“Le FN n’est pas en mesure de l’emporter en 2017, sauf si…” – Entretien avec Nicolas Lebourg

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Le sociologue et politologue Nicolas Lebourg.

Nicolas Lebourg est chercheur à l’Université de Montpellier. Membre de la Fondation Jean Jaurès et de l’Observatoire des radicalités politiques, il est l’auteur de nombreux travaux sur l’extrême-droite. Sa dernière parution en date, Lettres aux français qui croient que 5 ans d’extrême-droite remettraient la France debout, sorti en 2016 aux éditions Les Échappés, donne à voir 10 électeurs frontistes, leur parcours, et les raisons qui motivent leur vote.

La présence du FN au second tour semble acquise dans les consciences, malgré quelques reculs récents dans les sondages. Pensez-vous que le FN soit en mesure de l’emporter ?

Il ne faut jamais faire de prophéties. Aux dernières élections, le FN n’est pas parvenu à capter des reports supérieurs à 40% au second tour. Dans les enquêtes d’opinion, Marine Le Pen se voit reconnaître son énergie mais est vécue comme quelqu’un de sectaire, de négatif pour la paix civile. Dans ce pays de culture unitariste qu’est la France depuis cinq siècles, le 11 janvier 2015 nous disait bien qu’il y avait un désir de rassemblement. L’autoritarisme peut en paraître une voie, mais uniquement si le problème de la structure électorale et de l’image sont balayés par un événement prodigieux, tel qu’un massacre extraordinaire avant le vote – en Espagne celui d’Atocha juste avant le scrutin avait bougé les rapports de force. C’est un souci de l’extrême droite française : elle dépend plus des évènements contextuels que d’elle même, Marine Le Pen a essayé de pallier cela en cherchant à faire basculer le FN d’un parti de la demande à une offre politique, mais, en l’état présent, il ne me semble pas être « en mesure », pour reprendre votre formule. Le plus étonnant avec le storytelling autour de la “montée du FN” c’est que si demain le parti battait son record historique de voix sans être pour autant au second tour ce serait un “séÏsme” et ce serait vu comme une défaite tant on aura prévendu le score et le résultat.

On vous a parfois reproché d’être complaisant à l’égard des électeurs frontistes à cause de votre ambition de ne pas traiter moralement le vote FN. Votre dernier essai répond à la même logique. Loin des discours culpabilisateurs et moralisants, vous faites une analyse fine de ce que sont les nouveaux électeurs frontistes, de leurs inquiétudes, et de ce qui les attire dans le FN. Pour autant, vous ne reniez pas vos opinions de gauche. Qu’est-ce que signifie étudier l’extrême-droite de façon objective ? Qui sont les électeurs du FN ?

A l’ère des réseaux sociaux je sais que c’est osé mais je ne vois aucun intérêt particulier à exprimer une opinion personnelle. Ce qui m’intéresse c’est comment les choses fonctionnent. J’ai rassemblé des milliers de documents internes des extrêmes droites, des services de police et renseignements à leur sujet, et j’essaye ensuite de faire une histoire sociale du phénomène. Avec ce matériau c’est la responsabilité du lecteur de se faire un avis, vouloir lui en imposer un c’est trahir la mission des sciences sociales pour tenter d’accaparer du capital social et symbolique en sa faveur. C’est à la fois inapproprié, inélégant et inintéressant. En outre, l’extrémisme représente souvent une sorte de laboratoire de la société : il se passe des choses dans cette marge qui permettent de comprendre le reste, et en avance, c’est autrement pertinent comme perspective. En ce qui concerne l’extrême droite électorale et en particulier le FN, la richesse du phénomène est aujourd’hui trop réduite à des petites cases préétablies. Cet essai tente justement de faire saisir qu’il n’y a pas un « ouvrier du nord qui vote FN », une « France périphérique », mais des individus multidimensionnels, composites, qu’un certain nombre de facteurs sociaux et culturels agglomèrent dans le vote frontiste. Pour tenter de le faire saisir, je leur parle, et l’honnêteté quand on parle à quelqu’un c’est de lui donner un peu de soi, d’avouer sa part de subjectivité, d’où le fait que, pour le coup, j’y assume ce coup-ci mes opinions propres. Mais ce n’est pas pour dire que j’ai raison : c’est permettre aux autres d’avoir un instrument pour critiquer cette part subjective de mon discours.

