Garantie publique d’emploi : défendre les communs contre l’individualisme du revenu universel

Depuis plusieurs années, l’idée d’un revenu universel suscite l’enthousiasme des électeurs de droite comme de gauche, recouvrant alors des réalités bien différentes. De l’outil d’accentuation du néolibéralisme à l’utopie émancipatrice de gauche, ce dispositif protéiforme ne propose toutefois pas de solution au problème politique et psychologique du chômage de masse qui traverse notre société. À l’inverse, la garantie publique d’emploi propose d’orienter ces dépenses publiques vers la création d’emplois utiles à la société et préservant l’autonomie des travailleurs.

L’idée du revenu universel, popularisée depuis une vingtaine d’années et mise en lumière lors de la dernière campagne présidentielle, n’est pas nouvelle. À gauche, cette idée de verser une somme à tous les citoyens sans condition et cumulable avec une autre source de revenu est régulièrement évoquée dans les agendas politiques. Pourtant, ses sources d’inspiration idéologiques et ses implications sont rarement définies. Les origines idéologiques du revenu universel, et en particulier ses racines néolibérales, méritent donc l’intérêt.

Déconstruire le mythe de la fin du travail

Les racines du revenu universel sont plus anciennes qu’il n’y paraît : certains chercheurs présentent Thomas More comme l’auteur de la première mention au revenu universel. Dans son ouvrage éponyme datant de 1516, More imagine une île nommée Utopie, dont l’abondance des ressources permettrait à tous ses habitants de disposer de moyens de subsistance indépendamment de son travail. Dans son sillage, plusieurs auteurs de premiers plans ont ensuite évoqué cette idée, certains mettant en avant l’impérieuse nécessité de garantir l’accès aux biens de première nécessité, d’autres considérant la lutte pour le plein emploi comme un objectif devenu irréalisable, notamment en raison du remplacement à venir du travail par la technologie. 

En effet, lors de la dernière campagne présidentielle, les chantres du revenu universel venus de la gauche ont surtout avancé l’idée selon laquelle le progrès technique et la robotisation des tâches ‒ parfois désigné par le terme abstrait d’intelligence artificielle ‒ conduirait à la « fin du travail » (1). Nombre de prévisionnistes se sont même aventurés dans des exercices de chiffrages des pertes d’emplois résultant de l’automatisation des tâches (2). Cette idée sous-entend que les gains de productivité exponentiels du capital sont inéluctables dans un avenir proche, faisant ainsi s’éroder les besoins des processus productifs en facteur travail. L’intelligence artificielle emporterait alors tout avec elle, consacrant ainsi l’ère du « post-workism », celle de la société sans travail, où les revenus d’activité seraient, pour les plus optimistes, mutualisés pour permettre la subsistance précaire des post-travailleurs.

Quoique le progrès technique ait de réelles conséquences sur l’évolution des processus productifs, son implication dans la hausse du chômage sur le long terme est difficilement établie. D’un point de vue historique, les périodes de fortes hausses de la productivité ont aussi été celles des plus faibles niveaux de chômage : chaque révolution technique s’est accompagnée d’un élargissement du spectre de consommation des ménages, créant de nouveaux emplois qui se substituent à ceux détruits par le progrès technique. Ce processus a été décrit très tôt par Alfred Sauvy dans sa théorie du déversement (3), ainsi que par Joseph Schumpeter dans son concept de destruction créatrice.

En somme, il est probable que les théories de la fin du travail relèvent davantage de l’ancestrale anxiété à l’égard des transformations économiques induites par la technologie, comme l’a démontré Joel Mokyr en 2015 (4). Thomas Mortimer et David Ricardo expriment d’ailleurs déjà leurs inquiétudes au XVIIIe et XIXe siècle de voir la mécanisation industrielle prendre démesurément le pas sur la condition ouvrière. Si les prévisions alarmistes ont toujours exagéré la disparition des emplois existants, elles ne mettent pourtant jamais en exergue la création de nouvelles tâches et des nouveaux besoins de consommations à venir : la théorie économique, de son côté, privilégie plutôt l’idée selon laquelle l’innovation contribue à la croissance économique et pèse in fine à la baisse sur le chômage. Peu d’études statistiques ont par ailleurs établi de lien causal entre développement technologique et disparition du travail. Une étude prospective des économistes Frey et Osborne est parfois citée, mais celle-ci est largement critiquée, notamment pour le caractère arbitraire de ce qu’ils désignent comme étant des emplois automatisables (5). Dès lors, nos appréhensions quant à l’avenir du travail méritent d’être relativisées.

Le revenu universel : utopie émancipatrice de gauche ou artefact néolibéral ?

Les défenseurs de gauche considèrent également le revenu universel comme un moyen, outre de compenser la mécanisation du travail, de s’émanciper de ce qu’ils considèrent comme intrinsèquement aliénant, à savoir le travail dans les sociétés modernes. La fin du travail salarié serait, en plus d’être une fatalité, un besoin anthropologique. Monotone en raison de la division extrême du travail et du manque de diversité des tâches effectuées, dénué de sens et d’unité, le travail dans les sociétés industrielles et post-industrielles est loin d’être épanouissant pour les individus, comme en témoignent d’ailleurs la prolifération des bullshit jobs et sa conséquence psychologique directe, le bore-out, décrites par Graeber. Cette idée d’une perte de sens du travail suite à une division du travail extrême était déjà évoquée par Marx et Engels en 1845 : 

“Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou “critique critique”, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance.” Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande 1845-1846 “L’intérêt individuel” Paris : Nathan, 1989, p.56/58

D’une part, la division du travail empêche les individus de s’approprier pleinement le fruit de leur travail et les condamne à la pénible répétition de tâches spécialisées. D’autre part, comme le montre la fin de l’extrait, le salariat contraint les individus à travailler, sous peine de ne plus pouvoir assurer leur survie matérielle et instaure ainsi un rapport de subordination entre travailleurs et employés. C’est pour cette raison que certains intellectuels, comme Bernard Friot et, plus récemment, Frédéric Lordon (6), proposent de décorréler le salaire de la productivité et de verser à chacun un salaire à vie, afin de libérer les travailleurs de ce rapport de force défavorable. 

Tout un courant de la gauche s’accorde donc à dire que, le travail salarié étant rarement une source d’émancipation ou de bien-être, il serait bon de s’en libérer. Si ces critiques sont évidemment légitimes et prennent sens lorsqu’elles s’inscrivent dans un projet socialiste plus général, l’idée spécifique du revenu de base est également défendue par la droite qui a su la redéfinir de manière à ce qu’elle s’intègre parfaitement à la doctrine néolibérale.

Pour les néolibéraux, cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi, cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945.

Au cours du XXe siècle, le revenu universel a en effet trouvé ses plus ardents défenseurs chez les économistes d’inspiration néolibérale, au premier rang desquels figure Milton Friedman pour qui l’allocation prendrait la forme d’un crédit d’impôt négatif (7) : selon ce mécanisme, l’État attribuerait à chaque citoyen une allocation fixe accompagnée d’un taux d’imposition proportionnel unique, faisant ainsi varier la différence entre le prélèvement et l’allocation suivant le niveau du revenu. Selon cette configuration, l’État instituerait les règles d’un jeu qui assurerait au citoyen l’obtention d’un revenu de subsistance à l’intérieur d’un système concurrentiel, se préservant de la même manière de toute critique quant au fonctionnement de l’économie de marché. Cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi (8), cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945. L’expérimentation finlandaise (9) montre d’ailleurs la filiation idéologique entre revenu de base et néolibéralisme. Mis en place en 2015 par un gouvernement de centre droit, le revenu de base a été défendu comme un moyen de flexibiliser davantage le marché du travail ‒ les individus pouvant, avec un revenu régulier, se permettre d’accepter plus aisément des emplois flexibles ‒ et de faire l’économie de fonctionnaires chargés de gérer les différentes aides sociales qui existaient auparavant. Adopté par un gouvernement favorable à l’austérité budgétaire, l’extension de ce dispositif pourrait en fait reposer sur la coupe des dépenses publics et s’accompagner d’un retrait de l’État des services publics. 

Certes, le revenu universel n’a pas uniquement été pensé par la droite. Mais il a toujours été largement soutenu par une partie de cette famille politique : dès 1974 (10), des conseillers du président Giscard d’Estaing s’étaient déjà affairés à promouvoir le dispositif friedmanien, tandis qu’un dispositif similaire est aujourd’hui activement soutenu par le think-tank libéral Génération libre trouvant à l’occasion des relais politiques chez Nathalie Kosciusko-Morizet, Fréderic Lefebvre ou Christine Boutin, abandonnant par la même occasion le barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Que se passerait-il concrètement pour les travailleurs s’ils touchaient un revenu de base dans l’état actuel de notre société ? Ils seraient, par définition, moins pauvres ‒ si la version de gauche parvient à être adoptée ‒ mais certains continueraient d’être au chômage et d’en subir les conséquences psychologiques. Les plus chanceux, eux, auraient la liberté de se délester de quelques-uns des emplois précaires qu’ils cumulaient jusqu’alors, tout en subissant la dégradation de leurs conditions de travail. Cela ne résoudrait pas non plus le problème de sous-investissement dans les services publics qui conduit toujours davantage à leur déliquescence. Un peu plus riches, les plus pauvres resteraient, enfin, toujours des pauvres relatifs puisque le revenu universel n’a que peu d’effet redistributeur ‒ en raison précisément de son caractère universel.

La garantie publique d’emploi, double solution au chômage et à la tragédie des communs

Quand bien même la prophétie du remplacement de certains métiers par la technologie adviendrait, est-ce le rôle de l’État que de contempler la dislocation du marché du travail en ne proposant que d’en réparer les conséquences économiques ‒ à savoir la pauvreté ? Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter. Certains resteraient au chômage ou précaires, pendant que d’autres jouiraient d’un emploi stable, et la stigmatisation des perdants de ce marché de l’emploi dual en resterait inchangée. Les effets du chômage sont pourtant bien documentés : dégradation de la santé physique et psychologique, anxiété non seulement de l’individu au chômage mais également de l’ensemble de sa famille (11). L’expérience de France Télécom en est d’ailleurs la sombre illustration. Maigre compensation donc, pour ces travailleurs précaires ou inemployés, que de recevoir un revenu qui ne soignent pas les maux du manque de reconnaissance et d’intégration sociale du chômage. 

Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter.

Si la masse d’employés précaires ou chômeurs augmente constamment, les besoins d’emplois non-satisfaits en matière de services sociaux et d’écologie sont nombreux. D’où l’idée, défendue par plusieurs économistes de renom tel que Stéphanie Kelton (12) et Pavlina Tcherneva (13) ou des organismes comme le Levy Economics Institute, de la garantie à l’emploi : il serait bénéfique, pour les individus et la société, d’employer des individus pour la reconstruction que le contexte impose, plutôt que de laisser le marché saboter le travail et les biens communs. En effet, aujourd’hui, tous les chantiers de la reconstruction écologique (rénovation thermique des habitations, transports, énergie, agriculture durable…) post-COVID nécessitent indubitablement la mobilisation d’une force de travail conséquente pour la réalisation de projets collectifs et durables. C’est précisément l’objectif du Green New Deal défendu par une partie de la gauche américaine : combiner enjeux écologiques et sociaux pour bâtir une industrie non polluante fondée sur des énergies propres, et relancer par-là même l’économie. 

