 2022) alloués à de vastes thématiques comme la volonté de développer des réacteurs nucléaires de petite taille (SMR), le développement d’un avion bas-carbone, la production de biomédicaments, le spatial, les fonds marins, la culture, le développement d’une filière hydrogène vert, la décarbonation de l’industrie… En 2022 chaque thématique s’est donc vue allouée des liquidités de quelques dizaines à quelques centaines de millions d’euros. L’absence de transparence concernant l’élaboration de cette feuille de route mais surtout la communication de son contenu est un véritable frein à sa portée effective d’autant qu’elle ne s’inscrit que difficilement dans un plan d’ensemble coordonné entre institutions de l’État, collectivités et société civile.

Des formes de planification désordonnée

Dans une note de France Stratégie, les auteurs relèvent la multiplication des plans et « stratégies nationales » sectorielles (haut-débit, mobilité, revitalisation des centre villes, Territoires d’industrie, France Services) existants aux côtés des documents de contractualisation entre l’Etat et les collectivités comme les Contrats de Plan Etat-Région (CPER) et Contrats de Relance et de transition écologique (CRTE).

Daniel Agacinski note : « Paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de plans que depuis qu’il n’y a plus de Plan. Se pose alors nécessairement la question de l’articulation entre les objectifs poursuivis par ces différents plans, comme celle de la coordination des différents acteurs chargés de les animer. […] On voit ainsi que l’idée même de planification, si elle demeure, est littéralement diffractée entre différents secteurs d’une part et entre différentes échelles d’autre part » [12]. Il relève ainsi la problématique forte d’enjeu de cohérence entre l’existence de ces nombreux dispositifs de programmation et des plans de relance conjoncturels. C’est dans cette perspective que le Gouvernement a créé le CRTE, celui-ci intégrant l’ensemble des documents de contractualisation et outils d’action développés par les collectivités signataires. Si, théoriquement, cette forme de contrat-cadre unique semble résoudre le problème de cohérence sur un territoire, l’Etat se contente d’une forme de développement économique co-construit avec les Régions à travers les CPER, laissant alors peu de marge de manœuvre aux intercommunalités pour décliner localement cette politique.

La création du Haut-Commissariat au Plan en septembre 2020 marque le retour d’une institution autrefois en charge d’élaborer la feuille de route du développement économique de la Nation, d’un point de vue particulièrement colbertiste avec la politique dite « des champions nationaux ». Si l’attente d’une institution capable d’élaborer une stratégie de développement et de croissance avec la participation des « forces vives de la nation » [13] était forte, la crainte d’une coquille vide était également palpable au regard de la gouvernance de l’institution et de son manque d’activité depuis sa création. Pensé comme « chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’État et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels », l’institution publie quelque notes relatives au COVID-19 ou à la natalité par exemple, sans réellement se saisir des moyens qui lui sont mis à disposition (France Stratégie) ni être force d’initiative, de prospection, de concertation avec les parties, ou de proposition.

La Fondation Jean Jaurès ébauche des éléments de réponse [14] : contrat de législature, co-construction d’une planification nationale avec les régions, et la rationalisation des nombreuses institutions concernées par le sujet (France Stratégie, Haut-Commissariat au Plan, BPI, Caisse des dépôts et des consignations, Agence française de développement…).

La politique industrielle nationale reste l’apanage d’un exécutif politique dénué de stratégie de long terme et de doctrine d’intelligence économique. Les logiques néolibérales de l’action publique amènent ainsi la mise en place de politiques économiques et industrielles insuffisamment ambitieuses au regard des enjeux que pose l’intelligence économique aujourd’hui. La structure actuelle de l’intelligence économique française, selon un point de vue défensif, et l’orientation de la politique industrielle nationale ambivalente et sujette à la conjoncture créent de fortes contraintes pour les Régions dotées de compétences en matière de développement économique et industriel. La mise en place de politique d’intelligence économique ambitieuses nécessite de revoir les logiques d’action de l’État. Un interventionnisme réfléchi, structuré et planifié au-delà des annonces électorales s’impose afin de donner une réelle consistance aux politiques économiques et industrielles enrichies des informations produites par les outils et dispositifs d’intelligence économique. C’est par cette matière que les collectivités et la société civile peuvent projeter leurs projets et activité au long terme.

