1848 ou le divorce entre le prolétariat et la bourgeoisie

La République universelle démocratique et sociale – le triomphe, Frédéric Sorrieu, 1848, Musée Carnavalet, Paris.

La « double » révolution de 1848 a posé de manière concentrée un grand nombre de problèmes de la lutte des classes et tout particulièrement la question de l’indépendance du mouvement ouvrier. Alors que le vieux continent est explosif, l’année 1848 marque le moment de la cristallisation des aspirations et intérêts particuliers des travailleurs et de leur violente distinction de ceux de la bourgeoisie, culminant en France dans les affrontements de juin. Depuis, les enjeux politiques soulevés n’ont rien perdu de leur actualité. 

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

1830-1848, « le règne des banquiers »

Au début du XIXe siècle en France, la classe capitaliste est à un stade avancé de son développement économique et politique. Après le règne et la chute d’un Bonaparte tout-puissant s’ouvre en 1814 une période de réaction sous la coupe du descendant des Bourbons Louis XVIII, remplacé à sa mort en 1824 par Charles X. Ces monarques, représentants les intérêts des tenants de l’Ancien régime, sont contraints de multiplier les attaques contre les acquis de la révolution bourgeoise sur le plan économique et politique. Ces attaques culminent sous Charles X : suspension de la liberté de la presse, dissolution de la Chambre, restriction du droit de vote… En juillet 1830, lors des « Trois glorieuses », la révolte de la population parisienne renverse Charles X1. Le duc d’Orléans2 Louis-Philippe est proclamé « lieutenant général du royaume », puis roi des Français. Dès lors commence ce que le banquier libéral Laffite, proche du duc d’Orléans, appelle « le règne des banquiers 3 ».

Pris dans [la] contradiction [du déficit public], Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force.

Pendant les dix-huit années du règne de cette aristocratie financière4, dont le monarque constitutionnel Louis-Philippe garantit les intérêts, la bourgeoisie industrielle affermit son opposition. Représentée en minorité à la chambre, elle prend confiance en ses propres forces au fil des émeutes ouvrières réprimées : en 1832 à Paris, en 1831 puis 1834 à Lyon (la révolte des canuts), en 1839 contre les sociétés secrètes d’Armand Barbès et Auguste Blanqui, toutes écrasées dans le sang. Dans le même temps, l’aristocratie financière use de sa domination politique pour laisser libre cours à ses tractations boursières, ruinant au passage l’État ainsi qu’une myriade de petits capitalistes. Le contrôle de l’État permet à un nombre réduit de banquiers de faire varier les cours selon ses besoins. Une contradiction apparaît : le succès économique de cette classe dépend du déficit de l’État, instrument nécessaire à sa spéculation. Or, ce déficit affaiblit l’État qui, tant qu’elle en a le contrôle, garantit ses intérêts. Sciant la branche sur laquelle elle est assise, l’aristocratie financière place l’État dans un dilemme : accentuer la pression sur les autres classes et notamment la bourgeoisie industrielle, de plus en plus sûre de sa puissance et représentant la majorité des capitalistes, ou réduire le train de vie exorbitant de « l’aristocratie financière ».

Pris dans cette contradiction, Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force. De grands commerçants sont forcés de se rabattre sur le marché intérieur et la concurrence déséquilibrée suivant leur arrivée dans Paris pousse un grand nombre de commerçants et petits patrons parisiens à la ruine, ce qui explique leur ferveur révolutionnaire. Les conséquences sur les prix, les emplois et les conditions de vie du prolétariat parisien se font rapidement sentir.

Février : la victoire contre la monarchie et l’introuvable compromis

Au sommet de ces tensions et de la pression exercée à la fois sur la bourgeoisie industrielle et par le prolétariat parisien, une insurrection éclate le 23 septembre 1848 à Paris. Effrayé, Louis-Philippe congédie un Guizot haï des libéraux5 et nomme Odilon Barrot pour former un nouveau gouvernement. Cela ne suffit pas à préserver la monarchie. Le conflit déborde dans les rues et des barricades sont montées dans Paris.

Souvenirs des journées de juin 1848. Rue St Antoine, Artiste inconnu, Musée Carnavalet, Paris

Au bout de quelques jours d’affrontements entre le peuple et l’armée et après le désarmement de cette dernière, la monarchie cède la place au gouvernement provisoire de la République. C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.

Ils sont aussi la classe qui peut aller le plus loin dans le processus révolutionnaire, sans toutefois être suffisamment équipée. En effet, la mise en place du gouvernement provisoire est un premier frein que la bourgeoisie cherche à tout prix à appliquer à la révolution, de peur qu’elle ne remette en cause ses propres intérêts après avoir balayé ceux de l’aristocratie financière. Ce gouvernement ne comporte, sur ses treize membres, que deux représentants du mouvement ouvrier  : Louis Blanc et « l’ouvrier Albert ». Les autres sont issus en majorité de différentes fractions de la bourgeoisie, petite ou grande, à quoi s’ajoute l’opposition réactionnaire partisane de la monarchie (Crémieux, Dupond de l’Eure). Ce gouvernement incarne le compromis, qui se révélera introuvable, entre des classes aux intérêts antagonistes.

C’est ce gouvernement majoritairement issu de la classe possédante qui, le 25 février, sous la pression des ouvriers parisiens encore armés et des barricades encore dressées, proclame la République sous la menace d’une nouvelle insurrection menée par François-Vincent Raspail6. Cette République, imposée par le prolétariat mais conduite par la bourgeoisie7, ouvre un chapitre essentiel de l’histoire de la lutte de classes en France : la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat se fait sous la République plus aiguë qu’elle ne l’a jamais été, et les deux classes côte à côte sur les barricades de février suivent dès lors des trajectoires séparées jusqu’à l’affrontement sanglant de juin.

Juin, le choc physique entre deux classes

Portrait d’Auguste Blanqui (1805–1881), homme politique, Amélie-Suzanne Serre, vers 1835, Musée Carnavalet, Paris.

Les travailleurs font partie des vainqueurs de février et se considèrent comme tels. C’est la raison des concessions sociales que la bourgeoisie a dû réaliser en prenant le pouvoir mais dont elle cherchera dès lors à se débarrasser. Sans revenir sur chacun des rognages successifs des conquêtes ouvrières de février, on peut rappeler simplement quelques faits marquants : l’Assemblée nationale nomme une commission exécutive dont les deux représentants du mouvement ouvrier dans le gouvernement provisoire, Albert et Louis Blanc, sont exclus. La République (et non pas la République sociale) est proclamée, et la proposition d’un ministère spécial du travail – revendication défendue par les ouvriers – est rejetée. Les ouvriers envahissent l’Assemblée nationale le 15 mai, le député et comte Alexis de Tocqueville narrant l’événement avec un mépris de classe non dissimulé : « C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui. »

À la suite d’une série de réponses provocantes de la bourgeoisie (bannissement d’une partie des travailleurs de Paris en Sologne pour des « travaux de terrassement » qui sont en réalité des expulsions, interdiction d’attroupements…), les ouvriers prennent les armes le 22 juin. L’insurrection rencontre une répression féroce. Sans organisation de masse à sa tête, sans organisation militaire comparable à celle du gouvernement provisoire, les insurgés sont finalement vaincus. Pourtant, l’insurrection de juin est révolutionnaire, au sens où elle révèle au grand jour les intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie, faisant dire à Marx que « le voile qui cachait la République se déchirait8 ».

Après 1848 dans toute l’Europe : quelles conséquences sur les luttes d’indépendance nationale ?

En dévoilant les contradictions entre les classes, la révolution de juin a également divisé le mouvement ouvrier, différents meneurs en tirant des conclusions opposées. Dès lors, Blanqui oppose systématiquement les intérêts des deux classes alors qu’à l’inverse, en tâchant de composer avec les institutions de la classe possédante, Louis Blanc constitue l’exemple de ce qui constituera par la suite une tendance à l’alliance de classes. 

Il faut ajouter que 1848 n’est pas une année de rupture spécifiquement française, puisqu’elle trouve des échos par exemple en Autriche. Mais le changement principal engendré par le juin 1848 français sur la politique européenne réside dans l’évolution de la perception des luttes nationales. Quand on aborde l’année 1848, il est indispensable de revenir sur ce chapitre incontournable de l’histoire politique de l’Europe. En effet, en dehors des révolutions proprement prolétariennes, ce siècle est un moment d’effervescence nationaliste. L’expression Printemps des peuples, presque contemporaine de ces événements, révèle bien le caractère général de ce phénomène, mais ne doit pas occulter leurs particularités. Afin de comprendre les rapports entre ces luttes nationales et la lutte des classes, et surtout le basculement dans ces rapports qui s’opère après 1848, il faut revenir brièvement sur leurs contenus respectifs.

Après le congrès de Vienne de 1815, l’Autriche – en fait l’empire des Habsbourg – prend une place centrale en Europe. Metternich, nommé ministre des affaires étrangères puis chancelier impérial, met en place un système politique, diplomatique et policier faisant de l’empire d’Autriche le garant de la stabilité des dynasties européennes. Cet empire n’est lié par aucun ciment national, au contraire. Il est une mosaïque de peuples slaves (Polonais, Tchèques, Slovaques…), latins (Italiens, Roumains…), Allemands, Hongrois, à quoi s’ajoutent plusieurs minorités (Juifs, Bohémiens, Arméniens, Grecs…), n’ayant pas de revendications nationales comparables à celles, par exemple, des Italiens ou des Hongrois. L’unité de l’empire ne tient donc qu’à la domination des Habsbourg, en permanence menacée par les revendications nationales, ce qui explique l’obsession du chancelier Metternich pour ces questions. En effet, la satisfaction des aspirations à l’unité italienne, à un État Hongrois autonome ou à une Valachie indépendante et démocratique signifierait l’éclatement et l’annihilation de l’empire des Habsbourg. De manière analogue, la Russie mais aussi la Prusse sont menacées par les luttes nationales.

Or, ces luttes prennent leur essor au cours du premier dix-neuvième siècle. Risorgimento italien, État hongrois, révolutions successives en Valachie (années 1820 puis 1830), révolte des décembristes en Russie… Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment. La ferme répression qui s’abat sur ces vagues successives entre les années 1820 et 1848 confirme l’incompatibilité d’intérêts entre revendications nationales et dynasties régnant sur les empires européens.

Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment.

Qu’a changé le 1848 français ? Tout d’abord, même si finalement défait, le prolétariat a montré sa puissance et sa capacité à mener avec détermination la lutte pour sa propre domination politique, donc contre celle de la bourgeoisie. Cette prise de conscience pousse les bourgeoisies européennes à amender leurs propres revendications en s’associant à leurs monarques respectifs plutôt qu’en les combattant. Au moins jusqu’à un certain point, cette nouvelle alliance affaiblit leurs revendications nationales et les contraint à adopter, du moins provisoirement, la voie du compromis.

Dans le même temps, cette reconfiguration des rapports entre une bourgeoisie française aux commandes de la République et les dirigeants des empires centraux fait maturer un peu plus le terreau révolutionnaire européen, en soumettant les revendications nationales à la victoire du prolétariat, ou du moins à la prise en compte de ses intérêts. En d’autres termes, après 1848, il apparaît que tout nouveau soulèvement sera européen, de même qu’il apparaît clairement qu’il opposera capitalistes et travailleurs. Dès lors, peut-on toujours dissocier les luttes nationales de la lutte des classes ?

Une question résolue ?

Le divorce de 1848 est-il définitif ? En effet, il ne semble pas y avoir eu de réel combat commun entre ces deux classes en France depuis février 1848. Au contraire, les oppositions entre les classes n’ont fait que s’aiguiser, jusqu’à des points de rupture dont les observateurs de l’époque n’ont eux-mêmes fait qu’approcher l’ampleur9. Juin 1848 a posé pour la première fois avec ce degré de force et cette clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital. Depuis, il est dans l’intérêt de la nouvelle classe dominante d’effacer les fractures entre les classes. Les chantres actuels de « l’association capital-travail » ne sont-ils pas les héritiers de Lamartine et de son prétendu « malentendu » ?

Juin 1848 a posé pour la première fois à ce degré de force et de clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital.

Sous la Ve république, cette volonté conciliatrice atteint un degré extrême, l’histoire de ce régime étant ponctuée par ses tentatives d’intégrer le mouvement ouvrier à ses institutions. N’est-ce pas le sens de l’ultime référendum de De Gaulle, que la mobilisation des travailleurs en défense de leurs syndicats a permis de rejeter10 ? Ou également le sens des tentatives successives, à toutes les échelles, de la « co-construction », c’est-à-dire, très souvent, de l’association des syndicats aux offensives contre les travailleurs11 ?

Le problème est-il réglé aujourd’hui ? Au sommet des organisations ouvrières, la tentation de la co-construction peut être forte. Mais les très nombreuses grèves ayant actuellement cours dans tout le pays, dans tous les secteurs12, à quoi s’ajoutent les nombreux mouvements sociaux d’opposition, soulignent la combativité persistante des travailleurs en France et font mentir les proclamateurs de la fin de la lutte des classes et de la fraternité interclassiste, d’hier comme d’aujourd’hui13.

1 Sur le déroulement des trois glorieuses, voir AGULHON Maurice, « 1830 dans l’histoire du XIXe siècle français », Romantisme, Paris, CDU-SEDES, n° 28-29 « Mille huit cent trente »,‎ 1980, p. 15-27.

2 Les Orléans sont une branche cadette des Bourbons.

3 Laffite conduisant Louis-Philippe à l’Hôtel de ville en 1830, cité par MARX Karl, Les luttes de classe en France 1848-1850, Éditions sociales, 1974, p.38

4 Au XIXe siècle, le capital industriel et le capital bancaire connaissent un essor considérable. La fusion de ces capitaux, c’est-à-dire le rachat du capital industriel par le capital bancaire, constituant le capital financier (sous contrôle des banques) ne débute réellement que plus tard dans le siècle. De fait, nous désignons ici par « aristocratie financière » (terme de Marx) les capitalistes qui contrôlent le capital bancaire, et dont l’essentiel des revenus provient de la spéculation. Cette fraction est minoritaire au sein de la bourgeoisie.

5 Les adversaires de Guizot lui attribuaient la formule, qu’il aurait dite à chaque proposition de réforme électorale : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. » Pour son biographe Gabriel de Broglie, la formule est apocryphe, mais elle nous donne une idée de la manière dont le personnage était perçu par la frange libérale de la bourgeoisie (voir DE BROGLIE Gabriel, Guizot, Perrin, 1990).

6 François-Vincent RASPAIL (1794-1878) : Chimiste de formation, s’implique en politique en particulier à partir de 1830, où il est grièvement blessé sur une barricade côté républicain. Il développe par la suite des conceptions plus proches des aspirations des socialistes, et défend avec ferveur la république sur les barricades de février et juin 1848, avant de se présenter comme candidat ouvertement socialiste aux élections présidentielles.

7 Dans Les luttes de classe en France, Marx rapporte que les ouvriers parisiens auraient proclamé la République sur les murs de Paris avant même la décision officielle du gouvernement provisoire.

8 MARX Karl, ibid, p.65.

9 Pour Marx et Engels, le développement du capitalisme et avec lui des antagonismes entre les classes atteindrait un point où, pour réaliser le profit, les capitalistes n’auraient plus intérêt à investir dans les forces productives (innovations techniques, développement de l’industrie…) mais au contraire dans les forces « destructrices ». Ils divisent ces forces destructrices de la force de travail entre « machinisme » et « argent », le second terme désignant la spéculation. Plus tardivement, Rosa Luxembourg ajoute à la liste la guerre. On peut aujourd’hui s’interroger : l’usage qui est fait des outils numériques (et non pas ces outils eux-mêmes), par exemple comme support de « l’uberisation », n’est-il pas un moyen de destruction de la force de travail, en en baissant le coût ?

10 En 1969, en réaction au soulèvement de l’année précédente, de Gaulle tente un référendum pour achever le processus d’intégration des syndicats à l’appareil d’État. Appuyées sur un fort mouvement de contestation de la classe ouvrière (et dans une moindre mesure, la crise de la bourgeoisie, elle-même divisée sur la question), les confédérations FO puis CGT appellent à voter non au référendum.

11 Cela n’empêche pas que la lutte de classe permette des victoires, y compris dans le cadre de la Ve République, seulement que l’outil de cette lutte – le syndicat – est dans une situation contradictoire.

12 En ouvrant l’hebdomadaire ouvrier La Tribune des Travailleurs daté du 8 décembre 2021, on trouve des récits de grèves en cours à Leroy Merlin, Decathlon, Lactalis, Auchan, l’APHP, les personnels de Mayenne, Renault Flins, le lycée Brossolette à Villeurbanne, les cheminots du Val-d’Oise…

13 Notons que certains capitalistes ne s’embarrassent pas à cacher cette opposition. C’est le sens de cette célèbre formule de Warren Buffet :« Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » (CNN, 2005)

Qui sont les artistes contestataires à Cuba ?

Manifestation du 25 juillet 2021 à Place de la République © Laura Duguet pour LVSL

Depuis 2018, le collectif d’artistes du Mouvement San Isidro s’organise à Cuba contre le décret 349, considéré comme une attaque à la liberté artistique dans le pays. Réprimés par le gouvernement, certains ont fait le choix de l’exil tandis que d’autres sont, depuis le 11 juillet 2021, incarcérés. Le 25 juillet se tenait, à Paris, un rassemblement pour demander la libération des prisonniers politiques à Cuba et notamment de certains membres du Mouvement San Isidro. « Libertad », « Patria y vida », mais aussi pancartes arborant les emblèmes rayés du communisme et du nazisme… la confusion des slogans et des symboles utilisés lors de la manifestation interroge sur la nature du Mouvement San Isidro.

En 1959, les guérilleros prennent le pouvoir et instaurent à Cuba un gouvernement socialiste qui transformera le pays surnommé « bordel des États-Unis » en modèle de réussite révolutionnaire. L’art n’échappe pas à cette transformation. Sur la scène artistique, l’on trouve de tout. Certains artistes cubains entrent en contestation avec le pouvoir socialiste, utilisant l’art et leur statut comme un moyen et une ressource pour donner à voir ce qui est volontairement passé sous silence au sein du nouveau gouvernement, d’autres délivrent un message artistique dépolitisé ou favorable au pouvoir révolutionnaire et s’accommodent bien des structures culturelles étatiques nouvellement instaurées.

Dès 1961, des structures culturelles d’État sont en effet mises en place, les agents culturels faisant office de gardiens des bonnes mœurs. Aux échelles locales, régionales, et nationales, ils décident de l’entrée ou de la sortie des artistes au sein des institutions.

La fondation de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes de Cuba (UNEAC) en 1961 par Nicolas Guillén en est un bon exemple. Cette première organisation permet aux membres d’accéder à du matériel artistique ainsi qu’à des espaces publiques afin d’exposer leurs œuvres, elle garantit également l’obtention d’une carte d’identité d’artiste, gage de reconnaissance sociale. Pendant cette période et jusque récemment, appartenir à ces institutions pour exister en tant qu’artiste n’était pas obligatoire. Cela garantissait des conditions matérielles et l’accès à un marché de l’art, mais l’indépendance était possible.

L’État cubain, les artistes et le socialisme

 Au fil des années, la politique culturelle étatique a su s’adapter aux tendances artistiques en vogue. L’Agence de Rap est créée en 2002, la mesure n’est pas innocente. La scène musicale du Hip-Hop et du Rap étant une scène underground, la création de cette agence fût une manière de briser le potentiel contestataire et la clandestinité d’un art dans lequel une nouvelle génération s’identifiait.

L’accès aux structures culturelles est soumis à sélection. Un filtrage s’opère, et bien souvent, la formation en écoles d’art a permis d’ores et déjà de se créer un réseau favorable. Mais le réseau n’est pas suffisant, le filtre est aussi politique. Il serait faux de dire que les artistes admis doivent être acquis au pouvoir, il existe une marge de négociations, d’arrangements dans les relations entre institutions et artistes. Dévier de la ligne du gouvernement était possible mais l’été 2018 marque un durcissement de la politique culturelle. Katherine Bisquet, écrivaine et membre du Mouvement San Isidro (MSI), avait participé à la contre-Biennale de La Havane organisée en mai 2018 pour défendre l’art indépendant face à la Biennale officielle de l’État. Malgré ce positionnement, elle conservera sa place au sein de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains (UNEAC). Ce n’est qu’en 2019, à la suite d’une prise de position publique contre le décret 349, qu’elle en sera évincée.

En juillet 2018, le décret 349[1] vient réguler officiellement ce qui est admissible ou non de produire en tant qu’artiste. Cette nouvelle norme impose à toute personne désireuse d’être reconnue comme artiste de se faire enregistrer au sein des structures culturelles officielles reconnues par le Ministère de la Culture. Depuis le 7 décembre 2018, date d’application du décret, un artiste indépendant est par définition illégal, et les formes artistiques sont régulées suivant différents critères.

Voici les informations les plus révélatrices d’une mainmise de l’État sur l’art et les artistes cubains. En effet, toute œuvre artistique doit respecter les « symboles patriotiques », mais ne doit pas contenir de la pornographie, de la violence, un langage sexiste, vulgaire, obscène. Un individu n’a pas de possibilité de vendre ses œuvres en son nom sans être enregistré par le « Registre du Créateur des Arts Plastiques et Appliqués ». Les œuvres musicales et performances ne doivent pas dépasser un « niveaux de sons et bruits ou réaliser « utilisation abusive d’appareils ou de médias électroniques ». Tout individu ne respectant pas ces contraintes aura une contravention et pourra voir son spectacle interrompu par la police: « 1000 pesos pour les moins graves, 2000 pesos pour les plus graves ». L’appartenance à une structure officielle reconnue par l’État est obligatoire. Les galeries doivent, elles aussi, être autorisées et avoir une existence légale. À Cuba, les galeries « chez l’habitant » sont une pratique courante, mi galerie mi atelier, elles accueillent les artistes sans lieu de création. Ces galeries improvisées dans des maisons de particuliers sont rendues illégales.

Ne pas appartenir aux structures signifie ne pas avoir sa carte d’identité d’artiste et par conséquent, n’avoir ni revenus et ni possibilité d’exposer, de créer, de vendre ses œuvres. L’adoption de ce décret pose la question concrète des conditions matérielles d’existence, pour des artistes indépendants dont l’existence est tout simplement refusée.

« J’ai de la chance, ma famille qui habite à l’étranger m’aide, mais ce n’est pas le cas de tous ».

Michel Matos lors d’une visioconférence en juin 2021.

Aux origines du Mouvement San Isidro

Les racines du MSI remontent aux années 1990-2000, à Alamar, où va émerger le collectif, OMNI-ZonaFranca (1997-2009). Autrefois centre de l’expérience révolutionnaire, cette ville située à 11 km de la Havane fût construite par des micro-brigades de volontaires en attente d’un logement. Ville-modèle dans les années 1970, Alamar fût rapidement marginalisée par les lacunes du transport collectif, la dégradation du bâti, et l’absence d’activité productive.  

Cette marginalisation sera à l’origine d’une production artistique active. Le collectif OMNI-ZonaFranca entend occuper l’espace par la pratique artistique et souder ses habitants autour d’une culture commune. Par le graffiti et la peinture murale, les habitants se réapproprient les murs gris et sales d’une ville plus ou moins laissée à l’abandon. Basé sur un principe d’autonomie par rapport aux institutions étatiques, le collectif est aussi un espace d’échange, de rencontre et de discussion pour les artistes qui ne fréquentent pas les grandes écoles d’art.

Le Mouvement San Isidro naitra, en parti, de ces rencontres. Il se crée en réaction à la promulgation du décret 349, dont il dénonce l’atteinte à la liberté artistique et à l’indépendance des artistes. En septembre 2018, alors que le groupe d’artistes et amis est réuni à La Havane chez Luis Manuel Otero Alcántara – l’un des leaders du mouvement – dans le quartier de San Isidro, la police vient les arrêter. Michel Matos, membre fondateur du collectif, et producteur culturel me confiera que c’est en hommage à cette soirée de répression que le mouvement fût nommé.   

Renouvellement de la contestation à Cuba

Aux côtés du MSI, plusieurs organisations internationales, comme Amnesty International ou Freemuse, prennent position contre le décret. Une campagne internationale de contestation est lancée en août 2018. Le collectif d’artistes peut aussi compter sur le soutien de la diaspora cubaine en Espagne ou à Miami, force conservatrice qui saisit chaque opportunité d’attaquer le gouvernement.

Le mouvement se fait très actif sur les réseaux sociaux et multiplie les contenus sur Youtube avec des vidéos qui expliquent la contestation mais aussi des clips musicaux, « Conflicto social » par Analista, Karnal, Papa Humbertico, Papagoza, et Jamis Hill ou « Darse cuenta » de YACR par exemple.

Les militants n’ont plus peur de s’exposer à visage découvert. Certains réclament que leur nom et prénom apparaissent dans mes travaux. L’usage fait des réseaux sociaux permet d’attester d’un renouvellement des outils contestataires à Cuba. Depuis la mise en place du réseau public de Wi-Fi et de l’Internet à Cuba, entre 2015 et 2018, les artistes s’en sont saisis afin de montrer leur réalité, un visage différent de celui véhiculé par les agences de tourismes. La création d’une identité numérique, individuelle ou collective, a permis aux membres du MSI de prendre des positions publiques sur Instagram et Facebook de manière non-violente et de se rendre visible auprès de la communauté internationale. Certains membres choisiront de s’exposer comme artiste, ou contestataire, ou bien les deux à la fois ; tandis que d’autres, bien que publiant du contenu sur la répression des artistes ou les demandes de libérations ne se définiront pas comme tels.

Finalement, le positionnement en tant qu’artiste permet à ce dernier de récupérer une place d’acteur politique, et non d’observateur ou de traducteur du monde. La contestation veut se réapproprier une identité cubaine, dont le gouvernement prétend être arbitre de vérité. Finalement, qui est cubain ? Un vrai cubain doit-il être uniquement révolutionnaire. Et toute action remettant en question des décisions politiques à Cuba, est-elle contre-révolutionnaire ?

Octobre 2020 marque un tournant pour le MSI. Certains artistes décident de faire une grève de la faim et de la soif pour exiger la libération du rappeur contestataire Denis Solis, lui-même membre du MSI. Le collectif s’organise à San Isidro, chez Luis Manuel Otero Alcántara, et des solidarités s’installent avec les habitants du quartier. La presse officielle fait campagne contre ces « anti-cubains » et qualifie leur action de « nouveau show contre-révolutionnaire »[3]. L’État laisse faire, jusqu’à un certain point.

Le 26 novembre 2020, le MSI est délogé par les forces de police. En réponse, une manifestation est organisée le 27 novembre 2020 devant le Ministère de la culture. Artistes, sympathisants du MSI ou non, et plus largement, citoyens cubains, se réunissent afin de demander l’arrêt de la répression policière envers les artistes contestataires. Pour la première fois, un groupe de personnes auto-organisées, aux revendications politiques diverses, prenait possession de l’espace public et parvenaient à faire pression sur une institution gouvernementale : le Ministère de la Culture. Le dialogue ainsi ouvert ne durera pas longtemps, en quelques jours le gouvernement se ferme et jette le discrédit sur la mobilisation.

