La lune de miel oubliée entre Mussolini et les libéraux

Mussolini - Le Vent Se Lève
Benito Mussolini dans les années 1920, alors à la tête d’un gouvernement de coalition © Everett Collection

L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité ». Traduction par Alexandra Knez [1].

Lorsqu’on évoque la dimension « totalitaire » ou « corporatiste » du fascisme, c’est généralement pour souligner une rupture supposée avec la société libérale qui l’a précédée. Mais si l’on s’intéresse aux politiques économiques du fascisme italien, on constate que certaines configurations emblématiques du siècle dernier – et du nôtre – ont été expérimentées dès les premières années du règne de Benito Mussolini.

À cet égard, l’alliage entre austérité – réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, déflation monétaire, répression salariale – et technocratie – gouvernement « des experts » par lequel ces politiques sont imposées – est révélateur. Mussolini a été l’un des partisans les plus acharnés de l’austérité sous sa forme contemporaine. Quiconque s’intéresse à ses conseillers ne s’en étonnera pas : il a su s’entourer d’économistes faisant autorité, ainsi que de chantres du modèle émergent d’« économie appliquée » qui constitue encore aujourd’hui le fondement du paradigme néoclassique.

Rome, 1922 : les experts économiques au pouvoir

Un peu plus d’un mois après la marche des fascistes italiens sur Rome en octobre 1922, les votes du Parti national fasciste, du Parti libéral et du Parti populaire (prédécesseur de la Démocratie chrétienne) ont inauguré la période dite « des pleins pouvoirs ». Ils confèrent ainsi des prérogatives sans précédent au ministre des Finances de Mussolini, l’économiste Alberto de’ Stefani, et à ses collaborateurs et conseillers techniques, en particulier Maffeo Pantaleoni et Umberto Ricci (de sensibilité libérale).

Réduction drastique des dépenses sociales, augmentation des taxes régressives et élimination de l’impôt progressif, augmentation du taux d’intérêt, une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste…

Mussolini offre à ces experts l’opportunité d’une vie : façonner la société à l’image de leurs modèles. Dans les pages de The Economist, Luigi Einaudi – célébré comme un champion de l’antifascisme libéral et, en 1948, comme le premier président de la République démocratique italienne d’après-guerre – accueillit avec enthousiasme ce tournant autoritaire. « Jamais un parlement n’avait confié un pouvoir aussi absolu à l’Exécutif […] La renonciation du parlement à tous ses pouvoirs pour une période aussi longue a été acclamée par l’opinion publique. Les Italiens en avaient assez des bavards et des exécutifs faibles », écrit-il le 2 décembre 1922. Le 28 octobre, à la veille de la Marche sur Rome, il avait déclaré : « Il faut à la tête de l’Italie un homme capable de dire non à toutes les demandes de nouvelles dépenses ».

Les espoirs d’Einaudi et de ses collègues se sont concrétisés. Le régime de Mussolini a mis en œuvre des réformes radicales favorisant une austérité fiscale, monétaire et industrielle [NDLR : les trois visage de l’austérité selon Clara E. Mattei, complémentaires et cumulatifs. L’austérité fiscale consiste dans une fiscalité régressive, l’austérité monétaire dans une contraction forcée de l’émission et une hausse des taux d’intérêt, l’austérité industrielle dans une compression salariale]. Elles ont permis d’assujettir la classe ouvrière à une discipline d’airain et lui imposer des sacrifices douloureux, pérennisant ainsi l’ordre capitaliste qui avait été remis en question suite à la Première guerre mondiale. Le biennio rosso, ces deux années de conflit social précédant l’arrivée des fascistes au pouvoir, avait vu une vague de grèves et de soulèvements populaires sans précédent en Italie, ainsi que l’éclosion d’une multitude d’expériences d’organisations post-capitalistes.

Parmi les réformes qui ont contribué à étouffer toute velléité de changement politique, on peut citer la réduction drastique des dépenses sociales, les licenciements de fonctionnaires (plus de soixante-cinq mille pour la seule année 1923) et l’augmentation des taxes à la consommation (régressives, car payées principalement par les pauvres). À ces mesures s’ajoutent l’élimination de l’impôt progressif sur les successions, l’augmentation du taux d’intérêt (de 3 à 7 % à partir de 1925), ainsi qu’une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste.

En outre, l’État fasciste a multiplié les lois coercitives qui réduisaient considérablement les salaires et prohibaient les syndicats. Mais le coup d’arrêt définitif aux revendications des travailleurs fut donné par la Charte du travail de 1927, qui a supprimé toute possibilité de conflit de classe. La Charte codifie l’esprit du corporatisme dont le but, selon Mussolini, est de protéger la propriété privée et « d’unir dans l’État souverain le dualisme ruineux des forces du capital et du travail », considérées « à présent non plus comme systématiquement antagonistes, mais comme des éléments qui aspirent à un horizon commun, l’intérêt supérieur de la production ».

Le ministre des Finances de’ Stefani a salué la Charte comme une « révolution institutionnelle », tandis que l’économiste libéral Einaudi a justifié sa définition « corporatiste » des salaires comme étant le seul moyen d’imposer les résultats optimaux d’un marché concurrentiel du travail tel qu’il est à l’œuvre dans le modèle néoclassique. La contradiction est ici flagrante : les économistes, si intransigeants dans la protection du libre marché, ne voient guère d’inconvénients à l’intervention répressive de l’État sur le marché du travail pour lui imposer une configuration qu’il ne prend pas spontanément. L’Italie a ainsi connu une baisse ininterrompue des salaires réels pendant toute la période de l’entre-deux-guerres – un fait unique dans les pays industrialisés.

Un engouement international

L’accroissement du taux d’exploitation garantissait une hausse du taux de profit. En 1924, le Times de Londres commentait le succès de l’austérité fasciste : « l’évolution des deux dernières années a vu l’absorption d’une plus grande proportion des profits par le capital, ce qui, en stimulant les entreprises, a très certainement été avantageux pour le pays dans son ensemble ».

À une époque où la grande majorité des Italiens réclamait des changements sociaux majeurs, les partisans de l’austérité se sont appuyés sur le fascisme, son gouvernement fort et sa rhétorique nationaliste, tout comme les tenants du fascisme avaient besoin de l’austérité pour consolider leur pouvoir. C’est cette adhésion à l’austérité qui a conduit les milieux libéraux à soutenir le gouvernement de Mussolini, même après les leggi lascistissime (« lois fascistissimes ») de 1925 et 1926, qui ont officiellement érigé Mussolini au rang de dictateur du pays.