Notes :

[1] Interview donnée par Emmanuel Macron à la presse régionale à l’Élysée, le 28 avril 2021

[2] Les politiques industrielles : évolutions et comparaisons internationales, France Stratégie, 2020

[3] Note d’Emmanuel Jessua, directeur de Rexecode, du 27/09/2021

[4] Jérôme Héricourt et al, « Euro fort : la réalité des conséquences pour les entreprises françaises », CEPII, 2014

[5] David Larousserie « Les raisons du déclin de la recherche en France », Le Monde, 2021

[6] Valérie Mignon, « Pourquoi la recherche française perd du terrain sur la scène internationale », The Conversation, 2021

[7] Linda Wang, « Les piliers de la science aux Etats-Unis », ShareAmerica, juin 2019

[8] Laure Després, « La transition écologique, un objectif pour une planification renouvelée », Laboratoire d’Economie et de Gestion de Nantes, 2017

[9] Allocution d’Emmanuel Macron le 16 Mars 2020

[10] Intervention d’Emmanuel Macron le 8 novembre 2021 à l’Élysée

[11] Benoît Coeuré, Premier Rapport du Comité d’évaluation du Plan France Relance, Octobre 2021

[12] Agacinski et al, « La planification : idée d’hier ou piste pour demain ? », France Stratégie, Juin 2020

[13] Expression utilisée par Jean Monnet en 1946 lorsqu’il propose au Général de Gaulle un Plan de modernisation et d’équipement de la France

[14] Bassem Asseh, Frédéric Potier, « Balance ton #Plan ! Relance économique, planification et démocratie », Fondation Jean Jaurès, Juin 2021

Pour un pôle socialisé du médicament

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La crise sanitaire a tragiquement révélé la dépendance de notre système de santé aux circuits globalisés de distribution et de production. Si quelques voix ont regretté ce phénomène, aspirant à une relocalisation de notre industrie, la situation n’a guère changé depuis le début de la crise. La création d’un pôle socialisé du médicament permettrait pourtant de pallier efficacement cet état de dépendance. Texte adapté d’un article paru dans la revue Pratiques, rédigé par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural, et Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre.

Le 16 juin 2020, Emmanuel Macron annonçait la mise en place d’une « initiative de relocalisation de certaines productions critiques ». Ce dernier précisait ensuite que l’on « pourra, par exemple, pleinement reproduire, conditionner et distribuer du paracétamol en France ». La première vague de COVID-19 a en effet illustré l’extrême dépendance de la France aux importations étrangères de matériel médical. Le fiasco des vaccins anti-Covid a ensuite révélé l’impuissance de notre pays à toutes les étapes du processus de production : recherche, développement, production et distribution. Les opérations de communication autour de la campagne de vaccination auront du mal à faire oublier son caractère précipité et l’absence de toute vision stratégique. L’ambition du pouvoir en place sur la production de médicaments semble pourtant se résumer à la production de paracétamol au sein de l’Hexagone.

La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale.

Si la pandémie actuelle a permis de révéler ce phénomène préoccupant, les pénuries de médicaments étaient déjà devenues le quotidien angoissant de nombre de médecins, pharmaciens et patients. Les causes de ces ruptures sont multifactorielles ; les politiques de libre-échange et de financiarisation de la santé en sont les principales responsables. Les délocalisations, la sous-traitance aux quatre coins de la planète, la mise en concurrence généralisée et le désintérêt pour des molécules jugées « non rentables » ont entraîné un étirement et une complexification des « chaînes de valeur ». Ce phénomène a profondément fragilisé le système de production et de distribution. Ainsi, 80 % des principes actifs commercialisés en Europe ne sont pas produits sur le vieux continent – principalement en Chine et en Inde – contre 20 % il y a trente ans. Une telle situation nous place inévitablement dans en état de dépendance commerciale et géopolitique vis-à-vis d’autres puissances.

Communs et biens communs

Face à cette réalité, l’antienne des slogans du type « biens publics mondiaux » pour les vaccins ou « la santé comme bien commun » ne suffit pas. Un bien commun s’apparente à « une ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des usagers elle-même, et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource ». La sécurité sociale – notamment sa branche maladie – répond à cette définition. Elle concerne en effet le très grand nombre – les 67 millions de personnes vivant en France – et nécessite une gouvernance multiniveaux. Étant donné que cette gouvernance ne semble ni appropriée (non partagée) ni efficace (laissant nombre de personnes démunies ou sous le joug d’un système de protection privé), il n’est pas exagéré de parler ici plutôt de bien commun dont la gouvernance reste à améliorer. A son origine, la Sécurité sociale était justement gérée par les intéressés. Cependant, ce modèle de gestion et de protection a été progressivement détricoté pour finalement ne plus répondre aux exigences d’un bien commun. Son fonctionnement s’est progressivement aligné sur celui du marché des assurances privées, appelées mutuelles pour la partie assurance maladie.