Ce nouveau mouvement, nommé 27N, est distinct du MSI bien que des membres du MSI soient sympathisants et ou acteurs dans les deux. Le 27N ne se cantonne pas aux problématiques de l’artiste à Cuba et porte des revendications plus larges. Il promeut notamment la légalisation du positionnement indépendant [4] et réclame « des libertés politiques, économiques et la légalisation des médias de communications indépendants ainsi que le droit d’association »[5].

ONG et diasporas cubaines, ingérence étrangère dans la contestation cubaine ?

Le MSI n’est pas un parti et ne formule aucun projet politique, leur seule ligne directrice est celle de la défense de la liberté d’expression, dont les artistes sont la figure de proue. Selon eux, tout soutien à cette ligne est bienvenu. Par souci de visibilité, la question de l’affiliation partisane ne se pose pas : le collectif fait le choix de ne pas se positionner sur l’échiquier politique afin d’en saisir toutes les opportunités. On trouve donc des sympathisants du MSI de tous bords, allant des artistes promus par le gouvernement cubain (Haydée Milanés[6], chanteuse cubaine et fille du célèbre Pablo Milanés), à l’extrême droite (Zoé Valdés, auteure cubaine exilée en France depuis 1995).

La diaspora cubaine à Miami, qui comptait parmi les plus fervents soutiens de Donald Trump, et concentre l’opposition anticastriste d’extrême droite, participe pour beaucoup à la diffusion des revendications du MSI. Une antenne du mouvement a même été créée dans le joyau de la Floride.

Une diaspora existe aussi à Paris bien qu’elle n’ait pas la même insertion dans le paysage politique. Dans l’élan international pour la libération des artistes incarcérés, une manifestation fut organisée à Paris le 25 juillet 2021. Lors de la manifestation, la chanson Patria y Vida[7], produite à Miami, résonnait.

La stratégie de non positionnement politique du MSI donne à voir des membres aux convictions divergentes. Si Yanelis Nuñez Leyva [8] nous dit sans ambages que « le capitalisme, c’est de la merde » (entretien d’avril 2021), cette position ne représente pas la majorité au sein du MSI. Les soutiens d’extrême droite au MSI se font nombreux : Zoé Valdés qui soutient Vox en Espagne et prend position contre le communisme dans le monde, les ONG comme Centro para la Apertura y el Desarollo de América Latina (CADAL) ou Cultura Democrática affiliées à la droite voire à l’extrême droite et soutenant l’idée que le gouvernement cubain est similaire à la dictature qu’a connue l’Argentine dans les années 70.

Le soutien du sénateur américain du parti Républicain Mario Diaz-Balart[9], est encore une illustration des sympathies de la droite vis-à-vis du MSI.

Bien que le MSI n’ait pas d’ancrage politique officiel, les sympathisants politiques majoritairement à droite et à l’extrême droite pose la question d’une possible instrumentalisation. Face à l’ampleur des soutiens et à la récupération par des dits « défenseurs de la liberté d’expression », le MSI n’a plus la maîtrise de son message. Depuis de nombreuses années, la diaspora cubaine de Miami a su s’imposer comme un allié de poids aussi bien en termes politique, diplomatique, qu’économique. Cependant, la course aux soutiens est également une question de survie pour les membres du MSI, et vient répondre au manque d’écoute à l’échelle nationale.

L’avenir de la contestation

En octobre 2021, Anamely Ramos González alors exilée au Mexique, venait aux États-Unis pour recevoir le « Premio Oxi al Coraje »[10] (Prix Oxi du Courage) au nom de Luis Manuel Otero Alcántara, toujours incarcéré, et du Mouvement San Isidro. Cette récompense hautement symbolique est une forme de consécration et de légitimation qui réactualise dans le débat public et international la question de la liberté d’expression à Cuba, notamment artistique.

Actuellement, des artistes sont toujours incarcérés. Toujours détenu dans la prison de Guanajay, Luis Manuel Otero Alcántara est en grève de la faim et de la soif. Malgré la répression et l’exil de plusieurs militants, le MSI existe et perdure toujours à Cuba.

En France, le mouvement est loin de faire l’unanimité. Le 20 novembre dernier, à l’initiative du Parti communiste français et de l’association « Cuba Si France », une manifestation était organisée place de la République à Paris en solidarité à l’encontre du peuple cubain et contre l’impérialisme américain. Lors de la manifestation, le MSI n’a pas été mentionné, ni décrié en tant que voix des États-Unis, ni salué comme un visage du peuple cubain.

Il serait peut-être trop hâtif de parier sur une stagnation du MSI au stade actuel, submergé par l’extrême-droite étasunienne et par des militants résolument anti-communistes. Cependant, bien qu’il n’ait pas pour le moment de projet politique, l’urgence et l’émergence du Mouvement du 27N obligera peut-être le MSI à se renouveler en fonction de l’actualité politique et des exigences de la population cubain. Le débat contestataire n’en est plus à s’interroger sur le statut de l’artiste. Les manifestations à Cuba opposants les soutiens du gouvernement à ses détracteurs, remet en question une division plus profonde au sein de la société cubaine qui pourra être déterminante pour l’avenir de la Révolution.

Notes :

[1] « DECRETO LEY No. 349 | Juriscuba », s. d. http://juriscuba.com/legislacion-2/decretos-leyes/decreto-ley-no-349/.

[2] Visioconférence avec Michel Matos en juin 2021.

[3] Granma.cu. « ¿Quién está detrás del show anticubano en San Isidro? (+Videos) ». Consulté le 26 novembre 2020. http://www.granma.cu/pensar-en-qr/2020-11-24/quien-esta-detras-del-show-anticubano-en-san-isidro.

[4] « Cuba’s 27N Movement Releases Manifesto — ARC ». Consulté le 21 août 2021. https://artistsatriskconnection.org/story/cubas-27n-movement-releases-manifesto.

[5] Ibidem.

[6] ADN Cuba. « Haydée Milanés sobre el MSI: Expresan sus ideas libremente y las defienden de manera pacífica ». Consulté le 29 novembre 2021. https://adncuba.com/noticias-de-cuba/actualidad/haydee-milanes-sobre-el-msi-expresan-sus-ideas-libremente-y-las.

[7] Yotuel. Patria y Vida – Yotuel , @Gente De Zona , @Descemer Bueno , Maykel Osorbo , El Funky. Consulté le 17 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=pP9Bto5lOEQ.

[8] Historienne de l’art cubaine, co-fondatrice du Musée virtuel de la dissidence, exilée à Madrid.

[9] Sénateur à Miami et neveu de la première épouse de Fidel Castro.

[10] Prix délivré par les États-Unis.

Babeuf et « la conjuration des Égaux » : le premier mouvement communiste ?

Gracchus Babeuf se poignardant suite à l’échec de la conjuration. Gravure anonyme.

En 1845, dans un célèbre passage de La Sainte Famille, Marx et Engels voient dans la conspiration de Babeuf une forme embryonnaire de socialisme. Ils affirment que celle-ci « avait fait germer l’idée communiste que l’ami de Babeuf, Buonarroti réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c’est l’idée du nouvel état du monde ». Alors que les expériences du jacobinisme et de la Terreur ne pouvaient constituer un modèle de révolution socialiste pour Marx et l’historiographie marxiste, la conspiration de Babeuf semble quant à elle occuper une place à part dans l’histoire du socialisme et de la gauche en tant que « première apparition d’un parti communiste réellement agissant [1] ».

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

On ne saurait se limiter à étudier la pensée, l’action et le legs de celui qui n’a jamais employé le mot de socialisme ou de communisme à travers ce seul prisme téléologique. Cela reviendrait à se laisser aveugler par une certaine « idéologie du précurseur » qui contribuerait à nier le contexte révolutionnaire et l’originalité des idées babouvistes [2]. Aussi, il n’est pas envisageable d’interroger l’héritage de ces idées dans l’histoire des débuts du socialisme sans comprendre en premier lieu la singularité de Babeuf en son temps et sans s’intéresser au contenu stratégique et programmatique de la conspiration des Égaux.

Pour comprendre au mieux l’originalité du babouvisme, il est nécessaire de se pencher sur les aspects moins connus du cheminement intellectuel parcouru par François-Noël Babeuf dit Gracchus (1760-1797) de la veille de la révolution française au procès de Vendôme qui le conduira à l’échafaud après l’échec de la conspiration [3].

Genèse du babouvisme : le cheminement intellectuel de Babeuf avant la Révolution

« Né dans la fange, sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) le 23 novembre 1760, le jeune Babeuf exerce dès 1777 le métier de feudiste en Picardie, c’est-à-dire d’archiviste chargé d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des aristocrates qui font appel à ses services. L’expérience concrète de l’injustice et des inégalités qu’il acquiert alors contribue à nourrir son projet utopique de refonte radicale de la société. Il écrira plus tard que « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble [4]». C’est aussi au cours de cette période qu’il prend l’habitude archivistique de conserver la moindre note, brouillon, lettre ou discours écrit, et ce jusqu’à la fin de sa vie, pour le plus grand bonheur des historiens.

« C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif. C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coup de fouet que de morceaux de pain »

Durant ces années, il entretient également une correspondance soutenue avec le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux. Dans ces lettres, l’autodidacte Babeuf exprime pour la première fois des réflexions et des préoccupations sociales imprégnées des idées les plus radicales, égalitaires et utopistes des Lumières. Il y fait de nombreuses références à Rousseau mais aussi à Morelly et son Code de la Nature (1755) selon lequel « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore à l’abbé de Mably et sa « république utopique », tous deux considérés aujourd’hui comme des penseurs des Lumières radicales (Stéphanie Roza), véritables précurseurs du socialisme utopique [5].

Portrait de François-Noël Babeuf, dessin d’Henri Rousseau et gravure d’Émile Thomas, dans L’Album du centenaire de la Révolution d’Augustin Challamel et Désiré Lacroix, 1889

Une de ses plus audacieuses lettres (restée à l’état de brouillon et jamais envoyée à son correspondant) est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes de juin 1786. En s’inscrivant là aussi dans la lignée des Lumières (ici de Montesquieu et de Mably), Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il nomme alors droit de vivre. Devançant Robespierre et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce droit par excellence sur le droit de propriété. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Bien que ne préconisant pas encore la propriété commune et même si sa démarche reste assez abstraite, sa proposition d’organiser la collectivisation du travail productif par l’établissement des fermes collectives dans l’intérêt conjoint de producteurs associés annonce déjà partiellement sa vision de la loi agraire [6],voire le projet babouviste de 1795-1796 de communauté des biens et des travaux. Entre autres réflexions anticipatrices, on retrouve dans cette longue lettre le premier plaidoyer féministe de Babeuf, alors qu’il assimile l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves et qu’il prône une éducation similaire pour les deux sexes [7].

Babeuf révolutionnaire : défenseur des droits de l’homme de 1793 et critique de la Terreur

Lorsque la révolution française éclate, c’est enthousiasmé qu’il prend part aux évènements, bien que jouant au départ et jusqu’en 1795 un rôle modeste. Entre 1789 et 1793 il fait l’expérience de la révolution à Paris et en Picardie, luttant toujours aux côtés des laissés pour compte du grand bouleversement révolutionnaire (paysans picards protestant contre les impôts indirects, patriotes hostiles au système du cens électoral…). Après avoir été publiciste de plusieurs journaux éphémères, il est temporairement élu administrateur du département de la Somme puis employé à l’administration des subsistances de Paris où il se rapproche des sans-culottes. Ses combats et les oppositions qu’il suscite lui vaudront 3 séjours en prison durant cette période, mais c’est aussi l’occasion pour le projet babouviste de commencer à se préciser [8].

Il est intéressant de noter qu’aux lendemains du 9 thermidor, Babeuf – alors fraichement sorti de prison – laisse libre cours à une critique véhémente de la Terreur, du pouvoir de Robespierre et de la dictature du Comité de Salut Public. Cette critique est avant tout celle dite d’extrême gauche, largement partagée par les sans-culottes des sections parisiennes ayant échappé à la répression du printemps de l’an II. Multipliant opuscules, pamphlets et articles anti-Jacobins, il fustige ainsi le « pouvoir decemviral », au nom des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 dont il demande l’application réelle et immédiate [9].

Pourtant, celui qui s’approprie désormais le titre de tribun du peuple et de défenseur des droits de l’homme se laisse également duper par la frange thermidorienne de droite aux intentions équivoques. Pendant un temps, Babeuf ne semble pas saisir la dimension réactionnaire de Thermidor : pour lui, la République est désormais divisée en deux partis, celui favorable à Robespierre, et celui motivé exclusivement par la défense des « droits éternels de l’homme » dans lequel il se range. En se joignant à leurs critiques antiterroristes, il en arrive à se rapprocher de personnages comme Tallien, Guffroy, et même Fréron et ses bandes de muscadins de la Jeunesse dorée.

Il faudra attendre le mois de décembre 1794 pour que Babeuf réalise l’ampleur de son fourvoiement, affirmant dans le n°28 de son Tribun du Peuple « Je ressaisis la foudre de la vérité […] Je redeviens moi. » Après avoir reconnu et analysé en profondeur ses erreurs, il s’imposera dès lors comme un opposant acharné face à la Convention thermidorienne et au Directoire.

Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses. Leur conspiration avait pour but de “reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor” et d’y adjoindre “l’impartiale distribution des biens et des lumières” en instaurant la communauté des biens et des travaux.

Ce qui pourrait à première vue passer pour une méprise stratégique de la part de Babeuf contribue en réalité à l’acquisition de l’autorité politique qui lui sera nécessaire pour fédérer autour de lui les républicains plébéiens (Claude Mazauric). En effet, tout en n’ayant jamais été compromis avec la Terreur jacobine, ses critiques le font apparaitre comme un implacable défenseur des droits de l’homme et de la Constitution de 1793 autant que comme une figure capable d’opérer la synthèse entre les diverses nuances de la gauche révolutionnaire.

Le Tribun du Peuple n°34, François-Noël Babeuf, 1795 © BNF

Jeté par deux fois dans les geôles de la Convention et du Directoire (il n’a connu que 13 mois de liberté de Thermidor jusqu’à sa mort en 1796 !), Babeuf y affermit son projet de révolution sociale : il tire les leçons de l’échec des insurrections de germinal et de prairial an III et noue des relations avec des révolutionnaires qu’il côtoie directement en prison ou avec lesquels il correspond (Buonarroti, Maréchal, Germain…). Dans certaines de ses lettres de prison, Babeuf en vient à esquisser une stratégie originale s’inspirant de la récente résistance vendéenne. Cette stratégie de conquête du pouvoir consiste à expérimenter sur un territoire restreint une communauté égalitaire exemplaire, la « Vendée plébéienne ». Conçue pour convaincre pacifiquement et par l’exemple, ce modèle de société harmonieuse serait destiné à se propager par contagion imitative, à « étendre graduellement le cercle des adhésions » jusqu’à recouvrir l’ensemble du territoire français [10]. S’il abandonnera par la suite cette voie pour se rallier à la pratique de la conspiration, il faut admettre que cette idée fera son chemin.

Stratégie et programme babouviste à l’heure de la conspiration des Égaux

En octobre 1795, c’est à peine sorti de prison que le tribun du peuple publie dans son journal éponyme le « manifeste des plébéiens », premier véritable texte roboratif et programmatique du babouvisme [11]. Il y convoque les Anciens, Jésus Christ, les penseurs des Lumières, il fait siens Robespierre, Saint-Just et même certains anciens « terroristes » Tallien et Fouché pour prouver au grand jour que le régime de « l’égalité parfaite et du bonheur commun […] n’est pas une chimère » et revendiquer « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». C’est sur la base de cette doctrine que se fomentera en mars 1796 la Conjuration des Égaux autour d’un comité insurrectionnel composé de Babeuf, Buonarroti, Antonelle, Darthé, Debon, Félix Lepeletier, et Maréchal.

L’analyse de la composition de ce « directoire secret de salut public » et de ses partisans livre une réponse sans équivoque sur la réussite de la stratégie d’union des révolutionnaires des différentes tendances démocrates. Qu’ils aient été jacobins robespierristes, hébertistes proches de la sans-culotterie ou ni l’un ni l’autre, tous se retrouvent dans cette conspiration qui vise à dépasser radicalement les divisions antérieures du mouvement révolutionnaire. Il faut noter que cette stratégie d’union sera poursuivie jusqu’aux derniers jours de la conjuration, lorsqu’un groupe de conventionnels montagnards proscrits finit par se joindre au projet des Égaux derrière le comité insurrectionnel après de longues et houleuses tractations le 7 mai 1796 [12]. Pour les conjurés, l’union politique la plus large apparaît comme le préalable indispensable à la mobilisation victorieuse des masses quand viendra le jour de l’insurrection.

Mais trois jours seulement après cette réunion, trahis par un agent militaire récemment recruté par les conjurés, Babeuf et ses compagnons sont arrêtés puis incarcérés à Vendôme en vue d’y être jugés en Haute-Cour de justice. Au terme du procès, seuls Babeuf et Darthé seront condamnés à mort le 27 mai 1797, les autres seront condamnés à des peines de prison ou d’exil. Lors de l’arrestation des meneurs de la conspiration, une masse importante de papiers relatifs à celle-ci est saisie par la police afin d’être utilisée comme pièce à conviction par le tribunal. C’est entre autres grâce à cet important corpus mêlant notes, lettres, rapports, actes insurrecteurs et ébauches de décrets que le projet babouviste nous est si bien connu aujourd’hui. Que contient donc précisément cette nouvelle révolution que les conjurés appellent de leurs vœux et qui ne verra jamais le jour ?

Une trentaine d’années plus tard, dans son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti précise que la conjuration avait pour but définitif de « reprendre l’ouvrage brisé par Thermidor [et] d’ajouter à la révolution des pouvoirs et des grandeurs » celle de « l’impartiale distribution des biens et des lumières ». Le programme babouviste entend ainsi « détruire l’inégalité et rétablir le bonheur commun » en fondant la société nouvelle sur le modèle de la communauté des biens et des travaux.

Avec son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité parue en 1828 à Bruxelles, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons qu’il fait œuvre de passeur d’avenir sur le plan stratégique et doctrinal.

Tous les individus la composant seront considérés comme citoyens et co-associés. Jusqu’à 60 ans et pour un temps hebdomadaire déterminé par la loi, chacun devra à la communauté « le travail de l’agriculture et des arts utiles dont il est capable » et contribuera ainsi à l’abondance publique. En retour, chacun recevra égalitairement et directement de quoi « pourvoir à ses besoins naturels » (et Buonarroti de lister le logement, l’habillement, le blanchissage, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation et les soins) : point de monnaie ni de salariat dans cette nouvelle République. Si la propriété privée ne sera pas immédiatement abolie, elle sera du moins limitée dans son usage et son étendue. La terre cultivable, les biens d’usage collectif, les « biens usurpés » pendant la Révolution seront nationalisés et le droit de succession sera révoqué pour les générations futures. Au terme d’une période de transition sous le régime d’une autorité révolutionnaire provisoire, des institutions nouvelles mêlant assemblées représentatives à l’échelle nationale et organes de démocratie directe au niveau local prendront le relais. Des « magistrats intègres » seront chargés de gérer la propriété nationale et d’organiser la production et la distribution des biens de production et de consommation. Des mesures seront même proposées de sorte que cette magistrature reste populaire et en constant renouvellement afin d’éviter qu’une « classe exclusivement instruite dans l’art de gouverner » ne se forme d’elle-même. Enfin, de multiples dispositions relatives à la culture et à l’éducation parachèveront ce projet en assurant l’appropriation par tous des mœurs nécessaires à la stabilité de la communauté [13].

Conjuration de Baboeuf l’an IV, estampe anonyme, 1796 © BNF

Buonarroti le passeur : transmission et héritage et des idées babouvistes

Sans chercher absolument à voir dans le babouvisme un « hypothétique chaînon manquant quelque part entre Robespierre et Marx [14] », force est de constater que l’idéal politique des conjurés porte en lui les germes des projets socialistes et communistes du premier XIXe siècle. La transmission du récit de la conspiration, du lexique et des idées babouvistes tient en grande partie au succès de la Conspiration pour l’Égalité, parue en 1828 à Bruxelles et rééditée en 1830 à Paris aux lendemains de la révolution des Trois glorieuses. Dans ce témoignage au caractère public et politique clair, Buonarroti parvient tant à « venger la mémoire » de ses compagnons condamnés qu’à faire œuvre de passeur d’avenir [15]. Passeur stratégique d’abord, car il n’y a qu’à voir la popularité des pratiques conspiratrices et des sociétés secrètes dans les années 1830 (Société des Droits de l’Homme, Société des Familles, Société des Saisons, Association des Travailleurs Égalitaires…) pour mesurer l’influence de l’infatigable carbonaro qu’est Buonarroti. Passeur doctrinal ensuite, car c’est tout un langage babouviste saturé de néologismes qui est réemployé par les théoriciens du mouvement ouvrier naissant.

Parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, les notions de communauté et d’association connaîtront l’avenir le plus fécond. Elles se retrouveront respectivement chez les théoriciens des mouvements communistes et socialistes naissants.

Ainsi, dans les principes communautistes des Égaux résumés précédemment, on peut voir poindre l’adage socialiste  « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». Cet aphorisme – dont la paternité a été attribuée à Louis Blanc mais qui se retrouve aussi sous d’autres formes chez Saint-Simon ou Étienne Cabet – occupe une place centrale dans la constitution de la pensée socialiste du début du XIXe siècle avant d’être repris par Marx dans sa Critique du programme de Gotha [16]. Pêle-mêle, on remarque que les questions concernant les modalités pratiques de l’abolition progressive de la propriété privée sont déjà posées ; que commence à se faire sentir l’ébauche d’une planification de l’économie par une administration commune que l’on retrouvera en partie chez Saint-Simon sous la forme d’une administration technocratique ; que la nécessité et la légitimité d’une dictature assurant l’autorité révolutionnaire provisoire au lendemain de la révolution sont déjà débattues par les conjurés [17]. Or, on sait à quel point cette dernière question traversera le mouvement ouvrier du siècle suivant, du triumvirat dictatorial prôné par Auguste Blanqui au concept marxiste de dictature du prolétariat.

Comment ne pas voir non plus une réactivation du plan de « Vendée plébéienne » de Babeuf dans les grandes entreprises communautaires des socialistes utopiques ? Comme la « Vendée » babouviste mais de façon plus approfondie, le phalanstère de Charles Fourier vise à constituer une société harmonieuse destinée à se démultiplier « par explosion » pour englober un territoire plus large. Comme elle encore, les expériences icariennes des partisans de Cabet et les expériences coopératistes de Robert Owen qui entendaient explicitement instaurer des micro-communautés égalitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni avaient pour objectif d’essaimer « par la discussion » et par l’exemple. Dans ces trois cas – et même si les modalités précises restent spécifiques à chacun de ces modèles – c’est toujours le modèle général de la communauté ou la pratique de l’association qui sont privilégiés pour accompagner les changements du siècle et lutter contre les inégalités et la misère.

Car parmi les plus importantes formules héritées de la pensée de Babeuf, ce sont bien les notions de communauté et d’association (ou co-association) qui connaîtront l’avenir le plus fécond. Pour Alain Maillard, on voit ainsi se dessiner dès les années 1830-1840 les divergences entre le socialisme et le communisme naissants dans le débat opposant les tenants du principe de l’association aux partisans de la communauté. Selon lui, le parti qui reprend à son compte l’idée d’association – qu’il s’agisse d’une association capital-travail (Ledru-Rollin), coopérative (Philippe Buchez), en atelier de travail (Louis Blanc) ou mutuelliste (Proudhon) – est celui qui formera les premières écoles formellement socialistes. En face, le parti qui ne jure que par la communauté des biens et des travaux à l’échelle communale et nationale et qui rejette le principe d’association (en ce qu’il constituerait un nouveau corps intermédiaire et en raison de son caractère imparfait) sera celui des premiers communistes [18].

Place du babouvisme dans les débuts du mouvement socialiste et communiste

Ceux que l’histoire retient comme les « néo-babouvistes » sont à la fois les premiers à avoir distinctement revendiqué l’héritage de Babeuf et en même temps les premiers à s’être saisis du qualificatif de « communiste ». Il s’agit de personnalités qui jouissent à l’époque d’une certaine notoriété comme Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot, Richard Lahautière, André-Mary Savary ou dans une moindre mesure Napoléon Lebon [19].

A l’heure de la monarchie de juillet et des banquets républicains, les deux premiers sont à l’initiative de la tenue du « premier banquet communiste » de Belleville du 1er juillet 1840. Les nombreux toasts qui y sont portés reprennent explicitement les mots d’ordre babouvistes tout en les réactualisant : « À la réelle et parfaite égalité sociale ! », « À l’égale répartition des droits et des devoirs », « À la communauté des travaux et des jouissances ! », « À la souveraineté du peuple ! Au triomphe définitif de la communauté, seul gage de bonheur pour les hommes ! », « À l’émancipation du travailleur ! [20] ». Dézamy est aussi l’auteur du Code de la Communauté (1842) où il reprend les principes généraux de Liberté, Égalité, Fraternité et d’Unité, aux côtés des idées babouvistes de Bonheur et de Communauté pour exposer les lois fondamentales de la future République sociale. Marx reconnaîtra en lui un théoricien ayant posé « la base logique du communisme », plus scientifique et matérialiste que les socialistes qu’il qualifiera d’« utopiques » (au même titre que Robert Owen et le socialiste Jules Gay) [21].

Illustration page 11 (vol. I) de l’Histoire socialiste de la France contemporaine sous la direction de Jean Jaurès, 1908 © BNF

Si l’on doit à Babeuf et aux néo-babouvistes certaines des plus audacieuses idées du socialisme et du communisme, on ne saurait toutefois résumer l’ensemble de ces doctrines à cet héritage. Des concepts exogènes apparaissent chez d’autres précurseurs du début du XIXe siècle et joueront un rôle important dans le développement de ces théories.

La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles doivent être considérées comme des réflexions révolutionnaires de leur temps, déjà scientifiques et matérialistes autant qu’annonciatrices d’une forme de socialisme.

Il en va ainsi des théories saint-simoniennes qui connaissent leur âge d’or aux débuts des années 1830. En valorisant les « abeilles » (le travail, l’industrie) et en stigmatisant les « frelons » (les oisifs, les propriétaires-rentiers), Saint-Simon (1760-1825) souligne l’existence d’exploités et d’exploiteurs et ouvre la voie à une critique acerbe du capitalisme que reprendront nombre de ses disciples. N’oublions pas que c’est à Pierre Leroux (1797-1871) – qui adhéra un temps au mouvement saint-simonien avant de s’en détacher – que nous devons la première appropriation du mot socialisme. Le terme apparaît d’abord de façon éparse dans les colonnes de son journal Le Globe (ou Journal de la doctrine de Saint-Simon) avant d’être employé systématiquement dans les écrits et discours de Leroux à partir de 1834.

Il en va de même pour la philosophie associationiste et coopératiste du britannique Robert Owen (1771-1858) qui s’est construite indépendamment de la doctrine babouviste avec laquelle elle partage bien des similarités [22]. L’application concrète des idées d’Owen dans ses villages of co-operation comme New Lanark ou New Harmony et la leçon de leurs échecs apporteront beaucoup au mouvement ouvrier.