La couverture médiatique de l’Italie fasciste, en Grande-Bretagne, n’a en effet pas connu d’évolution majeure au cours de la décennie. The Economist, le 4 novembre 1922, approuvait l’objectif affiché par Mussolini, celui d’imposer une « réduction drastique des dépenses publiques » au nom du « besoin criant d’une finance saine en Europe ». En mars 1924, il se réjouissait encore en ces termes : « Signor Mussolini a rétabli l’ordre et éliminé les principaux facteurs d’instabilité ». Ces facteurs d’instabilité avaient de quoi faire frémir : « les salaires atteignaient leurs limites supérieures, les grèves se multipliaient », et « aucun gouvernement n’était assez fort pour y remédier ».

En juin 1924, le Times, pour lequel le fascisme était un gouvernement « anti-gaspillage », l’érigeait en solution face à la « paysannerie bolchévique » de « Novara, Montara et Alessandria » et à « la stupidité brute de ces populations », séduites par « les expériences de gestions soi-disant collectives ».

Le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité

L’ambassade britannique et la presse libérale internationale continuent par la suite à applaudir les triomphes de Mussolini. Le Duce avait réussi à confondre l’ordre politique et l’ordre économique – ce qui constitue l’essence même de l’austérité. Comme le montrent les archives, à la fin de l’année 1923, l’ambassadeur britannique en Italie rassure les observateurs de son pays : « le capital étranger a surmonté la défiance, qui n’était pas injustifiée, qu’il éprouvait par le passé ; il vient à nouveau en Italie avec confiance ».

Le diplomate s’attachait à souligner le contraste entre l’ineptie de la démocratie parlementaire italienne de l’après-guerre, instable et corrompue, et l’efficacité de la gestion économique du ministre de’ Stefani : « Il y a dix-huit mois, tout observateur averti estimait que l’Italie était sur la pente du déclin […] Il est à présent généralement admis, même par ceux qui n’aiment pas le fascisme et déplorent ses méthodes, que l’ensemble de la situation a changé […] Un progrès impressionnant vers la stabilisation des finances de l’État […] Les grévistes [ont été réduits] de 90 %, tandis que les journées de travail perdues [ont été réduites] de plus de 97 %, avec une augmentation de l’épargne nationale de 4.000 [millions de lires] par rapport à l’année précédente ; de fait, celle-ci dépasse pour la première fois le niveau d’avant-guerre de près de 2.000 millions de lires ».

Les succès de l’austérité en Italie – en termes de compression salariale, de profits élevés et de bonnes affaires pour la Grande-Bretagne – avaient une dimension répressive évidente, qui allait au-delà d’un exécutif fort et du contournement du parlement. L’ambassade elle-même faisait état de nombreuses actions brutales : agressions permanentes contre les opposants politiques, incendies de permanences socialistes et de conseils syndicaux, révocations de nombreux maires socialistes, arrestations de communistes ainsi que des meurtres politiques notoires, dont le plus célèbre fut l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti.

Mais le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité. Même le champion du libéralisme et gouverneur de la Banque d’Angleterre Montagu Norman, après avoir exprimé sa défiance à l’égard de l’État fasciste, sous lequel « l’opposition, sous toutes ses formes, avait disparu », ajoutait : « cet état de choses convient actuellement, et peut fournir, pour le moment, l’administration la mieux adaptée à l’Italie ». De même, Winston Churchill, à l’époque chef du Trésor britannique, expliquait : « différentes nations ont différentes façons de tendre vers le même but […] Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été avec vous du début à la fin de votre lutte victorieuse contre le léninisme. »

Montagu Norman et Winston Churchill ont tous deux souligné, dans leurs propos privés comme dans leurs déclarations publiques, combien des solutions illibérales inconcevables dans leur propre pays pouvaient s’appliquer à un peuple « différent » et moins acclimaté à la démocratie.

Lorsque les observateurs libéraux émettent des doutes, ils ne concernaient pas la santé démocratique du pays mais ce qu’il adviendrait sans Mussolini. En juin 1928, Einaudi écrivait dans The Economist qu’il craignait un vide de représentation politique, mais plus encore un effondrement de l’ordre capitaliste. Il évoque les « très graves interrogations » qui viennent à l’esprit des Britanniques :

« Lorsque, par le cours inévitable de la nature, la poigne du grand Duce sera retirée de la barre, l’Italie retrouvera-t-elle un homme de sa trempe ? Une même époque peut-elle produire deux Mussolini ? Si ce n’est pas le cas, quelle sera la prochaine étape ? Sous un contrôle plus faible et moins avisé, ne risque-t-on pas d’assister à une révolte chaotique ? Et avec quelles conséquences, non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Europe ? ».

Les élites financières internationales appréciaient tellement l’austérité à l’italienne qu’elles ont remercié Mussolini en lui accordant toutes les ressources dont il avait besoin pour consolider son leadership, notamment en réglant la dette de guerre et en stabilisant la lire – comme le relate Gian Giacomo Migone dans son classique The United States and Fascist Italy.

Le soutien idéologique et matériel que l’establishment libéral, national et international, a garanti au régime de Mussolini, ne constitue aucunement une exception. Cet alliage d’autoritarisme, de gouvernement par les experts et d’austérité inauguré par le premier fascisme « libéral » a fait école : du recrutement des Chicago Boys par le régime d’Augusto Pinochet au soutien apporté par les Berkeley Boys à celui de Soeharto en Indonésie (1967-1998), en passant par l’expérience dramatique de la dissolution de l’URSS.

Lors de ce dernier événement, le gouvernement de Boris Eltsine avait effectivement déclaré la guerre aux législateurs russes qui s’opposaient au programme d’austérité soutenu par le FMI. Son assaut contre la démocratie devait atteindre son paroxysme en octobre 1993, lorsque le président a fait appel à des chars, des hélicoptères et 5 000 soldats pour assiéger le Parlement russe. L’attaque devait se conclure par 500 morts et de nombreux blessés. Une fois les cendres retombées, la Russie s’est retrouvée sous un régime dictatorial incontrôlé : Eltsine avait dissous le Parlement « récalcitrant », suspendu la Constitution, fermé des journaux et emprisonné ses opposants.

