« Le populisme est un radicalisme du centre » – Entretien avec Francesco Callegaro

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Pablo Iglesias ©Thierry Ehrmann

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie[1], puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme[2]. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Première partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


 

Milo Lévy-Bruhl – J’aimerais profiter de votre travail philosophique et de vos pérégrinations en Europe et hors d’Europe pour échanger avec vous sur les relations entre populisme et socialisme. En France, le socialisme n’évoque plus grand-chose d’autre que le Parti Socialiste, lequel traverse une crise sans précédent. Dans cette situation, le livre que Chantal Mouffe a fait paraître récemment, Pour un populisme de gauche[3], a connu un certain retentissement. On y a vu la possibilité de relancer les forces de gauche, en formant une nouvelle contre-hégémonie, comme si son populisme de gauche devait prendre la relève du socialisme. Avant de vous demander comment vous recevez cette proposition, j’aimerais savoir comment vous définiriez le populisme.

Francesco Callegaro – Il faut en effet préciser les termes de notre discussion. Aujourd’hui, le « populisme » est avant tout un spectre agité par les médias. On ne peut pas s’en tenir à cet usage, car il est aussi flou que fuyant, bien que très répandu. C’est un concept polémique qui vise à disqualifier par avance toute alternative à ce qu’on appelle « démocratie ». Sa signification tend dès lors à se diluer à mesure qu’on s’en sert davantage pour embrasser un éventail toujours plus vaste de phénomènes. Laclau aurait été étonné de découvrir que le populisme est devenu à son tour un signifiant flottant et presque vide. On se reporte donc aux théoriciens qui en défendent le bien-fondé, dans l’espoir de rencontrer quelque chose qui ressemblerait sinon à une définition, du moins à une élucidation, car on a bien besoin de comprendre ce qui nous arrive. Et l’on est assez déçu.

MLB – Pourquoi ?

F.C. – Si l’on se réfère au livre de Chantal Mouffe que vous venez de citer, c’est assez frappant : elle y inaugure sa réflexion en disant qu’elle n’a aucune intention de nous dévoiler la « nature véritable » du populisme. On reste forcément déçu en face d’une telle démission. Chantal Mouffe n’a pas tort de considérer que le débat académique est souvent stérile. Mais au lieu de chercher à élever la hauteur de la discussion, elle se borne à assumer d’entrée sa position partisane : on ne saura pas ce qu’est le populisme, seulement ce qu’il convient d’entendre par ce terme dans le cadre d’une intervention politique ajustée à la conjoncture présente. Je ne vois pas les raisons d’une telle limitation stratégique de l’activité théorique. C’est même l’engagement politique qui nous demande de nous élever au plus haut sur l’échelle du savoir, surtout en période de crise, jusqu’à toucher des questions d’ordre philosophique et sociologique. On en mesure les effets, d’ailleurs, sur le plan stratégique lui-même, car sans une prise de distance, on n’arrive même pas à ajuster notre action à la situation. L’enfermement dans la conjoncture empêche de la penser et par conséquent d’y répondre.

« Le populisme de Chantal Mouffe est une sorte de radicalisme du centre. »

MLB – Chantal Mouffe renvoie aux travaux de Laclau pour définir ce qu’elle entend par « populisme » et dissiper ainsi tout malentendu. Elle ne semble pas renoncer à la théorie…

F.C. – Oui, c’est vrai, mais il faut bien voir à quoi elle souscrit et ce qu’elle nous demande d’accepter. Pour échapper au sens péjoratif imposé par les médias, elle fait du même coup abstraction tant du langage commun que de l’histoire qu’il contient. Au lieu de perturber le sens médiatique, en revenant sur ce que « populisme » a signifié dans le passé, ce qui aurait pu la conduire à découvrir qu’il a toujours été de gauche, qu’il a même été le socialisme de la périphérie, comme l’a montré encore récemment l’historien Claudio Ingerflom, elle s’installe d’emblée sur le plan de ce discours dominant dans les Universités de langue anglaise mais désormais partout ailleurs aussi qu’on appelle la « théorie politique ». L’indépendance d’esprit qu’elle manifeste et revendique de ce fait, en se proposant de fixer à elle seule sinon l’essence du moins le sens du « populisme », cache dès lors une profonde soumission aux dogmes de la pensée libérale. Son populisme a beau être le produit d’une opération théorique fort singulière, il n’est pas moins dérivé d’un concept de peuple qui, lui, procède de la doxa libérale, reprise et répandue y compris dans ces médias dont elle voudrait pourtant se distancier. C’est ce qui la condamne à une perspective politique qui a tout l’air d’être une sorte de radicalisme du centre.

MLB – C’est-à-dire ?

F.C. – Je veux dire que son populisme de gauche, alors qu’il vise à relancer les chances de la « démocratie radicale », reste coincé à l’intérieur des prémisses du libéralisme. Il y a des penseurs qui produisent une critique radicale du libéralisme en ce sens qu’ils vont jusqu’à en secouer les fondements. Parmi ces fondements, il y a bien sûr la « critique » elle-même, fait libéral s’il en est. Mettre en œuvre une critique radicale suppose donc de se prédisposer à une critique de la critique, à une méta-critique. Vincent Descombes en a surpris plus d’un en avançant cette définition de la « critique radicale ».[4]S’ils n’y prennent pas garde, les intellectuels de gauche risquent d’entretenir une affinité élective avec le libéralisme, du fait même de la tâche qu’ils s’assignent. Les « radical thinkers », comme on les appelle aux Etats-Unis, estiment mettre en question le libéralisme, alors que bien souvent ils ne font qu’en radicaliser les axiomes, contenus dans leur posture même.

MLB – Ce serait le cas de Chantal Mouffe ?

F.C. – Prenons en considération son concept de peuple. Il reste asservi aux prémisses de l’hégémonie libérale du moins pour autant qu’elle ne cesse d’envisager le peuple lui-même comme le produit d’une « construction » procédant d’une multitude d’individus. Certes, elle ne s’en tient pas aux procédures juridiques, elle prend en considération aussi les stratégies discursives qui permettent de construire ce collectif. Mais ce supplément rhétorique ne saurait donner une substance au sujet aussi évanescent qu’impuissant qu’est destiné à être le peuple, dès lors qu’on raisonne à partir des présupposés du libéralisme, en particulier lorsqu’on a accepté d’entrée le dispositif de la représentation.

MLB – La représentation est pourtant perçue comme le ressort de la démocratie, le fondement même du pouvoir du peuple.

F.C. – Il faut voir le paradoxe qui en découle. Comme l’ont montré les travaux de Giuseppe Duso, la modernité libérale a pris son essor à partir du moment où Thomas Hobbes a réduit en poussière l’idée d’un peuple réel, sujet actif de la politique et porteur d’un droit de résistance au gouvernement, l’émiettant en une multitude d’individus d’autant plus libres qu’ils sont tous également soumis au pouvoir irrésistible car souverain résultant de l’union artificielle de leurs volontés, recomposées sur la scène de la représentation.[5]C’est cette conception qui a fini par prendre forme avec la mise en place de ces régimes représentatifs auxquels on réserve aujourd’hui, pour des raisons qu’il faudrait dégager, le terme élogieux de « démocratie ». L’absence de peuple y est pourtant corrélative à son intronisation. Tel est le paradoxe qui affecte les régimes représentatifs, depuis que la Révolution française a donné une traduction constitutionnelle aux concepts indissociables de souveraineté et de représentation, en contrepoint de la liberté individuelle. Je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à remédier à cette absence, je crois même que le diagnostic lui fait défaut, car elle se prive d’entrée de toute référence à des sujets collectifs réels. C’est la conséquence de son approche « anti-essentialiste ».

MLB – Elle part pourtant de la société, avec la pluralité conflictuelle de demandes qui la traversent. C’est un sujet collectif bien réel.    

F.C. – Ce terme de « société » est la source d’un malentendu où se cache l’incompatibilité de la théorie politique avec la sociologie et les sciences sociales. La contrepartie du peuple qui ne prend corps que par des artifices de discours juridiquement encadrés est bien une « société », vous avez raison. Mais Chantal Mouffe la conçoit comme étant toujours – par essence ? – divisée parce qu’elle la fragmente d’entrée en une multiplicité de demandes individuelles. Rien que pour cette raison, elle trahit l’acceptation d’un concept de société qui remonte, lui aussi, au dispositif de la modernité libérale.Il suffit d’ailleurs de suivre son raisonnement pour se rendre compte qu’il manque un adjectif à cette « société » de départ. Il s’agit de la société « civile-bourgeoise », pour reprendre le terme de Hegel. Chantal Mouffe est tout à fait explicite à cet égard : en face de la « démocratie libérale » envisagée comme « régime politique », il n’y a que le « système économique », en l’occurrence le capitalisme financier. C’est tout à fait indispensable d’analyser les tendances à l’œuvre sur ces deux plans, mais il faut disposer d’un point de vue décentré, autrement on reste pris dans les mailles dont on voudrait se dégager.

MLB – Chantal Mouffe n’a pas moins contribué à réaffirmer le primat du politique. C’est depuis ce point de vue qu’elle s’attaque à l’analyse de la situation.

F.C. – Oui, mais elle a préservé le sens libéral des termes, comme le montre l’équivalence entre « social » et « économique ». Le primat d’un politique destiné à se confondre avec le pouvoir souverain de l’Etat s’érige dès lors sur le socle d’une société par principe dissociée, où même les groupes sont envisagés comme des agrégations contingentes d’individus. Il en résulte une conception de la démocratie bien peu radicale, puisque tout ce qu’il faudrait introduire pour faire du peuple le sujet collectif d’une action capable de transformer la réalité instituée a été réduit à sa portion congrue, à commencer par la politique elle-même. Je maintiens donc ma thèse : on est en présence d’une radicalisation du libéralisme qui ne nous aide pas à sortir de ses impasses, aujourd’hui palpables.

« Le peuple de la démocratie libérale est un spectre »

MLB – Dire que le populisme de Mouffe est un libéralisme radicalisé risque malgré tout de surprendre. Il semble qu’il s’en distingue au moins par la répartition plus large du pouvoir. C’est justement ce qui fait qu’elle dit « démocratie » et pas « libéralisme », lorsqu’elle indique l’objectif de la radicalisation.  

F.C. – Essayons de clarifier ce point. Dans son dernier livre, Chantal Mouffe est revenue une fois de plus sur la tension entre libéralisme et démocratie, qu’elle considère comme un trait constitutif du régime représentatif. Or, même si elle ne l’explicite pas toujours aussi clairement, elle est bien obligée de penser qu’il y a un sens partagé de la démocratie libérale qui précède l’opposition entre les deux configurations auxquelles elle reconduit le conflit entre droite et gauche, l’une privilégiant le versant libéral, l’autre le versant démocratique. Afin que ces deux projets opposés s’affrontent de nouveau, comme elle le souhaite, il faut avoir déjà prédisposé la scène de cette confrontation. Cette scène est le théâtre de la représentation. Le peuple s’y signale par son absence, car il a été effacé d’entrée, du fait même d’avoir été réduit à l’effet d’une fiction juridico-rhétorique. On revient au point de tout à l’heure. C’est dire qu’elle ne s’oppose au libéralisme que parce qu’elle en a déjà accepté la prémisse décisive : le peuple qui lutte pour davantage de justice a beau sembler autre, il est en fait toujours le même. Un spectre, en quelque sorte. Il ne peut donc pas avoir plus de pouvoir que ce qu’il a déjà, à savoir pas grand-chose, à moins qu’on ne consente à repenser jusqu’aux fondements de nos constitutions.

MLB – Comment faut-il entendre, alors, la revendication de « souveraineté populaire » ? Chantal Mouffe l’assigne à la configuration de gauche…

F.C. – Je ne vois pas en quel sens la gauche pourrait s’approprier l’idée de souveraineté populaire définie par la constitution. Aujourd’hui, le souverainisme est d’ailleurs marqué plutôt à droite qu’à gauche, si l’on reprend son opposition. D’un point de vue politique, la gauche et la droite sont en réalité « démocratiques », dans la perspective de Mouffe, dans le seul sens admis, celui de la démocratie représentative, constitutionnelle. Autant dire qu’elle ne nous donne aucun appui théorique pour penser la démocratie au-delà de la représentation et encore moins des arguments en faveur d’une réforme constitutionnelle. Ce que son populisme de gauche a de davantage « démocratique » ne concerne pas l’aspiration active vers une forme de société et un type de régime qui ferait du peuple le protagoniste de la politique. Ce peuple a été effacé d’entrée, j’insiste, en acceptant le « modèle spécifique » de la démocratie libérale. Je ne dis pas qu’il n’y pas lieu de repenser la « souveraineté », l’insistance mise ici en Argentine sur cette exigence m’impose même de faire place à une autre manière de l’envisager. Mais vous voyez bien qu’il faut lui donner une autre racine, en arrivant à l’arracher de son lien interne à la représentation. C’est du même coup un autre peuple qu’il faut introduire. On semble l’avoir perdu de vue.

«L’impasse de Podemos, c’est le prix que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée»

MLB – Chantal Mouffe cherche au moins à redonner une place centrale au conflit, au-delà du vote et de la défense des droits de l’homme. Sa démocratie est donc plus « agonistique », car elle valorise les affrontements dans l’espace public.    

FC – Tout à fait, c’est ce qui fait d’ailleurs son attrait, je crois, pour les mouvements sociaux. Il n’en reste pas moins que le sujet actif sur cette scène n’est pas et ne saurait être le peuple. Le peuple de gauche qu’elle voudrait voir s’opposer à l’oligarchie, comme une partie à une autre, n’est qu’un sujet éphémère, constitué par une multitude de demandes, d’abord individuelle et ensuite agrégées, qui attendent d’être synthétisées par quelque chose qui ne peut être qu’un parti. C’est la logique infernale de la souveraineté moderne qui l’impose.On n’y échappe pas. Bref, on en est toujours au passage de la volonté de tous à la volonté du tout, telle qu’elle prend forme sur le plan de la représentation, c’est-à-dire au niveau d’un État toujours envisagé comme un centre de pouvoir. Je ne dis pas qu’entendre des discours dissidents au Parlement soit sans intérêt, mais c’est destiné à échouer du fait même de réussir. C’est l’impasse de Podemos, où l’on mesure les lourdes conséquences politiques, je veux dire stratégiques, que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée.

MLB – L’idée d’hégémonie ne change rien à cet égard ? Elle semble bien supposer la présence d’une dynamique conflictuelle autrement plus complexe, qu’il s’agirait de savoir à la fois déclencher et recomposer.

F.C. – Dans la conception que s’en fait Chantal Mouffe, l’hégémonie se trouve subsumée à la logique de la souveraineté : il faut que la configuration partiale de la gauche s’impose comme la configuration totale, afin que le peuple de gauche devienne le peuple souverain. Bien qu’elle cherche chez Schmitt les moyens de rouvrir la possibilité d’un conflit à la racine de la volonté générale, son cadre de pensée la conduit à le réintégrer à l’intérieur du processus normal de sa formation. Le langage de l’agonistique cache dès lors le renvoi, assez convenu il faut dire, à l’opposition parlementaire, et même aux « négociations pragmatiques » entre gauche et droite, comme elle le reconnaît explicitement. La confrontation agonistique ainsi conçue, pas plus que la souveraineté populaire, ne sont dès lors le patrimoine de la gauche, c’est un patrimoine commun : il fait partie de ce sens commun « démocratique » qui est en fait libéral. C’est la lettre même des constitutions.

MLB – Reste alors l’égalité.

F.C. – En effet, mais comme égalité des droits. Tel serait le plus démocratique de la gauche. Ce n’est pas rien, mais il s’agit d’un correctif déjà prévu par les meilleurs penseurs libéraux, depuis Condorcet jusqu’à Rawls.

MLB – Est-ce à dire que le populisme de Mouffe se réduit au libéralisme d’un Tocqueville ?

F.C. – Mouffe est bien plus libérale que Tocqueville ! Ce dernier avait pris la mesure de la contradiction interne à la démocratie. Lecteur d’Aristote et de Rousseau, observateur attentif et quasi sociologique de l’expérience américaine, à une époque où la politique y était encore une affaire commune, Tocqueville a aussi accusé réception du mouvement ouvrier. Pour avoir médité sur les « deux humanités distinctes », il savait très bien que la tension s’inscrivait au sein même de l’idée de « démocratie », depuis que la Révolution avait ouvert une brèche à l’intérieur du concept de peuple, pris entre son sens ancien et son sens moderne. Même s’il a reculé en 48, Tocqueville a tiré quelques enseignements de son voyage outre-Atlantique quant au besoin vital d’« éparpiller la puissance ». Je ne trouve rien de tel dans les analyses de Chantal Mouffe. Bien qu’ayant puisé à la source de la philosophie politique qui, au centre Aron[6], s’est inspirée aussi de Tocqueville, elle ne semble pas en avoir retenu la leçon.

« Je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens »

MLB – Que pensez-vous alors de son diagnostic de la situation actuelle ? 

F.C. – Mouffe a tout à fait raison de dire que nous venons de traverser une large période post-politique et que l’actualité est marquée, à l’inverse, par des signes de réveil. Ce diagnostic me semble juste : en Europe on sort du grand sommeil des trente dernières années. Je me demande seulement si sa définition du populisme et sa théorie politique nous aident à comprendre et à orienter ce qui nous arrive. Son analyse historique consiste en somme à décrire notre passé récent comme ayant été caractérisé par une désactivation de la politique, conçue au sens étroit, comme chez Lefort, en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite. Le populisme intervient dans cette conjoncture, comme une stratégie dont on voit bien qu’elle n’est radicale que parce qu’elle revient à la racine du libéralisme : il s’agit de réactiver ce clivage en construisant un peuple, entendons un parti, qui sache unifier les multiples demandes de droits d’un certain nombre de sujets, plus favorables au versant gauche, l’égalité de droits, de la démocratie libérale. Or, je crois que, ce faisant, elle se méprend sur le sens de la crise actuelle de la démocratie représentative comme sur les aspirations qui s’y travaillent. La démocratie représentative est depuis toujours en crise, bien sûr, car elle n’a jamais vraiment marché, en raison de ce paradoxe du peuple présent-absent dont on vient de parler, mais il me semble que l’insatisfaction touche aujourd’hui au sommet, pour toutes sortes de raisons. C’est le désir qui s’y cache qu’il faudrait arriver à intercepter. C’est ma propre insatisfaction que j’exprime. Car je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi le populisme de Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens.

MLB – Bien loin d’en rendre possible le surgissement, son populisme retarderait donc la démocratie radicale ?  

F.C. – Je crois, oui. C’est que Chantal Mouffe ne me paraît pas comprendre tout à fait le genre d’apathie dont on sort ni ce qui est en train d’émerger. On le voit dès qu’elle affine son diagnostic. Selon elle, des mouvements tels que Indignados, Occupy Wall Street, Nuit Debout auraient articulé des revendications démocratiques. Mais est-ce que ces mouvements entendent la démocratie dans son sens à elle ? Je ne suis pas sûr que les attentes en question aillent dans le sens d’une réouverture de la dispute parlementaire entre des partis de droite et de gauche, situés très près d’un même centre. Chantal Mouffe semble même aller à l’encontre de ces attentes, dans la mesure où toute tentative de reconquérir le niveau de réalité où l’on aurait affaire avec le peuple en tant que sujet collectif d’une démocratie autre que procédurale lui apparaît dangereux. C’est le spectre de Schmitt qui surgit à ce tournant de son discours. La démocratie comme gouvernement du peuple nous ferait dériver vers le fétiche d’une identité collective de nature ethnique. Aucun autre peuple n’est en vue parce qu’il y a un absent dans la perspective de Chantal Mouffe : le socialisme.

« L’espace des idéologies modernes oblige à penser avec trois termes : libéralisme, Réaction et socialisme »

MLB – Pour dépasser la conception libérale du peuple, il nous faudrait donc réactiver l’héritage du socialisme ? 

F.C. – Il faudrait d’abord savoir ce qu’on appelle « socialisme ». Ce mot est chargé d’une histoire qui ne rend pas sensible la signification centrale qu’il recèle. Le clivage entre gauche et droite, tel qu’il est couramment entendu, le rend d’ailleurs méconnaissable. Car, comme l’ont fait valoir récemment Karsenti et Lemieux[7], en reprenant à leur compte la perspective sociologique de Karl Mannheim, il nous faut penser avec trois termes, pas deux, si l’on veut reconstruire l’espace des idéologies modernes. L’idéologie par excellence, c’est le libéralisme. L’idée en ce qu’elle se refuse de payer le prix de la réalité, c’est bien l’idée libérale de liberté. On le voit aux déchaînements que suscite toute tentative de contrecarrer son abstraction et ceci malgré les malaises qu’engendre son extension. On est ainsi coincé dans un face à face. Car le mythe libéral, basé sur la réduction des acteurs à un ensemble d’individus, a très tôt suscité la réaction contre-révolutionnaire. Les sources en ont été multiples, mais elles visaient toutes à éradiquer les principes et les institutions de la modernité. C’est dur à entendre pour des oreilles progressistes, mais on est bien obligé de constater que la sonnette d’alarme a d’abord été tirée par des esprits tels que De Maistre et Bonald, les auteurs favoris de Schmitt, avec Donoso Cortès.

« Le socialisme c’est la voie d’une modernité alternative qui ne soit pas une alternative à la modernité »

MLB – Vous revenez à l’auteur dont se sert Chantal Mouffe aussi bien que d’autres penseurs de gauche…  

F.C. – Oui, mais pour en faire un autre usage. L’opération du radicalisme du centre caché dans le populisme de Mouffe consiste à aller vers l’extrême, pour ensuite revenir au centre : on croyait que l’agonistique signifiait la guerre et l’on découvre qu’il s’agit de cette opposition parlementaire dont Schmitt a fait remarquer qu’il lui manquait le tranchant mortel qui fait le propre de la lutte. En ne prenant pas au sérieux la secousse réactionnaire, on revient à la logique des droits. Du même coup on ne sort pas du face à face : on perd de vue l’existence d’un troisième pôle. Je crois qu’il faut au contraire savoir entendre le défi lancé par la critique du libéralisme qui a pris son élan dans le champ réactionnaire, si l’on veut ouvrir la voie d’une modernité alternative qui ne serait pas une alternative à la modernité. On ne comprend pas le socialisme comme fait social et historique autrement.