Les trois propriétés constitutives d’un bien commun sont également :

1 – un accès garanti à tous ;

2 – son caractère inappropriable (tant par un système privé que public) ;

3 – une administration citoyenne directe permettant la gestion et la perpétuation de la ressource.

Appliquée à la Sécurité sociale la nécessité de perpétuation de la ressource qu’implique la théorie des communs entraîne une rupture complète avec la gestion antérieure. La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale. Le respect de ces trois points nécessite de repenser en profondeur le système de santé actuel.

Le médicament, un bien commun

Appliquée aux médicaments, la théorie des communs implique que ceux-ci fassent l’objet d’une appropriation sociale, ce qui suppose de les sortir du circuit marchand classique. Cette nouvelle gestion institutionnelle et macroéconomique du secteur pharmaceutique, autour d’un pôle socialisé du médicament, aurait fondamentalement quatre objectifs de long terme :

1 – Le développement de la recherche fondamentale et appliquée ;

2 – La production de médicaments par un profond processus d’industrialisation, permettant de contrôler toute la chaîne productive, de la matière première aux produits finis. Les génériques pourront ainsi être fabriqués localement et sans dépendance aux laboratoires privés ;

3 – La distribution des médicaments dans le circuit hospitalier et officinal habituel, dans un objectif d’égalité d’accès sur tout le territoire ;

4 – La création d’une souveraineté sanitaire, d’essence coopérative, garantissant l’indépendance géopolitique de la France et des pays qui pourraient se joindre au projet. Cet objectif doit bien évidemment s’articuler avec l’aspiration de démocratisation des médicaments à l’échelle mondiale.

Ces conditions sine qua non de l’appropriation sociale des médicaments s’inscrivent bien évidemment dans un processus de long terme, à l’échelle d’au moins quinze ans. Cependant, l’apparition d’un tel pôle socialisé du médicament dans l’espace marchand actuel permettrait, dès les premiers instants, de créer le rapport de force nécessaire avec les multinationales du médicament quelle que soit leur nationalité de rattachement. En effet, le fonctionnement actuel du système de santé entrave efficacement toute velléité de réforme. Sans base productive indépendante, les citoyens sont piégés sous la dépendance d’un système privé très coûteux et injuste à tous les niveaux. Sans la construction d’un outil efficace de production, il sera impossible de remettre en cause les incitations fiscales comme le crédit impôt recherche qui subventionnent directement les multinationales du médicament. Ces mêmes multinationales s’assurent également des débouchés sécurisés pour leurs produits par le biais des systèmes de protection sociale qui remboursent une large partie du prix final du médicament.

C’est de ce système que permet de sortir, dès sa création, le pôle socialisé du médicament. Mais ce projet porte en son cœur une évolution encore plus ambitieuse. Il se place dans la lignée des travaux sur le pôle public du médicament dont l’un des plus aboutis a été porté par La France Insoumise sous forme de proposition de loi en avril 2020. Notre remplacement du terme « public » par « socialisé » n’est pas uniquement sémantique. Il s’agit ainsi de souligner l’appropriation sociale de ce pôle, de le rattacher à la logique originelle de la Sécurité sociale et de l’inclure pleinement dans la théorie des communs.

Gouvernance et financement

En reprenant cette proposition de loi, il nous semble que si nos quatre objectifs de long terme sont partagés, deux points méritent d’être approfondis : le financement de ce pôle et sa gouvernance. La théorie des communs nous permet en effet de refonder la notion de service public, en instituant des modes de gouvernance incluant tous les acteurs concernés : soignants, chercheurs, administrations et citoyens. Au contraire, dans le droit administratif, la gouvernance du service public se fait au nom des citoyens, mais sans eux. Pensé comme un objet technocratique -symétrique inversé de la propriété privée – le service public contient dès sa création la capture par les « représentants de l’État », c’est-à-dire des technocrates nommés par le pouvoir en place, mais également la possibilité d’une future privatisation. Dans les deux cas il s’agit d’une mise à distance des citoyens, qui sont impuissants à modifier une décision qui leur serait défavorable, sauf à descendre massivement dans la rue.

Nous plaidons ici pour un modèle d’investissements basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU.

