Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

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Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

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Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

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Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats

 

 

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Midterms 2018 : victoire en demi-teinte pour les Démocrates

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© Gage Skidmore

Le 6 Novembre avaient lieu les élections intermédiaires (midterms) au Congrès américain (Chambre des Représentants et Sénat). Elles avaient valeur de test national sur la popularité (chancelante) de l’Administration Trump. Si le Trumpisme “perd des plumes” suite aux midterms, il a tenu le choc. Ces élections n’ont certes pas été “un grand jour” pour les Républicains comme le prétend Donald Trump, mais les Républicains confortent leur majorité au Sénat, en gagnant trois sièges sur les Démocrates. Toutefois, ils perdent le contrôle de la Chambre des Représentants au profit des Démocrates, qui gagnent également 7 postes de gouverneurs.


Chambre des représentants vs Sénat : des contextes différents

Ces résultats contradictoires à la Chambre des Représentants et au Sénat s’expliquent en partie par des contextes différents. Dans le cas de l’élection à la Chambre des Représentants (entièrement renouvelée tous les deux ans), les Républicains partaient avec un handicap dans la mesure où plusieurs dizaines de sortants ne se représentaient pas ; ce qui donnait un avantage tactique aux Démocrates. Dans le cas du Sénat, au contraire, les 35 sièges (sur 50) soumis à élection étaient majoritairement détenus par des Démocrates. Complication supplémentaire, une large partie des sièges Démocrates soumis à renouvellement étaient situés dans des Etats pro-Républicains  ( les “red states”) ou ayant voté pour Trump en 2016.

Une majorité républicaine confortée au Sénat

Les Démocrates ont, sans surprise, perdu trois sièges dans les “red states” du Missouri, du Dakota du Nord et de l’Indiana. En revanche, la courte défaite (de 0,22 points) du Sénateur Bill Nelson en Floride reste à confirmer, “dans la mesure où dans cet Etat la loi veut que si moins de 0,5 point sépare les deux finalistes, un nouveau dépouillement soit automatiquement ordonné”. Les Démocrates sauvent (parfois de justesse) leurs sièges dans le Montana, en Virginie Occidentale, en Ohio, dans le Wisconsin, en Pennsylvanie et dans le Michigan. Et ils gagnent un siège sur les Républicains dans le Nevada et pourraient en gagner un second en Arizona si l’avance de la candidate Démocrate se confirme.

Sénat des Etats-Unis (crédit photo : Real Clear Politics)

L’autre surprise de ces élections Sénatoriales est le score impressionnant obtenu par le candidat Démocrate au Texas, Beto O’ Rourke, qui obtient 48,3% face au Sénateur sortant Républicain et conservateur Ted Cruz (50,9%). Cette performance est liée à la campagne populiste inspirée de Bernie Sanders, menée par Beto O’Rourke : refus du financement des Super PACs, assurance maladie universelle et publique, légalisation de la marijuana… Les Démocrates ont décroché, dans son sillage, deux sièges supplémentaires au Texas à la Chambre des Représentants. Le Texas serait-il en train de devenir un “swing state” ?

Chambre des Représentants : un référendum anti-Trump

Les élections à la Chambre des Représentants ont fonctionné comme un référendum anti-Trump. Contrairement au Sénat, l’ensemble des sièges était remis en jeu, dans un contexte où 52% des Américains désapprouvent la politique menée par l’Administration Trump. 

Chambre des Représentants (crédit photo Real Clear politics)

Cette victoire des Démocrates présente plusieurs caractéristiques saillantes : les “suburbs” (banlieues pavillonnaires) ont basculé de leur côté et ont fait la différence. Les Démocrates étant traditionnellement hégémoniques dans les zones urbaines et les Républicains dans les zones rurales, c’est là que se jouait le scrutin. Les Démocrates renforcent leur hégémonie dans leurs zones de forces traditionnelles que sont l’Illinois, New York, la Californie ou le New Jersey. Ils progressent dans les Etats à forte composante hispanique : Arizona, Floride, Texas, Nouveau-Mexique, Colorado. Le discours raciste et anti-migrants de Trump a sans aucun doute pesé dans la mobilisation de l’électorat démocrate dans ces Etats. En revanche, le rééquilibrage des forces n’est que partiel dans les Etats du Midwest (qui avaient voté pour Trump en 2016) : si les Démocrates progressent dans le Michigan et en Pennsylvanie ; ils obtiennent des résultats médiocres dans le Wisconsin et l’Ohio.