MLB – Est-ce votre définition du socialisme ?

F.C. – Je dirais que c’est la définition du socialisme par lui-même. Lorsqu’on fait un travail au plus près des sources, on voit que le socialisme, d’abord l’idée et ensuite le mot, ont pris forme comme une réaction de second degré, une réaction à la Réaction. La sortie du face-à-face entre le libéralisme et son envers spéculaire est passée par une seconde réaction, non pas au libéralisme mais à la pensée réactionnaire, qui a signifié moins la rechute dans le cadre libéral que la création d’un autre cadre de pensée et d’action, où la liberté n’est individuelle que parce qu’elle est collective : l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables, disait Proudhon. C’est le socialisme en tant que relance de la modernité. Je ne parle pas du Parti Socialiste, mais de l’idéologie qui a existé bien avant et qui a inspiré les fondateurs, il y a plus d’un siècle, des partis socialistes. Elle se caractérise, au premier chef, par un rapport singulier au savoir, comme on a essayé de le faire valoir dans l’École qui, de ce savoir, a tiré une science tout aussi singulière, je veux dire l’École française de sociologie.

MLB – Pensez-vous à Durkheim ?

F.C. – Cela va bien au-delà de Durkheim. On a récemment publié le manuscrit inédit du seul grand ouvrage que Marcel Mauss ait réussi à écrire dans sa vie. On n’en connaissait que les extraits sur la nation et le nationalisme édités par votre grand-oncle. Or, on a découvert que presque la moitié de l’ouvrage était consacrée au socialisme. L’essentiel n’était pas dans son titre, La Nation, mais dans son sous-titre : le sens du social. « Sens » veut dire signification et direction, mais d’abord perception : le socialisme n’a été que cela, selon Mauss, la perception du social, en dessous, à travers et au-delà du national. C’est ce qui en a fait le laboratoire de la sociologie. Certes, la convergence entre socialisme et sociologie a été, en France, plus nette qu’ailleurs. En conformité avec la thèse de Durkheim, Mauss n’en a pas moins mis en évidence la portée européenne du socialisme et de sa poussée sociologique. Il a souligné que, partout en Europe, le socialisme a donné à la « politique des temps modernes » une signification qu’elle n’avait jamais eu. Il s’agissait désormais d’envisager le futur depuis le présent mouvant de la société, replacé dans le cadre d’une histoire faisant droit à un conflit irréductible à la guerre. C’est aux points de jonction entre les articulations du temps que s’est logée sa production de savoir : le socialisme a été, en ce sens, la prise de conscience du social-historique. Vous sentez bien flotter le spectre de Marx, n’est-ce pas ? Il s’agit juste de l’inscrire dans un cadre plus large, en prenant en compte la conversion de la politique vers la société elle-même, saisie dans son devenir.

« C’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie »

MLB – D’où la relation du socialisme avec la sociologie et les sciences sociales.

F.C. – Tout à fait. Une fois situé dans l’espace des idéologies, on est frappé par la singularité du socialisme : elle tient à la corrélation qu’il établit de l’imaginaire et du réel, sur le plan d’un discours qui mesure et règle la distance entre les idéaux et les pratiques. Mauss le dit en toutes lettres. A la différence du libéralisme, son utopie à lui a quelque chose de plus rationnel, du fait même de contrecarrer l’utopie libérale. On n’échappe pas à l’épreuve de réalité, c’est tout ce que veut dire le sens du social. A ce propos, Mauss cite aussi bien Saint-Simon que Owen, Proudhon et Marx, bien sûr.[8]Autant de penseurs qui ont participé à la conversion de la politique en une forme nouvelle de savoir, comme je disais. Si l’on se situe dans cette tradition, certes traversées par les tensions que l’on sait, mais néanmoins unifiée par cette seule idée, on voit bien que l’engagement partisan ne demande aucun sacrifice de l’intellect : c’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie, avant et afin de mieux y revenir.

MLB – Le marxisme ne nous a pas habitué à embrasser aussi large. Quel est le point du socialisme qui vous semble encore valable aujourd’hui ? 

F.C. – C’est l’articulation même entre science et politique, à égale distance de la séparation comme de la confusion entre théorie et pratique. Si l’on reprend les termes de Mauss, on voit bien de quoi il s’agit. Et l’on se rend compte que l’on n’a pas toujours parlé, à gauche, le langage libéral-démocratique et qu’on n’est pas obligé de continuer à le faire. Selon Mauss, l’« événement historique » en quoi a consisté la naissance du socialisme tient au fait qu’on était en présence d’une « école » qui n’avait d’autre objet que de « présenter au peuple la totalité de ses institutions et de lui montrer la totalité de ses intérêts »[9]. Tout est dit dans cette phrase, où apparaît un peuple qui est enfin autre.

MLB – Le socialisme aurait forgé un concept à lui de peuple, irréductible au sujet abstrait du libéralisme comme à la nation ethnique du conservatisme.

F.C. – C’est ce qu’a montré Frédéric Brahami dans son livre, intitulé justement La raison du peuple. Il y a replacé la triade de Mannheim (libéralisme – réaction – socialisme) dans son contexte de genèse, en nous faisant toucher du doigt, je veux dire au plus près des sources, la naissance du socialisme en tant que réaction à la Réaction, rupture dans la rupture ayant remis le peuple au centre de la politique comme un sujet collectif réel, doté de la raison qui se forge à même le travail.[10]Je ne dis pas que rien n’a changé entre-temps, loin de là, je me demande seulement s’il en reste quelque chose. Quelque chose nous pousse, malgré tout, à vouloir refaire cette rupture qui a consisté à remettre le monde sur ses pattes, si je puis dire. Le socialisme n’a pu impulser la naissance de ce regard sur le social qu’on cherche à reconquérir que parce qu’il a fait retour à ce réel des rapports que le libéralisme avait expulsé de l’ordre même du sens. Si l’on veut trouver le peuple introuvable, même aujourd’hui, en dépit des changements vertigineux qu’a connu le capitalisme, c’est bien dans le sillage du socialisme et de la sociologie qu’il faut se placer.

MLB – Est-ce à dire que le socialisme est un populisme ?

F.C. – Il y a moyen d’établir un lien entre les deux, oui. Je crois même que si l’on garde à l’esprit la signification centrale du socialisme telle que Mauss l’a si bien mise en lumière, on peut mieux saisir d’Europe ces phénomènes politiques d’Amérique Latine qu’on rassemble sous l’étiquette expéditive de populisme. Je ne veux pas en réduire la spécificité, ils ont bien des traits fort singuliers, il s’agit seulement de dégager un chemin qui nous permette de les comprendre, en échappant aux déformations des médias comme aux abstractions de la théorie politique. C’est la condition pour en tirer aussi des enseignements, à l’heure où le socialisme périclite, comme vous le rappeliez. Si l’on reste accroché au cadre de la démocratie libérale, on risque fort de n’y voir qu’un dangereux débordement, alors qu’il s’agit de tout à fait autre chose que d’une menace pour la démocratie, du moins si je me réfère à l’Argentine. On en parlera la prochaine fois.

 

[1]F. Callegaro, La science politique des modernes, Paris, Economica, 2015.

[2]F. Callegaro & A. Lanza (dir.), Incidences, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », n°11, 2015.

[3]C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. P. Colonna d’Istria, Paris, Albien Michel, 2018

[4]V. Descombes, « Quand la mauvaise critique chasse la bonne… », Tracés. Revue de Sciences humaines(2008): 45-69.

[5]G. Duso, La rappresentanza politica : genesi e crisi del concetto, Milano, Angeli, 2007

[6]Ndlr : Aujourd’hui « Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron » de l’EHESS où travaillèrent ensemble, des années 1990 à 2000, entre autres, François Furet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mona Ozouf, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Bernard Manin, Vincent Descombes, Philippe Raynaud, etc.

[7]B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, éditions de l’EHESS, 2017.

[8]M. Mauss, La nation, Paris, PUF, 2013, p. 258.

[9]Ibid., p. 259

[10]F. Brahami, La raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016

Adriana Salvatierra : « Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr »

Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien. ©MAS-IPSP

Adriana Salvatierra est la plus jeune présidente du Sénat de l’histoire de la Bolivie. Figure émergente, elle fait partie de cette génération de militants qui ont éclos dans le sillage d’Evo Morales et du processus de transformation radicale de la Bolivie par le MAS (movimento al socialismo). Le 20 octobre auront lieu des élections générales importantes pour la pérennité du pouvoir, nous avons voulu l’interroger sur les défis de la Bolivie contemporaine après 13 années de présidence d’Evo Morales. Réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Alexandra Pichard.


LVSL – De toute la période contemporaine, cette élection sera celle qui comptera la plus forte participation de millenials (moins de trente ans) et de centenaires. On voit apparaître une nouvelle génération d’électeurs : ceux qui sont nés après 2000 et qui n’ont quasiment connu que la Bolivie d’Evo Morales, sans avoir expérimenté la précédente période néolibérale. De quelle manière le MAS (Mouvement vers le socialisme) cherche à convaincre ces jeunes électeurs de voter pour Evo Morales plutôt que pour l’opposition dans un acte de rébellion contre l’État ou le statu quo ? 

Adriana Salvatierra – Cet électorat nous informe tout d’abord d’un phénomène démographique : une grande partie de la population est jeune, 43% des électeurs ont entre 18 et 34 ans. Cela signifie que beaucoup d’entre eux sont primo-votants, qu’il s’agit de leur première élection, ou de leur deuxième tout au plus. Cela représente évidemment un défi important, notre agenda doit pouvoir mettre en valeur les réussites de ces treize années de présidence d’Evo Morales. Mais c’est aussi un défi du point de vue des nouvelles formes d’organisation de la société : les « millenials » n’ont pas de dette envers le passé, ils sont moins attachés aux grandes revendications et ne conçoivent pas de la même manière l’organisation sociale, syndicale et corporative. Avec le président Evo Morales et le projet politique qu’il porte, nous sommes arrivés au gouvernement en 2006, quand 60% de la population bolivienne était encore en situation de pauvreté, et que 38% était extrêmement pauvre et vivait avec moins d’un dollar par jour. Nous avons réussi à réduire ces chiffres de moitié et plus encore. Le taux de pauvreté modérée a baissé de 60% à 33%, la pauvreté extrême de 38% à 15%. Le PIB a quadruplé et dépassera les 40 milliards en 2019. Nous avons engagé une transition vers un modèle d’économie complètement différent, qui met l’accent sur la souveraineté, et aussi sur le renforcement de l’industrialisation de notre appareil productif. Mais un processus important de redistribution de la richesse a également été enclenché, ce qui reflète notre vision de la démocratie.

Nous devons par ailleurs faire face à un autre immense défi : sous l’effet des nouvelles technologies notamment, les processus de mobilité vers les zones urbaines ou de concentration de la population urbaine brisent les liens associatifs qui existaient dans les communautés. Mais nous avons la ferme conviction que ces jeunes qui ont connu une Bolivie dans laquelle de nombreuses familles devaient choisir quel enfant allait faire des études, dans laquelle 36% des enfants souffraient de malnutrition chronique, chiffre que nous avons réussi à réduire de moitié, ces jeunes-là sont également conscients qu’ils vivent dans une nouvelle Bolivie et savent que le processus de stabilité économique leur a donné l’opportunité de faire des études. Aujourd’hui, il y a dans le pays des milliers de bacheliers qui sont les premiers diplômés de leur famille, des milliers de jeunes professionnels qui viennent de familles paysannes et qui sont la fierté familiale parce qu’ils sont les premiers à avoir eu accès à l’enseignement universitaire. Il y a aussi des jeunes qui, par exemple, souscrivent à un crédit à la production pour réunir un capital de départ en vue d’ouvrir un petit commerce ou une petite entreprise. Ils savent qu’Evo Morales représente la certitude d’un futur économique stable, mais aussi soucieux de l’augmentation des droits de chacun, dans le cadre de la démocratisation de la richesse, d’un pari sur un appareil productif solide qui garantisse des conditions d’emploi dignes.

LVSL – Vous avez récemment ouvert la marche « Hagamos un pacto » (Faisons un pacte), en Bolivie, contre les féminicides, et en vue d’éradiquer les violences faites aux femmes. Que prévoit le gouvernement bolivien pour résoudre ce problème endémique que d’autres pays aux gouvernements néolibéraux comme le Brésil, le Chili ou – du moins pour l’instant – l’Argentine n’arrivent pas à surmonter ?

AS – Précisons tout d’abord que la violence n’est pas seulement physique. La violence était économique quand les femmes ne pouvaient pas accéder à la propriété de la terre. Quand on est arrivés à la tête du gouvernement, seulement 15% des titres exécutoires agraires étaient au nom d’une femme, et aujourd’hui, nous avons stabilisé ce chiffre à 46,5%. Nous pensons également que la violence a une autre dimension : la limitation de la participation des femmes dans les syndicats, les comités de voisinage et plus généralement la participation politique dans les espaces de représentation. C’est pour cela que lors de l’Assemblée constituante nous parlions d’égalité, de la possibilité pour les femmes d’être effectivement représentées à égalité avec les hommes, alors que la construction, la conquête et la production du pouvoir sont traversées par des logiques masculine.

La construction du patriarcat, en tant que système qui reproduit des privilèges en fonction du genre, a organisé une société où l’exercice de la violence n’est pas seulement physique, mais aussi économique, politique, symbolique et communicationnel. Et je crois que comprendre l’exercice de la violence dans toutes ses dimensions permet de mener une lutte efficace contre cette violence. Nous sommes devenus le deuxième ou le troisième pays comptant la plus grande représentation féminine au sein de l’assemblée législative. En effet, 51% de nos parlementaires sont des femmes, des femmes paysannes, indigènes, travailleuses, des maires de villages, des jeunes, des expertes, qui représentent le tissu social du pays. Et nous sommes vraiment fiers de ces transformations structurelles que nous avons menées à bien.

Mais nous savons aussi que ce sont, évidemment, des droits conquis qui ne sont pas irréversibles, lorsque l’on regarde ce qui peut se passer dans le reste de la région. Ce sont des droits pour lesquels nous ne devons pas cesser de lutter. Les niveaux de féminicides et de violences faites aux femmes sont préoccupants et pour y faire face, nous avons proposé la loi intégrale contre la violence faite aux femmes, la hausse du budget destiné à la sécurité urbaine, au renforcement des services d’aide juridique, à l’augmentation des places en maisons d’accueil pour les femmes victimes de violence. Nous souhaitons aussi garantir des mécanismes institutionnels pour que ces cas soient visibles aux yeux de la justice, qu’il existe une protection efficace des victimes et que ces situations ne puissent pas se reproduire.

 

LVSL – La Bolivie est devenue un moteur de la croissance économique d’Amérique du Sud et un des pays les plus stables du continent politiquement. Comment concevez-vous le futur rôle de la Bolivie sur la scène internationale, notamment au niveau de l’intégration latino-américaine ?

 

AS – Pendant 6 ans, nous avons été le pays d’Amérique latine qui a connu la plus forte croissance, dont 5 ans consécutifs, les cinq dernières années justement. Tout cela à une époque où les prix des matières premières brutes telles que les minéraux ou les hydrocarbures sont en baisse. La Bolivie a continué de rythmer la croissance sud-américaine, et cela s’est fait en grande partie grâce à une politique souveraine quant à l’exploitation et l’industrialisation de nos ressources naturelles. La croissance a aussi été accentuée par le renforcement du marché interne, principal moteur de la dynamisation de l’économie. L’industrialisation a vocation à favoriser la substitution des importations, notamment pour des produits en lien direct avec notre propre industrie.

C’est ce modèle économique, social, communautaire et productif, qui nous a permis de façonner avec succès la forte présence et la participation de l’État dans l’économie, mais aussi de mener à bien un processus de démocratisation de la richesse qui a contribué à élever trois millions de boliviens au-dessus du seuil de pauvreté. La démocratie ne se limite pas à voter tous les cinq ans, elle passe aussi par une santé gratuite, l’accès aux services de base, à un logement digne, une éducation de qualité, et c’est cela qui doit régir les politiques publiques, en mettant l’être humain au centre du programme.

LVSL – Ces dernières années, on a vu émerger de nouveaux leaderships féminins à la tête de mouvements, de partis et de gouvernements de gauche dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, avec des femmes de premier plan telles qu’Alexandra Ocasio Cortez, Illhan Omar ou Tulsi Gabbard. Avez-vous des relations avec ces jeunes progressistes ou suivez-vous de près leurs différentes carrières politiques ?

AS – Dans le cas d’Alexandra Ocasio Cortez, oui. On ne peut qu’être touchée par des parcours comme le sien, comme celui de Camila Vallejo (députée Chilienne), de Gabriela Rivadeneira (politique équatorienne), ou bien de Manuela D’Ávila, candidate à la vice-présidence du Brésil, mais aussi des parlementaires qui exercent le pouvoir en Argentine, en Uruguay… bien sûr que toutes représentent un immense espoir. Cela démontre par ailleurs que la gauche continue de disputer le contrôle du pouvoir d’État, afin de garantir de meilleures conditions de vies pour les citoyens.

Quand on parle de politique, on ne parle pas seulement de lutte et du contrôle du pouvoir, on parle fondamentalement de la contribution ou non à une vie digne pour l’être humain. Nous l’avons bien remarqué quand, durant la première année du gouvernement Michel Temer, après le Coup d’État contre Dilma Rousseff, plus de 5 ou 6 millions de Brésiliens sont repassés sous le seuil de pauvreté. Et cela se passe ainsi à chaque fois que l’on gèle les budgets et que l’on considère l’éducation et la santé comme des services payants accessibles seulement à ceux qui ont les moyens de payer.

De même, quand on réduit la participation de l’État dans la définition des politiques publiques, on réduit le contrôle de l’État sur les bénéfices, les droits et les conquêtes des travailleurs. C’est devant ce panorama qu’émerge une nouvelle génération de jeunes leaders. Bien sûr, c’est assez motivant et cela met en évidence le fait qu’en Amérique latine les projets de gauche autour de la souveraineté, de la dignité, de la redistribution de la richesse, de la croissance économique, qui pensent l’État comme le centre des politiques économiques, sont toujours d’actualité. Beaucoup disaient que nous étions entrés dans une fin de cycle, produit des déroutes électorales des dernières années. En réalité, l’Amérique latine est entrée dans un scénario de lutte régionale avec des projets politiques qui disparaissent et renaissent sans cesse. On espère que dans la décennie qui vient, nos projets se consolideront.

LVSL – Le 17 juillet dernier, vous êtes entrée dans l’histoire en devenant Présidente en charge (par intérim), lorsque le président Morales et le vice-président Álvaro García Linera ont voyagé à l’étranger. Qu’avez-vous ressenti en devenant la plus jeune présidente de l’histoire du pays ?

AS – J’ai ressenti une grande responsabilité et, bien sûr, un peu d’appréhension. Je n’ai pas perçu cette mission à des fins personnelles. Davantage que le prestige, il s’agit pour moi d’assumer cet exercice en tant que femme jeune et militante, et c’est un immense défi dans le sens où cela peut ouvrir ou fermer des portes aux générations futures. Je veux qu’à la fin de mon mandat à la chambre des sénateurs, on retienne que les jeunes ont la capacité absolue d’assumer des responsabilités, la formation nécessaire et suffisante pour être aux commandes du service public. Je veux ouvrir les portes aux plus jeunes, qu’ils soient mieux formés que nous le sommes, qu’ils aient une meilleure capacité d’articulation, une meilleure capacité de représentation. Je veux qu’ils soient de meilleures personnes, de meilleurs professionnels, de meilleurs êtres humains et de meilleurs militants pour la chose publique.

LVSL – Avez-vous songé à occuper ce poste de présidente à nouveau, en vous présentant aux prochaines élections présidentielles ?

AS – Non, pas pour le moment. En réalité, il est difficile de penser à ce poste et à tout ce qui en découle. Evo Morales est en réunion tous les jours dès 5h du matin, il termine sa journée à minuit, il travaille dans toutes les régions du pays. C’est très difficile de suivre ce rythme que nous avons tenu pendant les treize années de gouvernement, la barre est plutôt haute.

LVSL – Pour les élections générales à venir, vous serez candidate au Congrès plurinational pour votre région natale, Santa Cruz. Ces dernières années, Santa Cruz est devenue une des bases les plus importantes de l’opposition au gouvernement Morales. La région connait une tradition de groupes violents sécessionnistes et d’ultra-droite. Selon vous, quelle est la meilleure stratégie pour neutraliser les forces de droites, extrémistes et néolibérales et leurs discours racistes, sexistes, homophobes et anti-travailleurs ?

AS – Évidemment, le sens commun des habitants de la région est parfois conservateur, mais quand on va dans les provinces, les quartiers populaires, quand on rencontre les militants des collectifs LGBT, des jeunes, des collectifs de femmes féministes, on s’aperçoit qu’une société plus inclusive est en germe et qu’elle différente de ce qu’on a connu il y a treize ans.

Je crois que Santa Cruz, à l’image de la Bolivie, n’est plus la même en 2019 qu’en 2005. La croissance économique et la gestion d’Evo Morales se sont accompagnées d’opportunités de travail, de projets stratégiques tels que l’aéroport Viru Viru, le pôle de développement qui amènera à la construction du site sidérurgique du Mutun, la construction du terminal de bus qui assurera une nouvelle route pour les exportations. Pour nous évidemment, Santa Cruz est un enjeu central, et un esprit nouveau y est en gestation. Je le vois en discutant avec mes camarades qui proviennent de différents espaces culturels : des artistes, des jeunes, des femmes, des paysans, des indigènes, etc.

La société est traversée par des logiques qui peuvent à un moment donné amener une appréciation différente de la situation. Je crois que le temps des affrontements de 2006 à 2008 est derrière nous, ce moment où les projets politiques opposaient la région à l’État, les autonomies à l’État plurinational. L’État plurinational comprend aujourd’hui les autonomies et les autonomies font partie de l’État plurinational. De même, l’agenda de l’État plurinational a universalisé les possibilités d’inclusion et d’exercice des droits, et cela est aussi vrai à Santa Cruz.

