Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Jérôme Thomas : jongle(s) avec le(s) monde(s)

©Noé Gonzalo

Des figures françaises du combat écologique comme Aurélien Barrau et Cyril Dion parlent toujours davantage de la nécessité d’un nouveau récit, pour renverser l’immobilisme et insuffler un nouvel élan de civilisation. Besoin d’une bouffée de magie ? Rencontre avec le créateur Jérôme Thomas qui jongle entre art, politique et écologie pour proposer un autre monde. 


Portrait d’une force poétique

En « ces temps sinistres » où d’après Blanche Gardin, « l’humour relève plus de la médecine d’urgence que du divertissement », le photographe Noé Gonzalo et moi sommes partis en quête d’une thérapie de plus long-terme : c’est qu’au-delà des humoristes qui nous font survivre (aux élections, à l’apocalypse et à bien d’autres choses), il faut bien aussi quelque chose qui donne espoir à l’être humain, qui enchante le monde pour donner à vivre. Le philosophe et compositeur allemand Theodor W. Adorno écrivait que « l’art est la magie libérée du mensonge d’être vrai » : la Providence a mis sur notre chemin un artiste de renommée mondiale qui a accepté de nous partager sa magie. Voici le portrait salvateur de Jérôme Thomas, maître-jongleur peuplé d’histoires, d’engagements et de sensibilités.

Tout commence devant une maison. Un portail et des volets métalliques rouges, pour le panache et la passion. Jusqu’au cœur de la petite propriété, un réseau de plantes rampantes enchevêtrées, pour le lien et l’amour de la Nature. Une moto Guzzi garée dans l’ombre, pour l’indépendance et le démarrage au quart de tour. Le tout à son image, c’est bien jusqu’à la porte de Jérôme Thomas que nous arrivons et il nous invite à nous asseoir. Sa voix est en même temps chaleureuse, sérieuse et percutante. Au sommet de son corps longiligne et bien taillé de 56 ans, ses cheveux et sa barbe blanche donnent à ses paroles l’autorité de l’expérience, sans lui enlever ni sa fraîcheur ni sa vigueur.

Jérôme Thomas, jeune, photographie issue de l’ouvrage “Jérôme Thomas – Jongleur d’âme ” (2010) © : Jean-Claude Lallias, Jérôme Thomas, Jean-Gabriel Carasso

« L’histoire, elle commence quand j’ai 14 ans et que ma mère débarque pour me dire comme tu fais le cirque à l’école, je t’envoie à l’école du cirque ! » C’est ainsi que commence le plongeon de Jérôme Thomas dans les univers de l’éducation populaire, du cirque et du théâtre libertaire : à 16 ans, le jeune angevin fait la connaissance de la légendaire Annie Fratellini, artiste, comédienne, clown, musicienne et créatrice de l’Ecole Nationale du Cirque, qui l’invite à venir à Paris pour apprendre le métier de jongleur. « J’ai défoncé la porte d’un squat qui était rempli de pigeons. Je leur ai dit désolé les gars mais c’est à mon tour de vivre ici, et je les ai chassés pour vivre là durant six années. » C’est durant cette période qu’il réinvente les langages et formats de la jongle, pour faire définitivement passer cette pratique des rives du sport à celles de l’art : le succès de ses créations artistiques lui permettent bientôt de créer sa propre compagnie, reconnue nationalement, et de devenir une figure influente dans le spectacle vivant en France. À deux reprises, il siège comme administrateur à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) qui est l’institution représentative des différents répertoires du spectacle vivant et de l’audiovisuel : c’est là qu’il porte une vision politique des arts, de leur organisation et de leur place dans la société.

L’histoire de Jérôme Thomas est une jongle aventureuse entre art et politique, où les mots portent aisément du monde du spectacle au spectacle du monde, et inversement. Alors que des figures françaises du combat écologique comme Aurélien Barrau et Cyril Dion parlent toujours davantage de la nécessité d’un nouveau récit, n’est-il pas temps de s’intéresser aux forces poétiques qui pourraient le forger ?

Jérôme Thomas chez lui en 2019 © : Noé Gonzalo

Du politique à l’art, de l’art au politique : la boucle est jonglée

Ses créations construites autour du répertoire du cirque sont des œuvres complexes, enrichies par des registres issus de toutes les formes de spectacle vivant : danse, théâtre, musique et et arts contemporains, qu’il peuple de symboles et de langages entremêlés. Depuis la création de la compagnie Jérôme Thomas en 1993, ce dernier a entraîné derrière lui et formé dans son sillage des hommes et femmes partout où il a voyagé, c’est-à-dire à peu près partout dans le monde. Ses créations sont peuplées de symboles et de messages mystérieux.

