Le secteur spatial à l’arrière-garde de la lutte contre le changement climatique

    La « famille spatiale » a achevé sa grande messe annuelle jeudi 22 septembre à Paris. Le Congrès international d’astronautique réunit depuis 72 ans le secteur spatial pour plusieurs jours de rencontres, débats et conférences. Derrière la vitrine d’un secteur soucieux de participer à la lutte contre le changement climatique, un tabou a plané sur le Palais des congrès : la pollution du secteur spatial lui-même, dont les perspectives de croissance ne sont guère compatibles avec la sobriété nécessaire à la transition écologique.

    D’abord confidentiel dans les années 1950, l’événement accueille désormais les agences spatiales du monde entier, mais également les industriels, les entreprises, des scientifiques et des étudiants. Les politiques se joignent également à cette « space community » : Valérie Pécresse (présidente de la région Ile-de-France), Élisabeth Borne (Première ministre) ou encore Thierry Breton (commissaire européen, chargé notamment du spatial) dans une vidéo pré-enregistrée, ont ainsi participé à la cérémonie d’ouverture le dimanche 18 septembre. Plus de 8500 personnes, représentant une centaine de pays, ont pu assister aux 3000 présentations proposées, des grandes conférences plénières aux innombrables sessions techniques, visiter les stands d’exposition, et profiter des pots, cocktails et autres espaces de réseautage. 

    Si une journée ouverte au public a eu lieu le mercredi, agrémentée de la présence d’astronautes, ces héros médiatiques de l’exploration spatiale, le Congrès reste difficile d’accès pour le tout venant : pour accéder au Paris Convention Centre toute la semaine, il fallait débourser 240 euros pour les étudiants, et jusqu’à 1200 euros pour les délégués (pour les réservations régulières). Sans compter les déplacements que requièrent un événement changeant de lieu chaque année : le monder entier se retrouve au Congrès, qui aura lieu à Baku en Azerbaïdjan en 2023, après s’être déroulé à Dubaï l’année dernière.

    Cette année, la Fédération astronautique internationale, à l’origine du congrès, organisé sur place par le Centre national d’études spatiales (CNES, l’agence spatiale française), a réuni le secteur spatial sous le mot d’ordre « Space for @ll ». Derrière ce slogan, la Fédération a déployé tout un lexique qu’il s’agit de comprendre, tant les mots sont mis au service d’une certaine vision de la « conquête spatiale ».

    « Sustainable space »

    Les enjeux posés par le changement climatique sont à l’ordre du jour. Le Congrès astronautique international s’efforce de faire bonne figure : l’événement a reçu l’ISO 20121 de l’Organisation internationale de normalisation, attestant de la mise en œuvre d’une logique de développement durable. L’ironie apparaît cependant lorsque l’on observe la provenance des participants : l’Amérique de nord et l’Asie sont à l’honneur. Quid du bilan carbone d’un Congrès dont une part importante des participants doit prendre l’avion, chaque année qui plus est ? L’ISO s’apparente plutôt à du greenwashing.

    De son côté, le secteur spatial n’a de cesse de rappeler qu’il joue un rôle fondamental dans la lutte contre le changement climatique1, et nul ne niera sa grande utilité : le GIEC lui-même a recours aux données satellitaires, comme le rappelait Marie-Fanny Racault, océanographe biologiste et l’une des auteurs du chapitre 3 sur les Écosystèmes océaniques et côtiers du rapport de février 2022 :

    « L’amélioration du développement de ces outils [les satellites] et leur plus grande utilisation, en particulier dans les régions les plus vulnérables et les plus touchées, seront primordiales pour soutenir des actions d’adaptation opportunes afin de réduire les risques climatiques dans le cadre du réchauffement de la planète. »

    L’orbite terrestre offre un point de vue unique pour observer l’impact des activités humaines sur le climat : l’évolution de l’état des forêts, tant en termes de biodiversité que de couverts forestiers (satellite Copernicus-Sentinel 2 de l’ESA), la montée du niveau des eaux (programme franco-américain Swot) ou encore l’étude de la pollution de l’air (menées par les satellites MetOp de l’ESA) doivent beaucoup à la technologie spatiale. Les satellites participent également à l’anticipation des aléas climatiques et à la lutte contre les catastrophes naturelles : rattaché au programme européen Copernicus, le système européen d’information sur les feux de forêts surveille au quotidien le risque incendie sur le continent, permettant aux secours d’anticiper les départs de feux tout en les assistant lors des opérations, tandis que Swot améliorera l’anticipation des inondations.