LVSL – À l’occasion de ces élections, Evo Morales doit faire face à une longue liste d’adversaires : Carlos Mesa, le mouvement 21F, les menaces de l’administration Trump, ou encore les forces politiques de droite au Brésil et au Chili, sans oublier la tension et la fatigue engendrées par treize années de gouvernement du pays. Quelles raisons vous portent à croire qu’il l’emportera à nouveau ?

AS – Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr. Il n’y a pas besoin de revenir vingt ans en arrière : quand je suis sortie du lycée – et je suis encore jeune aujourd’hui – les gisements pétrolifères fiscaux boliviens n’étaient pas des entreprises d’État. Ceux qui étudiaient les hydrocarbures et les processus industriels n’avaient pas la certitude de trouver un emploi, car nous ne disposions pas d’un État solide à même de garantir à travers les entreprises publiques une sûreté de l’emploi pour les jeunes.

Il y a 13 ans, être une femme et faire de la politique était un chemin sinueux. Nous évoluons aujourd’hui dans de meilleures conditions. Il y a 13 ans, il était impensable qu’une femme de trente ans puisse être présidente du Sénat. Auparavant, selon la Constitution précédente, il fallait avoir trente ou trente-cinq ans pour être sénatrice. Désormais, de nouvelles opportunités se sont ouvertes pour les jeunes générations. Nous continuerons dans cette voie.

Nous avons nationalisé les hydrocarbures dans l’exercice de notre souveraineté, mais nous avons aussi initié l’ère de l’industrialisation, pour la production de fertilisants comme le chlorure de potassium par exemple. Nous avons des réserves de lithium à Potosi, d’urée et d’ammoniac à Cochabamba, nous sommes en train d’industrialiser le fer avec le domaine sidérurgique du Mutun, etc. Nous ouvrons la voie à la poursuite de la croissance économique de notre pays, pour offrir des opportunités de travail aux plus jeunes, à qui nous garantissons également une éducation de qualité. La Bolivie ne sera pas la même avant et après Evo Morales. Nous allons continuer le processus de transformation pour que l’extrême pauvreté demeure sous les 5% et nous entendons assurer des services élémentaires pour tous : le logement, l’éducation, la santé, qui sont des droits fondamentaux et constituent nos principaux apports au service des générations futures.

Cuba après Castro : permanence, changement et durcissement du contexte international

© Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.


Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant

Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.

Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.

Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.

Jair Bolsonaro, président du Brésil, et Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne auto-proclamé président du Venezuela. © Telesur

L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée  « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez.  L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.

Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.

« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution

Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).

La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.

La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.

De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?

L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.

Miguel Diaz-Canel et Raul Castro. © Telesur

La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.

Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.

Le recul sur la question du mariage gay

Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.

En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.

Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.

À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.

Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue socialiste qui dynamite la scène politique américaine

©nrkbeta

Plus jeune femme jamais élue au Congrès des États-Unis, bête noire de la droite conservatrice, égérie de la gauche progressiste et véritable épine dans le pied de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez déchaîne les passions et bouscule la scène politique américaine. Portrait de la nouvelle star de la gauche radicale, par Politicoboy.


Le 6 janvier 2019, la chaîne CBS diffuse en avant-première un extrait « explosif » de son interview « 60 minutes avec Alexandria Ocasio-Cortez ». Pressée d’expliquer comment elle compte financer son « green new deal », la jeune élue du Bronx évoque la possibilité d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars, au taux marginal de 70 %. La droite crie au scandale, repeignant sa proposition en un taux d’imposition global, jugé confiscatoire. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News, s’emporte, affirmant que les multimillionnaires « ne pourront plus aller au restaurant ». Face à ce torrent de critiques, les démocrates de centre droit adoptent leur classique technique de l’autruche en attendant que l’orage passe. Les principaux organes de presse se montrent plus généreux. Le Washington Post et le New York Times saluent une proposition « en phase avec la recherche économique ». Le plus conservateur « The Hill » exprime sa stupeur en publiant les résultats d’un sondage commandé après la diffusion de l’interview : 59 % des électeurs approuvent la proposition, dont 45 % de sympathisants républicains. Puis c’est Fox News, comble de l’ironie, qui s’étrangle devant le résultat de son propre sondage : 70 % des Américains seraient favorables à la proposition d’Ocasio-Cortez. En moins d’un mois, la question de la hausse d’impôt sur les ultras riches, que CBS imaginait susceptible de briser la carrière de la jeune élue, s’impose dans le débat public comme du bon sens, au point de provoquer un début de panique au forum économique de Davos.

Cette séquence médiatique résume parfaitement l’effet « AOC » (surnom d’Alexandria Ocasio-Cortez).

Maîtrisant les codes de communication moderne, son audace surprend et agace l’establishment politique, mais fait mouche dans l’opinion. Au point d’imposer des idées longtemps jugées trop « radicales » au cœur du débat public, que ce soit en matière d’écologie, de fiscalité ou de politique industrielle.

Pour comprendre comment cette jeune serveuse d’origine portoricaine fait désormais trembler Washington, il faut revenir sur son parcours personnel.

Une vocation politique qui prend ses sources dans l’activisme

Née dans le Bronx d’une famille modeste originaire de Porto Rico, Alexandria Ocasio-Cortez connaît la réalité quotidienne de la classe ouvrière américaine pour l’avoir durement éprouvée.

En plein cœur de la crise financière de 2008, son père décède d’un cancer au poumon. Tout juste diplômée de l’Université de Boston, elle doit se battre contre les banques qui espèrent saisir la maison familiale. Pour faire face aux difficultés économiques et rembourser ses lourds emprunts étudiants, elle travaille comme serveuse et barman.

« Les gens ne réalisent pas que les restaurants constituent un des environnements les plus politiques qu’il soit. Vous travaillez épaule contre épaule avec les immigrés. Vous êtes au cœur des inégalités salariales. Votre salaire horaire est en dessous du minimum légal, vous êtes payée par les pourboires. Vous faites face au harcèlement sexuel. Vous voyez comment notre nourriture est distribuée et préparée. Vous observez la fluctuation des prix. Pour moi, ce fut une expérience politique exaltante. » Explique-t-elle au magazine Rolling Stones (27 février 2019).

Ses études en sciences économiques la conduisent à effectuer un stage auprès du Sénateur Ted Kennedy, avant de débuter une carrière d’éducatrice et d’organisatrice pour deux ONG new-yorkaises. En 2016, elle rejoint la campagne présidentielle de Bernie Sanders, où elle travaille comme coordinatrice de terrain. Suite à cette expérience, elle passe deux semaines à Standing Rock auprès des opposants à la construction de l’oléoduc « Dakota Access ». C’est là qu’elle aurait pris sa décision de briguer le poste de représentant au Congrès du 14e district de New York.

Jeune femme « milléniale » d’origine hispanique et modeste, Alexandria Ocasio-Cortez présente un cocktail détonnant auquel les nombreuses catégories sociales qui constituent le cœur de l’électorat démocrate peuvent facilement s’identifier, qu’il s’agisse des jeunes étudiants et diplômés endettés, des travailleurs précaires ou des minorités.

Son ascension fulgurante s’explique en partie par la richesse de son parcours : militante chevronnée issue de la classe ouvrière, sa maîtrise des codes de la classe dirigeante lui permet de tenir le choc sur les plateaux télé, et de briller en commission parlementaire. Ajoutez son aisance à communiquer et sa proximité avec les milieux activistes, et vous obtenez la combinaison idéale pour incarner le renouveau du parti démocrate à l’ère de Donald Trump. Mais avant de secouer Washington, encore fallait-il s’imposer à New York.

Jim Crowley et l’obstacle des primaires démocrates

Le 14e district de New York recoupe l’est du Bronx et une partie du Queens. Dans cette circonscription acquise au parti démocrate, le vainqueur de la primaire est quasiment assuré d’être élu au Congrès.

Face à Alexandria Ocasio-Cortez, Jim Crowley représentait le goliath de la politique new-yorkaise. Candidat en place depuis vingt ans, baron du parti pressenti pour succéder à Nancy Pelosi en tant que chef de la majorité parlementaire, il avait derrière lui la machine électorale démocrate, la presse et les riches donateurs. Avec 3,4 millions de dollars de budget, il disposait de dix-huit fois plus de moyens que sa jeune adversaire.

Dans une interview à la revue Jacobin, cette dernière explique son approche :

« Je ne savais pas exactement dans quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait conduire : une campagne typique de l’establishment, financée par les dons issus d’entreprises privées. En général, ce genre d’opération ne se préoccupe pas du terrain. Moi, j’arrivais avec mon expérience d’organisatrice. Dès le début, je me suis focalisée sur les associations militantes, pour construire une coalition, et l’élargir à d’autres organisations. Ma campagne fut presque uniquement centrée sur le terrain, et les réseaux sociaux (…) Nous avons frappé à 120 000 portes, envoyé 170 000 SMS et passé 120 000 appels téléphoniques ».

Il fallait d’abord s’assurer que ses futurs électeurs soient inscrits sur les listes démocrates, afin de pouvoir participer à la primaire. Dans ce but, AOC mène une large campagne de sensibilisation un an avant l’élection. « Honnêtement, ce fut la période la plus difficile, celle où on m’a claqué le plus de portes au nez”. Les gens ne voulaient pas entendre parler du parti démocrate. Elle a dû les convaincre :  « cette année, une candidate progressiste se présente, elle n’accepte aucun financement du secteur privé, mais pour qu’elle puisse gagner, il faut s’inscrire sur les listes ».

Sa campagne proprement dite débute avec le lancement d’un clip vidéo exemplaire, qui s’est imposé comme la nouvelle référence du genre, et qui résume parfaitement l’essence de sa candidature. Filmée dans son quotidien, elle explique en voix off : «  les femmes comme moi ne sont pas supposées se présenter aux élections ». Elle nous décrit son parcours personnel avant de noter que «  la politique ne faisait pas partie de mes projets, mais après vingt ans avec le même représentant, on doit se demander, pour qui New York a-t-il changé ? Chaque jour devient plus difficile pour les familles des classes de travailleurs comme la mienne ». (…) « Cette élection, c’est l’argent contre les gens. Ils ont l’argent, nous avons les gens  ». « Ceux qui ne respirent pas notre air, ne boivent pas notre eau, ne vivent pas dans nos quartiers, n’envoient pas leurs enfants dans nos écoles, ceux là ne peuvent pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est une assurance maladie universelle, une garantie de l’emploi, une réforme de la justice et la gratuité des universités publiques ».
 

Son programme rejoint celui de Bernie Sanders, avec une proposition plus radicale en matière d’immigration : la suppression pure et simple de l’agence de police des frontières « ICE », chargée de l’identification et de l’expulsion des sans-papiers, qui terrorise les habitants du Bronx issus de l’immigration.

Elle est soutenue par quatre organisations clés : le mouvement de Bernie Sanders « Our révolution », le parti démocrate socialiste américain (DSA), qu’elle rejoint après avoir été séduite par sa forte présence sur le terrain, l’ONG Black Lives Matter et l’organisation Justice Democrats, qui recrute des candidats progressistes dans tout le pays pour défier les démocrates “corrompus par les intérêts privés”. (1)

Avec 15 897 voix contre 11 761, Alexandria Ocasio-Cortez remporte la primaire par plus de 15 points d’écart. Le lendemain, la nation toute entière découvre son visage. Le New York Times décrit ce résultat comme « la plus sévère défaite subie par un démocrate sortant depuis plus de dix ans, qui va se répercuter sur l’ensemble du parti et à travers tout le pays ». Le Guardian partage cette analyse, qualifiant le résultat d’un « des plus gros coups de tonnerre de l’histoire politique américaine récente ». (2)

Les talk-shows et chaînes d’informations s’arrachent AOC. Fox News enchaîne les segments où ses journalistes commentent le programme de la jeune démocrate avec un air atterré. Sean Hannity placarde sur écran géant ses principaux points : « santé gratuite pour tous, garantie de l’emploi, université publique sans frais… » offrant une plateforme inespérée aux idées de la gauche socialiste, dont les principales propositions reçoivent entre 80% et 55% d’opinions favorables. (3)

Cette dynamique va se répéter, la classe politico-médiatique américaine pensant systématiquement attaquer Ocasio-Cortez en montrant à quel point ses idées sont « extrêmes », jusqu’à ce que les enquêtes d’opinion lui donnent raison.

Une star est née

La presse néolibérale essaye d’abord de minimiser cette victoire, qu’elle attribue à des raisons purement démographiques (son district étant majoritairement hispanique) pour masquer un raté journalistique embarrassant. Les médias alternatifs comme The Intercept, Jacobin, The Young Turks et le cinéaste Michael Moore avaient pressenti cette victoire, eux.

Profitant de l’effet de surprise, Alexandria Ocasio-Cortez va très rapidement endosser un rôle national.

D’abord en faisant campagne à travers le pays aux côtés de Bernie Sanders, pour soutenir des candidats progressistes en vue des élections de mi-mandat.

Ensuite, en s’imposant progressivement comme une star médiatique. Photogénique et spontanée, elle fait le bonheur des talk-shows télévisés. Son compte Twitter passe de quelques milliers d’abonnés à 3,5 millions, dépassant celui de Nancy Pelosi. Sur Instagram, 2,7 millions de personnes suivent ses « stories » où elle détaille sa routine de soin au visage, partage une recette de macaroni au fromage ou conduit des vidéos « live » depuis sa cuisine pour répondre aux questions de ses constituants, tout en préparant un plat de nouilles chinoises. Toutes les occasions sont bonnes pour faire de la politique. Ces vidéos virales lui valent un succès grandissant. Les chaînes de télévision s’arrachent ses interviews et commentent ses moindres faits et gestes, y compris la très conservatrice Fox News, qui entretient avec AOC une relation obsessionnelle.

Sans surprise, elle remporte l’élection générale face au candidat républicain, avec 78 % des suffrages (et 110 318 voix).

Entrée fracassante au Congrès

Pendant la période de transition, Alexandria Ocasio-Cortez confirme son statut de nouvelle star. En dénonçant la présence de lobbyiste dans des réunions d’orientation, en se plaignant des loyers exorbitants de Washington ou en guidant ses abonnés Instagram dans les arcanes du Congrès, elle déchaîne les passions.

La droite conservatrice semble obsédée par son socialisme assumé, et tente par tous les moyens de la décrédibiliser. Un journaliste poste une photo sur Twitter de sa tenue, commentant « vue la marque de cet ensemble, AOC n’est pas aussi pauvre qu’elle le prétend ». Problème : la photo est prise en traître et de dos, avec un angle digne d’un pervers. Puis c’est un commentateur influent qui fait émerger une vidéo datant de ses années étudiantes, où elle danse sur un morceau de Phoenix. Chaque attaque revient comme un boomerang au visage de ses auteurs, tandis que les répliques d’Ocasio-Cortez dépassent souvent la portée des tweets de Donald Trump lui-même.

https://twitter.com/AOC/status/1081234130841600000

Plutôt que d’embaucher une armée d’assistants parlementaires et stagiaires sous-payés, elle insiste pour rémunérer ses collaborateurs au salaire moyen de Washington DC, quitte à réduire la taille de son équipe. Les conservateurs hurlent au scandale, estimant que son cabinet n’aura pas suffisamment de personnel pour fonctionner correctement. Ses interventions en commission parlementaire et ses questions lors de l’audition sous serment de l’ancien avocat de Donald Trump, salués par la presse pour leur redoutable efficacité, leur ont donné tort. Comble de l’irone, grâce à AOC, la chaîne parlementaire CSPAN renoue avec l’audience.

Ce statut d’étoile montante lui permet de faire une entrée fracassante au Congrès. Le premier jour, elle rejoint des militants écologistes du mouvement Sunrise en « occupant » le bureau de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants (et troisième personnage de l’État après le président et le vice-président). Faisant preuve de tact, elle canalise l’énergie des militants tout en offrant à sa chef une porte de sortie, au sens propre comme au figuré.

La montée du socialisme aux États-Unis

Alexandria Ocasio-Cortez se revendique démocrate socialiste. Comme Bernie Sanders, elle défend une politique de classe qui s’oppose au statu quo. Son agenda législatif s’articule désormais autour de sa proposition phare : un « green new deal » particulièrement ambitieux, qui doit permettre de répondre à l’urgence climatique par une politique d’investissement public massif, tout en plaçant les politiques sociales et la création d’emploi au cœur de l’effort, incorporant ainsi l’essentiel des priorités de la gauche sous un seul projet.

Une vision de « bon sens », qu’elle articule avec brio. Pour elle, les radicaux sont ceux qui ne veulent pas répondre à la double urgence écologique et sociale, ou le font avec des propositions modérées qui ne suffiront pas à prévenir la catastrophe, ceux qu’elle appelle les « climate delayers ».(4) « Si considérer que personne aux États-Unis ne doit être trop pauvre pour vivre dignement est une idée radicale, alors appelez-moi radicale », répond-elle à ceux qui voudraient la peindre comme une extrémiste.

Pour autant, son habileté rhétorique et son pragmatisme médiatique ne doivent pas nous faire oublier ce à quoi elle semble aspirer, en tant que membre du DSA. Son projet est véritablement radical, dans le sens où il se propose de remplacer le capitalisme par un système socialiste, à travers trois axes principaux.

Premièrement, redonner le pouvoir aux classes qui produisent la richesse. Cela passe par un soutien indéfectible aux activistes et organisations militantes, l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et une défense du syndicalisme. Derrière cette stratégie, on retrouve la conviction que le changement vient rarement des élus, et toujours des mobilisations sociales.

Ensuite, retirer de la sphère du marché tout ce qui touche aux droits universels : la santé, l’éducation, l’énergie, le logement et même le travail lui-même. C’est en cela que sa proposition de garantie à l’emploi vient court-circuiter la logique capitaliste. Bien que le DSA reconnaisse au marché son utilité et ne remette pas en question la propriété privée, il propose de libérer un maximum de secteurs économiques de son emprise directe.

Enfin, promouvoir la démocratie comme principal remède face à l’influence des intérêts privés, en particulier au sein de l’entreprise, entité vouée à évoluer vers un modèle de gouvernance de type coopérative.

En ce sens, l’assurance maladie universelle et publique (Medicare for all) et le « green new deal » sont des propositions hautement subversives. La première ouvrirait la voie à la socialisation d’un sixième de l’économie américaine, la seconde transformerait le rapport capital-travail en profondeur. En ce qui concerne le financement de ces deux mesures, AOC s’appuie sur la Modern Monetary Theory pour justifier le recours au déficit public. Interrogée sur ces questions, elle commence toujours par renvoyer la balle dans le camp adverse : “Lorsqu’il s’agit de baisser les impôts sur les riches ou d’augmenter le budget militaire, on ne demande pas comment c’est financé. Pourquoi cette question vient seulement lorsqu’il s’agit de  mettre en place des programmes utiles pour la classe moyenne ? ».

Le pouvoir du capital politique

En politique, certains se focalisent sur les fonctions à occuper et conquérir, d’autres sur les textes et réformes à faire passer. Alexandria Ocasio-Cortez a compris que son pouvoir réside ailleurs.

Les démocrates sont majoritaires à la chambre des représentants, mais l’aile gauche socialiste reste un courant minoritaire au sein du parti. De plus, les conservateurs détiennent les trois autres branches du gouvernement (la Maison-Blanche, la Cour suprême et le Sénat). Autant de verrous capables d’opposer un véto à toute réforme socialiste. Enfin, AOC n’est qu’une élue parmi 435 représentants, et dans une institution qui fonctionne à l’ancienneté, son pouvoir législatif reste proche du néant.

Pourtant, en utilisant son capital politique avec agilité et en captant l’attention médiatique, elle a réalisé des miracles en quelques mois. Sa résolution pour un Green New Deal a redéfini l’ordre des priorités du parti démocrate et s’est imposée comme enjeu majeur dans le débat public. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle se positionnent en fonction de ses propos, et ont tous approuvé dans les grandes lignes ce plan ambitieux.

 

©Senate Democrats

Son argument en faveur d’une hausse de l’imposition des ultras riches a généré de nombreuses propositions à gauche, et une forme de terreur mal contenue à droite. Enfin, AOC n’est pas étrangère à la capitulation d’Amazon face aux élus et militants du Queens qui s’opposaient à l’implantation du géant du numérique dans ce quartier new-yorkais.

Pour autant, l’establishment démocrate résiste à ses propositions jugées trop radicales, parfois par manque d’ambition politique et inertie, souvent parce qu’elles s’opposent directement aux intérêts des entreprises, lobbies et ultra riches qui financent le parti. Mais la pression est réelle et le risque d’apparaître déconnecté des réalités (et de leur base électorale) est non négligeable pour les cadres démocrates.

Si certains espèrent pouvoir neutraliser la jeune socialiste en lui opposant un néolibéral lors des prochaines élections, ou simplement en redessinant les contours de sa circonscription, d’autres ont peur de se retrouver sur une liste d’élus qui feront l’objet d’une primaire visant à les remplacer par un progressiste soutenu par AOC. L’aile droite démocrate a ainsi été nommément désignée par Alexandria Ocasio-Cortez pour sa complaisance lors du vote pour la réforme du contrôle des armes à feu. Une première rafale dans la lutte qui s’amorce au sein du parti.

La revue Jacobin exprimait ses craintes qu’AOC déçoive, soit isolée au Congrès et absorbée par l’institution. Pour l’instant, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les parlementaires démocrates sont allés jusqu’à lui demander des cours particuliers d’usage des réseaux sociaux, qu’elle s’est empressée de dispenser avec un certain amusement. Mais c’est surtout sa capacité à établir un rapport de force qui explique son ascension fulgurante au sein du parti démocrate.

La gauche peut-elle faire l’économie de personnalités fortes ?

L’influence d’Alexandria Ocasio Cortez dépasse son propre camp. Donald Trump a fustigé le retour du socialisme dans son discours sur l’État de l’Union, et lors de la convention annuelle du parti républicain, son nom figurait sur toutes les lèvres et dans toutes les interventions. Épouvantail pour la droite et égérie pour la gauche, AOC semble appelée à jouer un rôle important dans la politique américaine.