Reconnaissons enfin aux socialistes utopiques le mérite d’avoir guidé avec optimisme toute une nouvelle génération vers l’espoir de changer pacifiquement les choses. Qu’il s’agisse de Charles Fourier (1772-1837) et de son plan détaillé de phalanstère ou d’Étienne Cabet (1788-1856) et des contours qu’il donne à son projet dans son Voyage en Icarie, tous deux rejettent la violence du processus révolutionnaire pour faire advenir un monde meilleur [23]. Tous deux inspireront aussi de nombreux adeptes qui perpétueront leurs idées, comme Victor Considérant (1808-1893) qui prendra la tête de l’École sociétaire et élaborera les premiers phalanstères à la suite de Fourier, ou Théodore Dézamy (1808-1850) qui ira jusqu’à dépasser les contradictions de la pensée de Cabet dont il fut un temps le secrétaire.

Sans la surestimer, la place de Babeuf et du babouvisme dans l’histoire originelle du socialisme mérite bien d’être aujourd’hui réaffirmée. La doctrine et la stratégie babouvistes ne peuvent être réduites à de simples rêveries utopiques, à un « égalitarisme grossier » (Marx) ou à un prototype lacunaire de communisme. Elles méritent d’être considérées dans leur temps en tant que réflexions révolutionnaires bien plus concrètes, scientifiques et matérialistes que celles des utopistes, mais aussi et assurément en tant qu’idées annonciatrices d’une forme de socialisme. En effet, qu’est-ce que l’essence du socialisme si ce n’est un idéal d’émancipation collective, une interprétation scrupuleuse des droits de l’homme et une stricte application des principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ? C’est du moins ainsi que Pierre Leroux et Louis Blanc le définissent à ses débuts [24]. Si l’on s’en tient à cette définition, parce qu’il fut à la fois le dernier avatar des Lumières « radicales », le défenseur intransigeant des droits de l’homme de 1793 et de l’héritage de la révolution, et parce qu’il fut le théoricien d’une nouvelle doctrine émancipatrice fondée sur la communauté, l’égalité réelle et le bonheur commun, Gracchus Babeuf apparaît bien comme une figure de premier plan du mouvement socialiste.

Notes :

[1] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145. Karl Marx, « La critique moralisante et la morale critique… », dans Marx et Engels, Sur la Révolution française, Éditions sociales, Paris, 1985, p. 91. Sur Marx et le jacobinisme, voir Karl Marx, « La bourgeoisie et la contre-révolution », 1848 ou encore « Adresse de l’autorité centrale à la Ligue des Communistes », mars 1850, Ibid.

[2] Nous reprenons ici la mise en garde de Claude Mazauric dans son avertissement liminaire à Gracchus Babeuf, 4e éd., Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020.

[3] Pour suivre un « itinéraire biographique » général et commenté de Babeuf, voir Ibid., pp. 37-126. Sur le parcours de Babeuf avant la Révolution française, se référer à Victor Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Grande Révolution française (1785-1794), Moscou, Editions du Progrès, 1976.

[4] Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple n°29, 1795 (cité dans Claude Mazauric, Ibid., pp. 322-326. A noter que c’est également dans ce numéroque Babeuf se livre pour la première fois à une analyse de l’histoire de la révolution comme une lutte des classes avant la lettre, ou du moins comme une dispute de castes entre le « million doré » qui veulent s’accaparer la république et les « vingt-quatre millions de ventre creux » qui la veulent « pour tous ».

[5] Sur Morelly, Mably et le concept de « Lumières radicales », se référer à Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique, Paris, Classiques Garnier, 2015. Stéphanie Roza y dresse une filiation directe entre les écrits de Morelly et Mably et l’action politique concrète de Babeuf pour faire advenir cette nouvelle société égalitaire. Le Code de la Nature de Morelly y est ainsi présenté comme le « premier programme socialiste de l’histoire de France ».

[6] Contrairement à une idée répandue dès la période révolutionnaire (et sans doute encore alimentée par la référence de son surnom aux Gracques), Babeuf n’a jamais été partisan de la loi agraire dans son acception de l’époque. Il approuve la loi agraire en tant partage en usufruit des biens communaux comme un « grand acheminement vers l’égalité parfaite », mais la rejette comme une « sottise » en tant que partage des terres en propriétés individuelles, arguant que « la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; […] dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait » (Gracchus Babeuf, Tribun du Peuple, n°35, 1795).

[7] Il dénonce ainsi « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Des extraits de cette longue lettre sont reproduits dans Claude Mazauric, op. cit., pp. 143-168.

[8] Durant la période 1789-1793, Babeuf publie son Cadastre Perpétuel, ouvrage technique présentant un nouveau programme d’arpentage des terres en vue d’une prochaine rationalisation de l’impôt foncier plus égalitaire et « en faveur des opprimés », preuve s’il en est que le projet de Babeuf ne peut être résumé à des rêveries utopiques. De même, Babeuf rédige à cette période un manuscrit intitulé les Lueurs Philosophiques, sorte de carnet de notes témoignant de l’esprit de recherche qui l’animait ainsi que des fluctuations de sa pensée : on y découvre des réflexions sur le libéralisme d’Adam Smith, sur les questions du marché et de la propriété ou encore sur celles des conséquences de la mécanisation de l’agriculture et de l’industrie. Ce manuscrit fragmentaire et resté à l’état de brouillon a été retranscrit pour la première fois récemment dans Gracchus Babeuf, Œuvres, vol. 1, texte établi par Philippe Riviale, Paris, L’Harmattan, 2016.

[9] Les articles sont issus du nouveau journal de Babeuf, le Journal de la liberté de la presse qui deviendra le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l’homme en octobre 1794. Parmi les autres textes critiques, on peut citer sa plus fameuse brochure Du système de dépopulation ou la Vie et les crimes de Carrier. Babeuf y assimile la guerre en Vendée à un « populicide vendéen ». Ce néologisme de son fait sera abondamment repris et interprété (à tort) à partir des années 1980 par les tenants de la théorie du « génocide franco-français » comme preuve de l’existence d’un génocide vendéen. Voir à ce sujet la réponse de Claude Mazauric « Sur Babeuf à propos de la Vendée », in Claude Petitfrère, Regards sur les sociétés modernes, Tours, CEHVI, 1997.

[10] Voir les lettres de Gracchus Babeuf à Charles Germain, citées dans Claude Mazauric, Gracchus Babeuf, Montreuil, Le Temps des Cerises, 2020, 4e ed, pp.332-344.

[11] Le texte intégral du manifeste des plébéiens a été récemment réédité par Jean-Marc Schiappa. Voir Gracchus Babeuf, Le manifeste des plébéiens, Paris, Berg International, 2017. Ce texte ne doit pas être confondu avec le Manifeste des Égaux, rédigé un mois plus tard par Sylvain Maréchal, autre membre éminent de la conjuration mais dont le texte avait été finalement rejeté par ses compagnons.

[12] Il faut dire que ces conventionnels ont dans un premier temps inspiré la méfiance à nombre des conjurés : comment ne pas redouter les manœuvres politiciennes et l’ambition de ces ex-parlementaires ? Comment ne pas craindre de devoir revoir à la baisse les aspirations des Égaux pour les faire adhérer à la conjuration ? Sur ces questions, se référer à Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Egalité dite de Babeuf, réed. Paris, La Ville Brûle, 2014, pp. 148-149.

[13] Buonarroti consacre une grande partie de son ouvrage à présenter en détails ce qu’aurait impliqué l’application du programme babouviste après la victoire des conjurés (Ibid, pp.165-239). Il appuie ses propos sur un corpus de pièces justificatives qu’il a pu rassembler et qu’il retranscrit à la fin du livre. C’est notamment à partir de la pièce n°29 intitulée « Fragment d’un projet de décret économique » que l’on peut saisir concrètement la substance du projet babouviste (Ibid., pp. 404-410).

[14] Jean-Marc Schiappa, « Aspects de l’implantation de la conjuration babouviste », Annales historiques de la Révolution française, n°291, 1993, p. 116.

[15] A ce sujet, se référer à Alain Maillard, « Buonarroti, témoin du passé et passeur d’avenir (sur la réception de la Conspiration) », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 424-446.

[16] Notons que l’on retrouve déjà les bases de cette maxime en 1755, sous la plume de Morelly dans son Code de la Nature avec la formule « travailler selon ses forces […] puiser selon ses besoins ».

[17] Au sujet des débats autour de la question de la dictature révolutionnaire, voir Philippe Buonarroti, Ibid., p. 126 et p. 110.

[18] Sur ces questions et sur le « néo-babouvisme » dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence d’Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999. A propos des premières utilisations du mot communisme et la terminologie socialiste prémarxiste en général, se référer à Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, 2e éd., Paris, Éditions du Malassis, 2013.

[19] On doit cette dénomination de « néo-babouviste » à l’historien socialiste Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet : contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, É. Cornély, 1907, p. 344-345. On ne peut s’attarder ici sur chacun de ces théoriciens encore trop méconnus du communisme néo-babouviste, mais pour plus d’informations, on peut se référer à leurs entrées correspondantes dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le « Maitron ») disponible en ligne.

[20] Une liste des toasts portés lors du banquet de Belleville est proposée dans Alain Maillard, op. cit., pp. 282-283.

[21] Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 158.

[22] Dans une longue note infrapaginale de son Histoire de la Conspiration pour l’Égalité, Buonarroti livre même un argumentaire défendant conjointement les systèmes d’Owen et de Babeuf. Voir « Annexe 3 – Objection au système d’Owen et réponses en faisant voir la futilité », in Philippe Buonarroti, op. cit., pp. 420-423.

[23] Rejet qui n’est pas exempt de condamnations ambigües, voire très sévères à l’encontre de la Révolution française. Ainsi Fourier en parle comme du « coup d’essai des philosophes » des Lumières qui auraient engendré « autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits » (Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, in Œuvres Complètes, Anthropos, Paris, 1966, T.II, p. 2). Il en va de même pour Étienne Cabet qui affirme dans une phrase restée célèbre « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrai fermée, quand même je devrai mourir en exil ! » (Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1842, p.565).

[24] Pierre Leroux proclame en 1845 : « Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous. », Pierre Leroux, « De l’individualisme et du socialisme », in Œuvres (1825-1850), Paris, 1850, p. 376. Quant à Louis Blanc, il conclue en 1839 son ouvrage majeur en résumant ainsi sa pensée : « En résumé, de quoi s’agit-il ? D’aboutir pratiquement, progressivement à la réalisation du dogme : Liberté, égalité, fraternité. », Louis Blanc, Organisation du travail, 5e éd., Paris, 1848, p. 272.

L’Église et le socialisme, deux visions du monde incompatibles ?

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Vue de la Basilique Saint-Pierre ©JerOme82

Loin d’être anecdotique, la critique du capitalisme et l’encouragement à bâtir un monde plus juste font partie intégrante du message de l’Église. Souvent méconnus, ils prennent racine à la fin du XIXe siècle, alors que les ouvriers sont exploités dans les usines. Léon XIII dénonce l’attitude des patrons et incite à protéger les plus pauvres. Depuis, son appel a été relayé par les papes successifs, qui l’ont affiné et orienté pour répondre aux défis de leur époque. Contrairement à une idée répandue, le capitalisme moderne n’est donc pas béni par l’Église, loin de là. On trouve même certains constats partagés avec les théories socialistes et communistes, qui prennent leur essor surtout avec le marxisme. On sait la virulence anticléricale de ce dernier. On sait combien Rome a été méfiant à l’égard des initiatives menées par les chrétiens de gauche. De nombreux observateurs y voient la preuve d’une connivence entre le clergé et la bourgeoisie. Certains chrétiens s’en servent encore comme prétexte pour évacuer toute réflexion sur la répartition des richesses. Si bien qu’il faut y regarder de plus près pour tenter de comprendre et expliquer les oppositions entre ces deux visions du monde.

Premier temps : responsabiliser les riches et soutenir les pauvres

En 1846, deux ans avant la publication du Manifeste du parti communiste, Pie IX désigne indifféremment communisme et socialisme comme une « doctrine néfaste » qui, « une fois admise, serait la ruine complète de tous les droits, des institutions, des propriétés et de la société elle-même »2. À sa suite, Léon XIII dénonce une « peste mortelle qui se glisse à travers les membres les plus intimes de la société humaine et qui la conduit à sa perte »3. Pour les papes, ce système « monstrueux » aboutirait « par la force des choses à un bouleversement universel et à la ruine de toutes les institutions »4. Mais, dans le même temps, les conditions de travail effroyables des ouvriers font émerger la « question sociale ».

En 1891, Léon XIII condamne les doctrines qui poussent « à la haine jalouse des pauvres contre les riches » en prétendant que « toute propriété des biens doit être supprimée ». Il critique l’attitude des « spéculateurs » qui, « ne faisant pas de différence entre un homme et une machine », abusent sans mesure des ouvriers pour « satisfaire d’insatiables cupidités ». Tout en mettant en garde les plus fortunés, qui devront rendre à Dieu « un compte très rigoureux de l’usage » qu’ils auront fait de leur argent, il précise que les salaires doivent être suffisants pour parer « aisément » aux besoins des ouvriers et de leurs familles. En plus du nécessaire, chacun est invité à partager ses richesses avec ceux qui en ont besoin, tandis qu’il revient à l’État de se « préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents »5.

Comparé aux corporations de l’Ancien Régime, le capitalisme libéral est accusé par le pape d’avoir livré les travailleurs « isolés et sans défense » à la merci « de maîtres inhumains » et à la cupidité « d’une concurrence effrénée »6. En France, Albert de Mun ou Léon Harmel incarnent cette première génération de « catholiques sociaux », soucieux de responsabiliser les élites sans remettre en cause véritablement la répartition des rôles avec les ouvriers. L’influence du monarchisme est encore forte. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est explicitement condamnée par Pie X comme une « négation de l’ordre surnaturel »7. Dans un contexte où l’Action française séduit le clergé français, le pape dénonce les « profanes nouveautés de langage » et les « contradictions de la fausse science » ; c’est l’origine du mot « modernisme » dont on entend encore parler aujourd’hui8. Créé à l’initiative de Marc Sangnier, le mouvement du Sillon milite pour la démocratie chrétienne et s’intéresse de près au socialisme. Plus de 10 000 prêtres et jeunes ouvriers se réunissent pour discuter de société et de religion à travers l’hexagone. Déjà, en appelant les évêques à s’opposer à la publication et à la lecture de « tout livre pernicieux »9, Pie X avait manifesté une fermeture à la réflexion et à la créativité dans le domaine social. En 1910, sa décision de mettre un coup d’arrêt au Sillon ébranle les certitudes des catholiques sociaux10. Pour le pape, le pouvoir descend d’en haut pour aller vers le bas, et non l’inverse. Il est inconcevable d’admettre que le peuple décide car « toute société de créatures dépendantes et inégales par nature » a besoin « d’une autorité qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose sa loi »11.

Pie XI et le « socialisme modéré », une ouverture relative

En 1931, pour la première fois, Rome manifeste une petite ouverture à l’égard d’un certain socialisme. Pie XI critique les communistes qui poursuivent « par tous les moyens, mêmes les plus violents » une « lutte des classes implacable » et une « disparition complète de la propriété privé ». Mais il existe des formes plus modérées, qui ont gardé « le nom de socialisme », et dont les revendications « ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ». En effet, la lutte des classes, si elle renonce aux actes d’hostilité et à la haine mutuelle, « se change peu à peu en une légitime discussion d’intérêts, fondée sur la recherche de la justice ». Ainsi, elle peut être « un point de départ pour arriver à une coopération mutuelle des professions ». Par ailleurs, « ce n’est plus la propriété même des moyens de production qui est attaquée, mais une certaine prépotence sociale que cette propriété, contre tout droit, s’est arrogée et a usurpée ». Pour le pape, la concentration des ressources est le fruit d’une concurrence sans limite, qui favorise ceux « qui sont le moins gênés par les scrupules de la conscience »12.

Est-ce le socialisme qui se transforme et s’inspire de principes chrétiens ou la manifestation d’une meilleure prise en compte des problématiques sociales par l’Église ? Sans doute les deux. Pourtant, malgré cette « part de vérité », les catholiques ne peuvent adhérer pleinement à un système qui astreint les hommes « à se livrer et se soumettre totalement à la société ». Il est impossible de subordonner les biens les plus élevés de l’homme, y compris la liberté, à une exigence de production rationnelle. Pour Pie XI, un tel système ne peut d’ailleurs exister ni même se concevoir sans employer la contrainte de manière excessive. En réalité, et on retrouve ici l’idée de Pie X, c’est l’autorité sociale qui a failli et la « démoralisation des cercles dirigeants de la vie économique » a ensuite atteint le monde ouvrier13.

Est-ce le socialisme qui se transforme et s’inspire de principes chrétiens ou la manifestation d’une meilleure prise en compte des problématiques sociales par l’Église ? Sans doute les deux.

En 1937, le pape aborde de nouveau la question mais sous l’angle du matérialisme, qui est devenu le fondement du communisme. Dans une telle doctrine, explique-t-il, « il n’y a plus de place pour l’idée de Dieu ». Pour Pie XI, il est inconcevable que les bolcheviques soient perçus comme les défenseurs d’un mouvement pour la paix mondiale alors qu’ils « excitent à une lutte des classes qui fait couler des fleuves de sang » et qu’ils accumulent des « armements illimités »14. Son successeur, Pie XII, prononce même l’excommunication de ceux qui professent et propagent les doctrines matérialistes communistes15. Néanmoins, en parallèle de cette position qui a bien peu évolué en cent ans, les papes s’attachent à dénoncer de plus en plus les accumulations de richesses et les inégalités qu’elles engendrent. À la radio, en 1944, Pie XII reconnaît que le marxisme entend porter secours « aux victimes d’un déplorable régime économique et social ». Trop souvent, le progrès technique a servi aux « calculs égoïstes avides de grossir indéfiniment les capitaux ». Mais ce n’est pas une fatalité : « pourquoi ne se plierait-il donc pas aussi devant la nécessité d’assurer la propriété privée de tous, pierre angulaire de l’ordre social ? »16.

Propriété privée et lutte des classes, un désaccord profond

Une caractéristique de la pensée sociale de l’Église est de défendre la propriété privée. En 1945, le cardinal Emmanuel Suhard, archevêque de Paris, rappelle qu’elle « tient à la dignité de la personne humaine autant qu’à l’utilité de tous ». Personne ne peut enlever à un autre ce qui lui appartient par nature : « la misère du prolétaire, souvent privé du nécessaire pour aujourd’hui et dépourvu de toute réserve pour le lendemain, l’insécurité à laquelle il est condamné, non seulement pour lui-même mais pour les siens, constitue un état inhumain et injuste ». S’appuyant sur l’héritage des papes, il conclut que le bien commun a des exigences à faire valoir sur la propriété privée, mais « la première chose qu’il réclame est l’existence même de cette propriété »17.

En France, ces réflexions amènent certains prêtres à vouloir s’engager en partageant la condition ouvrière. Très vite, la pensée sociale de l’Église et le marxisme sont confrontés et rapprochés. Comme le remarque Madeleine Delbrêl à Ivry, ceux qui s’y intéressent sont bien souvent conduits par « le souci d’une fidélité concrète aux pauvres et à la pauvreté, tels qu’ils sont béatifiés dans l’Évangile »18. En 1948, le cardinal Henri de Lubac écrit : « on nous reproche d’être des individualistes même malgré nous, par la logique même de notre foi, alors que, en réalité, le catholicisme est essentiellement social. Social au sens le plus profond du terme : non pas seulement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, en son sens le plus mystérieux, dans l’essence de sa dogmatique. Social à tel point que le “catholicisme social” aurait toujours dû paraître un pléonasme »19. Formés par la Mission de France ou par la Mission de la mer, les pères ouvriers partagent les conditions de travail et d’existence des prolétaires.

Après une période de tensions avec Rome, le pape Pie XII craint l’influence du marxisme et met un terme à l’initiative française. En 1954 puis en 1959, les prêtres sont sommés de se retirer des usines et des bateaux où ils travaillent. Une grande incompréhension naît alors. Le Canard Enchaîné, ironique, remarque que les « prêtres-bourgeois » sont eux aussi en « pays de mission ». Leur apostolat, « pour être plus ancien », n’en est pas moins périlleux : ils sont envoyés dans un « milieu absolument corrompu » où l’argent est roi « et engendre toutes les dépravations »20. Le dominicain Jacques Loew s’étrangle : « Comment des travailleurs absents du quartier de six heures du matin à sept heures du soir, et ceux des autres corporations, retrouveront-ils le contact avec les prêtres ? »21.

Beaucoup ont trouvé dans le marxisme « une grille d’interprétation de la réalité sociale ». Par fidélité au Christ, il voulaient s’engager « avec les pauvres et les opprimés au côté du parti qui porte ce combat, donc des communistes »22. Mais, comme le soulève Jean-Yves Calvez en 1956, « la conception marxiste de l’homme et de sa réalisation est inséparable de la suppression pratique de la religion et de la négation théorique de Dieu » ; « tout ce que Marx prétend découvrir à l’homme dans l’auto-production de lui-même et dans sa passion pour l’homme, le christianisme le reconnaît à Dieu23.

D’ailleurs, Proudhon fut aussi « l’un des grands adversaires » de la foi chrétienne, et ce « de la façon la plus violente, la plus provocante »24. Le marxisme demande « la haine de Dieu au nom de l’amour des hommes »25, écrit Madeleine Delbrêl ; c’est « l’effort désespéré de l’homme pour se sauver seul », remarque le cardinal de Lubac26. Ainsi, l’Église ne saisit jamais la main tendue de Maurice Thorez27, car « aucune poursuite du bien commun dans l’ici-bas » ne justifie de mettre de côté sa foi ; « c’est elle seule qui, étant au terme, peut déterminer le sens bon ou mauvais de l’action »28.

On a parlé même parfois de système « pseudo-religieux »29. Pour Gaston Fessard, « chercher des structures théologiques dans l’athéisme marxiste peut sembler le comble du paradoxe » mais cette apparence voile pourtant « une profonde vérité »30. Le marxisme prétend qu’il est possible d’instaurer durablement l’unité sur Terre. L’Église, au contraire, sait qu’elle ne « triomphera jamais pleinement du mal, c’est-à-dire de la désunion » et que « l’état de guerre » a son germe dans le cœur de chacun31. Bien des années plus tard, André Manaranche constate que ceux qui ont cru parvenir à l’unité ont, en fait, « construit une société étouffante où la manipulation permet de feindre l’unanimité (sans oublier quelques goulags) »32. Finalement, « l’union vraie ne tend pas à dissoudre les uns dans les autres les êtres qu’elle rassemble, mais les uns par les autres, à les achever »33.

La « socialisation », une période de collaboration

En 1961, tout en encourageant le « libre exercice des activités productrices », Jean XXIII manifeste une franche sympathie pour « la socialisation », c’est-à-dire le mouvement par lequel l’État assure les soins médicaux, l’instruction et l’orientation professionnelle. Bien sûr, il faut veiller à ne pas réduire de façon trop importante le « rayon d’action libre des individus » mais l’intervention de l’État n’est pas un péril en soi. Au contraire, la socialisation favorise l’essor des « qualités propres à la personne » puisqu’elle consiste à organiser la vie commune pour « satisfaire les exigences de la justice sociale ». En de nombreux pays, écrit-il, une « foule de travailleurs » reçoit un salaire qui oblige à des « conditions de vie sous-humaines », tandis que quelques privilégiés vivent dans l’abondance et le « luxe effréné ». Ce contraste est « criant et outrageant » ; en aucun cas la rémunération ne peut être abandonnée aux lois du marché.

Ainsi, tout en encourageant l’initiative de chacun et la propriété privée des moyens de production, l’Église bénit l’élargissement de la sphère d’intervention publique. Il ne s’agit plus seulement de garantir que les salaires soient décents mais aussi de mettre en place un système d’assurance pour les « cas d’évènements malheureux » et de permettre un accès aux routes, aux transports, à l’eau potable, aux loisirs ou à la culture…34 Jean XXIII entrebâille la porte pour une collaboration avec le socialisme, à condition de se méfier des « fausses théories ». Certaines rencontres, « qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles », pourraient être prometteuses pour l’avenir35. Dès les premières phrases, la constitution pastorale du Concile Vatican II manifeste une attitude générale de confiance et d’optimisme36. Cela ne veut pas dire que l’Église « soit désormais indifférente aux erreurs, qu’elle ignore l’ambiguïté des valeurs du monde moderne. Elle sait tout ce qu’elles peuvent contenir d’équivoques, de menaces et de périls ; mais elle arrête volontiers sa considération sur les aspects positifs de ces valeurs, sur ce qu’elles renferment de précieux pour la construction d’une société meilleure et plus juste. Elle voudrait aider au rassemblement de toutes les bonnes volontés pour résoudre les immenses problèmes que notre siècle doit affronter »37. En 1965, les évêques du monde ne prennent pas directement position sur le socialisme. Plutôt que de stigmatiser des doctrines ou des camps, ils cherchent à comprendre le phénomène de l’athéisme, et se laissent même questionner par lui38.

La socialisation est une sorte de recherche d’équilibre. L’Église appelle à trouver une voie intermédiaire entre collectivisme et individualisme. Certes, il faut se garder de tout sacrifier à l’organisation collective de la production mais il faut éviter aussi de faire de l’économie un jeu automatique, en refusant toute réforme sous prétexte d’attenter aux libertés39. Dès 1961, Jean XXIII insiste sur la nécessité d’imaginer des structures nouvelles – comme la coopérative – pour que les travailleurs puissent être plus nombreux et bénéficier davantage des fruits40. La propriété est envisagée de façon renouvelée, en insistant sur la destination universelle des biens, dans la continuité des Pères de l’Église et en rupture par rapport au droit romain qui avait influencé certaines formulations. Ainsi, l’Église rappelle des exigences perdues de vue : les biens possédés doivent être considérés comme communs et profiter aux autres, une personne dans l’extrême nécessité a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui et il faut secourir les pauvres, même en donnant de son nécessaire41. En 1967, Paul VI critique vertement le système capitaliste, qui a fait de la concurrence une loi suprême. Il s’agit de ne pas oublier, écrit-il, que la propriété des biens de production a des limites et qu’elle implique des obligations sociales. Ainsi, sans pour autant planifier de façon arbitraire, l’État doit choisir et imposer les objectifs à poursuivre42. Symboliquement, ces années marquent un tournant. Le pape réhabilite les prêtres ouvriers, qui retournent travailler en usine43. De plus, la coopération avec les mouvements socialistes bénéficie encore jusqu’aux années 1970 d’une sorte de tolérance, à condition de mener un « discernement attentif » pour mettre en lumière les idéologies erronées qui les inspirent. La question se pose particulièrement en Amérique latine, où naît la « théologie de la libération ». Réunis à Medellin, en Colombie, les évêques déplorent la misère qui s’étend et incitent à combattre l’injustice en empruntant des éléments à l’analyse marxiste. Paul VI salue ce désir généreux et reconnaît que le marxisme peut questionner mais il alerte clairement sur le type de société totalitaire auquel conduirait le processus de la lutte des classes44.

Depuis les années 1980, la liberté économique ?

