Accidents du travail : Vinci ne pleure pas les jambes broyées

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624 525 accidents du travail en 2015. Derrière les statistiques, il y a des vies. Comme celle de Bertrand Le Goff. Ouvrier intérimaire, il a perdu sa jambe en 2015 sur le chantier du métro rennais. Le maître d’œuvre des travaux, filiale de Vinci, n’avait pas assuré la sécurité du site. Et refuse désormais d’assumer ses responsabilités.


« Sainte-Anne, c’était la fosse aux lions. Les lions, c’étaient les machines. » Un verre de jus de pomme devant lui, Bertrand Le Goff raconte son accident. Le bruit des travaux voisins accompagne son récit, couvre par moments le brouhaha des conversations. Nombreux sont ceux qui profitent du soleil pour boire un verre sur cette place emblématique du centre-ville de Rennes. Plus loin, derrière les palissades de tôle, les ouvriers continuent de creuser le sol. C’est là, sur le chantier de la seconde ligne du métro rennais, qu’il a perdu sa jambe gauche, le 30 novembre 2015.

« Avec la crise, c’était dur, raconte-t-il, depuis quatre ans, il y avait moins de travail ». Il s’est alors décidé à retourner à l’intérim. Là encore, les chantiers manquent. Finalement, il est embauché sur le chantier de la ligne B du métro de Rennes, au creusement de la station de la place Sainte-Anne.

Les travaux y avaient été interrompus pendant quatre mois, il y avait du retard à rattraper. « Ils avaient attaqué au BRH, un marteau-piqueur monté au bout d’une pelleteuse, mais ça faisait vibrer toute la place », se souvient l’ouvrier. Et avec elle, toutes les habitations et les monuments alentours, en plein centre-ville historique… Au mois de mars, des fissures avaient été observées à l’intérieur de la basilique Saint-Aubin, qui surplombe la fosse. Lorsque les travaux reprennent, il faut passer du marteau-piqueur à la fraise, pour grignoter le sol progressivement.

Des consignes de sécurité bricolées

Quand Bertrand Le Goff arrive sur ce chantier, l’équipe d’excavation qui travaille sur la place Sainte-Anne est en sous-effectif. Il accepte, avec l’accord de son agence d’intérim, de commencer dès six heures du matin. Il faut bien rattraper le retard.

« Quand tu creuses la station, tu mets des voiles de béton sur les rives », détaille-t-il. Au fur et à mesure que la fraiseuse grignote le sol, une équipe de ferrailleurs place des treillis soudés le long des parois, qui servent de repères pour couler le béton. Au fond de la fosse, lui doit vérifier que le travail d’excavation est bien réalisé, et que la profondeur creusée correspond à la taille de ces treillis.

Ils sont nombreux au fond de la fosse, une douzaine, divisés en trois équipes. Sept machines  les surplombent. Les conditions de travail, elles, sont périlleuses. « Il faut faire attention aux machines, le godet de la pelle fait ma taille », illustre Bertrand Le Goff. Le fraisage soulève une importante poussière, et ceux qui creusent ne voient et n’entendent pas forcément ce qui se passe en contrebas d’eux.

Pour pouvoir circuler en sécurité, les consignes tiennent du bricolage : « tu prends un caillou, tu vises la cabine, jusqu’à ce qu’on te voie et que tu puisses passer », raconte Bertrand Le Goff. Dans les vestiaires où ils se changent, les ouvriers racontent les différents accidents déjà arrivés sur le chantier : l’un d’entre eux qui a vu le capot de la pelleteuse se rabattre sur son crâne, un autre qui tombe après avoir trébuché sur un étai… « Je leur avais dit que c’était dangereux, assure l’ancien intérimaire, tous les jours je leur disais qu’il allait se passer quelque chose. »

« J’ai hurlé, direct. »

Le lundi 30 novembre 2015, il n’en est qu’à sa cinquième journée de travail au fond de la fosse. Un autre ouvrier, plus jeune, venait de valider la profondeur creusée par la fraiseuse. Prématurément. Lui fait signe à celui qui creuse, pour vérifier par lui-même. Jet de caillou sur la cabine, il contrôle : la profondeur nécessaire pour poser le treillis n’est pas encore atteinte. À la bombe, il marque les endroits où il faut creuser, s’installe sur un promontoire pour observer la suite des travaux.