Elle nous pousse ainsi à réfléchir sur les moyens dont dispose la gauche radicale pour influer sur la vie politique. L’appui sur les secteurs militants et les ONG de terrain ; l’utilisation du capital politique acquis grâce à un programme ambitieux et à une rhétorique populiste (au sens de Laclau), dont les propositions phares sont portées au cœur du système médiatique, explique le succès de la jeune socialiste, comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders avant elle. L’articulation de son projet lui permet de combiner les priorités des classes ouvrières en termes de qualité de vie, de pouvoir d’achat et d’emploi avec celles des personnes issues de l’immigration vivant dans les quartiers, et celles de la gauche éduquée qui se préoccupe avant tout d’écologie. En affirmant que ce sont les communautés les plus pauvres qui subissent en premier les conséquences du réchauffement climatique, elle propose une vision politique capable de rassembler une large coalition.

Le parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez lui permet d’incarner à merveille cette articulation. Au propre comme au figuré, elle représente le nouveau visage de la gauche démocrate américaine.

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Notes :

(1) Justice democrats est une organisation fondée par Cenk Uygur, le président de la webTV aux 4,5 millions d’abonnées The Young Turks, qui avait inspiré les proches de la France Insoumise pour la création du Média. Organisée sur le modèle d’un lobby politique, Justice Democrat recrute des candidats progressistes s’étant engagés à ne toucher aucun financement issu d’intérêts privés, pour les aligner contre les candidats démocrates financés par le privé. Son principal objectif est de supprimer l’influence de l’argent privé dans la politique américaine.

(2) : https://en.wikipedia.org/wiki/Alexandria_Ocasio-Cortez#Primary_election

(3) : Contrairement aux idées reçues, les américains sont beaucoup plus favorables aux propositions “progressistes” qu’on ne l’imagine, mais ces dernières ne sont pas suffisamment portées par le parti démocrate pour que cela fasse évoluer le rapport de force électoral. On constate ainsi qu’environ 45% des électeurs se déclarent conservateurs, alors que la hausse de l’imposition des riches est approuvé par 70% des américains, la légalisation du cannabis 66%, le doublement du salaire minimum fédéral (de 7,5 $ à 15 $ de l’heure) 55 %, une garantie à l’emploi à 46%, l’assurance maladie publique pour tous (Medicare for all)  à 56% et 80% approuve le “Green New Deal” : https://prospect.org/article/most-americans-are-liberal-even-if-they-don%E2%80%99t-know-it

(4) Le terme “climate delayer”, que l’on pourrait traduire par “climato-attentiste”  fait écho au terme “climate denier” généralement traduit par climato-sceptique, bien qu’il signifie “personne qui nie la réalité du réchauffement climatique”.

Jean-Numa Ducange : “Il y a un dialogue constant entre la France et Marx”

Spécialiste des gauches dans les pays germanophones et en France, des marxismes et de la Révolution française, Jean-Numa Ducange est maître de conférences à l’Université de Rouen. Auteur de Jules Guesde, l’anti Jaurès ?, il présente la biographie d’un homme passé aujourd’hui au second plan. Nous sommes revenus avec lui sur des figures marquantes de gauche, l’héritage du marxisme ainsi que sa perception des gilets jaunes en tant qu’historien.


LVSL – Vos travaux mettent en avant la figure de Jules Guesde. Pouvez-vous revenir sur son itinéraire, les controverses autour de sa personne notamment sa position pendant l’affaire Dreyfus ? 

Jean-Numa Ducange – Jules Guesde est un des principaux représentants du socialisme français à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. C’est l’autre figure qui, après Jean Jaurès, a beaucoup compté dans la création du Parti socialiste en 1905. Le fait qu’il ait introduit le marxisme par le biais de contacts tant personnels que directs en France le distingue des autres membres du parti.

Ce n’est pas un théoricien, ce n’est pas quelqu’un qui a une pensée stratégique et politique très élaborée. Par contre, il a pris son bâton de pèlerin et a parcouru les quatre coins de la France pour expliquer ce qu’est la lutte des classes, la plus-value, le tout en quelques mots simples et accessibles à un large public de travailleurs. Il a introduit le socialisme dans un certain nombre de lieux, notamment dans le Nord où il demeurera longtemps très influent et deviendra député.

Pour comprendre la longue tradition du socialisme et même du communisme dans le Nord (une des régions parmi les plus denses en termes de militants de gauche), il faut avoir en tête cette figure de Jules Guesde. Parmi les points qui sont importants, soulignons que dans les années 1860, Jules Guesde est un républicain. Au moment de la Commune de Paris en 1871, il n’est pas encore socialiste ; il est alors journaliste à Montpellier et prend parti pour la Commune. C’est important car il passera plusieurs séjours en prison du fait de ce soutien (et pour toute une série de prises de position ensuite). En ce sens, il est différent d’autres dirigeants socialistes comme Jean Jaurès qui ont une carrière plus « lisse » dans le cadre de la République.

“Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance.”

Il est essentiel de rappeler cela car Guesde est quelqu’un qui entretient un rapport conflictuel avec l’État. Cela explique pour partie le fait qu’il se retrouve davantage dans l’idéologie marxiste. Il est également passé par l’anarchisme. Guesde est le représentant d’une forme d’intransigeance. Cela n’est pas connoté négativement : c’est quelqu’un qui représente l’aile gauche du mouvement socialiste, influencée par le marxisme.

Il joue aussi un rôle important au moment de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas resté positivement dans l’histoire de la gauche : contrairement à Jean Jaurès il n’a finalement pas pris part à la défense du capitaine Dreyfus. Pour rappel, le capitaine Dreyfus est condamné pour des raisons liées au fait qu’il soit juif, ce qui est lié à l’antisémitisme très fort dans la France du XIXème siècle.

Initialement, les socialistes ne se mobilisent pas plus que les autres. Seulement, certains socialistes vont finir par prendre position pour défendre Dreyfus en tant qu’homme, en tant qu’individu, au-delà des classes sociales. Jules Guesde et quelques autres voient cela d’un œil négatif. Cependant, Jules Guesde n’est pas antisémite, même s’il est incontestable que dans les milieux socialistes et plus largement de gauche de l’époque, il y a des réflexes et des propos antisémites. Cela se décèle notamment quand on regarde la presse locale.

Mais si Guesde prend parti contre la défense de Dreyfus, c’est parce qu’il pense que le socialisme doit rester un socialisme de classes, un socialisme indépendant du monde bourgeois et de l’État. Pour pouvoir conserver cette indépendance, il ne faut pas se mêler à la défense d’un militaire. Ce sont ces militaires qui fusillent les ouvriers, ceux sont eux qui tirent dans les manifestations ; pour eux, il est inconcevable de le défendre. Cela ne justifie pas tout mais cela permet de comprendre. Je le disais auparavant, Guesde avait été marqué par la Commune de Paris et par une certaine hostilité vis-à-vis de l’État. C’est essentiel parce qu’au moins à cette période, d’autres sont davantage intégrés à la République tandis que lui pense qu’il faut s’y opposer frontalement.

Il ne faut pas oublier que Guesde a aussi fait le choix de ne pas défendre Dreyfus pour des raisons d’opportunité politique. La CGT a été créée en 1895. Il y a une sorte de créneau qui consiste à être sur la position suivante : défendre la singularité du mouvement ouvrier qui ne soit pas uniquement républicain (et pas uniquement « de gauche », car être « de gauche » cela revient à se situer sur l’arc républicain, ce que refuse justement une partie du mouvement ouvrier).

“On ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde.”

Cela ne lui permettra pas de remporter la victoire au sein du mouvement socialiste, mais lui y donnera néanmoins une place assez importante. Ensuite, alors que l’affaire Dreyfus sera sur le point de se terminer, il deviendra après Jean Jaurès le deuxième personnage du socialisme. Il faut savoir que dans un premier temps, lorsque le Parti socialiste est crée en 1905, les formules employées par le parti sont plutôt marxistes et marquées par la lutte des classes, plus que d’autres partis sociaux-démocrates européens. Cela montre l’empreinte de Guesde. Mais en même temps, Jaurès essaye d’effectuer une synthèse entre socialisme, républicanisme et marxisme et va prendre à terme plus d’importance par rapport à Guesde.

Dans tous les cas, on ne peut pas dissocier l’histoire de la gauche et celle du socialisme de la figure de Guesde : c’est quelqu’un de connu et populaire, même s’il est très critiqué par d’autres. Il se trouve qu’il ne va pas être assassiné le 31 juillet 1914 et qu’il va en plus être ministre de l’Union sacrée en août 1914. Cela ne va pas favoriser sa bonne réputation auprès de certains, notamment auprès de ceux qui deviendront communistes. Au congrès de Tours en 1920, vieillissant et malade, il va faire le choix de rester, comme le dit Léon Blum, « à la vieille maison », au Parti socialiste et ne pas rejoindre ceux qui sont au Parti communiste.

Parmi les partisans de Guesde, certains iront du côté socialiste, d’autres du côté communiste. Il va être de ce fait une des sources du communisme et du socialisme. On peut dire que grâce à lui, le marxisme a eu une première influence politique en France. Il ne s’agit pas d’une influence intellectuelle, car je le rappelle, il n’est pas théoricien. Il a cependant contribué à greffer ce qui constituait une idéologie étrangère, en provenance d’Allemagne, sur le terreau du socialisme français.

LVSL – Cela fait cette année un siècle que Rosa Luxemburg a été assassinée avec son camarade Karl Liebknecht. Pourriez-vous revenir sur la doctrine, la conception qu’avait Luxemburg de la révolution et l’héritage qu’elle a laissé derrière elle ?

Jean-Numa Ducange – Il est au préalable important de préciser que Rosa Luxemburg est une femme, juive polonaise, qui a fait le choix d’être naturalisée allemande à la toute fin du XIXème siècle. Elle pensait que l’avenir du socialisme se jouait à l’époque en Allemagne. C’est là qu’il y avait le parti socialiste le plus puissant d’Europe. L’Allemagne était devenue depuis Bismarck le premier pays industrialisé du continent, entraînant un grand nombre d’ouvriers, de grandes concentrations industrielles.

Rosa Luxemburg

Le parti politique qu’était la social-démocratie allemande était fondamentalement, tant idéologiquement qu’en terme d’implantation, le plus puissant. C’est pour cela que Rosa Luxemburg fait le choix de se battre en son sein. Une des premières grandes controverses qu’elle mène concerne la question de la révolution. Elle va rapidement incarner l’aile gauche de la social-démocratie allemande. C’est une incarnation paradoxale. Ce n’est pas quelqu’un qui vient d’Allemagne, mais elle va trouver sur son chemin d’autres représentants de l’aile gauche comme Clara Zetkin ou Karl Liebknecht.

Ces personnes-là vont travailler avec elle. Elle va contribuer à maintenir l’idée que même s’il y a des changements dans le système capitaliste, même si le niveau de vie des ouvriers augmente, la rupture révolutionnaire reste nécessaire. Où ? Quand ? Comment ? Cela se discute mais il ne s’agit pas pour elle d’adopter une réforme graduelle. Là est l’enjeu de sa controverse avec Bernstein.

On peut noter deux autres grands moments dans sa vie. Tout d’abord, 1905 : la date de la première révolution russe. C’est l’époque à laquelle, à la suite des mouvements, elle écrit une brochure intitulée Grève de masse, parti et syndicat. Dedans, elle avance notamment l’idée que tout en restant dans le parti social-démocrate et dans les syndicats qui lui sont liés, pour en quelque sorte « régénérer » le parti qui a tendance à s’enfermer dans une routine bureaucratique, à s’intégrer aux institutions, il est nécessaire de faire intervenir ce qu’elle appelle la « grève de masse ». La « grève de masse », ce n’est pas la « grève générale ». Elle n’emploie pas le terme de grève générale parce que ce sont les syndicalistes révolutionnaires français qui l’emploient et Luxemburg est pour maintenir le lien entre le syndicat et le parti, ce que refuse la CGT en France.

La grève de masse, c’est l’idée selon laquelle, en lien avec les syndicats ou dans les syndicats, à l’extérieur des partis ou dans les partis, les masses doivent être en mouvement, se mobiliser régulièrement pour régénérer les organisations. C’est quelque chose de primordial qui la distingue d’autres sociaux-démocrates de son époque. L’autre question qui est importante pour elle et qui marque beaucoup sa conception de la rupture révolutionnaire, c’est la conception de la nation.

Elle défend un internationalisme intransigeant, qui ne veut absolument pas jouer la carte de l’intégration à la nation du socialisme (comme le fait Jean Jaurès en France). Il y a des polémiques très fortes avec Jean Jaurès sur cette question. Ce rejet du patriotisme la distingue des autres. Le troisième moment qui pourrait être retenu dans sa vie (et qui est le dernier étant donné qu’elle s’est faite assassiner en janvier 1919), c’est sa controverse, ses positions par rapport aux bolcheviks et à la révolution russe.

Il est admis que Rosa Luxemburg a été une révolutionnaire de premier plan et qu’elle a beaucoup compté sur l’action de masses pour faire la révolution. Elle a compté sur les conseils ouvriers, une forme de démocratie par en bas apparue une première fois pendant la révolution de 1905 et qui a resurgi en Allemagne, en Russie, et dans quelques autres pays en 1918. En même temps, ce n’était pas une activiste dans le mauvais sens du terme puisqu’elle s’est ralliée à l’insurrection qui lui a coûté sa vie parce que la majorité de ses camarades en avait décidé ainsi. Elle la trouvait pourtant prématurée, et jugeait dangereux de s’y engager. Elle avait bien mesuré la situation.

Peu avant son décès, un débat important fût sa controverse avec les bolcheviks, qui pourrait être résumée en trois points (à noter que le texte qu’elle a écrit sur la révolution russe a été publié après sa mort, elle n’a pas rendu ses critiques publiques). La première chose avec laquelle elle est en désaccord, c’est l’idée qu’il faut donner la terre aux paysans. Cela peut sembler paradoxal mais elle pensait que tout ce qui consistait à distribuer la propriété à telle ou telle personne, à des petits artisans, à des petits paysans, retarderait l’émergence d’une grande propriété collective.

Le socialisme devait se fonder sur l’extension de la propriété. Elle était donc en désaccord avec Lénine. Elle était en désaccord également pour les raisons déjà évoquées sur la question de la nation et s’oppose au mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Non pas qu’elle soit contre le fait que les gens disposent d’eux-mêmes, mais s’oppose à l’idée qu’il soit nécessaire de constituer des petits États en Europe centrale et orientale. Pour elle, c’est créer des petits États avec de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui empêcheront les ouvriers de s’unir. Lénine joue quant à lui stratégiquement sur ce droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour créer de nouvelles nations et désintégrer les empires de l’époque.

Le dernier point, c’est la question de la liberté, de la démocratie dans le processus révolutionnaire. Dans son texte sur la révolution russe, elle a été extrêmement critique à l’égard des bolcheviks qui ont pris des mesures répressives assez tôt, dès 1917 et 1918, lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Elle pense que quelles que soient les difficultés historiques, les circonstances, il doit quoi qu’il arrive y avoir une démocratie à l’intérieur du parti, un droit de s’exprimer librement et puis également un droit – même s’il ne doit pas être unique et complet – à la représentation politique.

Elle ne s’oppose pas à tout parlementarisme, elle a en effet milité avant 1914 à toutes les élections pour le Reichstag en Allemagne, pour que le SPD ait des représentants. Elle pensait aussi que la représentation devait certes passer par les conseils ouvriers, par une démocratie directe sans pour autant être hostile à l’idée qu’il faille combiner différents types de représentation. Cela me paraît important car elle se distingue des sociaux-démocrates modérés réformistes de l’époque et des plus radicaux comme les bolcheviks.

Plusieurs éléments expliquent sa postérité. Quand on est historien, il faut être un minimum honnête sur la façon dont cela se passe après la mort des personnalités de premier plan. Comme Jean Jaurès, elle est morte en martyre, ni l’un ni l’autre n’ont pris le pouvoir : ce sont des personnalités plus facile à s’approprier que ceux qui accèdent au pouvoir. Aussi parce qu’elle était une femme défendant des conceptions politiques qui n’étaient ni trop modérées pour une toute partie de la gauche ni non plus trop directement rattachées au bolchevisme.

Ainsi, lorsqu’il y a eu des critiques du stalinisme et de la social-démocratie, elle est apparue comme une voix alternative tout en ayant été officiellement condamnée par Staline en 1931. Cela explique qu’elle soit apparue comme une figure assez populaire dans les années 1970. C’était quelqu’un de charismatique, avec un grand pouvoir d’attraction. De même que pour Guesde, ces gens étaient d’immenses orateurs. Même si on ne conserve peu ou pas d’enregistrements (surtout pour ceux du XIXème siècle), ils laissent aussi une trace dans les mémoires collectives : les gens qui ont pu les entendre ont transmis de génération en génération la mémoire de leurs combats.

LVSL – Nous venons d’évoquer plusieurs piliers du socialisme allemand et français. Qu’est-ce qui distingue ces deux socialismes et en quoi ont-ils influé sur les trajectoires politiques de leurs pays respectifs ?

Jean-Numa Ducange – Tout dépend d’où on part. Si on part d’aujourd’hui, il apparaît que la tradition allemande de la social-démocratie est une tradition beaucoup plus consensuelle, gestionnaire que la tradition française, dans laquelle il y a eu davantage l’influence pendant longtemps d’un parti socialiste et d’un parti communiste plus radical que la social-démocratie allemande. C’est un paradoxe car le marxisme est initialement né dans la social-démocratie allemande. Pour résumer, comment en est-on arrivé à cette tradition de la cogestion entre syndicat et patronat en Allemagne ?

Avant la Première Guerre mondiale, il y avait une tradition marxiste extrêmement forte dans la social-démocratie allemande. Elle s’est progressivement estompée. Il y a un siècle, lors de la révolution allemande, des choses extrêmement importantes se sont jouées pour la suite de l’Allemagne. Je ne pense pas uniquement à la tragédie qui est celle de 1933 mais plus largement à l’histoire des relations sociales dans ce pays. Juste après la proclamation de la République en 1918, le patronat et le principal syndicat social-démocrate ont signé un accord dans lequel ils s’accordent sur un certain nombre de points. Pour le dire rapidement, c’est l’origine de la cogestion entre patronat et syndicat. En France, le syndicalisme a été plus longtemps réprimé.

Il s’est défini de façon plus radicale et a longtemps voulu garder une certaine distance à l’égard des partis politiques. Quand la CGT a été créée en 1895, elle a été fondée sur une base qu’on va ensuite qualifier de syndicalisme révolutionnaire. D’où vient cette base syndicaliste révolutionnaire ? De façon générale, il y a une tradition révolutionnaire (1789, 1830, 1848, 1871), un long cycle des révolutions, une tradition à la fois plus glorieuse et victorieuse qui fait qu’il y a, au moins dans les mots, une plus grande radicalité dans le socialisme français. Il ne faut pas oublier que les révolutions allemandes ont échoué : 1848 a été un échec qui a pesé durablement.

Cela compte également en France mais demeure dans les mémoires de manière plus tragique en Allemagne encore car cette révolution n’a pas permis d’unifier le pays. En 1919, c’est une révolution qui s’est aussi mal terminée avec l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si on pense sur le long terme, ces assassinats ont créé une fracture au sein de la gauche qui a contribué à la victoire du nazisme en 1933.

La tradition de consensus, qui vient donc de loin, s’est d’autant plus solidifiée après la Seconde Guerre mondiale pour ce qui est de l’Allemagne, qu’il y a eu l’expérience nazie. L’idée selon laquelle il fallait une grève générale est par exemple devenue impopulaire (et illégale) car cela risquait de déstabiliser le pays. A cela s’ajoute l’Allemagne de l’Est, qui a renforcé l’anticommunisme à l’Ouest. A contrario du côté français, la force de la tradition révolutionnaire se maintient.

Mais il y a autre chose. Le républicanisme tel qu’il est conçu en France, la République consolidée depuis les années 1870 (si on met à part le cas de Vichy), aussi légaliste et étatiste soit-elle au bout d’un moment, tout cet héritage provient d’une révolution. Cela induit que les socialistes ont un double héritage : républicain et révolutionnaire. Ils n’ont aucun mal à assumer le lien entre les deux. Cela induit que même lorsqu’ils sont très républicains, très légalistes, dans leur « logiciel » ils conservent longtemps un grand respect pour la Révolution française : elle demeure présente car c’est une perspective positive, glorieuse et victorieuse.

En Allemagne, la tradition révolutionnaire c’est 1848, 1918. Ce sont des échecs donc il est plus dur de les intégrer. Il y a aussi des raisons sociales et politiques profondes aux différences entre l’Allemagne et la France ; mais le rôle de la tradition révolutionnaire a selon moi joué un grand rôle même s’il ne faut pas caricaturer : ce n’est pas la glorieuse France révolutionnaire face à l’Allemagne bismarckienne et étatiste.

La tradition allemande est également intéressante en termes d’élaboration théorique et d’expériences concrètes (notamment les conseils ouvriers en 1918-1919). Ce sont des chemins différents pour les raisons que j’ai évoquées et qui ne se sont malheureusement pas croisés suffisamment pour empêcher le pire : ni pour empêcher 1914, ni pour empêcher le fascisme. Malgré tout, dans l’imaginaire subsistent des couples franco-allemands comme Jaurès et Bebel. Il y a aussi la social-démocratie à la Willy Brandt, certes modérée, mais beaucoup de militants de gauche trouveraient cela tout à fait acceptable !

LVSL – Dans Marx, une passion française, vous défendez l’idée selon laquelle malgré l’effondrement de l’URSS, du PCF et l’avènement des démocraties libérales, la figure de Marx continue à hanter l’imaginaire français. Comment expliquer cela aujourd’hui ?

Jean-Numa Ducange – La spécificité de la France c’est qu’il y a une longue tradition d’influence du marxisme. Marx a initialement beaucoup été influencé par la France, les socialistes utopiques et la tradition socialiste française avec Fourrier, Proudhon, Saint Simon, etc.

D’une certaine manière, le socialisme français n’avait pas besoin d’aller chercher une référence extérieure pour continuer à se développer. Pourtant l’introduction du marxisme a eu lieu pour plusieurs raisons. D’abord parce que Marx est apparu à certaines grandes figures du socialisme français comme quelqu’un de tout à fait complémentaire au dispositif français (révolution, république, ce qui a été au préalable expliqué).

