Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

Au Royaume-Uni, l’arnaque de la privatisation de l’eau

Une station d’épuration vue du ciel. © Patrick Federi

En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.

Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989,  lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.

Investissements minimaux, profits maximaux

Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.

Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.

Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi. 

Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.

Thames Water noyée par ses dettes

Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.

Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat. 

La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.

La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables. 

Mettre fin au scandale

Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.

Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.

Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.

Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?

Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».

Pourquoi le monétarisme n’arrive pas à relancer l’économie : la réponse de Kaldor

©CHARLES WEISS

Né en 1908 en Hongrie, Nicholas Kaldor rejoint à la fin des années 1920 la London School of Economics. Il est dans un premier temps le disciple de Friedrich Hayek, avant de rejoindre, comme Joan Robinson, le Circus de John Maynard Keynes. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il est membre de la commission de William Beveridge, dont les rapports constitueront les bases de l’État Providence britannique à l’issue de la guerre, et se rapproche du parti travailliste. Il s’opposera vigoureusement aux « keynésiens de la synthèse » (notamment Robert Solow et Paul Samuelson) dans les années 1950 et 1960 avant de combattre les thèses monétaristes dans les années 1970 et 1980, et devient une des figures centrales de l’économie post-keynésienne, aux côtés de Joan Robinson et de Michal Kalecki. Nous présenterons ici une de ses contributions majeures, à savoir sa critique du monétarisme. L’actualité de cette contribution est criante compte tenu de la relative inefficacité des politiques monétaires dites « non-conventionnelles » mises en place par la Banque Centrale Européenne quelques années après la crise des subprimes.


À la suite des bouleversements des années 1970 – fin du système monétaire de Bretton Woods, chocs pétroliers et remise en cause du modèle de production fordiste – les théories keynésiennes semblent a priori incapables d’apporter des réponses aux nouveaux problèmes des économies occidentales. Le courant monétariste, dont la figure de proue est Milton Friedman, s’engouffre dans la brèche et séduit de plus en plus d’économistes et de dirigeants politiques en quête de solutions. Un des principes au cœur de la théorie monétariste consiste à concevoir l’inflation comme étant la conséquence d’une croissance excessive de la masse monétaire. L’inflation, qui est « partout et toujours un phénomène monétaire » (Friedman), doit être jugulée par le biais d’une baisse de l’offre de monnaie. De plus, les variations de la masse monétaire ne sauraient affecter les facteurs réels de la croissance : le progrès technique, la croissance de l’offre de travail ou bien encore le taux de formation du capital sont le fruit du libre jeu du marché dans une économie qui s’autorégule. La monnaie est « exogène », neutre, un « voile jeté sur les échanges ». Il s’agit donc d’une réactualisation de la très ancienne théorie quantitative de la monnaie.

Or, pour Nicholas Kaldor, cette conception du fonctionnement de l’économie est purement imaginaire. Cela le conduit à publier en 1982 Le Fléau du Monétarisme, un ouvrage ayant pour objet la remise en cause de la théorie monétariste. Selon lui, l’offre de monnaie est endogène : elle trouve son origine dans la demande de crédit des entreprises. La banque centrale ne pouvant refuser de refinancer les banques de second rang au risque de mettre en danger le système bancaire, l’offre de monnaie et la masse monétaire ne sont donc pas directement contrôlables. Dès lors, on comprend pourquoi les monétaristes ont prôné des politiques visant à réduire la demande de monnaie, via une hausse des taux d’intérêt. Mais, selon Kaldor, une telle mesure pour juguler l’inflation s’avère bien souvent inefficace, du moins tant que la demande de crédit n’est pas trop sensible au taux d’intérêt.[i]

Dès lors, comment expliquer l’inflation ? Pour Kaldor, les phénomènes inflationnistes des années 1970 sont avant tout dus à un renchérissement des coûts (matières premières, hausse des salaires, etc.). Et si la hausse des taux d’intérêt parvient parfois à juguler l’inflation, ce n’est pas parce qu’elle produit une baisse de la demande de monnaie, mais plutôt parce qu’elle engendre, via le canal du taux de change, une surévaluation monétaire sur le marché des changes qui rend instantanément les exportations moins rentables. Par conséquent, les entreprises du pays où les taux d’intérêt ont augmenté sont livrées à une féroce concurrence et se voient obligées de baisser au maximum leurs prix (en comprimant les salaires ou leurs marges) pour survivre. Les entreprises qui ne peuvent pas supporter le choc disparaissent, ce qui engendre du chômage et une récession. D’autre part, une augmentation des taux d’intérêt tend à « calmer » les revendications salariales, car les entreprises dans lesquelles elles surgissent ne peuvent plus se permettre de telles augmentations.