L’excavation reprend, sous son contrôle. Soudain, le promontoire sur lequel il était s’effondre. Il fait le grand écart, la fraise lui broie la jambe gauche. Dix tonnes de pression sur ses chairs et ses os.

« J’ai hurlé, direct. » Pas de souffrance, mais de la colère. Celui qui creuse entend son hurlement. « Il y avait de la poussière devant lui, il ne voyait rien. Il a eu le réflexe de retirer la fraise. » La jambe enroulée autour, Bertrand Le Goff fait un vol plané à travers la fosse. Ses collègues ont peur de le retrouver mort ; toujours conscient, et après deux heures pour l’extirper de la fosse, on l’emmène aux urgences. Il passe sept heures au bloc opératoire. Sa vie est sauve. « Comme ça a broyé, ça n’a pas trop giclé… », explique-t-il.

Silence sur les accidents du travail

Avec ses sept heures d’opération, il rejoint la cohorte des statistiques de l’assurance maladie, une unité de plus dans les décomptes officiels. Dans le bâtiment et les travaux publics : 6 654 nouveaux invalides permanents en 2015. 91 783 accidents du travail ayant entraîné un arrêt de plus de 24 heures.

Que l’on observe le salariat plus globalement : 36 046 nouveaux invalides permanents cette année-là, 624 525 accidents du travail. Les nombres sont impressionnants ; derrière, il y a tout autant de réalités, de vécus différents, qui rappellent ce que le travail peut coûter aux salariés. Une autre statistique, pour cette année-là : 545 personnes sont mortes au travail. Un record, en Europe.

On n’en parle pas, ou très peu. Ce sont, la plupart du temps, des ouvriers, principalement du bâtiment et travaux publics, ou des agriculteurs qui en sont victimes. C’est dire si cela n’intéresse que peu les médias, en dehors de brèves dans la presse régionale.

Bertrand Le Goff, lui, a échappé – de peu – à cette dernière statistique. Il n’est, c’est vrai, qu’une personne noyée dans cet ensemble d’accidents. Mais il n’aurait jamais dû y figurer.

« À la place de ma jambe, il aurait dû y avoir une de ces barrières  »

« Le lendemain, le n°2 de Vinci est venu » sur le chantier, assure l’ouvrier. C’est que le géant du BTP, via sa filiale Botte fondations, était maître d’œuvre du chantier. Et donc légalement responsable de la sécurité de ceux qui travaillaient au fond de la fosse. « Il a sorti les barrières de sécurité, il a gueulé sur les ouvriers : personne ne s’approche de la fraise tant qu’elle n’est pas arrêtée et posée au sol. Si vous passez les barrières, tout le monde est viré ! »

Ces fameuses barrières auraient dû être mises en place avant l’accident, pour assurer la sécurité des travailleurs en fond de fosse. « Je n’avais pas de zone de travail », témoigne Bertrand Le Goff. « À la place de ma jambe, il aurait dû y avoir une de ces barrières. » Le maître d’œuvre est coupable, selon lui, de ne pas avoir assuré sa sécurité.

Un document vient certifier ses dires. Il s’agit d’une visite de sécurité du chantier, réalisée par la société Présents, le 18 novembre 2015. Quelque douze jours avant son accident. Le rapport pointe « une co-activité importante en fond de fouille » : douze compagnons au sol et sept engins de terrassement et de forage dans un espace restreint. « Les risques de heurts sont importants », avertit le document. Qui poursuit en ajoutant que les « plateformes de travail [sont] inexistantes ».

Critique, le rapport dénonce violemment ce manque de dispositifs de sécurité, accusant presque les maîtres d’œuvre : « le retard des travaux ou d’événements structurels imprévus ne doivent en aucun cas justifier cette prise de risques ».