    Les initiatives abondent dans le secteur, tel l’Observatoire spatial pour le climat, qui rassemble 23 agences spatiales publiques et trois organisations internationales depuis 2019 afin de mieux comprendre le changement climatique grâce aux satellites et de proposer des actions aux autorités de tous les pays, de l’étude et la protection des espaces naturels à l’aide à la production agricole2.

    Pourtant, le cœur de l’activité spatiale n’est pas là : moins d’un quart des satellites actifs ont pour objet l’observation de la Terre. La croissance exponentielle du nombre de satellites en orbite depuis 2017 ne concerne en rien l’étude du changement climatique ni l’anticipation des catastrophes naturelles. C’est le secteur des télécommunications, promouvant la privatisation et la commercialisation de l’espace, qui est le moteur de cette croissance démesurée. Les méga-constellations vendues par les milliardaires du spatial, tels Elon Musk ou Jeff Bezos, sont à l’origine de cette évolution. L’objectif est de couvrir toute la planète d’un réseau internet par satellites, à l’aide de dizaines de milliers de satellites en orbite basse. Pour le plus grand malheur de la science, puisque les recherches astronomiques sont mises en péril par la pollution lumineuse produite par ces méga-constellations3. L’observation de la Terre sert ainsi de paravent pour dissimuler la réalité des missions spatiales.

    « STM – Space Trafic Management »

    Issu du jargon spatial, un acronyme accompagne souvent « sustainable space » et lui donne sa signification principale : STM, pour Space Trafic Management. Toute la communauté spatiale a conscience du danger posé par la multiplication des débris en orbite, alors que l’on prévoit l’envoi de plus de 17 000 nouveaux satellites dans la prochaine décennie. Il faut donc parvenir à une gestion du trafic afin de réduire les risques et de prévenir la multiplication de ces débris. Le pire scénario possible porte déjà un nom : le syndrome de Kessler. Il postule la possibilité d’une réaction en chaîne : un satellite serait détruit par des débris, produisant encore plus de débris qui détruiraient d’autres satellites, jusqu’à l’inutilisation complète des orbites terrestres.

    Cependant, le STM n’est pas l’indice d’une évolution du rapport au monde d’un secteur marqué par des rêves de contrôle et d’exploitation de l’environnement. Au contraire, le mariage du « sustainable space » et du « space trafic management » vise un objectif : permettre le développement des activités spatiales. « Durable » signifie alors « ne mettant pas en danger la croissance des affaires spatiales et la rentabilité du secteur », et ne concerne pas la préservation de l’environnement spatial.

    Le développement du secteur spatial privé et de ses ambitions expansionnistes entre pourtant en contradiction avec cet objectif : même en imaginant un cadre légal strict limitant au maximum les débris laissés par les satellites et les fusées, la potentialité d’un accident augmentera mécaniquement avec l’accroissement du nombre de lancements et de satellites.

    « Démocratisation de l’espace »

    Le secteur spatial est en train de se « démocratiser ». Autrement dit, les nouvelles technologies de propulsion et de miniaturisation des satellites baissent les prix de la mise en orbite d’un satellite, et permettent à toujours plus d’acteurs économiques et scientifiques d’envisager l’utilisation de l’espace. Autre élément de la « démocratisation », le secteur spatial s’agrandit chaque année, derrière la figure mythifiée de l’entrepreneur. Dernier élément enfin : le secteur privé occupe une place toujours plus importante, accompagné par les États qui nourrissent cette industrie spatiale de deniers publics et d’une législation avantageuse. Le CNES a ainsi organisé les premières Assises du New Space en juillet dernier, tandis que les États répondent aux ambitions des acteurs privés en actant légalement le droit de s’approprier les ressources spatiales, depuis le Space Act étatsunien (2015) jusqu’aux Accords Artemis récemment ratifiés par la France (juin 2022).

