Veillée d’armes au Royaume-Uni : Entretien avec Olivier Tonneau

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Olivier Tonneau, candidat LFI de la 3ème circonscription FAE

Le 19 avril 2017, Theresa May, Première Ministre conservatrice du Royaume-Uni a convoqué une élection anticipée du Parlement britannique pour le 8 juin dans l’espoir de profiter des faiblesses du Labour pour renforcer sa majorité post-Brexit. Cependant, d’après les derniers sondages, Jeremy Corbyn, le leader du Labour, aurait réussi à réduire son écart avec les conservateurs de 19 à 3% en moins d’un mois. Alors que la situation britannique est incertaine, LVSL a rencontré Olivier Tonneau, maître de conférence à l’université de Cambrige et candidat de La France Insoumise dans la 3ème circonscription (Europe du Nord) des Français Etablis Hors de France. Dans cet entretien, il revient sur la situation politique britannique depuis le Brexit et donne son analyse de la campagne électorale en cours.

 

LVSL : Pour commencer, Olivier Tonneau, que pensez-vous du bilan de Theresa May et de sa gestion du Brexit depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2016 ?   

Olivier Tonneau : C’est chaotique. J’ai l’impression que personne ne comprend vraiment ce qui se passe autour du Brexit, à commencer par les gouvernants eux-mêmes qui se trouvent plongés dans l’écheveau des négociations européennes sans savoir ni où elles commencent ni où elles s’arrêtent. Pour moi l’analyse est difficile. Si on lit le mémorandum des négociations de l’UE, c’est-à-dire le contenu du mandat donné par l’UE à Michel Barnier pour conduire les négociations autour du Brexit, on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. C’est la même chose du côté de Theresa May dont l’objectif, hormis celui de payer moins d’argent, reste vague.

Le problème c’est que le Brexit est en train de devenir un enjeu central de la campagne des législatives britanniques alors que personne ne contrôle vraiment ce qui se passe. C’est un faux-enjeu sur lequel tout le monde fait des grandes déclarations dépourvues de sens. C’est également un problème que nous —les candidats de la 3ème circonscription des Français Etablis Hors de France—  avons lorsque nous tendons à approcher la question du Brexit comme relevant de notre domaine de compétence alors qu’en réalité tout se joue au niveau européen.

Peut-on dire que le Brexit, en tant que rupture avec le modèle néolibéral européen, a conduit le parti de Theresa May à rompre avec certains éléments libre-échangistes et dérégulationnistes de son héritage Thatchérien ?

La thèse que j’ai soutenue, avant même la tenue du référendum, c’est que le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE. En entrant dans l’UE les pays sont poussés à se battre les uns contre les autres en allant vers le moins disant fiscal et le moins de régulation possible. En sortant de l’UE, Theresa May n’a aucune envie d’en finir avec cela. Au contraire les conservateurs voient dans le Brexit la possibilité d’en finir avec les quelques régulations qui pesaient encore sur l’Angleterre. La sortie de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la fin de toute réglementation pesant sur la City et la minimisation des taxes constituent l’agenda post-Brexit des Conservateurs.  Theresa May est donc encore tout à fait dans une approche libre-échangiste.

« Le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE »

Le seul aspect où elle semble se démarquer du libre-échangisme c’est sur l’immigration —étant donné que le libre-échange de la main œuvre est aussi un aspect essentiel du libre-échangisme. Mais là encore j’ai du mal à y croire. On voit déjà de nombreuses poussées de la part des entreprises anglaises —notamment dans la restauration—qui menacent de ne plus pouvoir s’en sortir si elles ne peuvent plus exploiter une main d’œuvre bon marché issue de l’immigration. Ça m’étonnerait beaucoup que May aille plus loin dans ce domaine.

De son côté Jeremy Corbyn a entériné, il y a quelques mois, la décision du peuple britannique concernant la sortie de l’Union Européenne. Cette décision, qui a été critiquée au sein du Labour, porte-elle ses fruits aujourd’hui, une semaine avant le vote ?