Prenons l’exemple de Jean Jaurès qui, certes, n’est pas marxiste à la manière de Jules Guesde. C’est un normalien, agrégé, universitaire, qui a un parcours républicain au départ assez classique, et qui se rapproche progressivement du socialisme. Ce qui est intéressant quand il se rapproche du socialisme c’est qu’il trouve des éléments décisifs dans Marx : l’idée de la lutte des classes (à l’échelle historique, il trouve que la lutte des classes est très pertinente pour comprendre la Révolution française par exemple), l’idée qu’il y a un affrontement entre la bourgeoisie, le prolétariat, etc.

Cela explique le fait qu’assez tôt dans le socialisme français, introduire Marx a tout de même été nécessaire pour pouvoir changer l’ordre politique et social. Dès le début, à la fin du XIXe siècle puis quand le parti socialiste se crée en 1905, il y a une influence du marxisme. Cette influence dans le parti socialiste s’installe dans la durée au moins jusqu’aux années 1970, voire 1980. Le parti socialiste est alors marqué par un discours empreint de marxisme, de lutte de classes.

Ensuite, l’autre spécificité de la France qui sera le seul pays dans ce cas-là en Europe de l’Ouest (avec l’Italie) c’est qu’il y aura un Parti communiste extrêmement puissant qui fera une quinzaine de pourcents à partir des années 1930 et qui va ensuite devenir le premier parti de gauche jusque dans les années 1970. Ce Parti communiste français est très marqué par le marxisme. Il s’agit certes d’un marxisme assez fossilisé voire stalinien pendant tout une période. Mais c’est un marxisme qui se voulait également propagandiste, éducateur, avec l’idée que le marxisme était quelque chose que la classe ouvrière et les classes populaires devaient s’approprier pour changer le monde avec toute une série d’écoles de formation, de brochures simples, etc.

Tout cela a été travaillé profondément pendant des dizaines d’années, poursuivant de ce point de vue la tâche que s’était fixée Jules Guesde. Une des raisons qui explique la forte référence à Marx, c’est ce travail politique qui a pendant longtemps été fait par le Parti communiste. Vous allez me dire que le Parti communiste a décliné. Je l’ai remarqué… Il faut voir aussi qu’il existait également toute une extrême gauche assez forte, notamment trotskyste, avec des bataillons militants non négligeables et des intellectuels de premier plan. Il faut souligner que tous ces courants avaient amené le marxisme à un niveau très élevé dans l’espace public dans les années 1970.

Ensuite, le marxisme a presque disparu, spectaculairement dans les années 1980 et 1990, proportionnellement en quelque sorte à l’influence qu’il avait eu auparavant. Puis cela est revenu dans les années 2000. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord un substrat qui vient de loin et que je viens d’expliquer : de génération en génération les choses se sont transmises. Il y a eu de nombreuses éditions de Marx, on en trouve, retrouve continuellement. Cela n’a jamais disparu.

Le fait que le modèle soviétique ait maintenant disparu depuis un certain temps joue également. Si beaucoup de gens ne voulaient plus se référer au marxisme c’était à cause du modèle soviétique, qui leur paraissait négatif ; or on peut maintenant lire Marx indépendamment du stalinisme. A cela s’ajoute (ce n’est pas propre à la France) la crise récente du système : après la crise des subprimes de 2008, la possibilité d’une crise profonde du capitalisme a de nouveau été envisagée. Ce regain d’intérêt pour Marx s’est fait presque indépendamment des partis politiques : on a vu des émissions, des journaux de nouveau s’intéresser à Marx. Tout simplement, les gens se sont demandés pourquoi ne pas relire Marx au regard du contexte et l’état du capitalisme.

Même Jacques Attali qui est peu suspect de critique du capitalisme a fait en 2005 une biographie de Marx en disant que Marx était très bien pour analyser le capitalisme mais… surtout pas pour la partie politique. On a là une ambiance, des références qui font qu’il est un peu redevenu « à la mode ». Et dans les courants politiques de gauche, il demeure lu et cité. Ce qui est difficile à estimer (difficulté méthodologique majeure pour les historiens !) c’est que les gens ne lisent pas forcément les textes. La forte présence à la référence sur le long terme est en rapport avec une culture politique marxisante qui a beaucoup essaimé, du travailleur à l’intellectuel, dans différents domaines. La France est un des pays où incontestablement, la référence à Marx a eu et a encore du sens.

Je parlais de crise économique, j’ajouterai la crise de la représentation et des institutions, même si cela est moins facile à connecter directement au marxisme : Marx est quelqu’un qui a vécu cela de son vivant. Il a connu des révolutions, des changements de régime, des aspirations nouvelles via des révolutions. Il trouvait initialement que la Commune de Paris était folklorique, il ne pensait pas que cela pouvait avoir lieu. Puis il a changé d’avis.

“La plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France.”

C’est quelqu’un qui, quand on le relit dans son contexte, réagit en fonction des bouleversements politiques. Sur la politique précisément, notamment sur le poids de la tradition bonapartiste, Marx a écrit des choses qui peuvent continuer à nourrir notre réflexion sur la Vème République et la tradition révolutionnaire française (à propos de laquelle il est parfois très sévère).

Nul hasard à tout cela: la plupart des textes que Marx a écrits, ses grands textes d’histoire immédiate portent sur la France. Il y a un dialogue constant entre la France et Marx. Il s’est beaucoup inspiré de la France pour concevoir sa doctrine et, quand il observe la vie politique européenne, la France a eu à plusieurs reprises un intérêt particulier pour lui. C’est une sorte d’amour-haine qui s’est prolongée durant presque toute sa vie.

LVSL – Certains commentateurs ou personnalités politiques voient dans les gilets jaunes l’émergence d’un processus révolutionnaire. En tant que spécialiste de la révolution française et auteur de nombre de textes sur les révolutions, comment envisagez-vous ce mouvement social ? 

Jean-Numa Ducange – Comme le suggère la question, je l’envisage comme un mouvement social en premier lieu. Certes un certain nombre de revendications qui ont émergé peuvent faire penser à d’autres périodes révolutionnaires. On a parfois rapproché les gilets jaunes des sans-culottes ou d’autres catégories populaires qui contestent l’ordre existant à travers un certain nombre de revendications. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête.

“Une révolution quand on en parle avec un minimum de distance, c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.”

On peut aussi dire, pour prolonger ce que nous avons déjà souligné que, comme la France est un pays où structurellement il existe une tradition contestataire nourrie de l’expérience révolutionnaire, de différentes idéologies dont le marxisme, il existe un niveau de conflictualité assez fort, structurellement plus fort que dans d’autres pays. Ce mouvement des gilets jaunes en est une expression. Quand il y a des périodes d’accalmie on demande si la France est un pays normalisé, si on va finir par avoir un syndicalisme à l’allemande avec moins de grèves, etc. On voit bien que ce n’est pas le cas.

Cela étant dit, en termes strictes de définition je serai plus prudent. Si on compare le mouvement à la Révolution française ou à d’autres mouvements comme les révolutions russes (ou même à des échecs comme 1848 et je pourrais prendre d’autres révolutions à l’échelle internationale comme la Chine en 1949), je pense qu’il faut faire très attention. Une révolution – quand on en parle avec un minimum de distance – c’est un processus qui a remis en cause l’ordre au sens d’une déstabilisation structurelle, politiquement, économiquement et socialement.

Si on parle de Révolution française, ce n’est pas uniquement du fait des sans-culottes et des fortes contestations, c’est aussi parce qu’ont eu lieu d’importants transferts de propriété, des changements constitutionnels considérables. Je ne dis pas que cela ne va pas arriver mais au stade où nous en sommes, si le mouvement devait décliner sans traduction politique immédiate, il serait difficile de le classer comme une « révolution ». Il peut même arriver que des mouvements de la sorte renforcent le pouvoir existant. Le « parti de l’ordre » peut se renforcer quand il a des mouvements contestataires en face de lui même s’il a été initialement déstabilisé.

C’est ma réserve sur la définition de révolution : la Révolution française a mis à bas la monarchie absolue, proclamé une République, mis en place une nouvelle constitution. Les processus révolutionnaires russes ou chinois (on pourrait en prendre d’autres) ont mis à bas un régime et entraîné un changement de personnel politique et des changements économiques décisifs. Nous n’en sommes absolument pas là et il est important de le dire, sinon, on ne comprend plus les comparaisons. Il faut faire attention aux parallèles avec 1789 et 1792.

Cela est à prendre avec précaution : le mouvement des gilets jaunes est fortement hétérogène selon les endroits et sa traduction politique n’ira pas nécessairement dans le sens que certains espèrent. Tout cela est d’autant plus à analyser subtilement que le mouvement peut certes traduire concrètement l’idée selon laquelle le référent gauche / droite ne fait plus vraiment sens pour une partie de la population ; mais d’autres franges y restent attachées, même s’il s’agit de catégories particulières. Comment tout cela va se combiner à terme ? Il n’y a aucune réponse évidente.

En définitive, on ne peut pas considérer de manière mécanique que tout le processus peut être pensé comme « révolutionnaire » même s’il traduit quelque chose de profond dans la société actuelle.

 

L’antispécisme est un écosocialisme

Marche des écosocialistes des Democratic Socialists of America, Washington, mars 2019

Figure de proue de la philosophie antispéciste, le mode de vie végane n’en finit plus d’agiter les débats. Philosophiquement situé entre conséquentialisme et déontologisme, l’antispécisme a une histoire intimement liée à la pensée socialiste et mérite, à l’aune des combats écologiques du XXIe siècle, de figurer dans le corpus intellectuel de l’écosocialisme d’aujourd’hui.
Mis à jour le 05/07/2019


 

L’animal, un individu ? Retour sur les fondements de la pensée antispéciste

Introduit en 1970 par le Britannique Richard Dudley Ryder, l’antispécisme affirme que l’espèce n’est pas un critère pertinent pour décider de la considération morale que l’on accorde à un animal. À ce titre, le mouvement antispéciste lutte pour étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Portrait de Jeremy Bentham (1748-1832) par Henry W. Pickersgill, 1829

Si l’on trouve à toutes les époques des plaidoyers pour le végétarisme (régime qu’on a longtemps appelé « pythagoricien », en référence au mathématicien), c’est Jeremy Bentham, père de l’utilitarisme, qui a, dans une note de bas de page du chapitre XVII de son Introduction aux principes de morale et de législation, rédigé ce qui est devenu au fil du temps l’un des textes emblématiques de la pensée antispéciste.

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »[1]

Prenant à témoin la lutte contre l’esclavage, Bentham dessine les contours d’un nouvel individualisme dans lequel l’animal aurait toute sa place. Mieux encore, il bat en brèche les arguments qui font de l’animal un être incapable d’assumer une quelconque responsabilité : bien des êtres humains n’en sont capables (nouveaux-nés, personnes en situation de handicap mental…) ; sont-ils pour autant déchus de leurs droits fondamentaux ?

John Stuart Mill, élève du philosophe précité, se limitera quant à lui à un cours passage de son « Utilitarisme » pour mettre en exergue la somme des souffrances que l’on inflige aux animaux.

« Rien n’est plus naturel pour les êtres humains, ni, jusqu’à un certain point dans la culture, plus universel, que d’estimer les plaisirs et les douleurs des autres comme méritant d’être considérés exactement proportionnellement à leur ressemblance avec nous-mêmes. […] Certes, toute pratique cause plus de douleur aux animaux que de plaisir à l’homme ; cette pratique est-elle morale ou immorale ? Et si, exactement comme les êtres humains lèvent la tête hors du marécage de l’égoïsme, ils ne répondent pas d’une seule voix “immoral”, que la moralité du principe d’utilité soit condamnée à jamais. »[2]

Peter Singer, philosophe lui aussi utilitariste, se détache de l’utilitarisme hédoniste de Bentham et Mill. Introduit par Richard M. Hare, l’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser les préférences des individus — en l’occurrence, dans le cas des animaux : la préférence de ne pas souffrir. Dans les faits, cela reste relativement proche de l’utilitarisme benthamien dans le sens où la somme des souffrances (la mise à mort, qu’elle soit jugée « sans souffrance » ou non) ne vaut pas la somme des plaisirs (le plaisir gustatif).

Opposé à l’utilitarisme de Singer, Tom Regan s’inspire de l’impératif catégorique kantien en partant du postulat que tous les êtres vivants, qu’ils soient jugés rationnels ou non, tiennent à leur vie (les images montrant des animaux fuyant l’abattoir ne manquent pas). Ainsi, selon Regan, ces « sujets-d’une-vie » ne doivent pas être traités comme des moyens pour les fins des autres : le fait d’avoir conscience d’être sujet d’une vie est un critère suffisamment pertinent pour qu’on lui attribue une considération morale conséquente.

Cette considération morale que nous devrions accorder aux animaux « sujets-d’une-vie » semble faire écho à ce que disait le philosophe du droit italien Cesare Goretti en 1928 : subodorant que l’animal dispose d’une conscience morale (ce que les travaux d’éthologie finiront par démontrer), ils sont dès lors « sujets de droit »[3].

Post-cartésianisme

Au regard des schèmes antispécistes, la « liberté de manger de la viande » implique la négation d’une liberté fondamentale dont devrait disposer les animaux : celle de vivre. Ce paradigme se heurte néanmoins à de nombreuses objections, du concept « d’animal-machine » cartésien aux assertions dites « mentaphobes » (nous reviendrons sur ce terme) jusqu’au sophisme des « animaux qui se tuent entre eux » (les animaux commettent des actes de torture et de viol — cela nous autorise-t-il à en faire autant ?). Sur le plan religieux, la religion catholique oppose également humanité et règne animal :

« Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”. » — Genèse 1:26

Ainsi, le prêtre oratorien et théologien français Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, poussera à son paroxysme la thèse de l’animal-machine. Battant son chien et voyant le pauvre animal hurler, il s’exclama : « Regardez ! C’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! »

Si la dimension caricaturale (mais hélas véridique) de la scène précédente paraît aujourd’hui inconcevable, le post-cartésianisme semble bien ancré dans le monde actuel : l’animal-machine a cédé sa place à l’animal-marchandise et ce quelle que soit l’espèce et la finalité recherchée dans la consommation d’animaux : on achète un chien pour en faire un membre de la famille alors qu’à quelques milliers de kilomètres, on l’achète pour s’en repaître ; ce qui est valable avec le chien l’est également avec la vache. Nous avons transposé l’animal-machine dans notre dimension économique et avons légitimé l’exploitation animale par un argumentum ad antiquitatem (argument d’historicité : “L’humain a toujours mangé de la viande”) et une entorse à la “loi de Hume” en inférant un “être” à un “devoir-être” (L’humain est par nature omnivore, donc il doit se nourrir de tout).

Objection de conscience

Longtemps niée, les travaux de l’éthologue américain Donald Griffin ont permis de démontrer l’existence d’une conscience animale (Alain en parle remarquablement bien dans « Les Dieux », paru en 1934)[4]. Cette longue période de négation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fameuse « controverse de Valladolid ». Dans un excellent ouvrage paru en 2014[5], le docteur en droit David Chauvet revient longuement sur les travaux de Donald Griffin afin de contredire la pensée (post-)cartésienne de « l’animal-machine » et les spéculations béhavioristes : les animaux sont doués de conscience, interagissent avec leur environnement, sont doués de mémoire et savent utiliser des « outils ».

En dépit de cela, notre société dichotomique (et le droit qui en découle) ne se préoccupe que de certaines catégories d’animaux. Ségrégués, ils sont à la fois compagnons et ressources ; certains, comme chiens et chats, ont notre bienveillance et la loi pour les protéger tandis que nous n’en avons cure des autres : une personne ordinaire se verrait punie par la loi si elle gardait ses chiens dans des cages étroites. Un industriel qui fait de même avec des cochons (dont l’intelligence est comparable à celle du chien) reçoit quant à lui des subsides de la part de l’État.

Martha Nussbaum, professeuse de droit et d’éthique à la faculté de droit de l’université de Chicago.

Souhaitant éliminer cette asymétrie, la philosophe américaine Martha Nussbaum consacre un chapitre intitulé « Au-delà de la compassion et de l’humanité : justice pour les animaux non-humains » dans son ouvrage “Frontier of justice : disability, nationality, species membership” (2006). Dans ce dernier, elle aborde la « théorie de la justice » de John Rawls qui, n’incluant que les seules personnes humaines, commet l’erreur de nier l’existence d’une réciprocité chez les animaux.

« Si les êtres humains ont le droit d’être capables de vivre en se souciant des animaux, des plantes, de la nature, et de tisser des relations avec eux alors les animaux y ont également droit, avec des espèces différentes de la leur, y compris l’espèce humaine, et le reste du monde naturel. Cette capabilité, lorsqu’elle est considérée du double point de vue de l’homme et de l’animal, appelle à former graduellement un monde interdépendant, où toutes les espèces pourront tisser des relations de coopération et d’entraide. La nature ne fonctionne pas ainsi, et ne fonctionnera jamais ainsi. Il faut donc souhaiter, d’une manière générale, que le juste supplante progressivement le naturel. »

En effet, pour le célèbre philosophe de Harvard, les animaux ne peuvent prétendre à être traités conformément aux principes de la justice puisque la réciprocité est une des conditions sine qua non du contrat social : on retrouve ce postulat, inter alia, chez Francis Wolff[6], connu pour être son opposition au droit animal. Rawls admet cependant que nous avons des devoirs moraux directs envers les animaux : la conception morale rawlsienne s’apparente à une morale déontologique de type kantien.

En soutenant l’approche par les capabilités (mais sans pour autant prendre position en faveur de l’antispécisme), Nussbaum reconnaît aux animaux un droit à la vie. Toutefois, dans le même ouvrage, se questionnant sur la viabilité d’une alimentation végétarienne, elle admettra la possibilité de « bien traiter l’animal pendant sa vie et le mettre à mort sans douleur » tout en préférant, dans un premier temps, que l’on puisse parvenir à garantir toutes les capabilités humaines sans qu’aucune capabilité de l’animal ne soit violée.
La problématique de la réciprocité dans le cadre de la théorie d’un contrat social a donc conduit les philosophes vers un droit animal qui ressemble à s’y méprendre à un impératif catégorique.

Écologie et socialisme

L’écueil persistant entre les philosophes du contrat social et du droit animal concerne les cas marginaux de réciprocité : là où les philosophes du droit animal avancent que les êtres humains incapables de réciprocité sont tout de même sujets de droit, on leur oppose ad rem l’argument selon lequel ce sont les caractéristiques typiques de l’espèce qui détermine les droits dont elle dispose. C’est précisément la définition du spécisme.

S’abstenir d’exploiter et de faire consciemment du mal aux animaux s’apparenterait donc à devoir proche d’un impératif catégorique, à la différence près que là où Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, voyait les animaux comme des choses « dont on peut disposer à sa guise », l’antispécisme voit dans l’espèce humaine une espèce supérieure douée de raison qui se doit de ne pas nuire inutilement à d’autres êtres doués de conscience et de sensibilité. Là où d’aucuns voient dans l’antispécisme un anti-humanisme, des socialistes y voient un humanisme « augmenté » dans le sens où la lutte des classes devrait unir masse laborieuse et animaux de labeur, à l’instar de Charles Gide qui, dans la revue socialiste, écrivait :

« Je veux ici plaider la cause d’une classe particulière de travailleurs et de salariés — classe nombreuse car ses membres se comptent par millions ; — classe misérable car, pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim, ils sont assujettis au travail le plus dur, à la chaîne et sous le fouet ; — classe qui a d’autant plus besoin de protection qu’elle est incapable de se défendre elle-même, n’ayant pas assez d’esprit pour se mettre en grève et ayant trop bonne âme pour faire une révolution ; je veux parler des animaux, et en particulier des animaux domestiques. Il semble que les travailleurs-hommes devraient avoir certains sentiments de confraternité pour les travailleurs-animaux, ces humbles compagnons de leurs travaux et de leurs peines […]. Je ne sais pas trop si les animaux sont nos frères par les lois de l’hérédité et par le fait d’une commune origine ; mais ce que je sais bien – et cela me suffit – c’est qu’ils sont nos frères par le fait d’une association indestructible dans le travail et dans la peine, par la solidarité de la lutte en commun pour le pain quotidien. »[7]

Contemporain de Charles Gide, un écrivain anglais et militant socialiste du nom de Henry Stephens Salt[8] rencontrait à la même époque un certain George Bernard Shaw : tous deux membres de la Fabian Society, ils partageaient un intérêt commun pour le socialisme et le végétarisme. Pour le premier comme pour le second, l’opposition à l’abattage et à la vivisection étaient un impératif moral ; en outre, Salt dénonçait vertement la « dissonance cognitive », c’est à dire cette indignation sélective que nous ressentons pour le sort de certains animaux :

« Il est grand temps de se préoccuper de la question du bien-être animal, selon un principe rationnel et éclairé, d’arrêter de passer ainsi vainement d’un extrême à l’autre : de l’indifférence absolue d’une part à des élans de compassion spasmodiques et partiels de l’autre. »[9]

Végétarisme, féminisme et patriarcat

Women’s Freedom League caravan tour, Charlotte Despard et Alison Neilans sont à la fenêtre, 1908.

À la même époque, la Women Freedom League, une organisation politique féministe et socialiste composée de suffragettes prônait une certaine intersectionnalité en défendant leur cause pour le droit de vote des femmes tout en suivant pour la plupart un régime végétarien : l’historienne Leah Leneman, dans son ouvrage “The awakened instinct: vegetarianism and thewomen’s suffrage movement in Britain”, rapporte par ailleurs que de nombreuses suffragettes étaient végétariennes avant même la constitution de la WFL. C’est ainsi qu’ouvrit en 1916 le Minerva Café dans le district de Holborn, à Londres, lequel servait de « délicats déjeuners végétariens ».

« Le végétarisme vise directement, comme nous, les femmes, à l’abolition de l’incorrigible doctrine de la force physique. […] Le végétarisme est avant tout une question féminine. C’est horrible de penser que les femmes devraient avoir à manipuler et à cuire de la chair morte. »

Menées par la végétarienne Charlotte Despard, les membres de la Ligue refusaient de payer leurs impôts en raison de l’absence de représentativité des femmes, s’opposaient à la vivisection et voyaient dans le suffrage des femmes et le végétarisme une lutte liée contre l’ordre patriarcal. Leur lutte n’aboutit hélas qu’en 1918.