Comme pour la dictature de Mussolini dans les années 1920, The Economist n’a eu aucune hésitation à justifier les actions musclées d’Eltsine, présentées comme la seule voie susceptible de garantir l’ordre du capital. Le célèbre économiste Larry Summers, fonctionnaire du Trésor sous l’administration Clinton, était catégorique sur le fait que, pour la Russie, « les trois ations – privatisation, stabilisation et libéralisation – doivent toutes être achevées le plus rapidement possible. Maintenir l’élan de la réforme est un problème politique crucial ».

Aujourd’hui, ces mêmes économistes libéraux ne font aucune concession à leurs propres compatriotes. Larry Summers est en première ligne pour prôner l’austérité monétaire aux États-Unis, où il prescrit une dose de chômage pour guérir l’inflation. Comme toujours, la solution des économistes mainstream consiste à exiger des travailleurs qu’ils absorbent la plus grande partie des difficultés à travers une baisse des salaires, un allongement des journées de travail et une réduction des aides sociales.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « When Liberals Fell in Love With Benito Mussolini ».

Maires de France : le moral en écharpe

Hôtel de ville de Sainte-Savine (Aube). © Wikimedia Commons

Les maires de France se réunissent cette semaine sous le mot d’ordre : « Communes attaquées, République menacée ». Le symbole de femmes et d’hommes qui, dans leur mairie, se sentent assiégés. Le paradoxe est le suivant : les élus en lesquels les français en le plus confiance sont aussi les plus exposés. Alors que les contraintes légales et technocratiques se multiplient, que les attaques envers les élus augmentent et que les budgets sont de plus en plus serrés, les élus de proximité sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge et démissionner. Pour y répondre, des mesures d’amélioration de la condition de l’élu sont attendues. Il s’agit désormais de lutter contre la désaffection d’ici les prochaines élections en 2026.

Qu’est ce qui pousse Annie Feuillas, maire d’Aulan – commune de 10 habitants dans la Drôme -, à se rendre dans sa mairie et à représenter sa commune ? Derrière cette image folklorique de la France des 36.000 communes, les maires incarnent la vitalité démocratique de notre pays. À l’heure où le système politique accumulent la défiance, entre les scandales et le procès en déconnexion, l’échelon communal, le plus proche de citoyen, représente un total de 350.000 élus bénévoles dans les communes. Ce maillage est aussi la garantie d’une véritable proximité et d’une connaissance fine des habitants et de leurs besoins. Cet effet s’est particulièrement manifesté lors de la crise Covid, durant laquelle les élus ont démontré leur capacité à intervenir auprès de leurs administrés. À ce titre, le « bloc communal » représente aussi celui de la débrouille pour satisfaire les demandes des habitants malgré les pesanteurs administratives.

Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences.

Pourtant, la crise couve dans les mairies, petites ou grandes. Le phénomène est connu : alors que nous ne sommes encore qu’à mi-mandat, les démissions d’élus sont déjà en hausse de 30% par rapport à la précédente mandature (2014-2020). D’autres indicateurs témoignent eux aussi de cette crise. Tout d’abord, bien qu’ils restent les élus les plus populaires, les maires voient aussi leur côte de popularité s’éroder progressivement. Ensuite, le nombre de candidat aux élections municipales en 2020 est en baisse : -2,5%, pour cette élection d’habitude convoitée. Un dernier indicateur laisse entendre que les prochaines élections, prévue en 2026, s’annoncent difficiles. La proportion de maires qui ont effectué plus d’un mandat, passé de 50 % à 60 %. Or l’usure des fonctions est un facteur caractéristique de renoncement à la fonction. Enfin dernier indice, la disparition massive de communes englouties par ces difficultés : depuis 2017, 2619 communes se sont engagées dans un processus de fusion, soit environ une tous les deux ou trois jours.

Une fonction de plus en plus technocratique

Derrière ce panorama apparaît une large transformation de la fonction. Le maire n’exerce plus comme il y a encore 30 ou 40 ans, que ce soit en ville ou dans les champs. Tout d’abord, le fonctionnement des mairies s’est professionnalisé. Ceci implique un travail administratif sans cesse croissant, de la gestion RH à la gestion financière. À ce titre, la création des centres de gestions, puis des agences techniques s’avèrent un modèle dans l’accompagnement des mairies sans perte d’autonomie. Ensuite, le rattachement des communes à divers échelons administratifs (voire tableau), les réunions avec les organismes d’État (préfecture, ADEME, Agence Nationale de Cohésion des Territoires…), ou encore l’apparition de lieux de concertations thématiques (conseils territoriaux de santé, plans alimentaires de territoire…) multiplie les interlocuteurs et les réunions. Ceci contribue à éloigner l’élu de sa commune, sans nécessairement amener à plus d’efficacité dans la prise de décisions.

Tableau réalisé par l’auteur

À ce jeu, la mise en place des Établissements publics de coopération intercommunales (EPCI), parachevée par la loi du 16 décembre 2010, a constitué une étape fondamentale dans cette transformation. Cette réforme, tout en transformant le quotidien et le pouvoir des villes, apparaît comme inaboutie. Certes, ces instances ont permis de mutualiser les moyens dans certains domaines et donc de préserver une qualité technique indispensable. Sans la mise en commun de ces moyens, il aurait sans doute été difficile d’organiser la gestion d’appels d’offre ou l’entretien de la voirie dans chaque commune.

Dans le même temps, il s’agit aussi de strates dotées de compétences propres et de fonctionnements démocratiques – avec des scrutins indirects entre élus – qui ne favorise pas toujours la lisibilité des décisions. Si bien que, les conseils communautaires, composés pourtant des maires et élus municipaux, donnent souvent à ceux-ci le sentiment d’une perte de maîtrise sur leurs communes respectives. Cet entre-deux a depuis été largement mis en question. Sans paradoxalement qu’une issue n’apparaisse clairement, le simple retour en arrière paraissait désormais impossible.

https://www.intercommunalites.fr/actualite/lintercommunalite-en-2022-une-affiche-grand-format/#gallery-id-35271
Carte des intercommunalités et de leurs compétences. Source : Intercommunalités de France

Ceci traduit un mal chronique français. Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences. Sans revenir sur l’historique complet, les lois NOTRE (2015) ou 3DS (2022) ont encore alimenté ces transferts. Le sujet n’est pas neutre et a été, hélas, largement éclipsé par les discussions, quelques fois anecdotiques, du redécoupage territorial. En plus de créer de la confusion sur les missions de chaque échelon, ces transferts imposent des périodes de transition compliquées pour les élus et les agents communaux. Par ailleurs, en éloignant les centres de décision, ce partage des compétences a pu se traduire par des situations critiques, visibles par exemple en matière de transports scolaires, désormais massivement assuré par les Régions. À ce titre, la récente évocation d’une possible suppression des départements est un signal inquiétant, qui brouille encore la lisibilité pour les citoyens comme les élus.