J’ai peur que non. Le problème du Labour c’est que sa position a été trop ambiguë. Corbyn a hésité entre plusieurs positions. Je connais beaucoup de gens en Angleterre qui étaient pour un « lexit »  [ndlr : un Left-exit, autrement dit un Brexit de gauche] et je pense qu’à cause de la couverture médiatique du Brexit, le « lexit » est passé complètement inaperçu. Pourtant,  il y a beaucoup de gens qui ont voté pour sortir de l’UE sur une base de gauche. Pour ces gens-là, Corbyn était secrètement pour le « lexit », mais ne pouvait pas le dire car il était pieds et poings liés par son appareil. D’ailleurs, c’est aussi ce que pense la droite du Labour qui a reproché à Corbyn de ne pas avoir assez lutté contre le Brexit. Cependant, d’autres défendent que Corbyn était sincèrement pour rester dans l’UE. C’est assez flou. Au final, la justification que le leader travailliste donne désormais pour entériner le Brexit s’appuie sur le « respect de la démocratie ». C’est une justification  fragile parce que  le respect des résultats du vote n’empêche pas de critiquer les conditions dans lesquelles le vote s’est déroulé.  Cela le conduit à occuper une position très faible et mal assumée alors que la campagne actuelle mériterait d’être menée dans la carté.

« Il fallait empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit […] si Corbyn avait été plus clair sur la question […] aujourd’hui ça porterait ses fruits. »

L’année dernière on parlait beaucoup du Brexit avec des amis de gauche. Beaucoup prônaient le maintien dans l’UE à cause des retombées positives que le « Brexit » aurait pour l’extrême-droite.  Au contraire, pour moi,  le Brexit était une certitude compte tenu des échecs répétés de l’UE lors des consultations populaires qui avaient précédés en Europe. Ce qui importait donc, c’était d’empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit. Pour cela, il fallait que Corbyn défendent un « lexit ». En fait, il fallait que la situation ressemble à ce qui s’était passé en France après le référendum de 2005 où le « non » progressiste avait permis la recomposition de la gauche. Si Corbyn avait été plus clair sur cette question, il aurait eu beaucoup de mal à l’assumer sur le moment, mais aujourd’hui ça porterait ses fruits. En plus ça aurait permis de précipiter la scission dont le Labour a absolument besoin.

Justement, alors que les derniers sondages montrent que la victoire des travaillistes entre dans le domaine du possible, quelle est la position de Corbyn au sein du Labour et vis-à-vis du vieil establishment blairiste ? Si jamais il l’emportait serait-il en mesure d’imposer son programme à la droite du parti ?

Voilà, c’est toute la question. C’est drôle, durant la campagne de l’élection française tout le monde poussait la candidature de Benoit Hamon ou de Gérard Filoche en disant « c’est le Corbyn Français ». Pour moi c’était justement la raison pour ne pas les soutenir. Mais du coup pour Corbyn, si les intentions de votes continuent de se rapprocher, il va subir une offensive absolument ignoble de la part de son propre parti. Ça risque de lui coûter la victoire. Malgré tout, si jamais il gagne, à mon avis il ne pourra pas gouverner. Les quelques fois où Corbyn a pris des positions audacieuses au Parlement (par exemple contre le programme nucléaire Trident) certains membres de son parti n’ont eu aucune difficulté à rompre les rangs. Une fois au pouvoir, ils n’auront aucun problème à recommencer.

“Corbyn va subir une offensive ignoble de la part de son propre parti.” 

C’est très difficile, bien sûr, ce que Corbyn essaie de faire. Je ne veux pas l’accabler.  Mais à un moment, après la tentative de putsch absolument grotesque qui avait été menée contre lui [ndlr : en juin 2016 la majorité des députés Labour avaient voté une motion de défiance contre Corbyn], il avait été question de profiter de la reconfiguration des circonscriptions électorales pour changer le rapport de force au sein du Labour et mettre les Corbyniens à la place des Blairistes. A mon avis, il aurait fallu faire ça. Il fallait transformer le Labour Party de l’intérieur. Certes, je ne suis pas un politicien travailliste, et peut-être que les choses ne sont pas aussi simples que ça. Enfin tout cela prouve que pour changer les choses en profondeur, il faut faire comme Mélenchon a fait pendant huit ans, c’est-à-dire y passer du temps.

Oui, d’ailleurs, la campagne actuelle de Jeremy Corbyn est-elle influencée par la campagne menée par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle ? 

On vient déjà d’en voir un signe évident puisqu’ils viennent de sortir un jeux-vidéo, Corbyn Run, qui est un décalque de Fiscal Combat [ndlr: le jeu vidéo de la campagne de Mélenchon]. De même, en lisant le programme du Labour pour les élections, il me semble qu’il y a des idées nouvelles, proches du programme de Mélenchon, et que l’on ne trouvait pas auparavant, comme par exemple, la question de l’échelle des salaires dans les entreprises.

