La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

Saint-Just : « Premier discours sur la mort du Roi »

Élu député au mois de septembre 1792, Louis Antoine de Saint-Just est seulement âgé de 25 ans lorsqu’il prononce son premier discours à la tribune de la Convention. Le sujet de ce discours, c’est le jugement du roi. Après la prise des Tuileries le 10 août, la victoire de Valmy et la proclamation de la République le 21 septembre, les conventionnels doivent encore décider ce qu’il adviendra de la famille royale. Le jeune député de l’Aisne pose les termes du débat. Michelet note à son propos : « Ce glaive de la Montagne, il fut porté par Saint-Just. Il fallait un homme tout neuf (…). Jeune ou non, exagéré ou non, il avait eu cette puissance de donner le ton pour tout le procès. Il détermina le diapason ; on continua de chanter au ton de Saint-Just. » Moins de deux ans après ce discours emblématique, prononcé le 13 novembre 1792 et réédité par LVSL pour sa collection « Les grands textes », celui qu’on a baptisé « l’archange de la Terreur » fut guillotiné avec Robespierre sur la place de la Révolution, le 10 thermidor an II.


J’entreprends, Citoyens, de prouver que le roi peut être jugé ; que l’opinion de Morisson, qui conserve l’inviolabilité, et celle du comité, qui veut qu’on le juge en citoyen, sont également fausses, et que le roi doit être jugé dans des principes qui ne tiennent ni de l’une ni de l’autre. Le comité de législation, qui vous a parlé très sainement de la vaine inviolabilité du roi et des maximes de la justice éternelle ne vous a point, ce me semble, développé toutes les conséquences de ces principes ; en sorte que le projet de décret qu’il vous a présenté n’en dérive point, et perd, pour ainsi dire, leur sève.

L’unique but du comité fut de vous persuader que le roi devait être jugé en aimable citoyen ; et moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu’à le combattre, et que, n’étant plus rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens.

Faute de ces distinctions, on est tombé dans des formes sans principes, qui conduiraient le roi à l’impunité, fixeraient trop longtemps les yeux sur lui, ou qui laisseraient sur son jugement une tache de sévérité injuste ou excessive. Je me suis souvent aperçu que de fausses mesures de prudence, les lenteurs, le recueillement, étaient ici de véritables imprudences ; et après celle qui recule le moment de nous donner des lois, la plus funeste serait celle qui nous ferait temporiser avec le roi. Un jour, peut-être, les hommes, aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes de ceux des Vandales, s’étonneront de la barbarie d’un siècle où ce fut quelque chose de religieux que de juger un tyran, où le peuple qui eut un tyran à juger l’éleva au rang de citoyen avant d’examiner ses crimes, songea plutôt à ce qu’on dirait de lui qu’à ce qu’il avait à faire, et, d’un coupable de la dernière classe de l’humanité, je veux dire celle des oppresseurs, fit, pour ainsi dire, un martyr de son orgueil.

On s’étonnera un jour qu’au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César – là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime !

Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une République à fonder : ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d’un roi ne fonderont jamais une République. Parmi nous, la finesse des esprits et des caractères est un grand obstacle à la liberté ; on embellit toutes les erreurs, et, le plus souvent, la vérité n’est que la séduction de notre goût.