Démocrates : +7 postes de gouverneurs

Les élections aux postes de gouverneurs (36 postes étaient soumis à élection) confirment ces tendances. Les Démocrates l’emportent dans deux Etats à forte composante hispanique (Nevada et Nouveau Mexique) mais échouent (de peu) en Floride. Dans le Midwest, ils emportent trois Etats (Illinois, Michigan, Wisconsin), mais échouent en Iowa et dans l’Ohio. Ils remportent également deux “petits” Etats : le Maine et le Kansas.

Elections des gouverneurs (crédit photo Real Clear Politics)

Dans trois Etats, les Démocrates présentaient au poste de gouverneur des candidats issus de la communauté afro-américaine : Stacey Abrams en Géorgie, Ben Jealous dans le Maryland et Andrew Gillum en Floride. Tous trois étaient soutenus par le mouvement de Bernie Sanders Our Revolution. Tous trois ont perdu. Si la défaite de Ben Jealous face à un sortant populaire était prévisible, celle d’Andrew Gillum, une des étoiles montantes du parti Démocrate, est plus décevante. Le cas de la Géorgie reste en suspens pour le moment ; la candidate Démocrate refusant de concéder la défaite et attendant le décompte final.

Quels impacts sur la politique intérieure étatsunienne ?

La victoire des Démocrates à la Chambre des Représentants va certes compliquer la mise en oeuvre des projets de l’Administration Trump. “Les Démocrates vont forcer Donald Trump à rendre des comptes sur bien des sujets – ses impôts, le budget fédéral, l’abîme de conflits d’intérêts que représente sa présidence. Un peu renforcée, la majorité Républicaine au Sénat, de son côté, écarte toute possibilité de procédure en destitution.” Néanmoins, Trump reste en situation de se représenter aux élections présidentielles de 2020.

Les grands équilibres au sein du Parti Démocrate n’ont pas été bouleversés par ces élections. Il reste dominé par son aile centriste voire droitière. Le mouvement de Bernie Sanders n’est parvenu à faire élire qu’une dizaine de Représentants au Congrès (dont deux affiliés au DSA). On peut citer Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Deb Haaland, Veronica Escobar, Ilhan Omar, Raul Grijalva, Jesus Chuy Garcia. 

Alexandria Ocasio-Cortez (crédit photo ocasio2018.com)

Les 7 postes de gouverneurs gagnés par les Démocrates sont loin d’être négligeables pour l’avenir, dans la mesure où les gouverneurs organisent le scrutin présidentiel et participent au redécoupage des districts et circonscriptions électorales

Ces élections dessinent peut-être une nouvelle géographie électorale : des Etats traditionnellement Républicains comme le Nevada, l’Arizona voire le Texas pourraient basculer dans l’escarcelle Démocrate (du fait de la politique anti-migrants), tandis que Trump conserverait l’avantage dans la “Rust Belt” (Wisconsin, Ohio, Michigan, Iowa), en mettant en avant sa politique protectionniste.

Le post-néolibéralisme et la politique de la souveraineté

Article de Paolo Gerbaudo paru initialement le 28 février 2017 dans la revue italienne Senso Comune. Nous avons décidé de traduire cet article car il offre un point de vue riche sur la réémergence du concept de souveraineté. Traduction réalisée par Valerio Arletti.

La crise de la mondialisation néolibérale est en train de se manifester à différentes latitudes. Elle a été démontrée de manière éclatante par la victoire du Brexit au Royaume-Uni et par le succès de Donald Trump aux élections présidentielles américaines, a ressuscité une des notions politiques les plus anciennes et poussiéreuses : l’idée de souveraineté.