On parle beaucoup de la vague « populiste » qui traverserait le monde occidental. De Trump au FN, en passant par le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais et l’AfD en Allemagne, quelle est la matrice de cette « vague » ? Peut-on mettre tous ces partis dans le même sac ?

Il faut se méfier des sacs. Après, depuis plusieurs années je défends pour ma part l’idée que la droitisation est un phénomène transatlantique que l’on peut symboliquement ouvrir avec le premier choc pétrolier en 1973 signifiant que la globalisation n’était plus l’occidentalisation du monde. Cette droitisation est un démantèlement de l’État social et de l’humanisme égalitaire, au profit d’un accroissement de l’État pénal et d’une ethnicisation des questions et représentations sociales.  Ce processus porte une demande sociale autoritaire qui est une réaction à la transformation des modes de vie dans un univers économique globalisé, financiarisé, dont l’Occident n’est plus le centre. Ce que l’on nomme la vague populiste, avec Trump aux Etats-Unis, l’AfD en Allemagne etc., me paraît s’inscrire dans ce schéma, de même que les démocraties que l’on nomme désormais « illibérales » telles que la Hongrie d’Orban ou la Pologne du PiS.

Vous expliquez souvent le vote d’extrême-droite comme une demande d’autorité. Celle-ci serait motivée par le sentiment que « tout fout le camp », que nos sociétés sont devenues « liquides », que les identités sont instables, changeantes, bref, qu’on serait entrés dans la « postmodernité ». Néanmoins, on voit se dessiner tout doucement l’existence d’une extrême-droite postmoderne depuis les attentats terroristes. Par exemple, il n’est pas rare de voir le FN, notamment lorsqu’il s’agit de Florian Philippot, tenir des discours sociétalement « de gauche », en opposition à la « barbarie islamiste ». On pense notamment aux réactions que l’attaque d’Orlando a suscitées. Assiste-t-on a une nouvelle mutation de l’extrême-droite ? Ce discours est-il compatible avec la demande d’autorité ?

L’extrême droite aujourd’hui, elle aussi, fonctionne avec un comportement post-moderne. Les gens de gauche parfois ne comprennent pas comment on peut être aujourd’hui gay et frontiste, juif et frontiste etc. : mais les identités idéologiques et individuelles monolothiques cela allait avec la société industrielle. Car on pense culturellement d’une manière liée aux formes économiques. C’est d’ailleurs pour cela que les références dites « totalitaires » ne marchent plus. Dans la société globalisée et postmoderne on peut donc adhérer à l’extrême droite en y faisant son marché, son bricolage individualisé, comme pour le reste de ses activités. Après, historiquement, quand vous changez de régime géopolitique, vous changez les extrêmes droites. La défaite de 1870 amène la naissance du national-populisme, 14-18 donne le fascisme, la Seconde guerre mondiale donne le néo-fascisme (comme phénomène plus européiste et socialisant avec l’européanisation de la Waffen SS et le congrès de Vérone en Italie en 1943). Le 11 septembre 2001 nous a donné le néo-populisme. A chaque nouveau changement géopolitique dans la globalisation, l’extrême droite se renouvelle pour proposer une solution organiciste d’enclosure. Aujourd’hui l’idée que les masses arabo-musulmanes sont ce qui fragmentent culturellement, socialement, économiquement la société est très efficace, et vous pouvez rentrer par bien des fenêtres dans ce schéma analytique qui appelle en solution l’autorité réunificatrice : donc oui la postmodernité et l’autoritarisme fonctionnent bien ensemble.

Revenons à notre demande d’autorité. Le sentiment que « tout fout le camp » se diffuse notamment par les réseaux sociaux, où ce qu’on qualifie de « fachosphère », est très efficace. Alain Soral et son site Égalité et Réconciliation font figure de « vaisseau amiral » de cette fachosphère. Comment analysez-vous la réussite de ce type de sites ? L’extrême-droite a-t-elle gagné la bataille culturelle ?