La gouvernance du pôle socialisé du médicament doit être pensée sur le modèle des caisses de Sécurité sociale lors de leurs créations. Le pouvoir serait partagé entre l’administration étatique, les soignants et les citoyens, avec une majorité de voix pour ces derniers. Dans le cas du pôle socialisé du médicament – la recherche en est un des éléments fondamentaux – un conseil scientifique tiendra également un rôle important. Une dimension territoriale sera également nécessaire pour éviter la déconnexion avec le réel, par exemple au niveau départemental comme les Caisses primaires d’Assurance maladie, avec des responsabilités confiées aux acteurs de terrain, notamment les élus locaux.

Il faudra également définir des procédures électives régulières dans chaque composante, afin d’éviter les diverses formes de captures : technocratiques, territoriales, corporatistes. Ainsi, il sera mis un soin particulier à ce que la diversité des soignants soit respectée sans domination du corps médical, notamment en représentant les professions souvent « oubliées » : ambulanciers, auxiliaires de vie, aides-soignants, secrétaires médicales, orthophonistes, psychologues, préparateurs en pharmacie, infirmiers, médecins, pharmaciens…

Pour en savoir plus sur l’importance de la cotisation dans le financement du système de santé, lire l’article de Romain Darricarrère sur LVSL : « La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la Sécurité sociale »

La logique devra être la même concernant le financement d’un tel pôle du médicament. Nous plaidons ici pour un modèle d’investissement basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU. Ce geste n’est pas que symbolique, il est révolutionnaire car il étend la logique de la Sécurité sociale en reproduisant un schéma existant qui fonctionne déjà à très large échelle. Malgré les attaques subies, le budget de la Sécurité sociale française avoisine les 500 milliards d’euros par an, soit près d’un quart du PIB. A rebours des politiques suivies depuis les années 1980, cela signifie augmenter le taux de cotisations nécessaire et décider de façon démocratique de la création, puis l’extension du pôle socialisé du médicament. Une fois en place, de véritables économies budgétaires apparaîtront. Il est en effet plus rentable d’investir dans une base productive qui permettra in fine la gratuité des médicaments produits que d’enrichir à perte des actionnaires. A long terme, c’est bien une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale qui est visée.

Un chemin long mais réaliste

Maintenant que la destination est choisie, reste à déterminer le chemin pour y arriver. Considérant que notre mode de production est responsable de la destruction de notre écosystème, engendrant catastrophes climatiques, pandémies actuelles et à venir, il s’agit de construire méthodiquement, une contre hégémonie alternative au capitalisme.

Le pôle socialisé du médicament sort ce dernier de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production, tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale.

Notre imaginaire collectif est colonisé par notre système de production. Dans le domaine de la santé comme dans beaucoup d’autres, il est possible de voir jusqu’à quel point le libre marché ne prend pas position pour l’intérêt humain. Diamétralement opposé à cette logique libérale, le pôle socialisé du médicament est intrinsèquement anticapitaliste. Ce dernier sort le médicament de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale. De plus, il étend la logique révolutionnaire de la Sécurité sociale à une entité industrielle productive. Devant une alternative macroéconomique d’une telle envergure, atteignant un dangereux seuil critique pour le capitalisme, la réaction du « système » sera violente.

Toutes les armes macroéconomiques sanctuarisées dans les traités européens seront mobilisées contre un tel projet : envolée des taux d’intérêt sur la dette française, fuite des capitaux, assèchement de la monnaie par la BCE… Comme pour la Grèce ou Chypre aucun moyen ne sera négligé par l’adversaire si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en France. Il serait considéré comme une menace existentielle, et nous faisons ici l’hypothèse que les puissances dominantes réagiraient directement à une telle situation, ne jouant que faussement le jeu électoral « démocratique ». Sans prétendre ici avoir une solution magique, il s’agit de prendre en compte la conflictualité qu’entraînera nécessairement une telle alternative afin de s’y préparer sérieusement. Il faudra envisager une sortie des traités européens – avec mandat tacite du peuple – et inventer un nouveau cadre macroéconomique permettant au pôle socialisé du médicament de se construire et de se développer, ce qui implique de pouvoir s’appuyer sur un soutien populaire et géopolitique sans faille.