Habituellement entendue comme autorité et capacité de l’État à gouverner sur son territoire, la souveraineté a longtemps été considérée comme un résidu du passé dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté. Mais aujourd’hui ce principe est invoqué de manière quasi obsessionnelle par l’ensemble des nouvelles formations populistes et des nouveaux leaders qui ont émergés à gauche et à droite de l’horizon politique suite à la crise financière de 2008.

La campagne pour le Brexit au Royaume-Uni, avec sa demande de “reprendre le contrôle”, s’est focalisée sur la reconquête de la souveraineté contre l’Union européenne, accusée de priver le Royaume-Uni du contrôle sur ses propres frontières. Dans la campagne présidentielle américaine, Donald Trump a fait de la souveraineté son leitmotiv. Il a soutenu que son plan sur l’immigration et sa proposition de révision des accords commerciaux garantiraient «prospérité, sécurité et souveraineté» au pays. En France, Marine Le Pen prononce le mot “souveraineté” à chaque occasion possible lors de ses divagations contre l’Union européenne, les migrations et le terrorisme, et elle a clairement affirmé que cette idée est son la clef de voute de sa campagne présidentielle. En Italie le Mouvement 5 étoiles a souvent fait appel au principe de souveraineté. Un de ses leaders, Alessandro di Battista, a récemment déclaré que «la souveraineté appartient au peuple» et que l’Italie devrait abandonner l’euro pour reconquérir le contrôle sur sa propre économie.

La question de la souveraineté n’a pas seulement été l’apanage des formations de droite et du centre. Des demandes de récupération de la souveraineté sont aussi venues gauche, un champ dans lequel ce principe a longuement été regardé avec une grande méfiance, à cause de son association au nationalisme. En Espagne, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, la nouvelle formation populiste de gauche fondée au début de 2014, s’est souvent qualifié de “soberanista” [N.D.L.R. souverainiste]. Il a adopté un discours très patriote, en faisant appel à l’orgueil et à l’histoire nationale. Tout en refusant le Brexit, Iglesias a soutenu que les États nationaux doivent récupérer leur «capacité souveraine» à l’intérieur de l’Union européenne. Aux États-Unis, Bernie Sanders a critiqué férocement la finance globale et, de façon similaire à Donald Trump, le commerce international. En ce qui concerne le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un traité commercial entre les États-Unis et onze pays de la zone Pacifique, Sanders a soutenu qu’il «minerait la souveraineté des États-Unis».

La revendication progressiste de l’idée de souveraineté peut être reliée au soi-disant “mouvement des places” de 2011, une vague de protestations qui inclut le Printemps arabe, les indignados espagnols, les aganaktismenoi grecs et Occupy Wall Street. Même si ces mouvements ont été décrits comme étant “néo-anarchistes”, en continuité avec la longue vague de mouvements antiautoritaires, anarchistes et autonomes post-1968, une de leurs caractéristiques principales a été la demande de caractère typiquement populiste, plutôt que néo-anarchiste, de récupération de la souveraineté et de l’autorité politique au niveau local et national en opposition aux élites financières et politiques.

Les résolutions des assemblées populaires d’Occupy Wall Street ont souvent invoqué le préambule «We the People» de la Constitution américaine, et ils ont demandé une récupération des institutions de l’État de la part du peuple et une réglementation du système bancaire pour contrer la spéculation financière et immobilière. A l’occasion des acampadas également, la souveraineté a émergé en tant que question centrale dans les discussions sur comment résister au pouvoir de la finance et de la Banque centrale européenne, accusées de frustrer la volonté du peuple.

Cette abondance de références à la souveraineté à droite aussi bien qu’à gauche de l’échiquier politique montre comment la souveraineté est devenue le signifiant clé du discours politique contemporain : un terme qui constitue un champ de bataille discursif et politique dans lequel se décidera le sort de l’hégémonie politique dans l’ère post-néolibérale, et qui déterminera si la bifurcation post-néolibérale prendra une direction progressiste ou réactionnaire.