En interrogeant le créateur sur son histoire, on comprend très vite comment et pourquoi l’art et le politique se sont mêlés en lui. Il y a d’abord son rapport même au jonglage, son art de prédilection : « Jongler… c’est s’adapter avec plusieurs objets. » Comme la politique et ses praticiens s’adaptent à plusieurs enjeux pour créer un équilibre toujours instable ? « Être jongleur, c’est une philosophie, un conflit et une lutte avec l’apesanteur. Il faut être tenace, pugnace, s’accrocher. On adapte l’objet et la création à la forme d’espace. Quand l’objet tombe, il faut s’abaisser à lui pour le ramasser. »

Photographie du spectacle Magnetic, écrit et mis en scène par Jérôme Thomas © Christophe Raynaud De Lage

Dans sa cuisine où nous sommes assis, le maître-jongleur se saisit d’un dessous de plat en bronze et le tend sous notre visage : « On pourrait dire que cet objet est petit, qu’il n’a pas d’importance, c’est ce que pourrait dire l’opinion commune… Moi, quand je jongle avec cet objet, je l’anime, je lui donne du sens, je lui donne un langage, je lui donne vie. » Pour Jérôme Thomas, qui s’inscrit dans le courant minimaliste de sa pratique, le grand jongleur n’est pas celui qui jongle avec toujours plus d’objets, mais celui qui le fait avec davantage de profondeur, dépliant l’objet comme on déplie un carte, pour découvrir de nouveaux lieux. Et si en politique aussi, la vision partagée (le récit ?) était affaire de donner vie à des objets sociaux, économiques ou encore écologiques ?

Dans la culture comme ailleurs, on est dans un système productiviste favorable à la croissance.

« Mon parcours, c’est un passage de la naïveté à une forme de conscience et l’art est un outil pour passer de la naïveté à la conscience. En tant que jongleur, c’est savoir, quand je rate une balle, pourquoi je la rate. » Et cette image de la technique artistique trouve son corollaire politique : « L’art naïf est proche de l’art brut, plein d’utopies, plein de rêves, plein d’espoirs… Il est assez sincère. La naïveté en art, c’est être jeune et vouloir créer des spectacles, des univers, des mondes, des métaphores poétiques, politiques et critiques. » Et puis ?

Photographie du spectacle Magnetic, écrit et mis en scène par Jérôme Thomas © Christophe Raynaud De Lage

« Et puis on réalise, à un moment ce qu’est la société du spectacle ! Dans la culture comme ailleurs, on est dans un système productiviste, favorable à la croissance. Et là, quand j’ai compris ça, ça m’a fait tout de suite moins rire ! » Et le rôle du politique dans tout cela ? « Il n’y a plus de vision de la culture comme on en avait eu avec Malraux, ou Jack Lang. On aurait pourtant bien besoin de redéfinir les contours et les missions de la culture dans notre pays. »

Pour Jérôme Thomas, « l’utopie c’était donc d’abord être et réussir dans le collectif, et mon utopie à mi-parcours, là où je me situe à présent, c’est comment se détacher des chaînes, des systèmes, pour être libre. » Mais être libre de quoi précisément ?

Le genou à terre de l’artiste

Lors de ses mandats d’administrateurs à la SACD, Jérôme Thomas assiste à l’effritement des institutions culturelles et artistiques, qui s’étaient historiquement articulées autour de répertoires. Musique, Danse, Théâtre, Cirque, Rue : chacun de ces cinq répertoires du spectacle vivant s’était affirmé comme le socle communautaire et politique d’une certaine tradition artistique, de la formation à la production. Jérôme Thomas a représenté le Cirque et œuvré à maintenir les circassiens non pas enfermés mais unis dans leur maison politique. « Les tenants de la transversalité ont fait beaucoup de mal. Parce que la transversalité, ça veut dire “Je n’appartiens à rien, je suis partout et nulle part !” Derrière le prétexte de la liberté artistique, ça produit de la dépolitisation, de la désolidarisation, ça casse nos outils de formation et de production… Ces gens se sont fondus dans la culture du like alors que moi, je suis dans la culture de ce qu’on défend ! »