L’origine historique de ce projet avait d’ailleurs porté ses fruits aux États-Unis après la Grande Dépression dans les années 1930. Afin de reconstruire une économie sévèrement abîmée par le chômage de masse, l’administration fédérale des États-Unis élabore différents programmes dans le sillage du New Deal (Work Progress Administration, The Civilian Conservation Corps, the National Youth Administration) employant plusieurs millions de travailleurs dans des domaines divers tel que la reforestation, la conservation des sols, la rénovation d’espaces publics et la création d’infrastructures. Ces programmes ont par exemple permis la construction de 700 parcs nationaux, 46.000 ponts, la rénovation de milliers de kilomètres de digues et de routes, la plantation de 3 milliards d’arbres et la rénovation de milliers d’écoles (14). Cette expérience a aussi permis de former par la pratique des millions de jeunes américains à la recherche d’un emploi décent et porteur de sens.

Enfin, si l’une des forces du revenu universel est de n’imposer aucune contrepartie productive et d’être versé à toutes et tous, c’est également une faiblesse du point de vue et des inégalités, et du financement de la mesure. La libre contribution à l’activité économique du revenu universel, quoique séduisante quant au pouvoir de négociation qu’elle procure au travailleur, astreint ce dispositif à engager des sommes importantes (576 milliards d’euros selon l’Institut Jaurès, soit  31% du PIB), dont on peut interroger les possibilités de financement dans une société où, potentiellement, les individus diminueraient leur participation à la sphère productive. À l’inverse, garantir un emploi aux individus permet de dégager un profit aux entreprises (16) créées à cet effet, comme le montre l’expérience Territoires Zéro Chômeur que nous développons plus bas. Ce dispositif de création d’entreprises potentiellement excédentaire rend davantage soutenable la mise en place d’un tel dispositif par rapport à une allocation de près de 1.000€ sans condition. La garantie publique d’emplois présente donc le double intérêt de proposer une solution aux inactifs – là où le revenu universel entérine le statu quo du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi – et aux chantiers qu’exigent les transitions sociale et écologique. Loin de laisser le travail aux mains du marché et du secteur privé, la solution de garantie publique d’emplois réaffirme le rôle de l’État en tant que pourvoyeur d’emplois. Cette solution nécessaire collectivement n’est pas incompatible avec les intérêts individuels, sous certaines conditions concernant la modalité des emplois proposés.

« Libérer le travail plutôt que se libérer du travail » : l’expérience des Territoires Zéro Chômeur

Certains pourraient néanmoins objecter que la garantie d’emploi, si elle bénéfique pour l’État, ne correspondrait pas nécessairement aux intérêts des individus. Les défenseurs de gauche du revenu universel mettent d’ailleurs souvent en avant sa dimension émancipatrice pour les travailleurs. C’est en écho à ces critiques du travail que le projet de garantie d’emploi a été pensé, et l’expérience des Territoires Zéro Chômeur (TZC) de laquelle il s’inspire en donne un aperçu. Ce dispositif, mis en place sur une dizaine de territoires en France, a redonné un emploi décent à près de 700 personnes qui étaient jusqu’alors en période prolongée d’inactivité. Ces emplois garantissent par ailleurs l’autonomie et la sécurité des travailleurs : CDI payé au SMIC, tâches choisies par les individus en fonction de leurs compétences et des besoins locaux dans les domaines sociaux et écologiques, volume horaire conventionnel.

L’intégrité des travailleurs est également préservée par le caractère non obligatoire de l’emploi garanti : ceux qui ne souhaitent pas y prendre part continuent de percevoir des aides sociales. Cette expérience de petite échelle a donc, jusqu’alors, montré sa capacité à associer enjeux écologiques, progrès social et conditions de travail décentes afin de garantir l’autonomie des travailleurs qui, en plus de posséder les moyens de production, sont relativement libres de choisir les tâches qu’ils souhaitent effectuer. Elle a par exemple permis la création de garages et d’épiceries solidaires, ou encore la transformation de jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court. À défaut de proposer une émancipation totale des travailleurs, la garantie d’emploi propose au moins de libérer les individus de la dépendance au secteur privé avec son lot de techniques managériales oppressives et de conditions matérielles d’existence précaires. Surtout, ces emplois sont au service d’une cause utile, la préservation des biens communs, permettant ainsi d’éviter la trappe à inconsistance des métiers du privé actuels. Ainsi, la garantie publique d’emploi, contrairement au revenu universel vise à « libérer le travail plutôt que de se libérer du travail » (17).

Organiser le travail dans une perspective de planification

Enfin, l’utopie de gauche sur laquelle repose le revenu universel est celle de la libération des individus de la contrainte de spécialisation inhérente au travail moderne. Pour certains penseurs marxistes, l’origine de l’aliénation des travailleurs se trouve en effet dans l’émergence de la division du travail, comme le souligne André Gorz : « Il fallait séparer (les ouvriers) de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes. » (André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988). L’émancipation des individus passerait donc par l’abolition de la division du travail et la réappropriation de leur travail par les travailleurs : décision de produire, conception de l’objet, contrôle de l’ensemble du processus de production, et surtout autonomie.

Bureau de planification de l’État du Maine (SPO) créé en 1968 pour guider le Gouverneur dans ses choix de politiques économique et environnementale. Source: Wikipedia

L’abolition de la division du travail a également pour vertu de permettre aux individus de consacrer leur temps à travailler dans les domaines qu’ils désirent. Or, la division du travail fait sens dans le cadre d’une société de grande échelle : elle permet de maximiser la production et donc d’assurer l’approvisionnement en besoins matériels des individus. À quoi ressemblerait notre liberté dans un monde dans lequel il faudrait produire nous-même le moindre outil ? La division du travail permet non seulement de garantir un niveau de vie convenable, mais également de faire gagner du temps aux individus – temps qui peut, par ailleurs, être dédié aux loisirs. 

Afin d’armer un pays pour faire à la transition écologique, il est par ailleurs nécessaire que les tâches soient intelligemment réparties pour optimiser l’efficacité de cette reconstruction. C’est d’ailleurs tout l’objectif du Green New Deal : décider d’objectifs de moyen termes et organiser leur réalisation via la planification de la production. Si l’on souhaite modifier rapidement nos infrastructures et notre énergie pour assurer une production écologiquement soutenable, il est donc nécessaire d’organiser collectivement le travail et de se coordonner à l’échelle nationale. Cette organisation requiert inévitablement une forme de contrainte étatique et de division du travail, deux aspects malheureusement incompatibles avec l’idée d’un travail diversifié et entièrement choisi par les individus. 

Si le revenu universel se décline donc en une variété de modalités, aucune n’envisage la possibilité d’améliorer les conditions de travail afin de concilier intérêts individuels et besoin collectif d’engager la transition écologique. Malgré sa diversité, il conserve un fond idéologique libertaire qui s’accommode assez mal de la nécessité d’organiser le travail dans un société de grande échelle. La garantie publique d’emploi, à l’inverse, inscrit l’État au cœur de la lutte contre le chômage et de la reconstruction écologique et sociale. 

Notons pour finir que la garantie publique d’emploi n’est pas un dispositif révolutionnaire : son financement repose sur l’impôt et a donc moins d’impact sur les inégalités de revenu primaire qu’un dispositif financé par cotisations. Toujours soumis à la contrainte étatique, les travailleurs ne sont par ailleurs pas pleinement libres. Sans être la promesse de la fin des luttes sociales, l’emploi garanti n’est cependant pas irréconciliable avec une critique plus radicale du système capitaliste si l’on considère différentes temporalités d’application. La première propose une solution directement applicable à l’urgence climatique – priorité absolue et condition de possibilité de tout système économique, quand la seconde se charge d’une réflexion de plus long terme sur l’amélioration des conditions de travail et la lutte contre les inégalités dans une économie reconvertie au vert.

(1) Rifkin, J. (1995). The end of work (pp. 3-14). New York : Putnam.

(2) https://www.oecd.org/fr/innovation/inno/technologies-transformatrices-et-emplois-de-l-avenir.pdf
Frey, C. B., & Osborne, M. (2013). The future of employment

(3) Sauvy, A. (1981). La machine et le chômage.

(4) Mokyr, J., Vickers, C., & Ziebarth, N. L. (2015). The history of technological anxiety and the future of economic growth: Is this time different?. Journal of economic perspectives, 29(3), 31-50.

(5) Coelli, M. B., & Borland, J. (2019). Behind the headline number: Why not to rely on Frey and Osborne’s predictions of potential job loss from automation.
Arntz, M., Gregory, T., & Zierahn, U. (2017). Revisiting the risk of automation. Economics Letters, 159, 157-160.

(6) Lordon, F. Figures du communisme, 2021

(7) Milton Friedman, Capitalism and freedom,1962

(8) Jean-Eric Branaa, Le revenu universel, une idée libérale ? The conversation, 2016

(9) Monti, Anton. « Revenu universel. Le cas finlandais », Multitudes, vol. 63, no. 2, 2016, pp. 100-104.

(10) Stoléru Lionel. “Coût et efficacité de l’impôt négatif“. Revue économique, volume 25, n°5, 1974. pp. 745-761.

(11) Pour une revue des effets psychologiques du chômage, voir le premier paragraphe de https://lvsl.fr/territoires-zero-chomeur-ou-les-chantiers-dun-projet-politique-davenir/

(12) L. Randall Wray & Stephanie A. Kelton & Pavlina R. Tcherneva & Scott Fullwiler & Flavia Dantas, 2018. “Guaranteed Jobs through a Public Service Employment Program”, Economics Policy Note Archive 18-2, Levy Economics Institute.

(13) Tcherneva, P. R. (2020). The case for a job guarantee. John Wiley & Sons.

(14) Leighninger, Robert D. “Long-range public investment: The forgotten legacy of the New Deal.” (2007).