Reste alors le rapport de force avec les grandes firmes pharmaceutiques, qui passera par une négociation musclée. Si, pour certains, la France est un marché sur lequel les grandes firmes pharmaceutiques ne peuvent faire l’impasse en raison de la taille de sa population et de sa solvabilité, en l’absence de base de production conséquente aux mains de l’Etat, Big Pharma ne fera aucune concession. Le pôle socialisé du médicament, en permettant de produire tous les médicaments dont les brevets sont dorénavant tombés dans le giron public (les médicaments génériques), nous sort donc de la possibilité d’un chantage. Adossé à un tel pôle, un gouvernement volontaire pourrait, par exemple, faire plier les multinationales en menaçant d’activer, de façon crédible, la licence d’office. Ce dispositif juridique permet d’exploiter une invention brevetée moyennant le versement d’une rétribution. Un tel contrat peut être contracté librement ou, dans certains cas précisés par la loi, imposé par la puissance publique. Il serait également possible de demander la levée de certains brevets concernant des produits utiles à l’intérêt général. Pour renforcer sa position, la France pourrait également nouer des alliances avec d’autres pays exploités par les multinationales pharmaceutiques, ce qui sera d’autant plus simple si l’Hexagone dispose d’importantes capacités de production.

La période électorale qui arrive doit permettre de remettre au cœur des débats des alternatives crédibles à notre système industriel actuel. La santé est le point de départ idéal pour débuter ce vaste chantier. Basée sur la théorie des communs, la création d’un pôle socialisé du médicament serait une brèche dans l’ordre néolibéral et un acte d’une grande subversion. Il pourrait être le premier échelon d’une gestion mondiale solidaire des produits pharmaceutiques, ouvrant la voie à un projet collectif enthousiaste et porteur d’espoir, permettant de faire face collectivement aux pandémies et autres catastrophes naturelles que nous nous devons d’anticiper.

Où est passé notre ministre de l’Industrie ?

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Usine abandonnée. © Dimitris Vetsikas

Pénurie de masques, manque de gels hydroalcooliques, production insuffisante de respirateurs… la crise sanitaire que nous traversons est aussi une crise industrielle. Elle nous rappelle à quel point notre industrie a été abandonnée et avec elle notre capacité à produire des biens. Elle nous montre aussi l’importance absolue de renouer avec une politique industrielle à court terme pour répondre à la crise sanitaire et à long terme pour mener la transition écologique.


L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en mai 2017, marque une nouveauté dans la composition du gouvernement : pour la première fois depuis au moins la Troisième République nous n’avons aucun ministre ou secrétaire d’État chargé de l’Industrie. Cette absence en dit long sur la vision du macronisme pour le monde industriel. Ce mépris de la start-up nation pour l’usine a conduit à tourner le dos à notre industrie, abandonnée au profit du tertiaires des métropoles, de ses jeunes cadres dynamiques et ses classes dites « créatives ».

Il est vrai que cet abandon a pu satisfaire une petite frange d’écologistes à tendance néo-luddite, mais aussi quelques autres écolos imprégnés d’un imaginaire hostile à une industrie grossièrement amalgamée à ses cheminées crachantes et étouffantes. Couvrez ces hauts-fourneaux que je ne saurais voir et laissons chanter les oiseaux, en somme.

Ainsi, à Florange, en 2018, les hauts-fourneaux se sont tus. Un exemple parmi tant d’autres de la désindustrialisation qu’a connu notre pays. Le panorama est glaçant. Entre 1980 et 2018, selon l’INSEE, l’industrie a perdu 2,2 millions d’emplois dont 441.000 rien qu’entre 2008 et 2018.[1] La Banque mondiale estime que sur cette même période (1980 – 2018), la contribution de l’industrie à la valeur ajoutée est passée d’environ 28% à 17% du PIB.[2]

En réalité, ce phénomène de désindustrialisation n’est pas une exception française, mais concerne l’essentiel des pays occidentaux – si ce n’est le monde entier.[3] Ses causes sont multiples et pour beaucoup connues. On peut ainsi citer parmi les plus importantes : une externalisation d’une partie des activités des entreprises industrielles vers le secteur tertiaire, une modification de la demande accompagnant les gains de productivités réalisés dans l’industrie et enfin l’accroissement de la concurrence internationale avec la multiplication des accords de libre-échange[4].

Avec l’industrie, c’est une partie de la France que l’on a abandonnée. Chaque fermeture d’usine accompagnée de son cynique « plan de sauvegarde de l’emploi » est un drame social. La désindustrialisation a renforcé la fracture territoriale qui s’est transformée en fracture politique. Les territoires anciennement industrialisés – et notamment le Nord et le Grand-Est – ont vu la pauvreté et le chômage augmenter tandis qu’à la fermeture des usines répondait un retrait de l’État et des services publics. Néanmoins, au-delà de ce terrible mais classique constat, la crise actuelle nous rappelle que la désindustrialisation de notre pays présente d’autres dangers.