Ce nouvel horizon soulève des questions brûlantes pour la gauche, alors que jusq’ici celle-ci a été tiède à embrasser la question de la souveraineté. L’association de la souveraineté avec l’État-nation, avec sa longue histoire de conflits internationaux et de contrôles répressifs sur les migrants, a conduit de larges secteurs de la gauche à conclure que ce principe est inconciliable avec une politique réellement progressiste. Toutefois, il faut remarquer que la souveraineté – et en particulier la souveraineté populaire – a constitué un concept fondamental dans le développement de la gauche moderne, comme on le voit dans le travail de Jean-Jacques Rousseau et dans son influence sur les jacobins et sur la révolution française. La revendication de souveraineté à laquelle on a assisté à l’occasion des protestations de 2011, dans les discours de Podemos et dans ceux de Bernie Sanders, peut-elle annoncer l’émergence d’une nouvelle gauche post-néolibérale qui se réapproprie la question de la souveraineté comme un élément clé pour construire un pouvoir populaire, combattre les inégalités extrêmes et le déficit démocratique qui  tenaillent nos sociétés ? Quelles formes de souveraineté peuvent-elles être réellement récupérées dans un monde interconnecté au niveau global ? Et jusqu’à quel point est-il vraiment possible de développer l’idée de souveraineté dans un sens progressiste ?

 

Reprendre le contrôle d’un monde où “tout fout le camp”

 

Le retour de la question de la souveraineté dans les débats politiques contemporains révèle que nous nous trouvons face à une profonde crise du néolibéralisme, qui est en train de nourrir la demande de contrôle démocratique sur la politique et sur la société.

La crise financière de 2008, avec les dégâts sociaux qu’elle a engendrés pour des millions de gens, a mis à nu beaucoup de contradictions de fond qui étaient partiellement visibles dans les années 1990 et au début des années 2000, quand le néolibéralisme était triomphant. Les anxiétés qui caractérisaient cette phase de transition se concentrent notamment sur une série de flux – commerce, finance et personnes – qui constituent le système sanguin de l’économie globale.

A l’apogée de l’ère néolibérale, ces flux – et notamment les flux financiers et commerciaux – étaient présentés par la classe dirigeante – et perçus par la majorité de la population – comme des phénomènes positifs et comme une source de richesse. Aujourd’hui, dans un monde caractérisé par la stagnation économique, l’insécurité et l’instabilité géopolitique, la mondialisation et ses flux apparaissent aux populations comme une source de risque plutôt que comme une source d’opportunités. Cela est aggravé par le fait que ce sont des forces qui entravent toute prétention de contrôle des institutions politiques sur le territoire dans leur juridiction.

C’est à partir de cette perception d’absence de contrôle que découle ce désir de “reprendre le contrôle” qui est le leitmotiv du populisme contemporain, ainsi que nous avons pu le voir au cours de la campagne du Brexit. Il s’agit de reprendre le contrôle comme réponse à un monde qui apparaît de plus en plus hors contrôle à cause de l’effet déstabilisant des flux globaux qui fuient le contrôle des institutions démocratiques.

La perception d’une perte de contrôle territorial reflète la manière par laquelle la mondialisation néolibérale a scientifiquement démoli les différentes formes d’autorité et de régulation territoriale, dans l’espoir de transformer la planète en un “espace lisse”, facilement traversé par des flux de capitaux, de marchandises et de services. La souveraineté a été de fait l’ennemi juré du néolibéralisme, comme on le voit dans les fréquentes attaques lancées contre ce principe dans la théorie économique néoclassique et dans la philosophie néoconservatrice qui a accompagné le développement du néolibéralisme. Des auteurs tels que Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek et Milton Friedman ont considéré les institutions souveraines comme des obstacles aux échanges économiques et aux flux financiers, et comme des interférences à la primauté du marché et à la liberté économique des entrepreneurs et des consommateurs. Selon eux, les États-nations devraient laisser de l’espace à un marché global, le seul souverain légitime selon la Weltanschauung [N.D.L.R. la vision du monde] néolibérale.