(15) Thomas Chevandier, “Le revenu de base, de l’utopie à la réalité”, Institut Jean Jaures, 2016

(16) Les Entreprises à But D’emplois sont les entreprises créées dans le cadre du dispositif des Territoires Zéro Chômeur afin d’employer en CDI des chômeurs de longue durée dans des secteurs du social et de l’écologie

(17) Contre l’allocation universelle de Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Montréal, Lux Éditeur, p. 47-80 (chapitre rédigé par Jean-Marie Harribey)

Le revenu de base, une solution pragmatique ?

https://www.google.com/search?q=World%27s%20highest%20standard%20of%20living%20%C2%A9%20Margaret%20Bourke-White&tbm=isch&tbs=sur%3Afc&hl=fr&ved=0CAIQpwVqFwoTCMjmidPSzOgCFQAAAAAdAAAAABAC&biw=1354&bih=658#imgrc=bVAyu4VkdpOtHM
World’s highest standard of living © Margaret Bourke-White

La pandémie de Covid-19 n’en finit pas de rebattre les cartes. Les banques centrales signent des chèques massifs pour relancer les économies, et les gouvernements prennent des mesures exceptionnelles (restrictions des dividendes, des licenciements, etc.). Pourtant, le logiciel de la relance par la dette, usé en 2008, reprend du service. Nous questionnons en lieu et place l’utilité d’un revenu de base, ainsi que ses modalités, pourvu que soient préservées et renforcées les institutions de l’État-providence. Pour parer à la crise présente, pour prévenir les crises qui viennent, construisons les outils d’une économie éco-socialiste, moderne et protectrice.


Une idée qui a fait son chemin

Thomas Paine
Thomas Paine © Wikimedia Commons

Dans Justice Agraire, un pamphlet adressé au Directoire de la République française en 1795, le révolutionnaire américain Thomas Paine propose de « créer un Fonds National, depuis lequel sera payé à chaque personne, arrivant à vingt-et-uns ans, la somme de quinze livres sterling, comme compensation partielle pour la perte de son héritage naturel, qui résulte de l’introduction du système de la propriété foncière. Et aussi, la somme de dix livres per annum, à vie, à chaque personne vivante aujourd’hui, de l’âge de cinquante ans, et à toutes les autres lorsqu’elles arrivent à cet âge. »

Selon Paine, la Terre est originellement la propriété de l’humanité entière. La division du travail qui résulte de l’institution de la société est à l’origine du système de la propriété foncière. Mais les terres cultivées ne sauraient revenir à l’état de nature où tout appartient à tous, parce qu’il serait alors impossible d’assurer la subsistance de chacun. Le « revenu de base » (groundrent) a pour objet de compenser l’injustice fondamentale causée au prolétaire par le propriétaire.

Le revenu universel est demeuré, pendant des années, une idée marginale du débat politique, surtout en vogue dans les cercles écologistes et libertaires.

Cette proposition s’apparente à une forme de socialisme agraire où la rente foncière est directement redistribuée aux contribuables par l’impôt. La critique de la propriété privée chez Paine a inspiré le livre Qu’est-ce que la propriété ? de Joseph Proudhon, mais aussi les écrits de Karl Marx sur le fétichisme de la marchandise. Pour autant, le socialisme est longtemps resté synonyme de productivisme, de « stakhanovisme ». Le revenu universel est demeuré, pendant des années, une idée marginale du débat politique, surtout en vogue dans les cercles écologistes et libertaires.

Ces dernières années, il a pourtant suscité un intérêt renouvelé, aussi bien à droite qu’à gauche. Il existe en effet de nombreuses conceptions du revenu universel. Nous y reviendrons en temps voulu mais soulignons que, rien qu’en France, EELV y a adhéré en 2013 et qu’il s’agissait de la proposition phare du candidat du Parti socialiste à la dernière élection présidentielle.

Le capitalisme mondialisé face au choc pandémique

Il est beaucoup trop tôt pour évaluer les dégâts économiques de la pandémie, mais les économistes de tous horizons s’accordent à dire que l’impact sera probablement météorique. Les projections, très mouvantes, font état d’une récession de l’ordre de 10 à 20 % selon les pays, peut-être plus pour d’autres. Les marchés ont perdu presque un tiers de leur valeur en moins d’un mois. Aux États-Unis, 3.3 millions de personnes se sont inscrites au chômage pendant la seule semaine du 16 au 22 mars, pulvérisant le record établi à 695 000 en octobre 1982. La Chine risque de connaître sa première récession depuis 1976. Partout, tous les indicateurs sont au rouge vif.

Inscriptions au chômage, USA (2000-2020)
Inscriptions hebdomadaires au chômage aux États-Unis de 2000 jusqu’à aujourd’hui © The Guardian, US Department of Labor

Bref, c’est déjà pire qu’en 1929. Pour y répondre, le Congrès américain a autorisé le Département du Trésor à signer 250 milliards de dollars de chèques en paiements directs aux contribuables : $1200 pour les individus et $500 par enfant, pendant deux mois. À la demande des Démocrates, l’aide sera accordée en totalité aux personnes gagnant jusqu’à $75 000 de revenus annuels, et disparaît entièrement à $99 000. 165 millions de contribuables y sont éligibles, soit 93 % du tout, dont 143 millions percevront l’aide entière.

Que s’est-il donc passé pour que l’idée du revenu universel passe des franges écolo-libertariennes à la politique officielle de l’administration la plus ploutocratique de l’histoire moderne des États-Unis ?

La première réponse qu’on peut y donner est qu’il est une vision assez individualiste de la protection sociale. Les libertariens étasuniens y sont plutôt prédisposés. L’Alaska a intégré, dès 1976, un Fonds Permanent dans sa Constitution, garantissant à chacun de ses résidents, en 2019, un dividende annuel de $1606 sur la rente pétrolière de l’État. Il s’agissait également d’un thème de la campagne de l’entrepreneur tech Andrew Yang aux primaires démocrates de 2020, favorable à un “Freedom Dividend” de $1000  mensuels par personne.

La deuxième, plus prosaïque… est qu’ils n’avaient tout simplement pas d’autre choix pour maintenir à flot les revenus des foyers. Cette mesure s’inscrit dans un effort de relance énormissime, d’environ 2 000 milliards de dollars, 10 % du PIB étasunien. C’est le plus large plan keynésien de l’Histoire !

Une réponse à la hauteur de l’enjeu

Bernard Friot en 2015 © Gorgo Treize

Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, il existe de nombreuses versions du revenu universel. Nous en détaillerons deux. Le “salaire à vie” est connu de nos lecteurs pour la promotion qu’en fait le sociologue marxiste Bernard Friot. L’idée est que la totalité du salaire doit être socialisée sous forme de cotisations redistribuées à tous sur une échelle de 1500 à 6000 €. Il s’agit de reconnaître le travail hors emploi, c’est-à-dire l’ensemble des activités productives humaines. Ce n’est pas exactement un “revenu universel”, que l’auteur estime être une béquille du capitalisme.

L’impôt négatif sur le revenu” proposé par l’économiste néolibéral Milton Friedman s’apparente plutôt à une politique de redistribution proportionnelle : les plus riches payent l’impôt sur le revenu, les plus pauvres perçoivent un impôt négatif qui est en fait une allocation sociale unique. L’objectif est de simplifier les systèmes de sécurité sociale afin de faire des économies, pas d’en finir avec le capitalisme. C’est une forme d’ “hélicoptère-monnaie”, assez similaire sur le fond avec le “People’s quantitative easing” récemment proposé par le Labour sous Jeremy Corbyn.

Le revenu universel a donc été promu, pour diverses raisons et sous différentes formes, par des personnalités d’obédiences diamétralement opposées.

Nous savons qu’il se produira une augmentation galopante des faillites provoquant un chômage destructeur, si rien n’est fait.

Pour le comprendre, attardons-nous sur le caractère pratique de la mesure :

– Le revenu universel est efficace. C’est un droit individuel au sens juridique, c’est-à-dire un droit attaché à la personne sur des fondements objectifs, sans marge d’appréciation pour l’administration et directement opposable devant les tribunaux. L’État se base sur les déclarations fiscales des contribuables. Il n’y a pas à “quémander” les allocations (RSA, ASS, APL, DSE, primes…) au guichet de Pôle emploi, de la CAF, du CROUS, etc. Cela représente des économies administratives en plus de simplifier la vie des gens.

– Le revenu universel est utile. En temps de crise, il jouerait un rôle de puissant stabilisateur automatique, assurant un filet de sécurité immédiat pour tous les individus qui perdraient leur emploi. Il permettrait de soutenir la consommation et par conséquent la production, au contraire d’une politique de l’offre hasardeuse qui a coûté des milliards à la France sans avancées concrètes sur le front de l’emploi (eg. CICE).

Ces avantages sont évidents par eux-mêmes, surtout à la lumière de la crise actuelle. Forcés au confinement, beaucoup de familles et de travailleurs voient leurs revenus réduits à néant. Et nous savons qu’il se produira une augmentation galopante des faillites provoquant un chômage destructeur, si rien n’est fait. Il n’y a plus de “valeur travail” devant l’arrêt général, irrépressible et simultané des circuits mondialisés de la production et de la consommation.

Le souci de l’équité

Maison royale de la monnaie d’Espagne, récemment mise à l’honneur dans la série La Casa De Papel © Luis García (Zaqarbal)

Les conditionnalités du revenu universel constituent la question centrale puisqu’elles déterminent la justice sociale de la mesure. Prenons le cas des chèques distribués par Trump : annualisée, la mesure coûterait $3000 milliards, soit 15 % du PIB américain. À titre de comparaison, les États-Unis dépensent environ 20 % de leur PIB dans le système de santé. La France en dépense 13 % dans son système de retraites. Le revenu universel intégral n’est donc soutenable qu’en augmentant des impôts ou en coupant des budgets.

La première option est actuellement insoutenable, les néolibéraux qui rêvent de supprimer la Sécu privilégient la seconde. La seconde est inacceptable. Il nous faut reprendre la copie. À notre sens :

– Premièrement, le revenu universel doit être fonction des revenus privés : pas la peine de gaspiller l’argent public en le donnant à un millionnaire. L’État y perd et le bénéficiaire n’y gagne pas grand-chose. Le revenu universel n’est équitable que s’il est un “revenu de base” fixé au prix de la dignité, c’est-à-dire au seuil de pauvreté. La somme ensuite perçue doit être dégressive jusqu’à un certain niveau de revenu (la première tranche de l’impôt sur le revenu par exemple).

– Deuxièmement, pour permettre de vivre décemment, il doit avoir pour corollaire tous les autres instruments de la sécurité sociale : maladie, retraites, chômage, accidents, handicap, etc., sans quoi il n’est que le cache-misère de l’État social.

Laissons là le problème du financement. Les 3 % de Maastricht sont à terre, laissons-les-y.

Une mesure de salut public ?

Le premier devoir du gouvernement est la sécurité des citoyens, soumis aujourd’hui à une menace aussi bien économique que sanitaire. Le revenu de base est une mesure parmi d’autres de l’arsenal à adopter. Nous doutons en revanche que des dispositifs de renflouement de l’économie financière, tels que les garanties des prêts bancaires des entreprises, soient efficaces contre la crise induite par le Covid-19.