Jérôme Thomas dans “I SOLO” ©Christophe Raynaud de Lage

Dénonçant évidemment la société du spectacle, le metteur-en-scène en dénigre la logique de spéculation rampante dans la culture, les arts plastiques en particulier : « Banksy qui a voulu envoyer un signal fort en réduisant sa propre œuvre [La Petite Fille au ballon rouge] en lambeaux, a pu constater que même les lamelles avaient aussi fait l’objet de spéculation. L’art et la culture dominante sont devenus profondément libéraux et capitalistes. » Au moins le spectacle vivant, par sa nature immatérielle et sa part d’insaisissable, échappe-t-il au moins en partie à cette logique spéculative.

On devient tous des prestataires, et c’est pas seulement le propre du monde de l’art, c’est sociétal !

Mais l’artiste dans tout cela ? « Le jongleur d’aujourd’hui, il n’est pas à sa place. Il ne combat pas l’époque, il est l’époque… Alors qu’il devrait être le pionnier d’une nouvelle ère. La culture ne va plus contre ou en dehors de la société libérale capitaliste, elle en est le reflet et le moteur. » On retrouve le constat de l’effondrement des classes moyennes donnant lieu à des sociétés bipolaires avec des très riches, et des très pauvres obnubilés par les problèmes de la fin du mois : « La majorité des artistes, en soi, sont des gilets jaunes. Ils ne le revendiquent pas, ils ne le savent peut-être même pas, mais avec leur précarité, ils le sont presque par essence ! »

Jérôme Thomas, chez lui en 2019 ©Noé Gonzalo

Remonté, Jérôme Thomas nous dépeint un monde culturel atomisé et fragmenté, où l’individu se trouve saucissonné : « Les techniciens n’ont plus un métier, ni même les artistes, mais des compétences qui font ceci ou cela, sur des bouts de spectacles. On découpe l’individu en fiches avec telles ou telles compétences. On devient tous des prestataires, et c’est pas seulement le propre du monde de l’art, c’est sociétal ! »

L’écologie serait-elle le possible ressort d’un sursaut politique du monde artistique ?

Pour le maître-jongleur, c’est la fabrique même du spectacle qui est devenue caduque : « On s’est mis à produire des spectacles pour respecter des cahiers des charges. Et pour ça, il faut les financer et faire suffisamment de dates pour que les intermittents puissent toucher leurs 43 cachets. Alors du coup, il faut faire refaire des spectacles pour que ça se maintienne, etc, etc. Alors oui, ça fonctionne plus ou moins économiquement, pour certains, mais ça n’a plus de sens ! Parce qu’on n’a plus de communauté, plus de communion, plus de récit. »

La figure de l’artiste a donc le genou à terre, financièrement et politiquement. Puis la révolte vient : « Pour moi, la goutte d’eau qui a tout fait déborder, c’est lorsque j’ai lu le rapport du GIEC. Là, je me suis dit, ça va beaucoup trop loin, il faut tout réinventer de fond en comble ! » L’écologie serait-elle le possible ressort d’un sursaut politique du monde artistique ?

Jérôme Thomas dans “I SOLO” ©Christophe Raynaud de Lage

Par un nouveau récit : se retrouver, s’allier, aller vers la transition

Quand Jérôme Thomas nous partage cette histoire qui date de près de 25 ans, on saisit très précisément l’articulation qu’il fait entre art, politique et écologie : « J’étais à Addis-Abeba en 1995. L’Alliance Française avait invité ma compagnie à jouer un spectacle : quand le directeur du théâtre a réalisé qu’il y avait un entracte pour changer le décor, il a totalement paniqué et craint l’émeute. Il disait que quoi qu’il fasse, le public éthiopien ne comprendrait pas et détruirait son théâtre… Bon, il fallait faire quelque chose. » Le metteur-en-scène demande alors à un de ses jongleurs de s’improviser quelque chose durant un quart d’heure, afin d’offrir une performance suffisamment longue pour masquer l’entracte. Ce dernier étant à court d’idées, le maître-jongleur s’agace et lui glisse l’idée salvatrice : « Hé bien je sais pas, t’as qu’à jongler avec… Je sais pas, moi… Ah, t’as qu’à jongler avec un sac en plastique ! »