Votre comité de législation vous en donne un exemple dans le rapport qui vous a été lu. Morisson vous en donne un plus frappant : à ses yeux, la liberté, la souveraineté des nations sont une chose de fait. On a posé des principes ; on a négligé leurs plus naturelles conséquences. Une certaine incertitude s’est montrée depuis le rapport. Chacun rapproche le procès du roi de ses vues particulières ; les uns semblent craindre de porter plus tard la peine de leur courage ; les autres n’ont point renoncé à la monarchie ; ceux-ci craignent un exemple de vertu qui serait un lien d’esprit public et d’unité dans la République ; ceux-là n’ont point d’énergie. Les querelles, les perfidies, la malice, la colère, qui se déploient tour à tour, ou sont un frein ingénieux à l’essor de la vigueur combinée dont nous avons besoin, ou sont la marque de l’impuissance de l’esprit humain. Nous devons donc avancer courageusement à notre but, et, si nous voulons une République, y marcher très sérieusement. Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirai même avec fureur ; nous ne songeons qu’à modifier l’énergie du peuple et de la liberté, tandis qu’on accuse à peine l’ennemi commun et que tout le monde, ou rempli de faiblesse ou engagé dans le crime, se regarde avant de frapper le premier coup. Nous cherchons la liberté, et nous nous rendons esclaves l’un de l’autre ! Nous cherchons la nature, et nous vivons armés comme des sauvages furieux ! Nous voulons la République, l’indépendance et l’unité, et nous nous divisons et nous ménageons un tyran !

Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois ; si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois, malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens amis de la liberté, en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers ! Quelle République voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes ?

On semble chercher une loi qui permette de punir le roi : mais dans la forme de gouvernement dont nous sortons, s’il y avait un homme inviolable, il l’était, en partant de ce sens, pour chaque citoyen ; mais de peuple à roi, je ne connais plus de rapport naturel. Il se peut qu’une nation, stipulant les clauses du pacte social, environne ses magistrats d’un caractère capable de faire respecter tous les droits et d’obliger chacun ; mais ce caractère étant au profit du peuple, et sans garantie contre le peuple, l’on ne peut jamais s’armer contre lui d’un caractère qu’il donne et retire à son gré. Les citoyens se lient par contrat ; le souverain ne se lie pas ; ou le prince n’aurait point de juge et serait un tyran. Ainsi l’inviolabilité de Louis ne s’est point étendue au-delà de son crime et de l’insurrection ; ou, si on le jugeait inviolable après, si même on le mettait en question, il en résulterait, Citoyen, qu’il n’aurait pu être déchu, et qu’il aurait eu la faculté de nous opprimer sous la responsabilité du peuple.

Le pacte est un contrat entre les citoyens, et non point avec le gouvernement : on n’est pour rien dans un contrat où l’on ne s’est point obligé. Conséquemment, Louis, qui ne s’était pas obligé, ne peut pas être jugé civilement. Ce contrat était tellement oppressif, qu’il obligeait les citoyens, et non le roi : un tel contrat était nécessairement nul, car rien n’est légitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature.

Outre ces motifs, qui tous vous portent à ne pas juger Louis comme citoyen, mais à le juger comme rebelle, de quel droit réclamerait-il, pour être jugé civilement, l’engagement que nous avons pris avec lui, lorsqu’il est clair qu’il a violé le seul qu’il avait pris envers nous, celui de nous conserver ? Quel serait cet acte dernier de la tyrannie que de prétendre être jugé par des lois qu’il a détruites ? Et, Citoyens, si nous lui accordions de le juger civilement, c’est-à-dire suivant les lois, c’est-à-dire en citoyen, à ce titre il nous jugerait, il jugerait le peuple même. Pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir. Il vous prouvera que tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour soutenir le dépôt qui lui était confié ; car, en engageant avec lui cette discussion, vous ne lui pouvez demander compte de sa malignité cachée ; il vous perdra dans le cercle vicieux que vous tracez vous-mêmes pour l’accuser.

Citoyens, ainsi les peuples opprimés au nom de leur volonté s’enchaînent indissolublement par le respect de leur propre orgueil, tandis que la morale et l’utilité devraient être l’unique règle des lois. Ainsi, par le prix qu’on met à ses erreurs, on s’amuse à les combattre, au lieu de marcher droit à la vérité.