Premièrement, parce qu’ils ne l’ont pas été pendant la crise de 2008. Deuxièmement, parce que la pandémie est plus grave que la crise de 2008. Nous le savons d’ores et déjà, 2020 sera annus horribilis pour les finances publiques. Cela implique que les deniers de l’État soient investis intelligemment pour amortir le choc. Les plans de sauvetage de l’économie financière ruisselleront toujours dans les poches de quelques-uns (les mêmes). Chaque euro d’un revenu de base sera investi dans l’économie réelle. Quel est le choix pragmatique ?

“La gratuité est beaucoup plus réaliste économiquement que le revenu universel” – Entretien avec Paul Ariès

Paul Ariès est journaliste et politologue, reconnu notamment comme l’un des penseurs contemporains de la décroissance. Il travaille depuis plus de 10 ans sur le concept de « gratuité » comme contre modèle à la marchandisation du monde insufflée par le néolibéralisme. En septembre 2018, il publie Gratuité contre capitalisme : des propositions concrètes pour une nouvelle économie du bonheur, sous la forme d’un manifeste, à l’occasion des 10 ans de l’Observatoire international de la gratuité.  Notre interviewé prend en cette période une part active dans l’organisation de Forum national de la gratuité, dont la deuxième édition se tiendra à Lyon le 5 janvier 2019. Retour sur ce concept de gratuité subversive.


 

LVSL – Nous allons revenir sur ce que vous entendez par gratuité. Mais avant, nous aimerions comprendre de quel constat vous partez. Dans votre dernier article pour le Monde diplomatique, vous dites que « la gratuité offre le moyen de terrasser les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui menacent l’humanité et la planète : marchandisation, monétarisation, utilitarisme et économisme ». Pouvez-vous expliciter rapidement chacune de ces quatre menaces produites pour vous par le capitalisme ?

Paul Ariès – Je pars d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle, même si j’insiste infiniment plus sur la bonne que sur la mauvaise. Commençons cependant par la mauvaise : note société va droit dans le mur, écologiquement, socialement, anthropologique et politiquement. Chaque début août nous dépassons les capacités de régénération de la planète. Cette date est une moyenne et comme toute moyenne, elle cache autant qu’elle révèle : aux États-Unis, c’est fin mars, en Allemagne mi-avril et en France début mai, mais en Afrique c’est plusieurs années plus tard. 20 % des humains s’approprient 86 % du gâteau planétaire. Des milliards d’humains souffrent de la faim et de la soif. La planète est pourtant bien assez riche pour permettre à huit milliards d’humains de vivre bien. L’ONU ne cesse de rappeler qu’il suffirait de mobiliser 30 milliards de dollars par an pendant 25 ans pour régler le problème de la faim dans le monde. L’ONU ajoute qu’avec 70 milliards on réglerait le problème de la grande pauvreté. Ces 30 ou 70 milliards sont introuvables, mais les dépenses militaires atteignent 1600 milliards de dollars, les dépenses publicitaires 800 milliards et le gaspillage alimentaire nord-américain 100 milliards de dollars par an, soit trois fois ce qui serait nécessaire pour régler le problème de la faim dans le monde. Notre système est totalement fou ! Je suis un objecteur de croissance amoureux du bien-vivre parce que je suis convaincu que la gratuité est au cœur de la solution. La défense et l’extension de la sphère de la gratuité ne sont pas seulement des réponses immédiates aux urgences économiques, sociales, écologiques, politiques et anthropologiques, mais le début du commencement d’une civilisation qui devrait permettre de terrasser ce que j’ai nommé les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui détruisent l’humanité et la planète. Nous confondons malheureusement trop souvent ces notions, ce qui contribue à nous rendre impuissants.

Anticipant sur la démonstration, je rappellerai que le simple fait d’utiliser une unité monétaire ne signifie pas forcément donner un prix ; que donner un prix ne signifie pas forcément créer un marché et que créer un marché ne signifie pas nécessairement  financiariser un domaine. La monétarisation d’un préjudice par un tribunal n’a ainsi strictement rien à voir avec un prix de marché. Le chiffrage monétaire ne constitue pas un invariant anhistorique, mais est devenu une habitude. Et la société de la gratuité n’a pas nécessairement à s’en passer, le bien gratuit a toujours un coût.*

  • Sortir de la marchandisation

La gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage rompent donc avec la logique de la marchandisation, car marchandiser renvoie à la définition du prix par le marché, tandis que la gratuité et les tarifs majorés sont définis politiquement. La gratuité a autant besoin des citoyens que le capitalisme des marchands. Mais alors que la marchandisation ramène tous les domaines de l’existence à une catégorie économique unique pour permettre le développement d’une offre et d’une demande capables de créer un marché au sens capitaliste du terme, la gratuité campe toujours du côté de la différenciation des usages. La gratuité n’est donc pas soluble au sein du régime capitaliste. Alors que le prix est censé envoyer un signal sur l’état quantitatif de l’offre et de la demande, la gratuité utilise le signal prix pour tenir un discours de type qualitatif sur le bon mode de vie. Conséquence : tandis que la marchandisation crée une société avec des œillères, supposant, par exemple, possible de substituer des robots pollinisateurs aux colonies d’abeilles, puisque le capital technique pourrait toujours se substituer au capital naturel, la gratuité rompt avec cet aveuglement, d’autant plus qu’elle attire l’attention sur les fameux « effets rebonds », qui font que les gains obtenus dans un domaine sont immédiatement perdus ailleurs. Ainsi, les progrès réels réalisés en matière de motorisation, depuis les années 1970, ont été plus que gaspillés, puisque nous avons davantage de voitures, qu’elles sont plus grosses et équipées de gadgets énergivores, comme la climatisation. La gratuité, en valorisant les (bons) usages et donc la valeur d’usage contre la valeur d’échange, porte en elle un modèle économique « débondissant » sur les plans énergétique, pharmaceutique, etc.

  • Sortir de la monétarisation

Monétariser a eu un effet positif dans l’histoire en permettant que les biens/services ne soient plus socialement prédestinés et en libérant leur accès à quiconque avait suffisamment d’argent. Les biens étaient auparavant cloisonnés et hiérarchisés de façon à dupliquer le cloisonnement et la hiérarchisation du corps social. Dans une société d’ordre, comme l’Ancien Régime, certains avaient accès à des biens et d’autres non, même en étant fortunés. L’argent, en rendant équivalents tous les biens entre eux, a donc permis le passage à une société où seul l’argent discrimine. La démonétarisation aura, bien sûr, un autre sens dans une société de la gratuité, égalitaire par besoin et par principe, car bien que cela rendra aux produits une dimension qualitative, cela ne se traduira aucunement par une légitimation des inégalités sociales. Les biens retrouveront une âme et une épaisseur, et pas un sexe comme ils l’ont encore trop souvent dans les sociétés machistes, mais en fonction d’objectifs librement et démocratiquement choisis. Il n’y aura plus l’eau du pauvre et l’eau du riche, mais l’eau pour boire, se laver, faire son ménage, remplir sa piscine privée, bref pour des usages que la société jugera bons ou mauvais.

  • Sortir de l’économisme

L’économisme n’est pas la poursuite de l’économie sur une autre échelle et avec d’autres moyens comme on le croit trop souvent. L’économie est étymologiquement l’art de bien administrer la maison et Aristote distinguait une bonne et une mauvaise économie. À ce sujet Karl Polanyi écrit « La fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif de sa Politique, entre l’administration domestique proprement dite et l’acquisition de l’argent ou chrématistique, est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le domaine des sciences sociales ; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont nous disposions ».

La bonne économie relève donc d’une gestion prudente des ressources en vue de les rendre disponibles quand elles sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté familiale ou politique. La mauvaise économie a pour finalité « l’accumulation même de l’argent » en inversant ainsi les moyens et le but. Le capitalisme est alors une mauvaise chrématistique puisqu’il vise à accumuler du capital et ne peut s’y soustraire sans succomber. La gratuité est du côté d’une bonne chrématistique puisqu’elle satisfait les besoins en nuisant le moins possible aux écosystèmes. Si la bonne chrématistique est bornée par le fait que les besoins humains en termes de consommation sont limités, l’accumulation d’argent ne connaît, en revanche, aucune limite objective.

  • Sortir de l’utilitarisme

La gratuité remet en cause, dans ses postulats et dans le fonctionnement qu’elle implique, la représentation utilitariste. Ce n’est donc pas par hasard que le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) a consacré, en 2010, un numéro spécial de sa revue à la question de la gratuité. L’utilitarisme se définit par la conjonction de deux idées fortes : l’action des individus serait et devrait être régie par une mécanique du calcul intéressé et devrait contribuer objectivement à l’accroissement du plus grand bonheur du plus grand nombre. L’anti-utilitarisme ne dénie pas l’existence de l’intérêt, mais avance que les intérêts ne se limitent pas aux seuls intérêts économiques et qu’existent des intérêts d’honneur, de reconnaissance, etc., et considère, en outre, qu’existent d’autres logiques que celle du seul intérêt, même élargi aux dimensions non économiques, comme les obligations, l’altruisme, l’empathie, etc.

La gratuité rompt avec la philosophie utilitariste qui considère que l’humain serait avant tout un animal calculateur. Elle dépasse déjà l’utilitarisme en passant d’un « intérêt à… » à un « intérêt pour… », c’est-à-dire en développant les motivations intrinsèques contre les motivations extrinsèques, ce que le psychologue hongrois Mihaly Csikszemtmihalyi nomme l’état de flow (qui consiste à être absorbé par ce que nous faisons) et qu’il définit comme le secret véritable du bonheur humain.

LVSL – Qu’est-ce que vous entendez par gratuité et comment la gratuité permet-elle de parer à ces quatre menaces principales ?

Paul Ariès – La gratuité que je défends est, bien sûr, une gratuité construite économiquement. Si l’école publique est gratuite c’est parce qu’elle est payée par les impôts. La gratuité est donc le produit ou le service débarrassé du prix, mais pas du coût.  Cette gratuité est aussi socialement, culturellement, juridiquement, anthropologiquement, politiquement construite. Il ne s’agit pas de suivre le vieux rêve mensonger « Demain, on rase gratis » ; ni de croire aux « lendemains qui chantent », car elle veut justement chanter au présent. Elle ne promet pas une liberté sauvage d’accès aux biens et services, mais relève d’une grammaire, avec ses grandes règles et ses exceptions.

Première règle : la gratuité ne couvre pas seulement les biens et services qui permettent à chacun de survivre comme l’eau vitale et le minimum alimentaire, elle s‘étend, potentiellement, à tous les domaines de l’existence, y compris le droit au beau, le droit à la nuit, etc. L’OIG a recensé les mille et une formes que prend cette longue marche vers une civilisation de la gratuité : gratuité de l’eau et de l’énergie élémentaires, de la restauration scolaire, des services culturels, des équipements sportifs, des services funéraires, de la santé, de l’enseignement, du logement, des transports en commun scolaires et urbains, etc.