    Ainsi, « démocratisation » est synonyme de « commercialisation » et « privatisation » au sein de la communauté spatiale. Quoi d’étonnant, alors que les acteurs privés sont mis à l’honneur : Élisabeth Borne rythmait son discours d’une apostrophe aux « astronautes, industriels, entrepreneurs et étudiants », Arianegroup et Lockheed Martin ont été appelés à la tribune lors de la cérémonie d’ouverture, Elon Musk et Jeff Bezos trônaient fièrement dans l’une des vidéos d’ouverture du Congrès. Même les agences spatiales font allégeance au privé : l’European Space Agency affichait crânement sur son stand : « Space for Business, Business for Space » L’idéologie du New Space, qui désigne la montée en puissance de nouveaux acteurs privés dans le secteur spatial, alors qu’il était marqué historiquement par la centralité des États et de leurs agences spatiales publiques, a ainsi dominé le Palais des Congrès pendant une semaine. Tout doit être fait pour permettre le développement d’un secteur spatial privé et ce qui a été qualifié de nouvelles enclosures est présenté ici sous les atours de la démocratisation.

    L’espace comme « bien commun »

    Comment comprendre alors la définition de l’espace comme « un bien universel au service de la paix » (Valérie Pécresse), un « bien commun » (Thiery Breton) ? Il est vrai que l’espace n’est pas susceptible d’appropriation nationale selon l’article 2 du Traité de l’espace de 1967, qui fait encore consensus, tandis que l’Accord sur la Lune (1979) a tenté de faire des corps célestes le « patrimoine commun de l’humanité », en vain puisque aucune puissance spatiale n’a ratifié ce texte.

    Mais il n’est pas question de commun au sens des travaux de l’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom4 : il n’y aucune volonté de développer une gestion complète de l’espace par ses utilisateurs, dans un cadre démocratique. Au sein de la « space family », l’espace est un bien commun au sens où il est libre d’accès : surtout pour les entreprises privées qui souhaitent l’exploiter. « L’autoroute du ciel est ouverte » a dit Valérie Pécresse, quand bien même elle refusait qu’il devienne « un terrain de jeu pour milliardaires ». Au-delà de la posture, la contradiction est palpable : si l’espace est libre d’accès, comment en interdire des utilisations abusives et climaticides ? Si l’espace est un bien commun, il évoque alors plutôt « la tragédie des communs » présentée par Garrett Hardin5 en 1968 : chaque acteur a individuellement intérêt à surexploiter le bien commun avant que les autres ne le fassent, au détriment de l’intérêt collectif, et débouchant sur la destruction pour tous du bien libre d’accès.

    Fantasmes miniers

    Au fil des discours, il est possible de saisir le monde fantasmé par une partie du secteur spatial. A l’heure du retour de l’humain sur la Lune, les projets d’exploitation minières de notre satellite font florès. Le droit de l’espace est alors mis à contribution : il faut assurer aux entreprises que leurs investissements ne seront pas vains. Les projets de partage des bénéfices et de transferts des technologies nourris par le Tiers-Monde dans les années 1960 ne sont plus d’actualité : le capitalisme extractiviste se projette dans les astres. Le droit d’exploiter les ressources et d’en tirer profit est défendu par les juristes et les représentants de la NASA pendant le Colloquium sur le droit de l’espace.

    La lutte contre le changement climatique passerait même par cette exploitation des ressources spatiales. Il ne serait plus nécessaire de modifier le fonctionnement économique de nos sociétés : il faut simplement étendre nos sources d’approvisionnement au-delà de la Terre. Plus encore, le développement d’une industrie réellement spatiale nourrit les rêves d’une géo- ingénierie dans le vide interplanétaire : la construction de miroirs dans l’espace permettrait de diminuer la température en réfléchissant une partie des rayons du soleil, est-il défendu lors du Symposium on visions and strategies for the future.

    Des stations spatiales privées et commerciales doivent également prendre le relai de la Station spatiale internationale, promettant l’accroissement du tourisme spatial et la recherche d’applications rentables au détriment de la science fondamentale.

    Les contradictions internes du spatial

    Ce Congrès international d’astronautique permet de saisir la contradiction majeure du secteur spatial à l’heure du changement climatique : alors qu’il devient nécessaire de réduire drastiquement l’impact de l’humain sur les ressources planétaires et le climat, le développement d’un secteur privé spatial doit passer un accroissement des activités, des lancements et des satellites envoyés en orbite.