Enfin, les maires se retrouvent doublement exposés à la compression des moyens publics et des effectifs, tant en temps qu’usager que premier interlocuteur des citoyens. Cette situation se traduit dans l’exercice de leur mandat par un moindre accompagnement, notamment de la part des préfectures, alors que les échéances réglementaires continuent de s’imposer. Cette faiblesse est même désormais pointée par la Cour des Comptes. Ceci donne le sentiment à de nombreux élus d’être soumis à des injonctions sans aide, en dehors des programmes dédiés d’ingénierie, comme « Petites villes de demain ». Dans le même temps, le contrôle de l’action publique, le contrôle de légalité ou encore les règles propres à la prise en compte des conflits d’intérêt, pour légitimes qu’elles soient, laissent souvent les élus se débrouiller tous seuls.

Le quotidien d’élu s’avère de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif, avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe.

Le quotidien d’élu s’avère ainsi de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe. Cette difficulté à appréhender cette dimension explique d’ailleurs en bonne partie les nombreuses difficultés observées, des villages aux grandes villes. Enfin, le passage d’information apparaît de plus en plus comme une dimension centrale de la fonction, tant avec les différents interlocuteurs qu’auprès des citoyens. Conséquence de cette complexité, on observe une « professionnalisation » croissante des maires. Ainsi la part des maires retraités ou appartenant aux cadres et professions intellectuelles, plus maîtres de leur temps, ont fait chacune un bon de 10 points depuis 2008.

Des budgets toujours plus durs à boucler

À cette difficulté s’ajoute la contrainte financière de plus en plus présente. En effet, l’État fait peser une part de son désendettement sur les collectivités, en s’appuyant sur le fait que leur budget ne peut présenter de déficit. Depuis une dizaine d’années, un vaste plan d’austérité s’est ainsi mis en place, d’abord avec la baisse des dotations par François Hollande juste après les élections municipales de 2014, puis leur gel, et désormais avec des hausses plus faibles que celle de l’inflation. Celle-ci est par ailleurs plus forte pour les communes que pour les particuliers, l’Association des maires de France l’estimant à 7,7% en 2023, contre 4% pour les ménages. A la hausse des prix des matériaux s’ajoute celle du point d’indice des fonctionnaires (+ 5% en deux ans), celle de l’énergie (+ 66% cette année) et désormais la hausse des taux d’intérêts sur les emprunts. Sans compter les dépenses d’aide d’urgence déployées par de nombreux élus pour aider leurs concitoyens face à la crise sociale.

Alors que les dépenses flambent et que les dotations sont insuffisantes, le levier fiscal est de plus en plus difficile à actionner. D’abord car le potentiel fiscal de nombreuses communes s’avère faible, comme l’illustre par exemple le fait que 62% n’ont aucun commerce. Ensuite pour des raisons politiques, une hausse d’impôt est souvent très mal perçue par les électeurs. Enfin, en raison de la suppression de certaines recettes importantes, comme la taxe d’habitation sur les résidences principales et la Contribution sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE). Au total, l’Association des Maires de France chiffre ces pertes à 7 milliards d’euros depuis trois ans. De fait, les communes sont de moins en moins autonomes en matière fiscale et tombent peu à peu sous la tutelle de l’Etat.

Pour faire face, les élus doivent partir à la tâche aux subventions. Une tâche de plus en plus chronophage et technique qui place les autres échelons en position de juge de l’opportunité et de la qualité des projets. La part des subventions dans les recettes permettant d’investir a ainsi cru de 5 points entre 2019 et 2022 traduisant là encore une perte de marge de manœuvre budgétaire. La logique d’appels à projet s’est généralisé présentant deux conséquences fâcheuses. Tout d’abord des calendriers de dépôt toujours plus contraint obligeant les collectivités, même lorsqu’elles disposent de service peu étoffés, à une réactivité forte. Ensuite, elle corsète les possibilités d’investissement à un cadre et un objectif précis, qui est loin de toujours correspondre aux besoins immédiats du territoire.

Réenchanter la fonction d’élu local

Aussi, les élus sont soumis au temps de façon irrémédiable. La hiérarchie entre les urgences, les échéances de mise en conformité, de réponse aux organismes, de demandes de subvention ou des appels à projet font partie du quotidien. Un calendrier subi qui ne permet pas de prendre le temps de la discussion démocratique. Une meilleure visibilité sur les dates, et des délais suffisamment importants offriraient la possibilité d’un processus de décision impliquant les citoyens. À cela s’ajoute la responsabilité pénale de l’élu, protéiforme, qui fait planer une épée de Damoclès au dessus de la tête de chaque édile. Dès lors, le stress et la pression qui pèsent sur les élus est loin d’être anecdotique.

Face à ces difficultés, le maire se retrouve souvent bien seul. Ce volet est malheureusement peu abordé dans les analyses, tant la vie municipale est faite de rencontres et de contacts. Pourtant, le maire se retrouve face à de nombreux arbitrages, dont il est in fine le seul responsable. Il se retrouve également à gérer les relations avec les habitants, le personnel municipal, les différents organismes et l’administration d’État. Une charge émotionnelle forte face à laquelle de nombreux élus ne sont préparés. En outre, la compétition mise en place entre les territoires, notamment pour l’obtention des subventions ou les enjeux de l’intercommunalité, ne permet pas toujours d’échanger librement avec ses collègues proches. Enfin, l’affaiblissement des partis politiques n’offrent plus de cadre de soutien et de formation pour les élus. Ils sont désormais une majorité à être sans étiquette, le principe même ayant été écarté pour les communes de moins de 9.000 habitants.

Pourtant, le rôle du maire apporte de nombreuses satisfactions. La possibilité de transformer concrètement le quotidien, la capacité à entraîner les habitants sur des projets, la faculté à mettre en relation les personnes sur le territoire. Les maires au quotidien retissent des liens entre les habitants, trouvent des solutions aux situations difficiles. En un mot, ils mettent une touche d’humanité dans le monde administratif. Ils se révèlent enfin incontournables, à l’heure du dérèglement climatique, par leur connaissance fine du territoire municipal.