« C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. […] On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. »

C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. Il n’a pas la masse de matériel incroyable que la campagne de Mélenchon a su produire. Il se fait épingler à la télé sur des choses de base, comme le chiffrage de ses mesures, car il lui manque les cinq heures de chiffrages que nous avons eues. Ensuite, quand bien même son programme serait chiffré, il aurait été encore plus important de construire des canaux alternatifs de communication, comme nous avec la chaîne Youtube qui nous a permis de répondre aux attaques de la presse traditionnelle. On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. Sa technique et sa communication ont évolué, mais cela ne suffit pas à emporter une campagne. Prisonnier de son appareil, Corbyn n’a simplement pas eu les moyens de mettre tout ça en place et n’a pas assez travaillé sur le fond. Lors de son élection à la tête du Labour, il y  deux ans, on a parlé de « Corbynomics », d’un renouveau de la pensée économique du Labour : aujourd’hui je me demande ce qu’ils ont fait. Je connais plein d’économistes en Angleterre qui auraient pu contribuer à ce programme. Cela dit, bien sûr, il faut reconnaître que l’élection anticipée ne lui a pas laissé le temps de mettre grand-chose en place.

Sur un plan plus large, comment voyez-vous l’évolution de la situation écossaise et de la situation irlandaise dans les années à venir. L’implosion du Royaume-Uni n’est-elle plus qu’une question de temps ? La victoire du Labour ou des Conservateurs y changerait-il quelque chose ?

Oui ça changerait quelque chose. Je ne sais pas si c’est une question de temps. Quand j’étais en Ecosse il y a quelques jours, j’ai senti une certaine appréhension à gauche. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas fous, ils hésitent entre l’isolation au sein du Royaume-Uni et le massacre au sein de l’UE. Ils ont quand même tous suivis la crise grecque et ils savent que ce n’est pas une perspective réjouissante pour un petit pays de se retrouver seul face à l’UE. Pour nous, c’est des questions qui sont très intéressantes. Si je me base sur ce que disait le SNP au moment du référendum sur l’Indépendance (en Septembre 2014), quand ils imaginaient ce que serait leur stratégie indépendante dans l’UE, ils comptaient s’appuyer sur la rente pétrolière et baisser l’impôt sur les sociétés à 12%. Nous on n’a aucune envie d’avoir encore un paradis fiscal au cœur de l’Europe. Par contre, quand j’étais à Glasgow, il y avait tout un courant à gauche qui justement est critique envers la rente pétrolière et défend le développement des énergies renouvelables. Ces gens-là nous intéresseraient beaucoup plus comme partenaires dans l’UE. Je ne pense pas que l’on puisse savoir aujourd’hui quelles seront les décisions prises en Ecosse et en Irlande. Ils sont pris entre le marteau et l’enclume. Mais, au fond, l’échelle ça ne m’intéresse pas. Que ce soit l’Ecosse, le Royaume-Uni, l’Europe, ça importe peu, la seule chose qui compte c’est si on mène une politique de droite ou une politique de gauche.

Enfin, quels sont, selon vous, les leçons à tirer en France et en Europe de la situation britannique ?

C’est assez évident : il faut se rappeler que quand Mélenchon a quitté le PS en 2009, c’était parce qu’il refusait les traités européens qui mènent l’Europe à l’implosion. Le Brexit c’est l’étape numéro 1 de cette dislocation, que l’on voit s’annoncer avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe. Par ailleurs, l’ambiguïté qui plâne autour du Brexit est intéressante.  Beaucoup de gens pensent que la xénophobie est la principale cause du Brexit et que le rejet du néolibéralisme n’a rien eu à voir avec le vote britannique. Même si c’est vrai que ce n’est pas l’Europe qui a imposé le néo-libéralisme en Angleterre puisque les Conservateurs s’en sont très bien chargés tout seuls, ça reste complètement idiot de réduire le Brexit à la xénophobie. Non seulement le dissolvant social qu’est le néolibéralisme débouche facilement sur des politiques xénophobes, mais, en outre, pour que le Royaume-Uni reste dans l’UE encore eût-il fallu que la gauche puisse défendre l’UE. C’était impossible car cette Europe néolibérale est indéfendable. Au bout du compte, la seule base sur laquelle on puisse redonner envie d’une Union en Europe c’est une base de gauche : c’est la gauche qui peut redonner envie d’Europe, mais ça ne sera pas possible si l’Europe ne change pas.