    Face aux dizaines de milliers de nouveaux satellites anticipés dans la prochaine décennie afin de répondre presque exclusivement à la croissance des méga-constellations portés par les magnats du spatial, le secteur défend le développement de carburants moins polluants pour les fusées, soit une solution technique à des enjeux pensés uniquement sur le plan technique.

    Cependant, aucune donnée chiffrée n’est présentée. On ne s’en étonne guère. Le techno-solutionnisme des secteurs industriels est une impasse : la réduction de la pollution permet toujours de justifier la croissance de l’industrie, non de l’encadrer. Des fusées moins polluantes serviront d’alibi à une augmentation des lancements, avec pour conséquence un impact toujours plus grand sur l’environnement, confirmant l’effet rebond que l’on peut craindre. Ainsi, le secteur a beau jeu de vanter son rôle dans la surveillance des activités humaines et leur impact sur l’environnement, alors que l’impact du secteur lui-même reste le grand tabou de ce Congrès : il est impossible de trouver la moindre information à ce sujet.

    Le secteur spatial semble donc entièrement lancé dans une voie à rebours des impératifs imposés par le changement climatique. Pensé auparavant comme une nouvelle frontière d’avant-garde, le spatial est désormais un domaine porté par des ambitions dépassées et dangereuses.

    (1) Voir le RSE du CNES, vantant son « son engagement au service du développement durable » : https://cnes.fr/fr/le-cnes/le-cnes-en-bref/rse-le-cnes-engage

    (2) Cf. Space For Climate Observatory : https://www.spaceclimateobservatory.org/fr.

    (3) J. Carrette, « Avec Starlink, Elon Musk innove dans la pollution », Reporterre, 2 mars 2021.

    (4) E. Oström, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, 1991.

    (5) G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, 1968.

    La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

    La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

    Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

    La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

    Une nouvelle zone de conflictualité ?

    En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

    Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

    Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

    En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

    Space X et les réalités du new space

    Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

    Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

    Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

    Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

    Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

    Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

    Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

    Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

    Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

    L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

    Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

    L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

    Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

    Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

    Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

    Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

    Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

    Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

    Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

    Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

    Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

    Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

    Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

    Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

    Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

    La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

    Quand le capitalisme se rêve un destin cosmique

    Nous ne partagerons plus le ciel des siècles passés. Si l’âge spatial est parvenu à conserver le spectacle de la voûte céleste pendant plus de soixante ans, l’occupation humaine de la banlieue terrestre change profondément de visage depuis trois ans : le lancement des méga constellations de satellites démultiplie le nombre d’objets en orbite basse, au grand dam des astronomes et de la préservation de l’environnement spatial. Derrière cet arbre, une forêt d’industriels et de gouvernements se préparent à étendre leurs intérêts commerciaux et stratégiques dans l’espace.

    La menace des méga constellations

    Les chiffres sont vertigineux. Alors que seuls 378 satellites rejoignaient leur orbite en 2017 et 375 en 2018, pour atteindre le chiffre de 2063 satellites actifs en 2019, une augmentation brutale est survenue depuis. En 2020, 1 283 satellites sont lancés dans l’espace, et plus de 1800 en 2021, selon l’Outer Space Objects Index. Le nombre de satellites actifs dépasse ainsi les 5000 fin 2021. En deux ans, le nombre de satellites a plus que doublé. Ramené à 2010, leur nombre a presque quintuplé et cette augmentation n’est pas près de s’arrêter.

    Deux raisons majeures expliquent ce tournant. La première est technique : le développement des petits satellites CubeSat permet de lancer de maximiser le nombre d’objets envoyés par lancement. Plusieurs dizaines de satellites peuvent rejoindre leur orbite en un seul envoi. Cependant, la raison principale est de nature économique : plusieurs grandes entreprises du spatial se sont lancés dans l’aventure des méga constellations.