Cette convergence entre végétarisme et féminisme (et socialisme) sera explicitée dans « La politique sexuelle de la viande » publié en 1990 par Carol J. Adams. Dans cet ouvrage, l’autrice met en exergue l’exercice de la domination masculine à travers la consommation de chair animale : une consommation « consumation » pour reprendre l’expression baudrillardienne ; potlatch moderne, les destructions somptuaires de notre société de consommation n’épargne ni les animaux, ni les femmes. Réifié·e·s, réduit·e·s à l’état de biens de consommation (« viande à viol »), animaux et femmes paient le tribut d’une masculinité qui dénie la capacité des intéressé·e·s à être perçu·e·s comme des êtres à part entière. Adams a théorisé ce processus d’invisibilisation et d’objectification à travers le concept de « référent absent ». L’animal, détruit et façonné en denrée consommable est le référent absent de la viande. Il est invisibilisé : une invisibilisation que pratique la société patriarcale à l’égard des femmes, abaissées au rang d’objets corvéables et, également, consommables. À l’inverse, l’absence de consommation de chair animale est souvent considérée comme une entreprise d’« émasculation », signe d’une « fragilité ». C’est ce que Carol Adams met en avant en accompagnant son travail de publicités qui entretiennent les stéréotypes de genre et qui présentent la viande comme une affaire d’hommes. Entre poulet anthropomorphe mi-femme en bas-résilles mi-poulet et burgers rappelant des “seins”, ces liens symboliques sont rappelés par Kate Stewart et Matthew Cole dans leur article “Meat is masculine: how food advertising perpetuates harmful gender stereotypes” publié sur le site The Conversation.

Cette notion de référent absent semble être perçue par les végétariennes (à l’image des suffragettes sus-mentionnées) : pour rappeler que sont consommés des animaux morts, elles se réfèrent à un vocabulaire violent, en prise avec la réalité dans toute son horreur. Plutôt que d’utiliser des termes tels que « aliments riches en fer », « délectable », elles utilisent des expressions comme  « portions partiellement incinérées d’animaux mort » ou « non-humains abattus ». Ce rappel historique permet à l’autrice de partager avec son lectorat un exemple personnel permettant d’inverser notre perception de la viande :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ? »

À travers le travail d’Adams, critique éloquente et virulente de l’oppression patriarcale, c’est la critique du capitalisme qui se dessine : la dénonciation d’une société d’abondance, de consommation déraisonnée, un monde où la domination masculine s’est arrogée le droit de traiter les corps féminins comme des biens et des moyens de production.

Aldo Capitini, « libéralsocialiste », anticapitaliste et promoteur du végétarisme

Dans l’Italie du mitan du vingtième siècle, celui que l’on surnommera le « Gandhi italien » se fait précurseur de l’écologie politique. Théoricien du « libéralsocialisme » (courant contemporain au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, ils sont souvent confondus, lorsqu’ils ne sont pas dévoyés en courants précurseurs du social-libéralisme), Capitini était végétarien et appelait au respect des animaux et des végétaux. Entre sobriété et autolimitation des besoins, Aldo Capitini préfigurait le courant altermondialiste et les théories portées par Ivan Illitch. S’appliquant à « ne pas tuer », sa rectitude morale s’accompagnait d’une certaine radicalité économique : le « libéralsocialisme » qu’il prônait était radicalement anticapitaliste et libertaire. La socialisation massive de l’économie devait selon lui répondre à l’injustice provoquée par le « vieux libéralisme » et sa propriété privée dogmatique tout en évitant les écueils qui furent ceux du communisme illibéral. Le socialisme comme mouvement émancipateur et libérateur devait ainsi se nourrir d’un libéralisme comme « libération de l’absolutisme » pour aboutir à un socialisme comme « libération du capitalisme ».[10]
Si Capitini incarne une pensée politique plus que jamais actuelle, l’auteur est hélas peu connu en dehors des frontières italiennes. Son appel à se libérer du capitalisme retrouve cependant un écho grâce aux tenants d’une convergence entre écologie, antispécisme et socialisme, une convergence rendue nécessaire par les désastres sociaux et environnementaux d’un capitalisme financiarisé et mondialisé.

L’écosocialisme au XXIe siècle

Muettes sur l’antispécisme, les associations écologistes et les partis politiques (parmi lesquels La France Insoumise, qui se revendique de l’écosocialisme) traitent la question animale par le prisme de l’écologie. À l’heure où les mouvements antispécistes sont régulièrement sur le banc des accusé·e·s pour répondre des « violences » qui leur sont reprochées, il paraît en effet difficile d’assumer une totale convergence sans se compromettre vis-à-vis de l’opinion publique, encore très circonspecte. Dans le paysage politique français, si des nombreuses personnalités de gauche agissent pour les animaux, Bastien Lachaud et Younous Omarjee (respectivement député et eurodéputé de La France Insoumise) détonnent de par leurs actes et propos : le premier s’est récemment introduit dans un élevage travaillant pour la marque Fleury Michon avec le mouvement DxE quand le second s’était fendu d’un tweet dénonçant « l’esclavage animal » à l’occasion du Salon de l’Agriculture 2018.
En réponse, le député LR Marc Le Fur, par ailleurs co-auteur de l’amendement n° 131 (visant à sanctionner l’« agribashing ») de la proposition de loi pour la lutte contre la haine sur Internet, avait expressément demandé au président de l’Assemblée nationale « de prononcer un rappel à l’ordre et prendre les sanctions attenantes » à l’encontre de Bastien Lachaud.

Du côté associatif, seule 269 Libération Animale fait figure d’exception et tend clairement vers la convergence des luttes. Là où d’autres partis et associations adoptent une posture monothématique et ne prennent pas position sur l’échiquier politique, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik (qui ont fondé 269 Libération Animale) voient un lien évident entre antispécisme et socialisme, tout en regrettant que « la plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. »[11] Cette logique, le professeur et activiste écosocialiste Ashley Dawson la met en exergue en rappelant les enjeux environnementaux subséquents à l’exploitation animale. Alors que l’élevage s’avère être une catastrophe climatique de grande ampleur, consommateur d’eau et producteur de gaz à effet de serre, l’auteur revient sur la nécessité de l’écosocialisme en des termes forts :

« Si le courant dominant de l’environnementalisme a été coopté par les politiques néolibérales, à quoi ressemblerait un mouvement de conservation anti-capitaliste radical ? Il commencerait par réaliser que la crise d’extinction est à la fois un problème environnemental et un problème de justice sociale liés à une longue histoire de domination capitaliste sur les peuples, les animaux et les plantes. »[12]

Biens de consommation, moyens de production, ressources, trophées… : le monde animal n’a jamais cessé d’être considéré autrement qu’à travers un prisme dominant-dominé. Cette absence d’emmétropie dans la relation à l’animal a conduit l’être humain à se conduire en oppresseur et à réduire l’animal à l’état d’objet, de « bien meuble », et ce en dépit de toute considération éthique ou environnementale.

Au regard du défi écologique auquel est confronté l’espèce humaine, peut-être devrions-nous revenir à la philosophie benthamienne et à la convergence des luttes que Charles Gide appelait de ses vœux : la cohérence semble être la condition sine qua non d’un véritable projet écosocialiste.


[1] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789
[2] John Stuart MILL, Utilitarisme, 1861
[3] Cesare GORETTI, L’animale quale soggetto di diritto, 1928.
[4] ALAIN, les Dieux, « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue… », 1934.
[5] David CHAUVET, Contre la mentaphobie, 2014.
[6] Francis WOLFF, L’homme n’est pas un animal comme les autres, 2012.
[7] Charles GIDE, La revue socialiste, juillet 1888.
[8] Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent article des Cahiers Antispécistes consacré à l’auteur.
[9] Henry Stephens SALT, Animals’ Rights: Considered in Relation to Social Progress, 1892
[10] Aldo CAPITINI, Orientamento per une nuova socialità, 1943, in Nuova socialità e riforma religiosa, Rome, Einaudi, 1950, pp.91-96 (réédité in A. Capitini, Liberalsocialismo, Rome, edizioni e/o, 1996, pp.43-50). Voir aussi Carlo ROSSELLI, Socialisme libéral, traduit et présenté par S. Audier, 2009, p. 503.
[11] 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés » 1/2, revue-ballast.fr
[12] Ashley DAWSON, Extinction: a radical history, 2016 (traduction de l’auteur)

Qui sont les socialistes démocrates d’Amérique ?

Manifestation des DSA pour la journée internationale des droits à femmes, New York, 8 mars 2018 © Lucas Jackson/Reuters

Les élections de mi-mandat sont une victoire pour « l’aile gauche » du parti démocrate, dont douze membres sont élus à la chambre des représentants. Derrière celles et ceux qui incarnent cette victoire, se trouve une organisation politique dénommée Democratic Socialists of America, un mouvement qui prend de l’ampleur au sein d’une société dont les esprits furent durablement marqués par le maccarthysme.


 

Le 7 novembre 2018, la commission nationale politique des socialistes démocrates d’Amérique (DSA) se félicitait des résultats des élections de mi-mandat dans les termes suivants : « Hier, les socialistes démocratiques ont combattu et gagné des campagnes électorales inspirantes à travers le pays, représentant la renaissance du mouvement socialiste américain après des générations en retraite. »[1]

Deux ans après l’étonnante campagne présidentielle du seul candidat autoproclamé socialiste, Bernie Sanders, sa jeune garde fait son entrée à la Chambre des Représentants, bien décidée à faire pencher la balance à gauche.
La page du maccarthysme semble donc définitivement tournée. Avec l’élection de douze élu·e·s au niveau national, le terme « socialiste » refait surface aux États-Unis d’Amérique, une terre pourtant peu fertile pour les idées qu’il évoque.

Dans un pays où les inégalités progressent (aux États-Unis, la part du centile supérieur dans le revenu national a augmenté de 10,7% en 1980 à 19,6% en 2013[2]) et où 51% des 18-29 ans ont une bonne image du socialisme[3], les DSA apparaissent comme une organisation politique — ce n’est pas un parti — dynamique, passant en moins de deux ans de 8000 membres à plus de 50 000. Descendant direct du Parti socialiste américain disparu en 1972, la jeune force socialiste semble assumer et revendiquer l’intégralité de son héritage idéologique.

Eugene Victor Debs et le parti socialiste américain

Discours d’Eugene V. Debs à Canton, en 1918.

Né de parents français, Eugene Victor Debs — Eugène pour Sue, Victor pour Hugo — fut le candidat du Parti socialiste américain à cinq élections présidentielles et obtint son plus haut score en 1912 (6%). Leader syndical, fondateur du IWW (Industrial Workers of the World). Il continue, aujourd’hui, d’inspirer les DSA.

Pacifiste opposé à la Première Guerre mondiale, Eugene Victor Debs avait une vision internationaliste de la lutte sociale et invitait donc la classe ouvrière à s’unir indépendamment des frontières nationales.

« Et je tiens à souligner le fait – et on ne le répétera jamais assez – que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit les corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Eux seuls déclarent la guerre et eux seuls déclarent la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. »[4]

Ce discours de Debs, empreint de lutte des classes et de pacifisme, a été publié par les DSA à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre[5]. Cet hommage rendu à un « citoyen du monde » (ainsi se définissait Debs) reste une gageure dans un pays qui attache une importance capitale à sa puissance militaire.

En parallèle à son engagement pacifiste, Debs militait activement pour l’abolition du capitalisme. Un combat que ne renient pas les socialistes démocrates d’Amérique, dénonçant à l’envi la cruauté du capitalisme et la nécessité de le combattre. Dans sa communication visuelle intitulée « Thanks, capitalism », l’organisation met en avant sa lutte pour une économie et une société toutes deux contrôlées démocratiquement. Un projet politique qui fait écho à l’idéologie du fondateur des DSA : Michael Harrington.

L’héritage Harrington

Né en 1928, Michael Harrington fut dans sa jeunesse un catholique de gauche. Adhérent du Catholic Worker Movement — communautés se consacrant notamment à la lutte contre la guerre et à l’inégale distribution des richesses — sa désillusion vis-à-vis de la religion ira de concert avec son intérêt croissant pour la philosophie marxiste. Membre d’une petite organisation nommé Ligue socialiste indépendante, il fut encarté de facto au Parti socialiste américain lorsque ce dernier fusionna avec la ligue précitée.

Dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste d’Amérique devint Social Democrats, USA, Harrington claqua la porte pour fonder le Comité d’organisation socialiste démocratique qui deviendra en 1982 Democratic Socialists of America.

Intellectuel reconnu, professeur de science politique au Queens College, Harrington fut un auteur prolifique et un contributeur régulier à la revue socialiste Dissent fondée par son ami Irving Howe. Dans cette dernière, quelques mois avant son décès, il réfuta l’idée selon laquelle le socialisme s’oppose à la logique de marché :

« On fait un reproche aux socialistes d’un désordre économique qu’ils ont depuis longtemps analysé et exploré. […] La confusion est rendue encore plus pernicieuse par l’hypothèse simpliste selon laquelle le capitalisme consiste en l’économie de marché et le socialisme en l’économie qui s’oppose au marché. Ceux qui proposent cette formule sont béatement ignorants du fait que même un marxiste aussi “orthodoxe” que Léon Trotski insistait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le fait que les marchés et les prix étaient essentiels à toute transition vers le socialisme. Ils sont également ignorants de l’existence d’une longue tradition social-démocrate – comme en témoigne le livre d’Anthony Crosland, “The future of socialism”, lequel résume brillamment la sagesse socialiste qui prévalait dans les années 50 – selon laquelle les marchés ne peuvent vraiment fonctionner que dans une société égalitaire et socialiste. »[6]

Le socialisme tel que défendu par Harrington prend ses distances avec certaines expérimentations malheureuses qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. Sur son site officiel, l’organisation insiste sur l’aversion qui est la leur vis-à-vis de la « bureaucratie gouvernementale » toute puissante. Selon l’organisation, il s’agit en effet de prendre à revers les critiques qui s’appuient sur l’expérience soviétique, ou, plus récemment, sur la débâcle bolivarienne au Venezuela. S’inspirant de Robert Owen, de Charles Gide ou encore de John Stuart Mill, DSA met en avant une propriété sociale des moyens de production qui s’exercerait par les sociétés coopératives tout  en évoquant également des entreprises publiques qui seraient gérées par les travailleuses et travailleurs.

Dans un ouvrage paru en 2003, la philosophe française Monique Canto-Sperber classe ainsi Michael Harrington parmi les théoriciens du socialisme libéral[7], un courant qui a pour précurseur John Stuart Mill, auteur libéral classique du XIXe siècle qui finit, à la fin de sa vie, par épouser les idées socialistes.[8]

Harrington n’a d’ailleurs jamais nié son attrait pour cette collusion idéologique entre libéralisme et socialisme, le premier étant selon lui nécessaire pour atteindre le second :

« Disons les choses comme ça. Marx était un démocrate avec un petit “d”. Les socialistes démocrates envisagent un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique [..] et l’égalité raciale. Je partage un programme immédiat avec les libéraux de ce pays parce que le meilleur libéralisme mène au socialisme. […] Je veux être sur l’aile gauche du possible. »[9]

En cela, Harrington s’inscrit dans la lignée de Pablo Iglesias, fondateur du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) : « Celui qui soutient que le socialisme est contraire au libéralisme a du socialisme une idée erronée ou méconnaît les fins poursuivies par le libéralisme. »[10]

Par sa volonté de garantir les libertés individuelles de toutes et tous, de promouvoir la décentralisation, de socialiser les moyens de production par le biais de coopératives possédées par les travailleuses et les travailleurs, la pensée de Michael Harrington va en effet bien au-delà d’un « social-libéralisme » de type blairiste.

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé »

Manifestation des DSA à San Francisco (2017)

Si l’émergence d’une telle force politique eût été encore peu probable il y a quelques années, tant « socialisme » fut un mot conspué aux États-Unis, elle réussit l’exploit d’agiter le débat public outre-Atlantique en dépit d’une ligne que d’aucuns en France jugeraient « dure ». En témoigne l’article 2 de la constitution de l’organisation :

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé, le travail aliéné, les inégalités flagrantes de richesse et de pouvoir, la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’expression sexuelle, le handicap, l’âge, la religion, l’origine nationale, la brutalité et la violence pour défendre le statu quo. Nous sommes socialistes parce que nous partageons la vision d’un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique, la distribution équitable, le féminisme, l’égalité raciale et les relations non oppressives. Nous sommes socialistes parce que nous développons une stratégie concrète pour réaliser cette vision, pour construire un mouvement majoritaire qui fera du socialisme démocratique une réalité en Amérique. Nous croyons qu’une telle stratégie doit reconnaître la structure de classe de la société américaine et que cette structure de classe signifie qu’il y a un conflit d’intérêts fondamental entre les secteurs ayant un pouvoir économique énorme et la grande majorité de la population. »

En France, il faut remonter au congrès d’Épinay-sur-Seine de 1971 pour voir le Parti socialiste prôner la « rupture avec le capitalisme ». Cet idéal, resté dans les limbes, sera rayé de ses principes vingt ans plus tard. Dès lors, il ne reste guère plus que les forces qui se réclament du communisme (Lutte Ouvrière et le Nouveau Parti Anticapitaliste) pour porter une dialectique marxiste hostile aux intérêts privés et fondée sur la socialisation des moyens de production.

Cependant, il serait incorrect de voir dans la constitution des DSA un corpus idéologique homogène. En effet, de très nombreux groupes de travail coexistent et illustrent l’hétérogénéité idéologique : antispécisme, communisme, socialisme libertaire… Des courants qui s’expriment sur les réseaux sociaux et qui ont su créer une dynamique communicationnelle en phase avec notre époque.

Du poing levé à l’emoji « rose »

Profil Twitter officiel des Democratic Socialists of America.

Dissent, Jacobin… Si le premier est un magazine « historique » du socialisme américain, le second veut porter la voix d’un socialisme rajeuni. Ayant à cœur d’être l’une des principales voix de l’Amérique à promouvoir des perspectives socialistes sur des sujets tels que l’économie, la politique ou encore la culture, son fondateur, Bhaskar Sunkara, le voit comme « le produit d’une génération plus jeune, moins liée aux paradigmes de la guerre froide qui ont soutenu les vieux milieux intellectuels de gauche comme Dissent ou New Politics, mais toujours désireuse d’affronter, plutôt que de présenter, les questions soulevées par l’expérience de la gauche au 20e siècle. »[11] Un pari qui semble réussi : né en 2010, Jacobin jouit d’une popularité numérique bien supérieure à celle du vénérable Dissent. La rose fleurit à nouveau.

Une rose devenue par ailleurs l’« emoji » de ralliement de la gauche socialiste américaine. En février 2017, la radio publique new-yorkaise WNYC déclarait : « Par exemple, une rose près du nom sur un réseau social est un signe d’appartenance au mouvement DSA. »[12]

Cette pratique, destinée à donner une visibilité immédiate aux membres et sympathisant·e·s du socialisme a été adoptée par les comptes officiels des socialistes démocrates d’Amérique et de nombreuses personnalités parmi lesquelles l’actrice Livia Scott, l’écrivain Sean T. Collins ou encore l’acteur Rob Delaney ont ainsi publiquement affiché leurs convictions. L’absence de socialisme aux États-Unis, que le sociologue Seymour Martin Lipset appelait « l’exceptionnalisme américain », semble bien avoir touché à sa fin[13] : les idées socialistes et social-démocrates agitent désormais le débat politique.

Socialisme ou social-démocratie ?

Contrastant avec leur objectif historique de socialisation des moyens de production, les socialistes démocrates d’Amérique ne tarissent pas d’éloges à l’égard des exemples scandinaves en matière de social-démocratie. Les points mentionnés sont d’ailleurs ceux qui constituent les principales revendications du projet politique des socialistes démocrates d’Amérique : un salaire minimum élevé à 15$/heure, un système de santé à payeur unique (« Medicare for All »), des études supérieures gratuites et un syndicalisme fort.

« De nombreux pays d’Europe du Nord jouissent d’une grande prospérité et d’une relative égalité économique grâce aux politiques menées par les partis sociaux-démocrates. Ces pays ont utilisé leur richesse relative pour assurer un niveau de vie élevé à leurs citoyens – salaires élevés, soins de santé et éducation subventionnée. Plus important encore, les partis sociaux-démocrates ont soutenu des mouvements ouvriers forts qui sont devenus des acteurs centraux dans la prise de décision économique. »[14]

Cette volonté d’État-social soucieux de l’émancipation des individus s’inspire des travaux de philosophes tels que John Rawls et Amartya Sen. Si le premier a élaboré une théorie de la justice qui, selon lui, pouvait s’appliquer à un régime socialiste libéral[15], c’est en réponse à ses insuffisances qu’Amartya Sen a conceptualisé l’approche par « capabilités » (on retrouve néanmoins une première évocation de cette approche chez le socialiste Richard Henry Tawney[16]). Considérant que l’égalité des biens premiers prônée par Rawls était insuffisante à garantir une même liberté effective , les capabilités s’attachent à mettre en exergue « l’étendue des possibilités réelles que possède un individu de faire et d’être »[17]

Fight for $15, un combat pour la répartition des richesses

Campagne de communication des DSA pour un salaire minimum de $15/h.

Né en 2012 des suites des marches organisées par les employé·e·s de fast-food en grève (parmi lesquels McDonald’s, Burger King, KFC…) réclamant une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail, l’objectif du mouvement Fight for $15 est d’obtenir pour toutes et tous un salaire minimum fédéral de 15$/h. Soutenu par les socialistes démocrates, le mouvement jouit également du soutien de Bernie Sanders.