Les propositions liées à la revalorisation des indemnités passent à côté de l’essentiel du problème.

Les propositions officielles pour améliorer les conditions d’exercice du mandat pêchent encore. La proposition de hausse des indemnités des élus apparaît à ce titre inadapté. Au regard des contraintes, cette indemnité, qui n’est pas une rémunération, n’est pas un facteur déterminant dans le fait de se présenter. Si quelques centaines d’euros supplémentaires ne seront pas de trop pour les élus des petites communes, ils ne suffiront pas à résoudre la crise d’attractivité de la fonction. Par ailleurs, ces hausses placent les élus dans une situation d’arbitrage indue, puisque les indemnités de mandat sont financées sur les budgets municipaux, et confortent l’idée d’élus attirés par l’argent.

En revanche, un système de cotisation, sur le modèle du système de chômage, permettrait de compenser les pertes de salaires des actifs élus. Ceci permettrait de faire davantage contribuer les élus retraités, majoritaires à occuper ces fonctions. Enfin, des propositions comme une protection juridique publique, pour les actions relevant de leurs fonctions, ou encore l’ouverture de passerelles en fin de mandat avec la fonction publique territoriale, offriraient davantage de sécurité aux candidats. Autant de propositions évoquées depuis des années pour une potentielle réforme du « statut de l’élu » qui n’a fait que traîner. Alors que les démissions s’amplifient et que les prochaines municipales se profilent, il semble urgent de réenchanter la fonction d’élu local.

« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.

Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.

Parlement européen, Assemblée nationale… La technocratie au pouvoir ?

Le mouvement des gilets jaunes a récemment affirmé une volonté de reprise en main populaire de la fabrique de la loi à travers le RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Le parlementarisme représentatif est en effet vilipendé pour son inefficacité et ses privilèges. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou du Parlement européen, les institutions législatives ont progressivement complexifié leur fonctionnement et alimenté une distance grandissante avec les citoyens. Cette bureaucratisation du travail législatif dans les deux hémicycles participe à renforcer le consensus libéral sur les prises de décisions.


Pour comprendre les évolutions du travail législatif moderne il faut notamment s’intéresser au rôle des fonctionnaires et des collaborateurs des élus. Car si les citoyens élisent les députés, ils ne choisissent pas leurs collaborateurs. Invisibles, ils sont en première ligne de la technicisation du travail politique. Le métier d’assistant parlementaire reste entouré d’opacité voire de méfiance après le scandale Pénélope Fillon en France et des assistants du Front National au Parlement européen. À l’approche des élections européennes, il faut se pencher sur les évolutions de la pratique législative en France et pour l’Union européenne.

La culture du consensus à l’européenne contre le règne de la majorité à la Française

Les cultures parlementaires française et européenne diffèrent largement. En France, la logique de la Ve République, l’inversion du calendrier électoral et le mode scrutin majoritaire favorisent le règne d’une majorité qui domine l’hémicycle. Il y a peu de marges de manœuvre en dehors. Le contenu des textes est donc globalement connu d’avance. L’opposition a peu de chances de faire adopter des amendements significatifs en commissions. Ce règne de la majorité n’a fait que croître avec le temps. La pratique parlementaire de La République En Marche est particulièrement décriée pour son manque de considération envers le travail de l’opposition.

Au Parlement européen, il n’y a pas de majorité stable. Les groupes politiques doivent former des alliances de circonstances pour être majoritaires. Celles-ci peuvent varier selon les sujets. Cela laisse donc bien plus de place à la négociation. Au delà de ce rapport de force politique on peut même parler de pratique consensualiste dans la rédaction des textes. Chaque groupe politique désigne un rapporteur fictif sur un texte. Ceux-ci se réunissent en réunions de compromis pour tenter, en principe, d’élaborer un texte qui dispose du plus large soutien possible. Ce n’est qu’ensuite que le texte est soumis au couperet des majorités des commissions et de la plénière.

Les philosophies sont donc bien différentes. En France, l’empire de la volonté générale ne peut souffrir d’inflexion, quitte à tomber dans l’excès et l’unanimisme majoritaire. Au Parlement européen, de petites avancées peuvent être conquises par la négociation, même par les partis minoritaires. Mais cela implique aussi le risque d’uniformiser l‘esprit des lois sous l’égide d’un consensus timoré.

Vers une technicisation bureaucratique du travail législatif

La question du cadre juridique des collaborateurs parlementaires est moins anodine qu’elle n’en a l’air : elle traduit la culture des institutions.

Le statut d’assistant parlementaire en France a longtemps été l’un des plus mal définis. Ce n’est qu’après le scandale Pénélope Fillon qu’un cadre a été un peu mieux établi pour notamment éviter qu’un député puisse employer son conjoint ou sa conjointe. La culture parlementaire française, historiquement, n’est pas familière avec la fonction d’assistant. Elle n’a en effet été importée que dans les années 1970 après qu’Edgar Faure ait visité le Congrès des États-Unis.

À l’inverse, le Parlement européen cadre bien plus strictement le statut des assistants. L’idée est que l’assistant n’est pas juste au service du député, mais de l’institution. C’est un statut à mi-chemin de celui de fonctionnaire, qui reprend certaines de leurs les obligations comme celle de « fidélité et de discrétion » envers l’institution. Cela dénote aussi une volonté de dépolitisation et d’euphémisation du caractère conflictuel de la politique. L’assistant semble prié d’être plus un technicien qu’un politique. Il n’est pas censé exercer des responsabilités politiques dans l’organigramme d’un parti par exemple.

Il en résulte que beaucoup de collaborateurs des grands groupes politiques sont peu politisés et conçoivent leur fonction comme un emploi plutôt que comme une vocation. Cela participe à faire émerger un groupe social homogène de techniciens du politique assez uniformes idéologiquement et interchangeables politiquement.

Inflation législative et diversification des tâches

Au sein d’une même institution, la réalité du travail de collaborateur parlementaire recoupe des réalités variées. Certains assistants peuvent être basés en circonscription; d’autres être des spécialistes des dossiers législatifs ou de la communication, et certains cumuler différents aspects. Libre à chaque député d’organiser son équipe comme il le souhaite.