    Derrière ce nom grandiloquent se cache le déploiement de dizaines de milliers de petits satellites de communication évoluant en orbite basse et censés apporter Internet à toute la population du globe. À la manœuvre se trouvent les hommes les plus riches de la planète. La constellation la plus avancée est sans conteste Starlink, portée par Elon Musk et offrant déjà des abonnements grâce à ses plus de 1 600 satellites. Malgré quelques déboires, OneWeb, propriété de Sunil Mittal et du gouvernement britannique au sein d’un consortium public-privé, tente de suivre avec ses plus de 300 satellites lancés sur un total prévisionnel de 648. En revanche, Jeff Bezos est en retard, puisque son projet de méga constellation Kuiper n’a toujours pas quitté terre, malgré les succès récents de son entreprise Blue Origin dans le tourisme spatial. On peut compter également sur le Canada avec Telesat (298 satellites actifs, 1671 prévus en totalité), le projet chinois Guowang , ou les récentes demandes d’autorisation envoyées par Astra (pour 13 620 satellites) et Hughes Net (1 440 satellites) auprès de l’US Federal Communications Commission, en novembre 2021.

    L’ère des méga constellations n’en est qu’à ses balbutiements : Starlink prévoit la mise en orbite de 12 000 satellites d’ici 2025 et 40 000 à terme, tandis que la Chine veut envoyer 13 000 satellites en orbite basse. Si tous ces projets devaient aboutir, 80 000 satellites orbiteraient autour de la Terre en 2050, soit une multiplication par 40 par rapport à 2019. En comptant sur une durée de fonctionnement de 5 à 7 ans pour un satellite Starlink, le rythme des lancements va lui aussi considérablement augmenter dans les décennies à venir.

    Les astronomes se sont émus de la situation : les observations terrestres sont compromises par l’occupation toujours plus dense de l’orbite basse et le nombre de lancements attendus chaque année pour renouveler la flotte. La communauté scientifique a d’abord tenté d’en appeler à Elon Musk, lequel a estimé que de telles observations allaient devenir obsolètes et ne méritaient pas de remettre en cause son grand projet – apporter Internet à toute l’humanité et devenir le premier trillionnaire de l’histoire – avant d’accepter de réduire la pollution lumineuse de ses satellites, sans grands résultats. Les scientifiques ont alors lancé un appel en janvier 2020 demandant la suspension des lancements. En vain. Cet accroissement vertigineux est également une source de danger pour l’avenir du secteur spatial : plus le nombre de satellites augmente, plus le risque de collision est grand. En l’espace de deux ans, le nombre de rencontre « rapprochées », soit le passage de deux satellites à 1 km ou moins de distance, est passé d’environ 1 000 à l’été 2019 à plus de 3 500 à l’été 2021. À eux seuls, les satellites Starlink sont à l’origine de 60% de ces rencontres selon Hugh Lewis, astrophysicien à l’Université de Southampton.

    Si les méga constellations devaient atteindre les tailles escomptées, un opérateur de 50 satellites recevraient 300 alertes par semaine selon Siemak Heser, PDG de l’entreprise Boulder spécialisée dans les systèmes de trafic par satellite, occasionnant des coûts de carburant, de temps et d’argent pour déplacer les satellites et éviter les collisions. L’European Space Agency (ESA) en a déjà subi les conséquences, puisque le 2 septembre 2019, elle devait manœuvrer son satellite Aeolus pour lui éviter une collision avec un satellite Starlink. L’agence européenne déplora l’absence de réactivité de l’entreprise nord-américaine et son refus de changer de trajectoire. . La Chine a également accusé les satellites du milliardaire états-unien d’avoir mis en péril la station spatiale chinoise en construction, obligeant les autorités chinoises à la manœuvrer afin d’éviter des accidents en juillet et en octobre 2021.

    Plus grave encore, les collisions dans un tel contexte risqueraient d’enclencher le syndrome de Kessler, du nom de l’astrophysicien états-unien qui l’a théorisé dès 1978. Dans ce scénario catastrophe, une collision entre deux satellites, suscitée par la saturation de l’orbite basse, produirait des débris qui à leur tour causeraient de nouvelles collisions, jusqu’à rendre inutilisable l’orbite basse et mettre en péril l’ensemble du secteur spatial. 