En 1981, Jean-Paul II approfondit la pensée de l’Église sur le travail, auquel doit être subordonné le Capital. On retrouve l’idée que les travailleurs participent à la gestion et aux profits de l’entreprise. L’État, en revanche, n’a plus qu’un rôle amoindri, pour encadrer les rapports de travail et garantir l’existence des syndicats45. On sent chez le pape une méfiance à l’égard de l’interventionnisme public, qui le pousse à faire de la responsabilité individuelle le cœur de l’organisation de la société. La page de la socialisation est tournée. Peu après, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi dirigée par le cardinal Joseph Ratzinger – futur Benoît XVI – met vigoureusement en garde contre la théologie de la libération. Sous couvert d’analyse scientifique, écrivent ses membres, les thèses fondamentales du marxisme nient la nature spirituelle de la personne et légitiment le conflit social46. L’action que préconise l’Église n’a pas pour objectif d’éliminer un adversaire, elle est une « lutte noble et raisonnée », de sorte que « le chrétien préfèrera toujours la voie du dialogue et de la concertation »47.

Jean-Paul II s’alarme de l’injuste répartition des richesses et de la « soumission aveugle à la pure consommation » mais se refuse à toute ingérence publique dans la vie économique48. Après la chute du mur de Berlin, en 1991, il critique l’étatisation des moyens de production qui font des travailleurs de simples pièces dans la machine. L’État doit déterminer un « cadre juridique » pour sauvegarder les « conditions premières d’une économie libre » qui suppose « une certaine égalité entre les parties ». Surtout, il faut éviter « un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité » et mettre en place une « fructueuse coordination » entre l’intérêt individuel et collectif. Ainsi, s’il existe certaines « nécessités humaines » qui échappent à sa logique, le marché libre est « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »49.

Depuis le XXIe siècle, l’intrication des économies bouleverse les rapports sociaux. Le phénomène de mondialisation se traduit surtout par une diminution progressive de la place de l’État, incapable de maîtriser les flux financiers et de fixer les priorités économiques. Benoît XVI constate en 2009 que sous la pression du marché mondial, les entreprises ont cherché des lieux pour délocaliser et réduire les coûts. Les pays se livrent à une compétition féroce pour attirer la production, avec des fiscalités avantageuses et des dérégulations du travail. Or, il est regrettable que les entrepreneurs soient si peu attachés à leur territoire car le rôle de l’entreprise n’est pas seulement de faire du profit. Si le marché est devenu un « lieu de domination du fort sur le faible », c’est qu’une idéologie néfaste le sous-tend. Il est donc urgent de réglementer la finance pour « empêcher les spéculations scandaleuses »50.

Dans le prolongement de ces réflexions, le pape François publie en 2015 un texte qui met l’accent sur l’écologie. Il est nécessaire, écrit-il, d’encourager la diversité productive et la créativité entrepreneuriale. Or, trop souvent, les règles et les infrastructures existantes favorisent les grandes entreprises. Aussi, l’autorité politique a la responsabilité de soutenir fermement les petits, en mettant des limites à ceux qui ont le plus de pouvoirs financiers. Autrement dit, la liberté économique ne peut être seulement déclamée ; elle doit bénéficier à tous, comme la propriété privée51. Pour cela, les réglementations sont essentielles, en tenant compte des cultures locales. Contrairement à une idée répandue, le marché à lui seul ne résout pas tout. L’objectif est toujours d’augmenter le nombre d’emplois, dans un contexte où la spéculation financière continue de faire des ravages. Pour le pape, seule une politique « qui ne soit pas soumise au diktat des finances » permettra de placer – enfin – la dignité humaine au centre52.

Les relations entre l’Église et le socialisme n’ont pas été un long fleuve tranquille. Il existe indéniablement des préoccupations partagées s’agissant, notamment, du sort des plus pauvres, de la participation des travailleurs ou de la répartition des richesses. Mais ce constat ne peut masquer de profonds désaccords. Il y a la propriété privée, bien sûr, mais aussi la lecture de l’Histoire sous le prisme de la lutte des classes. Les littératures socialistes et chrétiennes fournissent, chacune pour leur part, des éléments de réflexion. Elles sont de remarquables instruments d’analyse. Tout l’enjeu aujourd’hui est de mener, de part et d’autre, le discernement nécessaire pour prolonger, sans se renier, le travail et la discussion des générations précédentes, dans l’objectif de rendre perpétuellement la société plus juste.

Notes :

1 François, encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, par. 122.

2 Pie IX, encyclique Qui pluribus, 9 novembre 1846.

3 Léon XIII, encyclique Quod apostolici muneris, 28 décembre 1878.

4 Léon XIII, encyclique Humanum genus, 20 avril 1884.

5 Léon XIII, encyclique Rerum novarum, 15 mai 1891.

6 Léon XIII, encyclique Rerum novarum, 15 mai 1891.

7 Pie X, Vehementer nos, Au peuple français, 11 février 1906.

8 Pie X, encyclique Pascendi dominici gregis, 8 septembre 1907.

9 Pie X, encyclique Pascendi dominici gregis, 8 septembre 1907, par. 69-70.

10 La France au XIXème siècle (1814-1914), Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline, André Encrevé, 2nd ed. Presses Universitaires de France, 2008, p. 271.

11 Pie X, encyclique Notre charge apostolique, 25 août 1910.

12 Pie XI, enc. Quadragesimo anno, 15 mai 1931, par. 115 à 130.

13 Pie XI, enc. Quadragesimo anno, 15 mai 1931, idem et par. 142.

14 Pie XI, enc. Divini redemptoris, 19 mars 1937, par. 9, 10, 26, 27 et 29.

15 Pie XII, bulle papale du 11 juillet 1949.

16 Pie XII, radio-message du 1er septembre 1944.

17 Lettre pastorale du cardinal Suhard, archevêque de Paris, pour le carême de 1945, à propos des réformes de structure – L’enseignement de l’Église sur la propriété.

18 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 90.

19 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, intro.

20 Robert Treno, cité par Yvonne Singer, Tempête sur les prêtres ouvriers, De Bardot à de Gaulle (1954/1958), Le romain vrai de la IVème République, Gilbert Guilleminault, ed. Denoël, 1972, p. 119.

21 Lettre de 1954, citée par Yvonne Singer, Tempête sur les prêtres ouvriers, De Bardot à de Gaulle (1954/1958), Le romain vrai de la IVème République, Gilbert Guilleminault, ed. Denoël, 1972, p. 123.

22 Frédéric Gugelot, Intellectuels chrétiens, entre marxisme et Evangile, JL. Schlegel et D. Pelletier, A la gauche du Christ, Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, ed. Seuil, 2012, p. 245.

23 Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, 1956, ed. Seuil, p. 535 et p. 586.

24 Cardinal Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, 1945, ed. Cerf, p. 10.

25 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 73.

26 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 311.

27 Maurice Thorez, radio-message du 17 avril 1936, Radio Paris.

28 Gaston Fessard, La main tendue ? Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, ed. Bernard Grasset, 1937, p. 81.

29 Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, 1957, ed. Nouvelle Cité, p. 75.

30 Gaston Fessard, Les structures théologiques de l’athéisme marxiste, 1966.

31 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 231.

32 André Manaranche, Attitudes chrétiennes en politique, ed. Seuil, 1978, p. 19.

33 Cardinal Henri de Lubac, Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, ed. Cerf, 1938, p. 287.

34 Jean XXIII, Pacem in terris, 11 avril 1963, par. 11, 18, 21 et 64.

35 idem, par. 159-160.

36 Constitution pastorale Gaudium et Spes, Concile Vatican II, 7 décembre 1965.

37 Paul VI, allocution au corps diplomatique, 8 janvier 1966.

38 Commentaires de l’édition des Documents Conciliaires par le Centurion, 1966.

39 Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et Spes, 7 décembre 1965, par. 65.

40 Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, seconde partie.

41 Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et Spes, 7 décembre 1965, par. 66 à 71.

42 Paul VI, encyclique Populorum progressio, 26 mars 1967, par. 26, 31, 32, 33, 39, 62, 63 et 64.

43 Paul VI, décret sur le ministère et la vie des prêtres, Presbyterorum ordinis, 7 décembre 1965.

44 Paul VI, encyclique Octogesima adveniens, 14 mai 1971, par. 31 à 34.

45 Jean-Paul II, encyclique Laborem exercens, 14 septembre 1981, intro + par. 12, 14, 17, 19 et 20.

46 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, instruction Libertatis nuntius, sur quelques aspects de la théologie de la libération, 6 août 1984.

47 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, instruction Libertatis conscientia, sur la liberté chrétienne et la libération, 22 mars 1986.

48 Jean-Paul II, encyclique Sollicitudo rei socialis, 30 décembre 1987, par. 28.

49 Jean-Paul II, encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, par. 15, 25, 34 et 40.

50 Benoit XVI, encyclique Caritas in veritate, par. 9, 24, 25, 32, 35, 38, 40, 65.

51 François, encyclique Laudato Si’, 24 mai 2015, par. 129 et 144.

52 François, encyclique Fratelli Tutti, 3 octobre 2020, par. 168 et 169.

Le passé du socialisme sera-t-il son avenir ?

S’il est un mot que la politique électorale a usé, c’est bien celui de « socialisme ». Le mandat de François Hollande et l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, parvenu des rangs du « PS », ont contribué à susciter la méfiance à l’égard des étendards brandissant la couleur des roses. Pourtant, par-delà ce discrédit, le socialisme demeure l’une des traditions les plus fécondes de notre histoire politique, dont la mémoire autant que l’ambition révolutionnaire méritent d’être rappelées. L’Histoire globale des socialismes (XIXe-XXIe siècle), qui paraît cette rentrée aux PUF, sous la direction de Stéphanie Roza, Jean-Numa Ducange et Razmig Keucheyan, retrace la genèse des projets socialistes pour mieux s’interroger sur leurs devenirs contemporains. Ce vaste ouvrage de plus de mille pages, composé par un collectif de chercheurs et décliné en trois sections (les mots du socialisme ; les moments ; les figures), brosse ainsi le tableau d’une famille politique, aussi élargie que conflictuelle. Jaurès méditant sur le socialisme de l’avenir espérait qu’il permette d’accomplir « une vie toujours plus large qui accroisse et apaise le désir » – gage est ici donné que cette Histoire globale lui en offre une chance nouvelle, en appelant à renouer avec « la critique combattive de l’ordre existant » et à mettre fin à l’époque des renoncements. Les lignes qui suivent sont extraites de l’introduction, proposée par les directeurs du volume, et de l’entrée « Révolution », rédigée par l’historien Matthias Middell.

Tout socialisme est aujourd’hui en crise. Une crise électorale dans de nombreux pays, qui est aussi plus fondamentalement une crise d’identité. Cet ouvrage est-il un bilan avant liquidation ? Certes non. D’abord, les socialistes en ont vu d’autres. Que l’on songe à ce qu’être socialiste pouvait supposer de courage et de détermination à certaines époques, par exemple durant les années 1930 en Europe ou les années 1970 en Amérique latine, lorsque la répression s’abattait massivement sur ses militants et que toute perspective positive semblait relever de l’impossible. Surtout, le socialisme est l’envers du capitalisme. Aussi longtemps que ce système exploitera et aliénera, des socialistes s’élèveront contre la misère et les inégalités qu’il génère. Le monde de crises financières, de guerres, de changement climatique et de pandémies qui est le nôtre produira sans nul doute des socialistes. Reste à savoir sous quelles formes.

Les frontières du socialisme ont toujours été floues et évolutives. C’est pourquoi il sera question dans ce volume des socialismes au pluriel, et non du socialisme. Cependant, il est une caractéristique qui définit le socialisme partout et toujours : la centralité de la question sociale, l’analyse des sociétés modernes en termes de classes sociales et de leur lutte pour l’appropriation des ressources matérielles et symboliques. Les courants réformistes considèrent le capitalisme comme indépassable, en tout cas dans un avenir prévisible. À leurs yeux, il est toutefois possible d’en contrebalancer les effets néfastes. Ils ne nient pas l’existence des classes sociales, mais considèrent le compromis de classe – qui n’interdit pas le rapport de force – comme un optimum pour les classes populaires. De ce compromis de classe émane le progrès, forcément graduel.

Les révolutionnaires voient au contraire le capitalisme comme irrémédiablement sous-tendu par des contradictions. Elles ne le conduisent pas nécessairement à elles seules à sa perte. Mais elles intensifient les luttes sociales et politiques, ce qui rend concevable le dépassement de ce système. Dans cette perspective, le rôle des socialistes est d’organiser la transition vers la société post-capitaliste, une transition considérée comme plus ou moins rapide selon les courants. Bien entendu, à propos des classes sociales et de leurs luttes, il existe différentes approches. Certains mettent en avant une définition économique des classes, d’autres insistent sur les aspects culturels ou « subjectifs ». De même, le fonctionnement de la société post-capitaliste a donné lieu à de nombreux débats. L’État aura-t-il dépéri, l’« administration des choses et la direction des opérations de production » prenant le relais du « gouvernement des personnes », selon la formule de Friedrich Engels, citant Saint-Simon ? La politique conservera-t-elle ses droits ?

Ces deux traditions ne sont pas pures : difficile d’écrire une histoire des socialismes qui se contenterait d’opposer un bloc « réformiste » à un autre « révolutionnaire ». Au cours de cette histoire, elles n’ont cessé de s’entremêler. Tout au long des xixe et xxe siècles, d’autres revendications s’y sont ajoutées, par exemple féministes ou nationales. Comme on le constatera à la lecture de ce volume, les combats des socialistes sont loin de s’être limités à la question sociale étroitement conçue. Mais l’appartenance d’un auteur ou d’un parti à la tradition socialiste suppose qu’il accorde à la question sociale un poids au moins équivalent à ces autres revendications. Si d’autres revendications prennent le dessus, il en sort, de facto. Ceci n’empêche pas les alliances avec des courants extérieurs au socialisme dans le cadre de luttes particulières, par exemple de libération nationale. Cela suppose toutefois que la question sociale demeure la colonne vertébrale du programme.

Du point de vue adopté dans cet ouvrage, le communisme et l’anarchisme font partie de l’histoire des socialismes. C’est donc une acception large des socialismes que nous avons privilégiée. Chacun de ces courants pourrait bien sûr faire l’objet d’un volume en soi. Les relations de leurs représentants avec les organisations socialistes proprement dites furent souvent houleuses. Après la révolution russe, le clivage entre socialistes et communistes a structuré l’histoire des gauches dans de nombreux pays, en Europe et ailleurs. Dans certains, comme l’Espagne ou l’Argentine, un puissant courant anarchiste est venu s’ajouter à eux, introduisant des idées et un répertoire d’actions novateurs.

Le communisme et l’anarchisme sont partie intégrante de l’histoire des socialismes en ceci qu’ils accordent eux aussi une centralité à la question sociale. Quels qu’aient été les désaccords – parfois violents – entre ces courants aux xixe et xxe siècles, il apparaît ainsi rétrospectivement que ce qui les rapproche est plus important que ce qui les sépare. Les désaccords demeurent, par exemple à propos de l’analyse de l’État ou de la tactique de l’action directe. Mais le triomphe du capitalisme sous sa forme néolibérale à la fin du xxe siècle a rebattu les cartes, et relativisé des différences autrefois significatives. C’est un constat à garder à l’esprit dans la perspective de la reconstruction d’un socialisme pour le xxie siècle. Dans le cas du mouvement communiste, la disparition de l’URSS et des pays affiliés a bouleversé la donne sur le plan programmatique et stratégique.

« Le socialisme étant l’envers du capitalisme, les évolutions de ce dernier ont forcément influé sur les mouvements et les idées socialistes. »

Le socialisme étant l’envers du capitalisme, les évolutions de ce dernier ont forcément influé sur les mouvements et les idées socialistes. La création des partis socialistes « de masse » en Europe – le SPD allemand le premier d’entre eux – à la fin du xixe siècle est concomitante de l’exode rural et de la concentration croissante des ouvriers dans de grandes structures industrielles. Elle aurait été difficilement concevable avant la « seconde » révolution industrielle. Pour autant, mouvements et idées disposent d’une « autonomie relative ». En Chine, lors de la période révolutionnaire qui mène à l’instauration du régime communiste de 1949, le pays n’a pas encore connu le développement industriel qui sera le sien un demi-siècle plus tard : la révolution est avant tout paysanne. Le développement du pays s’opère après l’arrivée du communisme, et non avant, comme en Europe. Dans ce cas comme dans d’autres, les liens entre le capitalisme et les modalités de sa contestation sont complexes. Même à l’échelle d’une région, les rythmes politiques peuvent être discordants.

Les trois décennies qui nous séparent de la chute du mur de Berlin auront vu l’apparition de courants difficiles à identifier, dont les liens avec le socialisme ne sont pas clairs. Peut-être est-ce le propre des périodes de transition. Le principal d’entre eux est le « populisme », dont les origines remontent au xixe siècle, notamment en Russie et aux États-Unis, mais dont des théoriciens et des mouvements ont recommencé à se réclamer dans le sillage de la crise économique de 2008. Avant qu’elle arrive en Europe, une vague de gouvernements progressistes parfois nommés « populistes de gauche » avait déferlé sur l’Amérique latine durant les années 2000, en Argentine (Néstor Kirchner), au Brésil (Lula), en Bolivie (Evo Morales), au Venezuela (Chávez) ou en Équateur (Rafael Correa).

Le « populisme de gauche », celui de Podemos en Espagne ou de La France insoumise en France, est-il une variante de socialisme ? Les populistes ont repris à leur compte certaines revendications centrales de ce dernier, par exemple l’égalité. Sur le plan électoral, leur implantation recoupe également largement celle des anciens partis de gauche, sociaux-démocrates et communistes. Ils s’en distinguent toutefois en ceci qu’ils substituent un vocabulaire essentiellement moral à celui, plus politique, des socialistes, dénonçant par exemple la « corruption » des élites plutôt que les mécanismes de l’exploitation. De même, l’opposition qu’ils établissent entre la « caste » dominante et le « peuple », ou entre les « 1 % » et les « 99 % », se distingue du type d’analyse de classes dominant dans les socialismes. L’alliance des classes populaires avec les classes moyennes – notamment à fort « capital culturel » – a été un enjeu stratégique important pour les socialismes au xxe siècle, notamment en Europe de l’Ouest. L’opposition entre la « caste » et le « peuple » qu’établit le populisme rend la pensée de ce problème impossible. […]

Socialisme ou barbarie ?

Le socialisme a un passé, mais a-t-il un avenir ? Il est aujourd’hui confronté à des défis nouveaux, comme il l’a été tout au long de son histoire. On en relèvera trois, parmi d’autres. Le premier est l’écologie. Celle-ci est-elle une alternative au socialisme, ou son prolongement sous un autre nom ? Pour répondre à cette question, il faut reprendre le critère énoncé ci-dessus : accorde-t-elle une importance au moins aussi grande à la question sociale qu’à l’environnement ? Pour nombre de courants de l’écologie, la réponse est clairement négative. L’écologie « profonde » d’Arne Næss, par exemple, lui accorde une importance quasi nulle. Elle se livre à une critique de l’anthropocentrisme de nos catégories morales, qui distinguent les humains des autres êtres vivants, et nous invite à accorder à ces derniers une « valeur intrinsèque ».

Mais pour d’autres courants, comme l’écologie sociale d’un Murray Bookchin ou certaines tendances de l’écoféminisme, la question sociale est déterminante. À leurs yeux, la principale cause de la crise écologique est le capitalisme, si bien que la résolution de cette dernière suppose une adhésion à l’anticapitalisme. Ces courants de l’écologie considèrent que la nature est sociale, autrement dit que la lutte des classes doit inclure les enjeux environnementaux. Écologie et socialisme convergent donc parfois, aussi bien sur le plan théorique qu’au sein des mouvements sociaux. « Écosocialisme » est une appellation qui circule déjà, et qui sera peut-être amenée à se diffuser dans les années qui viennent.

Un deuxième enjeu est la reconstruction d’un internationalisme, dans un monde où les pulsions nationalistes conservatrices s’expriment de plus en plus ouvertement. La chute du mur de Berlin a débouché durant les années 1990 sur un monde « unipolaire », avec les États-Unis comme seule grande puissance. Trente ans plus tard, le paysage géopolitique a considérablement changé. L’émergence de la Chine et le retour de la Russie sur la scène internationale suscitent un monde « multipolaire ». Les États-Unis demeurent dominants au plan économique et militaire, mais ils ne sont plus sans rivaux. Cette multipolarité rapproche la situation géopolitique présente du « concert des nations » qui a suivi le congrès de Vienne au début du xixe siècle, qui est aussi la période qui a vu naître les socialismes.

En quoi les évolutions actuelles vont-elles affecter les mouvements socialistes au xxie siècle, et en particulier la possible émergence d’un nouvel internationalisme ? Au xxe siècle, la révolution russe puis la structure « bipolaire » de la guerre froide donnent lieu à une partition entre une Deuxième Internationale « socialiste » et des Komintern et Kominform « communistes ». À ces Internationales formellement constituées se sont ajoutées des Internationales informelles, comme les « nouvelles gauches » qui se sont mobilisées sous des formes diverses, aux quatre coins du monde, lors des « années 1968 ». Quelles qu’aient été leurs orientations, elles furent toutes polarisées par l’existence d’un camp socialiste, qui a recouvert jusqu’à un tiers de la surface du globe. Ce camp n’est plus. C’est une libération par rapport au fardeau que constitua le bilan de l’URSS, mais aussi un défi, l’Internationalisme du futur devant se construire sans l’appui d’États. Là encore, on renoue en un sens avec l’internationalisme du xixe siècle.

Le troisième enjeu est l’invention d’organisations politiques adaptées au nouveau siècle. L’histoire des socialismes est faite de créativité organisationnelle. Le parti d’« avant-garde » de Lénine, clandestin et formé de révolutionnaires professionnels, n’est pas le parti de masse du leader du Parti communiste italien Palmiro Togliatti après 1945, légal et à l’implantation populaire. Ce dernier ressemble par certains aspects au SPD allemand des origines. Prenant acte de l’évolution des contextes stratégiques, et en particulier de la stabilisation des institutions de la démocratie représentative, les socialistes et les communistes ont su bâtir, durant la seconde moitié du xxe siècle, des organisations adéquates.

Qu’en sera-t-il au xxie siècle ? Les sociologues insistent aujourd’hui sur la relative déstabilisation des identités politiques, qui rend plus difficile qu’autrefois la transmission de valeurs et opinions de générations en générations. On était socialiste ou communiste de père ou mère en fils ou fille, on ne l’est plus, en tout cas plus automatiquement. La socialisation politique des jeunes par les médias – les réseaux sociaux notamment – en plus de la famille est l’un des facteurs qui nourrissent ce phénomène. Cette déstabilisation des identités politiques affecte tous les courants, de gauche ou de droite. Comment influera-t-elle sur l’adhésion aux socialismes ? Autant que des luttes et des campagnes électorales, les socialismes furent des « cultures » ancrées dans des espaces sociaux : quartiers, communes, villes ou régions. La construction de ces cultures prenait place dans des temporalités longues. Sera-t-il possible d’en imaginer de nouvelles dans notre monde individualisé et en accélération constante ?

L’alternative posée par Rosa Luxemburg en 1915 dans sa « Brochure de Junius », socialisme ou barbarie, n’est-elle pas plus actuelle que jamais ? À l’exploitation capitaliste et aux guerres s’est ajouté un péril nouveau pour l’humanité, auquel « Rosa la rouge » ne pouvait avoir réellement pensé : le changement climatique. La crise des socialismes à la fin du xxe siècle a été suivie de peu par celle des démocraties représentatives. Avec Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Viktor Orbán, les gouvernants « autoritaires » s’assument comme tels, et traitent avec mépris les droits démocratiques se multiplient. Le capitalisme, de son côté, ne s’est toujours pas relevé de la crise financière de 2008, les taux de croissance de la décennie qui ont suivi n’ayant pas été à la hauteur des périodes de « rattrapage » qui habituellement succèdent aux crises. Au crash de 2008 il faut désormais ajouter les effets économiques en cascade de la pandémie. Dans ce contexte, il est urgent de renouer avec une critique socialiste combattive, à la fois économique, politique et écologique, de l’ordre existant. Cela passe par la connaissance de son histoire, à laquelle cet ouvrage espère œuvrer.

***

Révolution

La révolution est sans nul doute un concept central pour de nombreux courants socialistes, si ce n’est le concept fondateur de leur identité. Cela ne signifie pas pour autant que tous ces courants ont adhéré à l’idée selon laquelle un bouleversement révolutionnaire seul permettrait d’atteindre le socialisme. Le débat (encore en cours) entre les différentes tendances des mouvements et des partis socialistes montre toutefois que la réponse à cette question était, et reste encore aujourd’hui, absolument essentielle pour définir leur place dans le spectre des socialismes – ce qui a parfois eu des conséquences tragiques, entraînant de multiples scissions au sein de ces mouvements.

Il n’est certainement pas exagéré de considérer la Révolution de 1789 comme le point de référence historique le plus important pour l’émergence des idées et des mouvements socialistes. Marx s’y intéresse dès ses premiers travaux. La Révolution ne cesse d’inspirer des comparaisons entre le modèle de la fin du xviiie siècle et les tentatives de révolutions ultérieures. En cela, plusieurs dimensions de l’expérience de la révolution ont joué un rôle décisif.

Le concept moderne de révolution a émergé avec la Révolution française. Il allait de pair avec l’idée de progrès dans l’histoire, qui avait été théorisée par les Lumières. Ce n’est toutefois qu’à partir de 1789 qu’a commencé à s’imposer l’idée d’une coupure nette entre l’Ancien Régime et l’ordre nouveau. L’expérience révolutionnaire portait en elle la représentation d’une rupture fondamentale avec l’ancien ordre politique (la monarchie absolue) et son fondement social (la domination des ordres). Cette rupture, considérée par les révolutionnaires comme une nécessité, était présentée comme un moyen de tenir les promesses de liberté, d’égalité et de fraternité. Ce faisant, la Révolution avait un caractère à la fois local et universel : en France (y compris dans les colonies), elle était synonyme de libération du joug des anciennes structures, dont le caractère féodal était condamné, aussi bien en raison de l’injuste répartition des biens qu’elles supposaient qu’en raison de leurs effets économiques sclérosants. En même temps, la Révolution constituait un exemple pour les mouvements qui poursuivaient les mêmes objectifs et qui allaient permettre tôt ou tard à l’ordre nouveau de s’imposer dans le monde entier. Fallait-il exporter la révolution ou se contenter d’être solidaires avec les révolutionnaires autochtones ? Cette question divisait les factions jacobines menées par Brissot et par Robespierre, et allait être régulièrement débattue par les mouvements révolutionnaires ultérieurs.

Dans le même temps, la Révolution française avait montré que son efficacité reposait sur la large mobilisation de groupes sociaux ayant des objectifs et des intérêts très différents. Elle se fondait en quelque sorte sur l’« illusion héroïque » selon laquelle l’ordre nouveau instituerait la liberté et la justice pour tous, en toute équité. Dans des circonstances historiques particulières, cette illusion a permis pendant un certain temps d’empêcher certains membres de cette large coalition de se détourner de la Révolution et de pactiser avec ses opposants. Cependant, l’effort pour sauver la jeune République a exigé une organisation de plus en plus stricte du pouvoir et une répression des mécontentements. Cette conduite radicale de la Révolution (la Terreur) a fini par lui faire perdre ses soutiens. Les masses étaient désarmées et ceux qui espéraient tirer un profit matériel de la Révolution perdaient patience face à la menace permanente d’une nouvelle redistribution des richesses.