Délai requis par la Coordination Sécurité Protection et Santé (CSPS) pour corriger la situation : « immédiat ».  Douze jours plus tard, aucun aménagement n’avait été fait. Douze jours plus tard, Bertrand Le Goff perdait sa jambe gauche, broyée par une fraiseuse.

Le silence de Vinci

Après deux mois de rééducation, il a réappris à marcher, avec une prothèse. Il a dû subir d’autres opérations encore. Surtout, des douleurs fantômes persistent. « Dès que je me réveille, j’ai l’impression qu’on m’écrabouille le pied », son pied manquant, témoigne l’ancien ouvrier.  Son visage se crispe parfois en grimaces involontaires. « C’est comme avoir un courant électrique qui passe à travers cette jambe », illustre-t-il. Son arrêt de travail s’est terminé en janvier dernier. Pour s’occuper il fait du sport, de la boxe thaï et de la natation, et de la musique. « Heureusement que j’ai ça, témoigne-t-il. J’en connais d’autres qui se seraient pris une balle. Des fois, on craque. On pète des câbles. »

Surtout, accuse-t-il, le groupe Vinci n’a eu aucun geste envers lui. Le Noël qui a suivi son accident, il a reçu un panier garni. Début 2017, il a reçu une carte de vœux. Finalement, en avril 2017, il a réussi à rencontrer les responsables du groupe de BTP. « Ils m’ont reçu dans le salon privé d’un restaurant », se souvient Bertrand Le Goff. Face à lui : le directeur de projet de Vinci pour le métro rennais, le directeur de Botte fondations, la responsable des reclassements.

D’après lui, ces trois responsables lui ont promis du travail, se sont intéressés à la cagnotte en ligne qu’il a organisée pour financer une meilleure prothèse, en se plaignant que, par ce procédé, il leur coupait l’herbe sous le pied.

Plus d’un an après, il n’a reçu de leur part ni travail, ni argent. Une plainte a bien été déposée dès le début, pour faute inexcusable et mise en danger de la vie d’autrui.  Pour l’instant, son avocat n’a réussi à obtenir ni le procès-verbal de l’inspection du travail, ni celui de la police. Le géant mondial du BTP, contacté par mail, n’a de son côté pas souhaité répondre à nos sollicitations.

Et pourtant, c’est un beau métier, facteur…

©Yves Souben
Devant le bureau de Poste Crimée, à Rennes, les postiers en grève contre la réorganisation de leur travail. © Yves Souben

Des gestes répétitifs, des cadences imposées par des algorithmes, un métier vidé de son sens. En grève depuis le 9 janvier, les facteurs de toute l’Ille-et-Vilaine protestent contre une nouvelle réorganisation de leur travail. Et dénoncent une pénibilité ignorée par leur direction.

Il faut prendre son courrier. Sortir de la voiture. Le distribuer. Lettre par lettre. Boîte par boîte. Revenir dans sa voiture. Et, un peu plus loin, recommencer. Prendre le courrier, sortir, distribuer. Lettre par lettre, boîte par boîte. Toujours les mêmes gestes, répétés pendant des heures.

On pense facilement que les mouvements répétitifs et le travail à la chaîne appartiennent au passé, au XXe siècle. C’est faux. Publiée le 20 décembre 2017, une étude du ministère du travail souligne que 42,7% des salariés en France doivent répéter continuellement une même série de gestes ou d’opérations. En 2005, ils étaient 27%. Le travail à la chaîne existait dans l’industrie, il s’impose désormais dans le secteur des services. Figures emblématiques du service public, les facteurs en savent quelque chose. Prendre le courrier, sortir de la voiture, distribuer, rentrer, sortir, distribuer, rentrer…

« A un moment donné, tu auras un accident avec ces gestes répétitifs », proteste Philippe Charles, délégué syndical de la CGT FAPT d’Ille-et-Vilaine. Ce mardi 9 janvier, il est avec les autres, sur le piquet de grève du bureau de Poste Crimée, à Rennes. Depuis une semaine, une partie des facteurs du département a arrêté le travail, pour protester contre une nouvelle « réorg’ », imposée par la direction de La Poste.