Le Parlement européen est un mastodonte à plusieurs titres. Il produit chaque année des centaines de textes. Plus de 7000 personnes y travaillent à Bruxelles et Strasbourg. Il représente sur le plan budgétaire 1,95 milliard d’euros par an contre 567,35 millions d’euros pour le Palais Bourbon (auxquels il faut ajouter environ 323 millions pour le Sénat). Concrètement, un député européen dispose de deux fois et demi l’enveloppe allouée aux membres de l’Assemblée nationale pour faire fonctionner leurs équipes.

L’inflation législative, c’est-à-dire l’augmentation du volume de textes produits par les assemblées et l’accélération du calendrier, impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture, et c’est aussi le cas au Parlement européen qui a dû doubler le nombre de séances de vote avant les élections pour boucler le calendrier…

L’inflation législative impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture.

Le spectre des activités couvertes par les bureaux des députés augmente par ailleurs avec l’apparition de nouveaux besoins numériques et de communication. Ceux-ci se chevauchent avec les activités plus traditionnelles de secrétariat, de conseil politique et de rédaction législative.

Une des « parades » courantes est malheureusement le suremploi de stagiaires précaires, parfois même pas indemnisés. La conséquence de ce système est que seuls les jeunes issus de milieux privilégiés peuvent supporter le coût d’un tel stage. Cela contribue à limiter l’accès aux institutions pour le reste de la population.

Une bureaucratisation au service du libéralisme

L’accélération des cadences de production législative va de paire avec la technicisation grandissante de la fonction parlementaire, qui s’accompagne d’une spécialisation toujours plus poussée des tâches. Cette logique de technicisation procède de l’idéologie néolibérale dominante.

Dans les institutions européennes, les fonctions sont très stratifiées, et le processus de production législatif fait intervenir de nombreux experts à différents stades. Il peut s’agir d’avis des services juridiques ou de comités d’experts, souvent en réalité des lobbyistes, qui interviennent dans les phases préliminaires de rédaction, à la Commission européenne en particulier…

Au contraire du mouvement de simplification administrative que vendent régulièrement les néolibéraux, on assiste à une multiplication de normes et de pratiques importées du privé qui complexifient considérablement l’action politique. Ce phénomène est très bien décrit par Béatrice Hibou dans La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (2012) pour un autre milieu, celui de l’hôpital, où l’on fait remplir des formulaires à longueur de journée aux infirmières, les empêchant de faire leur vrai travail.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif. Or, si la maîtrise technique est devenue indispensable, rien ne peut se faire sans une vision politique.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif.

Techniciser le travail politique c’est aussi évidemment le rendre moins accessible du grand public. La réalité est donc à mille lieues du leitmotiv à la mode de transparence. Car quand les informations sont disponibles, elles sont rarement accessibles au commun des mortels sans apprentissage spécifique. L’opacité du site internet du Parlement européen est particulièrement symptomatique. À tel point que l’AFP s’est récemment trompée en confondant un texte rejeté et celui finalement adopté au sujet de l’interdiction des lanceurs de balles de défense; répandant à tort une fausse information reprise par toute la presse française.

Bruxelles : une bulle coupée du monde, siège d’un lobbying institutionnalisé

Le fonctionnement des institutions européennes se distingue par l’existence d’un lobbying institutionnalisé, alors qu’il se pratique de façon plus informelle en France. Il existe un registre de transparence au Parlement et à la Commission pour tracer l’action des lobbyistes, mais il est en réalité assez facilement contournable. La reconversion de Jose Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, désormais lobbyiste de Goldman Sachs, a fait couler beaucoup d’encre et illustre la consanguinité entre monde des affaires et institutions européennes. Les parcours de carrières passent couramment des institutions européennes aux groupes d’influence.

Le lobbying est en effet une activité économique très importante dans le quartier européen et on assiste souvent à des reconversions d’assistants dans ce milieu où ils vendent leur carnet d’adresse. Les lobbyistes servent parfois de prolongements directs au travail de certains parlementaires, en proposant des amendements ou des argumentaires clefs en main.

Mais il faut faire le tri derrière le terme fourre-tout de lobbyiste. Le registre de transparence du Parlement ne fait pas de différence de statut entre un représentant de la Ligue des droits de l’Homme ou de Monsanto. Les représentants d’intérêts privés ne sont pourtant pas sur un pied d’égalité avec les ONG. Ils disposent de fonds bien plus importants et capitalisent plus de rendez-vous avec les institutions (les statistiques du registre de transparence sont disponibles sur transparency watch).

Il faut ajouter que les institutions européennes vivent largement en vase clos. À Bruxelles, il est indéniable que beaucoup d’eurocrates sont coupés du reste de la société. Cet état de fait porte d’ailleurs un nom : l’Eurobubble (bulle européenne). Il est possible de vivre quasiment en totale autarcie dans le Parlement et le quartier européen. Il faut comprendre qu’on parle ici de dizaines de milliers de personnes et de quartiers entiers accaparés par les institutions européennes. L’entre-soi est pratiquement inévitable dans ce cadre. Les bruxellois et les eurocrates ne se fréquentent pratiquement pas. Leur enfants ne vont souvent pas aux mêmes écoles. Ils ne payent pas les mêmes impôts ( les fonctionnaires européens sont exonérés d’impôts nationaux sur leur salaire) et ne profitent pas du même système de santé.

Une montée de l’antiparlementarisme justifiée ?

La bureaucratisation et la technicisation du travail parlementaire que nous avons décrit, en renforçant la domination du dogme libéral sur les processus législatifs, alimentent un sentiment de dépossession populaire sur la fabrique de la loi.  Le mouvement des gilets jaunes a largement critiqué le coût et l’inefficacité du parlementarisme. On ne peut pas balayer ses accusations du revers de la main sans s’interroger sur ses fondements légitimes.

Il existe aussi depuis toujours à gauche une tentation de boycotter la pratique parlementaire. Il est indéniable que le parlementarisme est historiquement le pendant politique de l’essor de la bourgeoisie libérale. C’est un cadre politique qui favorise de nombreux biais au profit des classes dominantes. Ce débat n’est pas nouveau, il fut particulièrement virulent chez les communistes, et tranché par Lénine lui-même : « Ce n’est qu’en faisant partie du parlement que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme ». L’idée était alors de participer tant que nécessaire à ce système pour en obtenir ce qu’il était possible, sans perdre de vue une nécessaire transformation révolutionnaire de la société. C’est ainsi que les Bolcheviks ont siégé à la Douma bourgeoise pour y faire de l’agitation, tout en formant des assemblées de démocratie directe, les soviets, pour la renverser. Les marxistes étaient conscient que le parlementarisme constituait un mode de prise de décision certes imparfait mais toujours plus démocratique que l’autocratie. Pour eux c’était un levier à utiliser, voir à défendre dans certaines circonstances, comme face au péril fasciste.