Une « France sans usines » à la merci de la mondialisation

L’incapacité de la France à protéger sa population est venu nous rappeler à quel point notre appareil industriel est affaibli dans la production de biens – notamment de santé. La pénurie de masque en est un exemple largement commenté.  La France souhaite ainsi atteindre une production quotidienne de 2,6 millions de masques[5] là où le Maroc en sort de ses usines déjà 7 millions.[6] Cette faible production de masques – insuffisante pour répondre aux besoins nationaux – est une conséquence de la destruction de notre industrie textile qui a perdu entre 1996 et 2015 près de deux tiers de ses effectifs[7]. La pénurie de masques aurait aussi pu être amoindrie si l’État avait soutenu les entreprises nationales qui en produisaient. Ainsi, l’usine bretonne Plaintel pouvait sortir jusqu’à 220 millions de masques par an de ses chaînes de production. Néanmoins, elle a fermé en 2018 suite au désengagement de l’État qui n’a pas renouvelé ses stocks et l’abandon de l’entreprise qui est tombée dans le giron du groupe américain Honeywell. Ce dernier a réduit les effectifs avant de finalement délocaliser la production en Tunisie[8]. Avec l’abandon de Plaintel, c’est tout un savoir-faire qui a été vendu et perdu. Pour nous fournir en masques, nous dépendons donc désormais des importations – notamment depuis la Chine – alors que le marché international est extrêmement tendu au point de faire émerger une « guerre des masques » jusque sur le tarmac des aéroports.

Entre 2018 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en tension et en rupture de stocks ont été multipliés par douze. 

Cette difficulté dans la production de masques peut se généraliser à de nombreux biens médicaux. Avant même le coronavirus, les alertes quant aux risques de pénuries de médicaments en France se sont multipliées. En août dernier un collectif de médecins plaidait dans une tribune pour « relocaliser la production en Europe »[9]. Une mission d’information du Sénat en 2018 s’inquiétait déjà de la fragilité des chaînes d’approvisionnement des médicaments et vaccins et appelait à reconstruire notre industrie de la santé afin de garantir notre souveraineté sanitaire[10].  Entre 2008 et 2017, les signalements auprès de l’ANSM de médicaments en tension et en rupture de stocks ont ainsi été multipliés par douze. Or, les médicaments concernés sont d’intérêts vitaux. Il s’agit notamment d’anticancéreux, anti-infectieux et anesthésiants. L’Agence européenne du médicament estime que 80% des fabricants de principes actifs consommés en Europe sont situés hors du continent. Ils n’étaient que 20% il y a trente ans.  Le rapport du Sénat pointe notamment les stratégies des grands groupes pharmaceutiques qui choisissent de sous-traiter à l’étranger et particulièrement en Inde, Chine et Asie du Sud-Est. Cela conduit à un décrochage de l’industrie pharmaceutique française et européenne. M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef de la pharmacie centrale des Armées, a ainsi expliqué aux sénateurs que « nous ne devons pas rester dépendants de laboratoires étrangers car, en cas de tensions, nous serons servis en derniers. […] Il serait bon que l’État acquière un site de production chimique fine – l’équivalent de la pharmacie centrale des armées mais pour la production de substances actives ».

Une France sans usines est donc une France incapable de produire des médicaments et du matériel médical. La santé est en effet dépendante de l’industrie, comme le rappellent justement Jean-Pierre Escaffre, Jean-Luc Malétras et Jean-Michel Toulouse dans Des soins sans industrie ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française[11], ouvrage écrit juste avant la crise et dont celle-ci prouve aujourd’hui toute la pertinence. Selon les auteurs membres du Manifeste pour l’Industrie (MAI), l’actualité montre « l’urgence de maîtriser une politique industrielle nationale ». Or, à en juger par l’abandon de Luxfer – dernière usine française capable de produire des bouteilles d’oxygènes à usage médical – il apparaît aujourd’hui évident que la politique industrielle du gouvernement est insuffisante.

Au-delà de la question de la santé, la crise actuelle révèle la vulnérabilité d’une industrie globalisée. La mondialisation a procédé à une division internationale du travail. Avec le « grand déménagement » du monde, les chaînes d’approvisionnement et de production se sont étendues, le tout fonctionnant à flux tendu. Dès lors, une crise localisée devient rapidement mondiale et systémique. Ainsi, lorsque la Chine a mis à l’arrêt ses usines du Hubei, c’est l’ensemble de la chaîne de production mondiale qui s’est trouvée menacée de paralysie[12].