Deuxième règle : si tous les domaines de l’existence ont vocation à être gratuits, tout ne peut être gratuit dans chacun des domaines, et, pas seulement pour des raisons de réalisme comptable, mais parce que la gratuité est le chemin qui conduit à la sobriété. C’est pourquoi je propose un nouveau paradigme : gratuité du bon usage face au renchérissement, voire à l’interdiction du mésusage. Cela peut sembler compliqué, mais c’est très simple : pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine ? Il n’existe pas de définition scientifique et encore moins moraliste, de ce que serait le bon ou le mauvais usage des communs, la seule définition est politique : c’est aux citoyens, aux usagers de définir ce qui doit être gratuit, renchéri ou interdit. La gratuité fait donc à la fois le pari de l’implication citoyenne et de l’intelligence collective. C’est un pari informé par le retour d’expérience qui prouve que les gens font spontanément très bien la différence entre un usage normal de l’eau, par exemple, et son gaspillage.

Troisième règle : le passage à la gratuité suppose de transformer les produits et services préexistants dans le but d’augmenter leur valeur ajoutée sociale, écologique et démocratique. Une restauration scolaire gratuite doit permettre, par exemple, d’avancer vers une alimentation relocalisée, re-saisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée, faite sur place et servie à table.

LVSL – En quoi votre vision  de la gratuité s’oppose-t-elle à l’idée d’un Revenu universel, comme pourrait le proposer Benoit Hamon ? Et que pensez-vous de la notion de salaire à vie, défendue par Bernard Friot ?

Paul Ariès – Je reconnais volontiers la générosité qui anime la majorité des partisans des projets de revenu universel, mais je pense qu’ils sont mal fondés, car ils reposent sur l’idée de la fin du travail, défendue par Jeremy Rifkin, alors qu’il serait préférable de les asseoir sur la crise de la marchandisation, ce qui conduirait à prôner un revenu d’existence démonétarisé, bref, la gratuité. Il peut sembler paradoxal d’annoncer la fin du travail alors que la croissance de la productivité du travail est à son plus faible niveau[1]. En France, elle était de 4,7 % sur la période 1950-1975, de 2,8 % entre 1975-1995, de 1,6 %  sur la période 1995-2007, mais elle est tombée à 0,35 % depuis 2007.

La gratuité est préférable au don en argent pour trois raisons que ce soit dans le cadre des propositions de revenu universel ou de salaire socialisé :

  • Mon premier argument reprend l’analyse de Denis Clerc qui considère que les projets de revenu universel constitueraient une usine à gaz à laquelle il préfère l’augmentation des prestations existantes. Un revenu de substitution devrait être au moins de 785 euros par mois pour les moins de 60 ans et de 1100 euros pour les plus de 60 ans, sinon il représenterait un recul social par rapport au revenu actuel, qui est de 785 euros par mois pour les 25/60 ans (en tenant compte du RSA et des allocations logement) et de 1100 euros pour les plus de 65 ans et les handicapés (compte tenu du minimum vieillesse, des allocations spécifiques et des APL). Il ne s’agit surtout pas, en effet, d’instaurer un revenu de survie. La contrepartie doit être suffisante pour permettre de vivre bien. L’University Collège de Londres confirme les travaux de l’OIG en comparant le coût d’un revenu universel de base au Royaume-Uni à celui de la gratuité des services universels de base. Ces derniers coûteraient 42 milliards de livres contre 250 milliards pour le revenu universel, soit un dixième seulement de la somme. Ce coût représente 2,2 % du PIB britannique contre 13 % pour le revenu universel. La gratuité est donc beaucoup plus « réaliste » économiquement que le revenu universel.
  • J’ajoute qu’un deuxième danger d’un revenu universel dans sa version monétaire serait de maintenir, voire d’étendre, la monétarisation. Dire qu’on va rémunérer la garde des enfants par leurs parents, qu’on va rémunérer les étudiants pour qu’ils apprennent, qu’on va rémunérer les paysans pour les services rendus à l’environnement ne cadre pas avec une logique souhaitée de rupture d’avec le capitalisme. C’est pourquoi André Gorz, philosophe de l’écologie politique, est passé de l’idée d’allocation universelle à celle de la centralité de la gratuité[2].
  • Mon troisième argument est de toute autre nature, puisque même les meilleurs projets de revenu universel ne font que la moitié du chemin, car rien ne garantit, d’une part, que les sommes versées seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée écologique, sociale, démocratique et parce que, d’autre part, nous resterions dans la logique de la définition individuelle des besoins et donc dans celui de la société de consommation. La gratuité présente le grand avantage de ne pas être seulement une réponse à l’urgence sociale, mais un instrument pour commencer à rendre ce monde capitaliste impossible selon la formule de Geneviève Azam.

LVSL – Dans votre livre, vous expliquez que la gratuité contribue à responsabiliser les ponctions réalisées sur l’environnement, plus que ne pousse au gaspillage. Comment expliquez-vous cela ?

Paul Ariès – La gratuité, loin d’engendrer le gaspillage, comme le clame la fable de la « tragédie des communs » de Garnett Hardin et de tous les chiens de garde du système, contribue à responsabiliser. Le Nobel d’économie Elinor Ostrom a depuis tordu le cou à cette légende en montrant que les Communs n’existent toujours qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf, bien sûr, dans l’imagination des dévots du capitalisme. L’hypothèse de Hardin fonctionne dans le cadre de la rationalité de l’homo-economicus qui n’est justement pas celle des communautés d’hier et de la civilisation de la gratuité qui naît sous nos yeux. Je ne donnerai qu’un exemple, celui des médiathèques. Lorsqu’elles sont payantes, nous en voulons pour notre argent, nous empruntons le maximum autorisé comme de bons petits consommateurs. Le passage à la gratuité se traduit par une augmentation du nombre d’abonnés, ce qui est attendu, mais, aussi, et c’est plus surprenant, par une baisse du nombre de livres, CD, DVD empruntés. L’abonné n’est déjà plus un bon consommateur, mais un usager davantage maitre de ses usages.

J’aimerais prendre l’exemple d’Internet de la loi Hadopi. Dès 2009, j’ai pris position contre la loi Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), car un texte qui criminalise toute une génération est mauvais. Hadopi sanctionne le P2P (peer-to-peer) alors que ce qui se développe est davantage le streaming. Le but est de pénaliser ceux qui veulent partager gratuitement et non ceux qui téléchargent, car le streaming se trouve légitimé aux yeux du système par le fait qu’il faille accepter, en échange, la publicité. Je souscris donc pleinement à l’analyse de Laurent Paillard : « Le délit n’est plus constitué par la gratuité de la jouissance, mais par le fait qu’elle a lieu hors marché. C’est pourquoi le but de la loi n’est pas ici de protéger les artistes, mais bien de développer la marchandisation de la culture et son financement par la publicité ce qui est la pire des choses »[3].

Cette gratuité, via la publicité, s’avère être une gratuité factice, car elle ne correspond pas à un mouvement de démarchandisation, mais à une autre façon de marchandiser (souvent en pire).

Nous devons donc appliquer le principe de la gratuité de l’usage et du renchérissement du mésusage à Internet en commençant par faire d’Internet un véritable service public et en sortant de la logique du forfait qui incite à surconsommer. Il s’agit de rendre gratuit le téléchargement de biens immatériels jusqu’à une certaine limite, puis, au-delà d’échelonner son renchérissement par une contribution qui finance la rémunération des créateurs. Ce dispositif reprend, en partie, celui de la proposition de loi du député UMP Michel Zumkeller, en date du 4 mai 2010, qui proposait de créer une licence globale visant à financer les droits d’auteurs dans le cadre d’échanges de contenus audiovisuels sur Internet. Le député ajoutait qu’il s’agissait de « permettre aux jeunes d’accéder à la culture tout en garantissant aux créateurs la juste rémunération de leur travail », grâce à la création d’une licence globale à paliers qui permettrait de télécharger en toute légalité des contenus sur le Web, en contrepartie du versement d’une somme mensuelle à leur fournisseur d’accès Internet. Cette grille tarifaire serait établie en fonction du volume des téléchargements. Je propose cependant une tranche gratuite correspondant aux téléchargements d’usage domestique. Cette gratuité concernerait une certaine quantité de bande passante et seuls paieraient les gros téléchargeurs, que sont les institutions et entreprises. Cette gratuité s’accompagnerait d’une refonte de la rémunération des  créateurs, rémunérés d’abord au-delà de ce que l’œuvre rapporte, via la licence globale, puis en deçà et finalement plus du tout. Elle instaurerait un plafonnement de la rémunération pour les œuvres commerciales et une sur-rémunération pour celles peu vendues.

Tim Berners-Lee, inventeur du WEB et directeur du WWW, établit le lien entre la gratuité d’Internet et sa nécessaire transformation, car seul un réseau indépendant des applications (comme l’est le réseau électrique vis-à-vis des appareils électroménagers) peut garantir la neutralité du Net. Il ajoute que l’universalité de l’échange d’information est liée au fait que la page Web repose sur des normes ouvertes et disponibles gratuitement et dénonce la tendance des réseaux, tels que iTunes, à sortir du Web en identifiant des contenus à des adresses propriétaires (iTunes au lieu de http).

La gratuité du Web, comme le propose l’OIG, garantirait la préservation de la vie privée, car les contrôles ne porteraient plus sur les contenus, mais uniquement sur les volumes échangés. La gratuité numérique aurait enfin un enjeu social et écologique, car en posant des limites au volume des échanges. Elle établirait aussi des limites dans notre rapport aux biens immatériels, de façon, nous dit Paillard, à articuler leur usage à la matérialité de notre existence, qui s’inscrit dans un monde fini. La gratuité limitée redonnerait donc de la valeur aux biens immatériels et aux biens communs consommés pour faire fonctionner Internet. Internet est insoutenable dans son fonctionnement actuel puisqu’il dépense déjà plus d’énergie que l’aviation civile et que les experts estiment que cette consommation, qui double tous les quatre ans, atteindra, en 2030, la totalité de la consommation d’énergie actuelle. Internet représente déjà l’équivalent de la production de 40 centrales nucléaires et deux clics avec sa souris émettent, en moyenne, selon Alex Wissner-Gross, physicien à l’Université de Harvard, autant de carbone qu’une tasse de thé bien chaud, en générant 14 grammes d’émission de carbone, soit quasiment l’empreinte d’une bouilloire électrique (15 g)[4]. Quelques centaines de requêtes sur Internet par jour dépassent le quota de CO2 auquel chaque humain à droit.

LVSL – On pourrait vous répondre que le fait qu’il y ait un prix sur l’énergie limite la consommation d’énergie fossile polluante. Ce à quoi vous répondez qu’au contraire, imaginer la gratuité de l’énergie requiert d’élaborer une transition rapide entre un mode de vie énergivore et un mode de vie sobre. Vous voulez donc dire que la gratuité de l’énergie ne pourra se faire qu’une fois la transition opérée ? Le scénario Negawatt pose l’objectif de 2050, la gratuité n’est donc pas pour demain ? Ne craignez-vous pas qu’il y est un effet rebond pour la consommation ?