C’est précisément via cet enchaînement causal que Margaret Thatcher est parvenue à juguler l’inflation après son arrivée au pouvoir en 1979. La hausse des taux d’intérêt peut donc être efficace pour lutter contre l’inflation, mais ceci n’a rien à voir avec la masse monétaire. Nicholas Kaldor écrit ainsi[ii] :

« […] après l’explosion inattendue des prix et des salaires britanniques en 1980-1981, le monétarisme strict fut mis au placard… Á la place de Milton Friedman, le gouvernement s’est tourné vers une politique keynésienne inversée »

Exemple de keynésianisme inversé sous Thatcher
©Raphaël Ibgui

Si les politiques dites « non-conventionnelles » mises en œuvre par les Banques centrales après la crise économique de 2007-2008 ont eu une efficacité limitée, c’est précisément parce qu’elles n’intègrent pas le caractère endogène de la monnaie. Dès lors, un pan entier de la critique kaldorienne de la théorie monétariste reste, comme nous allons le voir, d’actualité.

La politique « d’assouplissement quantitatif » avait pour objectif de racheter certains actifs illiquides des banques privées (titres de créance publique ou titres adossés à des créances hypothécaires), ce qui permettait à celles-ci d’accroître leurs liquidités et leurs réserves. Ces dernières reconstituées, il devait logiquement en résulter une reprise des prêts bancaires et de l’investissement via une baisse des taux d’intérêt. L’activité économique aurait donc été stimulée.

“En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.”

Or, plutôt que d’utiliser ces réserves pour augmenter le nombre de prêts, les banques de second rang ont bien souvent préféré les placer auprès des banques centrales et être rémunérées pour cela, et ce malgré l’instauration d’une taxe sur les réserves comme ce fut le cas en Suisse. Dès lors, les politiques non-conventionnelles telles que l’assouplissement quantitatif ont généré une hausse de la base monétaire bien plus rapide que celle de la masse monétaire en circulation : les bilans des banques centrales ont augmenté bien plus rapidement que la croissance du PIB. A titre d’exemple, le bilan de la BCE est passé de près de 2200 Md€ en mars 2015, date du début de la politique d’assouplissement quantitatif, à 4600 Md€ mi 2018.

En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.  En effet, les réserves des banques de second rang n’étant pas la cause de l’accroissement des prêts, mais leur conséquence, les augmenter artificiellement via la politique d’assouplissement quantitatif n’est pas efficace si l’activité économique n’est pas stimulée simultanément.

Comme le laissait déjà entendre Keynes, la politique monétaire ne peut donc se substituer à la politique budgétaire. Elles sont complémentaires. En ne permettant pas le prêt direct aux États, et en interdisant le recours au déficit public pour stimuler l’économie, le cadre institutionnel de l’Union européenne constitue donc un obstacle à une reprise économique solide.


[i] En réalité, la hausse des taux d’intérêt engendre une hausse de la masse monétaire. Voir les explications dans cet article par en 1983 dans le Monde Diplomatique: https://www.monde-diplomatique.fr/1983/12/VERGARA/37736

[ii] Nicholas Kaldor, The Economic Consequences of Mrs. Thatcher , Duckworth, Londres, 1983.

Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

https://www.flickr.com/photos/amerune/3955909103
©Maureen

« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.


C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.

Des réformes dans la lignée du New Public Management

Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.

Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.

Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.

Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.

“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”

Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».

Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.

Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.

Tour d’horizon des propositions

Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.

Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.

“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”

Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».

Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.

Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».

La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».

“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””

Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.

Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.

Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”

Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».

La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.

“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”

Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.

Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.

Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.

Rien de nouveau sous le soleil européen

Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.

“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”

À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.