Face à cette vulnérabilité, les partisans « du monde d’avant » diront qu’il faut simplement travailler à sécuriser davantage les chaînes logistiques et constituer pour les biens stratégiques des stocks plus conséquents. Néanmoins, cela est insuffisant. Tant pour des raisons sociales, qu’écologiques et stratégiques, c’est d’une véritable politique de relocalisation et de réindustrialisation dont il doit être question pour le « monde d’après ». Cette dernière n’arrivera que si l’État décide de refaire de la politique industrielle un axe majeur d’intervention.

Pour une réindustrialisation verte et souveraine

L’absence d’un ministre de l’Industrie symbolise l’absence de volonté macroniste de mener une quelconque politique industrielle, préférant s’en remettre au laissez-faire du marché. Pourtant, reconstruire une souveraineté industrielle demande une organisation et une planification de la part de l’État. Il s’agit de renouer avec une certaine tradition française héritière du colbertisme et du Commissariat général du Plan.

Réindustrialiser la France est d’abord une nécessité écologique. Il faut cesser de délocaliser la pollution et nos émissions de gaz à effet de serre dans les pays pratiquant le dumping social, fiscal et environnemental. L’OFCE et l’ADEME estiment que 47,2% de l’empreinte carbone de la France est ainsi issue d’« émissions importées »[13].  Relocaliser la production permettrait donc de relocaliser en partie le réel coût environnemental de notre consumérisme. En outre, produire en France pollue moins que produire en Chine puisque les standards environnementaux y sont plus exigeants, sans même compter la pollution engendrée par le transport de marchandises.

De plus, une industrie forte, encadrée et pilotée stratégiquement par l’État, est nécessaire pour être capable de mener la transition écologique. L’économiste Gaël Giraud explique ainsi au Figaro qu’« il est temps de relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie française. Cette crise doit devenir notre moment gaullien. »[14] Les opportunités pour réindustrialiser ne manquent pas : développement des éoliennes marines, création d’une filière hydrogène et d’une filière batterie, fabrication de pièces détachées pour réparer nos appareils…

Penser et encourager le renouveau de l’industrie ne signifie pas pour autant tomber dans un productivisme antiécologique. Pour cela, il faut que l’industrie soit un minium organisée et planifiée.

Une réindustrialisation verte nécessite aussi la présence de l’État afin de mener une politique d’aménagement du territoire réfléchie et équilibrée. Un interventionnisme industriel local est nécessaire afin de développer des écosystèmes industriels territoriaux performants. Il s’agit aussi de faire renaître le fret ferroviaire, fortement dépendant de l’activité industrielle, ainsi que le ferroutage.

Penser et encourager le renouveau de l’industrie ne signifie pas pour autant tomber dans un productivisme antiécologique. Pour cela il faut que l’industrie soit un minium organisée et planifiée.  En 1986, alors que le gouvernement envisageait de supprimer le Commissariat au Plan, l’économiste Pierre Massé a rappelé que « supprimer le Plan au nom d’un libéralisme impulsif serait priver le pouvoir d’une de ses armes contre la dictature de l’instant ». Aujourd’hui, lutter contre cette « dictature de l’instant » s’avère plus nécessaire que jamais afin de mener la transition écologique. La réindustrialisation n’aura donc de sens que si elle est encadrée par l’État, lui seul pouvant répondre aux enjeux de l’industrie de demain. La lutte contre l’obsolescence programmée en est un tout comme la nécessaire décroissance de certains secteurs tel que l’aéronautique. La sobriété doit aussi s’organiser et être pensée avec l’industrie. Ainsi, Cédric Durand et Razmid Keucheyan expliquaient clairement pour le Monde Diplomatique que « la sobriété ne peut être que collective, il faut donc instaurer des régulations qui l’encouragent. Il nous faut passer d’une vision productiviste de l’activité industrielle à une conception orientée vers l’allongement du cycle de vie des objets : l’entretien, la réparation et l’amélioration des objets au fil du temps doivent prendre le pas sur la logique du « tout jetable »[15].

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L’Hôtel de Vogüé situé dans le 7 arrondissement de Paris a accueilli dès 1946 le siège du Commissariat Général au Plan. L’État le met en vente en 2018. ©YM01

La réindustrialisation est aussi une nécessité sociale. La reconstruction écologique sera créatrice de nombreux emplois dans la construction, à travers l’isolation de centaines de milliers de bâtiments, dans l’agriculture avec la montée en force d’une agroécologie plus gourmande en travail mais aussi dans l’industrie.  Pour accompagner ces transitions, l’État devra là encore intervenir et être stratège en investissant massivement dans la formation professionnelle et la valorisation de ces métiers de demain. Il pourra financer des reconversions professionnelles voir même, comme le propose Gaël Giraud, s’improviser « État employeur en dernier ressort – par exemple, en créant des établissements publics industriels et commerciaux à but non lucratif »[16].