    La gestion des débris est un serpent de mer depuis plus de 20 ans, sans solution durable. La situation est alarmante. Selon les estimations de l’ESA, 5 400 débris de plus de 1 mètre, 34 000 de plus de 10 cm, 900 000 de plus de 1 cm et 128 millions de débris de plus de 1 mm sont en orbite, sachant que tous présentent une menace pour les objets et les astronautes envoyés dans l’espace. Qui plus est, en dessous des 10 cm, ces débris sont indétectables. Ainsi, la Station spatiale internationale a récemment été touchée : en mai 2021, le bras mécanique Canadarm 2 était transpercé par un débris. 

    Devant un tel défi, aucune solution durable n’émerge. Les tentatives juridiques n’ont pas dépassé le stade des recommandations et des guides de bonne pratique, que ce soit par les agences spatiales dès les années 1990, ou des organisations internationales telle l’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee dont le travail fut validé en 2007 par le Comité des Nations Unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique. Pour autant, aucun traité international contraignant n’impose le respect de l’environnement spatial.

    Les solutions techniques recommandées par la soft law spatiale reposent sur le désorbitage des satellites hors service, c’est-à-dire leur renvoi dans l’atmosphère pour ne plus encombrer les orbites, l’installation de capacités de manœuvre et la diminution des débris lors des lancements. Cependant, elles ne sont pas respectées par l’intégralité des acteurs du spatial1.

    Quand bien même ces préconisations seraient imposées au secteur, la situation resterait préoccupante puisque c’est bien l’augmentation phénoménale du nombre de satellites qui interroge. Ces solutions techniques pourraient même participer au problème puisqu’adoptées, elles justifieraient une augmentation toujours plus grande des lancements. Derrière le solutionnisme technologique2 caractéristique d’un secteur dominé par les ingénieurs, le menace de l’effet rebond risque de condamner l’accès à l’espace si aucune solution internationale, juridique et contraignante n’est trouvée.

    Le capital à l’assaut de l’espace

    Le cas des méga constellations est emblématique de l’évolution actuelle du secteur spatial. Alors que le lancement de dizaines de milliers de satellites menace le développement de l’exploration spatiale et l’avenir de l’astronomie terrestre, la volonté de grandes entreprises l’emportent sur toutes autres considérations. Les risques pesant sur l’environnement spatial et l’appropriation du ciel par les grands intérêts économiques contrastent péniblement avec les paroles lénifiantes prononcées par ces mêmes industriels à la COP 26. 

    L’assaut des entreprises spatiales est remarquable depuis une quinzaine d’années. Dès 2009, Planetary resources faisait sensation : l’entreprise états-unienne fondée entre autres par Eric Schmidt et Larry Page, respectivement directeur général et co-fondateur de Google (avant que Page ne succède à Schmidt), entendait préparer la future exploitation des ressources spatiales, notamment minières. Elle est rachetée en 2018 par ConsenSys qui abandonne ces projets. Deep Space Industries, créée en 2013, nourrit les mêmes desseins avant d’être rachetée par Bradford Space en 2019 qui maintient les recherches en la matière. 

    Les grands majors du secteur lorgnent également sur la promesse d’une nouvelle ruée vers l’or spatial : Jeff Bezos défend ainsi la « Grande inversion ». Lors du 32e Space Symposium tenu à Colorado Springs en avril 2016, il déclarait : « A un moment dans le futur, nous commencerons à profiter des matériaux utiles éparpillés dans l’espace. […] Finalement, la Terre peut devenir un espace de résidence et d’industrie légère, et nous pouvons envoyer toute notre industrie lourde en dehors de la planète, à la place qu’elle devrait occuper. » De l’autre côté de la planète, les industriels japonais ont envoyé un rapport au gouvernement intitulé Lunar Industry Vision. Toward the Planet 6.0 Era dans lequel ils défendent la création d’un « écosystème industriel lunaire ». La troisième recommandation de ce rapport signale l’ennemi à abattre : le droit international de l’espace. En effet, les industriels invitent le gouvernement à « développ[er] un cadre réglementaire permettant d’accélérer l’investissement privé en direction des activités commerciales lunaire ». 