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Ce projet a trouvé son application concrète dans les politiques néolibérales de déréglementation économique et financière qui ont été développées à partir de la fin du régime de Bretton Woods et de la crise pétrolière de 1973, pour enfin se généraliser dans les années 1980 et 1990. Les grandes entreprises multinationales qui se sont développées après la Seconde Guerre mondiale ont rapidement constitué une menace pour le pouvoir territorial des États-nations. Ces entreprises ont souvent fait un chantage aux Etats en les menaçant de transférer ailleurs leurs activités pour obtenir des normes fiscales et des normes sur le travail plus favorables à leurs intérêts. La création des paradis fiscaux, qui est allée de pair avec le développement des multinationales, a servi comme moyen pour rendre vain le contrôle souverain sur la fiscalité et sur les flux de capital. Comme le décrit Nicholas Shaxson dans les Îles au trésor, les paradis fiscaux ont bouleversé le système de souveraineté territoriale, en retournant ce principe contre lui-même et en revendiquant la souveraineté pour des petites îles ou des micro-États tels que le Liechtenstein ou Saint-Marin, utilisés comme une sorte de repaire de pirates : des territoires extraterritoriaux dans lesquels il est possible de cacher les gains frauduleux soustraits aux trésors nationaux. Les expédients utilisés dans les dernières années par des entreprises numériques telles que Google, Facebook et Amazon pour l’évasion fiscale ne sont que le dernier chapitre de cette attaque de longue date à la souveraineté fiscale.

En outre, la libéralisation commerciale, réalisée à travers une série de traités commerciaux globaux et à travers la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, a également eu pour but d’affaiblir la souveraineté des États-nations, en les privant de toute capacité de protéger leurs industries locales par l’utilisation de tarifs douaniers et d’autres barrières commerciales. Cela, tout en exposant les travailleurs à une course globale au moins-disant en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail.

En conséquence, malgré la suspicion qui demeure à gauche à l’égard de l’idée de souveraineté, il est évident que ce vide a été le facteur qui a permis les effets les plus néfastes du néolibéralisme. C’est la démolition des juridictions souveraines à travers les paradis fiscaux et les traités de libre commerce qui a permis l’accumulation d’immenses richesses dans les mains des super-riches au détriment des gens du commun, tout en amenant à une situation dans laquelle, comme un fameux rapport de l’ONG britannique Oxfam publié en janvier 2016 le documente, 62 personnes contrôlent le 50% du patrimoine mondial.

À la lumière de ces effets néfastes de la guerre menée par le néolibéralisme contre la souveraineté, personne ne devrait être surpris du fait que, face à la crise de l’ordre néolibéral, la souveraineté soit vue de nouveau comme étant un élément central pour construire un ordre politique et social alternatif. Au centre de cette nouvelle politique de la souveraineté, il y a la demande de nouvelles formes d’autorité territoriale pour contrôler les flux globaux.

La demande de souveraineté est le point nodal de la politique de l’ère post-néolibérale et le point de superposition entre le populisme de droite et de gauche, entre la politique de Trump et celle de Sanders, entre la vision du Mouvement 5 étoiles et celle de Podemos. Cependant les nouveaux populistes de droites et de gauches sont en profond désaccord à l’égard de ce qu’ils entendent exactement par souveraineté et à l’égard de la définition des flux globaux qui constituent effectivement un risque pour la sécurité et le bien-être, et qui devraient par conséquent être contrôlés. Si l’idée de souveraineté est au centre de la conflicutalité politique, la bataille qui se joue autour de ce concept repose notamment sur le sens qui lui est donné, et sur le contenu politique qui en découle.