La notion de contre-révolution fait également partie des héritages de la Révolution française. Elle est directement issue de l’expérience de la résistance des anciennes élites à la transformation sociale, et à leur perte de pouvoir. Toutefois, sa portée est plus large ; du reste, la résistance des anciennes élites ne s’est pas limitée à un simple rejet de la nouveauté. Les élites d’Ancien Régime ont exploité les contradictions du nouvel ordre instauré et ont su attiser le mécontentement d’assez larges masses, provoqué par les espoirs déçus ou les difficultés engendrées par la crise révolutionnaire. Lorsque celle-ci s’est aggravée en 1793, ni les jacobins, ni leur base populaire n’ont su faire la différence entre la contre-révolution menée par les élites et le rejet de la révolution de certaines franges de la population (comme par exemple en Vendée, qui en est devenue le symbole). Ils n’ont pas non plus su distinguer, d’une part, les différentes conceptions de l’avenir de la révolution et, d’autre part, les visées contre-révolutionnaires. Tous ceux qui ne prenaient pas explicitement parti pour les chefs de file de la révolution étaient considérés comme ses ennemis. Cela a eu des conséquences bien au-delà de la chute de Robespierre. Presque aucun mouvement révolutionnaire socialiste n’a réussi à sortir de la dichotomie simpliste entre révolution et contre-révolution, ce qui a coûté la vie à de nombreux partisans de l’ordre nouveau, ou les a fait passer pour des ennemis de la révolution, car ils avaient, pour diverses raisons, déplu à ses chefs de file, ou bien s’étaient rebellés contre eux. Les conséquences en furent funestes : les révolutionnaires socialistes n’ont jamais vraiment su repérer le moment où les mesures répressives visant à assurer la survie de la révolution devenaient superflues et contre-productives.

Dans la réception de la Révolution française au sein du socialisme et de la démocratie radicale, on trouve une critique selon laquelle la Révolution de 1789 n’aurait pas tenu ses promesses et n’aurait rien fait ou presque pour les classes populaires. Ce n’est pas un hasard si, dans sa généalogie du socialisme moderne, Marx mentionne Jacques Roux, Théophile Leclerc et Gracchus Babeuf comme des précurseurs décisifs, car ils ont promu l’idée qu’une seconde révolution venant compléter la première serait nécessaire. Ils ont essayé d’unir la pensée utopique du début de l’époque moderne (de la Cité du Soleil de Campanella à l’Utopie de Thomas More) et les espérances égalitaristes des populations sans terre, des petits paysans et des sans-culottes. L’idée d’une société excluant toute forme d’exploitation n’a d’abord nourri que des conspirations et des tentatives d’insurrection vouées à l’échec. Mais elle a inspiré tous les mouvements socialistes ultérieurs, qui se sont posé ces questions : comment utiliser l’extraordinaire force d’accélération des bouleversements révolutionnaires ? Comment parvenir à la souveraineté nationale et obtenir la liberté économique et politique prônée par la démocratie libérale, tout en mettant un terme à la pauvreté et à l’exploitation ? Si les révolutions pouvaient être considérées comme des « locomotives de l’histoire mondiale », il fallait alors allier l’énergie de la révolution démocratique-bourgeoise et les objectifs du socialisme. Là où la bourgeoisie se rangeait du côté de la contre-révolution, il fallait faire émerger la révolution socialiste.

« Si les révolutions pouvaient être considérées comme des « locomotives de l’histoire mondiale », il fallait alors allier l’énergie de la révolution démocratique-bourgeoise et les objectifs du socialisme. Là où la bourgeoisie se rangeait du côté de la contre-révolution, il fallait faire émerger la révolution socialiste. »

L’année révolutionnaire 1848-1849 a cependant montré que cette conception restait encore une position marginale : elle ne pouvait compter sur un large soutien et n’était pas en mesure de déstabiliser les anciens rapports de domination. La révolution de 1848, perçue comme une défaite par les premiers socialistes, a soulevé plusieurs questions : fallait-il une justification sociopolitique plus approfondie du nouveau rôle du socialisme ? Était-il nécessaire de mieux organiser les mouvements socialistes, en clarifiant les critères d’affiliation et de démarcation ? Et comment identifier les alliés d’un mouvement socialiste que l’on devait d’abord convaincre de ses objectifs ?

Durant les décennies qui suivirent 1848, Karl Marx et Friedrich Engels sont devenus les principaux théoriciens des mouvements socialistes. Ils ont cherché à répondre à ces questions dans des études approfondies et exposé leurs conclusions dans diverses publications journalistiques. D’une part, ces travaux ont permis de constituer un réseau transnational et transrégional impliquant de nombreux penseurs socialistes, en Europe occidentale et centrale, mais aussi en dehors. D’autre part, ils ont occasionné de vives polémiques, au cours desquelles le socialisme fondé sur le marxisme a pris ses distances avec les autres écoles de pensée.

En analysant du point de vue politique et économique les débuts du capitalisme industriel et l’émergence de la classe ouvrière, Marx a identifié le groupe social sur lequel pourraient s’appuyer le socialisme du futur et la révolution (ou les révolutions). Il poursuivait ainsi une ligne d’argumentation qui trouvait son point de départ notamment chez Antoine Barnave. Ce dernier avait soutenu dès 1792 que la Révolution française devait être comprise comme l’émancipation d’un nouveau groupe social, qui prenait ses distances avec les anciens ordres privilégiés et se distinguait du tiers état (dont l’existence était définie juridiquement). Pour Marx et Engels, les révolutions bourgeoises étaient portées par une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, et visaient la progression du capitalisme et de la démocratie. De même, le prolétariat était la figure centrale d’une révolution qui allait encore plus loin et qui avait pour objectifs l’abolition de toutes les exploitations et l’association des hommes libres. Marx intègre dans son analyse la vision d’une révolution qui dépasse le capitalisme. D’une part, il défend l’idée d’une croissance illimitée des forces de production du capitalisme (c’est-à-dire une capacité d’innovation et de croissance intrinsèques irrépressibles). D’autre part, il développe l’argument selon lequel cette croissance irait de pair avec une concentration de la propriété, qui ferait croître le nombre des prolétaires n’ayant rien d’autre à perdre que leurs chaînes (et devenant ainsi le sujet révolutionnaire idéal). Cela signifie que la probabilité d’une révolution est la plus élevée là où le capitalisme est le plus développé. De plus, cette révolution ne peut être qu’une révolution mondiale, résultat organique de la croissance des forces de production et de l’augmentation du poids de la classe ouvrière dans la société. Les mouvements ouvriers émergents devaient donc mettre en place une organisation adéquate pour faire de ce prolétariat le porteur d’une révolution indépendante. Il fallait également déterminer le moment approprié pour créer une synergie entre des conditions structurelles et un acteur révolutionnaire.

Malgré sa courte durée et son champ d’action limité, la Commune de Paris de 1871 a donné lieu à de nouvelles expériences. Cette douloureuse défaite a ouvert une ère nouvelle : à partir de ce moment, la révolution n’est plus l’affaire que du prolétariat, car le potentiel révolutionnaire de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie semble s’être épuisé. Mais le prolétariat, d’abord conçu comme un groupe homogène, s’est avéré trop faible, isolé face aux autres classes sociales subalternes et, surtout, trop hétérogène socialement et politiquement pour pouvoir échapper à la prompte répression de l’insurrection. Le contexte de la guerre de 1870, dans lequel les troupes de Bismarck ont facilité la brutale répression des communards, soulève en outre la question de savoir comment définir les relations futures entre, d’une part, le foyer local de la révolution et, d’autre part, les rapports de forces internationaux.

Au cours des dernières décennies du xixe siècle, plusieurs systèmes politiques et sociaux de l’hémisphère Nord s’avérèrent assez flexibles pour intégrer un mouvement ouvrier qui gagnait de l’ampleur. La participation au parlementarisme ou la mise en place d’un État-providence faisaient partie de ces modalités d’intégration. Dans le même temps, l’expansion des empires coloniaux conduisait à l’exclusion et à la discrimination des populations locales, et parfois même au génocide des peuples indigènes. Pour les théories de l’impérialisme qui commençaient à se développer, ces deux tendances allaient de pair. Un ensemble de courants réformateurs émergèrent au même moment au sein des partis et des mouvements socialistes, qui comptaient accepter ces propositions d’intégration pour leurs électeurs et permettre le renforcement de la participation et de la prospérité pour tous, sans recourir à une révolution violente. À ce socialisme s’opposait la radicalisation d’autres courants, selon qui la prospérité (et la réduction des inégalités) dans les centres du capitalisme serait achetée au prix de l’exploitation des colonies et d’une augmentation des inégalités à l’échelle mondiale. Ils soutenaient par ailleurs qu’elle était une illusion, dans la mesure où le degré d’exploitation augmentait bien plus vite que les miettes distribuées par l’État-providence.

L’entrée en scène des bolcheviks en tant que « jacobins du xxe siècle » avait pour objectif de mobiliser l’héritage radical des montagnards afin de s’opposer aux réformateurs, pour qui les révolutions des xviiie et xixe siècles avaient permis de mettre en place la démocratie, rendant inutiles d’autres révolutions et permettant l’expansion d’un mouvement progressiste orienté vers le socialisme.

Au moment de la Première Guerre mondiale, l’ordre social s’effondra et la misère économique s’aggrava dans de nombreux pays, dont la Russie. Dans les colonies, dont les ressources avaient été mobilisées pendant la guerre, les mouvements d’émancipation avaient gagné de l’ampleur. Ces circonstances, ajoutées au mécontentement croissant des soldats et de la population civile qui souffrait de la faim, entraînèrent une série de soulèvements. Ainsi, la périphérie du système impérialiste, qui n’avait pas du tout été prise en compte à ses débuts, devint le centre de l’attention des révolutionnaires. En Russie, la transition fut rapide entre la révolution de Février et la révolution d’Octobre : le régime contrôlé par le Parlement, discrédité, fut remplacé par un gouvernement révolutionnaire dirigé par des conseils de soldats et d’ouvriers. Cela souleva le problème du « socialisme dans un seul pays » et de la transition entre la révolution socialiste et le communisme. Il fallut de nouveau repenser la révolution : elle ne constituait plus le point final des changements socio-économiques, mais restait en fin de compte une explosion imprévisible du mécontentement des masses, à laquelle les révolutionnaires professionnels devaient conférer une nouvelle signification. Aussi se répéta, comme lors des révolutions antérieures, le drame d’une coalition sociale initialement large, qui, fondée sur l’illusion héroïque d’intérêts homogènes, avait chassé l’ancien régime, avant de se réduire. Le gouvernement révolutionnaire se trouva confronté à une diminution de sa base sociale dans un contexte international particulièrement hostile à son égard. Avec le communisme de guerre, puis la nouvelle politique économique et enfin la modernisation industrielle à marche forcée sous Staline, le gouvernement révolutionnaire expérimenta divers moyens pour tenter d’initier des changements économiques et sociaux qui permettraient de pallier le succès prématuré de la révolution politique. Mais au final, il demeura fidèle à l’avant-gardisme qui allait dorénavant marquer les représentations de la révolution.

La victoire des Alliés et l’important tribut de sang payé par l’Armée rouge conférèrent à l’Union soviétique une nouvelle reconnaissance internationale. Elle devint pendant la guerre froide un adversaire sérieux, à qui les États-Unis reprochèrent de vouloir faire progresser la révolution mondiale partout où cela était possible. Pourtant, la crise des missiles de Cuba montra clairement qu’il y avait des limites à un tel radicalisme.

À Yalta et Potsdam, Staline parvint à placer sous son hégémonie l’Europe centrale et orientale, devenues glacis de la puissance militaire soviétique. Il était difficile d’interpréter cette transformation, conquise à la pointe des baïonnettes, comme le fruit d’un acte révolutionnaire des masses locales. Si bien qu’en Europe de l’Est, la représentation du pouvoir communiste comme produit de l’énergie révolutionnaire peina à convaincre. Le rapport discrédité entre révolution et socialisme réel se manifesta sous diverses formes. Tout d’abord, après 1948, les dirigeants du bloc de l’Est (qui, au départ, étaient tout à fait disposés à coopérer avec la social-démocratie et à intégrer ses partisans) prirent de plus en plus leurs distances avec la social-démocratie occidentale, à qui ils reprochaient d’avoir trahi la révolution. À l’inverse, de nombreux partis sociaux-démocrates occidentaux se détournèrent du socialisme réel, en déclarant que la révolution était un bouleversement inutile. De nombreux communistes furent déçus : ils se référèrent à la révolution socialiste manquée de 1945 et reprochèrent à ces régimes leur manque de radicalisme, ou soulignèrent que la seule chose qui avait subsisté de l’élan révolutionnaire était la violente répression des ennemis de la révolution. La thèse des « trois principaux courants du mouvement révolutionnaire mondial », toujours invoquée comme base d’un espoir d’alliance, se heurtait d’un côté à la dure réalité d’un mouvement communiste souvent marginalisé dans les centres occidentaux du capitalisme, et pour qui une révolution n’avait guère de chances de se produire, et de l’autre, à la mise en doute du caractère révolutionnaire des pays du socialisme réel.

Il restait l’espoir de nouveaux bouleversements issus des mouvements de libération dans les pays du Sud. La Chine de Mao repéra très vite la faiblesse stratégique d’une espérance révolutionnaire ne reposant que sur le rôle moteur du prolétariat. En mettant l’accent sur l’insatisfaction des paysans pauvres et sur l’amélioration de leur situation grâce à une réforme agraire et des politiques de redistribution des terres, son projet devint attractif et eut un effet mobilisateur pour de nombreux mouvements politiques en Asie et en Afrique, mais aussi en Amérique latine, région en situation de dépendance chronique. Cela eut aussi pour effet d’accentuer le poids de la Chine, qui était en compétition avec l’Union soviétique dans le domaine de la politique étrangère.

Les troubles révolutionnaires parfois importants de la fin de l’ère coloniale eurent pour mots d’ordre l’obtention d’une souveraineté économique et politique, la consolidation d’un nouveau régime, mais aussi la satisfaction des besoins les plus urgents de la classe moyenne émergente et des classes inférieures. Certes, le soutien élargit le champ d’action des mouvements de libération ou des nouveaux gouvernements, mais le modèle marxiste de la révolution fut interprété de façon extrêmement variée, lorsqu’il trouva un écho. La frustration engendrée par le décalage fréquent entre les performances des régimes issus de mouvements d’indépendance et les attentes qu’ils avaient suscitées eut pour effet, d’une part, d’alimenter de nouvelles tentatives révolutionnaires, et, d’autre part, d’affecter l’image de la révolution comme outil de transformation efficace.

Ainsi, le débat se déplaça, passant des causes et du déroulement de la révolution à la manière dont on pouvait se libérer de la perspective révolutionnaire. Ce débat, qui eut lieu en Afrique et en Asie durant les années 1970, s’accompagna d’une révision critique de la période stalinienne en Union soviétique. Ici aussi, de nouvelles interprétations accordèrent la plus haute attention à la question de savoir comment il était possible de sortir de l’incessante spirale de la violence et de la répression des dissidents. La fin de la révolution devint donc le centre d’attention de la pensée socialiste à l’époque de la coexistence pacifique et de la crainte d’une catastrophe nucléaire. Le rejet de la perspective révolutionnaire telle qu’elle avait été imaginée jusqu’alors s’incarna dans l’eurocommunisme. Durant les années 1980, une révolution ne semblait plus stratégiquement ni prometteuse, ni souhaitable, étant donné les bouleversements qu’elle pouvait provoquer dans un ordre mondial dans lequel les mouvements et les régimes socialistes n’avaient plus l’initiative.

« La fin de la révolution devint donc le centre d’attention de la pensée socialiste à l’époque de la coexistence pacifique et de la crainte d’une catastrophe nucléaire. »

Cependant, ce renoncement implicite au futur de la révolution ne dura pas, car à la surprise générale, en 1989, on assista à un effondrement de régimes socialistes, à des mouvements de masse et à des transformations sociales, qui sont les critères d’une révolution. Comme cela avait été le cas à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, en 1848-1849 ou encore en 1918-1919, les bouleversements révolutionnaires ne se limitèrent pas à un lieu ou même à un continent, mais entraînèrent une réorganisation fondamentale du monde.

La qualification des événements de 1989 a toutefois posé des problèmes conceptuels considérables à la pensée socialiste : d’une part, ces révolutions ont renversé des régimes qui se considéraient comme socialistes, d’autre part, ces révolutions se sont accompagnées d’une délégitimation dramatique du marxisme et des perspectives socialistes. En outre, ces révolutions ont étonné par la quasi-absence de recours à la violence. Enfin, un consensus anticommuniste a permis de fédérer une base de masse, et de nouvelles élites constituées d’oligarques perspicaces, d’anciens cadres du parti communiste et de l’industrie nationale se sont adaptées facilement à la logique de marché et se sont laissé tenter par une variante néolibérale de la mondialisation.

C’est en particulier l’idée de « révolution pacifique » qui a remis en question le concept de révolution tel qu’il était connu jusque-là, et a relancé le débat. Une révolution est-elle concevable sans violence, ou bien la violence des luttes sociales constitue-t-elle l’essence de toute révolution ? Durant le dernier quart du xxe siècle, deux convictions se sont imposées dans de nombreux pays occidentaux : d’une part, les appareils de pouvoir en place sont si bien armés qu’il serait impensable de les vaincre en élevant des barricades, dans une société globalement pacifiée ; d’autre part, la résistance violente contre l’État paraît de moins en moins acceptable, si bien que les mouvements révolutionnaires se marginaliseraient et se discréditeraient en recourant à la violence. L’expérience des deux premières décennies du xxie siècle montre toutefois qu’il n’est pas totalement justifié de limiter ainsi aux pays du Sud le lien entre violence et révolution. Ainsi, les contestations du printemps arabe se veulent non violentes ; c’est aussi le cas dans les « révolutions de couleur » en Europe de l’Est et en Asie centrale. En revanche, la non-violence des mouvements de contestation sociale, représentés par exemple par les Gilets jaunes en France ou le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, n’est pas attestée, même si le recours à la violence les marginalise. La question des rapports entre violence et révolution s’avère donc plus ouverte que ne le laissaient entrevoir les prévisions de 1989, selon lesquelles il n’y aurait plus à l’avenir que des révolutions pacifiques.

Entre 1989 et 1991, la révolution en Europe de l’Est fut accueillie avec triomphalisme par les adversaires du socialisme d’État, qui renouèrent ainsi, ironie du sort, avec l’idée de la fin de l’histoire par l’effondrement définitif de toutes les perspectives révolutionnaires. Pourtant, tout comme 1989 avait étonné ceux qui s’étaient jusqu’alors crus détenteurs d’un monopole sur les révolutions, la suite des événements surprit les vainqueurs de 1989 : les révolutions de couleur, la révolution des Roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution du Cèdre un an plus tard au Liban, la révolution des Tulipes au Kirghizistan en 2005, la révolution safran en Birmanie en 2007, la révolution du Jasmin en Tunisie de 2010 à 2011 (qui ne constitue qu’une petite partie du printemps arabe), ont donné tort à tous ceux qui n’attendaient plus rien des mouvements populaires, même si la qualification de « révolution » peut se poser pour ces processus.

Il semblerait donc que l’histoire des révolutions soit loin d’être terminée. On peut prédire sans grand risque de se tromper qu’il continuera à y avoir, à l’avenir, des revendications pour plus de liberté politique et d’égalité sociale, mais aussi des crises profondes remettant en question la légitimité des régimes établis. Il est plus difficile de prédire si les mouvements socialistes continueront à puiser dans le répertoire de l’histoire révolutionnaire moderne pour résoudre ces crises. On peut cependant affirmer avec certitude que les mouvements sociaux poursuivront leur lutte pour la reconnaissance de leurs revendications, s’il le faut en contestant l’ordre établi : l’histoire des révolutions se poursuit.

« Blum indique le chemin d’un socialisme qui ne soit pas qu’un libéralisme charitable » – Entretien avec Milo Lévy-Bruhl

Milo Lévy-Bruhl / Léon Blum
Milo Lévy-Bruhl dans le bureau de Léon Blum / Maison Léon Blum de Jouy-en-Josas / Photographies de Pablo Porlan/Hans Lucas.

Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS et enseigne à l’Institut Catholique de Paris. Ses recherches portent sur les liens entre socialisme et judaïsme en France depuis le XIXème siècle. Pour les éditions du Bord de l’eau, il vient de rééditer l’œuvre de Léon Blum À l’échelle humaine, en l’agrémentant d’une longue préface. Dans cette dernière, il revient sur le contexte d’écriture de l’ouvrage, alors que Blum est emprisonné, et tente d’en dégager l’actualité. Après l’essoufflement d’un socialisme converti au libéralisme, Milo Lévy-Bruhl entend ainsi rappeler une autre voie inspirée du legs de Blum : celle d’un socialisme républicain, préférant à l’attentisme révolutionnaire, une inébranlable morale du présent. L’occasion pour lui de revenir sur les grands thèmes qui continuent de nourrir les indispensables débats du camp progressiste : inscription historique, horizon stratégique, rapport à la classe ouvrière, organisation partisane, conquête du pouvoir d’État, ou encore conditions du maintien de l’idéal socialiste.

LVSL – Soixante-dix ans après sa mort, vous préfacez la réédition de la dernière œuvre de Léon Blum, À l’échelle humaine. Écrite en 1941, après la débâcle, cette œuvre reste assez méconnue aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous ?

M. L.-B. – Pierre Mendès France a écrit qu’« en dehors même de sa valeur pragmatique, les qualités intrinsèques de la pensée et du style devraient faire ranger À l’échelle humaine parmi les meilleurs œuvres de notre littérature politique. » Et pourtant, vous avez raison, elle reste assez méconnue. Quelques hypothèses pour l’expliquer. D’abord, le thème de l’examen de conscience devant le désastre national a très vite été occupé par L’étrange défaite de Marc Bloch. De fait, les deux livres ont beaucoup en commun : une même lucidité précoce sur les causes de la défaite, une même intransigeance morale dans l’autocritique, une même ambition de renouveau pour le régime abattu. Les livres se ressemblent parce que les hommes se ressemblent et se trouvent au moment de l’écriture dans la même disposition. En exergue des carnets dans lesquels il écrit, Bloch cite Lamennais : « Pour vivre, il faut savoir dire : Mourons. » Pensée à laquelle Blum fait écho dans À l’échelle humaine : « L’expérience enseigne qu’aux moments redoutables de sa vie l’homme ne la sauve qu’en la risquant. » Quand, à l’été 1940, le président Roosevelt propose à Blum de le rejoindre en Amérique, c’est logiquement qu’il refuse. Hors de question pour lui d’abandonner la France dans l’épreuve. Il sera arrêté quelques jours plus tard et c’est en prison, dans l’attente de son procès, qu’il écrit À l’échelle humaine. Marc Bloch aussi risque sa vie dans la Résistance ; et la perd. Dès lors, L’étrange défaite est comme auréolée du martyre de son auteur et c’est, selon moi, à juste titre que Gallimard la publie avec, en annexe, ce poignant Testament dans lequel on lit : « Attaché à ma patrie par une tradition familiale déjà longue, nourri de son héritage spirituel et de son histoire, incapable, en vérité, d’en concevoir une autre où je puisse respirer à l’aise, je l’ai beaucoup aimée et servie de toutes mes forces. […] Je meurs, comme j’ai vécu, en bon Français. » Depuis cette perspective exprimée dans sa dernière pensée, son analyse fulgurante, au plus près des combats, se donne rétrospectivement à voir pour ce qu’elle était : la forme, conforme à l’épreuve de la défaite, du devoir patriotique. C’est pour moi la grandeur de l’idéologie républicaine que de produire des hommes capables à la fois de formuler la critique la plus lucide et exigeante de la République, en même temps qu’ils donnent, littéralement, leur vie pour elle. La critique la plus haute et le dévouement le plus haut, je crois qu’il y a quelque chose ici comme un modèle d’accomplissement de la vie moderne bien comprise.

Néanmoins, Blum s’impose un devoir supplémentaire, et c’est sur ce point que les deux ouvrages diffèrent. Sa fidélité à la République et à la patrie passe par une fidélité au socialisme. Donc, lorsqu’il médite la défaite, il embrasse plus large. C’est à mon sens ce qui fait la valeur propre d’À l’échelle humaine par rapport à L’étrange défaite. À l’examen de conscience d’un Français, à l’examen de conscience d’un républicain, pour reprendre les titres des chapitres de Bloch, Blum ajoute l’examen de conscience d’un socialiste. Évidemment, cette perspective plus large est moins susceptible de consensus. Il y a moins de socialistes que de stricts républicains. Donc, Blum disparaît derrière Bloch. Sans rien dénier à Bloch, j’ai voulu réparer cet oubli. D’autant qu’à cet oubli s’était ajouté une confusion. La précédente édition, qui a déjà cinquante ans, préfacée par le grand historien René Rémond, tendait à minorer la dimension socialiste de l’ouvrage. C’est un grand classique des travaux sur Blum que de relativiser son socialisme. On le présente bien plus volontiers comme un humaniste, comme un républicain de gauche et ce faisant on passe à côté de certaines de ses analyses. C’est cette dimension socialiste, d’un socialisme particulier, que j’ai voulu restituer.

LVSL – Peut-être l’œuvre est-elle aussi méconnue parce qu’elle correspond à une partie de la vie de Blum qui l’est elle-même ?

M. L.-B. – Vous avez parfaitement raison. Pour beaucoup, la vie politique de Blum s’arrête en 1937, à la chute du premier gouvernement de Front Populaire qu’il dirige. On connait bien cette histoire – les avancées promises par le programme du Front Populaire et celles obtenues du patronat grâce aux gigantesques grèves, l’enthousiasme collectif mais aussi la terreur bourgeoise et la haine de « Blum pire que le diable » dont se souvient Deleuze à la lettre E de son Abécédaire (1) – on connait moins la suite. Ce qui est paradoxal, parce que pour Blum lui-même le Front Populaire n’est pas le sommet de sa vie politique. Pour comprendre ce paradoxe, il faut se débarrasser d’un anachronisme très répandu : l’idée que le Front Populaire aurait toujours été pensé comme une étape de l’histoire du socialisme. Pour une grande partie de la SFIO et à plus forte raison pour le Parti communiste, le Front Populaire ne fait alors pas partie de l’histoire du socialisme en tant que telle, parce que la politique qui a été appliquée n’est pas une politique socialiste, c’est une politique dite « anticrise ».