“Il existe une gauche britannique et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante” 

Il y a une gauche au Royaume-Uni. Mon premier engagement de terrain ça a été dans la People’s Assembly Against Austerity, montée en 2013 par Ken Loach et Owen Jones. Ça a été un puissant mouvement de fond, que l’on retrouve aujourd’hui dans Momentum, le réseau militant de Corbyn au sein du Labour. Quoiqu’il arrive à Corbyn et quoiqu’il arrive à l’avenir, il existe une gauche britannique, et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante.

Entretien réalisé par Paul Malgrati pour LVSL. 

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Royaume-Uni : Corbyn joue quitte ou double le 8 Juin

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Dans un mouvement inattendu mais qui a au final peu surpris, la Première Ministre britannique Theresa May a décidé de convoquer une General Election le 8 Juin prochain. Ce geste a pour but de conforter la majorité législative réduite que les conservateurs avaient obtenu contre toute attente en 2015. Arguant que ces élections législatives permettront de conforter son mandat de négociation avec l’Union Européenne dans le cadre du Brexit déclenché par l’article 50 du traité de Lisbonne il y a moins d’un mois, Theresa May espère surtout utiliser sa popularité élevée pour tailler des croupières aux diverses forces d’opposition qui traversent des périodes de flou stratégique. Le leader de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn a soutenu le projet d’élections anticipées, mais il en connait le risque : si son parti subit une nouvelle défaite, en conserver le leadership face aux blairistes sera pratiquement impossible.


Les partis d’opposition en déshérence

Un petit retour sur les dernières années s’impose. Après 5  ans de gouvernement de coalition avec les libéraux marqués par une austérité drastique qui n’avait permis de réduire le déficit que de moitié, le Royaume-Uni se retrouvait perclus de divisions. Les émeutes urbaines de 2011 avaient surpris tout le monde, les inégalités et les prix des logements atteignaient des sommets, le NHS, service de santé publique, souffrait très sévèrement des coupes budgétaires, la fracture géographique entre Londres et le Sud-Est de l’Angleterre et les régions désindustrialisées s’aggravait. Seule consolation pour David Cameron : le référendum d’indépendance écossais de 2014 avait été remporté avec une marge généreuse de 10 points.

Pour couronner le tout, les ambitions de certains membres du parti conservateur, dont l’actuel Ministre des Affaires Etrangères Boris Johnson, avaient conduit à intégrer le débat sur l’appartenance à l’Union Européenne au sein des Tories pour en faire une ligne de fracture permettant, à terme, de déloger David Cameron du 10 Downing St. D’autant que le parti était désormais débordé sur sa droite par le UKIP de Nigel Farage que les sondages donnaient assez haut. Face à tout cela, David Cameron eut le coup de maître de centrer les élections de 2015 quasi-uniquement sur la question européenne en proposant un référendum sur le Brexit, à la fois pour faire oublier l’austérité considérable qu’il venait d’infliger, mais aussi pour couper l’herbe sous le pied de ses concurrents Tories et UKIP. Les sondages, toujours eux, donnèrent le Labour, à l’époque dirigé par Ed Miliband, gagnant pendant la quasi-totalité de la campagne.

Les résultats de 2015 : en bleu, les conservateurs, en rouge, les travaillistes, en jaune, le SNP, en orange, les libéraux et en violet, UKIP.

Finalement, le risque s’avéra payant pour David Cameron, puisque les électeurs lui offrirent une majorité de sièges à la Chambres des Communes, lui permettant de se passer de coalition. Les Tories avaient certes obtenu le meilleur score global, mais ils bénéficiaient exagérément du système électoral britannique, attribuant le siège de député au vainqueur du premier et seul tour de la circonscription.

L’opposition travailliste, dont le pourcentage de voix avait pourtant cru de 1.4% depuis l’élection de 2010, perdit 26 sièges en raison de l’éparpillement de ses voix, tandis que le SNP, parti indépendantiste écossais, remportait 56 des 59 sièges écossais. Mais, surtout, ce fut la débâcle des Whigs, les alliés libéraux des conservateurs entre 2010 et 2015, et l’incapacité pour UKIP de battre les autres candidats dans chaque circonscription malgré un score national élevé, qui jouèrent. Les premiers souffrirent fortement du rejet de la politique d’austérité qu’ils avaient contribué à mettre en place et du triplement des frais d’inscriptions dans le supérieur contraire à leur programme de 2010, assez populaire auprès des jeunes. Les seconds n’obtinrent qu’un seul siège malgré leur troisième place, celui de Clacton, représenté par Douglas Carswell, qui a récemment démissionné du parti.