L’antiparlementarisme a toujours été un credo de l’extrême droite en France qui a culminé le 6 février 1934 avec la tentative des ligues factieuses de s’emparer du Palais Bourbon. Le régime de Vichy s’est ensuite empressé de museler le Parlement, et ce courant de pensée se retrouve plus tard dans le mouvement poujadiste des années 1950. Derrière cet antiparlementarisme se cache évidemment un rejet de la démocratie au profit de l’idéalisation du modèle autoritaire.

Il est ironique de constater que la montée récente de l’antiparlementarisme en France est concomitante de l’inféodation grandissante du Parlement au gouvernement. Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif. En ce sens, leur critique du parlementarisme est fondamentalement à l’opposée d’une critique poujadiste.

On peut interpréter les critiques légitimes faites aux avantages des parlementaires comme le reflet de la perception de leur inaptitude à remplir leur rôle de législateurs. Si les parlementaires étaient perçus comme compétents, leurs avantages partait-ils aussi insupportables ? D’ailleurs, le Sénat semble récemment avoir été moins sous le feu des critiques. On peut l’expliquer par l’absence de majorité En Marche dans son hémicycle, ce qui amoindrit son degré de soumission à l’exécutif, malgré des prérogatives constitutionnelles très réduites. Il faudrait donc se poser la question du poids démesuré du pouvoir exécutif dans notre fonctionnement institutionnel.

Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif.

De la même façon, à l’échelle européenne, il est avant tout reproché au Parlement européen d’être inutile tant ses prérogatives sont réduites. On constate que le Parlement européen ne dispose pas des prérogatives essentielles à tout Parlement. Aujourd’hui, cet organe a un poids limité face au Conseil et à la Commission, il n’est que le co-législateur et ne décide pas du budget seul. Lorsqu’il lui arrive de s’opposer à la Commission ou au Conseil, il a rarement le dernier mot. On fait donc parfois de faux procès aux parlements pour masquer des décisions qui sont en réalité imposées par les gouvernements.

Le salut du système parlementaire se trouve certainement dans l’acceptation de la nature conflictuelle de son travail politique et dans l’émancipation de la tutelle étouffante de l’exécutif. Ce n’est qu’en rompant avec la conception technocratique de la fonction législative que les citoyens pourront se réapproprier leurs hémicycles.

Adam Curtis, le documentariste anti-conformiste

HyperNormalisation

Dans un paysage audiovisuel où la médiocrité et le spectaculaire règnent en maîtres, parvenir à captiver l’attention du téléspectateur sur des sujets extrêmement vastes, se rapportant au pouvoir et à ses diverses formes invisibles, semble relever de l’impossible. C’est pourtant ce qu’entreprend depuis plus de trois décennies le journaliste Adam Curtis sur les ondes de la BBC, mastodonte médiatique et bureaucratique dont il a appris à transgresser tous les codes. Retour sur le travail monumental d’un ponte du documentaire.


L’influence des idées freudiennes dans la construction de l’individualisme contemporain, le mythe cypherpunk d’un Internet libérateur comme base d’une nouvelle civilisation, la contre-révolution conservatrice des années 80, les similarités du néoconservatisme et du terrorisme islamiste ou encore la post-politique et l’incapacité à envisager une civilisation alternative : voilà autant de thèmes infiniment complexes qu’Adam Curtis s’emploie depuis 35 ans à expliquer au travers de “méta-documentaires” de plusieurs heures revenant sur les grandes transformations socio-politiques des dernières décennies. Une tâche herculéenne que le journaliste traite d’une façon très particulière, détonnant avec le journalisme télévisuel classique régnant à la BBC comme ailleurs. Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme de ses rares détracteurs, mais surtout la curiosité du spectateur. De manière similaire, l’ensemble des oeuvres de Curtis forment d’ailleurs un agglomérat assez cohérent organisé autour de quelques thématiques récurrentes.

“Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme, mais surtout la curiosité du spectateur.”

Ainsi, son dernier documentaire, HyperNormalisation, sorti en 2016, peut être perçu comme une combinaison des thèses esquissées au travers de ses précédents documentaires, rapprochés des thèmes dominants de l’actualité d’alors : le Brexit, l’élection de Donald Trump, la boucherie humaine syrienne, l’attrait grandissant pour l’information “alternative” et le phénomène “fake news”. Débutant dans les années 70, durant lesquelles il existait un ordre politico-social plus facilement compréhensible – notamment autour d’une division du monde en “blocs” et d’un antagonisme de classe -, le film tire son nom de la formule de l’écrivain soviétique Alexei Yurchak pour décrire les deux dernières décennies de l’URSS, marquées par une gestion routinière et sans horizon de transformation. L’obsession de Curtis – permettre au spectateur de comprendre des phénomènes éminemment complexes et abstraits en nous interrogeant sur notre compréhension de l’histoire, de la politique, des idéologies – transparaît parfaitement dans les thèmes traités dans HyperNormalisation. Pourquoi le monde nous semble faux et immuable ? Pourquoi les élections ne changent rien? Pourquoi ne comprend-on plus rien aux informations?… Au lieu d’accuser le “néolibéralisme” comme le font trop facilement trop de penseurs et de journalistes, Adam Curtis s’emploie à décrypter les multiples facettes de l’idéologie “libérale” qui domine notre monde.

Living in an Unreal World, un trailer de 5 minutes à HyperNormalisation produit pour VICE.