Quelle procédure, quelle information voulez-vous faire des entreprises et des pernicieux desseins du roi ? D’abord, après avoir reconnu qu’il n’était point inviolable pour le souverain, et ensuite lorsque ses crimes sont partout écrits avec le sang du peuple, lorsque le sang de vos défenseurs a ruisselé, pour ainsi dire, jusqu’à vos pieds, et jusque sur cette image de Brutus, qu’on ne respecte pas le roi. Il opprima une nation libre ; il se déclara son ennemi ; il abusa des lois : il doit mourir pour assurer le repos du peuple, puisqu’il était dans ses vues d’accabler le peuple pour assurer le sien. Ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue ? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de tirer ? Que fit-il pour arrêter la fureur de ses soldats ? L’on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu’il n’était pas citoyen, et qu’au lieu de conserver le peuple il ne fit que sacrifier le peuple à lui-même.

Je dirai plus : c’est qu’une Constitution acceptée par un roi n’obligerait pas les citoyens ; ils avaient, même avant son crime, le droit de le proscrire et de le chasser. Juger un roi comme un citoyen ! Ce mot étonnera la postérité froide. Juger, c’est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ? Qu’y a-t-il de commun entre Louis et le peuple français, pour le ménager après sa trahison ? Il est telle âme généreuse qui dirait, dans un autre temps, que le procès doit être fait à un roi, non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d’avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation ; et de quelque illusion, de quelques conventions que la royauté s’enveloppe, elle est un crime éternel, contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer ; elle est un de ces attentats que l’aveuglement même de tout un peuple ne saurait justifier. Ce peuple est criminel envers la nature par l’exemple qu’il a donné, et tous les hommes tiennent d’elle la mission secrète d’exterminer la domination en tout pays.

On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. Les rois mêmes traitaient-ils autrement les prétendus usurpateurs de leur autorité ? Ne fit-on pas le procès à la mémoire de Cromwell ? Et, certes, Cromwell n’était pas plus usurpateur que Charles Ier ; car lorsqu’un peuple est assez lâche pour se laisser mener par des tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n’est pas plus sacrée ni plus légitime sur la tête de l’un que sur celle de l’autre.

Voilà les considérations qu’un peuple généreux et républicain ne doit pas oublier dans le jugement d’un roi.

On nous dit que le roi doit être jugé par un tribunal comme les autres citoyens… Mais les tribunaux ne sont établis que pour les membres de la cité ; et je ne conçois point par quel oubli des principes des institutions sociales un tribunal serait juge entre un roi et le souverain ; comment un tribunal aurait la faculté de rendre un maître à la patrie, et de l’absoudre, et comment la volonté générale serait citée devant un tribunal.

On vous dira que le jugement sera ratifié par le peuple. Mais si le peuple ratifie le jugement, pourquoi ne jugerait-il pas ? Si nous ne sentions point tout le faible de ces idées, quelque forme de gouvernement que nous adoptassions, nous serions esclaves ; le souverain n’y serait jamais à sa place, ni le magistrat à la sienne, et le peuple serait sans garantie contre l’oppression.

Citoyens, le tribunal qui doit juger Louis n’est point un tribunal judiciaire : c’est un conseil, c’est le peuple, c’est vous : et les lois que nous avons à suivre sont celles du droit des gens.

C’est vous qui devez juger Louis ; mais vous ne pouvez être à son égard une cour judiciaire, un juré, un accusateur ; cette forme civile de jugement le rendrait injuste ; et le roi, regardé comme citoyen, ne pourrait être jugé par le citoyen avant son crime ; il ne pouvait voter ; il ne pouvait porter les armes ; il l’est encore moins depuis son crime. Et par quel abus de la justice même en feriez-vous un citoyen, pour le condamner ? Aussitôt qu’un homme est coupable, il sort de la cité ; et, point du tout, Louis y entrerait par son crime. Je vous dirai plus : c’est que si vous déclariez le roi simple citoyen, vous ne pourriez plus l’atteindre. De quel engagement de sa part lui parleriez-vous dans le présent ordre des choses ?