Pour saisir ce que recouvre ce terme, on est obligé de se replonger dans le contexte de l’époque. Depuis 1930, la crise économique américaine commence à faire sentir ses effets à travers le monde. Or, pour les socialistes, le krach de 29 n’est pas une crise de surproduction comme les autres. Paul Faure, le principal dirigeant de la SFIO de l’époque l’écrit très clairement dans un livre de 1934 auquel il donne le titre « Au seuil d’une révolution » : 29 c’est la crise finale. Or, puisque la révolution arrive, les socialistes décident de se tenir éloignés du pouvoir. Pas question de se compromettre avec des institutions politiques bourgeoises dont l’infrastructure économique est sur le point de vaciller. Les membres de la SFIO qui veulent participer aux gouvernements radicaux sont exclus du parti en 1933. Mais Février 1934 va tout bouleverser. Les socialistes comprennent que l’effondrement du capitalisme n’ouvre pas spontanément la voie au socialisme. Le fascisme peut surgir dans l’entre-deux. La phrase de Gramsci dont on abuse sur le vieux monde qui meurt, le nouveau qui tarde à naître et le clair-obscur où surgissent les monstres, rend compte en réalité d’une lecture qui s’impose dans beaucoup de partis socialistes européens dans les années 30. Car les « monstres » sont de plus en plus nombreux en Europe. Après l’Italie et l’Allemagne, qui pour l’instant se regardent encore en chien de faïence, février 1934 c’est aussi l’écrasement du Parti socialiste autrichien par les fascistes. Pour toutes ces raisons, les socialistes, et Blum en tête, comprennent qu’ils ne peuvent pas se complaire dans l’attentisme révolutionnaire. Dans ce contexte, le rapprochement entre Parti communiste, SFIO et radicaux commence à s’opérer mais il est très clair pour tout le monde que l’alliance ne se fera pas sur un programme socialiste. Pour le Parti communiste, cela n’aurait aucun sens : l’instauration de la cité socialiste ne peut se faire qu’après la révolution prolétarienne. Pour les radicaux, il n’est pas question d’entendre parler d’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange. Le programme du Front Populaire reste donc très raisonnable. C’est un programme « anticrise », qui correspond plutôt à la politique de la gauche du Parti radical et qui vise avant tout à retenir les ouvriers et les classes moyennes susceptibles de basculer dans le fascisme en améliorant leurs conditions de vie. Les grandes grèves qui accompagnent l’arrivée au pouvoir du Front Populaire vont lui permettre, outre les Accords de Matignon, d’aller plus loin en faisant voter la loi sur les 40 heures de travail hebdomadaires et les congés payés, deux mesures qui ne figuraient pas dans son programme. Mais Blum refusera toujours les « réformes de structure ». Dans son esprit, elles viendront plus tard, lorsque les partis prolétariens, la SFIO et le PC, seront majoritaires.

LVSL – Après un an de gouvernement de Front Populaire, c’est plutôt la guerre que la révolution qui semble s’être rapprochée, notamment lors des premiers mois de la guerre d’Espagne.

M. L.-B. – En effet. Mais la guerre d’Espagne, c’est-à-dire l’attaque du Frente Popular espagnol par une partie de l’armée, renforce la lecture que Blum se fait des évènements. Pourquoi, par exemple, Blum refusera-t-il toujours de sortir de la légalité, n’appellera pas les socialistes à descendre dans la rue quand le Sénat lui barrera la route en 1937 ? Ce n’est pas par frilosité petite bourgeoise comme le raconteront certains trotskistes, c’est parce qu’à partir de 1934, et à plus forte raison après le début de la guerre d’Espagne, Blum raisonne toujours avec trois termes en tête : socialisme, capitalisme et fascisme. Renverser le capitalisme ne suffit pas, il faut éviter que le fascisme, que les fascismes – intérieur et extérieurs – en récoltent les fruits, et ça change tout. Mais vous avez raison, la montée du fascisme et les risques de guerre européenne vont en partie de pair. Elles constituent deux menaces immédiates et relèguent, dans l’esprit de Blum, la révolution au second plan, du moins pour un temps ; on le verra. Lorsqu’en mars 1938, le gouvernement Chautemps, qui a succédé à celui de Léon Blum, commence à tanguer parce qu’une partie des radicaux penche vers la droite, la situation européenne s’est encore aggravée. Chautemps tombe le 10 mars. Le lendemain le parti nazi autrichien lance son coup d’État. Les socialistes autrichiens ayant été écrasés en 1934, plus personne ne barre la route à la Wehrmacht et Hitler annexe le pays, c’est l’Anschluss.

Le lendemain, Blum est rappelé pour former un nouveau gouvernement. Convaincu que seul le rapport de force peut faire plier Hitler, il va proposer de substituer à la majorité de Front Populaire une majorité d’union nationale avec la droite. Selon lui, un gouvernement soutenu par toute la nation, avec comme premier objectif le renforcement de l’armement, est seul à même d’impressionner Hitler. Mais, à l’exception de Mandel, Reynaud, et quelques autres, la droite refuse. En conséquence de quoi, le deuxième gouvernement de Blum tombe en moins d’un mois et ce dernier est remplacé par Daladier. Munich, le pacte germano-soviétique, l’invasion de la Pologne, la déclaration de guerre, la drôle de guerre… À mesure que les évènements se précipitent, Blum devient une figure majeure du camp qu’on dit « belliciste » et ferraille aussi bien dans son parti qu’à l’assemblée contre le pacifisme à tout crin. Les divisions traditionnelles s’émoussent de plus en plus sur la question fondamentale de l’attitude à tenir face à Hitler puis du volontarisme à combattre. De Gaulle a raconté comment ce fut grâce à l’intervention de Blum que Paul Reynaud, qui militait depuis des années pour la fermeté, parvint à succéder à Daladier en mars 1940 : « Après la déclaration du gouvernement lue par son chef devant une Chambre sceptique et morne, on n’entendit guère, dans le débat, que les porte-paroles des groupes ou des hommes qui s’estimaient lésés dans la combinaison. Le danger couru par la patrie, la nécessité de l’effort national, le concours du monde libre, n’étaient évoqués que pour décorer les prétentions et les rancœurs. Seul, Léon Blum, à qui, pourtant, nulle place n’avait été offerte, parla avec élévation. Grâce à lui, Paul Reynaud l’emporta, quoique d’extrême justesse. » (2) Lorsque les défaites commencent à s’accumuler et que le cabinet Reynaud flanche du côté des partisans de l’armistice, Blum appuie Mandel et de Gaulle, et appartient au groupe des partisans de la poursuite des combats depuis l’Empire. Le remplacement de Reynaud par Pétain est un coup de massue et la demande immédiate par ce dernier de l’armistice le scandalise. Aussi se rend-il immédiatement à Vichy lorsqu’il apprend que Laval a prévu un vote sur la révision de la Constitution. Les journaux ayant déjà répandu leurs calomnies sur le « juif Blum débarqué à New-York avec sa vaisselle d’or », son arrivée à Vichy fait sensation. Mais après quelques réunions informelles, il comprend rapidement qu’il ne pourra pas inverser le rapport de force. Il se contente donc de prendre part au vote, refuse les pleins-pouvoirs à Pétain et quitte la ville. Petit à petit, les opposants revendiqués du nouveau régime sont arrêtés. Le 15 septembre 1940 au matin, c’est son tour. La police de Vichy le jette en prison, où il va commencer l’écriture d’À l’échelle humaine.

Bibliothèque de Léon Blum / Maison Léon Blum de Jouy-en-Josas / Photographies de Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – Dans quelle mesure ce contexte pèse-t-il sur l’écriture du livre ?

M. L.-B. – Le contexte commande l’écriture du livre, du moins de sa première partie. Dans celle-ci Blum propose une lecture originale de la débâcle de 1940 en réintroduisant la perspective révolutionnaire qui travaille la SFIO depuis 1929. Pour lui, la défaite rend manifeste un autre évènement tout aussi important : la vacance de la souveraineté. En croisant analyse de l’évolution du capitalisme et retour sur les évènements politiques de l’entre-deux-guerres, il démontre que la classe bourgeoise qui détenait la souveraineté en France depuis 1871 s’est progressivement délitée dans l’entre-deux-guerres et que la défaite de 1940 exprime son effondrement définitif. Autrement dit, la défaite de 1940 a lieu sur fond d’une situation révolutionnaire. C’est le point de départ de l’analyse qui lui permet de relativiser l’ancrage du régime de Vichy et d’annoncer sa chute nécessaire à moyen terme, alors même que l’année de l’écriture apparaît davantage comme celle de son renforcement. Dans une formule lumineuse, Blum écrit que le régime de Vichy est la tentative d’une partie de la bourgeoisie de « ressusciter son cadavre grâce à une transfusion de sang jeune », le sang nazi, et annonce que la greffe ne prendra pas. Reste qu’il doit quand même expliquer pourquoi la souveraineté qu’occupait la bourgeoisie est restée vacante. Pourquoi la situation révolutionnaire ouverte par l’effondrement bourgeois n’a pas conduit à une révolution. Pour Blum l’explication est simple : le mouvement ouvrier et le Parti socialiste n’ont pas été à la hauteur de leur mission historique. De cet échec, il expose les raisons contingentes : le pacifisme jusqu’au-boutiste d’une partie du socialisme au moment où conduire la nation signifiait continuer les combats, et surtout la trahison communiste du pacte germano-soviétique. Mais la cause réelle est ailleurs.

Si le mouvement ouvrier et le Parti socialiste n’ont pas été reconnus par l’ensemble de la nation comme la nouvelle classe souveraine légitime, c’est parce qu’ils ont manqué de grandeur morale. La grandeur morale bourgeoise qu’avait incarné un Gambetta en 1871 ne trouva pas d’équivalent parmi les socialistes. La grandeur populaire des soldats de l’an II ne trouva pas d’équivalent dans le mouvement ouvrier. Non pas que les ouvriers et les socialistes aient été décadents. Au contraire, Blum montre qu’ils furent irréprochables, qu’ils prirent leur part à l’effort national. Mais, et c’est là que le bât blesse, ils ne prirent que leur part, quand il leur eut fallu, pour prétendre à la souveraineté, faire davantage. Non pas se comporter comme une excellente classe ouvrière, mais se comporter avec l’excellence d’une classe dont la vocation est désormais la direction de la nation. Je vais citer, un peu longuement si vous le voulez bien, le nœud du texte de Blum : « On n’a pas le droit de parler de perversion populaire à côté de la démoralisation bourgeoise ; on n’a pas le droit de charger de ce lourd grief la masse des travailleurs, le cadre des militants socialistes et syndicalistes, ni même leurs chefs responsables. À supposer que sur tel ou tel terrain, dans telle ou telle conjoncture, on parvînt à relever contre eux un excès d’exigence ou d’âpreté, ils seraient cent fois excusables. Mais le problème véritable n’est pas là. (…) La moralité de la classe ouvrière pouvait bien être demeurée intacte, mais il aurait fallu par surcroît que sa supériorité morale fût éclatante, et voilà ce qui a manqué. Il a manqué pour entraîner la nation une générosité, une magnanimité, une prestance idéale, une évidence de désintéressement et de sacrifice à l’intérêt collectif. » Si la situation révolutionnaire perdure, si la place de la souveraineté est restée vacante, permettant temporairement l’usurpation vichyste, c’est parce que la morale ouvrière n’a pas atteint ce sommet « où la morale touche à la religion et la propagande à l’apostolat », ce sommet qu’il l’aurait fait reconnaître comme la nouvelle classe dirigeante par l’ensemble de la nation et ce faisant aurait permis l’accomplissement révolutionnaire.

LVSL – La classe ouvrière et le Parti socialiste ont donc échoué, non pas dans le rôle économique et civique qui était le leur, mais dans le rôle nouveau de direction nationale auquel l’effondrement bourgeois les destinait. Comment Blum envisage le dépassement de cet échec ?

M. L.-B. – Il l’envisage dans et par la lutte. À l’échelle humaine n’est pas qu’une analyse, brillante, de la défaite, c’est aussi un testament politique que Blum adresse à une nouvelle génération de socialistes. Évidemment, à l’heure des carrières personnelles, des candidats à la présidentielle pour la énième fois, un tel désintéressement parait un peu étrange. Mais le fait est que lorsque Blum parle de lui, dans ce texte, ce n’est que pour se formuler des reproches. Il ne le fait pas par masochisme, mais par devoir. Ces reproches lui apparaissent comme autant de leçons susceptibles de servir la génération de socialistes à venir. Or, pour Blum la pérennité du socialisme n’est jamais liée à une génération, et encore moins à une personne. Le socialisme est une grande chaîne transhistorique dans laquelle chaque génération a le devoir de tenir son rang, de faire sa part, de méditer ses échecs, et de les offrir à la génération suivante sous forme de leçons pour que cette dernière fasse mieux. Blum en est là de sa vie. À l’échelle humaine est avant tout une adresse aux jeunes socialistes ; lui estime qu’il a déjà fait sa part. Grâce aux mesures du Front Populaire, il a libéré les ouvriers de la torpeur de l’usine, de la charge du travail. Pas seulement pour que les ouvriers accèdent aux loisirs ; encore que le corps usé ait ses droits. La réduction du temps de travail, les congés payés, ont d’abord une finalité politique, celle de permettre à la classe ouvrière de s’organiser, de se préparer intellectuellement et moralement pour le rôle de direction nationale qui l’attend. Parallèlement, Blum a aussi organisé le Parti pour ce rôle. Comme Jules Moch l’a raconté (3), lui qui fut l’un de ses principaux collaborateurs, à partir de son retour à l’Assemblée en 1929, Blum met en place une organisation inédite du travail au sein du groupe parlementaire. Il recrute de nouveaux profils, il incite les députés à la spécialisation thématique, il fait monter chacun en compétence, comme on dirait aujourd’hui, et, ce faisant, il prépare le Parti pour le rôle historique qu’il voit poindre, la direction de la nation. Ce rôle qui aurait dû lui revenir en 1940. Et de fait, l’historienne Claire Andrieu a montré comment les réflexions des socialistes des années 30, notamment sur l’organisation de l’économie, trouveront leur aboutissement dans les grandes politiques d’après-guerre : nationalisation, planification, etc. Dès lors, Blum n’est pas désespéré par l’échec momentané de 1940. Ce retard n’est pas une condamnation. Il traduit plutôt des errements ponctuels dont Blum estime devoir tirer les leçons pour aider la génération de socialistes qui vient à les corriger.

Au début de son emprisonnement, Blum reçoit d’ailleurs la visite d’un jeune socialiste : Daniel Mayer. Lui et sa femme, Cletta, sont militants depuis plusieurs années. Antihitlériens, antimunichois, ils ont une grande admiration pour Blum. Rapidement une relation filiale va se nouer entre les deux hommes, et c’est lui que Blum va désigner pour réaliser cette régénération morale du socialisme qui compensera l’échec de sa génération et permettra au socialisme et au mouvement ouvrier de se saisir de la souveraineté. Mayer est donc chargé par Blum d’organiser la Résistance socialiste. En m’appuyant notamment sur les travaux de Marc Sadoun, je rappelle, dans ma préface, comment, petit à petit, Mayer reconstitue les sections, réunifie le parti, relance le travail de propagande, impose l’idée d’un Conseil National de la Résistance et d’un programme commun dont son camarade, André Philip, va, le premier, proposer les principaux thèmes, notamment celui des nationalisations. Pour Blum cette action de la résistance socialiste, qu’il supervise depuis sa cellule jusqu’en 1943, est l’épreuve dans laquelle la nouvelle génération va former le surcroît de moralité qui lui donnera la légitimité pour assumer son rôle historique. De manière presque prophétique, quand on sait qu’il écrit À l’échelle humaine en 1941, au plus fort de l’emprise nazie sur l’Europe et de l’influence vichyste sur la France, les prévisions de Blum vont se réaliser. Le socialisme va se relever et apparaître, au lendemain de la guerre, comme le parti central. Surtout, le progrès social arraché à une classe bourgeoise majoritairement compromise se réalisera dans l’application du programme du CNR à la Libération.

LVSL – Qu’advient-il de Blum après son arrestation et la rédaction d’À l’échelle humaine ?

M. L.-B. – D’une part, comme je l’ai dit, il supervise la résistance socialiste naissante. De l’autre, il a l’occasion de passer de la critique à la lutte contre le régime qui usurpe alors la souveraineté. Depuis ses premiers discours, le Maréchal Pétain s’est choisi un bouc-émissaire : le Front Populaire. Ses principales figures sont accusées à la fois de la défaite et, pour contenter Hitler, d’avoir provoqué la guerre. Un grand procès, très médiatisé, est donc organisé, qui doit servir à condamner définitivement les coupables désignés – Léon Blum, Édouard Daladier, le général Gamelin, etc. – autant qu’à légitimer le nouveau régime du Maréchal Pétain. La logique est simple : plus les fautes des accusés sont grandes, plus Pétain est à même de justifier l’armistice qu’il a demandé, l’occupation à laquelle il a consenti, la collaboration qu’il mène. Mais les choses ne vont pas se passer comme prévu. Chiffres à l’appui, Daladier et Blum vont faire la preuve de la préparation française, vont imputer les faiblesses militaires, notamment celles de la ligne Maginot, à Pétain, ministre de la guerre en 1934. En quelques semaines, ils vont réussir à retourner l’accusation. Malgré les consignes de censure, l’attention que le régime a voulu braquer sur le procès va se retourner contre lui. La presse étrangère mais aussi la Résistance rendent compte des réquisitoires des accusés contre leurs juges et l’effet est si dévastateur que Darlan, pressé par Hitler, fait ajourner le procès. Cette humiliation de Vichy est un coup d’éclat pour la résistance socialiste qui voit ses troupes grossir subitement. Depuis sa cellule, Blum observe alors le pays sortir peu à peu de sa torpeur avec, dit-il, le sentiment du devoir accompli.

Du moins le voit-il jusqu’en avril 1943. Après avoir occupé la zone libre, la Gestapo s’empare de Blum et l’envoie dans un petit pavillon en lisière du camp de Buchenwald. Blum n’y connaîtra évidemment pas le quotidien et le sort des prisonniers du camp mais il vit avec la certitude que la mort l’attend. Cette crainte est fondée. Georges Mandel, qui le rejoindra dans ce pavillon et partagera quelques mois de captivité avec lui, sera réexpédié en France, livré, vraisemblablement à la milice, et assassiné, en représailles à l’attentat de la Résistance contre le propagandiste de la collaboration Philippe Henriot. Blum attend donc la mort, avec sérénité. En 1945, alors que l’armée américaine se rapproche du camp, la Gestapo décide de réunir ses prisonniers les plus précieux. Un grand cortège avance à travers l’Europe à la recherche d’un dernier réduit nazi. Dans les alpes italiennes, le cortège de la Gestapo finit par croiser une division de la Wehrmacht en déroute. Cette dernière chasse la Gestapo et récupère ces prisonniers de choix qui vont servir de monnaie d’échange dans les négociations de la reddition avec les troupes américaines et les partisans italiens. C’est ainsi, de façon assez miraculeuse, que Blum survit à la guerre et regagne Paris une semaine après l’armistice.

Bureau de Léon Blum dans sa maison de Jouy-en-Josas où il vécut de 1945 à sa mort en 1950 / Maison Léon Blum / Photographies de Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – Sa vie politique continue-t-elle après la guerre ?

M. L.-B. – Oui, mais différemment. Alors qu’une place lui a été réservée au sein de la direction du Parti et qu’on lui demande sur quelle circonscription il souhaite se présenter, Blum reste fidèle à ce qu’il écrivait en 1941: l’heure appartient à une nouvelle génération de socialistes. Aussi refuse-t-il tous les mandats. En revanche, il récupère la direction de son journal, Le Populaire, depuis lequel il va exercer un véritable magistère. L’influence de Blum est alors immense, et pas seulement en France. Avant-guerre, il a incarné, pour le monde, une France à l’avant-garde du progrès quand les pays européens sombraient, les uns après les autres, dans le fascisme ou le nazisme. Pendant la guerre, il a été présenté comme l’ennemi numéro un d’un régime qu’il a réussi à humilier, en même temps qu’il accompagnait la résistance socialiste intérieure. Très tôt, il a également apporté son soutien à la France Libre, écrivant depuis sa prison des lettres à Churchill et Roosevelt, qui avaient pour lui une grande estime, pour qu’ils apportent leur soutien à de Gaulle. Il est un modèle pour la France, et pour les socialistes un véritable guide.

Or, lui dont l’optimisme tranchait avec l’ambiance générale en 1941, le voilà qui, à peine rentré en France, fait montre d’un esprit critique détonnant. À mesure qu’il prend connaissance de la situation politique, Blum manifeste une grande déception. Évidemment, l’application du programme du CNR n’est pas négligeable, mais de son point de vue elle est extrêmement insuffisante. C’est un point que je crois important. Nous sommes nombreux aujourd’hui à gauche à nous être arc-boutés sur la défense des acquis du CNR. Cette posture défensive est absolument nécessaire, mais elle ne doit pas nous faire oublier que pour Blum et ses proches, le programme du CNR n’est qu’une première pierre. Il faut aller plus loin, beaucoup plus loin. Malheureusement, il y a alors deux blocages. Évidemment, un blocage à droite, d’une partie de la bourgeoisie, présente par exemple au MRP, l’un des trois grands partis issus de la Résistance. Mais Blum a bon espoir qu’une majorité du MRP puisse le soutenir. Paradoxalement, le principal blocage est plutôt sur la gauche, du côté du Parti communiste. Pour des raisons à la fois doctrinales et stratégiques, les communistes ne souhaitent pas aller plus loin que le programme du CNR. Doctrinales d’abord, parce que dans leur perspective, des réformes de structure ne pourraient venir qu’après la révolution prolétarienne. Stratégiques ensuite, parce qu’une telle perspective révolutionnaire n’est pas du tout à l’ordre du jour pour Staline qui se concentre alors sur l’Est de l’Europe. Au sortir de la guerre, Blum et ses proches dénotent donc en ce qu’ils proposent des réformes très audacieuses qui, pour des raisons éminemment différentes, sont refusées aussi bien sur leur droite que sur leur gauche. C’est très sensible en ce qui concerne par exemple les nationalisations. Pour Jules Moch, André Philip, Édouard Depreux, Daniel Mayer, et bien d’autres socialistes, les nationalisations de la Libération s’apparentent à des étatisations et, à ce titre, sont profondément insuffisantes. Elles doivent aller de pair, estiment-ils, avec une démocratisation des entreprises nationalisées pour fonder autant de petites « Républiques des travailleurs ». Ce ne sera pas le cas. Il faut dire que l’opposition qu’ils affrontent est aussi interne. Une grande partie du Parti socialiste s’éloigne de plus en plus de la direction de Daniel Mayer et de la doctrine de Léon Blum. Lorsqu’en juin 1946, Léon Blum propose une grande réforme sur l’héritage visant à interdire toute succession en ligne collatérale et à limiter la succession en ligne directe à une seule génération (4) afin de financer un service public d’orientation scolaire, la majorité du groupe socialiste écarte le projet. Le couperet tombe finalement lors du XXVIIIème congrès du Parti socialiste, en août 1946. Le rapport moral de Daniel Mayer est rejeté tout comme celui de Léon Blum pour Le Populaire.

Un tel rejet est absolument inédit dans l’histoire du Parti socialiste. Il s’explique par le fait qu’une grande partie de ses troupes partage avec les communistes l’idée que de telles réformes ne peuvent avoir lieu qu’après le début de la révolution prolétarienne. Mais il y a autre chose. Pour appuyer leurs propositions de réforme, Blum et Mayer ont proposé une alliance avec le MRP, ce qui revient, pour l’opposition interne menée par Guy Mollet, à déroger à la logique de lutte des classes. Cet écart doctrinal est intolérable pour des hommes qui professent encore le marxisme diffus qui habite depuis longtemps le Parti. Marxisme diffus dont Blum s’est éloigné. Il a tiré de la Résistance des idées qui le ramènent paradoxalement au socialisme de sa jeunesse, et notamment celle que l’émancipation des travailleurs ne sera pas l’œuvre des seuls travailleurs eux-mêmes mais d’un groupe social plus vaste, tel celui que forment, au-delà des différences de classes, les deux partis – SFIO et MRP – issus de la Résistance. C’est la Résistance, considérée comme groupe social doté de sa morale propre, forgée par l’épreuve, et non plus les seuls partis ouvriers, qui lui parait porteur de l’idéal de justice et de solidarité à même de réaliser le socialisme.

LVSL – Ce qui constitue une rupture avec la logique de classes du marxisme.

M. L.-B. – Oui, a fortiori avec le marxisme diffus du Parti socialiste de l’époque qui craint plus que tout le procès en trahison de la lutte des classes et les accusations d’embourgeoisement que pourrait lui faire le Parti communiste. Mais sans doute parce qu’il est plus âgé, Blum est totalement indifférent au qu’en-dira-t-on communiste. En réalité, il sait très bien ce qu’il est en train de faire : réactiver un vieux clivage interne au Parti socialiste. Je vais un peu remonter dans le temps pour l’expliquer mais je crois que c’est nécessaire et important pour notre présent. Contrairement à ce qu’on croit souvent la rupture de 1920, du Congrès de Tours, ne se fait pas entre réformistes d’un côté et révolutionnaires de l’autre. Le courant dit réformiste de la SFIO, incarné par Pierre Renaudel mais surtout par Albert Thomas a été totalement décrédibilisé par son jusqu’auboutisme durant la première guerre mondiale ; si bien qu’il est extrêmement minoritaire, avant 1920. Le Congrès de Tours oppose donc davantage d’un côté les révolutionnaires marxistes de la SFIO, dans la version qu’en a donné Jules Guesde depuis la fin du XIXème siècle, et de l’autre les révolutionnaires léninistes qui vont former le PCF. La division ne se fait pas sur la conception marxiste de la révolution mais davantage sur la reconnaissance, ou non, de l’apport léniniste. De ce point de vue, le discours de Blum du Congrès de Tours, dont on retient souvent le caractère prophétique, a surtout le grand mérite d’indiquer l’incompatibilité entre la conception guesdiste et la conception léniniste. Mais la minorité du Congrès de Tours qui, avec Blum, va rester à la SFIO demeure totalement guesdiste et donc marxiste, à l’image de son premier secrétaire durant toute l’entre-deux-guerres, Paul Faure. Or Blum a eu une vie au Parti socialiste avant 1920. Dans le sillage de l’Affaire Dreyfus, il s’est rapproché de Jaurès, jusqu’à devenir l’un de ses plus proches amis et pour beaucoup son héritier. Il a participé aux différents congrès d’unification du début du XXème siècle et au congrès de l’unité socialiste de 1905. Mais dans ces années Blum n’était pas du tout guesdiste, au contraire. La grande historienne Madeleine Rebérioux a même émis l’hypothèse que son départ du Parti, après avoir participé à sa fondation en 1905, résultait précisément de la domination qu’exerçaient les guesdistes en son sein. En face des guesdistes, on trouve alors un groupe, dit des réformistes, que Blum connait bien puisque c’est avec eux qu’il a milité, de l’Affaire Dreyfus au Congrès du Globe de 1905. D’abord proche de Jaurès, qui s’en éloigne pour apparaître au-dessus de la mêlée, le groupe est organisé autour de la figure d’Albert Thomas, député-maire. Il comprend des syndicalistes, des coopérateurs, des municipalistes, des animateurs de groupes d’études socialistes et des intellectuels, le groupe des socialistes normaliens (Lucien Herr, Charles Andler, Léon Blum, etc.), et le groupe des durkheimiens (Robert Hertz, Marcel Mauss, Paul Fauconnet, François Simiand, etc.) dont la plupart sont aussi militants. Avant la guerre, ce groupe s’oppose frontalement aux guesdistes majoritaires.