Le sénateur du Vermont ne cesse en effet de rappeler les conséquences néfastes de l’actuel salaire minimum fédéral, fixé à 7,25$/h. Dans son livre-programme, ce dernier dénonce les politiques salariales des grands groupes américains tels que Wal-Mart. L’entreprise familiale des Walton rémunère ainsi ses employé·e·s sans qualification au salaire horaire minimum fédéral. Insuffisant pour vivre décemment, les employé·e·s reçoivent les aides de l’assistance publique (logement subventionné, bons alimentaires, Medicaid…), aides financées par les contribuables. Ainsi, Bernie Sanders considère que l’une des familles les plus riches d’Amérique, avec une fortune avoisinant les 130 milliards de dollars, est subventionnée pour ses bas salaires.[18]

Soutenu par les socialistes démocrates et de nombreux syndicats, le mouvement Fight for $15 a donc également reçu le soutien de l’ex-candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Exhortant Amazon à adopter un salaire horaire minimum de 15$ et saluant les nombreuses grèves (Bernie Sanders a, en outre, appelé à rien acheter durant les « Prime Day » pour soutenir les grévistes), il a, avec le député Ro Khanna, également attiré l’attention sur ces problématiques salariales en proposant une loi nommée « Stop Bad Employers by Zeroing Out Subsidies » — Stop BEZOS) visant à imposer à 100% les entreprises de plus de 500 employé·e·s dont une partie reçoit des aides sociales. Une lutte qui a abouti. En effet, en octobre 2018, Jeff Bezos a cédé aux revendications : le salaire minimum chez Amazon USA est désormais de 15$/h.

Salvatrice pour les familles les plus pauvres et sans impact négatif sur l’emploi[19] (selon les récents travaux publiés par les économistes David Neumark, Brian Asquith et Brittany Bass), la hausse du salaire minimum est une préoccupation majeure de la gauche américaine et ses récentes victoires devraient inspirer toutes les gauches à l’heure où certaines hausses du salaire minimum ne sont que des trompe-l’œil.

Un Green New Deal, réponse éco-socialiste aux enjeux climatiques

Porté par la nouvelle élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, ce plan décennal d’inspiration rooseveltienne conjugue « fin du monde et fin du mois » en apportant des réponses en matières d’enjeux environnementaux et de justice sociale.

Pointant du doigt les fonds publics levés pour sauver le système bancaire lors de la crise financière de 2008, Alexandria Ocasio-Cortez défend un financement public massif visant à fournir dès 2028 une électricité d’origine 100% renouvelable, une décarbonisation considérable des industries manufacturières et agricoles, l’amélioration du réseau d’infrastructures de transport et un financement massif en vue d’améliorer la réduction et le captage des gaz à effet de serre.

Sur le plan social, le Green New Deal a pour objectif d’ouvrir à toutes et tous la formation et l’éducation nécessaires pour participer pleinement et sur un pied d’égalité à la transition écologique, notamment grâce à un programme de garantie d’emploi qui assurera un emploi rémunéré à toute personne qui en veut un. Cette proposition reste toutefois floue quant à sa mise en œuvre. Outre cette inclination en faveur de l’égalité des chances, le projet mentionne la réduction des inégalités raciales, régionales et basées sur le genre : ainsi, le plan de la députée Ocasio-Cortez veillera à orienter les investissements publics soient équitablement répartis entre les communautés historiquement pauvres, désindustrialisées ou marginalisées.

Fer de lance des socialistes démocratiques, le Green New Deal donnera naissance à un programme de santé universel tout en se laissant l’opportunité de développer d’autres programmes sociaux (tels qu’un revenu de base) « que le comité spécial jugera appropriés pour promouvoir la sécurité économique, la flexibilité du marché du travail et l’esprit d’entreprise ; et impliquer profondément les syndicats nationaux et locaux pour qu’ils jouent un rôle de premier plan dans le processus de formation professionnelle et de déploiement des travailleurs. »[20]

Appelé de ses vœux par l’ex-ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot[21] et resté sans suite, le Green New Deal  à l’échelle européenne reste un projet peu audible porté essentiellement par les partis politiques écologistes. À l’inverse, le projet porté par Alexandria Ocasio-Cortez reçoit le soutien d’organisations politiques et écologistes (Green Party US, Sunrise Movement, Sierra Club…).

Des socialistes démocrates aux sociaux-démocrates ?

Parmi les grands projets de réformes portés les socialistes démocrates d’Amérique et ses élu·e·s, aucun (si ce n’est Medicare for All, un projet de socialisation du système de santé) ne porte véritablement en lui un idéal socialiste s’inspirant de la constitution de l’organisation, laquelle prône la fin du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production et la création d’une économie coopérative.

Rappelons-nous que Michael Harrington a fondé les Democratic Socialists of America après avoir vu le parti socialiste américain devenir social-démocrate. Que dirait-il aujourd’hui en observant la logique de son mouvement, qui conjugue une dialectique socialiste et des projets politiques teintés de social-démocratie ?

Désormais élu·e·s la Chambre des Représentants, l’exercice des responsabilités s’apprête à nous éclairer sur la stratégie choisie. L’idéal socialiste se heurtera-t-il aux exigences de la realpolitik ? Wait ‘n’ see.


[1] NPC Statement on 2018 Elections, dsausa.org
[2] Sur la même période, la part de revenu des 50% les moins aisés a baissé de 19,9% à 12,8% (Laboratoire des inégalités mondiales : https://wid.world/fr/country/etats-unis/)
[3] “Most young Americans prefer socialism to capitalism, new report finds“, CNBC, 14 août 2018
[4] Discours d’Eugene Victor Debs à Canton, Ohio, juin 1918.
[5] Tweet issu du compte officiel @DemSocialists, 19 septembre 2018
[6] Michael HARRINGTON, “Toward a new socialism”, Dissent, spring 1989
[7] Monique CANTO-SPERBER, Nadia URBINATI, Le socialisme libéral : une anthologie Europe-Etats-Unis, Éditions Esprit, 2003
L’ouvrage de Serge AUDIER, Le socialisme libéral, est lui aussi très instructif.
[8] La vision millienne d’un socialisme en accord avec les principes libéraux de son époque est explicitée dans l’article « De la défiance à l’éloge des coopératives par J. S. Mill : retour sur la constitution d’une pensée libérale dans la première moitié du XIXe siècle » de Philippe GILIG et Philippe LÉGÉ, 2017
[9] Herbert MITGANG, “Michael Harrington, socialist and author, is dead”, The New York Times, 2 août 1989
[10] Pablo IGLESIAS, « Sistema. Revista de Ciencas sociales », octobre 1915, p. 143
[11] Idiommag.com : “No short-cuts : interview with the Jacobin”, mars 2011 (traduction de l’auteur)
[12] WNYC.org : “Capturing the energy of the left”, 3 février 2017 (traduction  de l’auteur)
[13] « Le credo américain peut être décrit en cinq termes : liberté, égalitarisme, individualisme, populisme et laissez-faire. L’égalitarisme, dans son acception américaine, et comme l’a souligné Tocqueville, implique une égalité des opportunités et le respect de l’individu, et non une égalité de résultats ou de conditions. » Seymour M. LIPSET, “American Exceptionalism: A Double-Edged Sword”, W. W. Norton & Company, 1997, p. 19 (traduction de l’auteur).
[14] “But hasn’t the European Social Democratic experiment failed?”, dsausa.org
[15] « […] la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ses principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C’est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. En tant que conception politique, la théorie de la justice comme équité ne comporte aucun droit naturel de propriété privée des moyens de production (bien qu’elle comporte un droit à la propriété personnelle nécessaire à l’indépendance et à l’honnêteté des citoyens) ni de droit naturel à des entreprises possédées et gérées par les travailleurs. Au lieu de cela, elle offre une conception de la justice grâce à laquelle ces questions peuvent être réglées de manière raisonnable en fonction du contexte particulier à chaque pays. » John RAWLS, Préface de l’édition française de la « Théorie de la Justice », Éditions Points, 2009, p. 14
[16] « En réalité l’égalité des chances n’est pas seulement une question d’égalité de droit […] L’existence de l’égalité des chances dépend non pas simplement de l’absence d’incapacités, mais de la présence de capacités. » Richard H. TAWNY, Equality (Fourth edition), George Allen and Unwin, 1964, p. 106
[17] Alexandre BERTIN, Quelle perspective pour l’approche par les capacités ?, Revue Tiers Monde, 2005, p. 392
[18] Bernard SANDERS, “Our revolution: a future to believe in”, MacMillan, 2016, p. 223
[19] Bloomberg.com : “New Congress shoud raise the minimum wage”, 13 novembre 2018
[20] Ocasio2018.com : “A green new deal”
[21] Discours de M. Nicolas HULOT, « Territoires, entreprises, opérateurs financiers, des solutions concrètes pour le climat – MEDEF », 11 décembre 2017

Jacobin et le comeback du socialisme américain

Durant sa présidence, le charismatique et néolibéral président Barack Obama était régulièrement qualifié de « marxiste » et de « communiste » par les médias américains alors qu’il mettait en place de timides réformes après la pire crise économique qu’ait connu le monde en 80 ans. Dans ce contexte, lancer un média qui se revendique du socialisme semblait alors complètement en décalage avec la réalité. C’est pourtant le pari qu’a fait Bhaskar Sunkara, à l’époque encore étudiant, qui a créé Jacobin en 2010, une publication sur le web qui a rapidement donné naissance à un magazine. Aujourd’hui, la plus jeune élue du Congrès américain, Alexandria Occasio-Cortez, s’assume ouvertement socialiste et l’homme politique le plus populaire du pays n’est autre que Bernie Sanders. Jacobin participe à la bataille politique et culturelle pour l’hégémonie, et au redéploiement du socialisme aux États-Unis.


La naissance de Jacobin est discrète et se fait sur un champ de ruines : les résidus de mouvements ouvriers organisés ont tous fait allégeance au Parti démocrate qui est entièrement acquis aux grands intérêts, tandis que les partis plus à gauche sont groupusculaires. Bhaskar Sunkara, qui édite alors le blog des jeunes Democratic socialists of America (DSA), explique : « Globalement, surtout chez les jeunes, les courants dominants étaient l’anarchisme et des formes d’autonomisme ». La tradition socialiste américaine, incarnée notamment par Eugene V. Debs dans les années 1920 semble à ce moment-là définitivement terrassée par des décennies de divisions, de répression étatique et de cooptation par le Parti démocrate. Sunkara, qui découvre le marxisme par ses lectures à la bibliothèque durant l’adolescence, est insatisfait des médias qualifiés de « gauche » qui occupaient la scène médiatique. Il les juge soit trop inaccessibles – telle la très intellectuelle New Left Review, à la présentation plutôt austère – soit trop compromises avec l’establishment dont The Nation serait, selon lui, devenu un « porte-parole insipide et politiquement complaisant ». « Le but de Jacobin était double. Premièrement, aider le socialisme américain en prenant part à un débat plus large avec les liberals [aux États-Unis, liberal désigne globalement les sympathisants démocrates NDLR] et d’autres personnes pour rendre nos idées plus accessibles. Ensuite, il s’agissait, au sein de la gauche, de se battre pour utiliser un idiome – celui du marxisme et du socialisme – plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain ».

« Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions »

Il forme autour de lui une petite équipe de rédacteurs composée de jeunes du DSA comme Chris Maisano et Peter Frase. À ces derniers, s’ajoute un « assortiment un peu au hasard » de la gauche américaine dont des rédacteurs issus du Left Business Observer (LBO) de Doug Henwood – le site web du LBO illustre à lui seul le délabrement esthétique du marxisme au début des années 2010. Rapidement, Bhaskar Sunkara et les autres se lancent sur Internet avec seulement un budget de quelques centaines de dollars. « Mais là, ce que j’ai réalisé, en gros, c’est qu’il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré » raconte-t-il. Alors que le discours sentencieux professe la mort prochaine du papier, remplacé par les liseuses et smartphones, il décide pourtant de faire un choix à contre-courant : lancer un magazine papier.

Le numéro 27 de Jacobin Magazine © Cover Art by Luke Brookes / Page Facebook de Jacobin

L’idée était de récupérer des abonnements à l’année dès l’annonce de la création et d’utiliser entièrement cette somme pour financer le premier numéro, en espérant que le nombre d’abonnés doublerait entre chacun des premiers numéros. Après une audience d’environ une centaine d’abonnés par mois, il parvient à atteindre une diffusion d’environ 700 numéros lorsque débute le mouvement Occupy Wall Street, qui lui offre une croissance inespérée. « Je déteste le dire comme ça, mais les manifestations à Madison dans le Wisconsin, en 2010, nous ont aussi un peu aidé ». L’intérêt de la presse bourgeoise via Christopher Hayes, un commentateur de MSNBC plutôt à gauche et un portrait du New York Times attirent ensuite davantage de lecteurs. « En d’autres termes, s’il y avait un débat politique sur un quelconque sujet, nous intervenions avec une perspective socialiste. S’ils discutaient sur leurs blogs avec leurs graphiques, nous avions nos propres graphiques. Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions ». C’est cette obsession pour la diffusion des idées socialistes au plus grand nombre qui est sans doute la marque de fabrique la plus évidente de Jacobin. Aujourd’hui, la diffusion du magazine dépasse les 40 000 abonnés et le site web enregistre environ un million de visites par mois.

Bhaskar Sunkara, fondateur de Jacobin. © Christopher Neumann Ruud

Les personnages politiques unanimement respectés et applaudis par le reste des médias américains ne sont pas épargnés, tel l’ancien sénateur de l’Arizona John McCain, décédé en 2018, ni les nouvelles coqueluches du système, comme Joe Biden, vice-président de Barack Obama, Beto O’Rourke, télégénique candidat démocrate à l’élection sénatoriale du Texas en 2018 ou encore Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts et candidate à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Même Bernie Sanders, très proche des idées portées par Jacobin, fait l’objet d’un regard critique. Ses opinions en matière d’armes et de politique étrangère sont à titre d’exemple pointées du doigt. Si la proximité avec le Labour de Jeremy Corbyn et les figures issues des DSA sont assumées, elles ne prennent qu’une place assez faible dans le contenu global des publications.

« Nos idées les plus fondamentales doivent être suffisamment simples pour pouvoir les expliquer à tout jeune de 16 ans. »

Néanmoins, le magazine papier, dont les bénéfices servent à assurer la gratuité de tous les articles publiés sur le web, n’aurait sans doute pas connu un tel succès sans les illustrations très bien réalisées qui y figurent. En rupture radicale avec le design âpre des publications classiques de gauche radicale, Jacobin adopte rapidement des couleurs vives et des motifs branchés pour ses couvertures et illustrations. Cette esthétique, issue du travail de Remeike Forbes, contribue largement au succès du magazine auprès des millenials qui redécouvrent avec intérêt les idées socialistes pratiquement disparues dans les pays anglo-saxons. Certains dessins, comme le schéma de guillotine dépeinte en brochure de montage IKEA, ou le détournement du logo de la 21st Century Fox pour célébrer le 100ème anniversaire de la révolution russe de 1917, sont significatifs d’une symbiose entre références culturelles contemporaines et retour à l’audace artistique d’un courant politique qui souhaite radicalement réinventer toute la société.

La couverture du 10ème numéro de Jacobin: une guillotine façon plan de montage IKEA. ©Jacobin

Pour ne pas se cantonner à un public de jeunes et d’universitaires, Jacobin couvre aussi largement les mouvements sociaux américains et travaille parfois en lien avec des syndicats, comme en 2014 lors des grèves massives d’enseignants à Chicago en publiant Class Action, un manuel contenant analyses intellectuelles et conseils de mobilisation. « Un peu comme la gauche française, nos derniers bastions sont les infirmières et les enseignants. Bon, nous n’avons pas les postiers, c’est quelque chose que vous avez [rires] ». « Je pense aussi que nous avons parfois cette image des classes populaires qui ne s’intéressent qu’aux choses les plus basiques, aux titres simples, ce genre de choses, mais en réalité les gens ont toutes sortes d’intérêts étranges » continue Bhaskar Sunkara.

S’il ne fait aucun compromis sur ses opinions politiques, Sunkara est très attentif à la bonne santé financière de Jacobin et se montre très doué en négociations. Pour financer le magazine à ses débuts, il achète et revend d’ailleurs des Playstations pour faire de petits profits. Le site web et le magazine dédient aussi un peu d’espace à la publicité, qui représente environ 7% des revenus de Jacobin. Si cela peut prêter à sourire, Sunkara insiste sur le fait que « la comptabilité de gauche ou de droite, ça n’existe pas », que l’indépendance reste totale, ces ressources servant à financer la gratuité de tous les articles publiés sur le web afin de toucher un public toujours plus large. Ses salariés sont syndiqués et rémunérés décemment tandis que le magazine est une société à but non lucratif.

« Il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré »

Quid de l’avenir ? Avec un magazine qui repose sur un plateau de diffusion de 40 à 50 mille abonnés, Jacobin se développe désormais par d’autres formats et se lance dans d’autres pays : partenariat avec Ada en Allemagne, franchises pour Jacobin Italia et une production de podcasts, lancement de Catalyst – un journal académique -, publication de plusieurs livres avec l’éditeur Verso Books et surtout rachat de Tribune, journal historique du travaillisme britannique. Bhaskar Sunkara, qui vient de publier son livre The Socialist Manifesto, ajoute qu’un documentaire sur l’histoire du socialisme aux États-Unis et peut-être une publication en portugais arriveront prochainement. Consacrant déjà beaucoup de moyens à la couverture de l’international, Sunkara explique sa démarche : « Je pense qu’une des choses que nous faisons différemment des autres publications américaines est l’équilibre entre le fait de ne pas être trop centrés sur les États-Unis, tout en ne faisant pas non plus du tourisme révolutionnaire consistant uniquement à se concentrer sur de nobles luttes à l’étranger pour mieux ignorer les personnes qui luttent dans votre propre pays ».

Coopératives : ils ont dit non merci patron

Non merci patron ! Ils sont salariés, indépendants ou agriculteurs et ils ont décidé de se regrouper en coopérative. Le plus souvent suite à un conflit ouvert avec leurs employeurs, acheteurs ou fournisseurs notamment de plateformes prétendument collaboratives à la Uber et cie : fermetures de sites et licenciements, politique de prix tyrannique, conditions de travail déplorables, etc. En devenant copropriétaires de l’outil de travail, ils deviennent pleinement souverains dans l’entreprise. Quoi produire ? Comment ? C’est désormais à eux qu’il revient d’en décider. Un vrai processus d’émancipation et beaucoup d’obstacles. Plongée dans le monde des coopérateurs. 

 

La coopérative comme alternative aux licenciements boursiers

 

Des ouvriers de Scop TI devant la figure du Che au-dessus duquel la phrase « on ne lâche rien » domine discrètement, immortalisés par Vincent LUCAS pour Là-bas si j’y suis en 2015

1336 n’est pas une marque de thé comme les autres. Et son nom en dit long : 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la mobilisation des salariés de Fralib contre la fermeture de leur usine à Géménos (Bouches-du-Rhône) décidée par la multinationale Unilever, alors propriétaire de Fralib. Presque 4 ans de bras de fer avec la direction, d’actions devant les tribunaux, d’occupations d’usine, d’interpellations des pouvoirs publics pour empêcher que la multinationale britannique ne ferme le site pourtant en bonne santé pour délocaliser la production de la marque Elephant en Pologne. Les ex-Fralib obtiennent finalement de pouvoir reprendre leur usine en SCOP : c’est la naissance de Scop-TI en 2014. En devenant les copropriétaires des moyens de production, les ouvriers ont gagné la souveraineté sur la production : c’est ainsi qu’ils ont pris la décision –  collectivement et démocratiquement soit dit en passant – de produire des thés et infusions natures ou avec des arômes 100% naturels. L’histoire des ouvriers de la glacerie « La Belle Aude » à Carcassonne, est à peu près similaire. La fermeture de la fabrique de glaces annoncée, les ouvriers entrent en lutte pour sauver leur outil de production et finiront par reprendre l’entreprise en SCOP. Les ouvriers, désormais copropriétaires de leur outil de travail, ont ainsi pu « réinventer leur métier » c’est-à-dire « faire des glaces autrement avec des produits simples, naturels, issus de productions locales, responsables. » « Vive la lutte des glaces ! » peut-on lire sur leur site.

 

Petits producteurs et « consommateurs » en lutte contre la grande distribution et l’agro-business

 

Le modèle coopératif convainc également de petits producteurs et certains « consommateurs » finaux. Au pays basque, dans la vallée des Aldudes, une centaine de producteurs de lait de brebis et de vache, excédés par les prix pratiqués par les grands groupes industriels du lait auxquels ils vendaient leur production, se sont regroupés en coopérative et ont par la suite décidé de créer leur propre fromagerie artisanale. A Colmar, ce sont aussi 35 agriculteurs qui se sont constitués en SCOP pour racheter un supermarché de l’enseigne Lidl. Le supermarché Cœur Paysan a ainsi vu le jour, permettant aux agriculteurs coopérateurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs finaux. Plusieurs supermarchés coopératifs d’un genre nouveau ont également ouvert ces derniers temps comme La Cagette qui a été inaugurée le 6 septembre dernier à Montpellier. La Cagette, d’abord constituée en association, s’est par la suite transformée en entreprise coopérative afin de reprendre un Spar en liquidation judiciaire.  Pour pouvoir y faire ses emplettes, il faut être membre de la coopérative en achetant 10 parts sociales à 10 euros et participer à une réunion d’accueil. Toutes les décisions sont prises collectivement par les coopérateurs selon le principe « une personne, une voix » et ce, quel que soit le nombre de parts sociales. Au total, on compte une vingtaine de supermarchés coopératifs de ce genre comme La Louve à Paris ouvert en novembre 2016,  SuperQuinquin à Lille, Demain à Lyon, La Chouette à Toulouse ou Supercoop à Bordeaux. La différence avec des coopératives de consommateurs plus connues comme Système U ou Biocoop ? « La Louve » et ses émules ne sont pas des entreprises à but lucratif.

Façade du supermarché coopératif La Cagette, à Montpellier. ©Benjamin Polge pour LVSL

Et si le « produire et consommer autrement », formule creuse et typique de la langue de bois de notre époque, passait tout simplement par le dépassement de la propriété lucrative des moyens de production et d’échange ? Le socialisme en somme. Dépasser le capitalisme plutôt que de tenter vainement de le réformer, de le moraliser ou de le « verdir ». Le « développement durable », nouveau nom sympathique donné au capitalisme, n’est-il pas au fond une chimère ? Aussi, les combats contre le « court-termisme », la course à la rentabilité, la standardisation du goût, la tyrannie des prix, le chômage ou le tout-chimique sont embrassés par la lutte fondamentale contre le mode de production capitaliste qui engendre de tels phénomènes.  En y regardant de plus près, c’est bien le point de départ et d’arrivée de ces expériences de coopératives.