Des corps marqués par les cadences de travail

Présents depuis sept heures du matin, les grévistes se réchauffent auprès des braséros improvisés dans des bidons métalliques. Un peu plus loin, la sono crachotte du France Gall. « Résiste », encourage-t-elle les salariés. « Prouve que tu existes ! » Auprès des palettes qui se consument en flammes vives, ceux-ci énumèrent les derniers accidents, les souffrances du travail. Il y a les chutes des vélos, plus nombreuses depuis que La Poste est passée aux vélos électriques. On va plus vite avec moins d’effort, mais les accidents n’en sont que plus violents. Une cheville, un genou cassé.

Et puis surtout, il y a « les TMS », expliquent les délégués syndicaux. Avant de préciser : les troubles musculosquelettiques. Toutes ces maladies qui touchent les tissus mous : muscles, tendons, nerfs ; de loin les maladies professionnelles les plus courantes. « J’ai une militante de 45 ans qui est factrice », témoigne Yann Brault, secrétaire-adjoint de SUD PTT sur le département. « Elle a une capsulite, elle s’est décrochée l’épaule en distribuant le courrier. »

Il y a Nounours, aussi, qui se tient à côté du feu. Inutile de chercher pourquoi il veut se donner ce surnom, son imposante stature engoncée dans son blouson de cuir l’explique à elle seule. « Il a mal au dos, toute l’année », explique une de ses collègues factrices. « Depuis qu’on a les nouvelles positions de travail soi-disant ergonomiques, les cadences se sont accélérées », se plaint-il. A la lueur des flammes, il imite ses gestes de travail, pour trier son courrier avant de faire sa tournée. Aux mouvements amples du tri au jet se sont substitués les petits gestes du tri par casier, numéro d’habitation par numéro d’habitation.

Dans d’autres centres, la rationalisation du travail rend celui-ci plus pénible encore, à travers l’imposition des « tournées sacoches ». Le facteur n’a plus la possibilité de trier lui-même son courrier et de s’organiser en fonction de son terrain, il récupère sa sacoche déjà apprêtée et se contente de distribuer ses plis.

Les algorithmes, les pires contremaîtres qui soient

« L’accroissement des contraintes de productivité, l’intensification du travail dans un contexte de vieillissement de la population active expliquent au moins en partie l’augmentation des TMS », résume sobrement l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) sur son site. Les facteurs en savent quelque chose. L’âge moyen des salariés du groupe La Poste est de 47,2 ans. Mais surtout, ils sont confrontés à une intensification sans cesse de leurs tâches exigées.

« On a des tournées surchargées, démesurées, et donc des heures supplémentaires qui ne sont pas payées », dénonce Philippe Charles. Mandatées par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des études indépendantes ont conclu que la charge de travail des salariés était sous évaluée, avec de nombreux dépassements des horaires officiels. Alors les facteurs s’adaptent. « Les collègues arrivent 30 minutes avant l’heure, détaille Christelle, ils ne prennent pas leur pause de 20 minutes pour finir à temps. »

« La charge de travail n’est plus calculée sur le terrain maintenant », déplore Philippe Charles. Les facteurs sont désormais livrés à des algorithmes, qui définissent le temps de travail nécessaire par tournée. Gare à ceux qui dépassent les horaires ainsi calculés. Le cégétiste témoigne : « on a des jeunes qui viennent nous dire qu’on les a engueulé, on leur dit qu’ils ne vont pas assez vite, qu’ils ne savent pas travailler ».

La direction de La Poste, de son côté, se base sur la baisse du courrier pour réorganiser le travail. « Le centre de Rennes Crimée a distribué 25 000 plis en moyenne chaque jour en 2017 », explique dans Ouest France le directeur de l’établissement, Stéphane Lavrilloux. Et de préciser : « c’est deux fois moins qu’il y a deux ans ».

Alors le groupe réduit ses effectifs, drastiquement. En 18 ans, 78 000 emplois de postiers ont été détruits au niveau national. Des tournées de distribution sont elles aussi supprimées. « En 1995, on avait 43 tournées » sur le centre postal de Rennes Crimée, se souvient Nounours. Il n’en reste que 22 aujourd’hui.