Les congrès de Saint-Quentin, en avril 1911, puis de Lyon, en février 1912 sont l’occasion de plusieurs passes d’armes entre proches d’Albert Thomas et guesdistes. Le débat porte, ce n’est pas un hasard, sur la question des nationalisations et, ce faisant, sur la conception de l’État. Albert Thomas demande au congrès l’inscription par le Parti, dans son programme, de la nationalisation des mines, arguant qu’elle permettra l’amélioration des conditions de vies ouvrières et l’intéressement de l’État aux bénéfices. Cette proposition implique une conception non-bourgeoise de l’État, ce dernier n’étant pas l’agent du capital mais, je cite Thomas, « un champ de bataille où les classes opposées se rencontrent » et au milieu duquel les troupes ouvrières organisées par le Parti socialiste peuvent prendre l’avantage. Pour Thomas, la nationalisation minière annoncerait les débuts d’une dynamique de socialisation dont l’État doit être l’un des acteurs. Pour Guesde, au contraire, toute nationalisation précédant la révolution ne fera que renforcer l’État bourgeois. Il réplique : « pour nationaliser, il faudrait d’abord qu’existe une nation, qui n’existera qu’après l’abolition des classes. » Et ajoute, d’ici là, « l’État, c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie que le prolétariat devra franchir […]. Et lorsque vous voulez étendre le domaine de cet État, doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron, je ne comprends plus. » Les deux partis conviennent d’approfondir la question lors d’un prochain congrès mais les débats relatifs à la menace de guerre ne le permettront pas et le débat n’aura jamais lieu. Ou plutôt il faudra attendre 1945. Après-guerre, la même question se pose. Les guesdistes au sein du Parti, dont Mollet pourrait être considéré comme l’héritier, ont certes accepté la nationalisation, héritage du Front Populaire, ce qui est un progrès par rapport à Guesde. Mais cette nationalisation demeure une étatisation. Pour eux, elle ne peut pas impliquer une démocratisation, c’est-à-dire une socialisation, qui ne pourra advenir qu’après la révolution. Blum lui part de l’acquis de Thomas – l’État n’est pas l’appareil de la bourgeoisie – pour aller plus loin : la socialisation n’implique pas la révolution prolétarienne. Elle doit se faire, pas à pas, dès que l’occasion y est favorable, y compris avec l’appui des classes non prolétariennes. À la première victoire du réformisme sur le guesdisme, actée durant le Front Populaire : la possibilité d’une étatisation avant la révolution, c’est-à-dire le renoncement à la conception stricte de l’État comme appareil bourgeois ; il veut ajouter une deuxième victoire réformiste : le dépassement de la conception guesdiste de la révolution et de la lutte des classes. Malheureusement, il échoue.

LVSL – À travers Blum, vous essayez donc d’exhumer une tradition interne au socialisme – ce réformisme non libéral – qu’on aurait oubliée. Vous espérez en faire quelque chose ?

M. L.-B. – D’abord, je ne suis pas historien et ce travail d’exhumation du « réformisme », je mets des guillemets parce que la notion renvoie à quelque chose de fondamentalement différent de ce qu’on y projette aujourd’hui, est en réalité au cœur des ouvrages d’un historien contemporain extrêmement important, Emmanuel Jousse (5). Et il n’est évidemment pas le seul. Le groupe des Cahiers Jaurès, animé par Gilles Candar et Marion Fontaine, participe depuis plusieurs années de ces recherches. Tout comme des jeunes chercheurs comme par exemple Adeline Blaszkiewicz-Maison qui est la spécialiste d’Albert Thomas. Je m’appuie évidemment sur ces travaux importants, mais, et vous avez raison de poser la question du « Que faire », mon point est ailleurs, il est pratique. Je crois que le socialisme français n’a jamais réussi à se repenser depuis qu’il a abandonné le marxisme. Quand l’a-t-il abandonné ? Assez tôt sans doute. Sous la IVème République, la différence entre le discours et la pratique était déjà trop criante. Mais les institutions comme les partis dégorgent lentement. Il a donc longtemps fait illusion, en attendant l’épreuve. Et à mon avis, ce n’est pas un hasard si c’est François Mitterrand qu’on a chargé de l’affronter. D’abord, il avait montré qu’il n’était pas très embêté par les dénégations. On parle quand même de l’auteur du Coup d’État permanent devenu le plus long président de la Vème République. Surtout, si c’était assurément un homme de gauche, Mitterrand n’était pas, à proprement parler, socialiste. Comme disait Mollet, « le socialisme est une langue qu’il a appris à parler ». En 1983, il a donc rompu l’illusion qui persistait. Jean-Claude Milner en a fait précocement le constat dans un livre de 1993, Archéologie d’un échec (1950-1993). Puis, la logique institutionnelle de la Vème République a permis au Parti de persister tout en continuant sa dérive vers le libéralisme. Le dernier quinquennat actant, comme l’a dit Jospin, « la dissolution du socialisme dans l’infléchissement libéral ». Après avoir dévoilé au monde qu’il n’était plus marxiste avec Mitterrand, le Parti socialiste a dévoilé avec Hollande qu’il n’était plus qu’une énième caisse de résonance, certes pas la moins charitable, du sens commun libéral.

Mais je ne veux pas accabler le Parti socialiste, ni ses chefs passés. Ils ont individuellement leur responsabilité mais honnêtement il s’agit d’une dynamique historique très profonde qui dépasse largement ces acteurs considérés individuellement. Quant à ses chefs et militants actuels, j’admire leur fidélité, leur persévérance et, dans la situation actuelle, leur abnégation. Par ailleurs, c’est une dynamique qui ne touche pas que le Parti socialiste. L’abandon du marxisme a laissé toute la gauche orpheline. Il n’y a plus aucun parti qui puisse se revendiquer du socialisme. Europe-Écologie Les Verts pourrait peut-être s’en saisir mais pour l’instant je ne crois pas, et nous en avions parlé dans vos colonnes, que les travaux de Pierre Charbonnier soient leur principale influence, malheureusement… La France Insoumise n’est pas plus solide sur ses appuis idéologiques sur ce point, et je ne crois pas que le populisme, qu’il lui arrive de revendiquer, puisse être considéré comme un socialisme. Je sais que votre média en a été l’un des principaux propagateurs en France, mais parce que vous êtes ouverts d’esprit, vous avez bien voulu, il y a quelques années, me permettre de développer, avec mon ami Francesco Callegaro, nos critiques à son sujet. Le populisme reste un individualisme qui s’ignore tandis que le socialisme bien compris ne peut reposer que sur une théorie sociale. Celle de Marx n’a pas tenu la longueur. Il en faut une autre. En attendant, il n’y a plus aucun parti qui soit irrigué par un socialisme doctrinal. Paradoxalement, dans ce grand vide politique, c’est du côté de la recherche que la dynamique est la plus intéressante. Je pense évidemment à l’opération théorique que des philosophes et des sociologues construisent depuis plusieurs années, de concert, à l’EHESS et que Cyril Lemieux et Bruno Karsenti ont présentée dans ce petit livre si bien nommé, Socialisme et sociologie (Éditions de l’EHESS, Paris, 2017). Que des militants, que des dirigeants des partis de gauche se saisissent de cet effort théorique, et nous assisterons peut-être aux nouvelles noces entre un parti politique désireux d’émancipation et de justice sociale d’un côté et une théorie adéquate de la société de l’autre. De ce point de vue, je ne suis qu’un entremetteur qui essaie de rappeler à chacun que ce nouage entre socialisme et sociologie non marxiste a déjà eu lieu, sans doute sous des formes imparfaites, à certains moments de l’histoire. De l’Affaire Dreyfus à 1916, autour de Jaurès puis d’Albert Thomas d’une part ; de 1930 à 1950, autour de Léon Blum d’autre part. Et dès lors, Blum offre aussi un point de départ. On peut débarrasser le socialisme du marxisme sans compenser la perte ; c’est la voie Mitterrand – Hollande. Ou, on peut, comme Blum, s’éloigner du marxisme en étant réflexif sur son apport et sur les moyens de combler sa perte. Pour que le socialisme sans le marxisme ne soit pas qu’une forme charitable du libéralisme, Blum propose un chemin.

Maison Léon Blum de Jouy-en-Josas / Photographies de Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – Permettre au socialisme de ne plus subir la perte de la référence marxiste, c’est ce que vous permet cette exhumation d’un certain Blum ?

M. L.-B. – Précisément. Blum a souvent été raconté en opposition à la doxa marxiste, mais son socialisme n’était pas que négatif. Il avait aussi un contenu positif, strictement socialiste et non pas vaguement humaniste ; un contenu que l’historiographie a négligé et qu’on peut reconstituer en travaillant sur Blum et ses proches : Jules Moch, Georges Boris, Édouard Depreux, etc. Je n’ai pas fini de m’intéresser au cas Blum, mais par exemple je vois d’ores et déjà deux apports qui lui sont propres et qui sont liés, tous deux, à la levée de la perspective révolutionnaire. Le premier apport est, pourrait-on dire, organisationnel. Si le socialisme n’est pas un horizon à réaliser après la révolution, mais qu’il s’organise ici au présent, alors c’est toute la division et l’organisation du travail entre ses différentes composantes qu’il faut reprendre : groupe parlementaire, Parti, mouvement ouvrier dans ses différentes composantes (syndicats, coopératives, etc.). Or, ce que Blum voit très vite, c’est l’accroissement du risque de désajustement. Quand tous les acteurs tendent vers la perspective révolutionnaire, le risque est faible. Mais à mesure que chacun des acteurs se spécialise pour s’épanouir dans son champ d’action propre, le risque de désajustement augmente. Comment faire pour que les socialistes engagés dans l’appareil d’État continuent à penser leur action comme participant d’une action plus grande, pour le socialisme, et ne se contentent pas de suivre les normes qui sont celles des fonctionnaires. Même question pour les parlementaires socialistes : comment faire pour que leurs actions continuent d’être orientées vers la finalité du socialisme et ne se conforment pas à des objectifs électoraux ? Comment faire pour que les ministres socialistes se conforment à la finalité du socialisme plutôt qu’ils ne s’inquiètent de conserver leur pouvoir ? Bref, quelle éthique « professionnelle » de l’action socialiste permet de pallier le risque qu’entraîne nécessairement la spécialisation ? Parce qu’il témoigne aussi d’une nouvelle étape dans la division socialiste du travail, puisqu’avec lui le socialisme accède à l’appareil d’État, Blum est sensible à ce risque, et dégage, je crois, les premiers préceptes susceptibles de le prévenir. Il le fait par exemple lorsqu’il dit en 1945 à des camarades un peu trop concentrés sur les perspectives électorales, je le cite : « L’insuccès d’un jour n’est rien, et il y a des victoires qui, très vite, s’annulent d’elles-mêmes par un effet presque inéluctable. Par contre la moindre atteinte à notre loyauté, à notre finalité spirituelle et morale représenterait un désastre dont nous ne nous relèverions pas. »

Son deuxième apport, sensible dans cette citation, est, lui aussi, lié à la levée de la perspective révolutionnaire. Blum sait que, derrière le mot de révolution, se cachait surtout celui d’idéal. La révolution représentait un idéal de justice à venir. La pensée de la proximité de la révolution a servi de moteur à des militants socialistes qui s’y vouaient jusqu’aux plus grandes extrémités. Tout l’enjeu de Blum est là : comment ne pas perdre l’idéal, qui est le moteur du socialisme, en suspendant la perspective révolutionnaire ? Comment le socialisme peut-il demeurer la même puissance agissante s’il ne tend plus vers la proche réalisation pleine et entière, mais qu’il se réalise, pas à pas, petit à petit, sans fin. Cette difficulté travaille déjà Jaurès. Son discours à la jeunesse d’Albi rend compte de ce besoin de dévouement différemment : « Le courage c’est de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. » Je crois que Blum, parmi d’autres, incarne éminemment cette forme réajustée de dévouement. Levinas l’a très bien vu lorsque, commentant À l’échelle humaine, il écrit : « Travailler dans le présent pour les choses les plus lointaines auxquelles le présent est un irrécusable démenti. Il y a une vulgarité et une bassesse dans une action qui ne se conçoit que pour l’immédiat, c’est-à-dire, en fin de compte, pour notre vie. Et il y a une noblesse très grande dans l’énergie libérée de l’étreinte du présent. Agir pour des choses lointaines au moment où triomphait l’hitlérisme, aux heures sourdes de cette nuit sans heures – indépendamment de toute évaluation de “forces en présence” – c’est, sans doute, le sommet de la noblesse. » Peut-être que, sans trop de solennité, je peux conclure par ça. Quand on est socialiste, on ne cherche pas le triomphe immédiat, on travaille au succès du socialisme permanent, au succès ici et maintenant et au succès à venir, parce que c’est notre devoir. Telle est la morale de Blum. Une morale qui fait de lui, selon moi, un penseur et un homme politique bien plus radical que les radicaux revendiqués. Un homme qui dit : la révolution n’existe pas, le combat n’aura jamais de fin, il n’y a pas de sens à penser que le combat puisse être gagné ; et c’est précisément la raison pour laquelle nous devons redoubler d’efforts. Nous luttons, comme nos parents avant nous, comme nos enfants après nous, pour que progresse, chaque jour un peu plus, le socialisme. C’est de cette longue chaîne des temps de la justice que ce petit livre est un nœud. Un nœud qui pourrait, aujourd’hui, la resserrer.

(1) https://www.youtube.com/watch?v=Q2QDLSlC2c0
(2) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel : 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 36.
(3) Jules Moch, Rencontres avec Léon Blum, Plon, 1970.
(4) Le projet de Blum prévoit que « dans toutes successions, soient ventilées la part de l’actif qui a déjà été transmise au de cujus par héritage et celle qui est le produit de son propre travail. Cette dernière sera reversée sur la génération suivante ; celle qu’il avait déjà recueillie par héritage reviendra à la nation ».
(5) Emmanuel Jousse, Les hommes révoltés, Paris, Fayard, 2017 & Réviser le marxisme ?, Paris, L’Harmattan, 2007.

Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

L’histoire oubliée de la contre-société communiste

La Maison du Peuple de Vénissieux (Rhône). © Alex 69200 vx

Bars, clubs de sport, théâtres, colonies de vacances… A partir du XIXème siècle, le mouvement ouvrier se dote de nombreuses institutions pour promouvoir l’idéal socialiste et répondre aux besoins immédiats du prolétariat. Ces structures, souvent liées à des partis politiques, préfiguraient un monde de partage et de solidarité qui fit rêver des générations d’ouvriers. Aujourd’hui largement oublié, cet héritage d’institutions populaires commence à renaître sous de nouvelles formes et intéresse de plus en plus l’extrême-droite.

C’est un désaveu historique : les partis politiques n’ont plus la cote. Éloignés des citoyens, ils sont de plus en plus perçus comme des machines à visée purement électorale feignant de s’intéresser aux problèmes de la population le temps d’une campagne. Les contacts directs entre les citoyens et les militants ou élus sont souvent brefs, le temps d’un échange sur un marché ou d’un porte-à-porte, et passent principalement par l’appareil médiatique le reste du temps. En conséquence, les classes populaires ont plutôt tendance à se désinvestir de la sphère politique et à laisser le militantisme à d’autres. En retour, les organisations politiques peinent à trouver des militants et se replient sur leur gestion routinière, nourrissant un cercle vicieux. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi…

Les forteresses du socialisme

A la fin du 19ème siècle, alors que l’Europe de l’Ouest s’industrialise à grande vitesse, les ouvriers issus de l’exode rural, souvent entassés dans des taudis, commencent à lutter pour de meilleures conditions de vie et de travail. Cette lutte passe évidemment par la constitution de syndicats ou de partis politiques, par des grèves et des manifestations mais aussi par la création d’institutions ouvrières proposant aide matérielle, loisirs et éducation politique. Dans les cités ouvrières belges, anglaises, françaises, italiennes ou allemandes, un réseau de coopératives, de tavernes ou de « Maisons du peuple » voit ainsi progressivement le jour, sur un modèle assez proche de celui des institutions liées à l’Église.

Maison du Peuple de Wihéries à Dour (Belgique). © Michel Wal

Ces lieux remplirent des fonctions toujours plus nombreuses au fur et à mesure de leur développement. À l’origine, il s’agit souvent de coopératives de consommation, dont les membres s’associent pour acheter du charbon, du pain et d’autres denrées essentielles en grands volumes et donc réaliser des économies. Pour le socialiste belge Édouard Anseele, ces coopératives constituent « des forteresses d’où la classe ouvrière bombardera la société capitaliste à coup de pommes de terre et de pains de quatre livres » (1). Les bénéfices croissants de ces coopératives permettent progressivement de financer d’autres activités, telles que des caisses de secours pour les malades ou des soupes populaires pour les camarades grévistes (2). Les frais juridiques lors des conflits avec les patrons peuvent également être pris en charge.

Les institutions ouvrières pallient également l’absence ou la rareté de lieux de réunion, en devenant de véritables quartiers généraux du mouvement ouvrier où l’on prépare la prochaine action de lutte. Ainsi, durant la répression du mouvement ouvrier allemand par Otto Von Bismarck entre 1878 et 1890, les socialistes d’outre-Rhin se replient sur les tavernes pour continuer à s’organiser. Ils sortent de cette période renforcés et radicalisés, comme le congrès d’Erfurt en témoigne en 1890. Le SPD y adopte un programme très marxiste. Deux ans plus tard, des socialistes prennent la mairie de Roubaix, banlieue ouvrière de Lille, en grande partie grâce à leur Maison du Peuple, où se sont forgés des liens de solidarité et d’amitié ayant permis l’élection du « conseil des buveurs de bière ». Pour Rémi Lefebvre, cette Maison du Peuple « a permis un enracinement durable du socialisme localement en contribuant […] à façonner un groupe aisément mobilisable, base quasi indéfectible de soutien aux candidats socialistes ».

Le sport et la culture pour tous

Les activités de ces institutions ouvrières vont bien au-delà du soutien aux mobilisations sociales et de l’aide matérielle directe. Des conférences d’intellectuels socialistes, des bibliothèques contestataires ou des cours d’économie et de sociologie y sont organisés afin de former de futurs responsables syndicaux, associatifs et politiques. Les Maisons du Peuple proposent aussi de nombreuses activités artistiques : bals, chorales, concerts, théâtre… En effet, le mouvement ouvrier veut permettre à tous d’accéder aux loisirs jusqu’ici réservés aux bourgeois ou sous le contrôle de l’Église. Le Volksbühne, théâtre berlinois construit au début du XXème siècle uniquement grâce à des dons de la classe ouvrière, est emblématique de cette volonté de démocratisation de la culture : tous les sièges sont au même prix et attribués au hasard tandis que les horaires sont adaptés aux heures de travail des prolétaires. De même, l’ARCI (Associazione ricreativa culturale italiana) mène un combat similaire pour faire vivre une culture ouvrière italienne à partir de 1957. Proche du Parti communiste italien, elle fédère en 1968 plus de 3 100 cercles locaux regroupant plus de 450 000 membres, dispose de son propre réseau de distribution de films et promeut des acteurs avec très peu d’expérience théâtrale au travers de tournées sur les places publiques et les case del popolo (3).

Le théâtre Volksbühne à Berlin. © Ansgar Koreng

Enfin, le domaine du sport fut également investi. En constituant des clubs dans toutes sortes de disciplines (gymnastique, cyclisme, football, randonnée…), les socialistes veulent « permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur » selon les mots de Léo Lagrange, ministre des Sports du Front populaire. Durant son bref passage au pouvoir, ce dernier mène une action vigoureuse pour développer les loisirs sportifs et le tourisme : auberges de jeunesse, tarifs réduits de téléphérique, croisières populaires… Mais le sport socialiste n’est pas apolitique : en 1936, la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui regroupe nombre de petites structures locales, se bat contre les Jeux olympiques de Berlin et envoie une délégation aux Olympiades populaires de Barcelone (4). De même, les colonies de vacances créées à partir des années 1930 par les villes marquées par le communisme municipal sont « à la fois, une « machine à fabriquer la santé » et un lieu de sociabilité militante » selon Emmanuel Bellanger, historien et chercheur au CNRS.

De l’utopie au déclin

Si ces organisations populaires infiltrent progressivement toutes les sphères de la société, elles n’en oublient pas pour autant de se fédérer et de tisser des liens pour accroître leur rayonnement. Ensemble, elles forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi. En matière de propagande, ce « déjà-là » communiste, selon la formule de Bernard Friot, est bien plus efficace que de grands discours lénifiants, des réunions de cellule ou des tractages. Toutefois, cet écosystème se combine à celui des partis, des syndicats, de la presse communiste et d’autres organisations tournées vers des publics spécifiques (femmes, anciens combattants, étudiants, pacifistes…), notamment car les animateurs de ces différentes structures sont souvent les mêmes. 

Néanmoins, si cette symbiose entre l’écosystème des partis politiques et celui des organisations populaires permet d’insérer le parti dans la société, il présente aussi des défauts. D’abord, cette forte intégration peut engendrer un enfermement intellectuel nuisible à l’esprit critique. Ensuite, des questions peuvent également être soulevées sur la politisation qu’apporte réellement ces organisations : ceux qui en font partie ne sont-ils pas majoritairement des personnes issues de familles socialistes ou communistes ? Enfin, le pluri-engagement des militants peut engendrer des tensions tant il est chronophage et se fait souvent au détriment du parti (5).

Ces organisations populaires forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi.

A partir des années 1960-1970, ces institutions ouvrières vont toutefois se détacher de plus en plus des partis de gauche. D’une part, la révélation des horreurs du goulag et la répression des mouvements démocratiques en Europe de l’Est ternit l’image des partis communistes, d’où une prise de distance de certaines organisations, comme la FSGT et l’ARCI, citées plus haut. En s’autonomisant, nombre d’entre elles perdent alors leur caractère révolutionnaire et  adoptent des revendications et actions plus consensuelles. Parallèlement, les partis de gauche radicale commencent eux aussi à s’éloigner des classes populaires, un phénomène accentué par la désindustrialisation. Au même moment, la deuxième gauche alors en progression montre quant à elle peu d’intérêt dans ces structures, vues comme des chevaux de Troie du totalitarisme soviétique, et préfère investir les universités ou soutenir les mouvements autogestionnaires. 

Mais l’évolution du paysage politique n’est pas seule responsable des déboires des institutions de la classe ouvrière. Paradoxalement, les grandes conquêtes sociales obtenues après 1945 y ont aussi contribué. Avec le développement de l’État-providence et des services publics, nombre de prestations autrefois assurées par des Maisons du peuple sont désormais prises en charge par l’État. En renforçant ce dernier, la gauche communiste a donc affaibli son propre ancrage populaire. Par ailleurs, la forte croissance économique des Trente Glorieuses permet aux masses d’accéder de plus en plus facilement aux loisirs, non plus dans le cadre d’organisations populaires mais dans celui de la société de consommation capitaliste. Au passage, les individus deviennent de simples consommateurs, et non plus des acteurs politiques. Dès lors que les travailleurs sont protégés par la Sécurité sociale et qu’ils peuvent se divertir ou partir en vacances avec leurs propres moyens, pourquoi feraient-ils encore appel à ces organisations ?

Un héritage disputé

Il ne faudrait toutefois pas trop généraliser : là où le taux de pauvreté reste élevé et où la tradition communiste est toujours présente, nombre de ces structures ont survécu, sous une forme ou une autre. Mais globalement, il est aujourd’hui difficile de trouver des bars, clubs de sport ou cinémas ouvertement socialistes ou communistes. Cette quasi-disparition intervient alors même que les besoins auxquels entendaient répondre ces structures ressurgissent avec la crise économique, le désengagement de l’État et le déclassement d’une grande part de la population. Une situation qui conduit à une réinvention de ces institutions, sous des formes très diverses.

Depuis les années 2000, cette tradition de centres sociaux intéresse de plus en plus l’extrême-droite. Né en 2003 avec l’occupation d’un ancien immeuble gouvernemental à Rome, le mouvement italien Casapound utilise le même répertoire d’action que la gauche radicale : ses centres sociaux proposent des activités sportives, ont leurs propres bars et librairies, organisent des concerts, diffusent des films etc. Les actions de terrain de Casapound, comme l’aide d’urgence apportée aux victimes d’un tremblement de terre en 2009 ou les protestations contre le coût du logement à Rome, ont aussi contribué à populariser la pensée fasciste. Les jeunes, très touchés par la crise économique avec un taux de chômage fluctuant entre 30 et 40% depuis 10 ans, sont les premières cibles du mouvement : 62% des supporters de Casapound ont entre 16 et 30 ans. Les actes de violence récurrents, tels que le meurtre de plusieurs immigrés par Gianluca Casseri, un sympathisant de Casapound, n’ont jamais suffi à ternir l’image du mouvement. La réussite de Casapound a depuis inspiré nombre d’autres groupes d’extrême-droite, comme le Bastion Social en France, qui propose de l’aide aux plus démunis, à condition qu’ils soient « Français de souche ».

De l’autre côté du spectre politique, de nouvelles structures ont aussi vu le jour. En Italie, le tissu de centres sociaux autogérés, issu du mouvement autonomiste des années 1970, reste ainsi très vivace. Au Royaume-Uni, les nouveaux militants socialistes politisés par Jeremy Corbyn ont eux aussi revitalisé l’héritage d’événements populaires ouverts à tous, notamment à travers l’organisation Momentum. La France n’est pas en reste, grâce à de nouveaux lieux de sociabilité et de solidarité populaire un peu partout sur le territoire. Le Barricade, une structure associative fondée en 2014 à Montpellier, propose par exemple des cours de français pour les travailleurs ou étudiants étrangers, des conférences politiques, des boissons à prix libre et des ateliers de réparation et organise des assemblées générales lors de grands mouvements sociaux.

Une cabane de gilets jaunes.

Si ces espaces de sociabilité et de partage n’ont pas disparu, ils demeurent souvent méconnus et ont tendance à avoir des durées de vie plutôt courtes en raison de difficultés financières et de rapports parfois compliqués avec la police et les municipalités, qui ne voient pas d’un bon œil la création de lieux contestataires. Par ailleurs, l’absence de parti de masse et d’idéologie fédératrice contribue au morcellement. Face à l’atomisation et à la précarité qui tuent la société à petit feu, ces structures sont pourtant plus indispensables que jamais. Les cabanes bricolées par les gilets jaunes autour des péages et des ronds-points ne seraient-elle pas des Maisons du peuple contemporaines ?

Notes :

1 : Gustave Marlière, «La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique», thèse, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton éditeur, 1935, p. 28.

2 : Cossart, Paula, et Julien Talpin. « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière la paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. vol. 62, no. 4, 2012, pp. 583-610.

3 : Stephen Gundle, Between Hollywood and Moscow: The Italian Communists and the Challenge of Mass Culture, Durham, Duke University Press, 2000.

4 : Le coup d’État du général Franco et la guerre civile qui s’ensuit empêche ces Olympiades d’avoir lieu. La délégation rentrera en France s’en avoir pu participer.

5 : Sylvie Aebischer, Le PCF des années 1950 comme « contre-société », lilas.org

1830 : Les trois glorieuses ou la révolution volée

Scène sur les quais de Paris, 1833
Scène sur les quais de Paris, Philippe-Auguste Jeanron, (1833).