Paul Ariès – Je vous remercie de cette question d’actualité, car il y a urgence à sortir du vrai-faux débat sur le prix du carburant. Je prône, avec les milliers de personnes signataires de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » (appelgratuite.canalblog.com) de nous retrouver autour du principe du droit à l’énergie et de sa gratuité. Nous devons imposer dans le débat public les bonnes questions qui sont celles du droit de se chauffer et de se déplacer dans le cadre d’une nécessaire transition écologique, d’une sortie de l’économie carbonée.

Nous appelons à défendre la gratuité de l’énergie élémentaire, c’est-à-dire celle des tarifs différenciés selon les usages, celle de la gratuité des TC urbains et périurbains, celle de la gratuité des TER, une gratuité garantissant des droits, celui de se chauffer, celui de se déplacer, celui de vivre et travailler au pays, celui du droit à la ville pour les milieux modestes (contre la gentrification). Nous ne devons pas courir après les ligues de contribuables, les antifiscalistes, qui défendent le chacun pour soi et la civilisation meurtrière de l’automobile.

On pourrait me dire qu’il est paradoxal d’envisager la gratuité de l’énergie correspondant aux besoins élémentaires de la population alors que la planète subit les conséquences catastrophiques d’un siècle d’énergie carbonée bon marché et que les ressources conventionnelles de pétrole et de gaz sont en voie d’épuisement. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car le caractère marchand de l’énergie est incapable de garantir à chacun le minimum d’énergie indispensable pour vivre et conduit, par ailleurs, la planète dans le mur.

Le capitalisme, passé par l’âge du charbon, du pétrole, des énergies non conventionnelles, type gaz de schiste, ne peut digérer les énergies renouvelables, sauf à les adapter à sa propre logique d’abondance marchande et non pas d’économies d’énergie, comme il l’envisage avec les parcs éoliens implantés en pleine mer ou avec les fermes agricoles géantes où ce n’est plus la production alimentaire qui rentabilise, mais les déjections animales transformées en énergie !

L’énergie marchande n’est pas produite d’abord pour satisfaire les besoins des humains, mais pour la capitalisation des actionnaires. Le système capitaliste a un besoin impérieux que les consommateurs consomment et même qu’ils consomment de plus en plus d’énergie. Le caractère insoutenable du système n’est donc pas de la responsabilité de ceux qui prônent la gratuité, mais des marchands. Les experts évoquent, d’ailleurs, de plus en plus le risque de pénurie d’électricité en France, non pas par manque de nucléaire, mais parce qu’on a construit de grosses unités de production centralisées. Conséquence : les pertes d’énergie sont considérables puisqu’on estime que le tiers de l’énergie primaire disponible est gaspillée lors des processus de transformation en énergie finale. Dans ce domaine, comme dans les autres, le caractère marchand de l’énergie est inséparable des choix effectués en matière de science et techniques. Le capitalisme n’a ainsi retenu de la science thermodynamique que ce qui lui correspondait, c’est-à-dire la mise en équivalence de tous les systèmes énergétiques mesurés selon une même unité calorique, alors que les conséquences sociales, écologiques sont dissemblables, comme lui-même met en équivalence les marchandises avec l’argent. Le capitalisme a refoulé, en revanche, ce que cette même science thermodynamique dit du caractère entropique de l’univers, car si la quantité d’énergie reste toujours la même (premier principe), elle n’est plus disponible en raison de sa dispersion (second principe). Le moment semble donc venu de payer la facture entropique.

  • Le choix de la sobriété énergétique

La gratuité s’avère le plus court chemin pour remplacer l’architecture centralisée des systèmes énergétiques par la production locale d’énergies renouvelables, car elle favorise le choix de la sobriété contre celui des modèles d’abondance promus par l’industrie. Elle s’impose d’autant plus que la France n’est pas capable d’adopter, à l’instar d’autres pays, des solutions en demi-teinte, comme la tarification progressive, les systèmes de bonus-malus, etc.

LVSL – En quoi la gratuité peut-elle participer au processus de transition écologique ? Est-elle une condition sine qua non de la sobriété ?

Paul Ariès – Le livre Gratuité vs capitalisme ouvre tous les dossiers et donne tous les chiffres qui montrent que le bilan écologique de la gratuité est excellent, car il ne s’agit pas de rendre gratuit ce qui existe, mais d’utiliser la gratuité pour repenser les produits.

Nous pouvons reprendre votre exemple de l’énergie. La gratuité du bouclier énergétique satisfait une visée écologique, car en rendant plus chers les derniers kWh consommés, elle incite à réduire les consommations en récompensant les économies. Il s’agit donc bien d’utiliser ce mécanisme économique incitatif pour combattre toutes les formes de gaspillage.

La gratuité oppose donc au scénario du développement par l’abondance énergétique, promu par le Conseil mondial de l’énergie, un autre scénario fondé sur l’efficacité et la sobriété énergétiques. Ce scénario est d’autant plus crédible que la consommation d’énergie diminue, depuis quelques années, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, au-delà de l’impact de la crise et des délocalisations. Cette bonne nouvelle a permis, en 2017, à l’association NégaWatt de revoir à la hausse ses prévisions de réduction de consommation. Un nouveau scénario pour la période 2017-2050 a donc été travaillé (après ceux des années 2003, 2006 et 2011), avec pour objectif la réduction de moitié de la consommation d’énergie finale et de 63 % de l’énergie primaire, grâce au développement conjoint de la sobriété, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. J’insiste sur le fait que cet objectif est visé à qualité de vie inchangée. Le concept de NégaWatt, inventé par le grand spécialiste nord-américain Amory B. Lovins (prix Nobel alternatif en 1983) se fonde sur la réduction à la source des besoins en énergie, par la sobriété. Il appelle à ne plus laisser les entreprises du secteur imposer les normes, mais à étudier en détails les besoins en énergie, en partant des différents types d’usages, tant individuels que collectifs. Le principe est de consommer mieux au lieu de produire plus, en se défaisant de la dépendance aux énergies fossiles et fissiles. Les NégaWatts sont donc de l’énergie non consommée, grâce à un usage plus sobre, plus efficace et aussi aux énergies renouvelables (ENR). Le nouveau scénario NégaWatt retient l’hypothèse d’un passage à 100 % d’ENR dès 2050, grâce à la biomasse, à l’éolien et au photovoltaïque. Le pétrole ne serait plus utilisé que pour des usages non énergétiques et la dernière centrale nucléaire fermerait en 2035. Ce scénario n’est possible qu’en utilisant les ressources locales diversifiées, en maîtrisant mieux le nombre, le dimensionnement et l’usage des nombreux appareils et des équipements. Il repose sur la primauté du gaz/électricité (non conventionnelle), en stockant les excédants d’électricité (locale et non fissile), sous forme de méthane de synthèse (selon la technologie power-to-gas).

Le grand Service public de la performance énergétique de l’habitat, déjà évoqué, serait chargé d’opérer des diagnostics gratuits, par caméra thermique pour donner des conseils gratuits sur les techniques et les tarifs des travaux (qui pourraient être aidés). Il devrait également informer sur le choix d’équipements peu gourmands en énergie fossile (au moyen, par exemple, d’un label). L’État devrait, enfin, se doter des moyens juridiques, techniques et humains, afin de réduire ses propres consommations. Par exemple, via des actions sur l’éclairage public (215 % d’économie en moyenne), mais aussi par la recherche d’une meilleure efficacité énergétique dans l’ensemble des fonctions publiques et tout le service public.

La gratuité de l’énergie élémentaire s’avère donc la stratégie gagnante pour sortir au plus vite de l’énergie carbonée, en misant sur les ENR en fonction des meilleures sources locales : éolien, solaire, biomasse, géothermie, biogaz, valorisation énergétique des déchets, etc. Je prends le pari qu’il sera ainsi possible de rattraper très vite le retard de la France par rapport à l’Europe du Nord, y compris en matière de réseaux de chaleur (une cinquantaine seulement en France), alors qu’ils vendent l’énergie 20 % moins chère et contribuent largement à combattre les gaspillages.

LVSL – Comment pensez-vous rendre cette idée hégémonique dans la société ? Pensez-vous que la présenter tel qu’elle soit aujourd’hui efficace politiquement ? Quel récit voulez-vous construire autour de ce terme ?

Paul Ariès – Nous avons lancé une mobilisation continue autour de trois premiers moments forts : la parution en septembre 2018 du livre manifeste Gratuité vs capitalisme ; le lancement en octobre de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité » ; et l’organisation le samedi 5 janvier à Lyon d’un Forum national de la gratuité. Nous voulons proposer aux citoyens, aux partis, de mettre la question de la gratuité au cœur des prochaines élections municipales. J’insiste avec, par exemple Alternatiba, sur le fait que ces territoires locaux sont la bonne échelle pour commencer la transition écologique. J’appelle à multiplier les ilots de gratuité dans l’espoir qu’ils deviennent ensuite des archipels et après-demain des continents.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette citation du poète Paul Valery illustre parfaitement la période actuelle puisque l’humanité est confrontée à une crise qui affecte tous les domaines de son existence : crise financière, économique, sociale, politique, énergétique, technique, écologique, anthropologique…

Cette crise n’est d’ailleurs pas seulement globale, mais systémique, au sens où quelque chose fait lien entre ses multiples facettes. Ce qui fait lien ce n’est pas tant que la société a sombré dans la démesure, mais le fait que le paradigme fondateur de la civilisation marchande soit entré lui-même en dissonance. Nous crevons tout autant de la victoire du processus de marchandisation, qui a conduit, depuis deux siècles, à rendre marchand tout ce qui pouvait l’être, qu’à l’impossibilité structurelle de ce même processus de se poursuivre au-delà.

Cette crise systémique n’est donc pas seulement une crise des méfaits, bien réels, de la marchandisation, mais un blocage structurel lié à la logique de marchandisation elle-même. C’est pourquoi la seule perspective réaliste est de sortir de la marchandisation et d’avancer vers une civilisation de la gratuité.

 

 

 

[1] Guillaume Allègre, OFCE, Science Po, Paris, France.

[2]André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Éditions Galilée, Paris, 1997, pp. 140-149.

[3] Laurent Paillard, La gratuité intellectuelle, Paris, Parangon, p. 73.