 

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Droit du travail : le macronisme est un thatcherisme

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Le 17 avril dernier, lors de son discours de Bercy, Emmanuel Macron renvoyait François Fillon et Jean-Luc Mélenchon —« Thatcher et Trostky »— dos à dos. Moins fanatique, en apparence, que l’ultra-libéral Fillon, le candidat marcheur se tenait alors à bonne distance du spectre de la Dame de fer. Pourtant, de la loi El Khomri, dont il fut l’un des penseurs, aux ordonnances Pénicaud qui parachèvent la déréglementation du droit du travail français, le Président Macron semble marcher dans les pas de l’ancienne première ministre anglaise. La comparaison, toutefois, ne saurait être effectuée à la légère. Il s’agit ici de montrer en quoi, chacun à leur manière, Thatcher et Macron ont entrepris de rompre avec les fondements du syndicalisme des deux côtés de la Manche.

Au delà de l’anathème politique, la comparaison entre Emmanuel Macron et Margaret Thatcher se justifie si l’on prête attention à la longue durée des histoires syndicales anglaise et française depuis le début du XXème siècle. Alors que le trade-unionisme britannique a compensé le manque de réglementation du travail anglais par sa forte représentativité au niveau des entreprises, le syndicalisme français, lui, a pu contourner l’exigence du syndicalisme de masse grâce au Code du Travail et au système des conventions collectives mis en place par la République sociale. Malgré ces histoires nationales divergentes, Thatcher dans les années 1980, et Macron à l’heure actuelle, peuvent être rapprochés par leur volonté de rompre avec les traditions et les normes qui ont permis au syndicalisme de s’implanter dans leur pays respectif. Sabotage des capacités d’actions et de recrutement des syndicats anglais pour Thatcher, subversion des conventions collectives et inversion de la hiérarchie des normes pour Macron : à trente ans d’intervalle, des deux côtés de la Manche, la révolution conservatrice prend des chemins différents pour arriver à la même fin —la neutralisation du Travail dans son rapport de force au Capital.

En somme, le rôle historique joué par Margaret Thatcher dans la destruction des bases sur lesquelles reposait le syndicalisme anglais est en train d’être reproduit par Emmanuel Macron dans le contexte français.

Le cas anglais : la destruction des traditions syndicales

Pour l’essentiel, le syndicalisme britannique s’est développé à l’écart des lois et des réglementations. Conformément à la tradition anglaise qui privilégie la Common law (la jurisprudence) plutôt que la loi votée au Parlement, il n’existe pas, à proprement parler de « droit de grève » ni de « droit syndical », en Grande-Bretagne. Selon, le Trade Dispute Act de 1906, le débrayage et l’organisation des salariés sur le lieu de travail sont seulement “immunisés” de la jurisprudence qui jusque-là les condamnait au titre de « conspirations » (conspiracy) contre l’ordre social. Traditionnellement, et hormis quelques exceptions (surtout récentes), l’encadrement par la loi du syndicalisme et des conflits du travail n’existe donc pas en Angleterre. Seul un ensemble de pratiques demeurent tolérées par l’Etat et la justice, qui le plus souvent se tiennent à distance des contentieux opposant salariés et patrons.

Par ailleurs, en l’absence de loi et de code, le résultat des négociations entre le Travail et le Capital n’ont pas la même signification des deux côtés de la Manche. Alors qu’en France les négociations prennent la forme d’accords ou de « conventions collectives » qui s’imposent, selon la hiérarchie des normes, au contrat de travail individuel, les « collective bargains » anglais concluent un accord dont l’application ne dépend pas du droit mais seulement de la bonne volonté des parties engagées. Autrement dit, alors que la loi française garantit l’application systématique des négociations, seul le rapport de force permet aux salariés britanniques de faire respecter un accord passé avec le patronat.

Au cours du XXème siècle, l’unique moyen dont disposaient les syndicats britanniques pour faire respecter les accords collectifs consistait donc dans leur capacité à mener le rapport de force entreprise par entreprise et secteur d’activité par secteur d’activité. Cette stratégie fut d’abord facilitée par l’autorisation des conventions d’exclusivité syndicale (« closed shop ») dans le Trade Dispute Act de 1906. Ces dernières permettaient aux syndicats de contrôler l’embauche, en exigeant, lors d’une négociation, que l’entreprise (ou le secteur d’activité) n’emploie que des travailleurs syndiqués. Parce qu’il assurait  le rapport de force avec le patronat au cours du temps et sur des secteurs d’activité entiers, le système des closed shops devint rapidement la clef de voute du trade-unionisme anglais.