Ce fut donc un résultat sans appel : David Cameron avait la voie libre pour tenter d’extorquer de maigres et flous avantages pour son pays à la Commission Européenne avant d’organiser le référendum. La déconfiture de la plupart des partis d’opposition en même temps que la suppression de toute raison d’être pour UKIP (en dehors de la campagne, désormais passée, pour le Brexit) n’ont pas manqué d’être confirmé par les derniers mois : UKIP n’a plus aucun membre au Parlement, les libéraux semblent condamnés à de faibles scores pour les années à venir, les indépendantistes écossais sont bien trop affairés à préparer un nouveau référendum pour s’occuper des affaires de Westminster. Enfin et surtout, le Labour souffre de guerres internes qui l’empêche de présenter une alternative cohérente à Theresa May.

 

Le Labour à la croisée des chemins

Car c’est bien l’absence d’une opposition forte et unie qui nourrit l’hégémonie conservatrice actuelle. Ed Miliband était certes dénommé « Ed the Red » en raison du marxisme de son paternel et de sa claire différenciation avec l’ère néo-travailliste par certaines de ses propositions. Cependant, il avait dès son élection à la tête du parti entrepris de recentrer son discours et déclaré « ne pas s’opposer à toutes les coupes budgétaires ». La défaite de Miliband, quelque peu plus à gauche que ses prédécesseurs Gordon Brown et Anthony Blair mais sans être radical, plonge donc le parti dans un nouveau tumulte en 2015. Au terme d’une élection interne marquée par un nouveau mode de scrutin permettant à tout adhérent ou sympathisant, en échange d’une contribution, de voter (rompant avec la tradition sociale-démocrate de forte influence des syndicats), c’est un candidat au départ mineur et méconnu qui s’impose à presque 60% : Jeremy Corbyn.

Si Jeremy Corbyn a été porté très largement à la tête du Labour, ce n’est pas par hasard. Ses positions tranchées contre l’austérité, la guerre en Irak mais aussi une large partie de la politique du New Labour ont fait mouche dans un pays aux inégalités considérables. Si le soutien populaire de Corbyn ne s’est jamais démenti jusqu’ici, c’est principalement les coups de poignard dans le dos de la part des députés élus en 2015 qui l’affaiblisse. Ceux-ci enchaînent les déclarations assassines et font valser le Shadow Cabinet à de multiples reprises, ayant pour seul objectif de renverser ce « gaucho » qui critique ouvertement la politique « sociale-libérale » qu’ils ont mis en place sous Blair et Brown et qu’ils défendent toujours. L’échec du « Remain » défendu du bout des lèvres par un Corbyn embarrassé de soutenir le monstre néolibéral qu’est l’UE, mais se refusant à faire campagne au côté des bigots et des xénophobes de la campagne du « Leave » leur offre une occasion de le désavouer directement. Peine perdue : au terme d’un nouveau vote où l’opposition à Corbyn se matérialise sous la forme d’un unique candidat, Owen Smith, Jeremy Corbyn l’emporte à nouveau avec un score encore plus élevé, de 62%.

Néanmoins, l’équation de la guerre interne entre les députés néo-travaillistes et la base pro-Corbyn est insoluble tant que l’un des deux camps ne tombe pas. Bien qu’il ait été réélu avec un excellent score et que l’élection interne au syndicat Unite devrait réaffirmer le soutien à sa ligne, Jeremy Corbyn sera incapable de continuer à diriger le Labour si celui-ci perd les élections du 8 Juin. La convocation de cette General Election visait clairement à couper l’herbe sous le pied des travaillistes, pour les empêcher de préparer leur campagne correctement, alors qu’ils auront déjà à souffrir de la probable prééminence du SNP en Ecosse.  Tout l’enjeu de ces élections anticipées est ici : elles handicapent le parti mais elles permettent aussi de faire face frontalement aux conservateurs sans attendre trois ans qui s’annonçaient encore lourds de coups dans le dos pour Corbyn et risquaient de briser la volonté de changement radical qui l’avait porté à la tête du parti. Le Labour traverse certes une période tourmentée marquée par des affaires d’antisémitisme et la campagne des néo-travaillistes pour Corbyn est peu enthousiaste, mais c’est un passage obligé pour renouveler le parti en le nettoyant de l’héritage blairiste. Faute de quoi, la ligne défendue par Corbyn sera discréditée pour de nombreuses années et le parti lui préfèrera sans doute quelqu’un d’autre, capable d’enrober un programme néolibéral de jolis artifices. La même stratégie que celle d’Obama ou de la « gauche Terra Nova ». Sadiq Khan, maire du Grand Londres depuis l’an dernier a été un des plus fervents partisans du « Remain », première étape pour s’offrir une posture nationale ?