    Or, le texte fondateur du régime juridique cosmique : le Traité de l’espace ratifié en 1967, reste ambigu quant à la légalité de telles activités. En effet, son article 1 proclame l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les corps célestes, « apanage de l’humanité ». Les débats de l’époque, s’appuyant sur le Traité de l’Antarctique de 1959 et le statut de la haute mer, conçoivent l’espace comme res communis omnium : non pas res nullius susceptible d’appropriation mais « bien commun de tous », dont l’utilisation nécessite une coordination internationale. Cependant, la voie tracée par le Traité de l’espace n’a pas abouti à la création d’une instance de coordination internationale, ne laissant à l’humanité qu’une promesse inachevée.

    Pour autant, seule l’alliance entre gouvernements et industriels autorisent l’évolution actuelle. Selon le Traité de l’espace, l’État de lancement est responsable des activités menées dans l’espace3. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la liberté d’accès et d’utilisation de l’espace, tout projet d’activités spatiales doit d’abord être validé par des autorités gouvernementales qui en assument la responsabilité légale sur le plan international.

    Plusieurs gouvernements entendent profiter de l’aporie juridique autour de la commercialisation des ressources spatiales pour développer le secteur industrialo-spatial, en défendant une réinterprétation du Traité de l’espace. Dès 2015, le Space Act signé par Barack Obama autorise les ressortissants états-unien à s’approprier les ressources de l’espace afin de les commercialiser. Le texte de loi prétend pourtant respecter le Traité de l’espace, malgré son article 2 qui stipule que l’espace « ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen. » D’où l’on voit les limites des actes performatifs, qui cachent bien mal une réécriture unilatérale du droit de l’espace.

    Les États-Unis ont ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés plusieurs pays depuis. Le Luxembourg espère devenir le port de l’espace en Europe. Ce petit pays lance son grand projet en juillet 2017 avec la loi sur l’exploration et l’utilisation des ressources de l’espace, qui autorise l’appropriation des ressources spatiales dès son premier article. Les Emirats-Arabes-Unis emboîtent le pas en décembre 2019 suivis par le Japon en juin 20214.

    À ces prétentions unilatérales s’ajoutent les Accords Artemis, ouverts à la signature par les États-Unis aux pays souhaitant participer aux missions Artemis. Leur ambition est de ramener les humains sur la Lune et de préparer la création d’une base lunaire permanente d’ici la fin de la décennie. Depuis octobre 2020, treize pays ont rejoint Washington dans cette aventure qui porte un nouveau coup de semonce au droit international de l’espace, puisque la section 10, intitulée « Space resources », reproduit cette contradiction d’une extraction et d’une utilisation de ressources spatiales qui ne constitueraient pas une appropriation nationale. Mise en parallèle avec l’autorisation de commercialisation défendue dans les législations nationales récentes, il est clair que ces accords encouragent le développement d’une industrie spatiale et extractiviste.

    Vers l’impérialisme cosmique

    Doit-on déplorer cette évolution ? Après tout, l’exploration spatiale semble profiter de ce nouvel élan alors que les gouvernements investissent à nouveau dans le secteur et que la machine à rêver est relancée. Les fantasmes d’espace refleurissent, ce dont témoignent les nombreux films et séries qui lui sont dédiés : Interstellar, Startrek, Gravity, For All Mankind et tant d’autres. Thomas Pesquet suscite un engouement réel en France, tandis que les astronautes et taïkonautes attirent les regards et que l’on s’interroge sur l’identité de la première femme à bientôt poser le pied sur la Lune. Les projets démesurés d’un Elon Musk achèvent ce tableau en promettant bientôt la colonisation de Mars.

    Cependant, derrière l’exploration spatiale, les enjeux stratégiques ont toujours occupé une place prépondérante. Jusque-là, en raison du Traité de l’espace, ces activités restaient cantonnées aux projets secrets, à l’espionnage et aux soutiens tactiques. Pourtant, une rupture nette a accompagné les nouvelles ambitions économiques : la guerre ouverte s’est invitée au cœur de l’espace. Ainsi, Donald Trump a ajouté une nouvelle branche aux armées : la Space Force en 2019, tandis que la France a complété ses forces et institué une Armée de l’air et de l’espace dotée d’un haut-commandement de l’espace. La destruction récente par les Russes d’un ancien satellite à l’aide d’un missile, le 15 novembre 2021, s’inscrit dans une logique de démonstration de force déjà ancienne : la Chine détruisait un satellite en 2007, les États-Unis en 2008 et l’Inde en 2019.