 

La souveraineté populaire contre la souveraineté nationale

 

Ce que les discours sur la souveraineté de Trump et Sanders, de Podemos et des Brexiters, ont en commun, est l’idée selon laquelle, pour construire un nouvel ordre social sur les décombres de la globalisation néolibérale, il est nécessaire de revendiquer le droit des communautés politiques définies sur une base territoriale à gérer leur vie collective de façon relativement autonome vis à vis des interférences extérieures. Cette similitude explique pourquoi, malgré leurs énormes différences, il y a des points de superposition entre les populistes de droite et les populistes de gauche. Par exemple, Trump et Sanders ont tous les deux proposé des formes de protectionnisme économique, et des formes d’intervention de l’État sur l’économie, à travers notamment la construction de nouvelles infrastructures.

Exception faite pour ces éléments de similitude, la gauche populiste et la droite populiste sont en profond désaccord sur ce que signifie vraiment souveraineté, et sur le type de contrôle territorial qui doit être reconstruit. Pour les populistes xénophobes de droite, la souveraineté est d’abord la souveraineté nationale, projetée sur un imaginaire ethnique Blut und Boden (“sang et sol”), qui, hormis quelques exceptions de nations politiques, sont souvent définies par des liens ethnico-culturels mobilisés contre ceux – étrangers et migrants – qui semblent mettre en cause l’homogénéité et la sécurité du peuple. La vision de la souveraineté qui s’associe à cette logique politique relève de la philosophie politique de Thomas Hobbes, pour lequel la souveraineté se fondait sur la garantie et la protection offerte par le souverain à ces sujets.

“Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale.”

Les flux globaux que cette vision réactionnaire de la souveraineté considère comme la menace principale sont évidemment les flux migratoires . La souveraineté dans cette perspective signifie d’abord la fermeture des frontières aux migrants, y compris les réfugiés qui fuient des guerres, mais également la mise à l’écart des minorités internes perçues comme non désirables, notamment les musulmans, suspectés de mettre en danger la sécurité et la cohésion sociale. Cette vision xénophobe de la souveraineté était évidente au cours du débat sur le Brexit, où la campagne “Leave” a aussi gagné en exploitant la peur contre les migrants, notamment polonais, perçus et pointés du doigt comme les responsables de la baisse des salaires et de la dégradation des services publics.

La vision progressiste de la souveraineté, qui est au centre des mouvements populistes de gauche, de Podemos à Bernie Sanders, a un sens très différent différente. Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale. En outre, cette vision promeut la souveraineté comme un moyen d’inclusion plutôt que d’exclusion. Cette demande progressiste de souveraineté tire son origine dans les premières lueurs de la gauche moderne, entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle. L’idée de souveraineté populaire a été développée dans les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, dans lesquels l’idée que le pouvoir devait passer des mains du monarque à celles du peuple était centrale. Rousseau a, par ailleurs, profondément influencé les jacobins, la Révolution Française et les insurrections populaires du XIX siècle.

Malgré cela, l’idée de souveraineté est tombée dans le discrédit auprès de nombreux mouvements radicaux pendant l’ère néolibérale. La souveraineté a été vue comme un concept autoritaire, étranger à une politique d’émancipation, ainsi qu’elle était présentée dans la critique au concept de souveraineté développée par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire. Toutefois, la nouvelle gauche populiste qui s’est levée après le krach financier de 2008 a redécouvert la question de la souveraineté, et elle s’est convaincue qu’une vraie démocratie est impossible sans la récupération des formes d’autorité territoriale.

La récupération progressiste de l’idée de souveraineté, comme elle est proposée par des phénomènes tels que ceux de Sanders et Podemos, a comme principal ennemi les banques, les entrepreneurs sans scrupules et les politiciens corrompus à leur solde, et non les étrangers, les réfugiés et les minorités ethniques. Les flux financiers et commerciaux, plutôt que les flux migratoires, sont ceux qui sont vus comme la principale menace au bien-être et à la sécurité des communautés. En ce contexte, la souveraineté est perçue comme une arme qui peut être utilisée par le Peuple contre l’Oligarchie, par le plus grand nombre contre les 1%, par l’ensemble des citoyens contre les élites qui contreviennent à la volonté populaire.