 

Face à l’ubérisation, les travailleurs indépendants s’organisent

 

L’exploitation capitaliste a plusieurs visages : ce n’est pas seulement la multinationale, donneuse d’ordres de sous-traitants qui exploitent toujours davantage les salariés en bout de chaîne. Ainsi, pour le sociologue et économiste Bernard Friot, le travailleur indépendant est le plus exploité des travailleurs. Parce que, sur le marché des biens et des services, il est toujours à la merci des groupes capitalistes, qu’il s’agisse de ses prêteurs, de ses fournisseurs (de plateformes prétendument collaboratives notamment) ou de ses acheteurs.  Pour le spécialiste du salariat, le contrat de travail doit être considéré comme une grande conquête des travailleurs organisés (CGT, SFIO puis PCF) des XIXème et XXème siècles puisqu’il reconnaît enfin les travailleurs comme producteurs alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibilisés et considérés comme des « mineurs économiques », de simples êtres de besoin, et parce que les capitalistes donneurs d’ordre se sont vus imposer le statut d’employeur.

Un statut d’employeur que ces derniers ont toujours combattu, lui préférant le statut éminemment plus confortable de rentier. D’où la destruction du code du travail par « réformes » successives et l’ubérisation qui se propage dans tous les secteurs. Concrètement, « le statut d’employeur signifie que le capitaliste va devoir respecter un certain nombre droits construits par les travailleurs eux-mêmes. 3 types de droits : règles d’embauche, de licenciements et de conditions de travail, salaire à la qualification, cotisation au régime général construit par Croisat en 1946 ». Et le professeur émérite de Paris X – Nanterre d’ajouter : « ces trois éléments de l’emploi sont combattus en permanence par le capital qui tente de restaurer le travail indépendant et la sous-traitance de travailleurs redevenus invisibles [ndlr, le marchandage du 19ème siècle] : remplacement du code du travail par le « dialogue social » dans les PME […]. » L’ubérisation s’inscrit bien dans ce grand retour en arrière : Uber n’a rien de nouveau, « c’est le capitalisme tel qu’il existe au 19ème siècle : surtout pas employeur, rentier ».

Certes, l’emploi ne peut en aucun cas être considéré comme l’aboutissement de la lutte pour le travail émancipé : « le contrat de travail commence à alléger la subordination tout en la maintenant. »  C’est donc bien vers une sortie de l’emploi qu’il conviendrait de s’acheminer mais l’« ubérisation », l’une des formes de l’infra-emploi, est en quelque sorte une sortie de l’emploi « par le bas », réactionnaire, un retour aux relations sociales d’avant les luttes pour un statut du travailleur. Certains travailleurs « ubérisés » en lutte contre ces rentiers 2.0 qui les exploitent sont en train de construire la « sortie par le haut » de l’emploi en mettant en place des plateformes cette fois-ci réellement coopératives. Ce sont par exemple Coopcycle et les Coursiers Bordelais qui, dans le sillage de la lutte des livreurs contre Deliveroo, lancent des plateformes pour les livreurs sous la forme de coopératives.  En janvier, sera lancée l’application Rox, une plateforme pour chauffeurs VTC qui ne prélèvera aucune commission autre que les frais nécessaires au bon fonctionnement de l’application et un don reversé à des associations tels que les Restaurants du cœur. « Rox sera constituée en association à but lucratif mais plus tard, les travailleurs pourront s’organiser indépendamment pour monter une coopérative autour d’un outil de travail neutre. » nous a expliqué l’un des 5 concepteurs de Rox âgés de 26 à 32 ans. On peut également citer Coopaname comptant 850 membres et presque autant de sphères professionnelles allant de la bergère au comptable en passant par le boulanger ou la publicitaire ; une coopérative d’activité et d’emploi qui attire « beaucoup d’abimés du management contemporain » comme l’a expliqué Pascal Hayter, « coopanamien » depuis 2009 au journal L’Humanité. On encore Lapin blanc, la première plateforme de marché digitale française en coopérative par et pour les créateurs indépendants, lancée 3 ans après la fermeture d’A Little Market et d’A Little Mercerie par la multinationale états-unienne Etsy, le « premier plan social de l’ubérisation » selon les mots de ces nouveaux coopérateurs qui ont accepté de répondre à nos questions dans un entretien à paraître prochainement sur notre site.

 

Le parcours semé d’embuches des coopérateurs

 

A l’instar des initiateurs de Coopcycle, les coopérateurs se heurtent notamment à l’épineuse question de la « propriété intellectuelle » privée, véritable cheval de Troie des grands groupes capitalistes dans de nombreux domaines. La licence libre et l’open source ne constituent pas pour autant une alternative satisfaisante aux yeux des concepteurs de Coopcycle puisqu’ils ne permettent aucune mutualisation de la valeur afin de rémunérer le travail et les GAFA et autres groupes capitalistes peuvent tout à fait s’approprier ce travail et l’utiliser dans un but lucratif : « c’est institutionnaliser une exploitation sans limite de ce travail qui n’est pas reconnu comme travail » selon Alexandre Segura de Coopcycle.

Il n’est donc pas étonnant que l’on compte parmi les défenseurs de la licence libre, certains ultras du libéralisme économique tendance libertarienne qui n’ont bien entendu aucune velléité anticapitaliste. Il existe cependant d’autres partisans de la licence libre qui, bien conscients de ses limites, militent pour une « copy hard left », la « licence à réciprocité » qui pose comme principe que « le logiciel ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle tous les gains financiers sont répartis équitablement ». C’est sans doute à ces derniers que pense Bill Gates lorsqu’il qualifie avec effroi les partisans du logiciel libre de « communistes au goût du jour ». C’est en tout cas avec ces communistes new look que Coopcycle travaille à l’élaboration de sa plateforme. La législation est avant tout conçue par et pour le capitalisme. Et la justice suit bien souvent le pas. Les ouvriers d’Ecopla se sont par exemple vu refuser leur dossier pourtant solide de reprise en SCOP de l’usine par le Tribunal de Commerce de Grenoble, qui a préféré céder l’entreprise à un repreneur qui licenciera tout le monde.  Le gouvernement peut à l’occasion s’en mêler et intervenir directement dans certains dossiers : on se souvient du non catégorique et purement idéologique du premier ministre Pierre Messmer à la reprise en coopérative par les ouvriers Lipp dans les années 70.

Une superstructure juridique, judiciaire et politique plutôt hostile donc. A vrai dire, le « marché » n’est pas non plus d’une grande tendresse pour les coopératives. Le papetier UPM n’a par exemple pas hésité à saboter les machines de son usine de Docelles (Vosges), la plus ancienne papeterie d’Europe, destinée à la fermeture afin d’empêcher le projet de reprise du site en coopérative par les ouvriers restés sur le carreau. Les grands industriels du lait avaient quant à eux tout tenté pour faire capoter l’ouverture de la fromagerie des coopérateurs de la vallée des Aldudes en les menaçant de ne plus leur acheter de lait du tout à moins qu’ils ne quittent la coopérative pour signer des contrats individuels avec eux. Tout cela à deux semaines de la campagne annuelle de collecte du lait. Faire pression et diviser pour mieux régner. Seuls treize producteurs ont finalement cédé face à Lactalis et consorts. Malgré les manœuvres de l’agro-business, la fromagerie a bien vu le jour et aujourd’hui, son défi principal est de se pérenniser. Même combat pour les coopérateurs de ScopTI.

Aussi, les coopérateurs se heurtent à une pensée dominante fortement ancrée qui « valorise les solutions individuelles » et qui « ne conçoit pas que l’on puisse consacrer une partie de son temps à un projet collectif » comme nous l’ont confié les coopérateurs de Lapin blanc. Un immense travail de conviction auprès de leurs confrères quant au bien-fondé de leur initiative attendait les futurs coopérateurs.

 

Faire front pour émanciper le travail

 

Les luttes des fonctionnaires, des contractuels du secteur public, des chauffeurs de VTC, des chauffeurs de taxis, des intermittents du spectacle, des travailleurs sans papier, des chômeurs, des retraités, des intérimaires, des salariés du privé, des indépendants, des associations de consommateurs, etc. ne s’opposent pas les unes aux autres. Le dénominateur commun de tous ces combats est la lutte ô combien inégale pour la souveraineté du travail dans la production contre la tyrannie du capital. C’est l’aspiration commune au travail non aliéné et non exploité pour tous quand bien même celle-ci n’est pas revendiquée telle quelle. Le patronat joue depuis toujours la division des travailleurs pour mieux régner. Ses porte-voix officiels et officieux n’ont de cesse de pointer du doigt les travailleurs en CDI et – pis encore – les fonctionnaires comme d’affreux privilégiés. Ils ne se privent pas non plus de rabrouer les chômeurs enclins, selon eux, à « l’assistanat », à la fainéantise et au caprice. C’est toute l’ineptie du discours sur les « outsiders » contre les « insiders ». Une dangereuse ineptie tant elle monte les travailleurs les uns contre les autres. Au passage, rappelons à toute fin utile que l’extrême-droite, vrai méchant utile du capitalisme, n’est pas en reste en la matière puisqu’elle plaide pour que ce soit aussi sur la base de la nationalité, des origines ethniques, etc. que la division du camp du travail au profit du capital s’opère. Aussi, le salaire à la qualification et l’ébauche d’un salaire à vie (fonctionnariat) sont aux yeux des libéraux d’abominables privilèges à abolir au nom du progrès alors que c’est précisément leur généralisation qui s’inscrirait dans le sens du progrès.

Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, Coopcycle organisait la conférence « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » avec la participation d’autres coopérateurs, de représentants syndicaux ( CGT, Solidaires) et politiques (FI, PCF), du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP) et de Bernard Friot du Réseau Salariat. MARCO PHOTOGRAPHIE

Dans cette lutte continue pour le travail émancipé, la question de la propriété des moyens de production est centrale et les coopérateurs mènent là un combat d’avant-garde. Cependant, ces coopératives ne peuvent pas rester des ilots isolés de travail émancipé dans un océan de monopoles et d’oligopoles capitalistes. Certaines coopératives, notamment agricoles, ont parfois un siècle d’existence comme La Bretonne et pourtant, le mode de production capitaliste est plus que jamais hégémonique et la grande masse des travailleurs y reste enchaînée. Il convient alors de retrouver le chemin d’un front commun pour l’émancipation du travail et c’est notamment ce à quoi s’emploient certains acteurs des luttes coopératives. Coopcycle a par exemple lancé un cycle de conférences à Paris. Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, la première de la série réunissait autour de la question « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » d’autres acteurs coopérateurs (Coopaname, SMart (Belgique), le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP) mais aussi des représentants syndicaux (Confédération Générale du Travail (CGT) et Solidaires) des représentants politiques (Parti Communiste Français et France Insoumise) et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat représentée par Bernard Friot.

 

Pour aller plus loin :

Article de l’Humanité consacré à Coopaname (février 2017) :

https://www.humanite.fr/uberisation-des-cooperateurs-entreprenants-plutot-que-des-autoentrepreneurs-631729

Article du collectif Les économistes atterrés sur le cas de la papeterie de Docelles, « la destruction du capital est l’œuvre du capital » (octobre 2017) :

https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/271017/la-destruction-du-capital-est-l-oeuvre-du-capital

Entretien de Bernard Friot dans la revue Ballast, « nous n’avons besoin ni d’employeurs ni d’actionnaires pour produire »  (septembre 2015) :

https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot/

Podcast de la conférence organisée par Coopcycle « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » captée par Radio parleur (septembre 2017) :

https://www.radioparleur.net/single-post/bernard-friot-uber

NB : les citations de Bernard Friot de Réseau Salariat et d’Alexandre Segura de Coopcycle présentes dans cet article sont extraites de cette conférence.

 

 

 

Ils ont tué Jaurès… à nous de le faire revivre !

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

Le 31 juillet 1914, un coup de feu, à la terrasse du café du Croissant, retentit dans tout Paris, et bientôt dans tout le pays : Jean Jaurès était assassiné par le nationaliste Raoul Villain. Véritable martyr de la paix, le père du socialisme français unifié, chantre de la République sociale, fut ainsi le premier mort d’un conflit qu’il redoutait tant. Mais derrière cette figure tutélaire devenue par la suite largement consensuelle, se cache une personnalité bien plus complexe que le portrait qu’en a fait l’historiographie durant des décennies.


Madeleine Rebérioux, spécialiste du fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière et de L’Humanité, a notamment pointé du doigt ce paradoxe. « Si l’on s’est mépris sur le personnage, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, la dualité de la tradition politique issue de Jaurès – tradition social-démocrate, tradition communiste – a longtemps transformé en champ clos l’histoire de sa vie et le sens de son message ; d’autre part, son œuvre écrite, immense, mais fragmentaire, reste dispersée, si bien que son action militante est connue plutôt par la légende que par de solides études. Une fin tragique fait peser sur la vie de Jaurès l’incertitude et l’ambiguïté. »

Mais qui était donc Jean Jaurès ?

De Castres à la Chambre des députés, en passant par Normale Sup’ : itinéraire d’un enfant de la République.

Né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859, Jaurès est issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale. Brillant élève, il obtient une bourse pour préparer l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand, et est reçu premier au concours en 1878, avant de passer l’agrégation de philosophie en 1881. Il devient professeur au lycée d’Albi, puis à la faculté des lettres de Toulouse.

En 1885, il entre à la Chambre comme député centre-gauche de Carmaux, ville de verriers et de mineurs. Battu aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à son travail de recherche, rédigeant ses thèses de philosophie.

Cette période aura une importance théorique majeure pour son engagement et l’élaboration de sa pensée. La préparation de sa thèse secondaire, rédigée en latin, sur les origines du socialisme allemand, lui permet d’approfondir les œuvres de Hegel et de Fichte, de lire les socialistes pré­-marxistes, ou encore d’aborder Lassalle et Marx. Par ailleurs, sa thèse principale sur « la réalité du monde sensible », le mène à la conclusion que la politique ne doit être que la médiation de la métaphysique dans le monde.

Du républicanisme au socialisme

D’abord républicain, Jaurès va connaître une conversion progressive aux principes du socialisme. En 1892, il est confronté à un épisode de véritable lutte des classes, qui sera décisif dans sa conversion au socialisme, lorsqu’il défend les mineurs de Carmaux en grève. Ces derniers protestent en effet contre le licenciement de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Ce renvoi est dénoncé par les mineurs comme une atteinte au suffrage universel et aux droits de la classe ouvrière à s’exprimer en politique. Élu député en janvier 1893, Jaurès sera ainsi jusqu’à sa mort, sauf entre 1898 et 1902, le député des mineurs et des paysans de Carmaux.

Ses apports à la philosophie politique ont souvent tenu une place secondaire dans des études qui mettaient volontiers l’accent sur son action politique et ses combats, pour l’unité du socialisme et pour la paix. La pensée politique de Jaurès témoigne pourtant d’une foi très vive, presque messianique, dans la révolution. Dans leur ouvrage Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson insistent sur cette dimension très longtemps oubliée de la pensée de Jaurès.

En effet, dans La question sociale, les injustices du capitalisme et la révolution religieuse, il estime que « Ce qui nous inquiète, surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité que l’humanité a créé enfin par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs et un ordre social qui fait de la guerre entre les hommes, hypocrite ou violente, la condition même de la vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines. » Ainsi, le projet socialiste de Jaurès est essentiellement une « révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle ». « Il sera en même temps une grande révolution religieuse », assène-t-il, pour clore la première partie de son article.

Le combat pour la République sociale

Cette révolution religieuse doit aboutir à la République sociale, garantissant la concorde sociale et l’émancipation humaine. La dimension messianique apparaît à nouveau lorsqu’il affirme que « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. […] Dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. […] C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. »

Bien sûr, Jaurès oppose cet horizon au contexte politique et social dans lequel il évolue. Il pointe particulièrement du doigt le paradoxe qui régit selon lui la république bourgeoise, à savoir le fait qu’« au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme le seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. »

L’unité achevée

Pour Jaurès, réaliser l’unité ne se réduit pas à constituer une force politique nouvelle, mais doit aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat.

Il est en même temps convaincu qu’une telle unité ne peut se faire que dans et par la République, car « sans la République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République est vide ». Ainsi transparaît sa filiation et son admiration pour la Révolution française, dont il se fait l’historien dans l’Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), « histoire marxiste, nationale en même temps que républicaine », selon Madeleine Rebérioux.

Toutefois, la réalisation de cette unité est difficile, avec une gauche française particulièrement morcelée. La constitution de la SFIO s’opère en avril 1905, et confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, malgré les différentes contestations émanant du parti. Il en partage la direction avec Jules Guesde. Cette création avait été précédée, un an plus tôt, par celle du journal L’Humanité, sous-titré « quotidien socialiste ». En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.

Il jouit alors d’une immense popularité que son charisme d’orateur, son courage et son dévouement lui valent auprès des masses populaires.

L’engagement pour la paix

Jaurès n’en demeure pas moins également l’une des figures majeures du pacifisme d’avant-guerre, un martyr pour la paix, dénonçant le fait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il va plus loin, en déclarant qu’il « n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité ».

Son combat pour la paix est d’autant plus cohérent que nul n’a semblé vivre aussi dramatiquement l’approche de la guerre que lui. Jaurès crut pourtant trouver du côté du mouvement ouvrier un appui pour empêcher la catastrophe qu’il voyait venir. De congrès en congrès, il chercha à obtenir de l’Internationale des moyens de prévenir le conflit. Malheureusement, l’opposition de la social-démocratie allemande fit échouer son appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.

« Ce héros mort au-devant des armées » (Anna de Noailles). Ils ont tué Jaurès !

Ce dernier engagement lui coûtera la vie. L’assassinat de Jean Jaurès a lieu le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, au café du Croissant, rue Montmartre, près du siège de L’Humanité. Raoul Villain, étudiant nationaliste proche de l’Action française, est l’auteur de ce crime, revendiquant avoir tué un « ennemi de sa patrie ».

La presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes », comme Léon Daudet ou Charles Maurras, condamnaient depuis des années les déclarations pacifistes de Jaurès et le désignaient comme l’homme à abattre, aussi en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.

Cet assassinat provoqua le ralliement de la gauche française dans sa majorité à l’Union sacrée. Son assassin Raoul Villain fut quant à lui acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze. La veuve de Jaurès fut même condamnée à payer les frais de justice. Ainsi se conclut un jugement dans lequel la justice, si chère à Jaurès, ne pesait pas grand-chose face à l’élan nationaliste qui suivit la victoire française.

De la SFIO au FN : une mémoire disputée

Mais depuis cette mort tragique, qui se réclame encore de Jaurès ? Quel est son héritage ?

Rares sont les villes qui ne comptent pas une rue, une place, une statue ou une école Jean Jaurès. Dès le 1er août 1914, une station de métro Jean Jaurès est créée à Paris … pour remplacer la rue d’Allemagne !

Des films, pièces, poèmes et autres chansons rendent également hommage au socialiste, et notamment la chanson de Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?, dans laquelle le chanteur nous interpellait : « Demandez-vous belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps de souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

Si la mémoire de Jaurès est évidemment portée par la gauche, de son entrée au Panthéon en 1924 sous le Cartel des gauches aux commémorations de son assassinat, chaque année, par L’Humanité et des partis de gauche, cette mémoire a pu devenir de plus en plus consensuelle, Jaurès ayant été cité aussi bien par Nicolas Sarkozy que par le Front national, à titre d’exemple.

Durant la campagne des élections européennes de 2009, Louis Aliot avait même fait diffuser des affiches comportant la mention suivante : « Jaurès aurait voté Front national ». Cette campagne avait bien entendu suscité une vague d’indignation à gauche, la figure de Jaurès étant mobilisée par un parti xénophobe qu’il aurait naturellement combattu, comme l’explique notamment l’historien Vincent Duclert.

On assiste donc à un véritable conflit de mémoire autour de la figure républicaine qu’incarne Jaurès. Cela justifie plus que jamais la nécessité de se réapproprier sa pensée et ses enseignements, pour réaffirmer l’actualité de son discours et le libérer des convoitises issues des mouvements d’extrême-droite, vautours éhontés de sa mémoire.

Mais que peut bien encore nous dire Jaurès, plus d’un siècle après sa mort ? Théoricien de la grève générale, Jaurès aura certainement beaucoup à nous apprendre, à l’aube des manifestations contre les projets de casse du Code du Travail prévus par le gouvernement.

Dans ses Études socialistes, il s’attache à dessiner les contours d’une grève générale efficace, estimant qu’il faut avant tout se concentrer sur « les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique », et rendre la lutte la plus concrète possible, rappelant que « pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! […] ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis. » Ce qui n’empêche pas de chercher dans le même temps à « conquérir légalement la majorité », pour réaliser la République sociale.

Sa confiance dans la République et son admiration de la Révolution lui inspirent par ailleurs un patriotisme sincère, qu’il sait parfaitement articuler à l’internationalisme. Cette conception de la nation, développée dans L’Armée nouvelle, et résumée par la formule « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup y ramène », pourrait inspirer une partie de la gauche en voie de refondation.

Enfin, le dernier combat de Jaurès peut continuer à nous inspirer : maintenir la paix est toujours d’actualité, alors que des tensions entre grandes puissances mondiales s’accentuent. Le gouvernement français, s’il rend hommage à Jean Jaurès, participe d’un accroissement des tensions diplomatiques entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump. Les relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, prises dans des jeux d’alliances, ne sont pas davantage rassurantes. Le combat pour la paix doit ainsi se perpétuer, car comme Jaurès le disait si bien lui-même, « la grande paix humaine est possible. »

Jaurès reste ainsi une grande source d’inspiration, une figure républicaine tutélaire, et une boussole pour des forces progressistes en recomposition, qui se sont trop longtemps éloignées de leurs principes fondamentaux. À nous de faire revivre Jaurès, et avec lui ses idées et sa vision du monde.

 

Pour aller plus loin :

Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

Henri Guillemin, L’arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966.

Madeleine Rebérioux, Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Maspero, 1975.

Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005

Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014.

Éric Vinson, Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Paris, Albin Michel, 2014.

Crédits :

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/79/Jean_jaures.jpg. L’image est tombée dans le domaine public.

Une de L’Humanité, le lendemain de l’assassinat de Jaurès. La © Gallica / BNF – http://gallica.bnf.fr/proxy?method=R&ark=bpt6k253902z.f1&l=3&r=0,48,519,614