La demande autoritaire a l’hégémonie culturelle, ce qui est bénéfique pour l’extrême droite. Dès la défaite de l’Algérie française acquise, les documents internes de la Fédération des étudiants nationalistes menée par Dominique Venner disent que la première tâche c’est la subversion du langage, la fameuse bataille des mots dont parlait tant Bruno Mégret dans les années 1990, et que réussit souvent pas mal ce que vous nommez la fachosphère. En Autriche et en Allemagne c’étaient d’anciens partisans du Reich qui dans les années 1950 constatèrent que la voie politique était bouchée et qui investirent le domaine culturel. Mais on se paye de mots : quand Nicolas Sarkozy citait Gramsci sur la bataille culturelle vous croyez sérieusement qu’il l’avait lu ? Bon, on appelle souvent « bataille culturelle » l’entretien de l’entre-soi et tout simplement le marché de biens culturels. Or, ce qui est important c’est bien de subvertir le sens commun : il y a de braves électeurs de droite qui s’avouent leur rejet de la société multi-ethnique en lisant fdesouche : ça marche. En Espagne, la façon dont Podemos a utilisé la popculture plutôt que les références au mouvement ouvrier du XIXè siècle, ça marche. La bataille culturelle ne fonctionne pas globalement en France car la plupart du temps elle est une excuse, un suivisme de la société plutôt qu’une avant-garde.

Qu’est-ce qui, pour vous, ferait reculer décisivement l’extrême-droite ? La gauche doit-elle se réapproprier des thèmes qu’elle a délaissés : la critique du néolibéralisme, la notion de patrie, la défense de la souveraineté populaire ?

Question délicate. Dans un système électoral à deux tours, on ne peut pas dire qu’on ne répond pas aux questions « de droite » car on serait « de gauche », ou alors on est Lutte ouvrière (pourquoi pas certes). Il faut donc y répondre, mais non par le reniement idéologique, en voulant transformer la gauche en syndicat des petits blancs de la classe moyenne paupérisée, mais pour amener les électeurs à son credo idéologique. C’est ça la mécanique politique, quelle que soit votre orientation. En outre, il y a ce que j’appelle la règle de l’autonomie de l’offre politique. En observant les élections à l’échelle européenne depuis plusieurs décennies ce que je vois c’est que quand vous habitez le créneau d’une autre offre politique vous lui transférez vos électeurs – la triangulation faite par Mitterrand en 1988 n’étant pas du tout simplement cela malgré ce qu’en dit la légende médiatique. Il ne s’agit donc pas juste de « reprendre les thèmes au FN », il s’agirait de réexpliquer comment sur ces questions-là il y a des voies qui permettent l’émancipation de la personne humaine tout autant que celle des classes sociales écartées jusque-là des capitaux économiques et de leur propre direction politique.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit Photo : Manuel Braun

Le complotisme : symptôme de la rupture entre le peuple et les élites

Bruno Di Mascio est diplômé de Sciences Po Paris et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où il a travaillé sur le complotisme. Il est l’auteur de Les Souterrains de la Démocratie. Soral, les complotistes et nous (éd. Temps Présent), 2016.

L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis est venue apporter un nouvel indice d’une rupture idéologique, symbolique et cognitive du peuple américain vis-à-vis de ses élites. Les électeurs de Trump vivent, à bien des égards, « dans un autre monde » que celui de l’establishment américain. Au sens géographique d’abord, puisque les zones rurales et désindustrialisées ont massivement voté pour Trump là où les grandes villes côtières soutenaient Clinton ; au sens idéologique ensuite (rejet du libre-échange et de l’immigration), et au sens cognitif enfin, l’imaginaire politique commun étant rejeté au profit d’une rhétorique volontiers complotiste. C’est sans doute cette rupture cognitive qui est la plus inquiétante : le complotisme témoigne de difficultés grandissantes à « faire société », c’est-à-dire à faire en sorte que tous les citoyens parlent le même langage symbolique et articulent des représentations politiques communes.

Les débats médiatiques et politiques qui ont suivi l’élection de Trump en donnent une illustration saisissante : là où les éditocrates se sont lamentés de la victoire de la « post-vérité » (quand ils n’accusaient tout simplement pas la Russie d’avoir truqué l’élection), Trump a répondu en accusant CNN de répandre des fausses informations, des « fake news », à son propos. L’Amérique semble coupée en deux, incapable de définir un véritable espace public commun, condition pourtant nécessaire à l’exercice de la démocratie.

Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.
Les souterrains de la démocratie : Soral, les complotistes, et nous. Paru en 2016 aux éditions Temps Présent.

A bien y regarder, la problématique est exactement la même de ce côté-ci de l’Atlantique. La perspective de l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen n’a plus rien d’improbable à l’heure où les logiques identitaires (nationalistes mais aussi islamistes) s’affirment de plus en plus dans le débat public. Sur les réseaux sociaux, ce sont les discours complotistes d’un Alain Soral qui séduisent et structurent l’imaginaire d’un nombre de plus en plus important de nos concitoyens, au détriment de l’imaginaire républicain. Loin d’être un phénomène passager, l’extrémisme politique représente au contraire une tendance lourde des sociétés occidentales. Car c’est à partir des principes démocratiques qu’il faut comprendre ce phénomène, et non pas en opposition à eux.