[4] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/01/12/une-recherche-google-a-un-cout-energetique_1140651_651865.html#6BosWWMeAoTq5dWj.99

 

Faut-il défendre le revenu universel ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base#/media/File:Basic_Income_Performance_in_Bern,_Oct_2013.jpg
Manifestation en faveur du revenu universel à Berne en 2013 dans le cadre d’une campagne de votation nationale en Suisse. © Stefan Bohrer / Wikimedia

Parmi les nombreux débats agitant les formations politiques, celui sur le revenu universel est devenu incontournable ces dernières années, alors même que son caractère utopiste n’a cessé d’être mis en avant comme motif de rejet. L’idée a cependant fait son nid au sein de programmes politiques de droite et de gauche un peu partout dans le monde, alors que se multiplient les études à petite échelle organisées par les gouvernements en lien avec des think-tanks, des économistes et des scientifiques de toutes sortes. Ce regain d’intérêt pour une idée vieille de plusieurs siècles ne se comprend qu’au regard des défis socio-économiques titanesques que connaissent les pays dits développés depuis la crise de 2008 : accroissement constant des inégalités, développement du temps partiel, de l’intérim, des stages et de l’auto-entrepreneuriat, inquiétudes liées à la robotisation…


 

Popularisé en France par la campagne présidentielle de Benoît Hamon, le revenu universel prétend répondre à ces grandes questions tout en simplifiant le fonctionnement bureaucratique de la protection sociale. Il s’agit par exemple de remplacer le minimum vieillesse (débutant aujourd’hui à 634,66€ par mois), le RSA socle (545,48€ par mois sans enfant ni aide au logement), les bourses étudiantes, ou encore les allocations familiales – au travers du versement du revenu universel des enfants à leur parents jusqu’à l’atteinte de la majorité – par un revenu unique versé à tous les citoyens. Par ailleurs, le revenu universel supprimerait la nécessité d’une surveillance permanente, intrusive et coûteuse des bénéficiaires du RSA afin de vérifier qu’ils ne vivent pas en concubinage ou qu’ils ne disposent pas de revenu non déclaré.

« La question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale pour évaluer l’objectif réel les propositions politiques autour de cette question : s’agit-il de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun les moyens de mener une vie décente ? »

La transversalité du revenu universel l’a conduit à être récupéré par certains partisans du néolibéralisme, qui y voient une proposition populaire capable de simplifier la bureaucratie étatique et de protéger certaines libertés individuelles, tout en faisant des économies sur les aides sociales versées aux plus démunis, à rebours de la logique émancipatrice qui domine les propositions de revenu universel issues des mouvements critiques du capitalisme. En effet, la question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale si l’on souhaite évaluer l’objectif réel des propositions politiques autour de cette question : s’agit-il avant tout de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun des moyens suffisants pour mener une vie décente ? Évidemment, toute question de revenu étant aussi une question fiscale, le revenu universel nous invite à nous interroger sur le fonctionnement et la justice du système d’imposition contemporain : au vu des inégalités actuelles et du fait que même les plus fortunés devraient recevoir un revenu universel, la combinaison de ce dernier avec un système fiscal progressif – ce qui passe par un nombre de tranches de revenu plus importantes – et une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale apparaît comme une condition sine qua non du véritable succès du revenu universel.

Sur le papier, un revenu universel d’un montant conséquent constituerait donc bien une véritable révolution du système étatique de redistribution. Il s’agirait ni plus ni moins que du premier pas vers une société libérée de la nécessité de travailler pour survivre, qui garantirait à chacun les moyens de base de son existence via cette source de revenu constante, tout en permettant aux individus de la cumuler avec d’autres et de gérer leur vie de manière plus libre. Quiconque souhaiterait refuser un emploi à temps plein pour se consacrer à d’autres activités ou menant une vie instable entre inactivité, bénévolat, stage ou auto-entrepreneuriat bénéficierait alors d’un filet de sécurité sans nécessité de passer par de longues démarches administratives. Les avantages théoriques du revenu universel par rapport au système actuel de protection sociale semblent donc être légion, si tant est qu’il soit d’un montant décent et ne renforce pas la trajectoire toujours plus inégalitaire de la distribution des ressources. Cependant, de considérables questions restent sans réponses précises, en particulier celle du financement, et invitent à relativiser l’intérêt réel du revenu universel dans la conduite d’une politique anti-libérale.

 

Où trouver le financement ?

Alors que le revenu universel se répand dans les programmes politiques et les études académiques, la question de son financement est encore largement sans réponse : si pratiquement tout le monde s’entend pour que les montants économisés dans la gestion d’un ensemble complexe de prestations sociales et que ceux des aides de base remplacées par le revenu de base y soient dédiés, tout le reste demeure en débat. L’amateurisme de Benoît Hamon sur les détails concrets de la mesure-phare de sa campagne présidentielle démontre la difficulté à trouver un schéma de financement complet pour un revenu véritablement universel d’un montant conséquent. La lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale, tout comme la suppression de certaines niches fiscales se retrouve dans beaucoup de discours, mais à des degrés très variables de détermination et de sérieux suivant les hommes politiques. Une taxe Tobin sur les transactions financières ou la très floue “taxe sur les robots” du candidat PS permettraient peut-être de récolter quelques milliards d’euros mais les comptes n’y sont toujours pas. A titre d’exemple, selon un article de La Tribune, le “revenu universel d’existence” de Benoît Hamon aurait coûté environ 550 milliards d’euros, dont 100 milliards étaient financés ; le reste, correspondant à environ 20 points de PIB, restait à trouver. Que l’on considère l’utopie comme une bonne chose ou non, cette différence hallucinante entre les dépenses et les recettes prévues témoigne en réalité d’une quasi-impossibilité de réunir tant de financements sans couper dans les dépenses sociales de manière draconienne.

En effet, l’utilité réelle du revenu de base dans la lutte contre la pauvreté n’apparaît qu’à partir de montants suffisamment conséquents pour permettre de refuser un mauvais emploi procurant un complément de revenu. En dessous de tels montants – que l’on très schématiquement établir, pour la France, entre le seuil de pauvreté et le SMIC, c’est-à-dire entre 846 euros (lorsque évalué à 50% du revenu médian par simple convention comptable) et 1173 euros net mensuels – la nécessité d’un salaire, même plus faible qu’auparavant, pour survivre, demeure. Dans ces conditions, le revenu universel pourrait éventuellement réduire légèrement la pauvreté mais l’existence d’une “armée de réserve” de bras forcés de vendre leur force de travail contre rémunération n’est pas remise en cause. Or, tant qu’il y aura davantage de demande d’emploi que d’offre, les employeurs seront en position de force par rapport au salarié, et pourraient même forcer ces derniers à accepter des diminutions de leur rémunération au nom de la compétitivité puisque qu’elles seraient désormais compensées par le revenu universel…

Les estimations du think-tank britannique Compass disqualifient catégoriquement les propositions de revenu universel basées sur des montants faibles ou moyens : dans le cas d’un revenu de base mensuel de 292 livres (environ 330 euros) financé uniquement par la suppression de services sociaux sur conditions de revenu, la pauvreté infantile augmenterait de 10%, celle des retraités de 4% et celle de la population active, de 3%. Voilà pour les versions les plus libérales de revenu universel, démembrant l’État-providence pour offrir une  petite part du gâteau à tous au nom de la “flexi-sécurité” ou de quelque autre mensonge néolibéral. La mise en place d’un revenu universel d’un montant similaire (284 livres par mois – environ 320 euros) sans suppression de prestations sociales est évaluée, quant à elle, à 170 milliards de livres (192 milliards d’euros, 6.5% du PIB britannique environ), alors même que le revenu universel des mineurs serait plus faible et que le revenu de base serait comptabilisé dans les impôts ! Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank adossé au PS, est encore plus angoissant : trois hypothèses sont étudiées (500, 750 et 1000 euros par mois par personne) et le financement d’un revenu universel n’est atteint qu’au prix du démantèlement total de l’État-providence (démantèlement de l’assurance maladie et assurance chômage dans le premier cas, auxquelles s’ajoute les retraites dans le second cas et des prélèvements supplémentaires dans le dernier cas) !

Au terme de cette brève analyse comptable, deux éléments apparaissent indiscutables:

  • à moins de n’être d’un montant élevé, un revenu de base ne parviendra ni à réduire significativement la pauvreté, ni à assurer une plus grande liberté aux travailleurs pauvres et un rapport de force plus équilibré entre offreurs et demandeurs d’emploi ;
  • un revenu universel élevé ne peut être financé que par la destruction complète de notre État-providence ou par des niveaux de prélèvements astronomiquement hauts, que même le gouvernement anti-capitaliste le plus déterminé aurait peu de chances à faire accepter au pouvoir économique.

« Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. »

Dans un document synthétique sur le revenu universel et sa faisabilité, Luke Martinelli, chercheur à l’université de Bath, parvient ainsi à la conclusion suivante : “an affordable UBI is inadequate, and an adequate UBI is unaffordable” (un Revenu Universel de Base abordable est insuffisant, un RUB suffisant est inabordable). Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. N’importe qui connaissant vaguement les rapports de force actuels, en France comme à l’échelle mondiale, entre patronat et salariat ou entre riches et pauvres, comprendra aisément que le revenu universel est sans doute une proposition trop irréaliste et trop risquée à porter, tant il est loin d’être certain qu’elle puisse devenir hégémonique sans être récupérée par les néolibéraux. Soutenir des combats très concrets comme la hausse du SMIC, la fin du travail détaché ou encore l’accession au statut de fonctionnaires des prestataires de l’État semble être à la fois plus simple et plus sûr ; non pas en raison du caractère utopiste du revenu universel, mais en raison du manque de lisibilité de cette proposition.

 

Combien d’espoirs déçus ?

Admettons tout de même qu’il soit possible de financer un revenu de base conséquent sans couper dans les dépenses sociales. Quelles conséquences concrètes sur le travail et sur la société en général est-on capable d’envisager dans le monde d’aujourd’hui?

Indéniablement, le revenu universel offrirait un certain niveau de protection aux chômeurs, aujourd’hui criminalisés par les médias dominants et forcés de se soumettre à un contrôle des plus autoritaires et dégradants pour la dignité humaine. Cependant, il ne leur procurerait pas nécessairement un emploi. Or, nombre de chômeurs veulent travailler, non pas uniquement pour avoir un salaire ou à cause de la pression psychologique de la culpabilisation permanente de “l’assistanat”, mais parce qu’un emploi permet aussi de développer de nouvelles compétences, de faire des rencontres et de participer au bon fonctionnement et à l’amélioration de la société. Dans un contexte de division très avancée du travail, affirmer que le travail permet à chacun de trouver une place qui lui correspond dans la communauté ne relève pas du discours libéral forçant chacun à accepter un emploi au risque d’être exclu, mais bien de l’idéal de coopération et de solidarité humaine qui est censé être le propre des mouvements critiques du libéralisme.

Sans même évoquer la virulence assurément décuplée des critiques d’un “assistanat” généralisé en cas de mise en place d’un revenu universel qui permettrait à beaucoup de se mettre en retrait de l’emploi, les conséquences sur la solidarité de classe risquent également d’être bien moins positives qu’espérées. En facilitant les démissions de ceux qui ne trouvant pas suffisamment de valeur – en terme monétaire, mais aussi de satisfaction psychologique – à leur travail, un revenu universel d’un niveau décent offrirait certes davantage de liberté individuelle, mais cette conquête risque de se faire au détriment de la solidarité entre collègues, employés de la même branche ou même du salariat au sens large. En effet, combien seront ceux prêts à se mobiliser pour exiger de meilleurs conditions de travail ou de meilleures rémunérations quand il est beaucoup plus simple de démissionner? Comment espérer l’émergence d’une conscience de classe à grande échelle lorsqu’il sera si simple de pointer du doigt ceux ayant renoncé à l’emploi afin de diviser une population ayant pourtant tant de demandes communes? Au vu de la redoutable efficacité de la stratégie du “diviser pour mieux régner” ces dernières décennies, il s’agit là d’une perspective des plus terrifiantes.

« Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs” auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. »

En réalité, c’est bien la promesse centrale du revenu universel – résoudre la division de l’emploi, entre les jobs qui procurent de la satisfaction et du bonheur et la majorité qui n’en procurent aucune – qu’il nous faut questionner. Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. En raison des différences de qualification et d’expérience des individus, la flexibilité du facteur travail est très faible, puisqu’il est nécessaire de se reformer ou de reprendre des études avant d’accéder à un nouveau poste. Cela est d’autant plus vrai avec la segmentation du travail très poussée et les durées d’études de plus en plus longues qui caractérisent le monde contemporain. En outre, la reproduction sociale s’exerçant au sein du système éducatif “méritocratique”, qui conduit souvent les plus défavorisés à revoir leurs ambitions à la baisse, constitue un frein supplémentaire d’une puissance considérable.

Enfin, le revenu universel se veut une solution à la disparition annoncée du travail, menacé d’extinction par les progrès fulgurants de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Outre le caractère très contestable des études faisant de telles prédictions, le nombre de besoins non assurés en termes de services sociaux, la nécessité du développement des pays du Sud ainsi que la transition écologique rendent le travail plus nécessaire que jamais pour améliorer collectivement la société. Ajoutons également que les raisons premières des pertes d’emplois des dernières décennies, les délocalisations et les compressions de masse salariale pour effectuer le même volume de travail, résultent directement à l’obligation de fournir une rente croissante aux actionnaires au travers des dividendes. Ainsi, plus que la fin du travail, il nous faut peut-être davantage craindre que des emplois mal considérés et mal rémunérés difficilement automatisables ou délocalisables soient abandonnés en raison du revenu universel. Que se passera-t-il demain si la moitié des éboueurs et des agents d’entretien décide de démissionner ? Ferons-nous effectuer ces tâches immensément nécessaires à des immigrés illégaux de manière non déclarée ? A des travailleurs détachés n’ayant pas la chance d’avoir un revenu universel en place dans leur pays d’origine ? Il semble ici que l’amélioration des conditions de travail, des rémunérations et de la reconnaissance de l’utilité sociale de bon nombre d’emplois laborieux soit la seule solution viable, en attendant de pouvoir les automatiser.

 

Mieux que le revenu universel ? La garantie universelle à l’emploi

Affiche de 1935 promouvant le Civilian Conservation Corps.

Deux conclusions s’imposent donc :

  • la seule forme de revenu universel qui puisse avoir les effets recherchés par les adversaires du néolibéralisme est si coûteuse que pratiquement impossible à financer ;
  • le revenu universel, à lui seul, ne suffira pas à répartir le travail plus équitablement, entre chômeurs et victimes du burn-out, et à permettre à chacun d’occuper l’activité de son choix.

Cela revient-il à dire qu’il n’existe pas de proposition révolutionnaire crédible permettant à la fois de procurer épanouissement et sécurité financière ? Pas sûr… Une proposition concurrente, quoique différente, au revenu universel cherche à concilier ces objectifs et se révèle plus simple à mettre en œuvre et à financer : la garantie universelle à l’emploi. De quoi s’agit-il ? L’idée, que l’on peut rapprocher de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot est simple : l’État propose à tous ceux qui le souhaitent un emploi, rémunéré au salaire minimum, en fonction de leur qualification et des besoins sélectionnés par des objectifs nationaux et les nécessités locales.

L’idée est moins utopique qu’il n’y paraît : à certains égards, les contrats aidés et le service civique constituent déjà deux embryons de garantie universelle à l’emploi. Il s’agit cependant de versions low-cost de celle-ci, puisque bien moins rémunérés – entre 580,55 euros et 688,21 euros par mois pour le service civique – et soumises à condition et avec un plafond du nombre de bénéficiaires potentiels. Le seul exemple de grande échelle, couronné de réussite et arrêté en 1942 en raison de l’entrée en guerre des États-Unis, est celui du Civilian Conservation Corps, centré autour de la protection de l’environnement, mis en place par l’administration de Franklin Delano Roosevelt pour lutter contre le chômage de masse à la suite de la crise de 1929. Il employa 3 millions de personnes entre 1933 et 1942 et permit de planter 3,5 milliards d’arbres, de créer plus de 700 nouveaux parcs naturels ou encore de bâtir quelques 40000 ponts et 4500 cabanes et refuges simples pour les visiteurs à la recherche de la beauté de la nature. Au vu des besoins actuels de préservation de l’environnement, la renaissance d’un tel programme constituerait sans doute un projet politique profondément positif susceptible de plaire à des fractions très différentes de la population. Un des conseillers du président Roosevelt dira d’ailleurs que le programme était devenu “trop populaire pour pouvoir être critiqué”. Non seulement, de tels programmes sont bénéfiques, mais ils le sont sans aucun doute plus que le revenu universel, et ce pour plusieurs raisons majeures.

Tout d’abord, la garantie universelle à l’emploi serait bien moins coûteuse que le revenu universel, puisqu’elle ne concernerait que les chômeurs le désirant et remplacerait pour ceux-ci les allocations chômage. La différence restante serait bien plus simple à trouver que les montants faramineux nécessaires à un revenu universel, même de niveau moyen, et constituerait un bien meilleur investissement que les milliards du CICE, très loin d’avoir créé le million d’emplois promis par le MEDEF étant donné la fuite vers les revenus du capital de la majorité de l’argent investi. En France, employer tous les chômeurs au SMIC coûterait environ 80 milliards d’euros par an, un montant comparable à l’évasion fiscale et qui ne tient pas compte des économies réalisée par l’assurance chômage et les programmes d’économie de l’offre aux effets ridicules sur l’emploi. S’il l’on tient compte des effets d’entraînement de l’économie au travers du multiplicateur keynésien, on peut même espérer une hausse des recettes fiscales importante et rapide!

« L’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. »

Ensuite, contrairement au revenu universel, elle permet à tous d’avoir un emploi, prenant ainsi en compte la volonté première de la plupart de ceux qui en sont privés, tout en leur offrant une opportunité de gagner en qualification et en expérience. Une garantie universelle à l’emploi répondrait également aux nombreux besoins de main-d’œuvre de la collectivité pour mener des projets d’intérêt général tels que la rénovation thermique, l’aide aux élèves, ou les travaux publics, comme évoqué précédemment. Enfin, l’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. En permettant d’atteindre le plein-emploi et en éliminant la peur du chômage, la garantie universelle à l’emploi constitue un encouragement à la mobilisation sociale pour un futur meilleur comme le revenu universel ne pourra jamais en fournir.

Au niveau macroéconomique, l’unique critique majeure de la garantie universelle à l’emploi concerne ses conséquences inflationnistes. En effet, en relançant l’activité économique significativement – et si une partie de son financement provient de l’expansion monétaire – la garantie universelle à l’emploi risque de créer de l’inflation. On objectera tout d’abord qu’une hausse de cette dernière ne fera pas de mal, au contraire, alors qu’elle est particulièrement faible depuis plusieurs années, en particulier en Europe, et qu’elle permet artificiellement de réduire la valeur réelle des dettes contractées par le passé, un des problèmes les plus importants des économies contemporaines. Et si l’inflation générée était pourtant trop importante? C’est l’opinion des économistes mainstream se référant à la courbe de Phillips et à la règle de Taylor – qui stipulent toutes deux qu’il existe un relation inversée entre le niveau de chômage et celui de l’inflation (quand le chômage baisse, l’inflation augmente et vice-versa) – et qui voient en la garantie universelle à l’emploi une source d’inflation hors de contrôle, puisque le chômage, variable d’ajustement pour atteindre des objectifs d’inflation, aurait peu ou prou disparu. Comme l’explique Romaric Godin sur Mediapart, les économistes de la Modern Monetary Theory (MMT), principaux théoriciens de la garantie universelle à l’emploi, estiment au contraire que l’ajustement de l’inflation se ferait désormais au niveau des transferts de main-d’œuvre entre jobs garantis par l’État payés au salaire minimum et emplois dans le secteur privé, au salaires variables mais plus élevés en moyenne. Lorsque le secteur privé a besoin de davantage de main-d’œuvre, le nombre d’emplois garantis se réduit mécaniquement puisque beaucoup de travailleurs choisiront un emploi rémunéré davantage que le salaire minimum, ce qui crée de l’inflation, et vice-versa. Le mécanisme d’ajustement existerait toujours, il ne serait simplement plus basé sur le chômage mais sur le stock d’emplois garantis, qui fournissent au passage nombre de qualifications supplémentaires utiles au secteur privé par la suite, contrairement au chômage qui déprécie la valeur de l’expérience acquise au fur et à mesure que sa durée s’allonge.

La garantie universelle à l’emploi présente par ailleurs un dernier effet intéressant à l’échelle macroéconomique : elle joue un rôle de stabilisateur de l’économie bien plus efficace que les politiques keynésiennes traditionnelles – qui prennent un certain temps à être mises en place – sans même parler des ahurissantes politiques de l’offre pro-cycliques appliquées actuellement. En effet, la garantie universelle à l’emploi permet d’absorber la main-d’œuvre congédiée par le secteur privé dans un contexte économique moins favorable et freine la croissance de mauvaise qualité reposant sur des emplois précaires mal payés en procurant une alternative simple. Le revenu universel ne peut en dire autant.

Les raisons pour soutenir une garantie universelle à l’emploi plutôt que le revenu universel ne manquent donc pas. Les adversaires du néolibéralisme risquent de se casser les dents éternellement sur le problème du financement d’un revenu universel souhaitable, c’est-à-dire d’un niveau au-dessus du seuil de pauvreté et sans coupes dans l’État-providence, ce qui ne peut résulter qu’en perte de crédibilité. Le procès en utopie est sans doute ridicule, mais encore faut-il un minimum de sérieux dans nos propositions si l’on ne veut ajouter de l’eau au moulin. La garantie universelle à l’emploi est, elle, crédible et relativement simple à mettre en oeuvre une fois les besoins fixés, le mécanisme d’affectation établi et les financements récupérés. Ses conséquences sur le rapport de force social entre patrons et salariés, la satisfaction personnelle et l’utilité générale à la société sont infiniment plus positives que celles du revenu universel. On comprendra dès lors pourquoi le revenu universel est soutenu par des personnages comme Mark Zuckerberg ou Hillary Clinton et non la garantie universelle à l’emploi.