    La création de branches armées dans l’espace rompt avec le principe de l’utilisation pacifique de l’espace, stipulé dans l’article 4 du Traité de 1967 : « Tous les États parties au Traité utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement à des fins pacifiques. » Si le droit international ne dispose pas d’autorité coercitive et n’est pas toujours respecté, il constitue cependant un terrain de dialogues entre États. Il pose les règles du jeu et définit la norme à partir de laquelle mesurer les écarts et manquements. En considérant désormais l’espace comme un champ de bataille parmi d’autres, justifiant la création d’armées spécifiques, les États font bouger la norme internationale sur une pente dangereuse, qui pourrait conduire à terme à abandonner l’article 4 du Traité de l’espace.

    Il n’est certainement pas anodin que les États modifient leur conception stratégique de l’espace au moment où des projets économiques d’envergure obtiennent un cadre juridique escompté. S’il n’avait été question que d’installations scientifiques sur la Lune intégrées à des missions internationales, on aurait pu s’attendre à un certain immobilisme stratégique. Or, il s’agit plutôt d’accompagner et de protéger les intérêts économiques projetés par les États et les industriels. 

    Ainsi, les Accords Artemis prévoient la création de « Zones de sécurité » : ces espaces permettront aux États de s’assurer un certain contrôle sur les parcelles occupées par leur activité économique – sans préciser l’étendue de ces zones de sécurité, leur durée ni même leur définition exacte. Il est même entendu que leur nature et leur existence évolueront dans le temps. D’aucuns ont dénoncé une rupture du deuxième article du Traité de l’espace instaurant la non-appropriation de l’espace, tel le directeur de Roscosmos dénonçant une « invasion » de la Lune sur twitter en mai 2020.

    Les appétits privés de grands industriels se combinent aux enjeux énergétiques stratégiques des gouvernements. La Lune est riche en hélium-3, un gaz léger et non-radioactif qui pourrait participer à l’avènement de la fusion nucléaire sur Terre. Si les possibilités réelles offertes par l’hélium-3 continuent de faire débat parmi les scientifiques, les États anticipent dès à présent cette manne potentielle : la Chine aurait notamment lancé Chang’e 4 en décembre 2018 afin de déterminer les quantités de cette ressource lunaire, jugée capitale pour l’avenir5.

    Le général John Raymond, à la tête de la Space Force, est encore plus explicite : dans son discours officiel du 29 septembre 2020, le militaire envisage l’avenir des intérêts états-uniens dans l’espace. Colonisation et industrie lunaire sont à l’ordre du jour, et de tels enjeux économiques nécessitent la protection de l’armée. L’espace deviendra ainsi la future frontière militaire, tandis que devront circuler des patrouilles spatiales. Un an plus tard, le 21 septembre 2021, les mêmes scénarios bellicistes sont envisagés : « L’espace est clairement un territoire de combats et nous sommes convaincus que si la dissuasion échoue, nous allons devoir nous battre pour gagner la bataille de la supériorité spatiale. »

    Loin d’annoncer une ère de paix, le développement des activités économiques dans l’espace renforce dès à présent les tensions géopolitiques. Pis, elles annoncent pour l’humanité le retour à des maux que la Charte des Nations Unies entendait bannir : si l’espace demeure encore res communis omnium, l’appétit des États et de leurs industries est tel que la Lune et les corps célestes pourraient bientôt devenir de facto de nouvelles terra nullius, poussant les gouvernements des grandes puissances à préparer leurs armées pour les conquêtes futures. Si l’histoire ne repasse pas les plats, il est pourtant pure folie d’offrir un tel terrain de querelles aux puissances nucléaires qui nous gouvernent.

    [1] Voir l’ESA’s Annual Space Environment Report, 27 mai 2021.

    [2] Concept développé par Evgeny Morozov.

    [3] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, article VII.

    [4] Act on Promotion of Business Activities Related to the Exploration and Development of Space Resources, qui entre en vigueur en décembre 2021.

    [5] Voir Véronique Langrand, « L’affrontement mondial pour la conquête de l’énergie du futur, l’hélium-3 », École de guerre économique, 16 mars 2021.