À la mi-mai 2020 de nombreux aides-soignants ou infirmiers ont eu l’occasion de recevoir une « médaille de l’engagement ». Cette médaille se voulait pour le gouvernement une marque de reconnaissance de la nation envers le dur travail du monde soignant durant le confinement. Pourtant, de nombreux soignants ont moqué cette mesure cosmétique en jetant leurs médailles en réaction à ce qu’ils voient comme un simple substitut à une véritable réforme du mode de gestion néolibéral des hôpitaux publics. Outre le monde médical, Macron avait aussi salué avec emphase les travailleurs de « première ligne » durant le confinement qui faisaient tenir l’économie en annonçant que plus rien ne serait comme avant. Pourtant les prévisions orageuses à venir sur le marché du travail avec les multiples plans de licenciement ne semblent pas faire varier la politique du gouvernement. Cette atmosphère actuelle pourrait bien nous ramener plus loin dans l’Histoire de France. À l’été 1830, 15 ans après la Restauration monarchique des Bourbons, le peuple de Paris à l’initiative d’étudiants républicains et d’ouvriers se soulève contre Charles X.


Cette Révolution victorieuse qu’on appelle aujourd’hui les trois glorieuses fait suite à une crise institutionnelle et politique qui accroit la défiance des Parisiens sur un retour au monde d’avant 1789. Bien que cette révolution soit victorieuse, en coulisses, les députés de l’opposition libérale parviennent à maintenir un régime monarchique avec une nouvelle dynastie qui se veut plus libérale que celle des Bourbons avec la venue du Duc d’Orléans sur le trône qui devient Louis Philippe 1er, Roi des français.

Bien que devant sa couronne au peuple qu’il qualifie d’héroïque, Louis-Philippe et sa majorité bourgeoise se préservent de trop bouger les institutions politiques et sociales. Ils écartent alors rapidement les idées républicaines et se refusent à céder aux revendications sociales des ouvriers. Louis-Philippe tient pourtant à féliciter les combattants des barricades en leur distribuant à chacun une « médaille de juillet ». Cette médaille est alors moquée ironiquement voire refusée par certains combattants à l’image de militants républicains conscients de la dupe qui s’opère. Car durant les trois glorieuses, les républicains et les ouvriers se sont bel et bien fait dupés par les bourgeois libéraux qui parviennent à imposer leur ordre.

La chute de l’Empire et le retour du Roi

Adolphe Thiers © Eugène Disrédi

En 1821, Adolphe Thiers jeune avocat, âgé de 24 ans, originaire du sud de la France, qui inspirera à l’écrivain Honoré Balzac le célèbre personnage de Rastignac, arrive à Paris dans le but d’assouvir ses ambitions de gloire littéraire, de fortune et d’ascension politique. Si il est un grand admirateur de Napoléon pour son oeuvre politique et militaire, il a bien compris que dans ces temps de paix, pour acquérir de la célébrité, la plume a remplacé le sabre.

Il écrit alors Une Histoire de la Révolution Française de 1823 à 1827 qui paraît progressivement en 10 volumes. Ce livre connaît un grand succès et plusieurs rééditions avec des ventes atteignant des dizaines de milliers d’exemplaires. Dans son livre, le jeune Thiers salue l’esprit de 1789 en s’opposant aux Aristocrates, représentants de l’ancien monde religieux et ses privilèges. Il critique aussi fortement la République jacobine et Robespierre qu’il qualifie comme un des « êtres les plus odieux qui ait jamais gouverné des hommes ». En plus de cette activité d’historien qui lui permet  de faire fortune, le jeune Thiers se lie rapidement à l’opposition libérale en rejoignant le journal Le Constitutionnel.  Ce grand titre de presse dont le siège est à Paris a décidé de prendre le parti des libéraux contre les Ultras au cours des joutes politiques qui animent la Restauration.

Car si en 1815, après la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, les Bourbons sont rétablis, les évolutions politiques et sociales de la Révolution française et de l’Empire ne peuvent être occultées par le nouveau régime. Une Charte est alors promulguée à l’initiative de l’Angleterre, et du frère de Louis XVI, le nouveau Roi de France, Louis XVIII dans le but d’établir un compromis institutionnel, politique et social entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Cela aboutit dans les faits à un semblant de monarchie constitutionnelle proche du modèle anglais avec une chambre des pairs (noblesse héréditaire nommée par le Roi) et une chambre des députés élue au suffrage censitaire par les électeurs les plus fortunés. Pour un pays d’environ 30 millions d’habitants durant la Restauration, seulement 100 000 français peuvent voter et 15 000 être éligibles.

Malgré des débuts houleux, ce système politique fonctionne plutôt bien durant les premières années du règne de Louis XVIII  (1814-1815; 1815-1824). Bien que non obligé par la Charte, le Roi se prête au jeu du parlementarisme en nommant des ministères issus de la majorité parlementaire. Les ministères Richelieu (1815-1818) et Decazes (1819-1920) soutenus par des royalistes modérés et des libéraux doctrinaires comme François Guizot, futur homme fort de la Monarchie de Juillet symbolisent la réussite d’une Monarchie tempérée qui parvient à maintenir une concorde sociale en obtenant le soutien de la bourgeoisie.

Louis XVIII en costume de sacre
Louis XVIII en costume de sacre

Libéraux vs Ultras : l’opposition systémique des années 1820

Pourtant différents évènements vont venir mettre fin à ce consensus. Le Duc de Berry, neveu du Roi et fils du Comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné en février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Cet évènement au retentissement politique énorme clôt l’épisode de la Monarchie modérée avec l’avènement durant la décennie 1820 de l’opposition entre les Libéraux et les Ultras. Ces derniers parviennent à travers le Comte d’Artois, futur Charles X à influencer Louis XVIII dans sa politique intérieure notamment en restreignant la liberté de la presse pour museler l’opposition libérale.

Le terme d’Ultras ou d’Ultras-royalistes désigne cette frange d’anciens nobles émigrés constituée d’aristocrates parisiens occupant les beaux hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain à Paris ou de ces hobereaux de province nostalgiques de la société d’Ancien-Régime d’avant 1789 fondée sur la terre et sur la religion catholique. Ils sont en outre influencés par des auteurs contre-révolutionnaires à l’image de Joseph de Maistre, pour qui le pouvoir résulte dans la « providence divine » et non dans la souveraineté du peuple. Louis de Bonald, grand pourfendeur du Contrat social de Rousseau qui prône un retour à une société traditionnelle basée sur les ordres inspire aussi grandement le parti Ultra. Ce parti méprise de fait la monarchie modérée de Louis XVIII et soutient le Comte d’Artois, chef du parti des Ultras qui accède au trône en 1824 sous le nom de Charles X.

Face aux Ultras, s’opposent les libéraux. Ils résultent à la chambre des députés d’une opposition plurielle entre Républicains ayant pour modèle la République américaine de George Washington comme le général Lafayette ou le député Jacques Manuel, d’anciens bonapartistes comme le Général Foy, et enfin des partisans d’une véritable monarchie libérale qui pourrait être placée sous l’égide de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, plus sensible à la Révolution française et au libéralisme politique à l’image du Duc d’Orléans. Le Duc d’Orléans, quand à lui, dispose depuis la Restauration d’une grande fortune. Il est propriétaire de plusieurs grands domaines, en particulier du Palais-Royal à Paris, bâtiment dont les galeries marchandes ponctuées de cafés et de librairies sont des hauts lieux de sociabilités politiques de l’opposition sous la Restauration. Si le Duc d’Orléans se fait discret sur ses ambitions politiques, il manigance en secret des réseaux de soutien et reçoit chez lui de nombreux opposants à Charles X. Il déclare dès 1815 “Je ne ferai rien pour memparer de la couronne, mais si elle tombe, je la ramasserai.” (Bertrand JC, 2015, p.385). Pour les partisans d’une véritable monarchie constitutionnelle comme François Guizot ou le banquier Jacques Laffitte, ce régime permettrait d’en finir avec le spectre de l’ancien régime toujours agité par la menace des Bourbons surtout à partir de Charles X mais aussi de se protéger contre les excès de la République jacobine de 1793 avec son cortège de lois sociales que les libéraux abhorrent.

Jacques Laffitte
Jacques Laffitte

De fait si les libéraux condamnent la Révolution égalitariste sans-culotte, ils restent néanmoins attachés aux principes de 1789 et au Code Civil de Napoléon. Ils se font partisans d’un libéralisme politique (liberté religieuse, liberté de presse, monarchie constitutionnelle) mais aussi d’un libéralisme économique. Ils affichent aussi un grand anticléricalisme voltairien. On retrouve parmi les grands noms de cette opposition bourgeoise des notables qui ont bénéficié des formes modernes d’enrichissement : négoce, industrie ou banque. À titre d’exemple on peut noter le nom de grands banquiers comme Casimir Perier aussi actionnaire de la Compagnie des Mines d’Anzin ou Jacques Laffitte, fils d’un modeste charpentier du sud, qui possède dans les années 1820, une grande fortune d’environ 20-25 millions de francs.

Outre leur opposition à la chambre des députés, cette « aristocratie de comptoir » comme le nommera plus tard le journaliste Armand Carrel, fait un véritable travail de militantisme politique à travers des journaux d’opposition dont elle est actionnaire. Le Journal du Commerce ou Le Courrier Français sont ainsi tenus par des membres de l’opposition. D’autres journaux d’oppositions systémiques comme Le Journal des débats et Le Constitutionnel, dans lequel Adolphe Thiers se fait remarquer dans les années 1820, connaîtront de grands tirages à une époque où un exemplaire, du fait d’un coût trop élevé, peut être lu à voix haute dans un café ou échangé entre plusieurs dizaines d’individus.

Et le peuple dans tout ça ?

Pour l’opposition bourgeoise, la participation politique reste avant tout conditionnée par la richesse économique. Un des rares points d’achoppement entre les Libéraux et les Ultras, comme le fait remarquer l’historien Jean Bruhat, est la mise à l’écart des masses populaires qui ont connu un éveil politique durant la Révolution française à la campagne comme à la ville. Ces masses  populaires n’ont plus réellement voix au chapitre en France depuis les dernières insurrections sans-culottes à Paris lors du printemps 1795 contre la convention thermidorienne et la vie chère. Elles n’ont ensuite pu s’exprimer sous l’Empire qui a substitué l’engagement politique à l’engagement militaire (Noiriel, 2018) dans un contexte de guerre européenne. Enfin, Napoléon Bonaparte dans un contexte de régulation et de centralisation du pouvoir impose un contrôle strict de surveillance sociale avec la création du livret ouvrier (1803) qui vise à « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (Woronoff, 1994). Outre ce contrôle social, les ouvriers ont interdiction de se regrouper en coalition depuis la Loi Le Chapelier (1791) qui n’a jamais été remise en cause par les régimes successifs.

Si la France de la Restauration diffère d’un Royaume-Uni déjà fortement industrialisé, en étant avant tout un pays rural fondé sur la petite propriété paysanne, le pays compte tout de même un certain nombre d’ouvriers partagés entre des activités traditionnelles et des activités industrielles nouvelles dans quelques foyers urbains comme Lyon, Lille, Rouen mais surtout Paris.

Une enquête préfectorale de 1823 établit ainsi à 244 000 (sur 730 000 à 750 000 habitants) le nombre d’ouvriers parisiens. Ce grand nombre d’ouvriers provient tout d’abord du secteur du bâtiment qui embauche chaque jour place de grève (Place de l’Hôtel de ville). On compte aussi des métiers artisanaux à l’image d’ateliers de chaudronnerie, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de chapellerie ou encore des métiers liés à industrie du luxe qui alimente ce qu’on appelle les « articles de Paris ». La ville de Paris voit aussi durant la Restauration l’apparition de fabriques issues de l’industrie nouvelle (produits chimiques, fonderie de métaux) au sud et à l’est du quartier de la Cité pouvant employer des centaines d’ouvriers.

Si des opérations de spéculation ont déjà pu avoir lieu durant la Restauration à l’image de celle du quartier de l’Europe, L’Haussmannisation qui a pour objectif de faire de Paris une ville segmentée socialement en renvoyant les prolétaires hors du centre urbain n’a pas encore débutée. De fait de nombreux immeubles de la capitale peuvent accueillir à la fois des ouvriers, des employés ou des bourgeois tandis que les quartiers du Centre-Ville comme l’île de la Cité ou celui de l’Hôtel de Ville sont surpeuplés. Cette visibilité des ouvriers dans le centre de Paris peut effrayer la bourgeoisie dont la peur est par ailleurs accentuée par la presse, productrice de l’opinion publique, à l’image du journal La gazette des tribunaux qui paraît  en 1825. Ce journal vendu à 12 000 exemplaires narre de nombreux faits quotidiens d’insécurité à Paris. Le crime semble désormais « émaner de la totalité des masses populaires » et les classes laborieuses deviennent irrémédiablement associées à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1966). Adolphe Thiers, figure montante de l’opposition libérale dans les années 1820 se désole ainsi que l’autorité patronale « perd de jour en jour de sa force morale et de son influence sur le peuple » et que la classe ouvrière soit « travaillée et excitée au désordre ».

Si la classe laborieuse en France n’a pas encore une véritable conscience de soi comme cela sera progressivement le cas dans les décennies qui vont suivre, on peut déjà en observer plusieurs prodromes. À Paris, il existe en 1825, 180 sociétés de secours mutuel rassemblant 17 000 adhérents soit 10% de la population ouvrière masculine (Guicheteau, 2014). Enfin des expériences de grèves ont déjà eu lieu en France sous la Restauration comme dans la ville de Houlme en août 1825 lorsque 800 ouvriers d’une filature cessent le travail pour s’opposer à leur patron sur un allongement du temps de travail tout en désirant une augmentation de salaire avant de faire face à la répression.

En ce qui concerne la politisation des ouvriers, le socialisme utopique n’en est encore qu’à ces débuts à l’image d’un Charles Fourier qui rédige ses oeuvres dans les années 1820 et qui rencontrent très peu d’échos dans les catégories populaires. Les écrits de Saint-Simon sont quant à eux plus lus par la bourgeoisie qui rêve d’une aristocratie industrielle travaillant main dans la main avec les ouvriers.

Louis Robin Morhéry
Louis Robin Morhéry

Néanmoins comme l’a montré l’historienne Jeanne Gilmore dans son livre la République clandestine 1818-1848 certains ouvriers sont souvent liés à des étudiants de sensibilité républicaine et égalitariste. Ces deux groupes se rencontrent dans les quartiers étudiants comme le quartier latin ou dans des cafés. Par ailleurs des étudiants en médecine comme les jeunes républicains François Raspail ou Robin Morhéry pratiquent des soins gratuits dans les quartiers pauvres des Faubourgs, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux ouvriers.

Ces étudiants et ouvriers bien qu’ayant des divergences politiques et sociales, affichent une sympathie pour l’opposition libérale à cause de son combat anticlérical et sa lutte en faveur de la liberté de la presse. Ainsi lors d’enterrements de personnalités d’oppositions ( Ex: Général Foy, Jacques Manuel) on retrouve dans les cortèges des notables libéraux mais aussi de nombreux étudiants et des ouvriers (Fureix, 2002). Enfin la police a parfois eu à faire à des manifestations violentes d’étudiants et d’ouvriers en réaction aux évènements qui touchent la chambre des députés. En 1820 lors des débats sur le scrutin (loi du double vote), un étudiant est tué par un soldat devant les Tuileries. En 1827 au quartier latin après la victoire des libéraux aux élections, des barricades sont érigées. Les affrontements voient 21 morts du côté insurgé dont une majorité issue du monde ouvrier. Ce type de manifestations peut de fait apparaître comme une répétition de ce qui va se passer lors des 3 glorieuses.

Du sacre de Reims aux trois glorieuses : la menace contre-révolutionnaire 

Louis XVIII meurt en septembre 1824. Sa mort donne naturellement lieu au règne de Charles X, chef du parti des Ultra. Son règne matérialise alors la crainte pour de nombreux libéraux d’un renoncement à la Charte et d’une pratique anti-constitutionnelle du pouvoir. Ces soupçons sont corroborés par plusieurs mesures politiques. Tout d’abord, la loi punissant le sacrilège de mort en 1825 et le retour des congrégations jésuites stimulent le sentiment anticlérical en France. De plus, la tentative de rétablir le droit d’aînesse en 1826, la loi du milliard qui indemnise les émigrés ayant perdus leurs bien durant la Révolution française et la suppression de la garde nationale font perdre définitivement au régime le soutien de la bourgeoisie. Face à cette politique réactionnaire, l’opposition libérale se renforce aux élections législatives de 1827. Après avoir tenté d’apaiser la situation en 1828, en jouant le jeu du parlementarisme, Charles X décide de rompre avec cette pratique parlementaire qu’il voit comme un prélude à une nouvelle révolution. Ainsi durant l’été 1829, il nomme comme président du conseil son ami Jules de Polignac, émigré de la première heure en 1789 et fils de l’amie intime de Marie-Antoinette ce qui provoque une vive émotion chez le peuple de Paris. Polignac est en effet considéré par l’opinion public comme le symbole de l’ancien monde bigot.

Charles X
Charles X © Horace Vernet

Charles X veut s’en tenir à une lecture stricte de la Charte de 1814 dans laquelle il peut renvoyer et nommer lui même ses ministres sans responsabilité face aux députés. Cela aboutit à une querelle institutionnelle et politique  entre la chambre libérale et le Roi durant le printemps 1830. Charles X décide de dissoudre la Chambre en espérant obtenir une majorité parlementaire mais le bloc libéral est vainqueur. Il décide alors avec ses ministres de faire un coup de force en publiant plusieurs ordonnances le 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, nouvelle dissolution de la chambre. Enfin, le Roi supprime la patente du calcul du cens électoral ce qui est en défaveur de la bourgeoisie industrielle et commerçante d’opinion libérale et il réduit la chambre de 453 députés à 258.

Les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet)

Ces ordonnances du 25 juillet donnent de fait lieu à une confrontation entre la Couronne des Bourbons et ses opposants qui sont eux aussi préparés à résister à l’épreuve de force depuis des mois. Le banquier Lafitte, partisan de la solution orléaniste patronne avec Talleyrand à partir de janvier 1830 un quotidien Le National dirigé entre autres par Adolphe Thiers et qui s’oppose avec virulence à la politique ultra de Charles X. Au même moment, face à la crainte d’un coup de force de Charles X, se crée l’Association de janvier qui réunit des étudiants républicains comme Robin Morhéry et des ouvriers. Cette association s’organise militairement dans Paris avec une municipalité clandestine dans chaque arrondissement prête à passer à l’acte en cas de coup de force du Roi.

Combat devant l'Hotel de Ville
Combat devant l’Hôtel de Ville de Paris © Jean Victor Schnetz

Ainsi lorsque le 26 juillet, Le Moniteur, journal officiel du pouvoir publie les ordonnances, l’opposition libérale à la chambre est prise de court. Seulement 50 députés dont Laffitte et Périer sont encore à Paris du fait que la réunion des chambres est seulement prévue pour le 3 août. Différents journaux d’opposition se réunissent  et décident de publier une protestation pour le lendemain, ce qui provoquera la saisie des presses par le Préfet de Police. Pendant que les députés libéraux improvisent des réunions interminables sur la stratégie à entreprendre, espérant un retrait des ordonnances, l’Association de janvier lance une action révolutionnaire avec l’aide des ouvriers parisiens. Le 27 juillet, différentes barricades dans Paris sont construites tandis que des échauffourées ont lieu entre les ouvriers typographes mis au chômage par la censure et la garde royale devant le Palais-Royal. Le 28 juillet la situation dégénère. Paris est mis en état de siège. Le Maréchal Marmont envoyé la veille par Charles X cloitré à Saint-Cloud, pour rétablir l’ordre dans la capitale est dépassé par les évènements. Avec des troupes mal organisées et en manque de moyen matériel, les heurts deviennent de plus en plus incontrôlables tandis que les révolutionnaires gagnent le concours d’ancien officiers bonapartistes. L’Hôtel de Ville est alors pris par les insurgés qui hissent le drapeau tricolore symbole de la Révolution de 1789. Enfin le 29 juillet, le Maréchal Marmont abandonne la ville et le Louvre et les Tuileries, emblème du pouvoir royal sont pris par les insurgés.

Lien
La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

L’hésitation de 1830

«  Voici donc la bourgeoisie à l’œuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction » écrit le romancier Alexandre Dumas, pour désigner l’atmosphère qui suit les trois glorieuses dont il est lui même participant. Tout d’abord, dans la ville de Paris, comme le montre l’historienne Mathilde Larrère, les notables bourgeois prennent le relais des combattants insurgés en recréant de façon autonome des légions de garde nationale dans chaque arrondissement. Ces actions ont pour but de rétablir l’ordre bourgeois et régulariser la victoire d’un peuple armé qui bien que vainqueur des Bourbons inquiète par sa force (Larrère, 2016). Le gouvernement provisoire place ensuite la garde nationale sous l’égide du Général La Fayette qui bien que se déclarant républicain est plus sceptique dans l’instant et prêt à se rallier à la solution orléaniste.

Duc d'Orléans
Arrivée du Duc d’Orleans à Paris le 29 juillet 1830

Ensuite, sur le plan politique, la victoire des étudiants républicains et des ouvriers dans les rues de Paris fait craindre le retour de la République jacobine et de la Terreur pour les bourgeois libéraux qui sont restés souvent attentistes durant la révolution. Mais une fois que l’insurrection a vraiment triomphé et que Charles X est en position d’infériorité, l’opposition libérale s’organise. Elle est réunie à Paris dans l’Hôtel particulier du banquier Jacques Laffitte et désire désormais voir triompher la solution orléaniste pour éviter la République. Les députés désignent ainsi une commission municipale qui s’apparente à un gouvernement provisoire. Cette commission qui siège à l’Hôtel de Ville dès le 29 juillet et dont sont membres les libéraux Guizot et Périer a pour but de prendre d’avance les Républicains. Ensuite après des contacts établis par l’intermédiaire de Thiers et de Talleyrand avec le Duc d’Orléans, qui se montre avenant, les députés libéraux le nomment Lieutenant général du Royaume. Cette décision est appuyée par l’affiche de Thiers collée partout dans les rues de Paris :  « Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. »

Le 31 juillet, La Fayette, commandant de la garde nationale trahit son discours républicain, en accueillant à l’Hôtel de ville le Duc d’Orléans. Il donne devant la foule réunie une accolade amicale qui légitime le Duc d’Orléans dans son pouvoir auprès du peuple parisien.

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Louis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

Après le départ définitif de Charles X pour l’Angleterre, le terrain est enfin libre pour la chambre des députés qui révise la Charte malgré une opposition républicaine qui par une adresse à la chambre se lamente de ne pas voir la création d’une nouvelle assemblée constituante. Le 9 août le Duc d’Orléans prête serment devant la chambre des députés et la chambre des Pairs.  Il devient Louis-Philippe 1er, Roi des Français tandis que le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Le 11 août, Louis-Philippe forme enfin son premier cabinet avec comme Président du conseil, le banquier Laffitte…

La Réaction orléaniste : la célébration puis la répression

Dans le journal lOrganisateur le Saint-Simonien Prosper Enfantin écrit le 15 août 1830 : « Qui a vaincu lors de ces trois journées de juillet? Les prolétaires, cest-à-dire le peuple. » tout en déplorant que  « La révolte sainte qui vient de sopérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental nest changé dans lorganisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres ; quelques modifications législatives […] telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. »

Outre plusieurs milliers de blessés, 1900 manifestants perdirent la vie durant les trois glorieuses dont la plupart étaient issus du monde ouvrier et artisanal (Noiriel, 2018). Ainsi en août la presse et le parti orléaniste célèbrent le peuple héroïque de Paris. Le National écrit « Le peuple a été puissant et sublime, cest lui qui a vaincu » tandis qu’un ministre de Louis-Philippe Charles Dupin écrit « Lorsquil arrive comme aujourdhui quune dynastie est fondée par suite de lhéroïsme des ouvriers, la dynastie doit fonder quelque chose pour la prospérité de ces ouvriers héroïques ». Les ouvriers parisiens attendent avec espoir dans les semaines qui suivent les trois glorieuses des mesures d’amélioration de leurs conditions de vie, qui plus est dans un contexte de crise économique. De nombreux groupements d’ouvriers et cortèges manifestent à l’image de 4000 serruriers parisiens qui viennent en août demander à la préfecture une réduction du temps de travail. On constate aussi des manifestations contre le machinisme. Enfin avec le retour de la liberté de la presse, plusieurs journaux ouvriers naissent dans la capitale dès septembre 1830 à l’image des journaux Le Peuple ou Lartisan, ce qui traduit la volonté de la classe ouvrière d’exprimer une parole et la revendication de droits sociaux dans le nouveau paysage politique.

Pourtant face à ce mouvement ouvrier qui suit les trois glorieuses, le pouvoir se contente de simples mesures cosmétiques en distribuant aux combattants des trois glorieuses les « médailles de juillet ». Sur le plan économique, il ne s’agit en aucun cas de dévier du libéralisme. Le nouveau préfet de la police de Paris, Girod de l’Ain, déclare le 25 août «  Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et louvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté et de lindustrie. ». Le nouveau pouvoir après un discours d’ouverture tient ensuite à écarter les ouvriers de la vie publique en les excluant de la garde nationale dès mars 1831 qui devient une milice bourgeoise. Enfin le suffrage censitaire est toujours maintenu, fondé cette fois sur l’impôt non de 300 mais de 200 francs, ce qui augmente le nombre d’électeurs de seulement 90 000 citoyens.

Casimir Perier
Casimir Perier

En mars 1831, le banquier Casimir Perier devient président du conseil et fait régner l’ordre bourgeois en France. Il fait réprimer à Lyon l’insurrection des Canuts au nom de la liberté du commerce et des négociants. La répression fait 200 morts. Néanmoins Casimir Périer meurt quelques mois plus tard durant l’épidémie de Choléra qui frappe la France en 1832. L’épidémie qui fait environ 20 000 victimes rien qu’à Paris, dévoile la fracture sociale entre la bourgeoisie libérale et les ouvriers. Si les plus aisés ont quitté la capitale pour se réfugier à la campagne, les quartiers populaires comme l’île de la Cité insalubres avec de nombreuses rues étroites subissent une véritable hécatombe.

Après la mort de Casimir Périer, Adolphe Thiers qui dans les années 1820 s’était fait en tant que journaliste, le chantre des libertés publiques devient ministre de l’intérieur. Il mène alors une véritable politique de répression contre les journaux Républicains en intentant plus de 300 procès contre la presse et les sociétés républicaines (Gilmore, 1997). Stendhal, dans son roman Lucien Leuwen dont l’action se focalise sur les années 1830, écrit ce qui pourrait symboliser les premières années du règne de Louis-Philippe : « Depuis la révolution de juillet, la banque est à la tête de l’État – et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise  (…) car le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. »

Références :
CLÉMENT Jean Paul. Charles X. Le dernier Bourbon. Éditions  Perrin. 2015
GILMORE Jeanne. La République clandestine, 1818-1848. Éditions Aubier. 1997
GUICHETEAUX Samuel. Les ouvriers en France. 1700-1835. Éditions Armand Colin. 2014
LARRÈRE Mathilde. L’urne et le fusil: la Garde nationale de Paris de 1830 à 1848. PUF. 2016
NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France. Agone. 2018
WILLARD CLAUDE. La France ouvrière – Tome 1 – Des origines à 1920. Éditions de l’atelier. 1994

Pour aller plus loin :
PINKNEY David. La Révolution de 1830. PUF. 1988
BORY Jean-Louis. La Révolution de Juillet. Gallimard. 1972

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexandria_Ocasio-Cortez_@_SXSW_2019_(46438135835).jpg
Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53