Par ailleurs, la capacité des syndicats britanniques à assurer une protection aux entreprises les moins organisées fut renforcée, en 1919 et en 1945 avec la création des Industrial Councils (« conseils industriels ») et des Wage councils (« conseils salariaux »). Ces derniers regroupaient des représentants des syndicats et du patronat afin de négocier les salaires et les conditions de travail à l’échelle de la branche industrielle. Encore une fois, aucun accord passé dans les Councils n’avaient valeur légale ni règlementaire, mais la capacité des syndicats à avoir imposé des closed shops dans quelques entreprises clefs d’un secteur d’activité pouvait permettre de maintenir le rapport de force sur toute la branche et ainsi assurer l’application de l’accord.

Mineurs britanniques face à la police en 1984

C’est à la destruction de cet équilibre entre la non régulation du travail et la force des syndicats que Thatcher et son successeur John Major œuvrèrent de 1979 à 1997. Rompant avec la tradition non-interventionniste de l’Etat britanniques en matière de droit social, les conservateurs anglais s’en prirent directement aux traditions séculaires sur lesquelles reposaient la capacité d’action du trade-unionisme. En 1982, toutes les grèves politiques et/ou de solidarité entre entreprises furent interdites, renvoyées au statut de « conspiration » prévue par la jurisprudence du dix-neuvième siècle. Privés de la capacité légale de déclencher une grève générale, les syndicats anglais ne purent se liguer derrière les mineurs lors du mouvement social de 1984, ce qui favorisa la victoire de Thatcher. Toutefois, la rupture avec l’histoire sociale britannique ne s’arrêta pas là. Les closed shops, d’abord soumis à référendum dans tous les secteurs où ils étaient en application, furent finalement abolis en 1990. De même, les Wage Councils furent progressivement supprimés entre 1982 et 1992. Démunis des outils traditionnels qui jusque-là leur avaient permis de tenir tête au patronat malgré le système libéral anglais, les syndicats d’outre-manche ne se sont jamais relevés de la période Thatchérienne et ont perdu l’essentiel de leur capacité de lutte et de négociation.

Le pourcentage de salariés couverts par des accords collectifs (en bleu) et la hausse des inégalités (en noir) en Angleterre de 1960 à 2010.

 

                        Le cas français : la destruction de la République sociale

 

A l’inverse de la tradition sociale anglaise, en France, les conflits et les négociations entre le travail et le capital ont toujours été précisément encadrés par la loi. Du droit de grève en 1864 à la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats en 1884 et du Code du Travail au préambule de la Constitution de 1946 qui garantit la participation du travailleur « à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le droit français a toujours énoncé clairement quelles étaient les prérogatives syndicales —loin du système anglais où « l’immunité » syndicale face à la jurisprudence est toujours menacée.

Les lois de 1919 et de 1936 sur les « conventions collectives » assurent le statut légal des négociations entre employeurs et employés au niveau de la branche industrielle. Ces dernières peuvent entrer dans le marbre du Code du Travail et l’adapter aux exigences propres à chaque secteur d’activités. Contrairement au système anglais, où l’application pérenne des « collective bargains » dépend de la capacité des syndicats à maintenir un rapport de force durable, le droit français garantit donc l’application automatique des conventions collectives à l’ensemble de la branche en vertu de la hiérarchie des normes (selon laquelle la loi s’impose aux conventions collectives qui s’imposent aux accords et aux règlements intérieurs des entreprises). L’importance des conventions collectives est encore renforcée, depuis 1936, par la possibilité pour le Ministère du Travail d’élargir certaines conventions aux secteurs d’activités dépourvus d’instances représentatives —facilitant le travail des syndicats français dont l’action peut indirectement bénéficier à des entreprises et à des branches inorganisées. Enfin, face au risque que la loi patronale s’impose un jour au sein de l’Etat, le « principe de faveur » dispose, depuis le Front Populaire, que la convention et l’accord collectif de travail peuvent déroger aux lois et aux règlements en vigueur s’ils comportent des « dispositions plus favorables aux salariés » (article L. 2251-1 du Code du Travail).

 

Dessin représentant les Accords de Matignon du 7 juin 1936 qui élargirent l’application des conventions collectives et inaugurèrent le “principe de faveur”.

Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la richesse du droit du travail français, affûté au cours des luttes du XXème siècle, rendait inutile le recours à une syndicalisation massive dans toutes les entreprises et tous les territoires. C’est donc logiquement que les closed shops n’ont jamais constitué un objet de revendication en France puisque que le rapport de force dans l’entreprise n’avait pas à être maintenu une fois la convention collective obtenue. Les closed shops ne sont nécessaires que dans le système anglais où un accord collectif n’est assuré d’entrer en vigueur  qu’à la seule condition que les syndicats soient en mesure de le faire appliquer.

Grâce aux garanties offertes par la République sociale, le syndicalisme français ne fut donc jamais un syndicalisme de masse sur le modèle anglo-saxon. Cela n’est pas dû, comme on l’entend souvent, à la prétendue « radicalité » du mouvement ouvrier français, mais bien plutôt au Code du Travail et à son ajustement par les conventions collectives qui facilitent l’application et l’extension des négociations entre employeurs et employés dans l’espace et dans le temps. Dépourvu d’une base massive articulée autour des closed shops, le syndicalisme français se retrouverait donc en très mauvaise posture si le système des conventions collectives, basé sur la hiérarchie des normes, se voyait mis à mal.

Or, quel est l’objet de la Loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud sinon l’inversion de la hiérarchie des normes et la destruction du droit du travail à la française ? Déjà considérablement affaiblie par la loi Fillon de 2004 (grâce à laquelle certaines entreprises peuvent déroger, sous certaines conditions, aux conventions collectives) et la Loi El Khomri de 2016 (qui permet à l’employeur de déroger au “principe de faveur” et à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche en matière de temps de travail), la hiérarchie des normes est en passe d’être annulée par les ordonnances Pénicaud. Selon l’article 2 de la nouvelle Loi travail, l’accord d’entreprise pourra désormais remplacer l’accord de branche, et l’accord de branche pourra désormais remplacer la loi en ce qui concerne les caractéristiques du CDD. Une telle rupture avec l’histoire du droit social français laissera indubitablement les syndicats sur le carreau. D’ailleurs, c’est sans surprise que les ordonnances autorisent les TPE à s’accorder directement avec un salarié non élu. Jusqu’à présent, les salariés d’une TPE ou d’une PME membres d’une branche où l’activité syndicale était forte n’avaient pas besoin de s’organiser pour bénéficier de conventions collectives favorables. Avec la Loi Pénicaud, ce temps est révolu et des milliers de salariés employés dans les TPE-PME risquent de plonger dans la précarité au bon vouloir de leur patron.

 

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Au final, un trade-union anglais sans closed shop est comme un syndicat français sans hiérarchie des normes ni principe de faveur : c’est-à-dire une organisation incapable de protéger le grand nombre des salariés face à la voracité du capital. A l’instar de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron est est en train de détruire les capacités de résistance mises en place par l’Etat et les organisations salariales depuis le début du XXème siècle. Sur les pas des mineurs anglais, les travailleurs français doivent tout donner dans la lutte s’ils veulent préserver leur droit à des protections élémentaires face à leur employeur. Pour eux, les grévistes français ont un adversaire de plus petite taille que la Dame de fer. Si le Macronisme veut jouer le même rôle en France que le Thatcherisme a joué en Angleterre, Macron n’est toutefois pas Thatcher. Jupiter a peut-être l’arrogance de Maggy, mais il n’a ni la popularité ni l’assurance souverainiste de celle qui ruait dans les brancards européens au grand plaisir de ses électeurs. Si la France gronde, notre Badinguet de perlimpimpim aura bien du mal à trouver sa majorité silencieuse et ses briseurs de grève.

 

 

Crédit photos

  • Montage par ©GuillaumeTC / https://twitter.com/guillaumetc
  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/accords_Matignon/132258
  • https://roarmag.org/2016/03/06/on-this-day-in-1984-start-of-year-long-u-miners-strike
  • http://classonline.org.uk/blog/item/the-role-of-trade-unions-in-challenging-inequality
  • http://www.midilibre.fr/2016/03/09/manifestations-greve-dans-les-transports-suivez-notre-direct,1297094.php
  • http://www.express.co.uk/news/world/806352/Fran-ois-Ruffin-dubs-Emmanuel-Macron-a-baby-faced-Thatcherite-France-knees