Ainsi, la réindustrialisation de notre pays est une nécessité tant pour des questions de souveraineté que de transition écologique et sociale, et ne pourra se faire qu’à l’aide d’un réel interventionnisme de l’État. Si la forte demande de réindustrialisation exprimée par les Français devrait conduire les personnalités politiques à multiplier les propositions en la matière prochainement, la prudence doit rester de mise. En effet, le risque est qu’elles soient dominées par la petite musique libérale de la « réduction du coût du travail » sans interroger celui du capital, des « réglementations trop nombreuses » et de la « nécessité de flexibiliser ».

 


[1] lane, Mathieu, et al. « II. Analyse macroéconomique », OFCE éd., L’économie française 2020. La Découverte, 2019, pp. 30-77.  Paragraphe 57 sur Cairn.

[2] « Industrie, valeur ajoutée (% du PIB) – France » données de la Banque mondiale et de l’OCDE, https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NV.IND.TOTL.ZS?end=2018&locations=FR&start=1980

3 Gadrey, Jean, « La désindustrialisation est mondiale, mais une alter-industrie est nécessaire », 10 février 2020, blog Alternatives Economiques, https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2020/02/10/la-desindustrialisation-est-mondiale-mais-une-alter-industrie-est-necessaire

[4] Demmou Lilias, « La désindustrailisation en France », Direction Générale du Trésor, Juin 2010, page 6. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/40bd46a0-80ec-45ca-a6eb-8188b4511e54/files/607b4417-04f7-4095-a295-4dfab49fc167

[5] Europe 1, « La France risque de manquer de masques pour le déconfinement » , 26 avril 2020, https://www.europe1.fr/societe/coronavirus-les-masques-seront-ils-la-pour-le-debut-du-deconfinement-3964469

[6] Kadiri, Ghalia, « Après des débuts difficiles, le Maroc se lance dans l’exportation de ses masques anticoronavirus », Le Monde, 01 mai 2020   https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/01/apres-des-debuts-difficiles-le-maroc-se-lance-dans-l-exportation-de-ses-masques-anticoronavirus_6038372_3212.html

[7] L’hémorragie dans le secteur textile semble toutefois être freinée depuis peu par le recentrage de la filière vers le luxe et les textiles techniques.

[8] Collombat, Benoît, « Comment la France a sacrifié sa principale usine de masques », 3 avril 2020, France Inter. https://www.franceinter.fr/comment-la-france-a-sacrifie-sa-principale-usine-de-masques

[9] Tribune, « Pénurie de médicament : ‘’Il faut relocaliser la production en Europe’’ », le JDD, 17 août 2019. https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-penurie-de-medicaments-il-faut-relocaliser-la-production-en-europe-3914648

[10] Decool, Jean-Pierre, « Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament », mission d’information du Sénat, 27 septembre 2018, https://www.senat.fr/rap/r17-737/r17-7374.html#toc6

[11] Escafre Jean-Pierre, Malétras Jean-Luc, Toulouse Jean-Michel, « Des soins sans industrie ? Refonder le lien entre le système sanitaire et l’industrie française », Manifeste, 120 pages, ISBN –978–2–9572464–0–3

[12] Schaeffer, Frédéric, « Comment le coronavirus menace de contaminer la chaîne de production mondiale », Les Echos, 4 février 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/automobile/comment-le-coronavirus-menace-de-contaminer-la-chaine-de-production-mondiale-1169018

[13] ADEME, OFCE, « La fiscalité carbone aux frontières et ses effets redistributifs », janvier 2020, page 10

[14] Bastié, Eugénie, « Gaël Giraud, ‘’ Il est temps de relocaliser et de lancer une réindustrialisation verte de l’économie française », Le Figaro, 14 avril 2020. https://www.lefigaro.fr/vox/economie/gael-giraud-il-est-temps-de-relocaliser-et-de-lancer-une-reindustrialisation-verte-de-l-economie-francaise-20200410

[15] Durand, Cédric, Keucheyan, Razmig, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020,  https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/DURAND/61748

[16] Garric, Audrey, “L’angoisse du chômage risque de servir d’épouvantail pour reconduire le monde d’hier », entretien avec Gaël Giraud,  Le Monde, 4 mai 2020 https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/03/l-angoisse-du-chomage-risque-de-servir-d-epouvantail-pour-reconduire-le-monde-d-hier_6038513_3244.html