En effet, à l’origine du complotisme et de l’extrémisme politique, il y a une ambition éminemment démocratique : celle d’améliorer la transparence, de se réapproprier son destin politique, ou encore de revendiquer la liberté d’expression contre la « pensée unique ». Comment expliquer que ces vertus démocratiques se retournent aujourd’hui contre la démocratie ? C’est que l’existence d’un espace public commun dans lequel s’exerce la démocratie est aujourd’hui menacée par deux phénomènes distincts mais convergents : la mondialisation sans limites d’une part, l’émergence des réseaux sociaux comme vecteur d’information et de communication politique d’autre part.

L’autonomie politique promise par la Modernité démocratique est devenue une illusion sous les coups de butoir de la mondialisation. En ouvrant les frontières sans limites, elle a permis l’explosion des conflits identitaires : c’est ainsi que l’antiracisme est passé d’une lutte pour la dignité humaine en une arme identitaire mobilisée aussi bien par les islamistes (contre « l’islamophobie ») que par les nationalistes (contre le « racisme anti-blanc »). En outre, en faisant du marché son principe directeur, la mondialisation a affaibli l’Etat, qui devait être l’instrument de l’autonomie : n’ayant plus guère d’impact sur le réel, les raisons de l’impuissance politique sont alors recherchées dans l’imaginaire du complot et de l’unité fantasmée du peuple contre les élites.

Notre espace public commun, dans un cadre national, est donc miné par la mondialisation. Il est également menacé par les évolutions du marché de l’information : les réseaux sociaux ont désormais une influence massive sur la communication politique. Or, la « twitterrisation de l’information » contribue fortement à niveler le discours politique vers le bas et à le pousser aux extrêmes.

Bruno Di Mascio
Bruno Di Mascio

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir l’efficacité de la communication politique de Trump sur Twitter : Trump, qui souhaite continuer à utiliser son compte Twitter pendant son mandat, a parfaitement compris qu’en combinant provocation, agressivité et sens de la formule, il assurait le buzz de son discours politique, dont la principale qualité réside sans sa capacité à se synthétiser en 140 caractères. Ainsi, la « twitterrisation de l’information » favorise les discours les plus réducteurs, simplistes et controversés, susceptibles d’attirer une attention médiatique friande de « petites phrases » au détriment de démonstrations complexes.

Mais le rejet d’un imaginaire politique collectif n’est pas propre aux sympathisants des mouvements anti-élites de part et d’autre de l’Atlantique. La volonté de « faire sécession » avec le reste de la société se retrouve au moins aussi bien au sein des élites elles-mêmes : au-delà de leurs codes sociaux et culturels, c’est leur idéologie qui constitue désormais un facteur de distinction, au sens bourdieusien du terme. Acceptation d’une immigration massive sans condition d’intégration, libre-échangisme et mépris de l’Etat-Nation sont devenus autant de marqueurs de classe, d’idées qu’il faut soutenir entre gens de bonne compagnie pour se démarquer des « beaufs » français ou des « rednecks » américains.

Trump l’a parfaitement compris en se faisant le portevoix de ces perdants de la mondialisation que l’ « establishment » méprise. Et là où une partie des classes populaires et moyennes déclassées s’isole dans le mythe du complot des élites, ces dernières évoluent dans le monde pas moins imaginaire de la mondialisation heureuse et de l’identité cosmopolite. Un monde dans lequel Trump, pas plus que Marine Le Pen, n’avait bien sûr aucune chance d’être élu… Les fantasmes des élites nourrissent alors les mythes complotistes des autres et réciproquement. Les idées se polarisent et se réduisent à des postures qui n’élèvent guère le niveau du débat démocratique.

Rupture cognitive par le bas, rupture symbolique par le haut : il n’est pas certain que nos sociétés démocratiques constituent encore un corps politique, ou, pour le dire autrement, qu’elles soient capables de secréter un imaginaire commun, avec les mêmes références culturelles et politiques. C’est cette incertitude que reflète la tentation complotiste et ses traductions électorales avec une tension spectaculaire, qui n’est peut-être que le prémisse d’un éclatement politique plus grand encore.

Bruno Di Mascio