Perte de sens, perte de moral

Secrétaire adjoint du syndicat SUD PTT d’Ille et Vilaine, Yann Brault énumère les prochaines suppressions de tournées. « Il y en aura six au bureau Crimée, à partir du 23 janvier. Au bureau Colombier, une douzaine, au moins, dans trois mois. Et au mois de septembre, 3 ou 4 tournées seront supprimées, une douzaine au moins au bureau de Maurepas. »

Plus qu’accompagner la baisse du courrier, ces évolutions accentuent la charge de travail des facteurs. Le CHSCT a demandé une expertise indépendante pour motiver la nécessité de supprimer ces tournées sur les centres rennais. « La direction a refusé de transmettre les logiciels de calcul et les documents », indique Yann Brault. L’affaire a été portée devant la justice. A Grenoble, une réorganisation similaire a été suspendue pour les mêmes raisons.

Quant aux facteurs, ils doivent déjà se plier à la transformation du groupe en prestataire de services. Vérification de chauffe-eaux, tâches demandées par les copropriétés, visites aux personnes âgées… « J’ai dû faire des remises commentées de catalogues », décrit Christelle. « Il faut les remettre en mains propres, en faisant des commentaires. Les gens, ça les emmerde, mais on utilise quand même notre image pour vendre ces produits. » Surtout auprès des personnes âgées, qui ne sont pas touchées par les publicités en ligne.

« On perd le sens de notre métier », constate Philippe Charles. Auprès du feu, dans son blouson de cuir, Nounours confirme les propos du cégétiste. Plus que la douleur physique, c’est le moral des facteurs qui est touché par les réorganisations imposées. « Avant on avait la conscience professionnelle, mais ça s’épuise, on n’est plus motivés. » A ses côtés, Christelle tire le même constat. Avant de soupirer : « et pourtant, c’est un beau métier, facteur… »

Et qu’en pense la direction de La Poste ?

“Vous allez voir, si vous posez des questions sur la surcharge de travail des facteurs, la direction ne vous parlera que de baisse du courrier”, soupiraient les délégués syndicaux sur le piquet de grève. Contacté, l’attache de presse du groupe la poste pour la Bretagne propose immédiatement de venir à la conférence de presse du lendemain. Soit.

Les bureaux administratifs de la poste en Bretagne se trouvent dans l’ancien palais des commerces de Rennes, bâtiment emblématique dont les arcades longent la place de la République, en plein centre-ville. Accompagné par une vigile, on peut rejoindre les étages qui surplombent la poste centrale, inaccessibles habituellement au public. Lorsque vient le moment d’entrer dans la salle de la conférence de presse, une responsable tique.

“Je n’ai pas été prévenue de votre présence.” Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir répondu à l’invitation envoyée. Alors que le journaliste de Ouest France entre sans encombre, l’interrogatoire commence. “Est-ce que vous êtes un média local ? Est-ce que vous êtes politisés ? Est-ce que vous allez prendre en compte notre point de vue ?” On aurait bien aimé transmettre plus précisément les réponses du groupe La Poste aux divers témoignages recueillis. Seulement, un coup de fil au national de la poste plus tard, on se retrouve mis à la rue.  “On vous rappelle dans l’après midi pour que vous puissiez nous poser vos questions.” On attend toujours.

 

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© Yves Souben

Survivre d’amour et d’eau froide : la solidarité dans un squat de sans papiers

Pour certains, ne pas chercher un endroit où dormir chaque soir est un privilège. C’est le cas des migrants du squat de la Poterie, à Rennes. Les cultures et les langues sont diverses, parfois les esprits s’échauffent et ne se comprennent pas. Mais souvent, les amitiés se lient.

Kati a de la chance. Pourtant elle vit dans un studio de quinze m2 sans eau chaude ni chauffage avec ses deux filles. Un grand matelas par terre et un lit mangent la moitié de la pièce, un écran de télé démesuré avale le reste. Tout respire le provisoire et la récupération. Aucune photo, seulement des peluches et quelques jouets pour Raphina, sa grande fille de 3 ans et demi, qui voudrait devenir princesse. Gabriella, même pas un mois, dort sur le lit à côté de sa maman. Au moins pour quelques temps, elles ont un chez elles.