Alors qu’il est en Afrique, c’est donc le sac en plastique qui jaillit de l’inconscient comme objet à mettre en scène, à animer, à conscientiser aux yeux des spectateurs. Le public d’Addis-Adeba est absolument conquis par le spectacle, comme bien d’autres le seront par la suite : Jérôme Thomas intègre donc le sac en plastique dans ses créations et est ainsi reconnu aujourd’hui comme celui qui a fait entrer le sac plastique dans l’histoire et le monde de l’art. « Depuis plusieurs années, dans beaucoup d’écoles de cirques, on n’apprend plus à jongler avec des tissus mais avec des sacs en plastique… » L’histoire du sac plastique a également continué en Afrique : avec 34 pays ayant interdit le sac en plastique, le continent s’est mis à la pointe de cette lutte politique et écologique. Un passage de la naïveté à la conscience de l’impact de cet objet ? Ce n’est en tous cas pas un hasard si Jérôme Thomas nous raconte cette histoire.

Jérôme Thomas et son sac en plastique, 2019 © Noé Gonzalo

Car le combat pour la nature et l’humain sont aujourd’hui au cœur du nouveau projet de production artistique du maître-jongleur. « J’ai l’idée d’une charte pour développer un nouveau modèle de création de spectacles. Il y a beaucoup de choses à faire : faire des caterings sans plastique, des tournées écologiques, en vélos électriques, faire des décors avec de l’ancien et du réemploi plutôt que toujours du neuf, bref, agir sur toute la chaîne de production du spectacle. Il faut arrêter de mettre tous les financements sur des gros projets : on doit faire comme la Nature, nourrir la diversité et encourager la résilience des communautés artistiques. On doit financer et mobiliser de l’humain plutôt que du matériel ! »

L’art pour faire grandir donc, pour sublimer la Nature dans le regard, pour la rendre ainsi incontournable aux yeux des êtres.

Et quand on lui parle de convergence des luttes, Jérôme Thomas nous parle de Sergueï Eisenstein et de son Cuirassé Potemkine (1925) : « L’avenir du combat, c’est pas un chef qui écrase tout et qui parle fort. Dans le film, tu as plusieurs groupes qui s’allient : bolcheviks, mencheviks et cosaques s’unissent contre le tsarisme et la bourgeoisie. Ce sont des collectifs qui relient leurs idées. C’est comme les gilets jaunes et gilets verts. Moi je ne dis pas je suis pas gilet jaune et vert. Moi je suis gilet vert, et je dis aux gilets jaunes, on a des ponts et des points communs. On fait la lutte ensemble ! »

Jérôme Thomas le 25 mai 2019, à la marche pour le climat à Dijon, avec un chasuble ANV COP21 (Action Non Violente, COP 21) © Noé Gonzalo

Un artiste qui fait la révolution écologique, ça donne quoi alors ? « Je ne cherche plus à acquérir de nouveaux objets. J’enrichis mon regard sur les objets que j’ai déjà. On doit vraiment balancer l’esthétique du consumérisme et tout son gâchis. » Aux yeux de Jérôme Thomas, ce sont des aberrations esthétiques, sociales et politiques : « Moi j’arrête de payer le prix du gâchis, je suis passé au sans déchet et même visuellement, ça me plaît. Partout il faut déployer une nouvelle esthétique du sans déchet, du sans gâchis, pour offrir au monde, une nouvelle perception, un nouveau souffle ! » Pour lui, le changement d’esthétique aussi, entraîne le changement d’époque : « En changeant d’esthétique, on change de pays, on change de continent ! » L’art pour faire grandir donc, pour sublimer la nature dans le regard, pour la rendre ainsi incontournable aux yeux des êtres.

Et si l’art était la magie dont nous avions besoin pour créer un nouveau récit collectif ?

Jérôme Thomas est un jongleur à 3 balles : art, nature et politique, sont des objets qu’il manie malgré l’apesanteur, passant d’un univers à l’autre sans en laisser tomber un, pour déplier chacun d’entre eux et proposer une autre vision du monde. Au moment où Noé Gonzalo et moi avons discuté avec lui, les « temps » n’étaient plus « sinistres », mais annonciateurs de beaux combats et de nouvelles possibilités. Chaque être humain semblait pouvoir retrouver un rôle, d’un seul tenant, dans sa pratique professionnelle, citoyenne et personnelle. Et si l’art était la magie dont nous avions besoin pour créer un nouveau récit collectif ?