Citoyens, si vous êtes jaloux que l’Europe admire la justice de votre jugement, tels sont les principes qui le doivent déterminer ; et ceux que le comité de législation vous propose seraient précisément un monument d’injustice. Les formes, dans le procès, sont de l’hypocrisie ; on vous jugera selon vos principes.

Je ne perdrai jamais de vue que l’esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. Et la mesure de votre philosophie, dans ce jugement, sera aussi la mesure de votre liberté dans la Constitution.

Je le répète, on ne peut point juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt les lois de cité. Le rapporteur vous l’a bien dit ; mais son idée est morte trop tôt dans son âme ; il en a perdu le fruit. Il n’y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois d’Angleterre pour juger Charles Ier : on les jugea selon le droit des gens ; on repoussa la force par la force, on repoussa un étranger, un ennemi. Voilà ce qui légitima ces expéditions, et non point de vaines formalités, qui n’ont pour principe que le consentement du citoyen, par le contrat.

On ne me verra jamais opposer ma volonté particulière à la volonté de tous. Je voudrai ce que le peuple français, ou la majorité de ses représentants voudra, mais comme ma volonté particulière est une portion de la loi qui n’est point encore faite, je m’explique ici ouvertement.

Il ne suffit pas de dire qu’il est dans l’ordre de la justice éternelle que la souveraineté soit indépendante de la forme actuelle de gouvernement, et d’en tirer cette conséquence, que le roi doit être jugé ; il faut encore étendre la justice naturelle et le principe de la souveraineté jusqu’à l’esprit même dans lequel il convient de le juger. Nous n’aurons point de République sans ces distinctions qui mettent toutes les parties de l’ordre social : dans leur mouvement naturel, comme la nature crée la vie de la combinaison des éléments.

Tout ce que j’ai dit tend donc à vous prouver que Louis XVI doit être jugé comme un ennemi étranger. J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que son jugement à mort soit soumis à la sanction du peuple ; car le peuple peut bien imposer des lois par sa volonté parce que ces lois importent à son bonheur ; mais le peuple même ne pouvant effacer le crime de la tyrannie, le droit des hommes contre la tyrannie est personnel ; et il n’est pas d’acte de la souveraineté qui puisse obliger véritablement un seul citoyen à lui pardonner.

C’est donc à vous de décider si Louis est l’ennemi du peuple français, s’il est étranger, si votre majorité venait à l’absoudre, ce serait alors que ce jugement devrait être sanctionné par le peuple ; car si un seul citoyen ne pouvait être légitimement contraint par un acte de la souveraineté à pardonner au roi, à plus forte raison un acte de magistrature ne serait point obligatoire pour le souverain.

Mais hâtez-vous de juger le roi car il n’est pas de citoyen qui n’ait sur lui le droit que Brutus avait sur César ; vous ne pourriez pas plutôt punir cette action envers cet étranger que vous n’avez blâmé la mort de Léopold et de Gustave.

Louis était un autre Catilina ; le meurtrier, comme le consul de Rome, jugerait qu’il a sauvé la patrie. Louis a combattu le peuple : il est vaincu. C’est un barbare, c’est un étranger prisonnier de guerre. Vous avez vu ses desseins perfides ; vous avez vu son armée ; le traître n’était pas le roi des Français, mais le roi de quelques conjurés. Il faisait des levées secrètes de troupes, avait des magistrats particuliers ; il regardait les citoyens comme ses esclaves ; il avait proscrit secrètement tous gens de bien et de courage. Il est le meurtrier de la Bastille, Nancy, du Champ-de-Mars, de Tournay, des Tuileries : quel ennemi, quel étranger nous a fait plus de mal ? Il doit être jugé promptement : c’est le conseil de la sagesse et de la saine politique : c’est une espèce d’otage que conservent les fripons. On cherche à remuer la pitié ; on achètera bientôt des larmes ; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie.

Source : Wikisource 

Le second discours de Saint-Just sur la mort du roi est disponible ici.