Si les leaders populistes progressistes tels qu’Iglesias et Sanders ont souvent utilisé les sentiments patriotiques et s’ils ont vu l’État-nation comme qu’espace central de mobilisation contre le système néolibérale, leur vision de la souveraineté est certainement plus à multi-échelle et plus inclusive que celle des populistes de droite. Elle comprend le niveau local, régional, national et continental. En effet, la souveraineté a souvent été invoquée au niveau local par les formations “municipalistes” qui ont conquis les mairies de Madrid et de Barcelone. Les administrations de Manuela Carmena et d’Ada Colau ont utilisé le pouvoir des juridictions locales pour soutenir l’économie locale, pour limiter les processus de gentrification, et pour lutter contre la rapacité des entreprises de la pseudo “sharing economy”, comme Airbnb et Uber. Par ailleurs, Bernie Sanders a fait appel à la souveraineté des communautés des natifs américains, à l’occasion des manifestations contre la construction de la Dakota Access Pipeline (DAPL).

Il est évident que, dans un monde mondialisé et interconnecté comme celui dans lequel nous vivons, une véritable souveraineté populaire, pour être efficace, doit être exercée également au niveau supranational. Le chaos provoqué au Royaume-Uni par le Brexit, et l’incertitude qu’il a engendré sur le futur économique du pays, démontre que ce n’est pas possible dans l’ère contemporaine d’opérer un simple retour à l’échelle nationale, ou du moins cette option n’est pas possible pour les États-nations européens, qui sont trop petits pour pouvoir exercer un contrôle réel sur les processus économiques à l’échelle planétaire. Une politique progressiste de la souveraineté doit trouver le nécessaire équilibre entre le niveau national et celui supranational. C’est la raison pour laquelle les demandes de démocratiser l’Europe, telles que celles avancées par le mouvement DIEM25 guidé par l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, sont importantes.

 

Des frontières perméables

 

Une vision progressiste de la souveraineté doit admettre que l’État-nation n’est pas le seul espace d’exercice de la souveraineté, et que dans le monde contemporain la souveraineté fonctionne à différentes échelles, toutes également légitimes et utilisables comme des moyens pour poursuivre un programme politique progressiste. Du reste, nous vivons dans une époque dans laquelle le lieu de la souveraineté est incertain et dans laquelle le concept même de souveraineté fait l’objet luttes de définition. En ces temps, nous sommes appelés à repenser et à réinventer la souveraineté pour l’adapter aux contours changeants des territoires, des droits et des institutions. Nous devons construire des nouvelles territorialités, conçues non pas comme des espaces à fermeture étanche, mais plutôt comme un espace délimité par des frontières perméables, qui peuvent être ouvertes aux migrants et aux réfugiés et simultanément fermées sur les flux de capitaux spéculatifs et sur les formes dangereuses de commerce global.

“La gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté”

Le futur nous dira quelle vision de souveraineté s’imposera dans le panorama post-néolibéral et si ce sont les populistes de droite ou de gauche qui gagneront cette bataille pour l’hégémonie dans cette nouvelle phase. À l’heure actuelle, c’est la droite populiste qui semble prendre de l’avance. Cela est dû d’un coté au fait que la majorité des personnes continue d’associer la politique de la souveraineté avec l’État-nation et le nationalisme, et d’un autre côté aux hésitations des forces de gauche et des mouvements sociaux dans la revendication du principe de souveraineté.

Ce qui est clair est que la gauche ne peut pas se permettre de laisser le discours souverainiste à la droite. La demande de récupération de la souveraineté découle d’une expérience réelle de souffrance et d’humiliation déclenchée par la démolition néolibérale des formes de protection qui étaient offertes par l’État-nation. Pour répondre à la colère et au désordre provoqué par la crise économique, politique et morale du néolibéralisme, la gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté, dans laquelle le contrôle du territoire n’implique pas l’exclusion des étrangers et des minorités ethniques et religieuses, mais l’inclusion des différentes communautés au niveau local, national et transnational dans tous les processus de décision qui les concernent.

Crédit photo : http://www.senso-comune.it/paolo-gerbaudo/post-neoliberismo-la-politica-della-sovranita/

 

 

 

 

 

 

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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