« Pour le ménage, les hommes sont plus au rendez-vous que les femmes »

Leur foyer, c’est le squat de l’association Un Toit, c’est un droit, où vivent 160 migrants, dans 2400 m2 de couloirs. Ils occupent cette ancienne maison de retraite depuis juin, après que la justice leur ait accordé le droit d’investir les lieux pour six mois. Kati y est arrivée en août. On se perdrait dans ces couloirs identiques et sans fin. « Là, c’est l’aile des familles, d’abord le quartier des femmes africaines, puis celui des Tchéchènes, explique la jeune Congolaise d’une voix fatiguée. Et à gauche, c’est le couloir des célibataires, c’est le bazar. » En effet, si les familles ont leur linge bien aligné en train de sécher, les autres font comme ils peuvent : les dos de chaises sont réquisitionnés, des morceaux de plastique jonchent le sol. Le jardin est quasiment vide, comme un champ de bataille après la lutte… « Mais là s’arrêtent les clichés, précise Joëlle, institutrice à la retraite bénévole depuis la création de l’association en 2012. Pour le ménage, les hommes sont plus au rendez-vous que les femmes. Tous les vendredis, à 17h55 ils m’attendent pour que je leur donne les balais et serpillières, alors qu’il faut courir après les femmes. »

Une vraie solidarité se tisse entre les occupants du squat

Faire vivre ensemble des Afghans, des Mongols, des Tchétchènes,… Autant de langues et de cultures différentes peut être un vrai casse-tête : récemment, des jeunes du foyer et de l’extérieur, se sont battus sur le parking. L’un d’entre eux a sorti un couteau. Les bagarres sont fréquentes, mais l’association se montre très stricte envers la violence, et peut décider de les exclure. Tous les habitants ne respectent pas non plus le planning nettoyage affiché dans le hall. Mais une réelle solidarité existe. « Ce squat, c’est mon petit miracle » murmure Kati en jouant avec ses cheveux tressés. Avant c’était le 115, l’hébergement d’urgence voire la nuit dehors. Enceinte de 8 mois, avec sa première fille Raphina, ça devenait une vraie galère. « Les autres femmes africaines m’ont beaucoup aidée. On se soutient beaucoup ici. » Elle ne comprend toujours pas pourquoi elle a eu le privilège d’être accueillie. La liste d’attente est plus longue que le plus long des couloirs du squat. « Il y a environ 200 migrants qui cherchent chaque jour un lit pour le soir… » lâche Joëlle dans un soupir. Mais tous apportent leur pierre à l’édifice comme ils peuvent : Kati cuisine, chauffe de l’eau pour que les autres puissent au moins se laver.

Flavien, l’ancien SDF devenu bénévole

L’entraide, Flavien l’a connue aussi. Jeune bénévole de 26 ans et véritable loup blanc de l’association, il était à la rue lui aussi. Il a été sauvé par le squat, mais c’est un cas rare : « l’association n’est pas seulement pour les étrangers, mais il n’y a pas de famille française à la rue à Rennes, explique Joëlle. Des hommes célibataires, oui. Mais c’est un public très particulier. Il y a beaucoup plus de problèmes de drogue, d’alcoolisme… » Lors de son arrivée au squat, Flavien était accompagné par un autre SDF de 60 ans. Il a replongé peu de temps après. Flavien est resté : « J’étais vraiment au fond du trou. Je mangeais plus, je vivais plus. Si je m’en suis sorti, c’est que j’ai trouvé ici la famille qui me manquait. Tous les jours les femmes cuisinaient pour moi, on venait frapper à ma porte. » Et peu à peu, le jeune homme aux joues creusées est sorti de sa léthargie. Aujourd’hui, il vit dans un appartement minuscule, où il trouve la place d’héberger ses deux chats et un Afghan : « Faut que je fasse gaffe d’ailleurs. Il mange rien. Pour le moment, il est bien mais il va pas tenir longtemps s’il continue comme ça. Je mange pas beaucoup, et seulement des chips, mais moi au moins, je mange ! »

Par Roxane Grolleau