Casser l’imposture sociale de Theresa May

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Theresa May © UK Home Office

Pour remporter la victoire, Corbyn peut s’appuyer sur la grande popularité de certaines de ses propositions : le rejet de l’austérité, davantage de moyens pour le NHS ou encore la renationalisation du rail. Comme dans bon nombre d’états occidentaux, la majorité de la population rejette désormais l’austérité vécue depuis la crise, et plus généralement les excès du néolibéralisme. Cependant, si la plateforme du Labour est en soi populaire, le problème est double : le Labour est discrédité par les années Blair et Brown (1994-2010) toujours représentés par bon nombre de parlementaires actuels et sa rhétorique de défense des classes populaires est concurrencé par celle des partis indépendantistes. Voire par le parti conservateur depuis le remplacement de David Cameron par Theresa May.

En effet, si David Cameron incarnait à merveille le néolibéralisme orgueilleux, le bling-bling et le mépris pour les couches populaires, Theresa May a su jouer avec brio de son image de sobriété et du contexte du Brexit, auquel elle s’était pourtant opposé durant la campagne précédant le référendum. Lorsque Port Talbot, la plus grande aciérie du Royaume-Uni, située au Pays de Galle, était menacée de fermeture par son propriétaire indien Tata, Theresa May a beaucoup communiqué sur son soutien aux ouvriers et a assuré que l’usine ne fermerait pas. Elle a également su mener sa barque habilement jusqu’ici concernant le Brexit : jouant sur les chiffres corrects de la croissance pour donner l’apparence d’une bonne gestion du Brexit qui n’a pas encore eu lieu, elle alimente en permanence le flou autour de celui-ci. Promettant un « Brexit that works for all », la Première Ministre nourrit sa popularité sur l’écran de fumée patriotique que celui-ci dégage, d’autant que les mouvements d’indépendance sont au plus haut en Ecosse et en Irlande du Nord. En monopolisant le débat politique avec celui-ci, elle donne l’impression de tenir le cap contre vents et marées et surtout, elle détourne l’attention d’autres sujets cruciaux comme le NHS, le coût du logement, la montée en puissance des « working poors » etc.

Le refus de May de participer aux débats télévisés organisés dans le cadre de la campagne à venir trahit la peur d’être confronté à ces sujets et de ne pouvoir les cacher derrière la ferveur patriotique. Il est donc indispensable pour Jeremy Corbyn de continuer à combattre son discours. Jeremy Corbyn peut remporter l’élection s’il parvient à briser la communication du parti conservateur et parvient à réorienter la campagne sur les bons thèmes. Développer sa propre vision patriotique serait également très utile, afin de proposer une alternative directe à la fois au gouvernement et aux mouvements indépendantistes. Tout cela demande du temps et beaucoup de ressources, or Corbyn n’est soutenu que du bout des lèvres par des parlementaires qui rêvent d’une défaite permettant de le dégager et la campagne va être courte.

Une stratégie populiste complète imitant celle de Jean-Luc Mélenchon peut fonctionner pour permettre de se démarquer des politiques néolibérales menée par la partie du Labour qui lui est opposée et le gouvernement conservateur et regrouper l’opposition à celles-ci. Mais le caractère particulier de l’élection, reposant sur l’obtention d’une majorité de députés à la Chambre des Communes, va être handicapant pour susciter ce populisme. Car Corbyn ayant besoin de l’appareil du parti et surtout des députés pour l’emporter, il risque d’être coincé. D’autant plus que l’étude de la liste des candidats que présente Le Labour indique que Corbyn n’a pas pu faire le ménage nécessaire. Qu’il gagne ou qu’il perde, il aura les blairistes dans les pattes. L’avenir nous dira si Jeremy Corbyn aura su réformer le vieux parti travailliste pour l’ancrer de nouveau à gauche ou si la constitution d’un nouveau parti ex nihilo tel que Podemos est nécessaire pour parvenir au pouvoir. Faute de quoi, le bipartisme britannique se résumera à un duels entre partis de l’oligarchie et accouchera sans doute d’une désunion du royaume et d’oppositions usant d’une forte violence.

 

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