Afin d’y répondre, Curtis retrace certaines grandes transformations des quatre dernières décennies: la dépossession du pouvoir politique par le pouvoir financier (qui constitue le coeur de son documentaire The Mayfair Set), l’incapacité des hommes politiques à proposer de vrais horizons de rupture, faisant d’eux de simples gestionnaires technocratiques (traité dans Pandora’s Box), la présentation biaisée du monde dans un cadre binaire opposant le “Bien” et le “Mal” conduisant à des alliances géopolitiques changeantes et à des interventions occidentales désastreuses au Moyen-Orient (thème central de Bitter Lake et de The Power of Nightmares), le mythe de la construction individuelle (sujet de The Century of the Self) ou encore l’aspect dystopique que revêt désormais Internet au lieu d’être l’outil révolutionnaire imaginé par les cypherpunks (All Watched Over by Machines of Loving Grace). Ayant accès à l’une des plus grandes banque d’images au monde, celle de la BBC, et travaillant avec une grande liberté de ton, Curtis ne se prive jamais d’utiliser les images les plus obscures ou les plus violentes. Dans HyperNormalisation, il exhume le Donald Trump des années 80, le rôle d’Hafez El-Assad dans le développement des attentats-suicides, un clip promotionnel d’un superordinateur gérant 7% du capital mondial, l’exécution des époux Ceaușescu, des images amateures de soucoupes volantes ou encore une scène de petit déjeuner de Mouammar Kadhafi. Mais quel lien, quelle cohérence entre ces extraits ?

Adam Curtis ©Flickr – Steve Rohdes

Seul Curtis fournit ces réponses. En effectuant régulièrement des sauts dans le temps et l’espace, Curtis oblige le spectateur à prêter attention à la trame narrative qu’il déploie et non seulement aux images, encourageant le public à prêter attention au film dans son entièreté. Chacun de ses oeuvres se déploie au travers d’une multitude de personnages, célèbres ou non, dont l’action a influencé le monde ou incarne différentes transformations socio-politiques. Par exemple, les 4 épisodes de The Century of the Self s’organisent autour de la famille de Sigmund Freud et en particulier son neveu, Edward Bernays, fondateur des “public relations” aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, pour analyser la contribution de la psychologie du penseur autrichien dans l’émergence du consumérisme contemporain. Cet usage d’images et d’histoires individuelles apparemment sans lien sert à illustrer des idées politiques – par nature difficiles à représenter – d’une manière nouvelle, au contraire des raisonnements unidimensionnels simplistes des documentaires traditionnels. Par leur éclectisme musical et l’usage de la technique artistique du collage, les films de Curtis s’adresse à un public tout autre que celui habituellement touché par la BBC, ancien monopole audiovisuel, expliquant sans doute en grande partie l’immense liberté dont il dispose. En effet, le patchwork d’images qu’il propose correspond tout à fait à une audience née avec le web et son infobésité, piochant ça et là, souvent de manière fugace, et n’ayant certainement pas pour habitude de se contenter d’une seul média. A cette génération, Curtis propose ni plus ni moins qu’un point de vue détonnant, que l’on peut qualifier de “remix”, sur le monde qu’elle voit tous les jours sur ses multiples écrans et sous toutes les formes. Par ailleurs, Curtis s’est essayé à des petits essais ponctués d’extraits vidéos sur son blog – on retiendra notamment Everyday is Like Sunday – et à des installations artistiques atypiques telles que It Felt Like a Kiss, avec la compagnie de théâtre Punchdrunk et Everything is Going According to Plan, avec le groupe de musique Massive Attack. Cet anticonformisme vis-à-vis du documentaire classique est lié à son opinion très négative de la télévision, dont il rejette la présentation binaire complètement fausse, et le sentiment d’impuissance et d’incompréhension profondes qu’elle inflige ainsi au spectateur. Autant de thèmes qu’il a exposé dans deux excellents petits films aux titres évocateurs : The Rise and Fall of the TV Journalist et Oh Dearism (en deux parties).

“Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, donnant sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est pas un gourou.”

Ce style très particulier, qui ne fournit jamais de réponses définitives mais se contente plutôt d’établir des parallèles – parfois très osés, comme entre néoconservatisme et terrorisme islamiste dans The Power of Nightmares – a pour fonction de représenter le pouvoir sous toutes ses formes, et non uniquement sous la forme politique institutionnelle, et de visualiser la naissance d’idéologies. Repérer un positionnement politique clair et définitif chez Curtis est très difficile, lui-même se définissant comme “quelqu’un de sa génération”, c’est-à-dire globalement apolitique et aux opinions mouvantes sur divers sujets, tout en avouant une légère tendance libertarienne. Contrairement à Michael Moore par exemple, le journaliste rejette tout positionnement politique catégorique et estime que les utopies conduisent nécessairement à des dérives. Quant à son passé personnel, dans une famille de militants de gauche radicale, puis d’étudiant et, brièvement, d’enseignant en sciences humaines à Oxford, on ne peut en retenir qu’un puissant rejet du monde académique, de ses codes et de l’économisme de la gauche marxiste traditionnelle. D’autant plus de raisons de casser les codes classiques du documentaire socio-politique.

La vidéo parodique de Ben Woodhams.

Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, qui donne sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est donc pas un gourou. Sur un ton plus léger, le YouTubeur parodique Ben Woodhams a quant à lui qualifié le travail de Curtis de “televisual equivalent of a drunken late-night Wikipedia binge with pretensions to narrative coherence” s’adressant à 200.000 lecteurs du Guardian supposément capables de changer le monde à eux seuls. Pourtant, Curtis ne cherche pas à offrir une vision transcendante, absolue et définitive qui résoudrait à elle seule telle ou telle facette de l’incompréhensibilité de notre monde postmoderne. Au lieu de cela, son style “patchwork” propose une version, une façon de comprendre tel ou tel phénomène à travers une sélection peu commune de sources visuelles. En cela, chacun de ses documentaires permet une véritable pensée enrichissante, détonnant dans le concert audiovisuel prétendument “factuel” et “neutre” niant le caractère subjectif inhérent du journalisme. Un usage opportun des moyens fournis par le contribuable britannique dont nos chaînes publiques auraient beaucoup à apprendre.


Pour aller plus loin :

-Une des interviews permettant le mieux de connaître Adam Curtis :

https://www.filmcomment.com/blog/interview-adam-curtis/

-Un bon article du New York Times Magazine : https://www.nytimes.com/interactive/2016/10/30/magazine/adam-curtis-documentaries.html

-Son dernier film, HyperNormalisation, offre un aperçu très complet de l’ensemble du travail et des théories majeures de Curtis.

-Sa série de 4 épisodes The Century of the Self, produite en 1992, demeure une référence essentielle, parfois qualifiée de “Bible” par ses fans les plus inconditionnels.

Crédits photo:

https://parismatch.be/app/uploads/2017/05/HYperNormalisation-1100×715.jpg